Dans le Dictionnaire Rimbaud des Classiques Garnier paru vers 2021, la notice au sujet du poème "Roman" a été confiée à Christophe Bataillé qui est, selon moi, celui qui, justement, a publié l'étude de référence sur le poème en question. Elle avait été l'une des premières publications de Bataillé et peut toujours prétendre être demeurée sa meilleure prestation. De mémoire, son article avait deux qualités particulières. Premièrement, il identifiait le cadre de la ville de Douai au sein du poème en relevant l'allusion semi-implicite à l'activité brassicole :
Le vent chargé de bruits, - la ville n'est pas loin, -A des parfums de vigne, et des parfums de bière...
Deuxièmement, il soulignait que le vers qui lance (vers 1) et presque clôt (vers 31) le poème : "On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans[,]" est sans doute interprété à contre-sens par le public puisqu'on attribue à ce vers en général un esprit d'autodérision, quand Bataillé reconnaît la formule toute faite de l'adulte qui juge la jeunesse.
Toutefois, avec Rimbaud, il est délicat d'identifier les registres, le point de vue défendu, etc. Des débats interminables jalonnent les études rimbaldiennes : "Il faut être absolument moderne", "le dormeur" qui est mort ou qui se régénère dans le soleil, le salut à la beauté, la chute au bas du bois avec l'aube, et même le don des étrennes. Ceci dit, ma lecture rejoignait spontanément celle défendue par Bataillé. Je n'identifiais pas dans le poème une autodérision complaisante. Je ne voyais pas le poète se reprocher à lui-même le comportement du poète décrit dont rappeler qu'on dit de lui qu'il a "mauvais goût" et dont les sonnets suscitent plutôt le rire que l'admiration chez celle qui les inspire.
La lecture traditionnelle n'arrivait pas à s'imposer à moi, et j'étais assez heureux de rencontrer donc le son de cloche particulier de l'article de Bataillé qui s'était emparé du cliché de sagesse des vieux identifiable dans le célèbre et apparent slogan : "On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans." Ce vers était censé illustrer le plaisir de l'insouciance, alors qu'il formulait un mépris bougon. Le "On" était transformé en "je" qui communie avec le monde, alors que c'était peut-être plutôt le "on" impersonnel de la sentence.
Ma lecture va dans le sens des deux éléments soulignés plus haut, puisque, à la lecture des biographies de Rimbaud, je me suis rendu compte que quand Rimbaud composait ce poème il était délaissé par le poète Paul Demeny qui courtisait une jeune fille qui elle avait précisément les dix-sept ans du poème. Et le sel de l'histoire, c'est qu'au moment où Rimbaud compose ce poème, Paul Demeny a mis enceinte cette jeune fille, ce qui va précipiter un mariage auquel se réfère d'ailleurs Rimbaud lui-même quand il parle du motif de la "sœur de charité" dans sa lettre du 17 avril 1871.
Demeny pourrait être la source d'inspiration du mauvais poète mis en scène dans "Roman", avec une réduction ironique au carré en le ramenant aux dix-sept ans de la jeune fille courtisée. Et Rimbaud a composé le poème "Les Sœurs de charité" en juin 1871, c'est-à-dire au moment de la naissance de l'enfant de Paul Demeny et au moment de sa dernière lettre connue à celui-ci, la lettre du 10 juin 1871 qui contient notamment "Les Poètes de sept ans".
Je vois des liens profonds et méconnus dans tout cela qui relient la composition de "Roman" à celle des "Sœurs de charité". Et je ne saurais m'arrêter en si bon chemin.
Le poème "Roman", daté sur le manuscrit du 29 septembre 1870 est d'un peu plus d'un mois postérieur au poème "Ce qui retient Nina" qui, remanié, devient "Les Reparties de Nina" dans le dossier remis à Demeny, et ce mode de quatrain donnera "Mes Petites amoureuses" dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871. Et "Roman" est aussi de peu antérieur aux sept sonnets dits du "cycle belge" parmi lesquels figurent "Rêvé pour l'hiver", "Au Cabaret-vert", "La Maline" et "Ma Bohême".
Je vois des liens tout aussi profonds entre ces compositions.
Et j'allonge cette série par le rappel des trois poèmes envoyés à Banville dans une lettre du 24 mai 1870 : "Par les beaux soirs d'été...", "Credo in unam" et "Ophélie".
