lundi 27 décembre 2021

Verbe poétique et Verbe divin : le sonnet "Voyelles", vision ou invention ?

Ce n'est pas la suite prévue, mais le lecteur peut comprendre sans peine que c'est une part importante de la réflexion actuelle qui concerne à la fois ma série sur "Voyelles" et ma série sur le cheminement des lettres du "voyant" à "Alchimie du verbe".
Depuis 2003, j'ai nettement mis les choses au point en ce sens. Les couleurs des "voyelles" sont une révélation de l'ordre universel imitant la Bible et Hugo. Je citais à cette époque la formule de l'évangile johannique : "Au commencement était le Verbe, et le Verbe était Dieu", et je mettais cela en relation avec les déploiements métaphoriques hugoliens : "sept lettres d'or du nom de Jéhovah", "alphabet des grandes lettres d'ombre". Je précise que je citais nommément toutes ces sources hugoliennes sur le forum du site "Poetes.com", tout comme sur le site Poetes.com j'ai cité publiquement les intertextes de Leconte de Lisle par rapport à "Soir historique" avant Claisse. Il faudrait éventuellement vérifier sur le forum "mag4.net".
Mais, bref, je n'ai plus accès depuis longtemps à l'un ou l'autre de ces deux forums !
C'est un fait important ! Nous passons de lectures où Rimbaud imagine les couleurs des "voyelles" à une lecture où Rimbaud découvre les couleurs des "voyelles". Nous passons de l'idée d'invention à l'idée de découverte de la réalité telle qu'elle est. Par ailleurs, la dimension symbolique de l'alphabet que j'ai nettement mise en avant a deux conséquences. La première conséquence, c'est que je mets un terme à l'idée de rechercher des synesthésies inventées par Rimbaud dans le poème en amenant le lecteur à envisager que les "voyelles" ont une sens que le poète découvre, donc je fixais plus clairement qu'il était question d'une découverte en science pure si on peut dire et non d'une invention des sciences appliquées. L'autre point important, c'est que je ne développe pas une lecture symbolique passive, du genre le "A" est noir, il représente le répugnant, je déploie une lecture ordonnatrice des couleurs où le "noir" participe positivement à la dynamique d'ensemble en étant le "corset" ou les "golfes". Et nous avions donc finalement l'accord entre une découverte par la vision du poète de la réalité telle qu'elle est et un éclairage sur les valeurs potentielles de couleurs dont la combinatoire confinait réellement à une production d'actions.

Reprenons d'un peu plus loin.
Dans les lettres dites "du voyant" de mai 1871, Rimbaud parle à la fois du fait de devenir un "voyant", un réceptacle d'un savoir supérieur et de l'intention de créer une langue. Il y a une coordination entre le fait de rapporter des vérités révélées et la capacité à mettre au point pour pouvoir atteindre ces révélations.
Parmi les poèmes en vers "première manière", "Voyelles" et "Le Bateau ivre" sont par excellence les deux poèmes que la critique préfère citer comme illustration de la poétique du "voyant".
Le poème "Le Bateau ivre" est l'exemple d'une poésie aux moyens renouvelés et nous pouvons étudier ces cent vers en essayant de déterminer la part active du travail poétique rimbaldien. Mais, dans le discours du poème, dans le récit lui-même, il faut mesurer que nous n'avons pas droit à une explicitation des procédés du poète. Celui-ci prend les traits d'un objet passif contrôlé dans un premier temps par les haleurs, puis livré aux flots. Il parle bien de sa volonté, mais le bateau n'a pas fait le choix du "Poème / De la Mer", il a été pris par l'éveil de la tempête maritime et ce ne fut qu'une chance pour lui que cela coïncidât avec son désir le plus profond. Beaucoup de commentaires du "Bateau ivre" sont quelque peu piégés et traitent cette expérience du frêle esquif en tant qu'action. Non, il s'agit d'une expérience passive de "voyant". Le bateau ivre a eu des visions, mais il ne les a pas eues par le fait d'une activité poétique singulière de son invention.
