samedi 14 juin 2025

Les poètes que cite le "voyant" dans son courrier...

Le 15 mai 1871, Rimbaud envoie une célèbre lettre à Demeny où il réitère son souhait de devenir "voyant" d'un courrier à son professeur Izambard posté deux jours auparavant.
Je ne reviens pas ici sur les points qui m'éloignent de la doxa rimbaldienne. J'ai déjà insisté sur le fait que nous ne possédions pas toutes les lettres remises à Izambard, sur le fait que la relation agressive au professeur obligeait sans aucun doute Rimbaud à se rabattre sur la relation de second ordre que lui conférait Demeny, sur le fait que nous n'avons pas eu accès aux échanges d'époque avec Deverrière et d'autres, sur le fait que la lettre à Izambard du 13 mai témoigne qu'on le veuille ou non d'une antériorité du débat avec quelqu'un d'autre que Demeny, etc. Je considère très clairement que Rimbaud n'attache pas d'importance particulière à Demeny, mais qu'il sert de pis-aller face à la rupture en train d'être consommée avec Izambard.
Ici, ce qui m'intéresse, c'est le panorama littéraire que dresse Rimbaud.
La lettre est dès la première phrase définie comme "une heure de littérature nouvelle", ce qui veut dire que les trois poèmes qu'elle inclut sont de la littérature nouvelle, mais en même temps que les considérations en prose sont aussi de cet ordre. Pour sa part, le poème "Chant de guerre Parisien" est introduit en tant que "psaume d'actualité". Dans un article paru sur le blog Rimbaud ivre : "Chronologie des poèmes de Rimbaud écrits en 1871 et au début de l'année 1872", publié en mai 2013, j'avais imprudemment mis entre parenthèses l'idée que la composition pouvait dater du mois de mai lui-même, j'avais composé ceci : "Avril(-début 1871) : Chant de guerre Parisien". Dans un récent article, Yves Reboul a montré que le poème faisait référence à l'actualité immédiate du mois de mai. Mais, l'idée de "littérature nouvelle" pour l'ensemble de la lettre suppose un autre plan d'analyse, la rupture avec la tradition classique pour dire vite. Et, juste après la citation de son "Chant de guerre Parisien", Rimbaud réécrit l'idée de l'heure de littérature nouvelle par une formule qui a un sens plus précis : "Voici de la prose sur l'avenir de la poésie".
Nous passons de l'idée d'une littérature d'un type nouveau à un discours qui fait une mise au point sur l'histoire en cours et qui annonce ce qui va suivre. Rimbaud n'est pas le premier poète à procéder de la sorte, on songe aux écrits de Lamartine "Destinées de la poésie", à nombre de textes et préfaces de Victor Hugo, sans oublier qu'il en traite dans ses poèmes en vers eux-mêmes.
Et Rimbaud ne prétend donc pas tout inventer, il prétend se saisir de l'histoire en cours. Sa poésie de voyant est une résultante de l'histoire en cours.
Le passé littéraire est articulé autour de trois noms : Ennius, Théroldus et Casimir Delavigne. Rimbaud frappe de dérision La Chanson de Roland en la plaçant entre le repoussoir latin Ennius et un des repoussoirs de l'époque romantique Casimir Delavigne.
La citation d'Ennius est très subtile. Seuls des fragments de cet auteur sont parvenus jusqu'à nous, mais il est considéré comme le "père de la poésie latine", il a donc sa place comme un symbole des origines. L'ironie fine de Rimbaud ne s'arrête pas là. Rimbaud a mis en valeur la poésie grecque sans citer un seul nom d'artiste. Pour les romains, il cite Ennius en tant que point de départ, mais cela amène à faire l'impasse sur Virgile, Horace et d'autres. Et, justement, Horace signalait à l'attention que Virgile empruntait de nombreux vers ou extraits à Ennius pour en faire des beautés. C'est exactement l'ironie amère qu'applique Rimbaud dans les lignes suivantes au jeu racinien. Racine égale Virgile. Rimbaud ramène tous les poètes latins à une ligne aplatie qui va du peu signifiant Ennius, auteur admis médiocre, à l'obscur Théroldus, auteur supposé de la première œuvre littéraire d'importance en langue française, importance toute relative à l'époque de Rimbaud où la redécouverte de la littérature médiévale ne va pas jusqu'à supposer une valeur égale de ses chefs-d’œuvre par rapport à la Renaissance, au classicisme et au Romantisme. Casimir Delavigne permet de passer par-dessus tous les poètes célèbres de la Renaissance ou du classicisme, par-dessus Villon aussi. Racine va avoir droit à un rôle particulier, c'est le meilleur poète de la littérature passée, mais il est discrédité par le fait d'y appartenir.
Evidemment, il convient de ne pas prendre le discours de Rimbaud au premier degré. En mai 1870, il écrivait à Banville qu'il était un "descendant de Ronsard". A des fins satiriques, il est évident que Rimbaud simplifie sa pensée, voire lui donne un tour caricatural violemment provocateur. Notre jeune ardennais concède une qualité d'expression littéraire à Racine, et il semble admettre Ronsard dans une dimension bâtarde entre le jeu ancien et le credo des poètes qui excède nécessairement ce cadre. Notons tout de même que l'admiration pour Ronsard peut cacher un tour rhétorique. Rimbaud ne semble jamais s'inspirer directement de vers de Ronsard dans sa production personnelle. Qui plus est, le prestige de Ronsard ne va pas sans poser problème. Beaucoup de poèmes de Ronsard ressemblent à des exercices de style, à ce jeu que déplore Rimbaud, sauf que, de temps en temps, il y a un poème vertigineux. Il y a un écart entre lire une anthologie des grands poèmes de Ronsard et lire l'ensemble d'un recueil. J'admire le sonnet "Te regardant assise...", mais quand je lis les Sonnets pour Hélène je suis toujours déçu par le fait que la plupart des pièces ne me procure que très peu de plaisir à la lecture. Il y a quelques sonnets exceptionnels, et le reste a très vite un intérêt bien limité. Par ailleurs, il est difficile de citer Ronsard sans du Bellay qui n'a pas à rougir de la comparaison. Rimbaud ne cite pas Agrippa d'Aubigné, pourtant à la mode et pas seulement avec l'édition censurée des  Fleurs du Mal, ni Mathurin Régnier encore plus à la mode, ni Clément Marot. Il ne cite pas non plus les classiques Corneille, Boileau, Malherbe, etc. La Fontaine est tout de même épinglé en passant.
Le cas de Racine est intéressant à creuser. Rimbaud ne semble pas non plus s'inspirer de vers de Racine, mais Rimbaud semble imiter, comme d'autres à l'époque, le vers de Phèdre : "Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur", quand il rédige : "Le jour brille plus pur sous les cieux azurés", même si le lien semble frêle et peut relever d'une illusion d'optique. On peut se demander si Rimbaud songe à des extraits célèbres de Ronsard et d'Aubigné quand il décrit la capitale de manière allégorique dans "Paris se repeuple". Mais, Rimbaud reproche à Racine un jeu qui est quelque peu aussi le sien, tant la poésie de Rimbaud est faite d'emprunts à des vers antérieurs. Il y a bien sûr une dimension polémique à ces emprunts, sinon une volonté d'imposer une correction en idée à des vers du passé, mais il n'en reste pas moins que la performance poétique rimbaldienne est clairement tributaire de ce jeu où on reprend ce qui a été fait pour réorganiser des rimes, des hémistiches, reformuler des idées déjà abordées.
Rimbaud ne cite pas Corneille, modèle que les romantiques avaient préféré à Racine, et pour Molière il est tout de même l'objet d'un emprunt patent dans la chute du poème "Le Châtiment de Tartufe". Notons tout de même que Rimbaud cite un vers d'une pièce en vers plutôt mise à l'index et impossible à étudier dans une école, d'autant plus avec des séminaristes. Il applique aussi l'orthographe "Tartufe" de Gautier malgré la citation limpide de la comédie même Tartuffe.
J'ai envie de soulever un dernier point au sujet de Racine. Rimbaud ironise sur les rimes et hémistiches impeccables de Racine. Or, il y a un gros problème de perception à ce niveau, problème qui concerne également les railleries de Victor Hugo à l'égard du dramaturge . Racine est le seul auteur classique à ma connaissance à présenter, plus encore que Molière, des suspensions de parole à l'hémistiche sur des mots qui en principe ne tombent jamais à l'hémistiche. Il accumule cela en particulier dans sa courte et unique comédie des Plaideurs qui, à elle seule, va plus loin que toutes les comédies en vers de Molière réunies, mais il ose aussi cela dans Athalie. Dans Phèdre, Racine se permet aussi un rejet du numéral "un" à l'entrevers dans une réplique d'Aricie qui précède de peu le célèbre récit de Théramène :
 
Mais tout n'est pas détruit, et vous en laissez vivre
Un... Votre fils Seigneur, me défend de poursuivre.
D'évidence, Racine aurait versifié comme Hugo et non comme Lamartine s'il avait vécu au XIXe siècle. C'est même plus sensible dans son cas que dans celui de Corneille qui a pourtant quelques trimètres à son actif, qui a contribué à employer les termes d'adresse en rejet, et qui a aussi une ou deux césures un peu particulières, sauf que cela est noyé dans l'ensemble de sa production.
Quant aux rimes, Racine est comme l'ensemble des classiques, elles sont banales et soumises à la primauté du discours. Le jugement de Rimbaud est complètement erroné à ce niveau-là. Notons que "Credo in unam" témoignait justement de cette négligence des rimes quand une rime de cadence masculine est suivie par la rime de cadence féminine correspondante, sorte de contamination incontrôlée d'une rime sur l'autre :
 
