samedi 14 juin 2025

Les poètes que cite le "voyant" dans son courrier...

Le 15 mai 1871, Rimbaud envoie une célèbre lettre à Demeny où il réitère son souhait de devenir "voyant" d'un courrier à son professeur Izambard posté deux jours auparavant.
Je ne reviens pas ici sur les points qui m'éloignent de la doxa rimbaldienne. J'ai déjà insisté sur le fait que nous ne possédions pas toutes les lettres remises à Izambard, sur le fait que la relation agressive au professeur obligeait sans aucun doute Rimbaud à se rabattre sur la relation de second ordre que lui conférait Demeny, sur le fait que nous n'avons pas eu accès aux échanges d'époque avec Deverrière et d'autres, sur le fait que la lettre à Izambard du 13 mai témoigne qu'on le veuille ou non d'une antériorité du débat avec quelqu'un d'autre que Demeny, etc. Je considère très clairement que Rimbaud n'attache pas d'importance particulière à Demeny, mais qu'il sert de pis-aller face à la rupture en train d'être consommée avec Izambard.
Ici, ce qui m'intéresse, c'est le panorama littéraire que dresse Rimbaud.
La lettre est dès la première phrase définie comme "une heure de littérature nouvelle", ce qui veut dire que les trois poèmes qu'elle inclut sont de la littérature nouvelle, mais en même temps que les considérations en prose sont aussi de cet ordre. Pour sa part, le poème "Chant de guerre Parisien" est introduit en tant que "psaume d'actualité". Dans un article paru sur le blog Rimbaud ivre : "Chronologie des poèmes de Rimbaud écrits en 1871 et au début de l'année 1872", publié en mai 2013, j'avais imprudemment mis entre parenthèses l'idée que la composition pouvait dater du mois de mai lui-même, j'avais composé ceci : "Avril(-début 1871) : Chant de guerre Parisien". Dans un récent article, Yves Reboul a montré que le poème faisait référence à l'actualité immédiate du mois de mai. Mais, l'idée de "littérature nouvelle" pour l'ensemble de la lettre suppose un autre plan d'analyse, la rupture avec la tradition classique pour dire vite. Et, juste après la citation de son "Chant de guerre Parisien", Rimbaud réécrit l'idée de l'heure de littérature nouvelle par une formule qui a un sens plus précis : "Voici de la prose sur l'avenir de la poésie".
Nous passons de l'idée d'une littérature d'un type nouveau à un discours qui fait une mise au point sur l'histoire en cours et qui annonce ce qui va suivre. Rimbaud n'est pas le premier poète à procéder de la sorte, on songe aux écrits de Lamartine "Destinées de la poésie", à nombre de textes et préfaces de Victor Hugo, sans oublier qu'il en traite dans ses poèmes en vers eux-mêmes.
Et Rimbaud ne prétend donc pas tout inventer, il prétend se saisir de l'histoire en cours. Sa poésie de voyant est une résultante de l'histoire en cours.
Le passé littéraire est articulé autour de trois noms : Ennius, Théroldus et Casimir Delavigne. Rimbaud frappe de dérision La Chanson de Roland en la plaçant entre le repoussoir latin Ennius et un des repoussoirs de l'époque romantique Casimir Delavigne.