Et le lien entre "Roman" et la lettre à Banville du 24 mai pourrait contredire mes choix d'interprétation mentionnés plus haut, puisque dans la lettre à Banville Rimbaud prétend qu'il a "dix-sept ans", ce qui revient à dire que si Rimbaud avait envoyé à Banville le poème "Roman" nous aurions eu ce qu'on peut appeler une conformité d'âge littéraire entre la lettre du 24 mai et le nouveau poème "Roman". Le vers 1 de "Roman" : "On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans", entre clairement en résonance avec le début de la première lettre à Banville : "Nous sommes aux mois d'amour ; j'ai dix-sept ans. L'âge des espérances et des chimères, comme on dit [...]". Tout y est, l'influence sur les croyances des mois printaniers, le tour impersonnel du "on" dans une formule proverbiale : "comme on dit", les "dix-sept ans", le manque de sérieux des "chimères". Les comparaisons ne s'arrêtent pas là. Dans sa lettre, Rimbaud dit qu'il aime en Banville, "bien naïvement, un descendant de Ronsard", ce qui est à rapprocher de la jeune fille qui s'amuse du jeune qu'elle trouve "immensément naïf". Il faut y ajouter la série de mentions affectées à partir de l'adjectif "bon" : "bonnes croyances", "le bon éditeur", "tous les bons Parnassiens". Le jeu d'équivoque grammaticale du vers 5 de "Roman" s'avère la reprise de cette petite accentuation peu anodine :
Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !
J'ai déjà signalé que le premier hémistiche de l'alexandrin que je viens de citer était repris à un second hémistiche d'un poème des Intimités de François Coppée, sachant que plusieurs autres réécritures des premiers recueils de François Coppée ont déjà été identifiées par divers rimbaldiens dans les poèmes de l'année 1870. Il convient de citer intégralement le poème IX des Intimités dans la mesure où il offre un contraste saisissant avec ce qu'on croit savoir de la fadeur de Coppée, de la légèreté du poème "Roman" de Rimbaud, tout en contenant des éléments de comparaison avec "Vénus anadyomène" :
A Paris, en été, les soirs sont étouffants.
Et moi, noir promeneur qu'évitent les enfants,
Qui fuis la joie et fais, en flânant, bien des lieues,
Je m'en vais, ces jours-là, vers les tristes banlieues.
Je prends quelque ruelle où pousse le gazon
Et dont un mur tournant est le seul horizon.
Je me plais dans ces lieux déserts où le pied sonne,
Où je suis presque sûr de ne croiser personne.
Au-dessus des enclos les tilleuls sentent bon ;
Et sur le plâtre frais sont écrits au charbon
Les noms entrelacés de Victoire et d'Eugène ;
Populaire et naïf monument, que ne gêne
Pas du tout le croquis odieux qu'à côté
A tracé gauchement, d'un fusain effronté,
En passant après eux, la débauche impubère.
Et quand s'allume au loin le premier réverbère,
Je gagne la grand'rue, où je puis encor voir,
Des boutiquiers prenant le frais sur le trottoir,
Tandis que, pour montrer un peu ses formes grasses,
Avec leur prétendu leur fille joue aux grâces.
Les points de comparaison sont nombreux avec "Roman" : "les soirs" contre "Un beau soir" et ""Ce soir-là", la périphrase "noir promeneur qu'évitent les enfants" est quelque peu inversée avec le jeune de dix-sept ans qui fuit les cafés tapageurs". Le jeune est le promeneur et il ne vise pas la tristesse méditative. L'écho rimique à l'hémistiche entre les deux poèmes "promeneur" et "tapageurs" est peut-être lié à la genèse de la création rimbaldienne, du coup ! Le motif du "réverbère" est commun aux deux poèmes. Nous avons dans les deux cas des idées de mariage de convenance : "prétendu de la "fille" des "boutiquiers" contre la fille du père au "faux-col effrayant" qui daigne écrire à son amant. Nous retrouvons dans les deux cas le basculement de l'amour naïf à des émotions plus triviales. Chez Coppée, nous avons une succession d'un dessin obscène et d'une pose vulgaire de séduction pour la fille de boutiquiers. Chez Rimbaud, nous avons le reproche des amis, celui de "mauvais goût", puis la fuite de celui qui ne veut rien assumer : "vous rentrez aux cafés éclatants", à moins que vous ne lisiez ce retour comme le contentement de l'amoureux.
