J'ai hésité à appeler ma troisième sous-partie les appositions, mais mon choix final permet de ne pas m'embarrasser d'une discussion technique sur des points de grammaire.
Nous avons vu que Rimbaud désignait les "voyelles" en tant que lettres, éléments de représentation graphique de la langue, et non en tant que phonèmes, et que les cinq voyelles, avec l'idée de totalité de l'alpha à l'oméga, reprenaient à leur compte toute la symbolique de la notion d'alphabet. L'idée qu'il soit question de lettres et non de phonèmes permet notamment de prendre ses distances avec les lectures qui insistent sur la relation entre la dimension orale des voyelles et la contrepartie visuelle des couleurs, puisqu'il n'est même plus exactement question de synesthésies. Le A en tant que lettre est sur le même plan de la vision que la couleur finalement. Emilie Noulet, Peter Collier et plein d'autres développent en fonction de l'idée que les voyelles sont des phonèmes une lecture impliquant une rupture des conventions dans la relation de différents sons à différentes couleurs. Je cite Noulet et Collier, parce que le rapporteur rimbaldien officiel sur internet, Alain Bardel, parle de "sensations chromatiques éclatées" sur la page de "commentaire" qu'il consacre au poème, en supprimant l'idée de passage des voyelles aux couleurs, tandis que Noulet et Collier parle d'un "éclatement d'un tout fragile" (Noulet) et d'une "synthèse des sens" que le poème "cherche [] à faire éclater" (Collier citant ensuite l'extrait de Noulet). Mais, même dans les citations de Noulet et Collier, le lien de cet éclatement aux cinq voyelles n'a rien d'évident, et tout se passe comme s'ils ne s'en rendaient pas compte.
En gros, il y a un discours confus où on soutient que le sonnet "Voyelles" fait éclater des unités conventionnelles, mais sans parler du lien des couleurs aux voyelles. Mais si on ne parle pas du lien des couleurs aux voyelles, qu'est-ce qui est éclaté ? Je ne comprends pas.
Je cite maintenant (page 59 du bulletin n°5 de la revue Parade sauvage) le commentaire de Collier incluant la citation de Noulet. Collier vient de citer une critique du sonnet "Voyelles" par Ruchon qui fait une comparaison avec "Les Correspondances" de Baudelaire. Baudelaire offre l'exemple d'une gradation des sons aux parfums, du concret à l'idéologique, mais Ruchon reproche niaisement à Rimbaud de ne pas faire pareil et d'omettre le parfum. Au lieu de demander à Ruchon s'il a compris le projet du sonnet "Voyelles", Collier lui oppose le point de vue de Noulet sur le projet de "Voyelles" en disant que c'est ce qui s'est fait de mieux, ce qui n'a pas de sens :
Sur ce point c'est Emilie Noulet qui semble seule avoir vu l'originalité de Voyelles, poème qui au lieu de tenter de faire la synthèse des sens, cherche à la faire éclater :
Ne prétend-il pas y défaire une unité conventionnelle (celle du mot) en ses parties, les libérant de toute cohésion, leur conférant une folle et arbitraire autonomie ? Le poème n'a-t-il pas pour sujet l'éclatement d'un tout fragile en ses plus petits morceaux ? Pour thème, celui de la dispersion, de la variété, de la multiplicité ?.... Son mouvement est centrifuge (Noulet, PVR, 155).
Bien que Rimbaud ait déclaré ironiquement dans "Alchimie du Verbe" qu'il avait "inventé la couleur des voyelles", la question n'est pas réglée si simplement : le sonnet ne dit pas que l'A est noir, comme Baudelaire avait dit qu'il y avait des "parfums... verts", le sonnet dit "A noir", ce qui est autre chose. Là où Rimbaud a été le plus critiqué au sujet de son prétendu assujettissement à l'idée de synesthésie, c'est dans la notion même d'une audition des voyelles.
Collier salue une citation à laquelle, personnellement, je ne comprends rien du tout. Où y a-t-il dans le sonnet "Voyelles" une rupture de l'unité conventionnelle d'un mot ? Rimbaud cite cinq voyelles qu'il associe de manière surprenante dans un premier temps à cinq couleurs exclusives, puis dans un second temps à des images qui illustrent le potentiel symbolique de ces couleurs. Quand Collier reprend la parole, il parle du A, pas d'un mot du sonnet "Voyelles" dont l'unité conventionnelle aurait été rompue. Je ne comprends strictement rien à ce qu'a écrit : "les libérant de toute cohésion", "une folle et arbitraire autonomie", "l'éclatement d'un tout fragile en ses plus petits morceaux", tout ça, c'est du charabia ! Et c'est quoi un thème qui est à la fois celui de la dispersion, de la variété et de la multiplicité ? Est-elle payée à la ligne ? Qu'est-ce que ça veut dire : "Son mouvement est centrifuge" ?
Le premier mouvement d'associations se situe au vers 1. Tout commence par l'association d'une voyelle et d'une couleur. Cela forme un tout : cinq voyelles avec idée de totalité de l'alpha et l'oméga et une idée de totalité est applicable aux couleurs puisqu'à côté du couple noir et blanc la suite rouge vert et bleu coïncide avec les avancées fondamentales de Young, Maxwell et Helmholtz sur la théorie de la vision, l'idée d'une allusion à cette théorie est renforcée par le jeu sur l'idée d'un bleu et d'un violet interchangeables pour désigner le "O" dans le dernier tercet. En effet, Rimbaud ne dit pas qu'il existe des "A noirs" comme il existerait des "parfums verts" selon Baudelaire. Ce que dit Rimbaud, c'est que le A est fondamentalement associé à la couleur noire. Dans la copie établie par Verlaine, nous apprenons que Rimbaud optait initialement pour l'apposition, mais une apposition adjectivale, encore qu'on puisse dire le noir, le blanc, le rouge, le vert, le bleu, et qu'on puisse vu qu'il n'y a pas de déterminant devant les cinq voyelles envisager des mentions de noms sans aucun déterminant : "A, noir". Je ne sais pas si c'est l'habitude de l'autographe "A noir" qui me prédétermine ma lecture de la copie par Verlaine (ce qui ne veut pas dire que Verlaine a trahi un manuscrit antérieur de Rimbaud, je précise !) mais je n'arrive pas à lire autrement qu'en tant qu'adjectif le mot "noir" dans ce début de sonnet : "A, noir". L'idée que je perçois, c'est que la manifestation physique du "A" en ce monde passe par la couleur noire. Et il en va ainsi pour les quatre associations suivantes. Dans la version autographe, Rimbaud a fait le choix de lier les adjectifs aux voyelles, autrement dit d'en faire des épithètes, mais la mention "A noir" ainsi absolue veut bien dire que tout "A" est indissolublement lié à la couleur noire.
