Il y a eu pas mal de commentaires à la suite des tout récents articles de ce blog, ce qui est une très bonne chose. Cela concerne deux sujets complémentaires, et la mise au point suivante va bien achever de signifier toute leur importance pour une meilleure compréhension du livre Une saison en enfer.
1. "Il faut être absolument moderne":
"Licorne et Reboudin" a/ont proposé deux remarques grammaticales importantes sur l'énoncé "Il faut être absolument moderne."
Rimbaud n'a pas écrit "Il faut absolument être moderne", ni "Il faut être moderne absolument", mais "Il faut être absolument moderne".
Il y a d'autres emplois possibles de l'adverbe "absolument" qui appelleraient encore d'autres mises au point grammaticales. Je laisse de côté "Il faut être moderne absolument", pour m'intéresser à la concurrence claire des deux phrases soumises à un examen par Licorne et Reboudin.
Si Rimbaud avait écrit "Il faut absolument être moderne", l'adverbe "absolument" serait un modificateur du verbe "falloir". L'idée de devoir absolu serait alors affirmée, ou assertée.
Mais Rimbaud a écrit "Il faut être absolument moderne." Là, l'adverbe "absolument" est un modificateur de l'adjectif "moderne" et on peut proposer deux paraphrases qui n'ont pas exactement le même sens : soit "Il faut être moderne de manière absolue", soit en considérant que l'emploi de l'adverbe est quelque peu métaphorique "Il faut être complètement moderne". Et la deuxième idée grammaticale de Licorne et Reboudin est de préciser que le modificateur enlève au terme "moderne" employé sa valeur relative (le "dé-relative", enfin il faudrait que je passe une demie heure à trouver les bons mots).
Bien sûr, Henri Meschonnic a lu et analysé la phrase même de Rimbaud, il n'a pas lu par erreur une autre phrase. Mais, en passer par une comparaison des deux constructions permet de voir deux pôles qui s'opposent au sujet de l'interprétation de cette phrase.
L'idée de devoir n'est pas incompatible avec l'énoncé. Par exemple, nous pouvons mentionner tel propos rapporté du discours de l'Epoux infernal à la Vierge folle : "Puis il faut que j'en aide d'autres : c'est mon devoir." Voilà une citation de Délires I qui montre bien que le sens possible de devoir n'est pas à évacuer sans autre forme de procès.
Meschonnic s'est également appuyé sur d'autres passages de Délires I. "Je vais où il va, il le faut.", "Je le suivais, il le faut !", et on peut ajouter le "mais il faut que je sache [...]".
Le tour impersonnel "il faut" a un caractère contraignant, mais dire qu'il formule un devoir appartient au commentaire de texte, au travail d'interprétation avec son cortège de justifications.
J'ai ironisé sur le fait que Meschonnic verrouillait arbitrairement la portée de ce "il faut" dans l'analyse qu'il en a proposée dans son livre Modernité Modernité.
Je critique aussi un vice logique. La révolte de Rimbaud est liée à la découverte de l'amertume: "Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. - Et je l'ai trouvée amère. - Et je l'ai injuriée."
Ce sentiment d'amertume a précipité une fuite, et pas n'importe quelle fuite, mais une fuite suicidaire et masochiste. La révolte est alors autodestructrice. Il s'agit de rien moins que d'anéantir toute espérance, que de détruire la joie, que de se trouver une mort d'un héroïsme douteux "pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils". Et je pense qu'à cette aune on commet d'ailleurs une erreur de chercher à tout prix à dire que Rimbaud auteur fustige ses errements passés. Oui, il y a une part autobiographique critiquée, mais nous sommes dans une modélisation. C'est très différent. Rimbaud n'a sans doute jamais souscrit à un tel portrait radical et ses poèmes antérieurs, les poèmes en vers même sur lesquels personne ne débattra vivement du problème de datation par rapport à Une saison en enfer, montrent déjà à l'oeuvre la pensée que formule Une saison en enfer. Il ne faut pas s'exagérer la prise de conscience de l'auteur au moment où il compose cette relation psychologique particulière.