[...]
Où, courbant à leurs pieds les Dieux et les Héros,
La blanche Kallipyge et le petit Eros
Effleureront, couverts de la neige des roses,
Les femmes et les fleurs sous leurs beaux pieds écloses !
 Sans oublier que la rime "Héros"/"Eros" peut déranger du fait de la non-prononciation du "s" de "Héros", ce glissement de "Eros" à "des roses" est typique de la versification en rimes plates des classiques et de poètes qui ne cherchent pas à contrôler l'organisation des rimes, en voici un exemple chez Racine, dans les derniers vers de Phèdre :
 
[...]
                                    Ah père infortuné !
Et c'est sur votre foi que je l'ai condamné !
Cruelle ! pensez-vous être assez excusée...
Ici, la négligence est d'autant plus sensible que Racine joue paresseusement sur les terminaisons de participes passés. Il y a d'autres glissement de cette sorte dans les poèmes de Racine, de Lamartine et d'autres. C'est important de connaître tout ça et de se le représenter par des exemples, parce qu'on voit les limites logiques du propos tenus par Rimbaud à Demeny le 15 mai 1871. Je rappelle que dans "Réponse à un acte d'accusation", Hugo se sert du "récit de Théramène" pour critiquer le fait qu'aucun mot ne passe en dansant la césure ou l'entrevers dans la poésie classique, ce que ma citation de vers d'Aricie frappe d'injustice.
J'ajoute que à quelques reprises Racine joue sur ce que j'appellerais des rimes fantômes. Par exemple, dans Phèdre, comme Œnone est la nourrice de Phèdre et vu que Racine insiste beaucoup dans sa préface sur le fait que la bassesse d'action de dénoncer Hippolyte est reportée sur un personnage de basse condition, j'ai du mal à ne pas identifier un calembour "nourrice"/"nourrissent" dans la réplique suivante de Phèdre, calembour qui n'en est quasi pas un au plan sémantique :
 
Tous ceux qui, comme toi, par de lâches adresses,
Des princes malheureux nourrissent les faiblesses,
Les poussent au penchant...
J'ai du mal à ne pas croire à un fait exprès, et même si je l'ai perdu de vue j'avais repéré un autre jeu de la sorte dans une autre tragédie de Racine.
Rimbaud ne cite pas non plus André Chénier, le véritable initiateur de la refonte métrique opérée par Vigny, puis Hugo. Et là encore, il y a un paradoxe hugolien, toujours dans Les Contemplations, où dans une réponse imaginaire "A André Chénier" le grand romantique explique qu'il faut assouplir le vers. Un comble, quand on sait qu'il doit l'impulsion première aux vers de Vigny qui imitait les audaces de Chénier. Il va de soi qu'en image d'Epinal Chénier est paradoxalement enfermé dans l'idée de son vers célèbres : "Sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques".
La mention de Casimir Delavigne en point de chute du jeu ancien suffit à discréditer dans la foulée Soumet, Ponsard et quelques autres, et suffit à déterminer que Rimbaud considère que la littérature nouvelle est née avec le romantisme, ce que conforte la lettre à Banville de mai 1870 où il était question des "maîtres de 1830".
Rimbaud accable la masse des poètes romantiques en général dans son discours, il n'en excepte pas moins les deux grands noms de Lamartine et Hugo, laissant quelque peu dans l'ombre Vigny qui peut être évoqué par les locomotives à cause de sa "Maison du berger". Notons que le train n'existait pour ainsi dire pas en 1820 au début du romantisme, et que "La Maison du berger" ne date que de 1843.
Rimbaud dit que les premiers romantiques ont été voyants sans trop bien s'en rendre compte, et comme Rimbaud va donner ensuite les noms des "seconds romantiques", nous avons une délimitation nette dans le temps. Rimbaud désigne comme premiers poètes romantiques ceux des romantiques qui sont nés avant 1811 (Gautier), sinon 1818 (Leconte de Lisle, Baudelaire, Banville).
Rimbaud est assez étonnant quand il met en avant Lamartine comme "quelquefois voyant". Il s'agit d'un poète chrétien et légitimiste, et il est particulièrement légitimiste quand il compose ses poèmes les plus importants. Qui plus est, mais Rimbaud l'ignore peut-être, il y a une continuité forte de la poésie de Lamartine avec des poètes chrétiens obscurs du XVIIIe siècle, à tel point que "Ô temps, suspends ton vol" ou "Un seul être vous manque et tout est dépeuplé" sont des emprunts à des poésies du XVIIIe siècle, ainsi que les considérations sur les bois en automne, etc.
Il y a tout de même un souffle nouveau dans la poésie de Lamartine, une révolte incontrôlée contre Dieu qui se dit en vers, une admiration pour Byron sur laquelle un poème en vers de Musset rebondit. Il naît un lyrisme qui échappe au contrôle social, ce qui est la définition même de la poésie lyrique moderne. Lamartine crée un lyrisme de l'individu qui s'émancipe des règles de conduite, quand bien même sa volonté n'est pas de les remettre en cause.
La critique rimbaldienne n'a jamais produit une étude de mise au point sur la relation de Rimbaud à Lamartine. Marc Ascione, dans l'édition du centenaire des poésies de Rimbaud, a souligné que le récit Un cœur sous une soutane empruntait pas mal satiriquement au Jocelyn, épopée en vers célèbre à l'époque mais tombée en désuétude au vingtième siècle.
Lamartine est l'auteur de deux grands recueils de poésies lyriques Méditations poétiques et Harmonies poétiques et religieuses. Rimbaud à cause de la rime "Endymiuon"/"pâle rayon" a lu avec attention le poème "La Mort de Socrate" paru en plaquette. Et même si sa qualité est bien moindre que le recueil de 1820, les Nouvelles Méditations poétiques de 1823 retenait tout de même une très grande attention, dont celle de Rimbaud, ce qui n'est pas à négliger. Lamartine est connu aussi pour ses descriptions étonnantes avec des choix de couleurs qui frappent l'imagination, avec des idées inhabituelles peu réalistes, ainsi dans le poème "L'Occident", ce qui préfigure de loin en loin les vers du "Bateau ivre".
Au-delà de ces ouvrages, Lamartine est connu encore pour une œuvre avortée La Chute d'un ange et pour quelques poèmes épars, en particulier "La Vigne et la Maison".
Limité à une image de poète en vers, nous oublions aujourd'hui que Lamartine a été chef du gouvernement provisoire en 1848 et qu'il a eu une activité en prose que connaissait Rimbaud : Histoire des girondins ou Graziella.
Sous l'angle des poèmes, Lamartine ne retouchait pas ses vers et ses strophes en principe. En revanche, le contenu des recueils variait. Il faut oppose les éditions des Méditations poétiques et Nouvelles Méditations poétiques entre elles. Il n'y a jamais eu de réflexion des rimbaldiens, qui ne se posent d'ailleurs pas la question, sur les recueils effectivement lus par Rimbaud, que ce soit pour Lamartine, Gautier, Musset, Banville, Leconte de Lisle ou Belmontet.
Pour Victor Hugo, la situation est plus stable. Les recueils ne sont pas retouchés dans le temps, encore qu'il faille opposer les éditions de 1853 et 1870 des Châtiments. Il existe aussi des variantes pour les vers de poèmes des Feuilles d'automne, j'ignore pourquoi n'ayant pas eu le temps de chercher à ce sujet.
La minimisation de Victor Hugo par la critique rimbaldienne pose de véritables problèmes pour l'avancée de la recherche. Prenez le début des Contemplations, après la préface en prose, le poème liminaire "Un jour, je vis..." offre une vision, "je vis" justement, l'idée d'une vision où l'homme est assimilé à un "navire", ce qui est à relier au couple de poèmes "Pleine mer" et "Plein ciel" d'Hugo lui-même, mais aussi au "Bateau ivre". Rimbaud n'a pas repris à son compte les prodiges prosodiques de tels vers :
 
Un rapide navire enveloppé de vents,
         De vagues et d'étoiles ;
 