Dans "Voyelles", le sujet est un peu plus délicat à traiter. Le sujet métaphorique du poème pose un premier problème. Je ne vais pas revenir sur le fait que les "voyelles" sont en réalité un terme métaphorique pour désigner cinq couleurs élémentaires universelles. Je vais rester sur l'entre-deux des lecteurs. Rimbaud désigne soit une découverte des cinq voyelles universelles et donc il nous révèle le Verbe divin, soit un ordonnancement génial qui va permettre de renouveler les moyens du poète.
En clair, les lecteurs sont dans l'hésitation entre deux sujets à prêter au sonnet : soit il s'agit d'un alphabet du monde que le poète découvre comme une vérité, soit il s'agit d'un alphabet support de la création poétique. Je penche nettement pour la première solution, mais la caractéristique des lectures de "Voyelles" est un louvoiement entre les deux possibilités.
Il y a un second niveau de difficultés avec le sonnet "Voyelles", c'est sa combinaison de propositions phrastiques.
Il est quelque peu délicat de définir ce qu'est une phrase, et à l'époque même de Rimbaud la définition d'une phrase en grammaire n'était pas du tout au point. L'opposition entre les notions de phrase et de proposition est propre au vingtième siècle et n'est d'emploi courant dans la population et les écoles que depuis fort peu de décennies. Même dans les années 1980, et je peux en parler, les collégiens en France ou les élèves des écoles primaires belges n'opposaient pas les notions de phrase et de proposition dans les classes.
En plus, même encore à l'heure actuelle, y compris parmi les grammairiens universitaires, pratiquement personne ne souligne l'immense problème d'écart entre l'oral et l'écrit au plan de la ponctuation.
Dans un cadre scolaire, on apprendra passivement à identifier certaines phrases à l'écrit composées de plusieurs propositions. On apprendra les juxtapositions en particulier à l'aide d'une virgule ou d'un point-virgule. Or, le principe de la juxtaposition n'existe qu'à l'écrit, pas à l'oral. On peut envisager minimalement la juxtaposition à l'oral, quand il y a un principe de corrélation entre les énoncés : "Tel père, tel fils" ou "Les chiens aboient, la caravane passe." Mais, dans la plupart des cas, la juxtaposition à l'écrit n'a pas de contrepartie à l'oral. Par exemple, imaginons une énumération à l'écrit : "Il frappe, il crie, il tue." On dira qu'il y a ici une phrase juxtaposant trois propositions, mais cette lecture n'a de valeur qu'à l'écrit. Quelqu'un qui entendra réciter le texte aura deux choix de transcription qui s'offriront à lui. Il pourra très bien transformer cela en trois phrases : "Il frappe. Il crie. Il tue." On soutiendra qu'on peut considérer que la virgule et le point ne doivent pas être rendus de la même manière à l'oral, que cela a une incidence rythmique, mais il s'agit là d'une pétition de principe qui n'a aucun fondement rigoureux. Oui, on peut comprendre cet usage contrasté, mais ce n'est pas comme si c'était une vérité intangible.
Le poème "Voyelles" pose un problème de cet ordre que révèle la confrontation des deux versions manuscrites connues.
La copie autographe est la plus célèbre et l'idée c'est que le poème est composé d'une seule phrase contenant plusieurs propositions. La proposition principale est formulée au vers 2. Les autres propositions ont une relative autonomie, mais lui sont en quelque sorte subordonnées. En revanche, la copie établie par Verlaine sépare nettement le poème en sept phrases.
En clair, on touche du doigt une idée grammaticale importante. La structuration grammaticale du poème dans la tête de Rimbaud est quasi indifférente à la ponctuation stricte de l'un ou l'autre manuscrit.
La copie établie par Verlaine, mais je précise que c'est sans aucun doute fidèlement à un premier état manuscrit autographe qui ne nous est pas parvenu, sépare les deux premiers vers qui forment une phrase. Puis, nous avons cinq phrases, une par voyelle, et enfin, le dernier vers fait partie du descriptif du "O bleu", mais il s'agit d'un énoncé à part.