Mais, dans ce livre, en tout cas, l'objectif est de se révolter enfin contre la mort et d'échapper à un enfer.
Quel est l'enfer dont il nous parle ? Cet enfer est lié au modèle chrétien, mais ce n'est pas là la bonne réponse. Cet enfer est précisément l'état d'esprit d'une fuite, celui d'une révolte métaphysique mal employée. Le poète n'a pas communié avec la Beauté du monde des hommes, il a été blessé par un sentiment d'amertume, et il a agressé ce monde décevant. Mais, le problème, c'est que les passions du poète se sont entièrement confondues avec son refus.
Le récit d'Une saison en enfer, c'est précisément le traitement de ce refus pour retrouver une réalisation de soi dans la vie.
La prose liminaire nous avertit clairement par cette formule "l'absence des facultés descriptives ou instructives" que les "feuillets" que nous avons entre les mains ne vont pas diagnostiquer précisément le mal et nous donner tout un enseignement pour mieux se conduire.
Le texte va nous montrer un être qui réagit et qui va formuler quelques principes d'une nouvelle conduite.
Il faut accepter cette règle du jeu à la lecture.
Or, la prose liminaire expose une alternative qui semble en partie résolue : le poète refuse la charité et consent à se tourner vers la mort que lui tend le démon, mais en y fixant des délais. Il s'inscrit là un sentiment de dérobade, et on comprend que derrière l'alternative le poète a un autre souci qui est formulé confusément dans "Ah! j'en ai trop pris", il s'agit d'échapper au poison infernal, échapper au moins à sa pointe extrême, et retrouver un équilibre.
Dans de telles conditions, les ultimes feuillets d'Adieu doivent apporter une réponse à cette question, même si elle n'a pas un caractère instructif habituel, net, clair et précis. Et la phrase : "Il faut être absolument moderne", fait indéniablement partie de la réponse. Or, il ne me semble pas très logique de parler comme le fait Henri Meschonnic d'ironie amère. L'amertume a rendu la Beauté insupportable, et voilà que la solution pour vivre sa vie malgré cette douloureuse impression est elle-même présentée comme amère. Je veux bien que l'amertume ne soit désormais plus une donnée simple à évacuer, et je veux bien qu'il y ait quelque chose d'amer dans la solution, mais mettre en avant l'amertume dans la solution, ça revient à dire que pour dépasser les conséquences dramatiques provoquées par l'amertume on va s'inscrire dans un conditionnement amer. Je trouve que si tel est le cas ça tourne plutôt en rond. Bruno Claisse ne parle pas de cette circularité anormale dans le discours de Meschonnic de la notion d'amertume, mais il a suffisamment eu conscience que la fin du texte n'avait pas des relents sensibles d'amertume que pour déplacer les lignes de cette interprétation. Il le dit clairement : il préfère parler d'un humour du tragique de la réalité que d'ironie amère, il s'agit d'un correctif apporté à l'analyse meschonnicienne à laquelle il se sent toujours redevable. En quelque sorte, Bruno Claisse estime qu'Henri Meschonnic a visé à peu près juste quant à cette phrase, mais que sa lecture du livre Une saison en enfer dans son ensemble n'est pas tenable : ironie amère, abandon déclaré de la poésie pour l'enfer du réel qu'on va accepter, etc. Il faut bien voir que l'enthousiasme de Claisse pour Meschonnic n'empêche pas le critique rimbaldien d'avoir une interprétation fortement divergente du texte. La différence de perspective est réelle.
Toutefois, il faut maintenant se pencher sur le problème de l'ironie.
A juste titre, les lectures de Claisse et Meschonnic sont opposées à l'idée qu'il y ait là un slogan de la modernité : Rimbaud dirait que rien n'est aussi bien que d'être absolument moderne. Mais ils interprètent effectivement l'énoncé soit comme un devoir, soit comme une nécessité.