 mais il s'est imprégné de tout ce symbolisme et ce poème liminaire des Contemplations a aussi l'intérêt de juxtaposer une référence symbolique du sonnet "Voyelles", ce qui confirme que "Le Bateau ivre" et "Voyelles" gagnent à être lus l'un par rapport à l'autre. En effet, dans ce poème "Un jour je vis..." Hugo qui parle de "Poëte au triste front" qui "près des ondes" découvre des vérités studieuses en quelque sorte développe l'idée que l'abîme qu'est la mer est en présence de "l'abîme des cieux" où se joue un spectacle métaphysique où vient "parler à l'oreille" du poète "une voix dont [s]es yeux / Ne voyaient pas la bouche", ce qui renvoie à "La Trompette du jugement", poème qui suit le couple "Pleine mer" et "Plein ciel" dans la version de 1859 de La Légende des siècles, nouvel encouragement à lire de pair "Le Bateau ivre" et "Voyelles" en les reliant et à toute la fin épique de La Légende des siècles et au discours métaphysique d'ensemble des Contemplations. Je pourrais parler des poèmes suivants des Contemplations et vous montrer à quel point ils sont beaux par la prosodie et nourriciers pour le voyant Rimbaud.
Hugo est aussi l'occasion pour Rimbaud de citer des poètes secondaires de son siècle. Belmontet est un contrepoint ironique bien sûr, et cela permet de méditer sur un Victor Hugo qui serait à la fois voyant et pour partie encore dans la poésie ancienne avec une illustration possible que permettent les noms de Belmontet et Lamennais. La mention de Lamennais a un autre intérêt. Elle permet de souligner l'absence de référence à la poésie en prose dans ce courrier sur l'avenir de la poésie... Pas de mention de la prose poétique d'un Chateaubriand, pas de mention d'Aloysius Bertrand, ni d'autres. Lamennais est pourtant une mention frontière clef à ce sujet.
Ce qui m'étonne aussi, c'est que Rimbaud n'a pas dénoncé le côté Lamennais de Lamartine. Je pense que Victor Hugo est jugé d'autant plus sévèrement qu'il est placé à un autre niveau d'estime que Lamartine. Lamartine est cité par concession d'histoire littéraire, en tant que commencement. Notons que, du coup, Hugo est sacrément isolé comme représentant de la première génération romantique. Pas de Barbier, pas de Desbordes-Valmore. Pas de Nerval non plus pour anticiper sur la seconde génération romantique, et bien sûr nulle mention directe de Vigny. Pas de Sainte-Beuve non plus, pas de frères Deschamps.
Avant de passer à la seconde génération romantique, Rimbaud conspue ensuite Musset. Il montre qu'il a lu pas mal de ses œuvres, ou qu'en tout cas il se fait une idée de la plupart d'entre elles, ce qui n'est pas à sous-évaluer pour l'analyse des poèmes de Rimbaud.
Je suis toujours impressionné de voir que les rimbaldiens peinent à comprendre que les piècess "Ce qui retient Nina" et "Mes petites amoureuses" font référence par la forme à la "Chanson de Fortunio" quand le nom "Nina" renvoie à plusieurs poésies de Musset et précisément à "A Ninon" qui suit la "Chanson de Fortunio" dans les recueils de l'auteur. La forme du quatrain d'octosyllabes alternant avec un vers de quatre syllabes est rare en soi, et le couplage avec la mention "Nina" achève de nous assurer du caractère patent de la référence. Ajoutons que la forme de la "Chanson de Fortunio" est reprise dans le poème "Le mie prigioni" où Musset raconte son passage en prison, ce qui inspirera à Verlaine "Le ciel est par-dessus le toit, / Si bleu, si calme", référence connue cette fois. Et malgré la langue italienne, vous notez qu'il y a un possessif de première personne dans le titre. J'ai l'impression que les rimbaldiens sont bêtes, je ne peux pas le dire autrement.
Et puis nous en arrivons à la liste des quatre grands poètes de la seconde génération romantique. Nerval en est étonnamment exclu. Il n'était pas si célèbre à l'époque je suppose. C'est tout de même dommage. Il y a des poèmes d'une vertigineuse prosodie de sa part, Hugo et Gautier ont profité de leçons de vers de Nerval, le Hugo des Contemplations est nourri pour son plus grand bien de la prosodie des premiers recueils de Nerval et Gautier ce que personne ne semble avoir remarqué, et d'ailleurs la préface des Contemplations avec le "moi" commun à tous fait clairement écho à une phrase similaire du début des petits châteaux de Bohême de Nerval, avec ce motif de la bohême dont on connaît l'importance pour Rimbaud depuis 1870 au moins.
Ce qui m'étonne là encore, c'est que les rimbaldiens ne s'intéressent pas aux recueils tels que les lisait Rimbaud. Rimbaud devait lire des éditions des poésies de Gautier avant 1852. Avant Emaux et camées, il y a eu une édition des Poésies complètes qui reprenait tous les recueils avec une section de "Poésies diverses". C'est cette édition-là que suit Michel Brix dans la sienne propre, du moins pour tout ce qui concerne les poésies publiées en recueil avant 1852.
De toute façon, il faut lire par acquit de conscience les versions originelles comme les versions en principe les plus courantes à l'époque où Rimbaud composait.
Vous imaginez ce que ce laxisme signifie sur la réalité du sérieux du travail de centaines et même de milliers de professeurs d'université. Est-ce que vous vous représentez l'étendue de l'imposture universitaire ? C'est complètement dingue !
Le propos est plus criant encore pour Leconte de Lisle. Les rimbaldiens ne sont pas au courant que Leconte de Lisle a publié initialement les trois recueils Poèmes antiquesPoèmes et poésies et Poésies barbares. Pour eux, Leconte de Lisle n'a publié que deux recueils Poèmes antiques et Poèmes barbares, sauf que le titre du premier cache une différence profonde avec son homonyme de 1852, cependant que le titre Poésies barbares est clairement distinct du titre Poèmes barbares.
Banville pose des problèmes similaires. Les recueils antérieurs aux Odes funambulesques ont été réunis en un seul ensemble de poésies, puis ont pris le titre de Cariatides qui était jusque-là seulement celui du recueil de 1842. Banville remaniait ses vers, et il est capital de confronter toutes les versions de ses recueils.
Baudelaire pose un problème similaire. Nous ne publions au format courant que les deux premières versions des Fleurs du Mal, alors que Rimbaud devait consulter le plus souvent la troisième posthume. Même si les poèmes sont mis en annexe, ainsi que les pièces censurées et les poèmes inédits des Epaves nous perdons l'impression d'ensemble de la troisième édition et toute la très longue préface de Gautier.
Il faut le faire !
Au passage, Baudelaire est l'occasion d'une interrogation cruciale. Rimbaud ne cite pas la poésie en prose, et quand il cite Baudelaire comme le "vrai dieu" de la poésie, pense-t-il aussi aux poésies en prose ou célèbre-t-il uniquement le souffle nouveau des Fleurs du Mal ?
Encore un sujet qui n'a jamais été vraiment traité de front.
Rimbaud énumère ensuite des poètes publiant dans le Parnasse contemporain. Notez que c'est là l'étrange occasion pour Rimbaud de citer enfin Barbier ou les Deschamps qui auraient dû faire partie des paragraphes sur les premiers romantiques...
Rimbaud ne cite pas Arsène Houssaye, Louis Ménard, Stéphane Mallarmé, Charles Cros et quelques autres. Comme il ne cite pas Glatigny qu'on sait qu'il affectionne, comme il ne cite pas Desbordes-Valmore, ni Murger, ni Châtillon.
Le fait d'oublier de mentionner ces poètes tend à donner l'idée qu'ils ne préoccupent pas assez Rimbaud. Je pense que Desbordes-Valmore est un oubli, volontaire ou non, lié à son manque de relief dans l'émergence de la poésie nouvelle du romantisme. Elle est encore dans une autre voie, et comme Rimbaud parle de l'aliénation des femmes et du fait que de grandes femmes écrivains doivent apparaître il ne pouvait pas se contredire en citant Desbordes-Valmore qu'il aimait ou George Sand.
Pour Mérat, je l'ai déjà dit. Rimbaud le cite par opportunisme parce qu'il sait qu'il est un collègue de travail et une connaissance de Verlaine depuis au moins son passage à Paris fin mars début avril 1871. Il a rencontré notamment André Gill chez qui il a logé. J'ai envie dire comiquement que Rimbaud a confondu Mérat et Nerval avec le titre Les Chimères, mais je considère bien sûr que c'est cette relation à Verlaine qui pèse dans son propos et accessoirement le fait que le recueil de Mérat, qui n'a pas été publié initialement par Lemerre, a reçu des prix. Il s'agit d'un jugement hâtif que Rimbaud n'a certainement pâs assumé très longtemps ensuite. Ceci dit, Rimbaud pour se mentir ainsi devait au moins considérer que le facteur de vers qu'était Mérat était honorable. Mérat était tout au plus considéré comme un "talent" par Rimbaud, comme Dierx et Coppée, voire comme Prudhomme qu'il conspue pourtant dans une lettre antérieure à Izambard.
Je ne vais pas allonger cet article en traitant des poètes publiés dans le Parnasse. Je voulais faire une mise au point sur le panorama qui précède les divers volumes collectifs parnassiens en agrémentant cela d'idées de détail suggestives.
A suivre !

lundi 9 juin 2025

Critique de la préface de Frank Lestringant à son édition des Poésies complètes de Musset au Livre de poche