Alors, ici, j'en profite pour faire une autre mise au point. La grande folie des rimbaldiens depuis quelques décennies, c'est de toujours ne retenir des poésies de Rimbaud qu'une pensée appréciable au premier degré. Evidemment, par le passé, plusieurs rimbaldiens (Richer, Gengoux, etc.) ont proposé des lectures occultistes des poèmes de Rimbaud, et les lectures occultistes sont faites au premier degré. Il est normal d'évincer ces lectures, mais ce qui m'inquiète c'est qu'une lecture qui prend en compte le sens littéral du poème est elle-même taxée de croyance en une sorte de voyance métaphysique. Le poème "Aube", il faudrait se garder de le lire en prêtant au poète des pouvoirs magiques. Ou alors, il ne faut lui en prêter qu'en fonction d'une lecture ironique pour dire que Rimbaud a voulu doctement nous enseigner qu'on est vraiment idiots de croire à de telles inepties et Rimbaud rira avec l'élite de ses lecteurs de ceux qui lisent ses poèmes au premier degré pour ce qui est des envolées mystiques. Evidemment, "Voyelles" est par excellence le poème qui pose ce problème de mépris pour la lecture fantaisiste.
Mais, à un moment donné, il faut arrêter d'être tabanard. Rimbaud écrivait un poème par jour ou sinon un poème tous les trois jours, tous les cinq jours. Que sais-je ? Vous croyez naïvement que chaque poème était conçu par Rimbaud comme une révélation bouleversante sur le sens de la vie, sur le sens de la pratique poétique, sur l'actualité politique. En daubant le sens littéral des poèmes, vous faites pareil que les lectures occultistes, vous vous enfermez dans la tour d'ivoire du plus grand sérieux porté à chaque poème. Certes, Rimbaud est très sérieux, mais vous ne pouvez dégager le sérieux de ses poèmes qu'en en admettant la part de fantaisie, la part ludique, la part gratuite et aléatoire. Puis, Genette, ce n'est pas ce qu'il y a de mieux pour éveiller une sensibilité à la littérature. Quand on parle d'un poème, il faut aimer son miroitement, il faut aimer son rythme, il faut aimer sa fièvre ! C'est ça, aimer la poésie de Rimbaud, et c'est ça aller à la confrontation avec le sens de ses poèmes. Dans "Voyelles", le sens littéral implique l'alchimie par une mention explicite et il est clairement affirmé que cinq voyelles vont avec cinq couleurs précises : il faut en prendre son parti. Vous cherchez à dominer cette fantaisie, mais si vous n'êtes pas capable de dire le dernier mot du sonnet, mais acceptez qu'on développe la logique de la fantaisie. C'est en développant la logique de la fantaisie qu'on arrivera au sens ultime du poème de Rimbaud, pas en partant avec des préventions contre. Qui plus est, Collier rappelle que dans "Alchimie du Verbe" Rimbaud a "déclaré ironiquement" avoir "inventé la couleur des voyelles". Mais, ce n'est pas un mode d'emploi pour lire le sonnet "Voyelles", et surtout vous vous dites, rassurés, au moins on peut lire au premier degré l'ironie de cette phrase dans "Alchimie du Verbe", sauf que récemment j'ai fait remarquer que plusieurs formules dans "Alchimie du Verbe" faisaient écho au mémoire de Cros : J'ai mis en relation le titre "Alchimie du Verbe" et le titre du mémoire de Cros qui commence par le beau mot "Solution", j'ai mis en regard le "J'ai trouvé" d'attaque de ce mémoire avec le "J'ai inventé..." du paragraphe rimbaldien, j'ai mis en relation l'extrait "tous les phénomènes visibles" avec l'expression "tous les paysages possibles". En clair, identifier l'ironie ne suffit même pas pour être un bon lecteur de la phrase en question dans "Alchimie du Verbe" : "J'ai inventé la couleur des voyelles". Le narcissisme de Cros passe à Rimbaud, et il y a tout un parallèle à faire sur le découvreur scientifique et le poète qui mime la découverte scientifique dans le cadre ludique de la poésie. Rimbaud, et cela dès 1871, était dans une émulation face à Charles Cros et ses expériences sur la photographie en couleurs. Rimbaud cherchait à faire l'équivalent en poésie, avec une sorte de compromis bâtard, puisque le projet était à moitié sérieux, à moitié une imitation ludique. Mais, on préfère simplifier en disant que comme les couleurs ne peuvent être qu'aléatoirement associées à des voyelles, Rimbaud n'écrit son sonnet que pour se moquer. Mais, cette lecture, votre boulanger, votre boucher, votre banquier, votre plombier peuvent la faire aussi bien que vous et Rimbaud. Où est l'intérêt ? Je n'en vois aucun.
Reprenons.
Nous avons vu le cas de la première série d'associations au vers 1, nous passons aux associations de différentes images.