Or, Meschonnic a bien montré que Rimbaud, dans Une saison en enfer, a fait plus que preuve de sévérité à l'égard de la modernité. Il cite les formules sarcasmes, ainsi de "Pourquoi un monde moderne si de pareils poisons s'inventent ?" et il faut y ajouter ce qui est un mot d'ordre en tant que tel de la part de "l'Ecclésiaste moderne" : "Rien n'est vanité ; à la science, et en avant !" Dans L'Eclair, le poète cite alors un message qui n'a aucune force pour le convaincre, il le conteste même : "Et pourtant, les cadavres des fainéants et des méchants tombent sur le coeur des autres..."
Or, la parole citée, qui est une inversion du discours biblique de l'Ecclésiaste, correspond exactement à la formule "Il faut être absolument moderne", ce qu'aggrave la succession "tenir le pas gagné" qui en termes d'image est à rapprocher du "en avant".
Il est donc évident que quand le poète dit "Il faut être absolument moderne", il est dans la citation. Il ne nous soumet pas une idée morale qui lui serait propre.
Et comme cette formule a été contestée, Meschonnic part de l'idée que cette formule est ironique. Cela peut d'ailleurs être rapproché du nécessairement très suspect adjectif de lumière dans "splendides villes".
Je ne discute pas la présence de l'ironie dans cet énoncé. Ce qui me dérange, c'est que, en s'opposant à l'impératif enthousiaste des tenants du progrès, de la modernité irréfléchie et absolue, Meschonnic transforme la formule en un absolu nécessitant. Claisse travaille à l'arranger assez subtilement, mais le paradoxe de tout cela c'est que finalement les deux auteurs reconnaissent que l'énoncé dit explicitement qu'il faut être absolument moderne, mais que seulement cela se fait sans enthousiasme, sans émerveillement, en reconnaissant plutôt une situation d'épreuve perpétuelle qui ne débouche sur rien d'autre qu'un état désillusionné.
C'est là que j'interviens. Pour moi, l'énoncé est en partie ironique, mais le "il faut", s'il ne valide pas un contenu : la beauté et l'intérêt d'être absolument moderne, et s'il vante plutôt un positionnement : le fait d'accepter d'intégrer l'absolument moderne, ce qui est là toujours la bonne orientation de lecture de Claisse ou Meschonnic, doit donc en toute conséquence être lu non comme un devoir (Claisse qui reprend du coup l'idée même de "devoir à chercher") ou une nécessité (Meschonnic), mais comme une acceptation.
L'idée d'acceptation permet de traiter l'énoncé en biais. Ce n'est pas être absolument moderne en soi qui intéresse le poète, c'est le fait qu'il a à perdre s'il ne le fait pas. C'est déjà différent comme façon de traiter ce passage délicat.
Et justement, il faut apprécier les symétries tissées entre la prose liminaire et ce finale d'Une saison en enfer.
Il est assez frappant d'observer un parallèle de formulation entre la phrase-paragraphe : "Je me suis armé contre la justice." et la phrase "Et, à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes."
Rappelez-vous la Beauté : à quel moment est-elle trouvée amère et injuriée ? "Un soir", et dans Adieu, en prolongement de la section intitulée Matin, il est question de "l'aurore". Les "splendides villes" sont un équivalent sensible de la "Beauté" initiale, tandis que le futur "entrerons" inverse le passé composé de la phrase "Je me suis enfui", qui fait suite immédiatement à l'expression : "Je me suis armé contre la justice", dans la prose liminaire. Il est clair que cette "ardente patience" est le renoncement à la fuite.
Le poète consent à "être absolument moderne", cela veut dire qu'il accepte la réalité telle qu'elle est et d'y trouver son aliment. C'est ce qu'il dit explicitement dans la première partie d'Adieu : il a "la réalité rugueuse à étreindre" et ce qui annonce l'entrée dans les "splendides villes", c'est précisément cette idée de se montrer accueillant à ce qui pourrait être étreint : "Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle".