 Pendant longtemps, pour se procurer les poésies de Musset dans une édition courante, il fallait se contenter du volume de la collection Poésie Gallimard qui offrait une édition incomplète. Le volume réunissait paresseusement deux recueils canoniques Premières poésies et Poésies nouvelles, sans tenir compte de disparitions inquiétantes, ni des projets originaux de Musset.
Le premier recueil de Musset date de 1829, il a eu un succès important et il avait pour titre Contes d'Espagne et d'Italie. Ce recueil avait son unité et il incluait une comédie en vers "Les Marrons du feu". Celle-ci a été supprimée de l'édition en  Poésie Gallimard, malgré son importance et alors même qu'elle n'a pas été pour autant reconduite dans les éditions de pièces de théâtre de Musset. La comédie "Les Marrons du feu" est importante pour les études sur la versification, mais aussi pour apprécier le morceau  "Les Secrètes pensées de Rafaël" qui y fait allusion implicitement.
Les éditeurs ont aussi fait disparaître les deux autres comédies en vers de la publication pourtant historique Un spectacle dans un fauteuil en 1833. Tout le monde connaît l'expression, et la pièce "A quoi rêvent les jeunes filles" a une certaine notoriété. Pourtant, là encore, les comédies en vers "La Coupe et les Lèvres" et "A quoi rêvent les jeunes filles" disparaissent des poésies de Musset, et ne sont pas reprises pour autant du côté de l'édition de son théâtre. On perd aussi l'unité du volume de 1833 qui incluait le récit en vers "Namouna" à la suite des deux comédies en vers. Il manquait aussi quelques poèmes épars de Musset dont "La Loi sur la presse".
Par conséquent, la publication en 1999 d'une édition au Livre de poche des Poésies complètes de Musset par Frank Lestringant fut un véritable bol d'air frais.
Malheureusement, la préface porte la marque d'une légende de Musset qu'il convient de réviser.
Dès les premiers mots, Lestringant affirme que jusqu'au milieu du XXe siècle Musset a été considéré comme le poète par excellent.
Ah bon ?
Ceci est contradictoire avec la suite du propos qui précise que Musset était méprisé par beaucoup de poètes ou écrivains du XIXe siècle : Baudelaire et Rimbaud bien sûr, mais aussi Flaubert, Leconte de Lisle, puis les surréalistes, etc. A cette aune, on ne voit pas très bien comment Musset pourrait avoir été l'image du poète jusqu'au milieu du XXe siècle, quand depuis longtemps on ne jurait que par Baudelaire, Rimbaud et les surréalistes, ces derniers en partie démonétisés depuis.
Le rejet de Musset était important déjà au XIXe siècle. Rimbaud et Baudelaire n'étaient pas des cas isolés, comme l'attester l'anthologie de la poésie française d'Alphonse Lemerre en 1888, comme l'atteste aussi pour partie l'anthologie de Benjamin Crépet en 1861 et 1862. Musset était critiqué, non pas par tous les parnassiens bien sûr, groupe éclectique, mais par une bonne partie d'entre eux tout de même.
Enfin, on ne voit pas très bien en quoi Musset serait plus une figure du poète que Lamartine ou Victor Hugo. Il est plus une image du poète lyrique, en tant qu'évitant de s'intéresser à d'autres formes de poésies, sauf que Lamartine occupe déjà cette position clef.
Bref !
Ce qui m'intéresse, c'est la page 8 de cette édition au Livre de poche avec le troisième paragraphe de cette préface qui traite du mépris violent de Rimbaud :
 
   "Car Je est un autre." Faute d'avoir compris cette évidence que Rimbaud claironnera, Musset s'est condamné aux yeux d'une certaine postérité littéraire. C'est tout le problème de Musset poète que cette adhésion entêtée au "moi" ; tout à la fois sa force et sa faiblesse que de s'être ainsi désespérément agrippé à son "je" comme à une planche de salut. La bouée du lyrisme était lestée de plomb. Elle a entraîné par le fond le frêle nageur.
Le "Je est un autre" cité permet à Lestringant de faire tourner une compréhension des faits qui a l'air sans réplique, sauf que Baudelaire et Rimbaud, différents d'un Flaubert ou d'un Leconte de Lisle, usent volontiers du "je" en poésie. Lestringant n'identifie ici ni le mépris de Baudelaire, ni celui de Rimbaud. Il sera plus pertinent dans les lignes suivantes quand il dit qu'un autre reproche accompagne le premier, celui d'une "poésie familière et facile", ce qui là semble bien viser par Rimbaud qui taxe Musset de "paresse d'ange". Au plan du traitement du "moi" comme "autre", Lestringant n'a rien dit. Son paragraphe tourne à vide. Lestringant identifie ensuite un second problème : la poésie "familière et facile" tourne au "vers parlé", ce qui veut dire sans jargon que Musset fait assez simplement une conversation en vers à son public sous forme de monologue.
Lestringant va alors essayer de retourner l'opinion avec un cheval de Troie, c'est que Musset pratique dans son vers le "négligé de la prose". Le concept de "négligé" réintroduit l'idée de performance artistique.
Ici, les propos de Lestringant mélangent des plans différents, il va revenir sur les jugements sévères de Baudelaire et de Rimbaud, les préciser, avant d'énumérer les ressources qu'il croit pouvoir prêter à Musset. Il précise le mépris de Baudelaire qui parle d'un "paresseux à effusions gracieuses", ne "se soumett[ant] à aucune gymnastique" et qui privilégie le génie de l'inspiration. Baudelaire a développé ces idées dans un écrit sur "Théophile Gautier" et notez que "paresse d'ange" de Rimbaud est une citation évidente de ce qu'il a lu ailleurs et peut-être dans le texte cité plus haut de Baudelaire. Et, à la page 9 de sa préface, Lestringant revient sur "la violence de l'anathème jeté" par Rimbaud. Il cite le célèbre passage de la "Lettre du Voyant" :
    Musset est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visons, - que sa paresse d'ange a insultées ! Ô ! les contes et les proverbes fadasses ! ô les Nuits ! ô Rolla, ô Namouna, ô la Coupe ! tout est français, c'est-à-dire haïssable au suprême degré ; français, pas parisien ! [...]
 Lestringant ne commente rien de ce passage. Pourtant, il y a plein de remarques intéressantes à formuler. Le mot "contes" désigne le premier recueil de Musset, et l'abréviation "Coupe" une comédie en vers du "Spectacle dans un fauteuil", deux signes que nous avions bien raison de ne pas nous contenter de l'édition des poésies de Musset dans la collection Poésie Gallimard. Le quatorze fois exécrable est tout un sonnet, Rimbaud exagère, mais pas plus que les rimbaldiens en général Lestringant n'arrive à formuler que Rimbaud est un jeune influençable de dix-sept ans qui affiche un tel mépris pour Musset, parce qu'il a lu que les poètes de son époque, dont un qu'il tient en haute estime, Baudelaire, font un sort sévère à ce poète privilégié par la foule. L'adjectif "fadasses" permet de mesurer que Rimbaud renvoie à ce qu'il disait des poésies d'Izambard dans une lettre de deux jours antérieurs à celle-ci. Mais ce n'est pas tout. Rimbaud s'attaque au théâtre en prose avec le mot "proverbes", lequel mot épingle sournoisement l'idée d'un Musset qui s'en remettrait à une sagesse des nations. Et puis, il y a un passage qui est chargé de significations : "générations douloureuses et prises de visions, - que sa paresse d'ange a insultées !" Il y aurait à dire sur la figure d'ange paresseux, mais Rimbaud est ici clairement paradoxal. Musset s'adressait précisément aux "générations douloureuses et prises de vision". Rimbaud cite clairement le début si célèbre du roman La Confession d'un enfant du siècle. Demeny devait être surpris, tout comme nous, à la lecture de la réplique rimbaldienne. Donc Musset n'a pas fait le bon diagnostic quand il a parlé au nom des "générations douloureuses et prises de visions". Les "Nuits" sont clairement un développement sur la douleur d'une génération et les Nuits définissent clairement une idée de la vision selon Musset. "La Nuit de décembre" décrit la solitude comme un frère, et la révélation que ce jumeau est la solitude ne vient qu'à la fin du poème. Baudelaire raillera cette idée dans une variante d'un poème des Fleurs du Mal : "Les stupides mortels qui t'appellent leur frère", ce qu'aucun baudelairien n'a jamais relevé. J'avais communiqué ce fait à Claude Pichois qui m'avait répondu un bref courrier dédaigneux... La curiosité n'était pas son point fort. Tant pis pour lui, il a raté une occasion de comprendre les poésies de Baudelaire dans toute leur profondeur allégorique...
Dans "La Nuit de mai", le poème commence par un dialogue de sourds, puisque la Muse essaie de communiquer avec le poète qui lui ne l'identifie pas, s'imagine des ombres, puis un fantôme ou je ne sais plus quoi avant de véritablement échanger avec elle.Et, puisqu'il est question de poèmes, intéressons-nous au contenu.
Dans "La Nuit de mai", ça se réduit à une maigre comparaison incongrue du poète avec un pélican qui donnerait sa propre chair à manger à ses petits. J'ai beau tourner ça dans tous les sens, je ne vois pas la pertinence du propos. La "Nuit de décembre" est assez fascinante à lire, mais quel est le propos ? Le poète imagine sa solitude comme l'apparition d'un jumeau, autant dire que seul il se regarde dans un miroir. Faut avouer que ça ne casse pas trois pattes à un canard comme discours sur le réel. Le poème "La Nuit d'octobre" ne fait que mettre en scène un ultime sursaut de douleur avant la décision sage de tourner la page. La "Nuit d'août", certes on a des préfigurations de vers de Baudelaire sinon des "Chercheuses de poux" de Rimbaud, mais la morale est vaine : "Il faut aimer sans cesse, après avoir aimé." Bonjour, le cacao ! Il faut avouer que c'est un peu niais.
Dans les Nuits comme dans la lettre à Lamartine, Musset affirme Dieu, s'en remet à lui moralement, dit qu'il a cru douter, mais que pas du tout. Duplicité qui ne pouvait que faire bondir Rimbaud.
Non, non, Rimbaud et Baudelaire n'attaquaient pas Musset pour son abandon au lyrisme du "Je", ils l'attaquaient directement sur le contenu, sur la vacuité des propos tenus. Musset se décrit comme un débauché qui en souffre, mais ne peut pas s'en défaire. Il ressasse en même temps une prétendue expérience douloureuse initiale avec une femme qui lui a été infidèle, sauf que vu le reste de la production de Musset on sait qu'il ne fait aucun cas de la fidélité amoureuse.
Pour redorer le blason de Musset, Lestringant caricature sous un jour ridicule les critiques de Baudelaire et Rimbaud.
Et Lestringant cite inévitablement le mépris de Rimbaud pour "Rolla", c'est un poème pour adolescents en rut. Rimbaud utilise tout de même aussi le terme fort "débobiner", ce qui veut bien dire que "Rolla" est identifié non seulement à une période d'acné chez les jeunes, mais aussi à de la pose. Rimbaud décrit un passage rapide aussi de la naïveté des quinze ans au premier recul des seize ans : "ils se contentent déjà de les réciter avec cœur [...]". Rimbaud juge que Musset n'arrive pas à passer le cap du regret de ses quinze ans un peu niais. Mais Lestringant croit piéger Rimbaud en lui renvoyant à la figure que "Credo in unam", réponse explicite à la question initiale du poème "Rolla" composée à justement quinze ans et demi, est le "Rolla" de Rimbaud. Et Lestringant ajoute sans hésiter que "l'adolescent communiait avec son idole d'alors dans la nostalgie du paganisme perdu." Et Lestringant de citer les trois vers où Rimbaud répond directement aux deux premiers vers de "Rolla". Le problème, c'est que dans "Rolla" le paganisme est méprisé pour les premiers temps du christianisme avant qu'on ne traite du néant du siècle athée actuel. Non, Rimbaud n'écrit pas son "Rolla", il conteste stratégiquement tout le propos de "Rolla". Voyez mes articles récents où je montre que plusieurs passages de "Credo in unam" démarquent des vers de "Rolla" pour créer un contraste polémique avec Musset : "la cavale qui ne veut pas savoir" contre la cavale liberté qui s'échappe d'un Homme qui veut savoir, le fait de croire à Vénus quand Musset ne croit à rien, le fait de se plaindre de la croix chrétienne quand Musset se tourne vers elle en déplorant son manque de foi, etc. 
Enfin, Lestringant manque l'autre référence majeure à Musset qu'est le poème "Ce qui retient Nina", Nina étant le cliché de Mimi Pinson propre à Musset qui s'étale sur tout le siècle et la strophe de "Ce qui retient Nina" étant celle de la "Chanson de Fortunio" avec pour contenu une série de sollicitations envers Nina qui rappelle le poème "la Réponse de Ninon" qui suit immédiatement la "Chanson de Fortunio" dans l'économie des recueils de Musset.
Il n'y a rien qui va dans la recension de Lestringant, lequel après avoir laborieusement minimisé les critiques d'Aragon, Flaubert, Baudelaire et Rimbaud passent aux attaques d'Isidore Ducasse.
Et après toutes ces revues, Lestringant veut montrer que Musset est un insolent incompris, un rebelle qui était un Baudelaire avant l'heure. En gros, Musset et Baudelaire étaient trop proches l'un de l'autre pour s'apprécier. Tel est le tour de passe-passe pour faire passer la pilule.
Mais, quand il s'agit de la forme, Lestringant ne donne pas des informations exactes sur l'originalité rebelle de Musset.
Alfred avait dit à son oncle que dans son recueil : "Tu verras des rimes faibles", réaction polémique au soin apporté aux rimes par les romantiques. Mais Lestringant n'illustre pas ce propos, se contentant de la parole d'autorité par excellence de l'auteur lui-même.
Ensuite, on apprend que Musset se réclame de Racine pour les "rythmes brisés des vers", sauf que sans illustration du propos il est difficile de savoir de quoi l'on parle. Pire encore, cela pourrait se confondre avec les pratiques dites à l'époque de la césure mobile et de l'enjambement libre, ce qui serait résolument contradictoire. Il s'agit de pratiques non classiques.
Et quand Lestringant parle des vers avec les "enjambements les plus intolérables", il néglige complètement la réalité. Musset est sur ce point-là un strict disciple admirateur de Victor Hugo et de son théâtre en vers, même s'il fut absent de la bataille d'Hernani. Musset est un disciple pour le vers enjambant de Vigny et d'Hugo, et il n'est en aucun cas meilleur qu'Hugo à ce jeu. Lestringant est dans le pur parti pris, et il ne fait que poser une pétition de principe sans aucune illustration à l'appui de ses propos non argumentés.
Les chansons de Musset viennent aussi du modèle hugolien. L'exotisme vient aussi des Orientales
Il y a une imposture énorme des thuriféraires de Musset au plan du style.
En revanche, il aurait été plus avisé de parler en long et en large de la désinvolture des récits dans "Mardoche", la "Ballade à la Lune", puis "Namouna", parce que c'est là qu'est la véritable singularité de Musset. Et là, il y avait moyen d'illustrer le propos.
Après l'échec de la publication de ses Premières poésies en 1830, Gautier publier une deuxième version augmentée du long poème "Albertus". Or, "Albertus" est un récit similaire à son contemporain "Namouna" et un récit qui s'inspire de ce qu'a fait Musset dans "Mardoche" en 1829. D'ailleurs, "Mardoche" et "Albertus" terminent leurs recueils respectifs, ont une numérotation en chiffres romains similaires pour de longues suites de strophes uniformes. Musset osait le dizain de rimes plates, préfigurateur du dizain à la Coppée, "Namouna" est en sizains" et "Albertus" est en doubles sizains. Il faut ajouter que si on reproche à Musset dans la "Ballade à la Lune" la description en termes crus d'un acte sexuel raté pour une première nuit entre un mari et sa femme effrayée, Gautier d'évidence a voulu y faire écho et parle du lit qui craque, etc., dans "Albertus". Plus tard, Banville composera un poème "Stephen" sur le modèle d'Albertus", et le poème "Roman" de Rimbaud est cette fois la vraie concession à la manière de Musset de toute son oeuvre. D'ailleurs, pour l'alerte demoiselle, Rimbaud s'est inspiré non seulement du "Stephen" de Banville, de vers de Gautier et de Glatigny, mais aussi de passages du poème "Une bonne fortune" de Musset.
Musset et Rimbaud, encore un sujet à complètement revoir dans le monde universitaire.