La coordination permet d'identifier cinq nouvelles séries d'associations, voyelle par voyelle. Et comme les voyelles sont des lettres et non des phonèmes, j'en profite pour insister sur un autre point peut-être non négligeable à la lecture. Je pense que certains lecteurs pensent que le "A" est une profération en ce monde au début du vers 3, puis pour parler comme Ruchon et Collier il y aurait une gradation progressive. Le "A" proféré deviendrait "corset", puis "golfes". Notons tout de même que Ruchon aurait préféré que l'image complexe autour du corset passe après l'image simple "Golfes d'ombre". On retrouverait l'idée de gradation pour d'autres voyelles. Le "I" serait proféré, puis se préciserait en "pourpre(s)" avec une mention de couleur altérée, puis se préciserait en "sang craché" puis en plus complexe "rire des lèvres belles / Dans la colère ou les ivresses pénitentes". Cependant, je ne vois pas de logique graduelle précise, bien définie pour passer ne fût-ce que de "sang craché" à "rire des lèvres belles". Qui plus est, l'alternative au vers 8 "Dans la colère ou les ivresses pénitentes" ne me paraît pas compatible avec une idée de gradation. L'idée de gradation reviendrait dans le cas du "U vert", avec la mention initiale d'une réalité abstraite, les "cycles", puis nous aurions une précision physique avec les "vibrements divins des mers virides", puis on passerait encore à un autre plan "Paix des pâtis"... Mais je ne ressens aucune homogénéité là-dedans, je ne perçois pas une progression par paliers. Et il suffit qu'une série ne corresponde pas à une progression bien graduée pour que le concept soit invalidé pour l'ensemble du poème.
Mais, j'en viens à l'idée des lettres à cinq reprises rapportées. Comme m'a dit un jour Jacques Bienvenu, si je regarde un arbre, le chiffre 1 n'existe pas et pourtant on utilise les nombres. Ici, dans "Voyelles", je pense qu'il y a deux types de lectures. Il y a ceux qui lisent du vers 3 au vers 14 les mentions des "voyelles" comme des manifestations physiques qui ensuite deviennent images, et il y a ceux qui considèrent qu'il y a d'un côté les cinq voyelles du côté du langage et de l'autre des images formulées bien sûr en imagination, surtout quand elles visent à la généralisation "dans la colère ou les ivresses pénitentes", mais qui sont des manifestations visuelles possibles des cinq voyelles. Moi, ce que je comprends, c'est un peu ça. On ne voit pas le chiffre 1, mais on dit qu'il y a un arbre, et le poète ne voit pas un "A" dans la Nature comme il est dans la langue et dans l'alphabet, mais il voit la lettre dans les visions imagées. Pour moi, c'est ça qu'il dit le poème, et je ne sais pas trop si cette mise au point a jamais été faite. Et pour moi, il y a une construction thème et prédicat si on peut dire, et cela qu'on veuille parler d'appositions ou de structures attributives sans verbe. Rimbaud dit le "A" et qu'est-ce que c'est le "A" ? eh bien je vais vous le dire par une série d'illustrations, par une série d'exemples.
Pour le "A", il n'y a que deux associations : "noir corset velu des mouches éclatantes / Qui bombinent autour des puanteurs cruelles" et "golfes d'ombre". J'ai énormément souligné les points importants que jamais personne ne souligne. Dans ces deux groupes nominaux, les noyaux sont "corset" et "golfes", et c'est précisément le corset de la mouche qui justifie une référence visuelle à la forme de la lettre A, et les "golfes" offrent clairement l'idée d'un angle resserré à la manière du "A" qui fait songer à deux côté avec une petite portion de cercle interne pour souligner son angle aigu. Le mot "corset" souligne l'idée d'étranglement tout comme le mot "golfe". Le "A" a déjà une valeur de commencement actée à cause de la référence à l'idée de parcours de l'alpha à l'oméga, mais il a bien ici aussi une valeur d'angle qui contraint et protège. Et j'ai déclaré que cela signifiait un commencement maternel des êtres. Mais ce commencement maternel est précisé. Les "golfes" sont "d'ombre", le "corset" est celui de "mouches", ce corset est "velu", ce "corset" est plongé dans les "puanteurs cruelles". C'est clairement une façon de redire que la vie naît du chaos, sauf que ce chaos est cette fois l'horreur et la destruction de vies antérieures. Et finalement, vous pouvez apprécier que le "A" a une connexion avec le "U vert" qui parle de "cycles", et bien évidemment j'ai déjà insisté sur la relation possible de ces "mouches éclatantes" sur un charnier avec les "pâtis semés d'animaux". J'ai souligné deux autres idées importantes en ce qui concerne le "A noir". Premièrement, j'ai insisté sur le fait que le "corset" étant le noyau de l'image ce que veut signifier Rimbaud c'est que malgré l'horreur des "puanteurs cruelles", il y a une vie qui naît ici. Il s'agit d'une polarisation inversée. Au lieu de voir le pôle d'horreur de l'image en grand il faut voir le pôle réjouissant de l'image passée au microscope. J'ai même parlé récemment que finalement le "A noir" en tant que corset était une image de salut. Deuxièmement, le syntagme "les puanteurs cruelles" permet d'évoquer l'idée du charnier, ce qui n'est pas une situation normale. Cela peut l'être dans un safari avec des animaux carnivores, mais dans nos sociétés un charnier à ciel ouvert ne peut renvoyer qu'à la guerre. Il y a eu la guerre franco-prussienne, puis la guerre civile de la Commune. Et l'un des drames pour Rimbaud, c'est de penser la défaite de la Commune, c'est de donner du sens à la vie de tous ces gens qui sont morts, puisque Rimbaud est athée. Si le "corset" est le salut au sein du charnier, c'est que Rimbaud est en train de penser contre la "semaine sanglante". Mais comment vous faites pour ne pas comprendre ? Vous n'avez aucune intuition logique, à ce point-là ? Rimbaud compose peu de temps après "Voyelles", le poème "L'Eternité". Sans débattre du sens du poème "L'Eternité" ici, vous n'êtes quand même pas incapable de comprendre que Rimbaud veut surmonter le néant du massacre de la semaine sanglante. Rimbaud est préoccupé par la question de l'éternité, éternité qu'il rattache aux valeurs qu'il défend. Ses valeurs, il les a pas mal explicitées dans "Credo in unam".
