lundi 6 décembre 2021

Fleurs du Mal et Chercheuses de poux

Le poème "Les Chercheuses de poux" s'inspire nettement d'un poème du recueil Philoméla de Catulle Mendès "Le Jugement de Chérubin", et il faut compléter cela par une prise en considération d'un récit en prose que Mendès a publié dans un volume de 1868 "Elias". Pourtant, en-dehors de la remarque de Verlaine sur le style lamartinien du dernier quatrain, une idée qui revient souvent c'est que le poème "Les Chercheuses de poux" a quelque chose de baudelairien dans sa manière et il est souvent rapproché du poème "Les Sœurs de charité" qui, lui aussi, est baudelairien dans sa manière, poème des "Sœurs de charité" qui partage avec "Les Chercheuses de poux" le motif des deux sœurs (je ne crois pas à une ambiguïté du poème, les deux sœurs le sont entre elles, pas vis-à-vis du poète). Et, pour "Les Sœurs de charité", le rapprochement est fait notamment avec le poème "Les Deux bonnes sœurs" des Fleurs du Mal. Le sonnet "Les Deux bonnes sœurs" témoigne d'une attirance paradoxale du poète pour la Débauche et la Mort, et les soins dont les deux sœurs sont prodigues sont dès lors tout aussi paradoxaux. Je pense depuis longtemps qu'il faut étudier "Les Sœurs de charité" en regard des poésies de Musset et Baudelaire, quand bien même je n'ai toujours pas publié ma grande étude à ce sujet.
Mais, notre sujet du jour, c'est le poème en quatrains "Les Chercheuses de poux", et non seulement il s'inspire d'un poème très précis de Catulle Mendès, mais Félicien Champsaur a produit deux versions d'un récit en public du poème "Les Chercheuses de poux" en présence de Catulle Mendès lui-même, du moins en présence d'un prête-nom "Tendrès". Et Mendès qui n'a en rien fait la publicité des poésies de Rimbaud, notamment dans le Rapport qui lui a été confié (j'avoue que je devrais le relire, ma dernière consultation commence à bien dater), sous la plume de Champsaur, salue cette production rimbaldienne. Le poème plaît, c'est certain. Paul Léautaud qui déteste Rimbaud et qui dénonce la pose qu'il croit percevoir dans ce vers du "Bateau ivre" : "Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir[,]" avoue en revanche être séduit par "Les Chercheuses de poux" qu'il connaissait par cœur, parce que selon ses dires il retient sans effort ce qu'il trouve beau. Et il vient de nous parler de la pose affectée de Rimbaud, le bonhomme ! Toutefois, dans le cas de Mendès, c'est peut-être un peu plus compliqué. Mendès, tel que Champsaur le fait parler, concède de l'intérêt, de la beauté à ce poème, ce qui semble indiquer qu'il a identifié la référence à son propre "Jugement de Chérubin". On me dira que je confonds Tendrès et Mendès, mais je pense que Champsaur s'inspire de propos que l'authentique Catulle Mendès a réellement tenu. Ce qui est mis en scène, c'est le mépris de Mendès pour celui qui l'a parodié. C'est cela que je perçois. Et ce n'est pas tout. Nous avons dépassé l'époque où tous les poèmes en vers "première manière" étaient assimilés à des créations antérieures à la montée de Rimbaud à Paris le 15 septembre 1871 environ. Le poème "Les Chercheuses de poux" est d'évidence une composition parisienne de Rimbaud, sans doute un peu postérieure aux contributions à l'Album zutique parmi lesquelles figurent la mention "écarlatine" à la rime qui, dans "Vu à Rome", parodie de Léon Dierx, est une reprise d'une rime du poète Catulle Mendès dans Philoméla. "Vu à Rome" côtoie la célèbre parodie par Rimbaud et Verlaine du recueil L'Idole d'Albert Mérat. Or, dans l'entrefilet où il a laissé entendre que Verlaine entretenait une liaison avec une mademoiselle "Rimbault", Lepelletier a mentionné que, dans la compagnie de Verlaine et Rimbaud, ce jour-là à l'Odéon, il y avait précisément Léon Dierx, Albert Mérat et Catulle Mendès, et Catulle Mendès et Albert Mérat sont décrits au bras l'un de l'autre symétriquement au couple formé par Velaine et cette mademoiselle "Rimbault". En clair, Mendès et Mérat se moquaient de Verlaine et Rimbaud ce jour de novembre 1871, lors d'une première de la pièce de Coppée L'Abandonnée. Par la suite, il semble que Rimbaud a constitué une série de trois sonnets où le "Sonnet du Trou du Cul" est repris au-devant de deux sonnets dits eux aussi "Immondes" par Verlaine, où, d'une sorte nécessairement significative, les tercets ont une organisation des rimes à la Pétrarque ABA BAB sur le modèle typique de Mendès, bien illustré par son recueil Philoméla. Rimbaud a d'ailleurs composé aussi deux poèmes quatrains réunis sous le titre "Vers pour les lieux" sur une copie manuscrite de Verlaine, deux quatrains attribués à Albert Mérat. Et je rappelle que dans l'Album zutique nous avons en-dessous du "Sonnet du Trou du Cul", un quatrain "Lys" qui parodie Armand Silvestre, auteur qui a publié des livres dénonçant la Commune, dont un fort similaire au volume de Mendès Les 73 journées de la Commune, et à côté Pelletan et Valade ont imité la séquence enchaînant un sonnet et un quatrain. Et Valade signe le quatrain, Valade qui est très précisément l'ami d'Albert Mérat, à tel point qu'on les désigne par calembour : "Malade et verrat". Allons jusqu'au bout ! Les quatrains de Rimbaud sont obscènes, scatologiques, comme le fait entendre le titre qui les chapeaute de "Vers pour les lieux". Or, le quatrain composé par Valade se termine par le mot à la rime conclusif : "merde" qui fait sens avec l'idée anale du sonnet de Verlaine et Rimbaud parodiant le recueil L'Idole de Mérat.