vendredi 6 juin 2025

Les Assis : l'enquête par les rimes, "épileptiques" et "chienne battue"

Dans l'alexandrin à allure de trimètre : "Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes," le rejet après la césure du complément "aux dents" vient d'une pratique récente initiée par Hugo et Vigny et dont le développement est plus parcimonieux qu'il n'y paraît avant 1871. Le choix lexical du mot "dents" est évidemment significatif et restreint les possibilités de modèle. Rimbaud s'est inspiré d'un alexandrin à allure de trimètre du poème "Le Soir d'une bataille" que Leconte de Lisle a fait publier avec "Le Sacre de Paris" au début de l'année 1871 suite à la guerre franco-prussienne, ce que cite d'ailleurs Rimbaud lui-même dans sa lettre à Demeny du 17 avril 1871 en fait d'actualités littéraires. Ce trimètre est le suivant :
 
Les poings fermés, serrant les dents et les yeux louches[.]
 
 Ce poème décrit une bataille sanglante selon le principe même de la danse macabre et si Rimbaud n'en a pas repris de rimes, il a tout de même repris le mot "entrelacés" à la rime chez Leconte de Lisle pour le mettre en attaque de son vers 8, reprenant par la même occasion à son modèle l'idée d'une étreinte entre squelettes.
 
Puis, ils se sont liés en étreintes féroces,
Le souffle au souffle uni, l’œil de haine chargé,
Le fer d'un sang fiévreux à l'aise s'est gorgé ;
[...]
 
[...]
Aux dernières lueurs du jour, on voit à peine
Se tordre vaguement des corps entrelacés ;
 
[...]
Ce poème a été achevé d'imprimer le 10 janvier 1871 pour son édition en plaquette, mais seul un des deux poèmes est inédit, l'autre avait déjà été publié par Leconte de Lisle, il l'a simplement mis en résonance avec l'actualité de la guerre franco-prussienne.
En 2008, dans mon article "Assiégeons Les Assis !" paru dans le numéro spécial d'hommage à Steve Murphy de la revue Parade sauvage, j'ai indiqué que les deux poèmes publiés en plaquette par Leconte de Lisle et cités par Rimbaud dans sa lettre à Demeny étaient deux sources clefs du poème "Les Assis".
Rimbaud a repris des idées et des métaphores à ces deux poèmes, mais il n'en a pas repris les rimes à l'exception de la rime "siège"/"neige" qui est la toute première du poème de janvier 1871 qu'est "Le Sacre de Paris".
On peut chercher les rimes des "Assis" ou le rejet "aux dents" chez Hugo, parce qu'on trouve tout chez Hugo comme on dit, mais j'ai déjà effectué des recherches en ce sens, j'en reparlerai.
Théophile Gautier est une autre source d'inspiration évidente du poème "Les Assis" à cause du lien direct avec "Bal des pendus". J'en profite pour dire que dans "Oraison du soir", "une Gambier / Aux dents" est un entrevers qui prolonge "genoux aux dents" et où Rimbaud fait entendre qu'il identifie des poncifs dans les audaces des romantiques et parnassiens. Je prévois depuis longtemps de faire tout un relevé des audaces antérieures auxquelles fait référence Rimbaud avec "genoux au dents" puis "une Gambier / Aux dents".
La rime "fémurs"/"murs" se rencontre à deux reprises dans Emaux et Camées et pas seulement donc dans "Bûchers et tombeaux" la source de "Bal des pendus". La rime "bagues"/"vagues" vient aussi visiblement de Gautier. Il ne faut pas partir de l'idée qu'il n'y a pas mille possibilités pour faire rimer "bague" ou bien "vague" et qu'assez mécaniquement les poètes vont penser aux mêmes rimes. Il faut bien comprendre que dans l'élan créateur le poète ne va que rarement créer une rime sans modèle. Vous écrivez un poème, vous n'avez aucune raison de penser à une rime inédite. Oui, vous allez en inventer d'inédites si un mot s'impose à votre esprit pour composer le poème, mais il faut y penser aux mots "bagues" et "vagues" pour décrire des squelettes ou des corps morbides. La rime "verts pianistes" et "tristes" vient aussi d'un poème d'Emaux et Camées. Je pense que "culottée" a de bonnes chances de venir du début du poème "Albertus" avec la description d'une pipe. Bref, une bonne partie des rimes des "Assis" sont assez faciles à situer par rapport à des modèles, notamment Victor Hugo et Théophile Gautier. Mais on pense aussi à deux autres sources : Baudelaire d'un côté et de l'autre le réemploi par Rimbaud lui-même de rimes qu'il a déjà essayées.
C'est ce que je propose aujourd'hui de mesurer avec deux exemples.
La rime "épileptiques" et "rachitiques" est rare en elle-même et pose une difficulté. C'est une rime sur suffixes en "-iques" avec deux mots qui peuvent facilement s'appeler l'un l'autre sans créer de relief. Je ne sais pas si Hugo a jamais mis "épileptique(s)" à la rime dans l'un de ses poèmes, ni "rachitique". En revanche, je connais tellement bien Rimbaud que je pense tout de suite à un vers des "Pauvres à l'Eglise" :
 