La citation d'Ennius est très subtile. Seuls des fragments de cet auteur sont parvenus jusqu'à nous, mais il est considéré comme le "père de la poésie latine", il a donc sa place comme un symbole des origines. L'ironie fine de Rimbaud ne s'arrête pas là. Rimbaud a mis en valeur la poésie grecque sans citer un seul nom d'artiste. Pour les romains, il cite Ennius en tant que point de départ, mais cela amène à faire l'impasse sur Virgile, Horace et d'autres. Et, justement, Horace signalait à l'attention que Virgile empruntait de nombreux vers ou extraits à Ennius pour en faire des beautés. C'est exactement l'ironie amère qu'applique Rimbaud dans les lignes suivantes au jeu racinien. Racine égale Virgile. Rimbaud ramène tous les poètes latins à une ligne aplatie qui va du peu signifiant Ennius, auteur admis médiocre, à l'obscur Théroldus, auteur supposé de la première œuvre littéraire d'importance en langue française, importance toute relative à l'époque de Rimbaud où la redécouverte de la littérature médiévale ne va pas jusqu'à supposer une valeur égale de ses chefs-d’œuvre par rapport à la Renaissance, au classicisme et au Romantisme. Casimir Delavigne permet de passer par-dessus tous les poètes célèbres de la Renaissance ou du classicisme, par-dessus Villon aussi. Racine va avoir droit à un rôle particulier, c'est le meilleur poète de la littérature passée, mais il est discrédité par le fait d'y appartenir.
Evidemment, il convient de ne pas prendre le discours de Rimbaud au premier degré. En mai 1870, il écrivait à Banville qu'il était un "descendant de Ronsard". A des fins satiriques, il est évident que Rimbaud simplifie sa pensée, voire lui donne un tour caricatural violemment provocateur. Notre jeune ardennais concède une qualité d'expression littéraire à Racine, et il semble admettre Ronsard dans une dimension bâtarde entre le jeu ancien et le credo des poètes qui excède nécessairement ce cadre. Notons tout de même que l'admiration pour Ronsard peut cacher un tour rhétorique. Rimbaud ne semble jamais s'inspirer directement de vers de Ronsard dans sa production personnelle. Qui plus est, le prestige de Ronsard ne va pas sans poser problème. Beaucoup de poèmes de Ronsard ressemblent à des exercices de style, à ce jeu que déplore Rimbaud, sauf que, de temps en temps, il y a un poème vertigineux. Il y a un écart entre lire une anthologie des grands poèmes de Ronsard et lire l'ensemble d'un recueil. J'admire le sonnet "Te regardant assise...", mais quand je lis les Sonnets pour Hélène je suis toujours déçu par le fait que la plupart des pièces ne me procure que très peu de plaisir à la lecture. Il y a quelques sonnets exceptionnels, et le reste a très vite un intérêt bien limité. Par ailleurs, il est difficile de citer Ronsard sans du Bellay qui n'a pas à rougir de la comparaison. Rimbaud ne cite pas Agrippa d'Aubigné, pourtant à la mode et pas seulement avec l'édition censurée des  Fleurs du Mal, ni Mathurin Régnier encore plus à la mode, ni Clément Marot. Il ne cite pas non plus les classiques Corneille, Boileau, Malherbe, etc. La Fontaine est tout de même épinglé en passant.
Le cas de Racine est intéressant à creuser. Rimbaud ne semble pas non plus s'inspirer de vers de Racine, mais Rimbaud semble imiter, comme d'autres à l'époque, le vers de Phèdre : "Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur", quand il rédige : "Le jour brille plus pur sous les cieux azurés", même si le lien semble frêle et peut relever d'une illusion d'optique. On peut se demander si Rimbaud songe à des extraits célèbres de Ronsard et d'Aubigné quand il décrit la capitale de manière allégorique dans "Paris se repeuple". Mais, Rimbaud reproche à Racine un jeu qui est quelque peu aussi le sien, tant la poésie de Rimbaud est faite d'emprunts à des vers antérieurs. Il y a bien sûr une dimension polémique à ces emprunts, sinon une volonté d'imposer une correction en idée à des vers du passé, mais il n'en reste pas moins que la performance poétique rimbaldienne est clairement tributaire de ce jeu où on reprend ce qui a été fait pour réorganiser des rimes, des hémistiches, reformuler des idées déjà abordées.
Rimbaud ne cite pas Corneille, modèle que les romantiques avaient préféré à Racine, et pour Molière il est tout de même l'objet d'un emprunt patent dans la chute du poème "Le Châtiment de Tartufe". Notons tout de même que Rimbaud cite un vers d'une pièce en vers plutôt mise à l'index et impossible à étudier dans une école, d'autant plus avec des séminaristes. Il applique aussi l'orthographe "Tartufe" de Gautier malgré la citation limpide de la comédie même Tartuffe.