Il faudrait compléter cela en enregistrant le cas d'une copie manuscrite de Verlaine réunissant le sonnet "Voyelles" et le quatrain "L'Etoile a pleuré rose...", sachant qu'Armand Silvestre est ciblé aussi bien dans "Voyelles" que dans "L'Etoile a pleuré rose..." Mais ce ne sera pas notre sujet ici.
Ce qui se dessine, c'est l'idée que le poème "Les Chercheuses de poux" a été composé à Paris, soit à la fin de l'année 1871, soit au début de l'année 1872, à une époque où les relations d'hostilité de Mendès et Mérat sont assez marquées, mais où, à cause de Verlaine, Valade, Banville et quelques autres il n'y a pas encore d'impossibilité de se côtoyer. Et je pense que Mendès connaissait déjà "Les Chercheuses de poux" durant l'hiver 71-72. Cela n'est qu'une supposition, mais autant formuler les hypothèses auxquelles personne ne pense.
Toutefois, nous ne faisons que parler de Mendès, et jamais de Baudelaire. Mais, il est un autre cas de poème où Mendès est visiblement ciblé par Rimbaud, le sonnet "Oraison du soir". Il s'agit d'un sonnet qui partage avec les deux "Immondes" complétant le "Sonnet du Trou du Cul", le fait d'être scatologique et l'organisation des rimes des tercets sur le mode ABA BAB à la Pétrarque spécifique à l'époque au recueil Philoméla de Mendès. Pourtant, ce qui prédomine dans "Oraison du soir", c'est la réécriture de passages des Fleurs du Mal, la réécriture en particulier de passages du poème "Un voyage à Cythère" et Rimbaud joue significativement au premier vers sur la position de la forme "tel qu'un" devant la césure, forme équivalent à la forme "comme un" du poème "Un voyage à Cythère" de Baudelaire. Rimbaud a répété plusieurs fois la forme "comme un" dans le poème lui aussi scatologique "Accroupissements", mais à différents endroits à l'intérieur des alexandrins, sans oublier de saluer la césure de Baudelaire dans "Un voyage à Cythère", la mention "comme un" bien calée devant la césure donc. Le poème "Accroupissements" fait partie d'une lettre datée du 15 mai 1871 envoyée à Demeny, et selon le manuscrit qui nous est parvenu, le poème "Les Sœurs de charité" a été composé en juin 1871, autrement dit un mois plus tard. Ce qui commence à se dessiner, c'est que d'au moins mai 1871 à la toute fin de l'année 1871, Rimbaud a eu une période importante de rumination de la lecture des Fleurs du Mal et que cela s'est ressenti dans la composition de plusieurs de ses dernières compositions en vers "première manière". Les poèmes "Les Sœurs de charité", "Oraison du soir", "Accroupissements" et "Les Chercheuses de poux" sont sans doute quatre poèmes particulièrement marqués par l'influence du recueil Les Fleurs du Mal. Et nous observons que les poèmes "Oraison du soir" et "Les Chercheuses de poux" ont en commun de s'inspirer à la fois de Baudelaire et de Mendès, avec bien évidemment un énorme écart entre l'intérêt pour Baudelaire et le mépris pour Mendès de la part de Rimbaud, mépris déterminé par l'hostilité sensible de Mendès, Mérat et quelques autres. 
Mais, autant "Le Jugement de Chérubin" est une source avérée des "Chercheuses de poux", autant l'idée d'une style baudelairien des "Chercheuses de poux" ne semble relever que de la conviction intime, avec tout de même un argument important : le rapprochement entre "l'essaim blanc des rêves indistincts" (Rimbaud) et "l'essaim des rêves malfaisants" du poème "Le Crépuscule du matin" des Fleurs du Mal.
Pourtant, je pense avoir trouvé comment rapprocher "Les Chercheuses de poux" de poèmes très précis des Fleurs du Mal. Ce qui fait songer à un poème de Baudelaire aussi nettement, c'est bien l'attaque assez frontale du premier quatrain :
Quand le front de l'enfant, plein de rouges tourmentes,
Implore l'essaim blanc des rêves indistincts,
Il vient près de son lit deux grandes sœurs charmantes
Avec de frêles doigts aux ongle argentins.
Nous remarquons la présence de notre passage identifié comme une sorte de réécriture (je n'aime pas "récriture", je n'arrive pas à m'y faire) d'un extrait de "Crépuscule du matin" et nous apprécions aussi le caractère abrupt de l'énoncé. Le verbe ainsi conjugué "Implore" a lui aussi une résonance très baudelairienne. Qu'il suffise de citer le premier vers du sonnet "De profundis clamaui" :
J'implore ta pitié, Toi, l'unique que j'aime,
Du fond du gouffre obscur où mon cœur est tombé.
C'est un univers morne à l'horizon plombé,
Où nagent dans la nuit l'horreur et le blasphème ;