Eh bien, ces parallèles que nous pouvons faire entre la prose liminaire et Adieu, ils concernent aussi notre phrase qui fait débat.
Quand le poète dit : "Damnés, si je me vengeais", il suggère qu'il pourrait recommencer à injurier la Beauté, à défier la justice et les fusils de la répression. La phrase "Il faut être absolument moderne" vient là comme une fin de non-recevoir qui témoigne du basculement dans les principes de vie du poète. Et cette idée-là n'apparaît pas dans les approches de Meschonnic et Claisse, alors qu'elle est dans l'économie du récit absolument incontestable. Elle est de l'ordre du fait. La formule "tenir le pas gagné" veut signifier l'attitude de victoire à prendre, autrement ce serait témoigner d'une faiblesse. Il est évident qu'Une saison en enfer est le récit d'un "combat spirituel", et nous sommes à l'issue du conflit, quand le poète ne choisit plus de prendre les armes et d'affronter ce monde décevant, ou de se réfugier dans les chimères dont il est question dans L'Eclair.
Quand le poète dit "mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul", il y a bien sûr de l'amertume, de l'ironie. On sent bien que s'il le pouvait il la contesterait encore cette formule. Mais, il a conscience de l'impossible. Quand le poète s'est armé contre la justice, il y avait une volonté de la refonder, et si pas de la refonder, puisque le poète s'exposait plutôt à la mort, il y avait cette idée de montrer par ses excès que lui avait une vision supérieure de la justice au nom de laquelle il pouvait juger celle mise en place et à laquelle on lui demandait de se soumettre. Or, dans Adieu, le poète renonce à l'esprit de vengeance, à donc se faire justice lui-même, et la formule "la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul", qu'elle soit prise avec la sincérité du chrétien, ce qui n'est sûrement pas le cas ici, ou qu'elle soit considérée avec de l'ironie (amère ce n'est pas le problème, avec un doute ou pas sur l'existence de Dieu, tout ce qu'on veut), dans tous les cas, cette formule signifie que le poète ne se reconnaît pas apte tant à distinguer le juste de l'injuste qu'à planifier l'avènement du monde juste. Cela a à voir avec la déclaration d'humilité de la première partie d'Adieu.
Finalement, en consentant à "être absolument moderne", le poète se met à l'abri de ses propres absolus de pensée, de ses excès d'exigence absolue, tout cela afin de pouvoir assez simplement vivre une vie, ce qui est la sortie de tout enfer. Et on appréciera en ce sens l'inquiétude naturelle de l'unicité de la vie "Vite ! est-il d'autres vies?", car le poète a un souci avec la sienne. La "Vierge folle" parle d'un "Epoux infernal", équivalent du locuteur de Mauvais sang, etc., dont elle se demande s'il est capable de "changer la vie". C'est bien le noeud du problème, et cela a évidemment à voir avec une sagesse populaire : le poète ne peut croire qu'il changera le monde par son excessive tempête indignée".
Mais, le dernier paragraphe établit une note sombre particulière : celle de l'absence de "main amie", qui vient en droite ligne du sentiment d'amertume initial face à la Beauté avec pour conséquence la révolte contre la justice. Le constat amer n'est pas résorbé et participe de la leçon finale du livre, mais c'est l'attitude qui est changé face au monde.