J'ai envie de soulever un dernier point au sujet de Racine. Rimbaud ironise sur les rimes et hémistiches impeccables de Racine. Or, il y a un gros problème de perception à ce niveau, problème qui concerne également les railleries de Victor Hugo à l'égard du dramaturge . Racine est le seul auteur classique à ma connaissance à présenter, plus encore que Molière, des suspensions de parole à l'hémistiche sur des mots qui en principe ne tombent jamais à l'hémistiche. Il accumule cela en particulier dans sa courte et unique comédie des Plaideurs qui, à elle seule, va plus loin que toutes les comédies en vers de Molière réunies, mais il ose aussi cela dans Athalie. Dans Phèdre, Racine se permet aussi un rejet du numéral "un" à l'entrevers dans une réplique d'Aricie qui précède de peu le célèbre récit de Théramène :
 
Mais tout n'est pas détruit, et vous en laissez vivre
Un... Votre fils Seigneur, me défend de poursuivre.
D'évidence, Racine aurait versifié comme Hugo et non comme Lamartine s'il avait vécu au XIXe siècle. C'est même plus sensible dans son cas que dans celui de Corneille qui a pourtant quelques trimètres à son actif, qui a contribué à employer les termes d'adresse en rejet, et qui a aussi une ou deux césures un peu particulières, sauf que cela est noyé dans l'ensemble de sa production.
Quant aux rimes, Racine est comme l'ensemble des classiques, elles sont banales et soumises à la primauté du discours. Le jugement de Rimbaud est complètement erroné à ce niveau-là. Notons que "Credo in unam" témoignait justement de cette négligence des rimes quand une rime de cadence masculine est suivie par la rime de cadence féminine correspondante, sorte de contamination incontrôlée d'une rime sur l'autre :
 
[...]
Où, courbant à leurs pieds les Dieux et les Héros,
La blanche Kallipyge et le petit Eros
Effleureront, couverts de la neige des roses,
Les femmes et les fleurs sous leurs beaux pieds écloses !
 Sans oublier que la rime "Héros"/"Eros" peut déranger du fait de la non-prononciation du "s" de "Héros", ce glissement de "Eros" à "des roses" est typique de la versification en rimes plates des classiques et de poètes qui ne cherchent pas à contrôler l'organisation des rimes, en voici un exemple chez Racine, dans les derniers vers de Phèdre :
 
[...]
                                    Ah père infortuné !
Et c'est sur votre foi que je l'ai condamné !
Cruelle ! pensez-vous être assez excusée...
Ici, la négligence est d'autant plus sensible que Racine joue paresseusement sur les terminaisons de participes passés. Il y a d'autres glissement de cette sorte dans les poèmes de Racine, de Lamartine et d'autres. C'est important de connaître tout ça et de se le représenter par des exemples, parce qu'on voit les limites logiques du propos tenus par Rimbaud à Demeny le 15 mai 1871. Je rappelle que dans "Réponse à un acte d'accusation", Hugo se sert du "récit de Théramène" pour critiquer le fait qu'aucun mot ne passe en dansant la césure ou l'entrevers dans la poésie classique, ce que ma citation de vers d'Aricie frappe d'injustice.
J'ajoute que à quelques reprises Racine joue sur ce que j'appellerais des rimes fantômes. Par exemple, dans Phèdre, comme Œnone est la nourrice de Phèdre et vu que Racine insiste beaucoup dans sa préface sur le fait que la bassesse d'action de dénoncer Hippolyte est reportée sur un personnage de basse condition, j'ai du mal à ne pas identifier un calembour "nourrice"/"nourrissent" dans la réplique suivante de Phèdre, calembour qui n'en est quasi pas un au plan sémantique :
 
Tous ceux qui, comme toi, par de lâches adresses,
Des princes malheureux nourrissent les faiblesses,
Les poussent au penchant...