Ces effarés y sont et ces épileptiques
Dans "Les Pauvres à l'église", le nom "épileptiques" rime avec "missels antiques", ce choix de l'adjectif "antiques" est plus prometteur en principe pour une recherche des sources. Gautier pratique des rimes en "-ique" où l'adjectif "antique" est mobilisé notamment. Je pourrais chercher quelque chose d'approchant au quatrain des "Pauvres à l'Eglise", mais avec un autre nom que "épileptiques". Seulement, j'ai encore procédé autrement.
Je soupçonnais, sans en être sûr, que je pouvais rencontrer le mot à la rime chez Baudelaire et cela s'est confirmé avec le poème "Une gravure fantastique". Je connais bien les poèmes de Baudelaire, mais là le vers ne s'imposait pas à mon esprit, je l'ai donc débusqué :
 
Ce spectre singulier n'a pour toute toilette,
Grotesquement campé sur un front de squelette,
Qu'un diadème affreux sentant le carnaval.
Sans éperons, sans fouet, il essouffle un cheval,
Fantôme comme lui, rosse apocalyptique
Qui bave des naseaux comme un épileptique.
[...]
 Le titre lui-même entre dans la rime, et vous notez qu'il est question de danse macabre et aussi de carnaval, signe tangible que je ne m'égare pas quand je prétend identifier le modèle de la rime "pianistes"/"tristes" dans "Variations sur le carnaval de Venise".
J'ajoute que d'intuition, le vers 4 des "Assis" : "Comme les floraisons lépreuses des vieux murs[,]" s'inspire de Baudelaire, mais je vais devoir reprendre ça à tête reposée.
Or, il y a un deuxième rapprochement à faire entre "Les Assis" et "Les Pauvres à l'église". Dans "Les Assis", vous avez la rime "une main invisible qui tue" et "chienne battue", sachant que l'idée d'une invisible main figure dans un poème de Gautier il me semble. Et, au deuxième quatrain des "Pauvres à l'Eglise", nous avons la rime "chiens battus"/"têtus". 
Vous voyez bien qu'il ne faut surtout pas désespérer d'une enquête par les rimes qui impose quelques moments de labeur et patience.
 
A suivre. 

jeudi 5 juin 2025

"Les Assis", suite de l'enquête par les rimes

 En attendant un article sur Banville et "Credo in unam", je poursuis une enquête sur le poème "Les Assis". D'habitude, les réécritures de Rimbaud sont appuyées. Dans le cas du poème "Les Assis", minimalement, le rejet "en dents" est appuyé. En revanche, l'ensemble du poème échappe au repérage habituel des sources. Vous en connaissez beaucoup des poèmes où figurent les mots "sinciput" ou "amygdales" ? Pour les "doigts boulus", on peut chercher des formulations équivalentes avec le mot "doigts" et un autre adjectif. Combien de poèmes ont fait rimer avant "Les Assis" : "épileptiques" et "rachitiques" ?
Quand il compose "Les Assis", Rimbaud est dans une période de montée en puissance de l'activité créatrice personnelle. Il s'éloigne des modèles et des reprises à peu près fidèles, il est en pleine joie de l'expression et dans un cadre satirique qui favorise l'inventivité.
La deuxième rime des "Assis" : "fémurs"/"murs" vient tout de même du poème "Bûchers et tombeaux" du recueil Emaux et Camées de Théophile Gautier, ce que permet d'établir la liaison sensible entre le vers 2 des "Assis" et le poème "Bal des pendus" : "leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs". On parlera ultérieurement de la comparaison : "Comme les floraisons lépreuses des vieux murs". Le cinquième quatrain des "Assis" réécrit lui aussi des rimes d'un poème d'Emaux et Camées : "verts pianistes" réécrit "jeunes guitaristes" pour rimer avec "tristes". Le modèle vient de "Variations sur le carnaval de Venise". La rime "tambour"/"amour" est à chercher. Gautier emploie le mot "tambour" à la rime dans son dernier recueil, comme il emploie plusieurs fois à la rime le mot "corridors". Les rimes "noirs"/"soirs" et "chauves/"fauves" relativement banales sont aussi employées plus d'une fois par Gautier, tandis que la mention "pieds" tors" peut être reliée à la fois au mot rare "tortuosités" dans Emaux et Camées, mais aussi à des passages précis du poème "Albertus" que je citerai ultérieurement. D'ailleurs, je pense que Rimbaud s'inspire pour composer "Les Assis" de tout le début du poème "Albertus", avec reprise de "culottée" et d'autres éléments. Je vais établir ça lentement, patiemment.
Je pense aussi à une influence des Châtiments de Victor Hugo, où il y a une répétition du type "Tremblant du tremblement", le mot "crapaud", le mot "entonnoir".
Mais, je commence à constater que les deux couples : "bagues"/"vagues" et "chauves"/"fauves" ne se rencontrent pas partout chez les poètes.
La rime "bague(s)"/"vague(s)" semble être typique de Gautier, et ne se trouve pas chez Musset, Lamartine, et reste à dénicher chez Victor Hugo...
Je ne relève qu'une occurrence de la rime "vgues"/"bagues" dans "La Comédie de la mort", et elle ne semble pas pertinente pour un rapprochement avec "Les Assis", bien qu'il y soit question d'états cadavériques :
 
Ses mains pâles tremblaient, - ainsi tremblent les vagues
Sous les baisers du Nord, - et laissaient fuir leurs bagues,
                     Trop larges pour ses doigts.
 Dans le poème "Ténèbres" en terza rima, nous avons une rime "bague"/"vague"/"vague" :
 
Polycrate aujourd'hui pourrait garder sa bague :
[...]
 
L'eau s'avance et nous gagne, et pas à pas la vague,
Montant les escaliers qui mènent à nos tours,
Mêle aux chants du festin son chant confus et vague.
 Là encore, le rapprochement n'est pas stimulant, si ce n'est que nous avons des poèmes sur des sujets similaires : "La Comédie de la Mort", "Ténèbres". Dans le poème suivant "Thébaïde" ("Poésies diverses, 1838" de Gautier), nous avons une rime "fauves"/"chauves" :

[...]
Sous un ciel vert zébré de grands nuages fauves,
Dans des terrains galeux, clair-semés d'arbres chauves,
Avec un horizon sans couronne d'azur.
[...] 
 Je peine à trouver la rime "bague"/"vague" dans Emaux et Camées. Je précise tout de même au passage que dans "Vieux de la vieille", nous avons un quatrain exhibant la rime "fémurs"/"murs" comme dans "Bûchers et tombeaux" avec en prime la mention "culotte". Dans "Le Souper des armures", à défaut je rencontre la rime "dagues"/"vagues", avec à côté "corridor" à la rime :
 
 Ou découpent au fil des dagues
[...]
 Cependant passent des bruits vagues
Par les orgues du corridor. 
 J'ai aussi repéré un quatrain entremêlant une rime en "-iste" et une rime "contour"/"amour", mais je ne l'ai pas notée sur le coup.
Je relève aussi la rime "bulles"/"conciliabules" à rapprocher de "libellules"/"virgules" dans "Ce que disent les hirondelles".
La rime "chauve"/"fauve" se rencontre dans "Le Château du souvenir", où la locution "à genoux" est aussi à la rime :
 
Terreur du bourgeois glabre et chauve,
Une chevelure à tous crins
De roi franc ou de lion fauve
Roule en torrent jusqu'à ses reins.
 
