vendredi 6 juin 2025

Les Assis : l'enquête par les rimes, "épileptiques" et "chienne battue"

Dans l'alexandrin à allure de trimètre : "Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes," le rejet après la césure du complément "aux dents" vient d'une pratique récente initiée par Hugo et Vigny et dont le développement est plus parcimonieux qu'il n'y paraît avant 1871. Le choix lexical du mot "dents" est évidemment significatif et restreint les possibilités de modèle. Rimbaud s'est inspiré d'un alexandrin à allure de trimètre du poème "Le Soir d'une bataille" que Leconte de Lisle a fait publier avec "Le Sacre de Paris" au début de l'année 1871 suite à la guerre franco-prussienne, ce que cite d'ailleurs Rimbaud lui-même dans sa lettre à Demeny du 17 avril 1871 en fait d'actualités littéraires. Ce trimètre est le suivant :
 
Les poings fermés, serrant les dents et les yeux louches[.]
 
 Ce poème décrit une bataille sanglante selon le principe même de la danse macabre et si Rimbaud n'en a pas repris de rimes, il a tout de même repris le mot "entrelacés" à la rime chez Leconte de Lisle pour le mettre en attaque de son vers 8, reprenant par la même occasion à son modèle l'idée d'une étreinte entre squelettes.
 
Puis, ils se sont liés en étreintes féroces,
Le souffle au souffle uni, l’œil de haine chargé,
Le fer d'un sang fiévreux à l'aise s'est gorgé ;
[...]
 
[...]
Aux dernières lueurs du jour, on voit à peine
Se tordre vaguement des corps entrelacés ;
 
[...]
Ce poème a été achevé d'imprimer le 10 janvier 1871 pour son édition en plaquette, mais seul un des deux poèmes est inédit, l'autre avait déjà été publié par Leconte de Lisle, il l'a simplement mis en résonance avec l'actualité de la guerre franco-prussienne.
En 2008, dans mon article "Assiégeons Les Assis !" paru dans le numéro spécial d'hommage à Steve Murphy de la revue Parade sauvage, j'ai indiqué que les deux poèmes publiés en plaquette par Leconte de Lisle et cités par Rimbaud dans sa lettre à Demeny étaient deux sources clefs du poème "Les Assis".
Rimbaud a repris des idées et des métaphores à ces deux poèmes, mais il n'en a pas repris les rimes à l'exception de la rime "siège"/"neige" qui est la toute première du poème de janvier 1871 qu'est "Le Sacre de Paris".
On peut chercher les rimes des "Assis" ou le rejet "aux dents" chez Hugo, parce qu'on trouve tout chez Hugo comme on dit, mais j'ai déjà effectué des recherches en ce sens, j'en reparlerai.
Théophile Gautier est une autre source d'inspiration évidente du poème "Les Assis" à cause du lien direct avec "Bal des pendus". J'en profite pour dire que dans "Oraison du soir", "une Gambier / Aux dents" est un entrevers qui prolonge "genoux aux dents" et où Rimbaud fait entendre qu'il identifie des poncifs dans les audaces des romantiques et parnassiens. Je prévois depuis longtemps de faire tout un relevé des audaces antérieures auxquelles fait référence Rimbaud avec "genoux au dents" puis "une Gambier / Aux dents".
La rime "fémurs"/"murs" se rencontre à deux reprises dans Emaux et Camées et pas seulement donc dans "Bûchers et tombeaux" la source de "Bal des pendus". La rime "bagues"/"vagues" vient aussi visiblement de Gautier. Il ne faut pas partir de l'idée qu'il n'y a pas mille possibilités pour faire rimer "bague" ou bien "vague" et qu'assez mécaniquement les poètes vont penser aux mêmes rimes. Il faut bien comprendre que dans l'élan créateur le poète ne va que rarement créer une rime sans modèle. Vous écrivez un poème, vous n'avez aucune raison de penser à une rime inédite. Oui, vous allez en inventer d'inédites si un mot s'impose à votre esprit pour composer le poème, mais il faut y penser aux mots "bagues" et "vagues" pour décrire des squelettes ou des corps morbides. La rime "verts pianistes" et "tristes" vient aussi d'un poème d'Emaux et Camées. Je pense que "culottée" a de bonnes chances de venir du début du poème "Albertus" avec la description d'une pipe. Bref, une bonne partie des rimes des "Assis" sont assez faciles à situer par rapport à des modèles, notamment Victor Hugo et Théophile Gautier. Mais on pense aussi à deux autres sources : Baudelaire d'un côté et de l'autre le réemploi par Rimbaud lui-même de rimes qu'il a déjà essayées.
C'est ce que je propose aujourd'hui de mesurer avec deux exemples.
La rime "épileptiques" et "rachitiques" est rare en elle-même et pose une difficulté. C'est une rime sur suffixes en "-iques" avec deux mots qui peuvent facilement s'appeler l'un l'autre sans créer de relief. Je ne sais pas si Hugo a jamais mis "épileptique(s)" à la rime dans l'un de ses poèmes, ni "rachitique". En revanche, je connais tellement bien Rimbaud que je pense tout de suite à un vers des "Pauvres à l'Eglise" :
 
Ces effarés y sont et ces épileptiques
Dans "Les Pauvres à l'église", le nom "épileptiques" rime avec "missels antiques", ce choix de l'adjectif "antiques" est plus prometteur en principe pour une recherche des sources. Gautier pratique des rimes en "-ique" où l'adjectif "antique" est mobilisé notamment. Je pourrais chercher quelque chose d'approchant au quatrain des "Pauvres à l'Eglise", mais avec un autre nom que "épileptiques". Seulement, j'ai encore procédé autrement.
Je soupçonnais, sans en être sûr, que je pouvais rencontrer le mot à la rime chez Baudelaire et cela s'est confirmé avec le poème "Une gravure fantastique". Je connais bien les poèmes de Baudelaire, mais là le vers ne s'imposait pas à mon esprit, je l'ai donc débusqué :
 
Ce spectre singulier n'a pour toute toilette,
Grotesquement campé sur un front de squelette,
Qu'un diadème affreux sentant le carnaval.
Sans éperons, sans fouet, il essouffle un cheval,
Fantôme comme lui, rosse apocalyptique
Qui bave des naseaux comme un épileptique.
[...]
 Le titre lui-même entre dans la rime, et vous notez qu'il est question de danse macabre et aussi de carnaval, signe tangible que je ne m'égare pas quand je prétend identifier le modèle de la rime "pianistes"/"tristes" dans "Variations sur le carnaval de Venise".
J'ajoute que d'intuition, le vers 4 des "Assis" : "Comme les floraisons lépreuses des vieux murs[,]" s'inspire de Baudelaire, mais je vais devoir reprendre ça à tête reposée.
Or, il y a un deuxième rapprochement à faire entre "Les Assis" et "Les Pauvres à l'église". Dans "Les Assis", vous avez la rime "une main invisible qui tue" et "chienne battue", sachant que l'idée d'une invisible main figure dans un poème de Gautier il me semble. Et, au deuxième quatrain des "Pauvres à l'Eglise", nous avons la rime "chiens battus"/"têtus". 
Vous voyez bien qu'il ne faut surtout pas désespérer d'une enquête par les rimes qui impose quelques moments de labeur et patience.
 
A suivre. 

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