L'hémistiche "Les tilleuls sentent bon" est la pièce maîtresse du rapprochement et accompagne une symétrie de déplacement du promeneur : banlieues de Paris contre le lieu de promenade à proximité d'une ville non nommée. Mais, si vous prenez la peine de lire le poème suivant X des Intimités vous découvrez une source à la suite du second quatrain de "Roman". Après les "tilleuls", l'idée du "vent chargé de bruits" vient aussi de ce mince recueil de Coppée :
Au loin, dans la lueur blême du crépuscule,L'amphithéâtre noir des collines recule,Et, tout au fond du val profond et solennel,Paris pousse à mes pieds son soupir éternel.Le sombre azur du ciel s'épaissit. Je commenceA distinguer des bruits dans ce murmure immense,Et je puis, écoutant, rêveur et plein d'émoi,Le vent du soir froissant les herbes près de moi,Et, parmi les chaos des ombres débordantes,Le sifflet douloureux des machines stridentes,[...]Voir la nuit qui s'étoile et Paris qui s'allume.
La parenthèse de Rimbaud : "- la ville n'est pas loin, -" est un raccourci d'inspiration tirée de ce passage que nous venons de citer de François Coppée.
Même si cela se dilue, d'autres éléments sont à rapprocher. Le poème X parle du "pays bleu" dont rêve l'âme. Nous savons que l'hémistiche "par les beaux soirs d'été" présent chez plusieurs poètes apparaît dans le premier recueil Le Reliquaire de Coppée et que l'amélioration "Par les soirs bleus d'été" s'inspire d'un vers d'Albert Mérat, mais cette mention de "pays bleu" pour l'âme donne du sens à la variante de Rimbaud. Le poème XI cite des lectures favorites pour les femmes : Sainte-Beuve, Musset et Baudelaire, et les poèmes XI et XII montrent le poète qui s'énerve du mépris du public en train d'être consolé par la femme, ce qui contraste avec l'expression de Rimbaud : "Vos sonnets La font rire". Et après un emploi au pluriel "adorés" pour parler des poètes au poème XII, nous avons l'emploi nominal "l'adorée" au poème XV :
J'imagine déjà la saveur indicibleDu livre qu'on ferait près du foyer paisible,Tandis qu'une adorée, aux cheveux blonds ou noirs,Promènerait les flots neigeux de ses peignoirsPar la chambre à coucher étroite et familière,Pour allumer la lampe et remplir la théière.
Ce poème XV offre la reprise en boucle de l'idée de naïveté de son premier vers : "Au fond, je suis resté naïf [...]" à sa phrase finale : "Les naïves blancheurs [...]". Et comme vous aurez remarqué que les poèmes que je cite ne sont pas sans ressemblances en idée avec les contributions zutiques de Rimbaud, signalons que le poème XV fournit une source à un dizain ultérieur de Rimbaud : "Timides sous les yeux ardents des connaisseurs," tandis que le vers 3 exhibe le mot "chimère" à la rime. Le poème XVI offre au troisième vers une mention frappante pour nous qui méditions "Roman" du mot "chiffon" :
L'autre soir, en parlant à cette jeune filleD'un rien, du chiffon que brodait son aiguille,Du ruban que parmi ses nattes elle avait,Vain prétexte pour mieux admirer le duvetDes petits cheveux blonds frisant près de l'oreille[...]
Le "chiffon" est un attribut de la séduction féminine dans les deux poèmes. Coppée exhibe un rejet à l'entrevers qui souligne avec dérision la valeur de ce chiffon, "D'un rien", et Rimbaud joue avec cette idée de rien en en faisant un point indistinct à l'horizon qui n'en est pas moins un infini :
- Voilà qu'on aperçoit un tout petit chiffonD'azur sombre, encadré d'une petite branche,Piqué d'une mauvaise étoile, qui se fondAvec de doux frissons, petite et toute blanche...
Rimbaud a abusé des répétitions simples : "petit", "tout"."toute". L'adjectif "petits" au pluriel figure dans notre citation ci-dessus de Coppée, lequel affectionne aussi l'adjectif "doux" et l'adjectif "bon". Et le poème XVI est le dernier du recueil Intimités, et il faut ici insister sur le petit récit que constitue ce poème. Dans "Roman", le poète "un soir" se rend à la promenade et s'éprend d'une femme, mais celle-ci lui écrit et sans que rien ne soit expliqué clairement au lecteur nous apprenons moins la suite et éventuellement fin de l'idylle que le retour du jeune de dix-sept ans aux cafés dont il disait avoir assez. Nous sommes parmi les lecteurs qui considèrent qu'entre les lignes l'adorée a voulu bourgeoisement normaliser la relation avec épousailles et mariage à la clef, puisque père au "faux-col effrayant" il y a derrière.
