mardi 18 mars 2025

La versification de Cromwell, acte par acte ! (première partie)

La démesure est l'une des raisons qui aurait dû amener depuis longtemps les spécialistes du vers à s'intéresser au drame Cromwell de Victor Hugo. Le nombre considérable de vers est un élément non négligeable de cette démesure. Une tragédie de Racine ou de Corneille approche les deux mille vers en général. D'après l'édition en Garnier-Flammarion d'Annie Ubersfeld, le décompte fourni est de 6413 vers pour Cromwell. Les alexandrins rimant deux par deux, il y a une anomalie apparente dans le décompte. On pourrait croire que cela provient des chansons incluses dans le drame, mais ce n'est pas le cas. Les vers des chansons ne sont même pas comptabilisés dans l'ensemble. En clair, le drame fait plus de 6500, voire plus de 6600 vers. Mais il reste cette fin sur un nombre impair qui pose problème, et qui peut être l'indice d'une erreur ou même de plusieurs erreurs de décompte. En réalité, avec un peu de méthode, on comprend que cette anomalie apparente vient d'un passage du début de la pièce. Jusqu'à la scène IV du premier acte, le couplage a l'air de marcher entre fin de rime et nombre pair : les alexandrins avec la rime "croi" (licence) et "roi" nous font tomber sur un nombre pair 440 à la page 136, une autre rime chevauchant la fin de scène IV et le début de scène V. A la fin de la scène V de l'Acte I, les fins de rimes tombent désormais sur des chiffres impairs. Il y a dans cette scène une épigramme qui est récitée par un personnage. L'épigramme est en quatre vers à rimes croisées, avec un octosyllabe conclusif. L'épigramme, octosyllabe compris, compte dans les 6413 vers de la pièce à la différence des chansons. La subtilité, c'est que le vers avec lequel Lord Rochester introduit sa récitation rime avec le premier vers de l'épigramme, ce qui fait un cas unique dans le drame d'une rime sur trois vers : "épigramme"/"âme"/"flamme". Il n'y aurait donc pas d'erreur finalement et qu'il y en ait ou pas, nous avons une bonne indication. Cromwell fournit trois fois plus d'alexandrins qu'une tragédie classique.
Le premier acte est, selon Annie Ubersefeld, l'éditrice du drame en Garnier-Flammarion, de 991vers. Le premier acte a à peu près la moitié des alexandrins d'une tragédie classique (de 1800 à 2000 vers, il me semble). L'Acte IIII ou l'Acte VI sont chacun de la taille d'une tragédie classique brève (Esther en trois actes, il est des tragédies en cinq actes qui n'atteignent pas les 1800 alexandrins).
C'est ce point qui est intéressant. Une étude, acte par acte, de Cromwell, va nous permettre d'éprouver si Hugo a évolué dans sa manière de versifier, à supposer qu'il ait écrit la pièce en suivant lui-même l'ordre définitif de la pièce. Les seconds hémistiches seront transcrits en bleu dans les cas où je prétends les souligner pour permettre une immédiate lisibilité de mes recensions.
Je vais éviter tout de même une dispersion de l'information. Je vais regrouper les profils de vers en catégories.
Quels sont les axes d'approche ?
Il faut faire un sort à la nouveauté des rejets et contre-rejets d'épithètes qui viennent de Malfilâtre, Roucher et Chénier, mais qui ont été éteints sous la Révolution française, et qui ont repris avec Vigny, puis Hugo, avec trois concessions de Lamartine en 1825. Le succès de scandale du rejet initial à l'entrevers "l'escalier / Dérobé" du drame Hernani de 1831, nettement postérieur à Cromwell justifie d'évidence leur relevé ! Je coupe les didascalies et quand il y a lieu j'abrège les mentions des interlocuteurs en milieu de vers par des initiales entre parenthèses. J'y adjoins des formes verbales, les participes passés "oublié", "menti", "unis" bien isolés et bien sûr "marié" dans le cas de deux rejets consécutifs à la césure. Je relève aussi l'attribut du sujet en rejet "bien beau". J'ai relevé pour le dernier acte l'adjectif "certain" qui s'apparente à un redoublement de déterminant et les cas pourtant admis des classiques d'adjectifs coordonnés qui enjambent la césure dans la mesure où il est frappant de constater que Victor Hugo y recourt à peu de distance, signe que cela le préoccupe à la composition de l'Acte V, et pas avant (ou ailleurs).
 