[...]
Il semble qu'emporté par l'élan j'aie cité tout le premier quatrain, mais je voulais relever l'occurrence du "blasphème" à la rime et puis on comprend bien ainsi que le poète s'adresse à l'équivalent des "deux bonnes sœurs" que sont la Débauche et la Mort.
Il y a un autre aspect très baudelairien dans l'amorce du poème "Les Chercheuses de poux", c'est cette subordonnée temporelle initiale avec le mot "quand".
On sait que Verlaine va exalter dans l'un de ses écrits sur Rimbaud l'amorce étonnante du "Bateau ivre" : "Comme je descendais..." qui est aussi une subordonnée circonstancielle de temps, indiquant cette fois une simultanéité. Et si on y réfléchit, la subordonnée au moyen de la conjonction "quand" en tête de vers est assez courante chez Rimbaud. Avant de revenir à l'idée d'une origine baudelairienne, je vous propose une petite revue rimbaldienne.
Son emploi en début de vers et en tant que conjonction de subordination (pas en tant que pronom interrogatif) n'est pas sensible dans les poèmes en vers de 1869 et 1870. Nous pouvons timidement citer le vers 7 de "Ce qui retient Nina" : "Quand tout le bois frissonnant saigne..." ou tel autre du "Forgeron" : "Quand j'ai deux bonnes mains..." Nous pouvons signaler que nous n'oublions pas les vers dans Un cœur sous une soutane : "Quand le zéphyr lève son aile...", "Quand la rosée est essuyée...", tout en dédaignant de nous y attarder. En revanche, un certain déploiement peut s'observer dans le cas du poème "Les Effarés", du fait de la répétition : "Et quand... / Quand, sous les poutres enfumées... / Quand ce trou chaud souffle la vie..."
Mais c'est à partir de 1871 que son emploi devient une sorte de constante rimbaldienne. Nous pouvons songer au troisième triolet du "Cœur supplicié" avec la triple occurrence du vers : "Quand ils auront tari leurs chiques," mais ce que je prétends souligner est autrement significatif dans les exemples qui vont venir dans quelques instants.
Je ne vais pas m'attarder sur "Les Poètes de sept ans" : "Quand venait, l'oeil brun,...", "Quand, lavé des odeurs du jour...", ni sur "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" : "Quand les Plantes sont travailleuses," "Quand Banville en ferait neiger," ni sur le dizain "Les soirs d'été..." : "Quand la sève frémit..." ni sur "Les Remembrances du vieillard idiot" : "Quand ma petite sœur,....", ni sur "Le Bateau ivre" : "Quand les juillets...", ni tel vers très baudelairien pourtant des "Premières communions" : "Quand la lèpre à la fin mangera ce corps doux[.]" Nous n'oublions pas non plus tel vers d'un certain fragment : "Et quand j'apercevrai, moi, ton organe impur..." Il est inévitable de rencontrer de temps en temps la conjonction "quand" en première ou deuxième syllabe d'un vers. Non, je vais m'intéresser à un emploi plus caractérisé de la part de Rimbaud.
Nous en avons déjà relevé un quelque peu avec la répétition martelée du poème "Les Effarés". Il faut d'ailleurs préciser que le poème "Le Mal" s'ouvre par la forme "Tandis que..." qui est répété en tête du quatrain suivant. Dans "Paris se repeuple", Rimbaud joue à nouveau à marteler cette conjonction "quand", signe qu'elle imprègne fortement sa manière poétique :
Et quand vous serez bas, geignant sur vos entrailles[,]
Les flancs morts, réclamant votre argent, éperdus,
La rouge courtisane aux seins gros de batailles,
Loin de votre stupeur tordra ses poings ardus !

Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères,
Paris ! quand tu reçus tant de coups de couteau,
Quand tu gis, retenant dans tes prunelles claires,
Un peu de la bonté du fauve renouveau !
Et pour vous faire sentir à quel point cette imprégnation mentale de la conjonction est capitale dans la poésie rimbaldienne, je vous expose un autre de ces rapprochements saisissants et significatifs avec l'identique mention "au grand jour" qui passe de "Credo in unam" aux "Premières communions" :
Au grand jour, fatigué de briser des idoles,
Il ressuscitera, libre de tous ses Dieux,
Et comme il est du ciel, il scrutera les cieux !...
Au grand Jour, la marquant parmi les catéchistes,
Dieu fera sur son front neiger ses bénitiers.
Avec ma cruauté cérébrale coutumière, je ne vous accorde aucun répit en vous délivrant cette information que tout le monde croira hors-sujet : de "Clara Venus" à "Suprême Clairon", n'y aurait-il pas un petit écho lexical ?
Mais je vous laisse y songer, et je reprends ma recension. Le mot "quand" est aussi en suspens à la rime dans "Les Premières communions" pour, comme l'a montré Benoît de Cornulier, faire danser à un prêtre le "french cancan". Mais voici enfin la lignée exceptionnelle des "quand" rimbaldiens.
Il faut commencer par rapprocher deux poèmes sans doute fortement contemporains "Les Assis" et "Les Soeurs de charité". Rimbaud dramatise l'emploi de la conjonction à la fin du poème "Les Assis". La conjonction "quand" lance l'avant-dernier quatrain du poème : "Quand l'austère sommeil..." Je devrais peut-être citer la forme "Tandis que" à l'antépénultième vers des "Poètes de sept ans, poème daté du "26 mai 1871" envoyé le 10 juin 1871 à Demeny par lettre, mais je peux citer aussi l'attaque du dernier quatrain des "Pauvres à l'Eglise" : "Quand des nefs où périt le soleil..." et un emploi dramatique de la conjonction "quand" en tête de vers figure au vers 25 des "Sœurs de charité", à quatre quatrains de la fin du poème : "- Quand la femme, portée un instant..." Et la conjonction a encore le mérite de lancer le dernier tercet du sonnet "Les Douaniers" : "Quand sa sérénité..." Et elle contribue également à lancer le couple des tercets dans "Oraison du soir" avec une petite variante : "Et, quand j'ai ravalé...", "Puis, quand j'ai ravalé..." J'hésite à citer la fin du dizain "Je préfère sans doute..." : "où, l'an dix-sept cent vingt", car il est sensible que nous portons le regard sur certaines constantes de la poésie rimbaldienne.
Enfin, après les emplois emphatiques à la fin de divers poèmes, voici les emplois en attaque de différents poèmes.
Il faut citer, malgré une nuance, le premier vers de "Accroupissements", précisément ce poème qui partage avec "Oraison du soir" le fait de s'inspirer de "Un voyage à Cythère" et de la césure sur "comme un" qu'il contient :
Bien tard, quand il se sent l'estomac écœuré,
[...]
Je ne vais ni rappeler l'amorce "Tandis que..." du sonnet "Le Mal", ni l'amorce "Comme je  descendais..." du Bateau ivre". Je n'ai pas non plus relevé les mentions "Lorsque..." : "Lorsqu'à travers..." je cours aux seules mentions de la conjonction "quand". Il faut évidemment citer le premier vers des "Chercheuses de poux", mais encore les deux premiers vers du poème "Les Corbeaux" et un des deux quatrains de "Vers pour les lieux" :
Quand le front de l'enfant, plein de rouges tourmentes,
[...]

Quand le fameux Tropmann...
[...]