Dans le poème XVI des Intimités, le poète décrit une soirée où il a eu un "rêve fou", il a vu la jeune fille comme une "blanche épouse" à son bras, imaginant déjà le "frais intérieur" et un "enfant rieur". C'est la suite qui est intéressante pour nous, l'illusion a duré peu de temps et le poète se reproche ensuite un "bon rêve" en s'appliquant à guérir de cette rechute dans la fièvre d'amour :
Et cette impression qu'elle m'avait donnéeDura le lendemain toute la matinée,Si bien que j'espérais presque un amour naissant.Le bon rêve ! j'étais comme un convalescent[...]Il songe au tout prochain retour des hirondelles.
Revenons à présent au poème de Rimbaud. Le poète ne parle pas en son nom. Le vouvoiement fait tenir le rôle de l'amoureux de dix-sept ans au lecteur, Paul Demeny étant en principe le premier d'entre eux au plan du manuscrit unique qui nous est parvenu.
Vous êtes amoureux. [...]
L'avant-dernier quatrain est un condensé d'ironie : "Vous êtes amoureux", répété d'un vers à l'autre, la formule : "Loué jusqu'au mois d'août", l'expression qui met de la distance : "l'adorée", et puis cette cascade de remarques un peu acides tout de même : "Vos sonnets La font rire", "vous êtes mauvais goût", "a daigné vous écrire".
La lecture du quatrain final est assez libre. Le jeune de dix-sept ans, une fois qu'il a une femme concrète à aimer, renonce à la promenade et retourne aux cafés... où sont les amis, mais alors il y a un changement d'humeur à tout le moins, ou bien le jeune a fui la demande écrite de l'adorée qui était trop sérieuse.
Le poème "Roman" est composé de quatre parties numérotées, quatre fois deux quatrains de rimes croisées. La partie III est le chef-d’œuvre de l'ensemble.
Le cœur fou Robinsonne à travers les romans,- Lorsque, dans la clarté d'un pâle réverbère,Passe une demoiselle aux petits airs charmants,Sous l'ombre du faux-col effrayant de son père...Et, comme elle vous trouve immensément naïf,Tout en faisant trotter ses petites bottines,Elle se tourne, alerte, et d'un mouvement vif...- Sur vos lèvres alors meurent les cavatines...
Pour le chercheur rimbaldien, les mots "Robinsonne" et "cavatines" sont des marqueurs essentiels : où Rimbaud les a-t-il rencontrés pour songer ensuite à s'en servir ici ? Il y a deux modèles littéraires à dénicher. Mais ce n'est pas ce qui va nous retenir ici. Nous parlerons plus tard de l'occurrence du nom "romans" à la rime. Ce que nous voulons signaler à l'attention, c'est la performance esthétique de ces vers. Notez que "petits airs charmants" coïncide avec la structure du groupe nominal de Coppée relevé plus haut : "petits cheveux blonds". Cependant, les ressources d'écriture personnelles de Rimbaud prennent ici une dimension admirable que n'a pas manqué de souligner Jean-François Laurent dans sa "Note" au poème dans l'édition du centenaire "Oeuvre-Vie" dirigée par Alain Borer (Arléa, 1991). Le commentaire est succinct, mais voici ce qu'écrit Laurent au sujet des vers 22-23 du poème : "les allitérations et le rythme suggestif classent ces vers parmi les plus réussis du poème." Laurent souligne l'allitération en [t] : "Tout en faisant trotter ses petites bottines, / Elle se tourne, alerte," et il souligne aussi l'ampleur du rythme dans l'hémistiche en suspens : "et d'un mouvement vif..." Je trouve que Laurent est assez réducteur à s'en limiter aux vers 22-23 et aux effets prosodiques. C'est une scène sur un ensemble de sept vers qui est ici admirable. On a droit à une image de lumière faible qui fait contrepoint aux éléments de la partie II : "la clarté d'un pâle réverbère", puis un balancement contrasté divin entre la charmante demoiselle qui passe et le "faux-col effrayant" du père résumé à cet attribut vestimentaire que souligne déjà de superbes allitérations mêlées en "r", en "s" et en "f" : "Sous l'ombre du col effrayant de son père", les voyelles nasales et l'encadrement du "è" dans le second hémistiche renforçant tout leur impact. Quant au rythme, Laurent ne devrait pas dissocier le vers 21 du second hémistiche du vers 23 : "Et, comme elle vous trouve immensément naïf," / "et d'un mouvement vif," car le rythme des vers 22 et 23 est clairement solidaire du vers 21 comme le montre assez la rime en "-if" et l'écho de terminaisons de mots en "-ment" : "immensément" adverbe et "mouvement" nom, ainsi que la reprise du "et".