Acte I (vers 1-991, 990 alexandrins et un octosyllabe) :
 
Je vais lire un quatrain nouveau. (...) "Belle Egérie!..."
 Des maux que la dernière éclipse lui présage ;
 Acte II (vers 992-2295, 1304 alexandrins sinon vers) :
Mais quel est cet étrange animal ? (C) C'est un homme.
 Libertins ! (...) - Et les chefs populaires ? (C) Arrête !
 Quels sont ces animaux impurs ? (LR) Tous les hérons,
Mais quand sera-til donc tolérant ? (...] Devereux

 
 Acte III (vers 2296-3813, 1518 alexandrins sinon vers)
 
- Voyez ces orateurs choisis, lui dira-t-on,
 Les petits soins, les mots galants, sont la tranchée,
Un saint ? quelque hurleur puritain ? (LR) Maintenant,
 C'est donc fait ! me voilà marié ! (...) Davenant !
 - Cologne ?... (D) Avec son air affable, il m'épouvante.
 Par exemple, à certain Stuart ? (D) Coup imprévu !
 
Acte IV (vers 3814-4795, 982 alexandrins sinon vers)
 
 Mais vous ne serez pas oublié, croyez-moi.
 
Je n'y vois de danger réel, - que pour demain.
 Après ce courtisan bavard, ce juif impie !
Votre astre n'avait point menti. (C) Vieillard, écoute.
 Un spectacle étonnant, gai. - Voir Cromwell à nu !
 Acte V (vers 4796-6413, 1618 alexandrins sinon vers)
Voilà tout. (PB) Ce sera bien beau. (SB) Superbe, ami !
 La fille d'un certain Bourchier. - C'est un beau rêve
 Pourpre, hermine, seigneurs dorés, soldats de fer,
 Qu'il vous ait en sa sainte et digne garde, amis.
 Que d'étrangler très haut et très puissant seigneur.
Merci de Dieu ! (C) Soyez unis. - Que dirions-nous
 - Sois maudit ! (Cr) Avez-vous fini ? (Ca) Non. Pas encore.
La proportion est faible, surtout si on écarte les participes passés que j'ai pu ajouter. La proportion est particulièrement faible aux deux premiers actes et au dernier, faiblesse de proportion qui se confirme si on la compare aux nombreux enjambements à la Chénier à la césure ou à l'entrevers au plan des compléments du nom, compléments verbaux, au plan des isolements de verbes sans compléments, etc. Je n'ai pas relevé le moindre effet à l'entrevers non plus. Les rejets et contre-rejets d'épithètes sont réservés à la césure. Non seulement, ils sont peu nombreux, mais au début de la pièce, nous avons des choix d'épithètes passe-partout : "nouveau", "dernière" et "étrange", proches de l'absence de précision sémantique de l'adjectif "horrible" du premier rejet daté hugolien dans "Le Chant du cirque", ode de 1824. Le choix d'adjectifs aux sens plus fouillés progresse petit à petit : "impurs", "choisis", "puritain" (mot clef en contexte), "affable", "réel", "bavard", "gai", rechute avec "bien beau", "certain", puis "dorés". Les contre-rejets sur structures coordonnées sont admis des classiques, mais se rencontrent à la fin de la pièce avec en commun une allure liturgique : "en sa sainte", "très haut". On voit bien aussi qu'après l'occurrence "choisis" Hugo va passer aux participes passés isolés. Il est vrai que ce ne sont pas des adjectifs et qu'il y a aussi des infinitifs rejetés de la sorte, mais je tiens à souligner qu'un poète est pris dans une réflexion sur les continuités de la langue. Vous remarquez que plus la pièce avance plus Hugo trouve à varier ses effets, rejet d'une syllabe de "gai" qui est simplement juxtaposé à un autre adjectif, renforcement par l'adverbe d'un rejet d'adjectif "bien beau" en fonction d'attribut et non d'épithète. C'est la première oeuvre en vers de Victor Hugo a fourni une dizaine de rejets d'épithètes. Il n'y a pratiquement pas de rejets d'épithètes dans ce que Victor Hugo a publié avant 1827, cas à part de l'adjectif "horrible" dans l'ode "Le Chant du cirque".
Je ne comprends pas que Cornulier, Gouvard et les métriciens soient passés à côté d'un tel sujet à traiter.
Passons à des relevés complémentaires.
Il faut citer le premier vers de la première scène du premier acte. Il s'agit d'une mention de date avec une césure peu évidente sur le chiffre ainsi orthographié "mil". L'hésitation que nous pouvons avoir à la césure mimera inévitablement le soin de la personne qui articule bien pour cerner la date dans toute sa netteté.
"Demain, vingt-cinq juin mil six cent cinquante-sept,
Hugo a fait de ce vers un véritable emblème. Quand il dit dans "Réponse à un acte d'accusation", poème des Contemplations, que, si elle avait été écrite par Hugo, une tragédie de Racine s'ornerait de mentions de dates, il pense bien sûr à cette entrée en matière pour un drame... historique.
Je violai du vers le cadavre fumant ;
J'y fis entrer le chiffre ; ô terreur ! Mithridate
Du siège de Cyzique eût pu citer la date.
Les guillemets ouvrants s'expliquent par le fait que le personnage lit une lettre. Comment découpez-vous syntaxiquement cette date ? Personnellement, je suis tenté de séparer "vingt-cinq juin" et "mil six cent cinquante-sept", ce qui veut dire que pour moi la césure après "mil" n'est pas pleinement naturelle.
Dans la continuité de mon relevé sur les adjectifs épithètes ou attributs, il y a donc ce vers qui mentionne un nombre autour de la césure, et je vais relever aussi tous les vers où la césure est enjambée par une mention de nom, ce qui peut être la suite prénom et nom, les noms enrichis de périphrases avec des traits d'union coïncidant avec la césure pour les débiles mentaux du protestantisme (les italiques sont ceux du texte dans leurs cas), et puis aussi les mentions titrées de certains noms. Je relève aussi une apposition nominale "Le mot sujet".
 