J'ai du mal à ne pas croire à un fait exprès, et même si je l'ai perdu de vue j'avais repéré un autre jeu de la sorte dans une autre tragédie de Racine.
Rimbaud ne cite pas non plus André Chénier, le véritable initiateur de la refonte métrique opérée par Vigny, puis Hugo. Et là encore, il y a un paradoxe hugolien, toujours dans Les Contemplations, où dans une réponse imaginaire "A André Chénier" le grand romantique explique qu'il faut assouplir le vers. Un comble, quand on sait qu'il doit l'impulsion première aux vers de Vigny qui imitait les audaces de Chénier. Il va de soi qu'en image d'Epinal Chénier est paradoxalement enfermé dans l'idée de son vers célèbres : "Sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques".
La mention de Casimir Delavigne en point de chute du jeu ancien suffit à discréditer dans la foulée Soumet, Ponsard et quelques autres, et suffit à déterminer que Rimbaud considère que la littérature nouvelle est née avec le romantisme, ce que conforte la lettre à Banville de mai 1870 où il était question des "maîtres de 1830".
Rimbaud accable la masse des poètes romantiques en général dans son discours, il n'en excepte pas moins les deux grands noms de Lamartine et Hugo, laissant quelque peu dans l'ombre Vigny qui peut être évoqué par les locomotives à cause de sa "Maison du berger". Notons que le train n'existait pour ainsi dire pas en 1820 au début du romantisme, et que "La Maison du berger" ne date que de 1843.
Rimbaud dit que les premiers romantiques ont été voyants sans trop bien s'en rendre compte, et comme Rimbaud va donner ensuite les noms des "seconds romantiques", nous avons une délimitation nette dans le temps. Rimbaud désigne comme premiers poètes romantiques ceux des romantiques qui sont nés avant 1811 (Gautier), sinon 1818 (Leconte de Lisle, Baudelaire, Banville).
Rimbaud est assez étonnant quand il met en avant Lamartine comme "quelquefois voyant". Il s'agit d'un poète chrétien et légitimiste, et il est particulièrement légitimiste quand il compose ses poèmes les plus importants. Qui plus est, mais Rimbaud l'ignore peut-être, il y a une continuité forte de la poésie de Lamartine avec des poètes chrétiens obscurs du XVIIIe siècle, à tel point que "Ô temps, suspends ton vol" ou "Un seul être vous manque et tout est dépeuplé" sont des emprunts à des poésies du XVIIIe siècle, ainsi que les considérations sur les bois en automne, etc.
Il y a tout de même un souffle nouveau dans la poésie de Lamartine, une révolte incontrôlée contre Dieu qui se dit en vers, une admiration pour Byron sur laquelle un poème en vers de Musset rebondit. Il naît un lyrisme qui échappe au contrôle social, ce qui est la définition même de la poésie lyrique moderne. Lamartine crée un lyrisme de l'individu qui s'émancipe des règles de conduite, quand bien même sa volonté n'est pas de les remettre en cause.
La critique rimbaldienne n'a jamais produit une étude de mise au point sur la relation de Rimbaud à Lamartine. Marc Ascione, dans l'édition du centenaire des poésies de Rimbaud, a souligné que le récit Un cœur sous une soutane empruntait pas mal satiriquement au Jocelyn, épopée en vers célèbre à l'époque mais tombée en désuétude au vingtième siècle.
Lamartine est l'auteur de deux grands recueils de poésies lyriques Méditations poétiques et Harmonies poétiques et religieuses. Rimbaud à cause de la rime "Endymiuon"/"pâle rayon" a lu avec attention le poème "La Mort de Socrate" paru en plaquette. Et même si sa qualité est bien moindre que le recueil de 1820, les Nouvelles Méditations poétiques de 1823 retenait tout de même une très grande attention, dont celle de Rimbaud, ce qui n'est pas à négliger. Lamartine est connu aussi pour ses descriptions étonnantes avec des choix de couleurs qui frappent l'imagination, avec des idées inhabituelles peu réalistes, ainsi dans le poème "L'Occident", ce qui préfigure de loin en loin les vers du "Bateau ivre".