Et il est dommage de se priver du dernier vers du quatrain qui donne tout son prix à la suspensions du vers 23. La rime "bottines"/"cavatines" a son prix.
Ce sont les sept vers les plus prodigieux de l'ensemble du poème, même s'il y a d'autres temps forts et traits de génie.
Pour moi, la scène décrite n'est pas compatible avec l'idée d'un poème d'autodérision. Et c'est pourtant le centre même de la composition.
En 1991, Laurent soulignait déjà que tout cela n'était pas "dénué d'un regard critique". Le lecteur était "interpellé" par un "On" puis par les "Vous". Le critique relevait que l'amoureux s'essayait sans grand succès à jouer au poète. Et il remarquait qu'il y avait une idée de pression sociale du père, des amis, qui perturbait "l'entreprise amoureuse". Cependant, en confrontant les lectures habituelles qui étaient faites du poème, Laurent demeurait dans l'idée d'une pièce représentative idéalement de toute expression d'amour adolescent. Il y voyait une note juste :
A la fois récit et réflexion sur ce récit, Roman offre une image possible de tout amour adolescent.[...]Pour certains commentateurs, le poème manquerait de sincérité et de profondeur. Nous avouons à l'inverse trouver dans cette peinture des premiers émois, avec leurs joies et leurs difficultés, l'expression, brillamment versifiée, de la sensibilité et de la pudeur adolescentes.
Le problème, c'est que le poème contient des non-dits comme l'admet Laurent et du coup il devient un peu délicat de prétendre identifier les "joies" et les "difficultés", "la sensibilité" et "la pudeur" du personnage convoqué.
Dans l'optique de Laurent, il y a une description fine des sentiments adolescents même s'il y a une distance critique qui est prise et le critique pense s'opposer à des lecteurs qui trouvent l'exposé assez artificiel, assez bouffon pour le dire autrement. Or, avec son article paru en 2000 dans la revue Parade sauvage, Christophe Bataillé soulignait que la distance critique virait au satirique et que le côté bouffonnant était un persiflage d'une attitude dont le poète ne voulait probablement pas pour lui-même. Avec la diérèse qui fait lire de manière ardennaise l'adjectif "sérillieux", le vers : "On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans[,]" était l'expression d'une sagesse des nations répercutée par les adultes et que quelque part le jeune de dix-sept ans intériorisait en soumission à ce cadre moral. Les adultes consentent à ce que jeunesse de passe, le jeune de dix-sept ans est moins un rebelle que quelqu'un qui profite d'une étape de la vie où l'insouciance lui est autorisée.
Maintenant, tout l'enjeu est de lire le poème "Roman" en départageant les plans d'analyse. D'un côté, il est certain que Rimbaud se projette pour partie dans son personnage de dix-sept ans qui écrit des vers et qui est frivolement en émoi amoureux. De l'autre, il y a une charge satirique qui tord le cou à l'idée d'un autoportrait.
Rimbaud revendiquait la jeunesse comme printemps de la vie dans sa lettre à Banville quelques mois auparavant et il se donnait précisément "dix-sept ans" comme âge littéraire. Il est d'autres récits amoureux dans les poèmes de 1870, certains mettant en scène le "je" du poète : "Comédie en trois baisers", "A la Musique", "Rêvé pour l'hiver", "Au Cabaret-vert", "La Maline". Le poème "Credo in unam" peut d'évidence rejoindre cet ensemble et "Ophélie" dans sa transposition au féminin. Aucun de ces poèmes n'est satirique comme l'est le morceau intitulé "Roman". En revanche, le poème "Ce qui retient Nina" qui lui est nettement satirique met à distance le "Je" qui s'exprime par une didascalie initiale "Lui". Je n'est pas moi, nous dit l'autre. Et puis il ne faut pas oublier Un cœur sous une soutane et les poésies naïves et sensuelles du séminariste Léonard. On peut spéculer sur l'effet de la réponse de Banville à la lettre du 24 mai 1870. Notons que "Ce qui retient Nina", composition d'un mois antérieur à "Roman", s'inspire de la préface de Glatigny, disciple de Banville, à la réédition de trois de ses œuvres par l'éditeur Lemerre cette année 1870 même. Glatigny taxe ses premiers recueils de poésies de jeunesse qu'il ne saurait refaire ayant atteint la maturité d'un adulte. Et cela suppose d'opposer le Fortunio jeune de Musset au Fortunio bourgeois positif d'Offenbach.