Acte I
Quoi-que-puissent-tramer-ceux-qui-vous-sont-contraires-
Louez-Dieu-PIMPLETON. (Un second) Mort-au-Péché-PALMER
(Un troisième) Vis-pour-ressusciter-JEROBOAM-D'EMER.
**
Note : Le trait d'union concerne à la fois la césure et l'entrevers ("...contraires-..."). Baudelaire s'inspire bien évidemment de cet exemple dans son poème "Sur les débuts d'Amina Boschetti au Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles" recueilli dans Les Epaves :
 
Je ne connais, en fait de nymphe bocagère,
Que celle de Montagne-aux-Herbes-Potagères."
Il s'agit d'une rue du centre parfaitement urbain de Bruxelles, seul son nom peut rappeler qu'il y avait là des potagers quelques siècles auparavant.
 **
Savoir faisons... (O) Le mot sujet est revenu !
On voit bien que mylord mon père n'est plus jeune.
 Acte II
 
Elle est du cardinal Mazarini ? - Lisez.
 Quel est son nom ? (Ca) Richard Cromwell. (Cr) Mon fils !
 De qui ? (LR) De monsieur John Milton. (C) Un très digne homme !
 La duègne de lady Francis ? (T) Certe ! Eh bien ? quoi ?
 Acte IV
 
A propos, notre ami Richard, fils de l'intrus,
Aposté là par lord Ormond ? (C) Fils des prophètes,
 Ah ! distinguons, monsieur Cromwell, sans vous déplaire !
 Acte V
 
- Le voici ! - [...] Huzza ! lord Protecteur d'Angleterre !
 Ma femme ! (C) Mylady Rochester ! (DG, sorte d'Alice Sapritch) Cher époux !
 J'ai peut-être oublié un vers ou deux, mais le relevé est là encore éloquent.
 
Je relève maintenant les deux vers de ce drame qui répondent aux critères des métriciens en fait de déviance absolue par rapport au modèle classique :
 