Aucune des idées que je précise ici sur le "A noir" n'est relayée par un quelconque rimbaldien, aucune ! Pourquoi ? Qu'est-ce qui ne va pas ? Qu'est-ce que vous arrivez à dire d'autre ? Dites-le-moi. Expliquez moi le sens profond de l'association au "A" de ces deux images ! Expliquez-moi la relation étroite entre ces deux images : "noir corset velu des mouches éclatantes / Qui bombinent autour des puanteurs cruelles" et "Golfes d'ombre" ! Puisque vous êtes si forts, puisque vous savez à l'avance ce qui vaut comme lecture du sonnet et ce qui ne vaut rien, je vous prie de nous apporter vos lumières. Qu'est-ce que vous attendez ? Qu'est-ce que vous avez à dire d'intéressant ? J'attends. Mon article était très imparfait en 2003, mais tout y était déjà en germe. J'avais formulé les bases. 2003, ça fait 18 ans. En 18 ans, un bébé il devient un jeune homme. A 18 ans, il a son baccalauréat et s'il ne fait pas d'études il est peut-être déjà dans le monde du travail. La plupart d'entre vous êtes ou avez été des professeurs qui évaluent les progrès des élèves sur un an, sans s'interdire des piques sur leur niveau insuffisant. Imaginez-vous en train de leur demander ce qu'ils pensent des "poys au lard cum commento" dans Rabelais, et puis, tout d'un coup, le "A noir" surgit devant vos yeux. Le sonnet "Voyelles", nous le connaissons depuis 1883 en gros. Vous êtes tous nés avec un sonnet "Voyelles" qui était célèbre. Mais, ne prenons que 2003 comme repère, ça fait 18 ans. A quoi ça rime de prétendre conférer et débattre sur Rimbaud pendant 18 ans, pour ne rien avoir à dire du passage "noir corset velu des mouches éclatantes / Qui bombinent autour des puanteurs cruelles" et "golfes d'ombres". Alors, c'est vrai que parfois on croit pendant longtemps une chose évidente avant de se rendre compte que ce n'est rien, mais là vous n'avez rien à dire, rien à opposer, vous n'avez pas le jus pour contre-argumenter. Vous ne dites rien, vous daubez superbement. Mais ça sert à quoi que vous méditiez Rimbaud, si le dernier réflexe c'est le mutisme dédaigneux ?
Je ne comprends pas. Je ne vois pas l'intérêt de votre façon d'être rimbaldien. Je n'y vois même pas de la passion et de la vie. Je ne vois rien, un gros rien que je vois.
Et le fait que l'image soit similaire dans un poème clairement admis comme référence à la Commune "Les Mains de Jeanne-Marie", vous n'en faites rien non plus ! Je précise qu'il y a deux voies d'accès pour une référence à la Commune dans la première image du "A noir". Il y a les "puanteurs cruelles" qui amènent à identifier un charnier et à chercher quel il pourrait être dans la pensée de l'auteur. Il y a ensuite le fait qu'une image similaire soit déployée dans "Les Mains de Jeanne-Marie" avec le verbe "bombinent". Le verbe "bombiner" n'est pas réputé exister en français. En-dehors de Rimbaud, le verbe a une forme participiale "bombinant" qui nous vient de Rabelais et de ceux qui le citent régulièrement. Je pense que cette citation de Rabelais est par ailleurs intéressante à creuser, mais j'avoue ne l'avoir jamais entrepris. Je ne peux pas tout faire. Il y a évidemment aussi une question du passage du verbe "bombinare" latin au verbe français "bombiner". Mais, indépendamment de ces recherches, comment expliquer cette fin brutale de non-recevoir ? Les images similaires de "Voyelles" et "Les Mains de Jeanne-Marie" ne permettent pas d'identifier une même idée sous-jacente, circulez, il n'y a rien à voir.
Bref, moi, je n'en peux plus. Sur le "A noir", j'ai sorti un dossier en béton armé. Débrouillez-vous, vous me fatiguez !
Alors, vous allez vous réfugier derrière les synthèses qui sont en début de liaison avec la lecture symbolique que je déploie. Très bien ! Vous voulez jouer à ça ! Mais, vous n'anticipez pas qu'on va les citer ces études antérieures qui auraient dit tout ce que vous prétendrez ensuite conserver de mon discours.
Prenons Peter Collier en s'en tenant à peu près au cas du "A noir". Il dit lui-même qu'Etiemble et Noulet n'ont pas tiré toutes les conséquences de leur réfutation d'une lecture du sonnet selon le principe de l'audition colorée. Mais le fait-il lui-même ? Très tard dans son article, il écrit encore ceci (page 79) :
La puissance phonétique de l'A initial qui crée le noir se manifeste de façon plus sournoise lorsque l'U, en ouvrant sa rubrique, est submergé par une accumulation de sons I : l'U est comme nié par ces I, dès la parution du mot "cycles".
L'information défile rapidement et il y a pas mal d'idées pour partie implicites dans cette citation. Attardons-nous à en cerner le sens précis. Collier pose que le "A" s'entend phonétiquement derrière le digraphe "oi" de "noir", ce qui n'est pas discutable en soi, mais il affirme par sa formulation allusive que, d'une part, Rimbaud a fait exprès de choisir le "noir" pour l'associer au "A" à cause de l'écho invisible du phonème [a] au sein du digraphe "oi", et que, d'autre part, c'est un point essentiel de la composition du poème. Même si Rimbaud a pu faire ce choix exprès selon l'explication proposée, ce qui reste à démontrer, j'insiste bien que l'idée d'un point essentiel à la composition est un sujet distinct. Or, en affirmant que Rimbaud a fait cette liaison ostentatoire, mais qu'il ne l'a pas reconduite ensuite pour les autres voyelles, Collier développe une lecture de l'éclatement des sens. C'est à cause de cela qu'il va dire que la voyelle "A" a par le phonème [a] favorisé l'association au "noir", mais comme il n'y a plus de principe de la sorte ensuite Collier estime qu'ensuite pour le "E" l'idée du blanc a été précipitée par le "noir" et non plus par la mention de la voyelle. C'est ça la lecture éclatée que Collier que formule explicitement dans son article (page 61) :
Ce qui me semble bien plus important, c'est qu'une fois le noir engendré par l'A, ce n'est plus la lettre qui engendre les autres couleurs, c'est le noir même qui devient producteur du blanc. L'importance respective des schémas bascule.