Evidemment, Rimbaud ne prend pas la parole pour s'identifier à un bourgeois positif d'âge mûr. Et j'insiste sur ce point dans mon article. Je parlais de la difficulté d'identifier l'ironie, la distance critique du poète quand il s'énonce en vers. Parle-t-il en son nom ou non ? Que sous-entend-il ? Ces problèmes de compréhension se posent sans arrêt dans le cas de Rimbaud, dans la mesure où il n'expose pas de manière rhétorique univoque la thèse qu'il défend, dans la mesure aussi où ses poèmes ne sont pas des développements personnels sur des cadres obligés. Je soulignais tout à l'heure comment un poème de Coppée peut être une source pour "Roman" alors que les intentions sont divergentes, et je dis bien divergentes et non contraires.
Revenons donc aux éléments qui permettent de cerner les filiations.
Les recueils de Glatigny sont intéressants à interroger, il y figure un rondeau notamment avec la mention "bottine(s)" à la rime. Mais il est temps d'en venir à la mention "romans"à la rime au vers 17, qui a un statut médian inévitable dans une composition en 32 alexandrins.
Rimbaud développe une idée qui traverse tout le siècle. Dans Madame Bovary, Flaubert reprenait un cliché qui figurait déjà dans Indiana de George Sand et dans bien d'autres romans encore, un thème donquichottesque de la femme qui rêve l'amour à partir de ses lectures de romans.
Je n'ai pas effectué de recherches sur la forme verbale "Robinsonne", je sais que des solutions ont été proposées, notamment des sources possibles qui ont été exhibées par Alain Chevrier. Je n'ai pas effectué de recherches non plus du côté des "cavatines". En revanche, j'ai du solide au sujet de la mention "Roman" en tant que titre du poème. Il va de soi que le titre du poème signifie que farci de lectures qui l'ont rendu niais le jeune homme vit ce qui lui arrive d'insignifiant comme un roman, et il va de soi que la brièveté du poème souligne avec ironie la minceur romanesque de l'aventure.
Mais, il y a deux sources évidentes au titre de Rimbaud.
Le 25 août 1870, Rimbaud a envoyé une lettre à son professeur Izambard qui, visiblement, était enrichie du manuscrit de "Ce qui retient Nina". Le poète y décrit comme un spectacle "effrayant" les "épiciers retraités qui revêtent l'uniforme", avant-goût du "faux-col effrayant" du père de la demoiselle, et on pourrait aller jusqu'à confronter les "bottes" aux "bottines". Le poète rêve alors de "promenades infinies" et de "bohémienneries". Rimbaud explique dans cette lettre avoir dévoré la bibliothèque de la chambre du professeur Izambard, lisant au passage le célèbre Don Quichotte de Cervantès qui a pour sujet les dangers de la lecture des romans. Rimbaud fait ensuite allusion aux vers qu'il envoie avec cette lettre au professeur, en principe "Ce qui retient Nina", puis il cite des vers de la poétesse Louisa Siefert qui intéressait Izambard. Notons toutefois que Rimbaud revendique en même temps avoir fait découvrir la poétesse à Izambard. Il y a une amorce réciproque ici. Rimbaud s'est intéressé à la poétesse au point d'en faire connaître le dernier recueil à Izambard ("quand je vous ai prêté ses derniers vers") et cette séduction a opéré sur le professeur ("[vous aviez] l'air de vouloir connaître Louisa Siefert"). En clair, Rimbaud possédait un recueil plus récent de 1870, soit L'Année républicaine, soit Les Stoïques, et cette lecture fut commune à Rimbaud et Izambard avant août 1870. Au moment où Izambard s'éloigne de Charleville, Rimbaud se procure "des parties" d'une réédition du premier recueil de Louisa Siefert, Les Rayons perdus, réédition qui contient une préface de Charles Asselineau à laquelle Rimbaud emprunte dans sa lettre. Le recueil datait de 1868 et Rimbaud parle de "parties", ce qui semble désigner un ouvrage en lambeau, bien que récent. Rimbaud y admire une pièce qu'il dit "fort belle" et "très émue" qui s'intitule "Marguerite", et il en cite plusieurs vers. La poétesse admire sa cousine nommée "Marguerite" et se prend à rêver qu'elle puisse être son propre enfant. Seulement, la poétesse est en deuil de son amant et considère avoir perdu tout avenir et donc tout espoir de devenir mère. Il y a un jeu de succession habile à la rime du mot "mère" au familier "maman" dans l'extrait cité par Rimbaud, une chute ramassée à la manière quelque peu de certains poèmes de Coppée : "Ma vie, à dix-huit ans, compte tout un passé." Et puis, surtout, avec cette mention des "dix-huit ans" si proche des "dix-sept ans"du "Roman" de Rimbaud, on ne peut manquer de relever les vers suivants qui, d'évidence, participent de la genèse du poème du 29 septembre 1870 remis à Demeny :
C'en est fini pour moi du céleste romanQue toute jeune fille à mon âge imagine...