Acte I, scène ix, vers 777 :
Je t'approuve. (B) Il faut pour ne rien faire à demi,
Acte V, scène xii, vers 5798 :
Nous pourrons, puisqu'il nous appelle et nous invite,
Ce dernier vers n'est pas cité par Cornulier dans Théorie du vers, il me semble, ni par Gouvard surtout dans Critique du vers. Or, c'est précisément le modèle des deux vers suivants du "Mardoche" de Musset :
Mais une fois qu'on les commence, on ne peut plus
S'arrêter. - C'est un mal propre aux fruits défendus.
L'emportement "on ne peut plus / S'arrêter" mime l'enjambement de la césure "puisqu'il nous + appelle et nous invite", explicite "on ne peut plus / S'arrêter" le calembour métrique comme faisait la mention "à demi" au vers 777 de Cromwell. Musset reprend à Hugo la succession de deux pronoms préverbaux devant la césure "on les" contre "il nous". et en évitant les arrêts phrastiques "Nous pourrons" et surtout "Je t'approuve" par un interlocuteur distinct, Musset reprend aussi le fait de placer l'audace dans l'attaque d'une subordonnée : "qu'on les...", "puisqu'il nous...". Les verbes rejetés sont tous deux dissyllabiques : "appelle"/"commence". A noter que quand Baudelaire imitera le "C'est un refus ?" de Marion de Lorme, il imitera aussi l'esprit, la rime et la tournure grammaticale de la fin du second vers cité ici de "Mardoche" : "Vivre est un mal. C'est un secret de tous connu."
 Deux vers seulement sur un ensemble de plus de 6400 alexandrins, c'est une proportion faible, il fallait être attentif.
Je cite maintenant un certain nombre de vers où un monosyllabe est en suspens à la césure, en faisant remonter plusieurs mots grammaticaux que Cornulier a exclu des critères pour identifier les vers non classiques. Et ce relevé va encore enlever à Baudelaire certaines initiatives qu'on ne veut porter qu'à son seul crédit !
 
Acte I
 
Sir Richard Willis... (LB) Mais ceux-là sont en prison.
Je verrai Francis ! (D) Mais souffrez que je la plie.
(LR) Francis ! (LO) Pour la petite, au moins, pas de folie !
Note : le "Mais" placé à la césure est très rare chez les classiques, et chez Corneille lui-même, lequel y recourt pourtant à deux reprises dans Suréna, sa dernière tragédie (1674 de mémoire). Hugo en fait justement un tic de sa versification dans Cromwell et il en use de la sorte avec l'adverbe "Puis", si pas significativement dans Cromwell, tout de même dans sa poésie lyrique même. Notez aussi l'étrange symétrie, le "Mais" suit dans les deux premiers exemples un nom se terminant en "-is", et dans le deuxième cas cela semble supposer un calembour métrique, tout de même peu probant, puisque Davenant parle de plier une lettre et Rochester comprend qu'il serait question de plier la fille de Cromwell, Francis. J'ai un peu de mal à trouver pertinent l'idée d'un calembour par pliage après l'adversatif "Mais", je signale tout de même l'hypothèse à l'attention.
Quatrain ! qu'est cela ? (LR) C'est... comme un psaume. (C) Ah ! j'écoute.
 Pas de césure acrobatique à cause des points de suspension, mais il convient de relever quand Hugo imite les procédés que s'accordaient Racine, Molière et Corneille pour suspendre un mot à la césure qui d'habitude ne s'y trouve jamais (Mélite, L'Etourdi, L'Ecole des femmes, Les Plaideurs, Athalie). Toutefois, la forme "est" peut se rencontrer à la césure dans une configuration classique.
 
- Belle Egérie !..." Ah ! - celle à qui sont adressés
 Le pronom "celle" peut être devant la rime, mais Hugo joue sur les limites avec le tiret et la succession de l'interjection puis du pronom.
 
Vêtu, paré, selon la mode de Sodome !
 Le vers est admis chez les classiques, mais Hugo joue avec les limites en employant à cette place "selon".
Sir Richard Willis ! (SRW) Libre un instant de sa chaîne,
 
Note : retour de l'amorce "Sir Richard Willis" pour suspendre ici un monosyllabe devant la césure, l'adjectif "Libre", ce qui suppose un calembour métrique, un jeu avec le verrou de la césure.

Dont voici les chefs. - Quand frappons-nous le maudit ?
Note : Hugo va aussi placer le mot interrogatif "Quand" à la césure, mais dans une configuration acceptable : "Quand ?" employé isolément.
 
A vos sagesses. - Mais, en m'avouant vaincu,
Pensez à les compter, les "Mais" devant la césure !
 
Acte II
 
Sa lettre vous dira par quel ordre et pour qui
Fut dans Fontainebleau tué Monaldeschi.
La forme "et pour qui", engrappement de trois syllabes, fait qu'il n'y a pas un entrevers si audacieux. Hugo amorce un jeu, mais reste très prudent pour ce qui est des entrevers.
 