Au-delà de ces ouvrages, Lamartine est connu encore pour une œuvre avortée La Chute d'un ange et pour quelques poèmes épars, en particulier "La Vigne et la Maison".
Limité à une image de poète en vers, nous oublions aujourd'hui que Lamartine a été chef du gouvernement provisoire en 1848 et qu'il a eu une activité en prose que connaissait Rimbaud : Histoire des girondins ou Graziella.
Sous l'angle des poèmes, Lamartine ne retouchait pas ses vers et ses strophes en principe. En revanche, le contenu des recueils variait. Il faut oppose les éditions des Méditations poétiques et Nouvelles Méditations poétiques entre elles. Il n'y a jamais eu de réflexion des rimbaldiens, qui ne se posent d'ailleurs pas la question, sur les recueils effectivement lus par Rimbaud, que ce soit pour Lamartine, Gautier, Musset, Banville, Leconte de Lisle ou Belmontet.
Pour Victor Hugo, la situation est plus stable. Les recueils ne sont pas retouchés dans le temps, encore qu'il faille opposer les éditions de 1853 et 1870 des Châtiments. Il existe aussi des variantes pour les vers de poèmes des Feuilles d'automne, j'ignore pourquoi n'ayant pas eu le temps de chercher à ce sujet.
La minimisation de Victor Hugo par la critique rimbaldienne pose de véritables problèmes pour l'avancée de la recherche. Prenez le début des Contemplations, après la préface en prose, le poème liminaire "Un jour, je vis..." offre une vision, "je vis" justement, l'idée d'une vision où l'homme est assimilé à un "navire", ce qui est à relier au couple de poèmes "Pleine mer" et "Plein ciel" d'Hugo lui-même, mais aussi au "Bateau ivre". Rimbaud n'a pas repris à son compte les prodiges prosodiques de tels vers :
 
Un rapide navire enveloppé de vents,
         De vagues et d'étoiles ;
 
 mais il s'est imprégné de tout ce symbolisme et ce poème liminaire des Contemplations a aussi l'intérêt de juxtaposer une référence symbolique du sonnet "Voyelles", ce qui confirme que "Le Bateau ivre" et "Voyelles" gagnent à être lus l'un par rapport à l'autre. En effet, dans ce poème "Un jour je vis..." Hugo qui parle de "Poëte au triste front" qui "près des ondes" découvre des vérités studieuses en quelque sorte développe l'idée que l'abîme qu'est la mer est en présence de "l'abîme des cieux" où se joue un spectacle métaphysique où vient "parler à l'oreille" du poète "une voix dont [s]es yeux / Ne voyaient pas la bouche", ce qui renvoie à "La Trompette du jugement", poème qui suit le couple "Pleine mer" et "Plein ciel" dans la version de 1859 de La Légende des siècles, nouvel encouragement à lire de pair "Le Bateau ivre" et "Voyelles" en les reliant et à toute la fin épique de La Légende des siècles et au discours métaphysique d'ensemble des Contemplations. Je pourrais parler des poèmes suivants des Contemplations et vous montrer à quel point ils sont beaux par la prosodie et nourriciers pour le voyant Rimbaud.
Hugo est aussi l'occasion pour Rimbaud de citer des poètes secondaires de son siècle. Belmontet est un contrepoint ironique bien sûr, et cela permet de méditer sur un Victor Hugo qui serait à la fois voyant et pour partie encore dans la poésie ancienne avec une illustration possible que permettent les noms de Belmontet et Lamennais. La mention de Lamennais a un autre intérêt. Elle permet de souligner l'absence de référence à la poésie en prose dans ce courrier sur l'avenir de la poésie... Pas de mention de la prose poétique d'un Chateaubriand, pas de mention d'Aloysius Bertrand, ni d'autres. Lamennais est pourtant une mention frontière clef à ce sujet.