Quand Bardel, dans son bref "commentaire" sur son site rimbaldien (
cliquer ici), écrit que l'originalité du poème est moins dans l'idée que dans le "dispositif métaphorique que cette idée permet de mettre en place, fondé sur un jet d'images disparates, génératrices d'émotions et de sensations chromatiques éclatées, tour de force poétique [...]" à proximité d'une occurrence de l'adjectif "conventionnelle" : "le caractère aléatoire de la séquence conventionnelle AEIOU", nul doute qu'il avait en mémoire une fraîche lecture de la page 59 de l'article de Peter Collier "Lire
Voyelles". Bardel a repris le mot "originalité" à Collier, l'adjectif "conventionnelle" à Noulet et sa formulation "dispositif métaphorique", patin-couffin, elle est directement inspirée de l'écho que se faisait entre eux les écrits de Collier et Noulet : "la synthèse des sens, cherche à la faire éclater" pour l'un et "l'éclatement d'un tout fragile", etc., pour l'autre. Toutefois, dans la reformulation par Bardel, il y a restriction du propos, puisque "dispositif métaphorique" et "sensations chromatiques éclatées" ont une moindre étendue que les théories de l'éclatement des sens et du sens chez Collier et Noulet, et du coup on ne comprend pas bien en quoi Bardel peut prétendre identifier un "tour de force", ni même en quoi il y a véritablement un éclatement des couleurs. Mais c'est bien sûr parce qu'il s'inspire de Collier et de Noulet et croit s'inscrire dans leur continuité que Bardel croit naturel de parler d'originalité et de tour de force d'un dispositif métaphorique éclatant des couleurs. Je n'ai jamais lu directement l'article d'Emilie Noulet, mais vous voyez ce que dit Collier sur le basculement des schémas. Par inadvertance, Bardel a gommé la gageure qui justifiait le propos des prédécesseurs, à tout le moins le discours de Collier (pour celui de Noulet, je ne peux guère me prononcer). Toutefois, le discours de Collier est absurde. Collier affirme non pas la complexité du poème, mais une complication dérisoire qui permet d'éliminer les difficultés de compréhension. Rimbaud fait les choses ainsi à tel passage du moment, mais il peut changer au gré de ses envies. Moi, je n'appelle ça identifier du génie poétique.
Alors, même si j'ai annoncé que j'allais m'en tenir le plus possible au seul cas du "A noir", il m'a fallu citer une comparaison avec le cas du "U vert". Cela revient d'ailleurs à plusieurs reprises dans l'article de Collier. Collier revient sans arrêt sur des idées, ce que je ne vais pas critiquer, j'aurais tendance à faire pareil, sauf que Collier revient sur des idées, même quand il a prétendu leur avoir donné leur renvoi, ce qui fait que son article est très difficile à cerner, puisque les conclusions transitoires sont molles et ignorées plusieurs pages plus loin dans la suite de l'étude.
Mais, donc, Collier sait gré à Etiemble et Noulet (page 58) d'avoir "enterr[é] une fois pour toutes" "la théorie de l'audition colorée", tout en leur reprochant de ne pas en avoir tiré toutes les conséquences, et à la page 59 dont provient l'extrait cité plus haut dont Bardel s'est inspiré pour sa page de commentaire du sonnet "Voyelles" sur son site (passage textuellement repris en toute fin de l'entrée "Voyelles" du Dictionnaire Rimbaud de 2021, car cela a été avalisé comme la vérité vraie et vaillante qui cavale et fait frémir), vous avez donc aussi un rappel d'un argument clef d'Etiemble précisément sur le problème du "i" et du "u" :
Etiemble rend justice à Rimbaud qui de toute évidence, là encore, n'a nullement échoué, puisque le cumul de sons en "i" qui suit la lettre U (vert) ne laisse aucun doute que tel n'a pas été son but ("Cela prouve que Rimbaud ne pense jamais aux sons voyelles", Etiemble, p. 228).
Face à ce que je viens de citer, j'attends qu'on m'explique pourquoi ensuite Collier tort le coup à ce "jamais" souligné par Etiemble, en considérant que c'est quand même vrai pour le phonème [a] dans "noir" (on parlait de son à l'époque, phonème est le terme plus scientifique, mais peu importe). Collier va justifier minimalement le procédé pour le "A" en considérant qu'ensuite Rimbaud procède différemment. En gros, Collier ne retient qu'une conclusion : "Rimbaud n'était pas obnubilé par des théories de concordance entre l'audition et la perception des couleurs", et il reproche à Etiemble et Noulet de ne pas prendre acte de cette conclusion, mais Collier dans le même temps régresse par rapport au propos d'Etiemble, en disant : "oui, mais quand même, de temps en temps, il pense au son d'une voyelle pour en tirer un parti dans la création de son sonnet.
Et, là, j'arrive là-dedans comme un chien dans un jeu de quilles, ou comme Hugo tiens ! et je dis : "Pourquoi toi écurie d'Augias tu dis que Rimbaud ne pense jamais aux sons voyelles dans ce poème en se servant si mal à propos de la preuve par le vers 9 et pourquoi toi franc du collier te sers-tu si mal à propos d'une prétendue exception dans la justification des associations systématiques entre voyelles et couleurs, alors que tu as le vers 9 devant toi ? Pourquoi toujours ceux-ci devant, toujours ceux-ci derrière ?