Seigneur, quand froide est la prairie,
Quand dans les hameaux abattus,
[...]
Le dossier est particulièrement étoffé et il ne serait pas surprenant de relever quelques autres occurrences que j'aurais oublié de mentionner. Significativement, la forme reflue dans les vers "nouvelle manière", malgré "Quand plusieurs vents plongent" dans "La Rivière de Cassis".
Un fait amusant, c'est que dans Une saison en enfer Rimbaud cite un alexandrin alors inédit de Verlaine qui contient le mot "quand" : "Le clair de lune quand le clocher sonnait douze", mais il s'agit cette fois d'une conjonction placée devant la césure.
Toutefois, pas un seul poème de Verlaine ne commence par le mot "quand" dans les recueils Poèmes saturniens, Fêtes galantes et La Bonne chanson. "Marco" est l'expression, mais il ne relève pas du même moule stylistique solennel que "Les Chercheuses de poux". Cet emploi emphatique de la conjonction "quand", si fréquent chez Rimbaud, relève à l'évidence d'influences multiples et il est normal de songer à Hugo. Mais Rimbaud semble avoir aussi privilégier son emploi tantôt en fin de poème, tantôt en attaque de poème, et en ce qui concerne l'emploi en début de poème : "Accroupissements" et "Les Chercheuses de poux" semblent deux compositions profondément influencées par le style de Baudelaire. Nous avons constaté également que certains vers dans nos relevés étaient baudelairiens. J'ai cité un vers des "Premières communions" qui est une réécriture évidente de la pointe du sonnet "Remords posthume" : "- Et le ver rongera ta peau comme un remords." Dans "Les Premières communions", je rappelle le vers composé par Rimbaud déjà cité plus haut : "Quand la lèpre à la fin mangera ce corps doux[.]" Et nous pouvons songer bien sûr au poème "Une charogne" : "la vermine / Qui vous mangera de baisers," sachant que dans les trois versions connues du recueil des Fleurs du Mal (1857, 1861, 1868),  "Une charogne" précède systématiquement le poème "De profundis clamaui" dont le premier vers contient une mention "implore" que j'ai rapprochée de l'occurrence du même verbe au vers 2 des "Chercheuses de poux".
Pour ne pas émietter mon article, je vais maintenant citer plusieurs débuts de poèmes de Baudelaire. Je vais assimiler les attaques de poème par "Lorsque..." aux attaques de poèmes par la conjonction "Quand...", je vais même ajouter quelques autres cas similaires à l'occasion. Je n'ai pas effectué de recherches du côté des poésies hugoliennes, mais il sera rapidement sensible que l'amorce des "Chercheuses de poux" est fortement placée sous l'influence de la lecture baudelairienne. Nous allons retrouver aussi ce persiflage de la belle dans la mort, j'en profite donc pour rappeler que, dans le cas des Fleurs du Mal, Baudelaire semble s'inspirer du célèbre sonnet de Ronsard : "Quand vous serez bien vieille...", sonnet inspiré d'un des fragments conservés de Sappho. Ce n'est pas le sujet ici, mais j'avais envie de le dire. Je vais aussi m'interdire de citer pour l'instant l'amorce du poème "Bénédiction", tout simplement parce que c'est une source baudelairienne décisive aux "Chercheuses de poux" et qu'il me faudra lui consacrer un développement spécifique.
Au risque que mon relevé ne soit pas exhaustif, je pratique un relevé à partir de la seule version de 1861 des Fleurs du Mal, bien que Rimbaud ait plus probablement été familier de la version posthume de 1868. Je laisse également de côté Les Epaves. Je pourrai toujours y revenir ultérieurement.

Quand Don Juan descendit vers l'onde souterraine
Et lorsqu'il eut donné son obole à Charon,
[...]
                                       ("Don Juan aux enfers")

En ces temps merveilleux où la Théologie
Fleurit avec le plus de sève et d'énergie,
[...]
                                         ("Châtiment de l'orgueil")

Du temps que la Nature en sa verve puissante
Concevait chaque jour des enfants monstrueux,
[...]
                                         ("La Géante")

Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne,
Je respire l'odeur de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone ;

[...]
                                         ("Parfum exotique")

Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive,
Comme au long d'un cadavre un cadavre étendu,
[...]
                                         ("Une nuit...")


Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,
Au fond d'un monument construit en marbre noir,
Et lorsque tu n'auras pour alcôve et manoir
Qu'un caveau pluvieux et qu'une fosse creuse ;

Quand la pierre opprimant ta poitrine peureuse
[...]
                                       ("Remords posthume")

Quand chez les débauchés l'aube blanche et vermeille
Entre en société de l'Idéal rongeur,
Par l'opération d'un mystère vengeur
Dans la brute assoupie un ange se réveille.