Dans la version autographe, les sept énoncés sont soudés dans une unique phrase au plan graphique, et nous retrouvons l'identification traditionnelle de la phrase qui commence par une majuscule et se finit par un signe de ponctuation fort. Nous avons une seule phrase, mais nous pouvons identifier plusieurs propositions. Dans ce nouveau cadre manuscrit, les cinq propositions, voyelle par voyelle, sont subordonnées à l'énoncé des deux premiers vers qui vaut proposition principale de tout le poème, tandis que le dernier introduit un heurt et une rupture de construction dans l'ensemble.
Ce n'est pas parce que la ponctuation change qu'il cesse d'y avoir six propositions dans le poème au-delà du vers 2. En revanche, la nouvelle ponctuation adoptée permet de préciser que les propositions nouvelles sont dans une dépendance logique par rapport aux deux premiers vers.
La liaison est opérée par le recours au double point (on parle traditionnellement des deux points et en jargon universitaire de "le deux-points", ce qui ne fait pas vraiment honneur à la langue française, d'où ma préférence nette pour l'expression "double point" que j'ai reprise au livre L'Art de Rimbaud de Michel Murat). Le double point a différents usages, il permet d'introduire un exemple, une énumération, une citation, une analyse, un récit, une explication, une annonce, un discours rapporté, etc. Les vers 3 à 14, sinon les vers 3 à 13, correspondent à la partie du poème introduite par le double point. Mais il faut être plus précis. Le double point relie les vers 3 à 14 à un élément précis qui est soit l'ensemble formé par la proposition principale des deux premiers vers, soit le groupe nominal "vos naissances latentes".
Je ne répondrai pas ici à cette question. Je me contente d'indiquer le travail important qui doit être fait quant à l'analyse grammaticale du sonnet, et je laisse de la place pour un peu de débat, même si j'ai mes convictions et mes interprétations spontanées.
Le poème "Voyelles" pose donc pas mal de problèmes grammaticaux peu courants : rupture de construction du vers final, réalité d'un manque de consistance grammaticale du concept de ponctuation si nous comparons les deux versions manuscrites du poème, incertitudes sur l'enchâssement des propositions des vers 3 à 14 (ou des vers 3 à 13) par rapport à la proposition principale des deux premiers vers.
Ce n'est pas tout.
Les deux premiers vers posent encore deux autres problèmes assez retors.
En général, on se contente de citer la version autographe :
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes[.]
Mais, la version copiée par Verlaine a une ponctuation différente qui suppose une analyse grammaticale légèrement différente :
A, noir ; E, blanc ; I, rouge ; U, vert ; O, bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes.
Admettons l'intuition courante qui, à ma connaissance, n'a jamais fait débat : "noir", "blanc", "rouge", "vert" et "bleu" sont des adjectifs et non des substantifs au vers 1. Je ne vais pas faire mon intéressant et les analyser comme noms. Je considère comme tout le monde que ce sont cinq adjectifs. Cette lecture s'impose assez naturellement dans le cas de la version autographe.
Dans une proposition, cas à part des constructions verbales "avoir beau", "prendre cher", etc., l'adjectif a trois fonctions : épithète, apposition, attribut. Dans un délire d'invention linguistique universitaire, l'école a rebaptisé les deux premières fonctions : l'épithète est devenue l'épithète liée, l'apposition est devenue l'épithète détachée. Je vous laisse imaginer les dégâts sur les élèves les plus faibles. L'idée hypocrite est d'aligner le français sur le modèle du latin où il existe une apposition, mais qui ne peut concerner que les noms substantifs, pas les adjectifs. Je suis contre de telles pratiques.