Bon, alors, reprenons le truc. A partir du moment où "E" n'est pas dans "blanc", "I" n'est pas dans "rouge", "U", dans "vert" (encore que sous forme de consonne "v"), "O" n'est pas dans "bleu", je vous avoue que m'exciter sur la présence du phonème [a] dans "noir" ce n'est pas trop mon truc. L'importance du principe est ruinée, je ne vois pas pourquoi insister. A la limite, on peut l'envisager. On peut dire que Rimbaud trouvait très drôle que la couleur pour le "A" soit le "noir" où la lettre s'entend mais ne se voit pas. On peut penser que pour le "vert" Rimbaud trouvait très drôle d'associer le U à un mot dont l'initiale était une consonne dérivée du "U", alors que le mot "vert" ne fait pas entendre de "u", et cela irait de pair avec la réalité du jeu graphique sur le "v" dans "vibrements divins des mers virides". Mais, bon, dans tous les cas, c'est secondaire, ce n'est pas la base première des associations. C'est ça la conclusion importante. En plus, dans le cas du passage de "noir" à "vert" et de la séquence "vibrements divins des mers virides", si c'est bien un fait exprès rimbaldien, nous sommes passés subrepticement d'un jeu ludique sur un phonème à un jeu ludique sur une lettre. Donc, cela n'est pas la peine d'essayer à tout prix de dire que Rimbaud a pensé à mentionner le "noir" à cause du phonème [a]. A un moment donné, il faut savoir lâcher prise. C'est peut-être un fait ludique, mais c'est complètement secondaire.
En revanche, penchons-nous maintenant sur le vers 9 : "U, cycles, vibrements divins des mers virides[.]" Le propos qu'on considère lumineux d'Etiemble c'est de souligner que pour définir le "U" en tant que "vert", Rimbaud fait entendre une cascade de "i", ce qu'il aurait été plus logique de faire au plan du "I". Et Etiemble considère qu'il a prouvé qu'il n'y avait pas d'allusion à l'audition colorée, pas d'allusion non plus à une justification des images et mots choisis en fonction des "sons" des voyelles correspondantes. Mais Etiemble va plus loin, il soutient que Rimbaud ne songe jamais aux sons des voyelles. Vous pourriez vous dire naïvement qu'il me rejoint en envisageant donc que Rimbaud parle des lettres graphiques de l'alphabet et non des phonèmes, mais en réalité, outre qu'Etiemble ne me semble pas clairement insister sur le primat de la référence aux lettres (après tout, après lui, personne n'a fait attention au problème, ce qui serait étonnant s'il en avait parlé), surtout le critique affirme que Rimbaud ne pense jamais aux sons voyelles. Et c'est là où je ne suis pas d'accord. Du point de vue symbolique, dans le poème, il est clair que la référence graphique aux lettres de l'alphabet prédomine, mais les lettres servent à écrire les discours des uns et des autres et sont une contrepartie visuelle à une performance orale possible. Pour le dire plus simplement, en général, le "a" vaut pour le phonème [a], le "i" pour le phonème [I], le "u" pour le phonème [y] et le "o" pour le phonème [o]. C'est plus complexe pour le e, puis il y a les digraphes (sinon trigraphes) en fort grand nombre en français : "on", "an", "un", "in", "ou", "au", "oi", "eu" (feu), "eu" (boeuf), et j'en passe. Bref, il n'est pas absurde que Rimbaud puisse songer aussi à la prononciation des voyelles qu'il égrène, et il me semble que c'est bien le cas du [I] au centre du poème. Dans les deux vers consacrés au [I], les vers 7 et 8, la voyelle "i" n'est pas tellement présente, mais ses quatre seules occurrences en tant que lettres correspondent systématiquement au phonème [I]. C'est le cas du "I" en mention, c'est le cas du "i" du monosyllabe "rire", où je suis désolé d'insister sur le superbe encadrement et relief du "i". Rimbaud a choisi un mot particulièrement expressif "rire", et le "i" y est calé entre deux occurrences de la même consonne liquide "r". Excusez du peu ! Le mot "ivresses" a un "i" à l'initiale. Et je me permets de vous faire remarquer que si on tient compte de la construction des hémistiches dans un sonnet où les assonances en fin d'hémistiches sont nombreuses, nous avons le "I" première syllabe du premier hémistiche du vers 7, le "i" de "rire" dans la première syllabe du second hémistiche du vers 7, et au vers 8, le "i" initiale de "ivresses" avec une liaison [z] suite à l'unique césure acrobatique du sonnet est lui aussi à la première syllabe d'un second hémistiche (vers 8), et je n'ai pas à insister sur la facilité de liaison thématique entre "rire" et "ivresses". Le "i" de "pénitentes'' est en revanche en milieu d'hémistiche, mais notons qu'il précède la rime "-entes" qui structure les deux quatrains. Je ne vais pas insister non plus sur la verticalité de certaines consonnes, les "t" qui ont une valeur phonétique par ailleurs, et les "l", on m'accuserait assez vite de délirer. Mais, je ne m'arrête pas là. Dans "ivresses", mot bien apprécié des amateurs du "Bateau ivre", nous avons la succession du "i" et du "v", précisément les deux lettres qui vont littéralement s'enivrer dans le poème de la mer du vers 9. Je rappelle que ça fait partie aussi des propos que je tiens depuis longtemps que le vers 9 évoque le "Poème de la Mer", encore une de mes affirmations superbement daubées. Or, j'en viens au retable d'Etiemble. Ce qu'il ne dit pas, c'est que le jeu sur le "i" qui se mêle à la description du "U vert" vient précisément après le traitement du "I rouge". On ne vous a jamais appris à ne jamais dire jamais monsieur Etiemble ? Il ne faut pas, ou alors il faut le dire trois fois comme je viens de le faire. C'est conjuratoire. Enfin, bref ! Comment ne voyez-vous pas que le vers 9 est un peu un moment de reprise articulatoire. Le tercet du "U" commence par la mention de la voyelle "U", puis nous enchaînons avec la mention "cycles" au pluriel. Dans son étude, comme beaucoup d'autres avant et après lui, Collier identifie le "y" comme un calembour qui servait à désigner le phonème [y] en grec. D'ailleurs, la graphie [u] désigne le phonème du digraphe "ou" en français, la plupart des langues du monde utilise d'ailleurs le "u" pour le phonème [u] à la manière des ancêtres latins des français. Les français, les allemands et les anglais doivent être à peu près les seuls à utiliser différemment la lettre "u". Mais bon, dans "cycles", Rimbaud évoque le "u" des grecs et joue sur le fait qu'il passe à "i" en français où il est appelé non pas "u grec qu'on prononce i", mais directement "i grec". Comme, par hasard, après "ivresses", après "cycles", Rimbaud joue sur le fait que la lettre consonne "v" est issue de la voyelle latine "u" mais aussi sur une association avec la voyelle graphique "i" prononcée [i], sinon nasalisée dans "divins" : "vibrements divins des mers virides". Bon, alors, on s'arrête, et je vous explique ce qui se passe. Ma thèse, puisque vous ne l'acceptez pas, je vais la nommer ainsi, ma thèse, dis-je ! c'est que nous avons une progression : "A noir", début de la vie dans un cadre qui pourtant semble s'y opposer, naissance donc dans une lutte et idée de création à l'intérieur d'une poche (protection maternelle de l'angle alpha du commencement), ensuite, nous avons la grâce de lumière blanche pure du E qui vient toucher l'enveloppe des êtres, et puis le "I", c'est la vie interne arrive à maturité qui rend en retour avec un don profus du sang, avec un don du rire, et donc à partir du I rouge les êtres communiquent la vie à leur tour.