Si je pouvais changer ma place avec la vôtre,
Une femme... (C) Monsieur, vous êtes bien hardi
De supposer cela ! (T) Mylord... ce que j'en di...
(C) C'est fort bien ! brisons là ! - Qu'avez-vous à m'apprendre ?
 Et paf, l'origine d'une rime de la "Ballade à la Lune" de Musset. C'est même plus audacieux que la rime de Musset.
D'ailleurs, on relève un peu plus loin le principe qu'a repris Musset dans Les Marrons du feu de l'élision forcée du pronom enclitique "le" :
 
Chassons-le (C) Arrière tous ! Il faut que j'entretienne
 Et là encore, Hugo est plus audaiceux que Musset, vu le changement d'interlocuteur en milieu de vers.
Mais revenons à nos moutons !
 Au cours de l'Acte II, Hugo multiplie les monosyllabes en suspens devant la césure, j'y reviendrai dans la deuxième partie de cette étude, mais un petit relevé s'impose ici pour donner une idée de ce qui se passe :
 
La chair des chevaux ! (W) Bon ! le mets n'est pas vulgaire.
 
- Je suis lord Broghill. (C) Ah ! qu'Olivier est changé !
 
Pour vous l'ami ! ùais... (C) Bien ! c'est ainsi qu'à Sion
 
Assieds-toi, Cromwell. Mets ton chapeau sur ta tête.
 Les démons criaient : Mort à Cromwell ! Et tout bas,
Le pierre aux briques, Dor à Tyr, le joug au frein,
Je reviendrai sur les jeux avec des monosyllabes, il y a plusieurs faits à mettre en relation entre eux. Notez que le dernier vers n'est pas un trimètre, puisqu'Hugo n'en a jamais exhibé un auparavant et que celui-ci serait immédiatement trouble au plan rythmique. Je citerai plus bas les trimètres ostentatoires qui sont tous deux vers la fin du recueil.
 
Non, quand tu ferais luire un brasier de bitume,
Horrible, et sept fois plus ardent que de coutume ;
 Pas de rejet ici pour "Horrible", mais Hugo prive ici Baudelaire de toute antériorité pour l'emploi du superlatif "plus" devant la césure.
 
Ne l'essayons pas ! Carr ! nous sommes vieux amis,
Comme deux bornes, Dieu dans son champ nous a mis...
 Pas de césure audacieuse, mais jeu de mots sur "car", mise en relief des monosyllabes "Carr" et "Dieu", rime enrichie ; "[z]amis" / "[z]a mis".
 Vers suivant, mono syllabe d'apostrophe suspendu à la rime, puis deux vers plus loin de nouveau "Carr" devant la césure :
 
Cromwell pour une borne a fait du chemin ! (Cr) Frère,
A d'imminents dangers, tu viens de me soustraire.
Je ne l'oublierai point. Le sauveur de Cromwell...
(Ca)
Ah ! pas d'injures ! - Carr n'a sauvé qu'Israël.
 
(Et pourquoi il ne sauvera pas la Palestine ?)
 Je peux tout de même relever l'entrevers suivant :
 
Mais je ne veux pas, moi, te laisser à demi
Satisfait. [...]
 Je reprends mes monosyllabes suspendus devant la césure avec le cas de l'impératif suivant :
 
Rentrons en prison. - Puisse Israël les confondre !
 - Harrison. (C) Voleur ! (SRW) - Puis Wildman. (C) Fou ! - qu'on surprit
A qui parlez-vous ? (SRW) Ah ! sire, pardon ! de grâce !
 J'ai prévu de citer aussi des monosyllabes en rejet après la césure, ici je l'anticipe du fait d'un enchaînement :
 
Serait-ce ?... (C) Retournez vite à la tour de Londre,
De peur des soupçons. (LR) Mais tout cela me confond !
 Changeant de nom selon l'étoffe qui les cache.
 Pouvais-je empêcher, moi, ces fureurs meurtrières ?
 Pas de césure audacieuse, mais promotion remarquable du "moi" à la césure tout de même.
Il y a plusieurs cas de "oui" également, nous sommes toujours au deuxième acte !!!
 
Votre édifice. Mais nous en reparlerons. -
 S'il me reconnaît, gare ou la corde ou le feu !
 Je vous cite un autre exemple important de monosyllabe glissant après la césure, même si l'unité du second hémistiche est admissible pour un classique :
 
Ceci, d'honneur ! finit mieux que je n'osais croire.
 Signe que réellement Hugo joue avec une limite, ce vers qui surgit à peine un peu plus loin :
 
Une autre fois de mieux choisir vos commensaux,
Monsieur !
 