 Le poème "La mansarde" fournit un quatrain à rimes croisées avec la rime "artiste"/"triste" face à "garçon"/"chanson".
Il me reste à relire les premières poésie, le recueil espagnol et les poèmes érotiques.
La recherche est difficile, mais il faut s'y faire. Il ne faut pas désespérer des résultats trop vite.

lundi 2 juin 2025

Le défi de lecture des "Assis" : les vrais débuts de l'hermétisme rimbaldien

Le poème "Les Assis" a une place particulière dans le corpus des poésies de Rimbaud. Il s'agit du premier poème hermétique rimbaldien. Certains poèmes de 1870 posent des difficultés de lecture, mais leurs sujets ne sont jamais résolument énigmatiques et pour certains morceaux la difficulté est plutôt de l'ordre de l'ironie à envisager ou non à la lecture : "Les Etrennes des orphelins", "Le Dormeur du val". Même dans les lettres dites "du voyant", les poèmes "Mes petites amoureuses", "Chant de guerre Parisien", "Accroupissements" ou "Le Cœur volé" ne sont pas des poèmes résolument obscurs, et on peut en dire autant des "Poètes de sept ans", des "Sœurs des charité", des "Premières communions", des "Pauvres à l'Eglise" et de "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs". Le poème "Les Assis" est le premier poème de Rimbaud qui pose un problème de compréhension en terme de sujet, l'avant-coureur du "Bateau ivre", de "Voyelles", de certaines contributions zutiques, des "Douaniers", de "Oraison du soir" et de poèmes variés de 1872. Le poème "L'Homme juste" peut le rejoindre quelque peu, mais il s'agit d'un poème tronqué : nous n'en possédons pas les vingt premiers vers, ce qui nous empêche d'en apprécier l'hermétisme voulu ou non.
Verlaine prétend éclairer le sens du poème en le rattachant à une anecdote frivole. Rimbaud ferait la satire d'un bibliothécaire de Charleville, que Verlaine lui-même ne connaissait pas personnellement, sauf que cela rend la lecture peu intéressante en soi, d'autant que la caractérisation d'un bibliothécaire ne saute pas aux yeux dans les détails des onze quatrains du poème. Puis, pourquoi en parler au pluriel ?
Je considère clairement que Verlaine a voulu éviter de commenter la teneur politique du poème "Les Assis" : soit l'invention est gratuite de sa part, soit Verlaine tait l'essentiel, à savoir que ce bibliothécaire, éventuel point de départ de la réaction en poème, était ciblé en tant que réactionnaire.
A la lecture d'ensemble des poèmes de Rimbaud, les "Assis" correspondent aux "accroupis", aux "ventres" ou "ventrus" ("Le Forgeron", "Accroupissements", "Chant de guerre Parisien", "J'ai mon fémur !", etc.).
On ignore la date exacte de composition des "Assis", mais un autre détail du poème invite à penser à une lecture politique soit sous la Commune, soit juste après la Commune. Rimbaud avait ironisé sur la littérature d'actualité en avril 1871 où beaucoup de titres parlaient de siège, dans une lettre à Demeny. Et le poème "Les Assis" semblent clairement jouer sur un calembour à propos du mot "siège" qui peut désigner une chaise, mais aussi un événement militaire : "Et les Sièges leur ont des bontés" et plus clairement encore : "siège aux rumeurs de tambour". Cette hypothèse a les faveurs de nombreux rimbaldiens, et je partage largement cette opinion. Je l'ai soutenue dans l'article "Assiégeons les Assis !" dans un numéro de la revue Parade sauvage paru je crois en 2008.
Je repère plusieurs calembours : "Oh ! ne les faites pas lever !" est un jeu de mots sur la levée insurrectionnelle. J'identifie le côté réactionnaire dans "l'âme des vieux soleils", et je vois un prolongement au poème "Le Forgeron" où les "Assis" correspondent au rois assis sur son ventre quand le forgeron lui parle des épis, des grains, des moissons, ce à quoi fait contraste les "tresses d'épis où fermentaient les grains" qui ont servi à construire les chaises. J'oppose "culottée / De brun" à l'expression "sans-culottes" également.
Malgré tout, cela ne concerne que quelques endroits du poème et beaucoup de vers excèdent ce cadre, ce qui ne l'infirme pas, mais ce qui signifie qu'il y a d'autres éléments encore à faire remonter pour bien se saisir de cette création rimbaldienne. L'avant-dernier quatrain  le mérite de parler du rêve de création de "fiers bureaux".
Reprenons l'analyse sous d'autres angles.
Je vais m'intéresser à la forme du poème pour déterminer où chercher des sources au poème de Rimbaud.
Le premier point est un lien évident au poème "Bal des pendus". Il va de soi que Rimbaud reprend des idées qu'il a déjà expérimentées dans "Bal des pendus", poème qui s'inspire maximalement de poésies de Théophile Gautier, notamment des deux pièces consécutives du recueil Emaux et Camées : "Bûchers et tombeaux" et "Le Souper des armures". Le premier quatrain des "Assis" avec son vers 2 renvoie à un quatrain précis de "Bal des pendus" qui s'inspirait de "Bûchers et tombeaux", et la rime "fémurs"/"murs" vient donc directement du poème "Bûchers et tombeaux". La rime "bagues"/"vagues" est courante chez Gautier, mais je n'ai pas encore creusé le sujet. Le néologisme "hargnosités" est très intéressant. On attribuait plein de néologismes à Rimbaud, et aujourd'hui il ne lui en reste plus que trois : "hargnosités", "bleuités" et "bleuisons". Ce sont les trois seuls mots qui, pour l'instant, sont réputés être de son invention. Et cela ressemble à la suffixation du néologisme de Gautier du nom "vibrements" repris dans "Voyelles". Le nom "hargnosités" ressemble à "monstruosités" (Baudelaire), "gibbosités" (Hugo), "tortuosités" (Gautier).
Un autre quatrain où les rimes sont proches des habitudes de Gautier est le septième avec "chauves"/"fauves" et "corridors" notamment, puis "pieds tors" qui a au moins le mérite de faire écho éventuellement à "tortuosités" dans l'hypothèse où ce dernier mot serait à l'origine de la création "hargnosités".
Et puis, il y a un autre quatrain qui a des rimes proches du recueil Emaux et Camées, le cinquième où "verts pianistes" rime avec "tristes". Le mot "triste" peut être assez présent dans la poésie romantique : Lamartine, Musset, etc., mais sa place à la rime est rare. Le quatrain de Rimbaud partage beaucoup d'éléments avec un quatrain de Gautier dans "Variations sur le carnaval de Venise".
Dans "Albertus", strophe LV, Gautier fournit une rime "triste"/"existe" qui n'a rien à voir avec le modèle des "Assis" :

Nous ne nous disions rien,, et nous avions l'air triste,
Et pourtant, ô mon Dieu ! si le bonheur existe
Quelque part ici-bas, nous étions bien heureux.
La rime "triste"/"existe" revient dans un poème de 1838. Dans "Albertus", nous avons aussi une rime "pessimiste"/"triste" et enfin un rapprochement qui s'esquisse avec les deux vers suivants :
 
- Eh bien ! Signor, fit Juan. - Povera, dit l'artiste
Caressant le portrait d'un regard doux et triste,
           Il est trop tard pour reculer. 
 
Gautier va aussi reprendre cette rime, cette fois dans les deux premiers vers du "Portail" de "La Comédie de la mort" :
 
Ne trouve pas étrange, homme du monde, artiste
Qui que tu sois, de voir par un portail si triste
S'ouvrir fatalement ce volume nouveau.
 Nous avons un parallèle de carrière dans les arts : "artiste" et "pianistes" et puis l'occurrence de l'adjectif "triste" qui colore le régime artistique. Qui plus est, le titre "La Comédie de la mort" est en phase avec la danse macabre des squelettiques assis.
Ajoutons que si "Les Assis" devait se révéler une création plus tardive que nous ne l'avions cru, elle pourrait faire écho satiriquement au titre de Gautier Tableaux du siège paru à la toute fin de l'année 1871.
Je note une variation de l'idée dans "Melancholia", l'une des poésies diverses de 1838, où "batiste" se substitue à "triste" pour la rime :
Poitrinaire tout juste assez pour être artiste,
Elle a toujours en main un mouchoir de batiste.
 Enfin, dans le recueil Emaux et Camées, le poème "Variations sur le carnaval de Venise", le mot artiste est remplacé par un nom d'instrumentiste : "guitaristes" qui passe au pluriel pour rimer avec l'adjectif "tristes", et cela dans un quatrain à rimes croisées, dont "guitaristes" et "tristes" forment la première des deux rimes. Le verbe "pleurniche" était déjà à la rime au quatrain précédent. L'attaque du "Et" en début de quatrain conforte également le rapprochement avec Rimbaud, ainsi qu'un cadre général du quatrain au plan thématique :
 
Et les petites guitaristes,
Maigres sous leurs minces tartans,
Le glapissent de leurs voix tristes
Aux tables des cafés chantants.
 
Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes,
S'écoutent clapoter des barcarolles tristes
Et leurs caboches vont dans des roulis d'amour.
Rimbaud a consulté une édition du recueil Emaux et Camées antérieure à la version de 1872 pour composer tant "Les Mains de Jeanne-Marie" daté de février 1872 que "Les Assis", à moins qu'il ait eu accès à une diffusion précoce du volume de Gautier... Tout le début du recueil intéresse de près les études rimbaldiennes : "Préface" avec le mépris pour les révolutions, les poèmes "Affinités secrètes" et "Le poème de la femme" à comparer, même si c'est relatif, à "Credo in unam", puis "Etude de mains" modèle pour "Les Mains de Jeanne-Marie", puis "Variations sur le carnaval de Venise" minimalement pour un quatrain des "Assis", puis "Symphonie en blanc majeur" un peu l'équivalent de "Voyelles" dans le corpus de Gautier, et si je saute plusieurs poèmes sans exclure quelques pépites on peut mentionner encore "Vieux de la vieille", sans penser au titre zutique pour autant, "Tristesse en mer", "Le monde est méchant" (si cela t'étonne, ai-je envie de dire), "Bûchers et tombeaux, "Le Souper des armures", peut-être les mots à la rime de "La Rose-thé" pour "Poison perdu" et "Le Château du souvenir". C'est un ensemble assez conséquent, mine de rien.
En-dehors du recueil Emaux et Camées, d'autres éléments sont intéressants à signaler à l'attention. Nous avons une poésie intitulée "Barcarolle" dans les "Poésies diverses" de 1838, à quoi ajouter les titres "Romance" ou "Lamento". Le poème "Barcarolle" est précédé par le second poème qui s'intitule "Lamento" et il est suivi par un autre qui s'intitule "Tristesse". Et nous trouvons dans ce second "Lamento" et dans "Barcarolle" des questions qui contrastent avec les interrogations grinçantes des "Mains de Jeanne-Marie", poème où la référence à "Etude de mains" de Gautier est, comme on sait, indiscutable :
 
Connaissez-vous la blanche tombe
Où flotte avec un son plaintif
        L'ombre d'un if ?
[...]
 