Dans les tercets, nous avons le plan de la Nature mers et prés avec le U vert, puis nous avons le plan céleste offert à la méditation dans le cas du "O bleu / violet". Or, la progression du "A noir" au "I rouge" a affirmé la vie, les tercets vont la mettre en jeu dans le monde, puis dans l'univers. Pour ne pas que le sang soit dispersé en pure perte, il faut que tout cela soit cadré. Le premier mot du "U vert" qui est aussi le premier mot de la grande Nature ("mers" et "pâtis"), c'est le mot "cycles" au pluriel. Et je rappelle, parce que j'ignore à quel point vous êtes imprégné de vos lectures et relectures des poèmes de Rimbaud, que dans "Credo in unam", la "sève" de la Nature est assimilé à du sang, la Nature déborde de sang. Avec de telles considérations, il n'est donc vraiment pas compliqué de comprendre que le mélange du "i" et du "v" est un mélange cyclique du sang de vie du "I" avec le "U" de la Nature ordonnatrice. L'oscillation cyclique des "v" fait ressortir le "sang craché" : "vibrements divins des mers virides".
Il écrit des commentaires aussi poétiques que les miens sur Rimbaud, Etiemble ? Vous voulez comparer ? Vous ne trouvez pas ce que j'écris autrement exaltant que ce qu'écrivent des cohortes de pignoufs qui en dernier ressort vous annoncent qu'on n'accédera jamais à la poésie du sonnet "Voyelles" ? Ce n'est pas poétique ce que j'explique, ce n'est pas montrer qu'il y a bien un tour de force dans la composition de ce sonnet ? Vous trouvez que si Rimbaud a conçu les choses ainsi, c'est que c'est un passe-temps ridicule ?
Evidemment, le mot "vie" s'entend quelque peu dans le rythme à rebondissements de ce vers 9 : "vibrements" et "virides", à deux reprises en tête de mots qui plus est. En plus, le mot "virides" fait résonner l'idée de virilité qui s'affirme, et bien sûr le fait de mêler le sang du "I" aux images du "U vert" permet de réactiver clairement l'idée qu'il y a une sève de la Nature et qui est comme le sang pour nos organismes humains, tout cela s'inscrivant dans une continuité. Evidemment, vous ne manquerez pas de vous précipiter sur le "y", c'est la sixième voyelle que Rimbaud semble avoir écartée, mais qu'il réinvestit. Il y a "cycles" au début du premier tercet et "Yeux" en dernier mot du dernier tercet. Et les cycles c'est rond et les Yeux c'est rond aussi. Alors, ouais, je ne vais pas discuter de cette réalité dans le poème, le "y" semble créer une boucle pour les tercets, du début de vers 9 à la fin même du sonnet, mais avant de vous passionner pour cette énigme prenez en considération ce que je vous ai expliqué sur la "vie" du vers 9, sachant que la vie est aussi dans la variation en "violet" au dernier vers. Cette idée que le mot "cycles" permet une reprise du sang du "I rouge". Prenez bien la mesure de ce que cela implique quant à l'idée que Rimbaud a pensé la relation symbolique des voyelles entre elles.
Pourquoi moi j'y arrive, et vous pas ? Je ne comprends pas. C'est une énigme autrement plus troublante que le sonnet "Voyelles" lui-même. Mais vraiment !
J'en reviens au traitement du "A noir" par Collier dans son article. Page 57, je suis obligé de citer le texte que je ne comprends pas du tout, tant il est allusif :
Un Frohock par exemple laissera carrément tomber le sonnet en disant que cela n'a aucun sens (p. 133.), que nous devons tout bonnement admettre que l'A est noir et qu'il renvoie à des "fuzzy flies" (lecture pourtant extrêmement tendancieuse, qui mêle "noir corset velu" et "mouches éclatantes").
J'ignore s'il faut dire "un Frohock", des frolics, mais je ne comprends rien à ce qu'écrit Collier. La traduction de "fuzzy flies" est "mouches duveteuses" et Collier semble reprocher à Frohock de superposer "noir corset velu" et "mouches éclatantes". En gros, Collier veut dire que seul le corset est velu, pas les mouches éclatantes ! Je comprends si c'est ça qu'il veut dire, mais ça reste étrange comme reproche critique, je ne comprends pas bien. De toute façon, le "corset" est celui des mêmes "mouches", je ne vois pas trop où va le reproche. En quoi c'est extrêmement tendancieux ? Je ne pige pas.