Fixez l'heure, le lieu, l'arme ; à vous j'en défère.
 Un autre rejet d'une syllabe qui joue avec les limites :
 
C'est toi qui me conduis par ta trahison !
 J'en finis seulement avec l'Acte II, je n'ai pas cité tous les vers intéressants. Vous constatez qu'il se jouait quelque chose d'historique dans l'évolution du vers et que pour l'Acte II s'enclenche une vraie réflexion hugolienne sur les perturbations d'une syllabe à la césure sinon à l'entrevers.
Je propose de faire une pause ici.
Je ferai le relevé pour les trois actes suivants. Je soulèverai quelques autres sujets sur les monosyllabes, sur les cacophonies, etc.
Mais j'ai annoncé plus haut que j'allais citer dès la première partie les trimètres ostentatoires dans Cromwell, et donc je m'exécute avant de faire une pause :
 
 
Acte V, vers 5327 :
 
Malheur à vous ! Malheur à moi ! Malheur à tous !

 
 Acte V vers 5746 :
 
Il faut qu'il marche ! Il faut qu'il roule ! Il faut qu'il aille !
 
 Les deux trimètres sont à une faible distance l'un de l'autre : un peu plus de 400 vers d'écart, mais dans une pièce de plus de 6400 vers. Les deux trimètres font partie du seul cinquième acte. Du coup, quel statut accorder à tous les vers des quatre premiers actes qui sembleront des trimètres pour le rythme, quoique sans répétition ou symétrie exhibées ?
Aucun métricien n'a jamais pensé à ce sujet. Moi, je l'ai dans un coin de ma tête depuis 2006, mais je n'ai jamais vu personne rebondir. Je ne l'ai pas annoncé assez fort.
 
 
 A SUIVRE !
 
 
 
 
 
 
 **
 
 
 Reliquat d'article que je supprimerai plus tard
 
 
Je vais éviter de m'éparpiller en citant tout type d'enjambement un peu heurté :
 
Insensé ! son cortège est l'armée, et toujours
 
Ils sont à nous. / Quel est l'espoir où tu te fondes,
 
Dans les deux vers précédents, nous avons un rejet à la Chénier "est l'armée", puis une suspension sur une forme à faible contenu sémantique : "Quel est". Mais je ne veux pas étudier ces détails ici. Notez que le second vers passerait aisément pour un trimètre dans l'esprit d'un lecteur de la fin du vingtième siècle et du début du vingt-et-unième : "Ils sont à nous", puis changement d'interlocuteur : "Quel est l'espoir" quatre syllabes et "où tu te fondes" quatre syllabes jusqu'à la rime. On verra ce qu'il en est dans ce drame des trimètres ostentatoires fondés sur des répétitions qui ne permettent pas le débat. Voici un autre vers du premier acte qui offre la même possibilité de réflexion :
 
C'était Cromwell. - Ma vie était en son pouvoir.
Pour le confort, j'abrègerai les noms des interlocuteurs et les enfermerai dans des parenthèses pour éviter les sauts de ligne et une présentation trop chargée. Le deuxième vers intéressant fournit un "Mais" à la césure, procédé de Corneille dans au moins Suréna :
 
Sir Richard Willis.... (LB) Mais ceux-là sont en prison.
 L'importance de Corneille est prouvée par les propos de la pièce, mais aussi par divers pastiches, et vous pouvez y inclure l'apostrophe "comte" à la rime dans les vers suivants où il ne faut pas être grand clerc pour y voir une référence, mal écrite il est vrai, au duel du Cid et du Comte :
Dénonce-moi plutôt ! (LB) Cette parole, comte,
Si vous n'étiez proscrit, vous m'en rendriez compte !
 Notez que les monosyllabes isolés affleurent très tôt autour de la césure :
 
Prouve ton repentir ! (LB) Quoi ! par un nouveau crime ?
 
Ah ! ne me le dis point ! Non. J'en sais trop déjà.
 Le premier alexandrin de la scène 2 est remarquable. Il est dans la bouche d'un seul interlocuteur, Lord Ormond, mais après quatre syllabes qui ne conduisent même pas à l'hémistiche, il va demeurer en suspens. Une chanson en 21 vers de sept syllabes s'insère entre les deux parties de l'alexandrin, et l'incise a le culot de ne pas passer à la césure de l'alexandrin. On imagine l'inconfort pour le public en cas de représentation scénique du drame. L'inconfort est moins prononcé à la lecture, mais demeure tout de même.
 