J'en reviens à mon propos, mais vous allez voir que je ne fais pas vraiment une digression. Donc, nous avons trois possibilités qui sont moins des fonctions grammaticales en tant que telles que des logiques de liaison d'un adjectif par rapport à un nom. L'épithète signifie que l'adjectif est collé au nom dans la phrase : "la voiture rouge". L'apposition signifie que l'adjectif est à proximité du nom, mais rythmiquement autonome : "Epuisés, les enfants reviennent de la plage." La construction attributive suppose le recours à une forme verbale rectrice. C'est évident dans le cas de l'attribut du sujet : "La voiture est rouge", et c'est plus subtil dans le cas de l'attribut essentiel de l'objet : "Il trouve la voiture blanche", et plus subtil encore dans le cas de l'attribut accessoire de l'objet : "C'est un poète mort jeune", "Il suivait tout pensif le chemin de Mycènes", sous réserve qu'une partie au moins des attributs accessoires de l'objet ne soient pas en réalité des constructions détachées assimilables à des appositions adjectivales.
Mais, bref !
J'ai l'air de développer des considérations inutiles et il suffit d'analyser les deux versions du premier vers de "Voyelles". Mais je crois qu'un tableau complet a son importance pour la suite.
La version manuscrite la plus ancienne serait celle de Verlaine. Rimbaud aurait d'abord conçu une série de cinq appositions : "A, noir" et ainsi de suite. Dans la version autographe, il a créé cinq épithètes : "A noir". L'épithète permet un gain assez évident. Dans la version copiée par Verlaine, nous pouvons avoir une hésitation entre l'idée de vision et l'idée d'invention : "A, noir". On pourrait soutenir que Rimbaud vient d'imposer la couleur à la voyelle, alors que dans la version définitive : "A noir", il n'y a pas d'acte inventeur au moment de la profération du vers 1, on ne peut pas dire que Rimbaud est en train de choisir la couleur comme quand il scande : "A, noir". Cette fois, la mention "A noir" fait bloc, et donc l'idée de "A noir" n'est pas inventée sous nos yeux, mais rapportée. Ce changement dans la ponctuation est décisif. Mais je ne viens de l'étudier que sur le plan intéressant de l'évolution du poème. J'ai une autre idée en tête. Je parlais plus haut de l'absence de contrepartie à l'oral de certains faits écrits au plan de la ponctuation. Et j'ai parlé aussi de l'opposition entre proposition et phrase.
D'abord, malgré notre analyse de la ponctuation des deux versions manuscrites, on peut se dire que dans le cadre d'une récitation du sonnet lors d'un spectacle à Avignon la ville des trognons ou à Paris la ville des prurits la prestation orale ne permet pas nécessairement aux spectateurs de déterminer la ponctuation du premier vers. On pourrait imaginer que l'acteur récite par cœur la version recopiée par Verlaine qui a quelques différences de mots. L'auditoire pourra ou non constater les différences pour certains mots, mais aucun d'entre eux ne se représentera lors de la récitation du tout premier vers la ponctuation de la copie établie par Verlaine, et cela quand bien même le récitant accentuerait rythmiquement les virgules par des pauses plus appuyées. Rien ne l'oblige d'ailleurs à marquer des arrêts en fonction des virgules. C'est un choix possible qui permet d'opposer les deux versions du poème, mais ce n'est pas une obligation à suivre.
Et puis, il y a autre chose. Si réellement la leçon manuscrite établie par Verlaine est la plus ancienne, à quel moment dans la tête de Rimbaud la grammaire du vers 1 est exclusivement celle de la version ultérieure autographe ? A quel moment y a-t-il une solution de continuité entre les deux versions ?
On retrouve l'idée d'un problème de discrimination grammaticale à l'oral, on rencontre aussi une autre idée importante : malgré les remaniements, à quel moment le poème perd-il un aspect logique de sa création originelle ? Nous rencontrons la question du continuum grammatical entre deux versions, l'idée qu'il n'y a pas toujours des ruptures tranchées.
Mais, cette idée de prestation orale permet d'engager une autre idée importante, celle de la délimitation des propositions. Il n'est pas question ici de remettre en cause les subordinations de plusieurs propositions par rapport à une proposition principale. Il est clair que sur le manuscrit autographe, la proposition principale est au vers 2, et il est clair que, quelle que soit la version manuscrite, les éléments du vers 1 sont subordonnés à la proposition principale du vers 2 : "Je dirai quelque jour vos naissances latentes".