Soit consciemment, soit involontairement, Jean-François Laurent était sous l'influence de ces deux vers quand il disait voir dans "Roman" une description juste de la sensibilité de tout adolescent amoureux, d'autant que dans sa "Note" Laurent imite aussi l'emploi de "elle vous trouve immensément naïf" quand il écrit : "j'avoue trouver..."
Voilà pour ma première preuve qui vous invite au passage à ne pas vous contenter de la lecture du recueil au titre beuvien Les Rayons perdus, puisque Rimbaud revendique la lecture de "ses derniers vers", ce qui renvoie plutôt à un dernier recueil qu'à une publication en revue. Rimbaud avait lu soit Les Stoïques, soit L'Année républicaine, et il y a peut-être des choses à glaner dans ces recueils.
Passons maintenant à notre deuxième source capitale, mais après un détour du côté de la notice de Bataillé au poème "Roman" pour le Dictionnaire Rimbaud dirigé par Vaillant, Frémy et Cavallaro.
Prenant le parti de la lecture satirique signalé plus haut à l'attention, le mauvais poète de dix-sept ans refusant le mariage bourgeois et préférant renoncer à son amour en retournant à l'ivresse simple des cafés, Bataillé écrit ceci :
Ce texte n'est pas sans faire penser à une fable ou un conte, avec son ouverture si caractéristique, "- Un beau soir", et bien sûr son antimorale liminaire (v. 1) reprise en conclusion (v. 31), qui prend ainsi à contre-pied et de manière polémique la finalité même des genres moraux. [...]
Je me méfie de cette façon de thèse universitaire sur les genres. Le poème ne revendique pas être un conte ou une fable, mais un roman. Du coup, il est un peu délicat d'identifier la sentence reprise en boucle des vers 1 à 31 en dérobade à la visée moralisatrice des contes ou des fables. Mais on va le voir l'allusion au genre du conte à aussi du sens. Bataillé enchaîne ensuite sur l'idée déjà émise par Laurent que les quatre parties numérotées sont un peu les quatre chapitres qui structurent un roman dérisoirement bref. Rimbaud parodierait les romans d'éducation sentimentale, selon Bataillé. Là encore, je suis réservé puisque l'ironie sur les mauvaises lectures de romans datent du Don Quichotte de Cervantès et que Rimbaud ne parodie certainement pas Indiana, Madame Bovary et d'autres romans du dix-huitième ou du dix-neuvième siècle qui font état des dégâts des lectures de jeunesse sur la sensibilité amoureuse de femmes voulant échapper à leur vie médiocre.
Et puis, je ne peux manquer de citer cette fin de la notice :
[...] Enfin, intituler Roman un poème en vers, c'est peut-être aussi pour Rimbaud dénoncer la poésie de son temps - songeons à celle de Musset ou Coppée - qui n'est encore le plus souvent, comme il le déclarera dans sa lettre du 15 mai 1871, que de la "prose rimée".
Là encore, je suis réservé. L'idée de rapprocher l'expression "prose rimée" du titre "Roman" de cette pièce en vers de 1870 me paraît une liaison subtile qui ne correspond pas aux véritables visées de Rimbaud en choisissant ce titre. Et puis, je ne comprends pas cette obstination de présenter son poète préféré, Rimbaud, Baudelaire ou un autre, comme plus intelligent que tout le monde. Musset et Coppée n'ont pas attendu Rimbaud pour se faire une idée du jeune qui prend la réalité pour le rêve d'idéal qu'il entretient en lui-même. Coppée est divergent, mais il critique lui-même dans ses poésies les illusions de l'amour de jeunesse. Il suppose que plus vieux on est censé y résister mieux comme nous l'avons pu apprécier dans des citations faites plus haut. Et cela vaut pour Musset. Mais ça va plus loin.