On voit ainsi, pour le plus grand profit de notre lecture personnelle et privée d'Une saison en enfer, qu'effectivement le diagnostic du mal n'est pas complètement déroulé (absence de facultés descriptives), qu'effectivement le discours du livre n'est pas de l'ordre d'un enseignement philosophique (absence de facultés instructives). Pourtant, le sens qui s'en dégage me semble loin d'être frustrant, et c'est un sens commun intelligemment conduit que nous sommes amenés à apprécier dans l'élaboration fine de cette oeuvre poétique. En soulignant les parallèles entre la prose liminaire et la dernière partie d'Adieu, il me semble que j'ai clairement montré qu'il y avait bien une solution apportée à un problème exposé en début d'oeuvre, que nous n'étions pas dans une pure circularité où rien ne se serait décidé suite à un mélange inextricable de propos contradictoires, que le poète n'affirme pas artificiellement sortir de l'enfer juste pour prétexter mettre un point final à son livre, ni que le poète se permet simplement une volte-face finale en disant pratiquement le contraire de ce qu'il disait au départ.
Je considère que la mise au point opérée ici permet de lire Une saison en enfer sans se dire que c'est un écrit obscur auquel on ne comprend rien : nous pouvons dès lors parler de cette approche-ci sans se dire que c'est une opinion fragile dans le concert des thèses divergentes qui peuvent être échangées. La compréhension de la prose liminaire et de la réponse apportée dans Adieu au problème implicite qui se cache derrière l'alternative entre charité et mort, problème qui est l'enfer de la fuite même, cette double compréhension donc, permet de dominer la lecture d'Une saison en enfer, et de ne pas simplement apprécier quelque chose de vif et de bien écrit qui nous remue.
2. Amour divin, amour terrestre
Samantha a attiré l'attention sur le couple des deux amours. Elle a cité aussi plusieurs extraits critiques ou plusieurs documents qui restent à traiter.
Il faut ici se pencher sur un extrait de la sixième section de Mauvais sang, et y ajouter un extrait de la septième section :
Vite ! est-il d'autres vies ? - Le sommeil dans la richesse est impossible. La richesse a toujours été bien public. L'amour divin seul octroie les clefs de la science. Je vois que la nature n'est qu'un spectacle de bonté. Adieu chimères, idéals, erreurs.
Le chant raisonnable des anges s'élève du navire sauveur : c'est l'amour divin. - Deux amours ! je puis mourir de l'amour terrestre, mourir de dévouement. J'ai laissé des âmes dont la peine s'accroîtra de mon départ ! Vous me choisissez parmi les naufragés ; ceux qui restent sont-ils pas mes amis ?
Sauvez-lez !
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Plus besoin de dévouement, ni d'amour divin. Je ne regrette pas le siècle des coeurs sensibles. Chacun a sa raison, mépris et charité : je retiens ma place au sommet de cette angélique échelle de bon sens.
Mauvais sang et Nuit de l'enfer si nous les prenons en termes de transposition biographique sont légèrement contradictoires avec la prose liminaire. Ils présentent un rebelle au christianisme qui célèbre les péchés capitaux. Cela rejoint bien l'image du locuteur selon le portrait dressé dans la prose liminaire, mais, même, si le texte n'est pas à proprement parler une narration, puisqu'il s'agit du monologue d'un personnage qui parle, on observe un récit avec une conversion et une rechute. Cela n'apparaît nullement dans la prose liminaire. Egalement, dans la mesure où un récit semble suivre son cours de Mauvais sang à Nuit de l'enfer et reprendre de L'Impossible à Adieu, certains rimbaldiens (Nakaji, Murat) estiment que le diptyque des Délires ne fait pas partie du séjour infernal.
Pourtant, ces Délires sentent le soufre. Les commentateurs iront-ils jusqu'à prétendre que ce n'est pas le même personnage qui parle dans Alchimie du verbe, et n'observons-nous pas que l'Epoux est... infernal et qu'il est un rendu assez évident du personnage qui parle dans les autres sections du livre.