Ce qui m'étonne aussi, c'est que Rimbaud n'a pas dénoncé le côté Lamennais de Lamartine. Je pense que Victor Hugo est jugé d'autant plus sévèrement qu'il est placé à un autre niveau d'estime que Lamartine. Lamartine est cité par concession d'histoire littéraire, en tant que commencement. Notons que, du coup, Hugo est sacrément isolé comme représentant de la première génération romantique. Pas de Barbier, pas de Desbordes-Valmore. Pas de Nerval non plus pour anticiper sur la seconde génération romantique, et bien sûr nulle mention directe de Vigny. Pas de Sainte-Beuve non plus, pas de frères Deschamps.
Avant de passer à la seconde génération romantique, Rimbaud conspue ensuite Musset. Il montre qu'il a lu pas mal de ses œuvres, ou qu'en tout cas il se fait une idée de la plupart d'entre elles, ce qui n'est pas à sous-évaluer pour l'analyse des poèmes de Rimbaud.
Je suis toujours impressionné de voir que les rimbaldiens peinent à comprendre que les piècess "Ce qui retient Nina" et "Mes petites amoureuses" font référence par la forme à la "Chanson de Fortunio" quand le nom "Nina" renvoie à plusieurs poésies de Musset et précisément à "A Ninon" qui suit la "Chanson de Fortunio" dans les recueils de l'auteur. La forme du quatrain d'octosyllabes alternant avec un vers de quatre syllabes est rare en soi, et le couplage avec la mention "Nina" achève de nous assurer du caractère patent de la référence. Ajoutons que la forme de la "Chanson de Fortunio" est reprise dans le poème "Le mie prigioni" où Musset raconte son passage en prison, ce qui inspirera à Verlaine "Le ciel est par-dessus le toit, / Si bleu, si calme", référence connue cette fois. Et malgré la langue italienne, vous notez qu'il y a un possessif de première personne dans le titre. J'ai l'impression que les rimbaldiens sont bêtes, je ne peux pas le dire autrement.
Et puis nous en arrivons à la liste des quatre grands poètes de la seconde génération romantique. Nerval en est étonnamment exclu. Il n'était pas si célèbre à l'époque je suppose. C'est tout de même dommage. Il y a des poèmes d'une vertigineuse prosodie de sa part, Hugo et Gautier ont profité de leçons de vers de Nerval, le Hugo des Contemplations est nourri pour son plus grand bien de la prosodie des premiers recueils de Nerval et Gautier ce que personne ne semble avoir remarqué, et d'ailleurs la préface des Contemplations avec le "moi" commun à tous fait clairement écho à une phrase similaire du début des petits châteaux de Bohême de Nerval, avec ce motif de la bohême dont on connaît l'importance pour Rimbaud depuis 1870 au moins.
Ce qui m'étonne là encore, c'est que les rimbaldiens ne s'intéressent pas aux recueils tels que les lisait Rimbaud. Rimbaud devait lire des éditions des poésies de Gautier avant 1852. Avant Emaux et camées, il y a eu une édition des Poésies complètes qui reprenait tous les recueils avec une section de "Poésies diverses". C'est cette édition-là que suit Michel Brix dans la sienne propre, du moins pour tout ce qui concerne les poésies publiées en recueil avant 1852.
De toute façon, il faut lire par acquit de conscience les versions originelles comme les versions en principe les plus courantes à l'époque où Rimbaud composait.
Vous imaginez ce que ce laxisme signifie sur la réalité du sérieux du travail de centaines et même de milliers de professeurs d'université. Est-ce que vous vous représentez l'étendue de l'imposture universitaire ? C'est complètement dingue !