Musset est l'auteur célèbre de contes en vers avec numérotation des strophes : "Mardoche", mais aussi "Namouna" et "Rolla". Il est dangereux d'affirmer qu'avant le 15 mai 1871 Rimbaud trouvait réellement exécrable les vers de Musset, non pas parce qu'il réécrit des vers de "Rolla" dans "Credo in unam" et parce qu'il reprend la strophe de la "Chanson de Fortunio" dans "Ce qui retient Nina" et "Mes petite amoureuses," mais parce que Rimbaud est un admirateur de Banville, lequel, vantant la poésie de Musset, témoigne en être un disciple.
Le troisième poème des Cariatides intitulé "Stephen" reprend le principe de "Mardoche" avec une numérotation de strophes qui sont des dizains de rimes plates. Puis, au milieu du deuxième des trois livres qui constitue Les Cariatides dans l'édition originale, Banville y revient avec la section "Ceux qui meurent et ceux qui combattent. Episodes". La pièce "Ceux qui meurent" est composée en sizains numérotés, rappel évident des contes en vers de Musset qui avait poursuivi dans cette veine après "Mardoche", et précisons cruellement que Banville n'a clairement pas le niveau de Musset à ce jeu-là, ce dont Rimbaud ne pouvait certainement pas manquer de se rendre compte.
Je cite le début de la pièce "Ceux qui meurent" :
Ce que je veux rimer, c'est un conte en sixains.Surtout n'y cherchez pas la trace d'une intrigue.L'air est sans fioriture et le fond sans dessins.[...]
Il n'y a pas le contrepoint ironique de la brièveté chez Banville et Musset, mais il y a l'idée d'un creux littéraire plus superficiel propice à tous les persiflages. Couplant les quatrains par deux, "Roman" a à voir avec "Mardoche", "Namouna", "Stephen" ou "Ceux qui meurent".
Dès le troisième sizain de "Ceux qui meurent", Banville lance l'idée du poète qui passe pour un bouffon quand son âme est profonde. Entre les chutes des sizains IV et VI, il y a une tension entre les "gens d'esprit" et le poète "homme de génie". Cette problématique ne transparaît pas dans le poème de Rimbaud, mais puisque "Roman" fait partie de poèmes de Rimbaud où se développe l'attention pour les rejets d'une syllabe, je me permet de mentionner ces vers du sizain IX :
Lorsqu'un livre sincère est presque à moitié fait,On sent qu'on a besoin d'air et qu'on étouffait.On va se promener en courant par la ville,[...]
Je relève le rejet après l'hémistiche du complément "d'air", ce qui nous fait un calembour métrique bien senti en contexte, puis l'emploi du pronom "on" à deux reprises, une première fois avec la formule "On sent" et une deuxième fois avec la structure verbale : "On va se promener". Tout cela se retrouve dans "Roman" de Rimbaud...
- On va sous les tilleuls verts de la promenade.On divague ; on se sent aux lèvres un baiser
Le rejet de l'adjectif "verts" comparable au complément "d'air" du vers de Banville se fond dans un vers où nous allons de l'expression "On va" au nom à la rime "promenade" de la famille du verbe "promener", et je me permets alors le rapprochement plus accessoire de "on sent" à "on se sent".
J'hésite à relever l'emploi du "Vous" qui assimile le lecteur au poète homme de génie au sizain XI. Mais je pense que la citation du sizain XII devrait achever de vous faire sentir la pertinence du rapprochement :
Henri s'entortillait dans cette étrange trame,Sur le bitume gris près du Diorama,Lorsque vint à passer une fort belle femmeDont le regard voilé le prit et le charma.Comme il était enfant, poëte et vierge d'âme,Il regarde longtemps cette femme - et l'aima.
L'ombre du faux-col paternel se substitue au regard voilé mais pour l'effet choc de la passante nous y sommes : "passer" contre "passe" "fort belle femme" pour "demoiselle aux petits airs charmants". Je comparerais même le relief de "et l'aima" au vers : "- Sur vos lèvres alors meurent les cavatines." Il y a même en commun le recours au tiret.
Je vais m'arrêter là pour cette fois, mais vous commencez à vous faire une idée de la complexité qu'il y a à préciser les propos et intentions d'un poète quand il joue de la sorte avec plusieurs modèles, n'en suivant à la lettre aucun, ne s'opposant terme à aucun, et j'aimerais qu'au-delà de l'intérêt de cet article à révéler des sources de poèmes de Rimbaud cette idée reste : Rimbaud joue avec des modèles qu'il ne suit pas à la lettre et auquel il ne s'oppose pas non plus mot à mot, parce que c'est tout le problème de dépassement des lectures alternatives classiques qui opposent une thèse grossière à une antithèse à peine moins dégrossie.
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