Pour moi, il n'y a même pas à montrer que les contradictions pourraient être dissipées avec un peu d'attention, car ces récits sont en partie des transpositions, mais en même temps ce n'est pas un récit de la vie du locuteur qui a été dédié à Satan, mais les feuillets d'un carnet de damné. L'ordre de ces feuillets importe du point de vue du déroulement d'une pensée, mais le poète nous propose des écrits autonomes, tels qu'il les a conçus. Chercher absolument à ajuster les récits dans une chronologie infernale, c'est un faux débat. On peut ajouter à cela que la conversion, après un récit pas mal infernal, est un premier temps de l'intérêt pour la charité, un premier temps de recul devant la mort. La section L'Eclair s'occupe elle du travail, il n'y aurait donc même pas à proprement parler de contradiction avec la prose liminaire, mais seulement l'écart entre un récit où la charité n'est qu'envisagée et rejetée, et un autre où une conversion est singée en esprit.
La notion de charité est centrale. Il s'agit d'une vertu théologale. Suite à la Semaine sanglante, Arthur Rimbaud a composé un poème Les Soeurs de charité, daté de juin 1871 sur la copie de Verlaine, dont la fin se rapproche quelque peu du Voyage de Baudelaire, mais non pour trouver du nouveau dans l'inconnu, plutôt pour assimiler la mort à une consolation qui serait la seule charité (sachant que selon moi à rebours de tous les lecteurs, y compris Rimbaud visiblement (au vu de ce qu'il écrit sur l'inconnu et le nouveau en mai 71), j'estime que cette chute du dernier poème des Fleurs du Mal est foncièrement ironique et désespérée, ce voyage n'est qu'une illusion de plus après tous ceux racontés précédemment pour ce qui est de la vie : le poète composant une telle revue n'avait aucune raison d'excepter la mort du désenchantement, d'autant qu'il a joué là sur une attirance paradoxale, et l'ironie fine va jusqu'à jouer en prolongement d'une idée de sens commun que la désillusion pourrait être un mot "fin" qui n'a pas le temps de gagner la conscience, autrement notre maladie du voyage jamais satisfait on l'a à vie, et même après la mort si la mort n'arrête pas tout, mais je m'éloigne de mon sujet.)
Dans Une saison en enfer, la charité est rejetée, mais nous n'assistons qu'à la répugnance instinctive dans la prose liminaire. Or, dans Mauvais sang, le récit de conversion est l'occasion pour le poète de dire ce qu'il pense de la charité. Le problème, c'est que Rimbaud entre d'une telle sorte en matière que les lecteurs ne comprennent pas forcément de quoi il retourne quand il en parle, et visiblement les commentateurs, s'ils évoquent "l'amour divin" et "l'amour terrestre", ne le font qu'en passant. L'expression "amour terrestre" est déroutante. Elle ne serait guère usuelle dans le sens où Rimbaud l'emploie, ce qui fait que, puisque la lecture de ce livre est difficile, on peut être tenté de la rabattre sur une notion profane, sinon charnelle. Certains commentateurs laissent tout de même entendre, mais toujours subrepticement, qu'ils ont bien vu que "l'amour terrestre" est précisé comme étant le "dévouement". Mais, du coup, on serait en droit d'attendre un commentaire sur la distinction entre "amour divin" et "dévouement". Il y a tant de façons de commenter, de rendre compte d'une analyse de textes, que les commentateurs peuvent soit ne pas parler du tout des "deux amours", soit se contenter de faire un constat minimal : "l'amour terrestre" est le "dévouement" (mais qu'entendre par ce mot?), soit traiter suffisamment le sujet en biais que pour ne jamais avoir à dire comment ces deux amours sont articulés l'un par rapport à l'autre.
Malgré tout, j'observe que certains commentaires opposent l'amour divin à l'amour terrestre, ou que d'autres, en tout cas, Pierre Brunel, les traitent comme deux pantomimes distinctes.