A la page 85, bien plus loin, Collier revient sur ce problème qui l'obsède apparemment :
Même à l'intérieur de certains schémas, comme je l'ai montré pour le blanc, tout est dans les gradations - comme le prouve pour le noir le contraste entre le corset noir "velu", duveteux mais louche, et les mouches "éclatantes", stridentes et lumineuses. Tout est dans la résolution de ces contradictions virtuelles.
Je ne rêve pas. Collier oppose le "A noir" pour le "corset velu" au "A noir" pour les "mouches éclatantes". Il voit une contradiction virtuelle entre un "noir corset velu" et des "mouches éclatantes", mais dans le poème le "A noir" est le "corset", pas les "mouches éclatantes", premier point, ensuite, le "corset velu" est celui des "mouche éclatantes", ce qui veut dire que sur un même être on peut voir une partie noire et sombre et puis un ensemble noir et lumineux. Je ne vois pas où est le problème.
Ensuite, l'ensemble du poème est une célébration. Or, à aucun moment, Collier ne négocie cette difficulté au sujet du "A noir". Il relaie une évaluation symbolique de Charles Chadwick à la page 59 :
[...] La plupart des critiques reconnaissent maintenant que Rimbaud a composé une symphonie des couleurs, avec des allusions symboliques. Chadwick parle à ce propos de rapprochements affectifs, le vert paisible, le noir morbide, le blanc frais, le rouge violent.
On peut comprendre dans ce relevé que le poème va supposer une dialectique complémentaire du rouge violent et du vert paisible, ce qui se rapproche de ma démarche, sauf que vous l'avez vu je vais beaucoup plus loin, mais si on peut comprendre que les valeurs sont positives pour le vert, le blanc et même le rouge : paisible, frais et violent, car la violence peut être une ressource positive, une affirmation de soi, une rébellion, il reste que l'adjectif "morbide" pose problème. Le "A noir", ce serait le petit clin d'œil aux amateurs d'histoires horribles, anachroniquement cela serait pour inclure ceux qui consomment les films d'horreur et d'épouvante. Je ne comprends pas bien. Nous aurions une voyelle répugnante et quatre voyelles appréciables. Il est clair pourtant que ce n'est pas ce que dit le poème. Les cinq voyelles sont célébrées, et si le "A noir" suppose la confrontation à la putréfaction l'intérêt c'est de voir qu'il ne s'y confond pas. C'est ce que je fais dans ma lecture. Encore une fois, on ne pourra pas confondre ma lecture avec celle de Collier. On voit bien qu'il y a un monde entre son approche et la mienne.
Les rimbaldiens ont décidé que non, je ne dirais pas plus que Collier, ce qui les dispenserait de me citer. Bien, là, vous allez le retour analytique de ma part, je déclare que vous avez des problèmes de compétence en tant que lecteurs. Qu'allez-vous me répondre ? Et surtout qu'allez-vous répondre à la postérité ? Parce qu'un jour il y aura des gens qui liront sans passion toutes les études et ils risquent de faire les conclusions qui sont contraignantes d'un point de vue logique, non ?
Evidemment, Collier aggrave l'idée de Chadwick, puisque Collier suppose que le noir et le blanc sont l'absence de vie. Il n'y a pas de mention de l'oeuf dans le sonnet "Voyelles", mais en gros j'insiste depuis dix-huit ans pour dire à peu près ceci, le "A noir", c'est ce qui est materné à l'intérieur de l'oeuf, et le blanc c'est l'éclat sur la coquille au point d'éclore, et le I rouge c'est l'animal dont les veines sont formées et qui explosent de vie, et qui parfois en saigne. Les cycles de la Nature vont recadrer les saignements. Pour Collier, il en reste à la surface, page 60 : le noir c'est "mort ou corruption", le blanc c'est "pureté ou absence de vie". Je suis désolé, mais le "A noir" c'est le corset qui est dans les puanteurs cruelles, pas les puanteurs cruelles elles-mêmes on dirait. C'est bien "corset" le noyau du rapprochement, les "puanteurs cruelles" c'est un complément circonstanciel. On peut le supprimer, la construction reste correcte : "noir corset velu des mouches éclatantes qui bombinent" ou "noir corset velu des mouches". Faites vos choix. Le "E blanc" serait l'absence de vie. Vous m'expliquez en ce cas le choix du mot "vapeurs" qui permet d'évoquer des "haleines" au plan de la Nature. Vous m'expliquez les "frissons d'ombelles" ? Sur la copie faite par Verlaine, mais aussi sur le premier état de la version autographe, il y avait deux occurrences du mot "frissons", poncif romantique lié à la Nature s'il en est, rien qu'au plan du "E blanc". C'est ça une absence de vie ? Les "Lances des glaciers fiers", vous avez où une absence de vie, vous avez soit l'élan des lances, soit une qualité morale avec "fiers" ! Pour "rois blancs", on en parlera plus tard, mais quand on songe à "Credo in unam" où l'Homme est roi en affirmant sa vie, je suis désolé, on ne part pas sur des bases évidentes pour dire que le "E blanc" correspondrait à l'absence de vie.
Vous commencez à voir le problème ?
C'est certain qu'à d'autres moments Collier va vous dire que le "A" c'est "tout l'univers naissant" (page 68), il a seulement oublié de stabiliser sa lecture. La naissance est admise quand on parle du "A" comme première lettre de l'alphabet, mais jamais quand on parle des images associées au "A noir" qui sont spécifiquement répugnantes, dignes du clin d'œil à "Une charogne" de Baudelaire, avec tout ce que cela suppose de théorie pédante sur la modernité du laid qui peut être beau, avec la surenchère de la charogne baudelairienne qui enfonce Hugo (le slogan "Le beau, c'est le laid" lui était associé dans la caricature). Pour moi, ce n'est pas ça, le "A noir", ce n'est pas ce que je lis.
Bon, je vais arrêter là. Il y a sans doute des citations que j'avais l'intention de faire qui sont passées à la trappe, mais je travaille sans notes. On reprendra ça très prochainement.