Dites, la jeune belle,
Où voulez-vous aller ?
La voile ouvre son aile,
La brise va souffler !
 
Est-ce dans la Baltique,
Sur la mer Pacifique,
Dans l'île de Java ?
Ou bien dans la Norwège,
Cueillir la fleur de neige,
Ou la fleur d'Angsoka ?
 
Vous relevez au passage la rime "neige"/"Norwège" et la réponse de la belle sera pour le "pays des amours".
La section "Poésies diverses. 1838" contient aussi un poème intitulé "La Chanson de Mignon", où le nom "Goëthe" rime de manière inattendue, improbable même, avec "poète" ! J'ai du mal à lire "Gwète".
Pourquoi est-ce intéressant ?
Dans le sonnet "Préface" d'Emaux et Camées, Gautier se sert de Goethe pour justifier son dédain de l'actualité politique. Je cite ce sonnet :
 
Pendant les guerres de l'empire,
Goethe, au bruit du canon brutal,
Fit le Divan occidental,
Fraîche oasis où l'art respire.
 
Pour Nisami quittant Shak(e)speare,
Il se parfume de çantal,
Et sur un mètre oriental
Nota le chant qu'Hudhud soupire.
 
Comme Goethe sur son divan
A Weimar s'isolait des choses
Et d'Hafiz effeuillait les roses,
 
Sans prendre garde à l'ouragan
Qui fouettait mes vitres fermées,
Moi j'ai fait Emaux et Camées.
 Goethe a composé plus précisément un ouvrage intitulé Divan occidental-oriental où "divan" signifie "recueil de poésies", sauf que le mot "divan" est du coup équivoque et fait penser à un meuble sur lequel on est assis ou allongé, ce qui va dans le sens d'un alanguissement poétique oriental, sinon romain.
Il faut vraiment s'arrêter aux détails de cette "Préface" où Gautier oppose par la rime les "guerres de l'émpire" à une "oasis où l'art respire", il s'agit d'une conception justifiant la retraite de l'artiste. Il est question ensuite d'un "mètre oriental" en l'occurrence persan qui vaut allusion aussi au recueil de Vicxtor Hugo Orientales où la préface, cette fois en prose, revendique la gratuité de la fantaisie choisissant ses sujets. Et Gautier orchestre une significative attitude de dédain : "Sans prendre garde à l'ouragan", lequel frappe tout de même à la fenêtre...
Gautier, admirateur de Victor Hugo, déforme quelque peu son discours, soit dit en passant. Mais Rimbaud peut s'en prendre directement à cette "Préface" de Gautier dans "Les Assis", "Les Mains de Jeanne-Marie" ou "Nocturne vulgaire". En réalité, Gautier crée sa légende à partir d'une mésaventure qui lui est arrivée en 1830. Son premier recueil a été lancé dans les trois journées de la révolution de Juillet et a donc fait un four, ce qui l'obligera en 1832 à fournir une nouvelle édition augmentée du poème "Albertus", avec une préface en prose qui formule déjà l'esquisse de propos du sonnet liminaire du recueil Emaux et Camées. ce dédain trahit aussi un esprit quelque peu réactionnaire au plan politique. Cela va de pair avec l'événement privé. Gautier s'appuyait aussi sur la préface d'Hugo aux Feuilles d'automne où il était question du contraste entre l'actualité et un recueil de pure poésie, sauf qu'Hugo annonçait ne remettre qu'à plus tard le recueil chargé de pièces politiques.
Et justement, le poème "La chanson de Mignon", qui fait référence à un autre écrit de Goethe, contient une esquisse un peu différente du propos tenu dans la préface sonnet d'Emaux et Camées. Et il est question de demeurer assis :
 
Ah ! restons tous les deux près du foyer assis,
Restons ; je te ferai, petite, des récits,
Des contes merveilleux, à tenir ton oreille
Ouverte avec toon oeil tout le temps de la veille.
[...]
Il fait froid ; c'est l'hiver ; la grêle à grand bruit fouette
Les carreaux palpitants ; la rauque girouette
Comme un hibou criaille au bord du toit pointu.
Où veux-tu donc aller ?
                                       "O mon maître, sais-tu
La chanson que Mignon chante à Wilhelm dans Goëthe ?
[...]
 Il s'agit d'un vrai spectacle dans un fauteuil. Nous retrouvons la question et la réponse des poèmes "Lamento" et "Barcarolle". Notez que la "grêle" frappant les vitres a son inversion dans "Accroupissements" où le frère Milotus craint le soleil qui passe par les vitres, mais aussi dans les grêlés des "Assis" qui ne veulent pas avoir à se lever.
Le poème "Les Assis" est saturé enfin de mots rares en poésie, et parfois rares tout court : "sinciput", "loupes", "hargnosités", "épileptiques", "rachitiques", "amygdales", "percaliser", "boursouflés", "entonnoir", "visières", "lisière", "virgule".
J'ajoute que si "Les Assis" passe à onze quatrains d'alexandrins au lieu de neuf comme "Bal des pendus", "Ophélie" et "A la Musique", à cause du bouclage d'un quatrain d'octosyllabes, "Bal des pendus" et "Les Assis" ont le même nombre de quatrains.
Mais, l'enquête sur Gautier ne suffit pas. Le quatrain de rimes croisées est plus encore que le sizain AABCCB la strophe typique du dix-neuvième siècle avec Lamartine, Baudelaire, qui l'exhibe.
Le rejet "en dents" pour "genoux aux dents" est obligatoirement une citation d'un prédécesseur, et en l'occurrence Leconte de Lisle.
La répétition "Tremblant du tremblement" a peut-être été inspirée par un tour similaire d'un prédécesseur.
La forme "emmaillotée" à la rime vient peut-être de "J'aime le souvenir de ces époques nues" de Baudelaire, déjà source pour "Credo in unam".
L'expression railleuse des "Assis" a la note des Fleurs du Mal justement et il faut y ajouter le martèlement un peu mécanique du "Et" en attaque de certains vers, voire en attaque de certains quatrains : "Et les Sièges...", "Et les Assis...", "Et vous les écoutez...", "Et vous suez...", "Et, de l'aurore au soir...", "- Et leur membre s'agace..." Je pense à des effets similaires, mais plus diffus dans des poèmes de Baudelaire : "Bénédiction", etc.
Gautier, Leconte de Lisle, Hugo et Baudelaire sont quatre sources pour "Les Assis", à n'en point douter.
La chute : "- Et leur membre s'agace à des barbes d'épis[,]" est sans doute à penser comme l'inversion de vers du genre : "Emportez-moi comme elle, orageux aquilons", etc. L'agacement du membre est lié au désir contrarié.
Sur les rejets et enjambements, la manière des "Assis" est parlante également, Rimbaud fait écho à "La Maline" avec ses "bagues / Vertes", et je pense aussi à des inversions de "Credo in unam". Le second quatrain parle des "amours épileptiques," sujet important à rapprocher de "Mes petites amoureuses" et de "La chanson de Mignon". Le second quatrain est le contraire de la poésie qui s'envole, s'élève, pensons à "Elévation" des Fleurs du Mal. Et à "Sensation" de Rimbaud.
Je me demande si "pieds tors" n'est pas une citation d'une source.
Il me semble évident qu'on peut beaucoup avancer en cernant l'origine du vers 4, la comparaison : "Comme les floraisons lépreuses des vieux murs." Le poème "Les Assis" se caractérise encore par une surabondance d'emplois du déterminant "leur" : "leurs doigts", "leurs fémurs", "Leur fantasque ossature", "leurs chaises", "leurs pieds", etc., etc. C'est un vrai poème de rumination, de piétinement de l'expression.
Mais l'étrangeté vient du premier quatrain avec sa cascade de groupes apposés au sujet :
 
Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues
Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs,
Le sinciput plaqué de hargnosités vagues
Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;
 cela a déjà fait l'objet d'un article intéressant de Philippe Rocher sur les "constituants détachés", puisque le terme apposition finit par poser problème. Or, personne n'écrit ainsi dans la poésie en vers du dix-neuvième siècle. Même Rimbaud. On a une brève amorce de ce style dans "Le Forgeron", on a quelques passages, mais brefs dans Leconte de Lisle, mais ni Hugo, ni personne ne compose ainsi de longues suites sur tout un quatrain de constituants détachés et antéposé à un sujet, puisque le sujet n'apparaît qu'au début du second quatrain : "Ils ont greffé..."
Dans la section "Poésies diverses. 1838" de Théophile Gautier, je peine à trouver un équivalent, je cite à grand-peine le sizain suivant du poème "Notre-Dame" (en réalité je devrais citer aussi les deux sizains qui précèdent) :
 
Lancettes, pendentifs, ogives, trèfles grêles
Où l'arabesque folle accroche ses dentelles
Et son orfèvrerie ouvrée à grand travail ;
Pignons troués à jour, flèches déchiquetées,
Aiguilles de corbeaux et d'anges surmontées ;
La cathédrale luit comme un bijou d'émail ! 
 D'évidence, Rimbaud s'essaie à l'invention verbale débridée et inhabituelle :
 
[...] des grappes d'amygdales
Sous leurs mentons chétifs s'agitent à crever.
 
 Mais il y a des modèles dont tout cela procède qui restent à repérer.