Le propos est plus criant encore pour Leconte de Lisle. Les rimbaldiens ne sont pas au courant que Leconte de Lisle a publié initialement les trois recueils Poèmes antiquesPoèmes et poésies et Poésies barbares. Pour eux, Leconte de Lisle n'a publié que deux recueils Poèmes antiques et Poèmes barbares, sauf que le titre du premier cache une différence profonde avec son homonyme de 1852, cependant que le titre Poésies barbares est clairement distinct du titre Poèmes barbares.
Banville pose des problèmes similaires. Les recueils antérieurs aux Odes funambulesques ont été réunis en un seul ensemble de poésies, puis ont pris le titre de Cariatides qui était jusque-là seulement celui du recueil de 1842. Banville remaniait ses vers, et il est capital de confronter toutes les versions de ses recueils.
Baudelaire pose un problème similaire. Nous ne publions au format courant que les deux premières versions des Fleurs du Mal, alors que Rimbaud devait consulter le plus souvent la troisième posthume. Même si les poèmes sont mis en annexe, ainsi que les pièces censurées et les poèmes inédits des Epaves nous perdons l'impression d'ensemble de la troisième édition et toute la très longue préface de Gautier.
Il faut le faire !
Au passage, Baudelaire est l'occasion d'une interrogation cruciale. Rimbaud ne cite pas la poésie en prose, et quand il cite Baudelaire comme le "vrai dieu" de la poésie, pense-t-il aussi aux poésies en prose ou célèbre-t-il uniquement le souffle nouveau des Fleurs du Mal ?
Encore un sujet qui n'a jamais été vraiment traité de front.
Rimbaud énumère ensuite des poètes publiant dans le Parnasse contemporain. Notez que c'est là l'étrange occasion pour Rimbaud de citer enfin Barbier ou les Deschamps qui auraient dû faire partie des paragraphes sur les premiers romantiques...
Rimbaud ne cite pas Arsène Houssaye, Louis Ménard, Stéphane Mallarmé, Charles Cros et quelques autres. Comme il ne cite pas Glatigny qu'on sait qu'il affectionne, comme il ne cite pas Desbordes-Valmore, ni Murger, ni Châtillon.
Le fait d'oublier de mentionner ces poètes tend à donner l'idée qu'ils ne préoccupent pas assez Rimbaud. Je pense que Desbordes-Valmore est un oubli, volontaire ou non, lié à son manque de relief dans l'émergence de la poésie nouvelle du romantisme. Elle est encore dans une autre voie, et comme Rimbaud parle de l'aliénation des femmes et du fait que de grandes femmes écrivains doivent apparaître il ne pouvait pas se contredire en citant Desbordes-Valmore qu'il aimait ou George Sand.
Pour Mérat, je l'ai déjà dit. Rimbaud le cite par opportunisme parce qu'il sait qu'il est un collègue de travail et une connaissance de Verlaine depuis au moins son passage à Paris fin mars début avril 1871. Il a rencontré notamment André Gill chez qui il a logé. J'ai envie dire comiquement que Rimbaud a confondu Mérat et Nerval avec le titre Les Chimères, mais je considère bien sûr que c'est cette relation à Verlaine qui pèse dans son propos et accessoirement le fait que le recueil de Mérat, qui n'a pas été publié initialement par Lemerre, a reçu des prix. Il s'agit d'un jugement hâtif que Rimbaud n'a certainement pâs assumé très longtemps ensuite. Ceci dit, Rimbaud pour se mentir ainsi devait au moins considérer que le facteur de vers qu'était Mérat était honorable. Mérat était tout au plus considéré comme un "talent" par Rimbaud, comme Dierx et Coppée, voire comme Prudhomme qu'il conspue pourtant dans une lettre antérieure à Izambard.
Je ne vais pas allonger cet article en traitant des poètes publiés dans le Parnasse. Je voulais faire une mise au point sur le panorama qui précède les divers volumes collectifs parnassiens en agrémentant cela d'idées de détail suggestives.
A suivre !

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