[...]
                                         ("L'Aube spirituelle")


Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;

Quand la terre est changée en un cachot humide,
[...]

Quand la pluie étalant ses immenses traînées
[...]
                                         ("Spleen")

Quand je te vois passer, ô ma chère indolente,
Au chant des instruments qui se brise au plafond
Suspendant ton allure harmonieuse et lente,
Et promenant l'ennui de ton regard profond ;

Quand je contemple, aux feux du gaz qui le colore,
[...]
                                          ("L'Amour du mensonge")

Le relevé est éloquent. La dernière citation, le début du poème "L'Amour du mensonge" fait écho au "Serpent qui danse" où Baudelaire approfondissait musicalement une strophe des Orientales de Victor Hugo, si je ne m'abuse, et je vous invite à rapprocher cette "allure harmonieuse et lente" de la "lenteur des caresses", des "silences / parfumés" et de l'action des "frêles doigts aux ongles argentins" durant l'épouillage. Notez cette forme "promenant" vers le début du vers 4. Rimbaud emploie la forme "Promènent" en amorce du vers 8 des "Chercheuses de poux". Vous avez aussi noté combien l'ennui est souvent associé à ces amorces de poèmes de Rimbaud à partir d'une subordonnée temporelle et vous ne manquez pas de rapprocher cela des "rouges tourmentes" et de "l'essaim blanc des rêves indistincts" dans "Les Chercheuses de poux".
Puisque "l'essaim blanc des rêves indistincts" est depuis longtemps envisagé comme une réécriture de "l'essaim des rêves malfaisants" du "Crépuscule du matin", profitons-en pour enrichir notre relevé. Le groupe nominal de Rimbaud est à la rime du vers 2, le groupe nominal dont il s'inspire est à la rime 3 du "Crépuscule du matin". Or, les deux premiers vers du "Crépuscule du matin" forment un distique introductif et le propos du poème débute véritablement au vers 3 et si, ni le premier vers, ni le début du troisième vers, ne sont lancés par une mention "quand", "lorsque" ou une forme équivalente, il n'en reste pas moins que le début de ce vers 3 correspond à une précision temporelle tout-à-fait assimilable :
C'était l'heure où l'essaim des rêves malfaisants
Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents ;
[...]
Il fait de moins en moins de doute que Rimbaud s'inspire aussi du "Crépuscule du matin" et pas seulement pour un groupe nominal : "l'essaim..." Il y a des rapprochements plus subtils à opérer entre ces poèmes.
Dans ma recension, j'ai cité à deux reprises l'intégralité d'un premier quatrain de poème commençant par "quand". Je ne trouve pas vain de comparer l'ensemble du premier quatrain de "L'Aube spirituelle" à l'ensemble du premier quatrain des "Chercheuses de poux", et je pense la même chose en ce qui concerne le premier quatrain de "Parfum exotique", puisque nous avons l'idée des "deux yeux fermés" et un parallèle pertinent à faire entre la survenue des sœurs dans le poème rimbaldien et la vision d'un monde lointain sous le soleil dans le poème de Baudelaire.
Mais j'ai gardé le meilleur pour la fin avec le poème "Bénédiction". Le premier quatrain est lancé par la forme "Lorsque..." qui est un équivalent pour la conjonction "quand". Nous retrouvons l'ennui, les blasphèmes, l'idée de pitié, mais certes tout cela n'est pas posé de la même façon et le poème de Rimbaud n'a pas explicité l'idée de blasphème. La "pitié" est présente avec l'idée d'implorer certains rêves au vers 2.
Selon certains commentaires (Pierre Brunel et Yves Reboul notamment), l'enfant rêverait dans "Les Chercheuses de poux". Mais, le poème n'est pas décrit à partir du point de vue l'enfant puisqu'il est nommé à la troisième personne, ce qui veut dire que les "sœurs" ne sont pas un rêve. Pour moi, l'idée du poème, c'est clairement qu'il y a une contradiction entre le rêve érotique de l'enfant et la pratique de l'épouillage par les deux sœurs. Et l'ambivalence de la fin du poème sur les "pleurs", c'est très précisément la superposition du désir sexuel, l'image étant séminale, et de la souffrance telle qu'elle a déjà été exprimée dans "Les Sœurs de charité" d'une Femme qui n'est pas la Sœur de charité attendue, puisque les deux sœurs n'apportent pour seul soin que l'épouillage et n'apaise pas l'ardeur des rêves érotiques de l'enfant qu'elles ont elles-mêmes pourtant aggravée.
Le poème est le récit d'une incompréhension et c'est plutôt à cette aune que les sœurs si érotiques sont finalement des emmerdeuses pour donner un synonyme familier à "chercheuses de poux".
Mais le rapprochement avec le poème "Bénédiction" va achever de montrer cette perspective très baudelairienne à l'œuvre dans le poème. Dans "Bénédiction ", c'est la mère du poète qui implore Dieu, mais elle le fait en être mauvais et rageur : "Crispe ses poings vers Dieu". La mère ne comprend pas la volonté de Dieu qui pourtant "la prend en pitié", et équivalente des deux "chercheuses de poux" elle va travailler à empêcher le poète de "pousser ses boutons empestés", autrement dit elle va procéder à une autre façon d'épouillage. Et pourtant, le titre du poème de Baudelaire n'est pas "Malédiction", mais "Bénédiction". La mère torture son fils, puis toute la société, mais le poète dépasse le martyre et se nourrit d'une extase mystique tournée vers la célébration de Dieu. Malgré les actions contre lui, le poète se nourrit d'ambroisie et de nectar et il est naturellement nommé "L'Enfant". Les gens lui cherchent des poux ou comme l'écrit en poète Baudelaire : "Cherchent à qui saura lui tirer une plainte". La femme du poète elle-même désacralise ses prétentions amoureuses en se faisant "idole" redorée. Et j'ose croire que les derniers incrédules avoueront que le rapprochement avec "Les Chercheuses de poux" est plus que patent avec les mentions clefs de la "frêle et forte main", puis des "ongles" :
Et, quand je m'ennuierai de ces farces impies,
Je poserai sur lui ma frêle et forte main ;
Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies,
Sauront jusqu'à son cœur se frayer un chemin.
Rimbaud n'a pas besoin de répéter le discours de Baudelaire. Il invente une scène avec des harpies de la médiocrité bourgeoise "Avec de frêles doigts aux ongles argentins", et il conçoit une déception plus terre à terre, mais sans doute pas moins cruelle dans son réalisme. Quant à la fin des "Chercheuses de poux", sans oublier qu'il est question aussi de cibler quelque peu Mendès en empruntant à sa nouvelle "Elias" et à son poème "Le Jugement de Chérubin", Rimbaud s'éloigne du discours de compromission chrétienne de Baudelaire à la fin de "Bénédiction", encore que cela reste bien sulfureux pour l'église, en envisageant autrement l'idée de la larme de souffrance ultimement retenue.
Et ce que nous venons présentement de développer renouvelle non seulement la lecture des "Chercheuses de poux", mais confirme les promesses des rapprochements baudelairiens à faire dans le cas de poèmes tels que "Accroupissements", "Oraison du soir" et "Les Sœurs de charité". Il n'y a pas à dire : nous sommes en bonne voie. Et on entrevoit aussi un futur développement en ce qui concerne "Voyelles" et "L'Etoile a pleuré rose..." Mais chut !