De fait, un premier paragraphe est consacré à "l'amour divin" et un second à "l'amour terrestre". Mais, quand le poète s'écrie "deux amours", ce n'est pas pour les opposer. Il les conjoint. Il montre simplement qu'il y a deux principes. Il vient de préciser le premier, celui de "l'amour divin" où on observe très précisément l'idée qu'il ouvre à la connaissance avec cette métaphore des "clefs" qui renvoie à l'évidence à l'inspiration de la charité comme clef dans la prose liminaire, et on peut apprécier, car cela est capital dans l'économie de l'oeuvre, que nous avons en miniature une scène d'adieu équivalente à celle de la fin du livre, sauf qu'ici tout va rapidement sonner faux : "Je vois que... Adieu, chimères, idéals, erreurs." Il s'agit là de la raison chrétienne avec l'idée de charité. C'est important d'en constater la présence ici et les liens, jusqu'aux termes employés "clefs" et "Adieu", avec la prose liminaire et la section finale du livre, pour bien voir que la charité chrétienne est ici envisagée pour être bientôt rejetée, et que, malgré un apparent parallélisme, la fin du récit n'est pas le triomphe approximatif de la charité, mais autre chose de plus subtil.
L'amour divin et l'amour terrestre seraient là pour sauver, mais pour sauver en fonction de l'attente d'une autre vie, en privilégiant des élus, des êtres sélectionnés. C'est la notion de charité qui est mise en accusation ici, au moment même où le poète fait mine de s'y soumettre. La critique de l'amour divin n'est pas faite directement, mais le poète laisse passer des jalons critiques dont l'interrogation sur la possibilité d'autres vies. L'expression "la nature n'est qu'un spectacle de bonté" est une citation faite de manière conciliante et hypocrite après l'intérêt porté juste avant sur la richesse dans le sommeil. On voit très bien que le poète ruse et que cette conversion va être frappée d'insincérité. Lorsque le poète s'écrie "deux amours", il ne dit nullement qu'il va de l'amour divin à l'amour terrestre, quittant l'un pour l'autre. Il dégage dans le chant raisonnable des anges sauveurs un double principe : il faut un amour divin, un amour de Dieu dont la bonté serait partout dans la nature son oeuvre, et un amour terrestre qui est un dévouement dont l'amour divin donne le modèle ne fût-ce que par le spectacle de la bonté de la nature. Il est question du dévouement des âmes charitables, principe quelque peu singé, plagié ou reconduit à sa manière par l'Epoux infernal, nous en reparlerons. Or, le dévouement du poète va trouver un mauvais point d'application. Il veut sauver ses amis naufragés qui n'ont pas été élus comme lui. Il ne s'agit sans doute pas d'une critique de l'élection divine sur le modèle janséniste, mais d'une critique de la charité chrétienne telle qu'elle semble pratiquée par la société. Cette charité est pratiquée faussement par ceux qui la prônent et donc irrémédiablement suspecte au sentiment du poète. Le poète a alors beau jeu d'étaler l'hypocrisie de sa conversion, en en faisant sans doute un modèle universel de la conversion, car une fois qu'il prétend laisser de côté "amour divin" et "dévouement", il formule cette sagesse hypocrite perceptible dans le refus de s'intéresser à tous les naufragés. L'exercice de la charité ne va pas sans mépris. Le siècle des coeurs sensibles est nécessairement le dix-huitième siècle, le thème littéraire lui est propre malgré les prolongements romantiques. Même l'administration prétendait faire les choses avec sensibilité au dix-huitième siècle. Ce modèle fait sourire l'hypocrite converti qui ne retient pour "raison" que la formule oxymore "mépris et charité" dont il observe le caractère ostentatoire et le bon sens pratique. Vous avez là un éclairage sur l'amertume provoquée par la Beauté. Cela me paraît très clair et peu après ces lignes il est d'ailleurs à nouveau question d'aimer courageusement la mort.
Enfin, quand, dans Adieu, le poète parle de "clarté divine", il ne faut pas s'y leurrer, il n'est plus question de cet "amour divin", mais de la quête de cette "lumière" que, dans L'Impossible, le locuteur ne peut pas croire "altérée".
A suivre...