N'y pensons plus ! [21 heptasyllabes en trois strophes de chansons, et plusieurs didascalies] Qui chante ainsi ? c'est quelque fou.
De nouveau, certains pourront croire qu'il y a ici un trimètre évident, ce qui n'est pourtant pas le cas. J'ajoute que le rejet est lui-même de quatre syllabes : "Ou Rochester."
Je vous épargne un relevé de tous les enjambements à la Chénier, mais signalons que même les rejets d'épithètes étaient audacieux à l'époque :
 
Je vais lire un quatrain nouveau. (...) "Belle Egérie !..."
 Le passage suivant a l'intérêt de montrer l'attention portée par Hugo aux répétitions immédiates, ce que François de Malherbe et Pierre de Deimier qualifiaient de cacophonies dans les vers. Hugo choisit la reprise "de de", et les deux "de" successifs sont placés après la césure ! La cacophonie est précédée par un autre jeu de répétition, d'où l'intérêt de citer l'ensemble travaillé par Hugo :
 
J'en suis fort amoureux. (LO) De la plus jeune fille
De Cromwell ! (LR) De Cromwell ! Elle est, d'honneur, gentille.
Que dis-je ? c'est un ange enfin ! (LO) De par le ciel !
Lord Rochester épris de... (LR) De Francis Cromwell.
Hugo joue aussi avec "hier" sous forme de synérèse, "hier" comptant pour une seule syllabe. J'y fais attention, parce que dans mon souvenir il y a des variations pour certains mots dans la pièce.
Je relève aussi la mention "en somme" à la rime, tour qui sera repris par Banville puis par Rimbaud :
 
Egal ! non pas vraiment. Vous savez bien qu'en somme
Shakespeare est un barbare et Wither un grand homme.
 Mais ce n'est pas là ce que Victor Hugo a fait de mieux comme trait d'esprit.
Même si je ne veux pas relever tous les rejets à la Chénier, il faut tout de même remarquer des séries, ici quatre jeux de passage à l'entrevers :
 
Je n'aurais jamais cru qu'on pût calomnier
Cromwell, mais il est chaste ; [...]
 
Que tous ces madrigaux, sonnets, quatrains, rondeaux,
Chansons, dont à Paris s'amusent les badauds,
Sont bons, comme une chose entre nous dédaignée,
Pour les bourgeois, et gens de petite lignée.
(Note : pastiche du Misanthrope. je triche dans mon relevé, ce n'est pas un entrevers à la Chénier, mais une mise en relief triviale "Sont bons" qui peut faire corps avec les trois autres citations.)
 
Ce que dédaignerait le moindre baronnet
Ou hobereau, portant gambière et bassinet !
Plus de vers ! (LR) De par Dieu ! c'est un arrêt en forme
Que cela ! [...]
 Voilà un échantillon de la versification heurtée du drame qu'Hugo a publié en 1827.
Significativement, Hugo revient à un "Mais" placé devant la césure. Il ne se libère pas complètement des modèles.
 
Je verrai Francis ! [D) Mais souffrez que je la plie.
 Hugo s'intéresse alors au rejet à l'entrevers de l'adjectif d'une syllabe, mais il le fait dans une structure syntaxique qui permet de fluidifier l'enjambement :
 
 Il veut se passer d'eux. D'ailleurs, il est souvent
Bon d'avoir pour otage un ennemi vivant.
 Peu de temps après ce vers, Hugo profite de l'effet de dislocation des répliques pour continuer d'éprouver les limites du vers avec le placement de monosyllabes, sinon dissyllabes, aux positions métriques clefs :
 
Monsieur ! - (...) Wilmot devrait rougir de honte, oui ;
 Notre complot... (LR) Monsieur croit mon quatrain méchant !
 
C'est jalousie, au moins, s'il se récuse ! (D) Eh quoi !
 Si le crieur de nuit vous entendait ! Je croi
Qu'on frappe. Au nom de Dieu, mylords ! Au nom du roi !
Tout est perdu ! - La garde est peut-être appelée.
Paix ! (...) (C) N'est-ce pas ici, mes frères, l'assemblée
Des saints ? [...]
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 

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