3 commentaires:

  1. Evidemment, face à ce rapprochement entre "Les Chercheuses de poux" et "Bénédiction", les lecteurs vont rester comme une poule qui a trouvé une montre, vu l'absence de réaction de la communauté rimbaldienne. Seul un familier des Fleurs du Mal peut suivre, en précisant bien qu'il y a des inversions dans le poème de Rimbaud par rapport aux logiques de Baudelaire dans ses poèmes. Dans "Bénédiction", le poète-enfant est un envoyé de Dieu et c'est la Mère, équivalent des soeurs, qui l'implore. Pourtant, au-delà du "Lorsque"/"Quand" d'amorce, le parallèle entre les deux premiers quatrains est sensible. Pourquoi aller au-delà du premier quatrain ? On y gagne l'idée de divorce entre la Mère ou la société et l'enfant qu'on peut alors comparer à la scène des "Chercheuses de poux" et on y gagne les mentions identiques et rapprochées "frêle(s)" et "ongles" pour désigner une action similaire dans les deux poèmes. La main maternelle se porte sur son enfant en se frayant un chemin qui relève de la caresse, mais qui, en réalité, a pour but de le détruire. On a l'action du charme, ici maternel, à des fins de tromperie destructrice. L'épouse ferai la même chose.
    Enfin, ce que je n'ai que rapidement accentué dans mon article, bien que je l'aie dit, c'est le parallèle entre les fins des deux poèmes. A la fin de "Bénédiction", on a l'idée de larmes recueillies comme des miroirs obscurcis et plaintifs des cieux. Dans "Les Chercheuses de poux", le mouvement "Sourdre et mourir sans cesse", on a compris la référence à l'onanisme, mais au plan poétique ce qui est intéressant c'est combien ce "désir de pleurer" est un miroir obscurci et plaintif du vrai rêve érotique du poète. Dans ses notes au poème dans le volume de La Pochothèque, Brunel dit que la scène est "rêvée", mais le rêve est dans le décalage de l'enfant "yeux fermés" pour citer "Parfum exotique" face à l'épouillage charmant.

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  2. L'article déjà ancien de Steve Murphy sur "Les Chercheuses de poux" peut être lu en intégralité sur le net. Je possède le livre, mais j'ai pu le consulter aussi sur Openedition Books.
    https://books.openedition.org/pul/1647

    Voici la fin de la notice au poème dans le volume La Pochothèque (1999) "vue" et "vécue" sont en italique : "Comme l'a noté justement M.-A. Ruff, 'la scène est vue plutôt que vécue" (op. cit., p. 86). Mieux encore : rêvée. Ce sont encore deux 'soeurs de charité', et deux trompeuses, que ces 'deux grandes soeurs charmantes' et féeriques [...]" Toutefois, il faut se méfier de la citation hors-contexte. Ici, Brunel ne dit pas clairement que toute la scène est rêvée par l'enfant. Il dit que la scène est rêvée par opposition aux lectures biographiques du poème qui y voient le souvenir d'un épouillage par les tantes d'Izambard. C'est à cause de la dialectique vécue, vue et rêvée qu'on tend à conclure que c'est un rêve, puisque "vue" voudrait dire "de l'ordre de la poétique du voyant", mais il n'est pas certain qu'il faille opposer ainsi "vue" et "rêvée" dans l'esprit de l'article de Brunel. On peut très bien lire "vue" au sens littéral. En tout cas, l'articulation n'est pas du tout limpide et claire.
    Dans son article sur le poème (paru dans le livre Rimbaud dans son temps en 2009), Yves Reboul salue pourtant en ces termes la note que je viens de citer : "Il faut rendre ici hommage à Pierre Brunel qui, dans son édition des [O. C.] de Rimbaud [], a été quasiment le seul exégète à dire nettement (p. 813) que la scène était "rêvée"." Je ne suis pas convaincu que Brunel dise cela nettement, pas plus que je ne suis convaincu que le poème décrit un rêve. Le point de vu du poète n'est pas celui de l'enfant, et le rêve il faut préciser sur quel plan il se trouve, il n'englobe pas tout. S'il englobait tout, le discours serait même plutôt absurde.

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    1. Pour poursuivre sur ce sujet. Voici d'autres remarques sur l'article de 2009 de Reboul ("Les Poux et les reines", Rimbaud dans son temps, p. 163-176).
      Comme très souvent, au début de son article, Reboul dénonce une idée un peu dédaigneuse qu'on se fait du poème pour évidemment amener à l'intérêt de ce qu'il va apporter. La première phrase est : "Poème apparemment un peu mièvre, [...] Les Chercheuses de poux a été livré comme aucun autre aux pièges de l'anecdote." Vous relisez maintenant l'article que j'ai écrit ci-dessus et vous comprenez à quel point le rapprochement avec "Bénédiction" met un terme à la possibilité d'une telle réputation pour ce poème. Au passage, j'ai oublié de préciser que je songeais bien sûr à un autre point commun avec "Oraison" du soir": Baudelaire, Mendès et deux fins avec une ambiguïté "désir de pleurer" ambivalence sexuelle, pisser très haut rêve érotique tourné contre les cieux, à quoi ajouter l'enfant qu'assoient les soeurs, et le poète qui vit assis.
      Je vois que le prochain Parade sauvage contiendra un article de Philippe Rocher sur "Oraison du soir" et Verlaine. C'est l'article que j'attends avec le plus d'impatience avec celui de Reboul sur "La Rivière de Cassis" et "Les Corbeaux", où moi j'ai déjà dit que cette histoire "majoritaire" (Murphy, Vaillant, Bataillé) de prêtres qui viennent dans les campagnes après la défaite ça ne collait pas avec "La Rivière de Cassis", ni avec la demande d'indulgence pour les communards. Dans son étude sur "Les Chercheuses de poux", en revanche, Yves Reboul rejetait l'idée de Murphy que le poème parodiait Mendès à travers "Le Jugement de Chérubin". Mais, cette fois, si, la réécriture du poème de Mendès est indéniable et donc il faut bien en faire quelque chose, et on voit à quel point j'ai étoffé l'idée ci-dessus. Oui, il y a un impensé du flave Mérat au bras du blond Mendès dans la critique rimbaldienne.

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