Cependant, dans l'analyse basique, le premier vers est une longue apostrophe complexe. Le vers 1 est un vers d'adresse où le poète interpelle les voyelles, ce qu'au passage beaucoup de commentaires du poème oublient.
Nous avons cinq apostrophes : "A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu" qui sont reprises et synthétisées en une seule : "voyelles".
Cela est assez net au plan de la version autographe.
En revanche, au plan de la copie verlainienne, l'adjonction des virgules crée une forme d'adresse assez chahutée. Nous n'avons pas une énumération et une reprise lisses : "A, E, I, U, O, voyelles," ou "A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles," mais une forme plus compliquée : "A, noir ; E, blanc ; I, rouge ; U, vert ; O, bleu : voyelles". Notons l'emploi du double point qui ici est la reprise de cinq associations minimales quand il sera l'introducteur de cinq associations plus étoffées sur le manuscrit autographe. Mais, j'en viens à une autre idée essentielle. Une phrase peut être sans verbe. Sur la copie établie par Verlaine, il y a sept phrases, et six d'entre elles sont averbales (il y a bien des verbes conjuguées "bombinent" et "imprima" au sein de propositions relatives, mais aucun verbe principal). Et ceci interroge le problème de la différence de nature entre les épithètes, les appositions et les attributs. Les constructions attributives supposent la référence à un verbe, mais ce n'est pas simple que ça. "La voiture est rouge", "De quelle couleur est la voiture ? - Rouge." "La voiture, rouge." Au plan de l'écrit, nous pouvons soutenir que les cinq associations du vers 1 de "Voyelles" ne sont pas cinq propositions, mais qu'est-ce qui empêche à l'oral de penser que Rimbaud égrène cinq propositions, ce que nous rendrions par la ponctuation suivante : "A, noir ; E, blanc, I, rouge ; U, vert ; O, bleu. Voyelles, / Je dirai quelque jour..." ?
En clair, à l'oral, le premier vers qu'on peut représenter en une séquence déponctuée :
A noir E blanc I rouge U vert O bleu voyelles
peut confondre les trois fonctions attribuées aux adjectifs !
On peut lire une apposition "A, noir", on peut lire une épithète "A noir" et on peut même lire cinq propositions attributives sans verbe : "A, noir ; E, blanc ; I, rouge ; U, vert ; O, bleu." Puisque dans cette dernière optique, le point placé après "bleu" fait que "voyelles" ne reprend pas directement en apposition le début du poème, mais s'en désolidarise quelque peu. Nous aurions un premier énoncé important avec sa clôture, puis nous passerions à l'idée suivante. Car, qu'on le veuille ou non, la logique du discours des dix premières syllabes de "Voyelles" est d'une importance essentielle à la compréhension d'ensemble du sonnet.
Je ne veux pas soutenir qu'il faut désormais envisager la présence de cinq propositions supplémentaires dans le sonnet, j'essaie simplement de montrer que la hiérarchie des constituants grammaticaux peut empêcher d'apprécier le continuum entre propositions énoncées et phrase ordonnée. Par ailleurs, un effet paradoxal de notre recherche est de conforter le rapprochement symétrique des dix premières syllabes du poème avec l'ensemble des vers 3 à 13 ou 14. Je ne vais pas tout développer ici, mais je pense que j'ai jeté des bases importantes pour une reprise en mains de l'analyse grammaticale du poème, en essayant finalement de minimiser les contraints grammaticales au profit d'une approche plus pragmatique du discours tenu par le poète.
Passons au dernier point important que je voulais soulever.
Le vers 2 : "Je dirai quelque jours vos naissances latentes[,]" se termine par un point sur la copie établie par Verlaine, par un double point sur la version autographe connue. Dans tous les cas, il s'agit de la proposition principale du sonnet. Nous pouvons comprendre en esprit sa prédominance dans le cas de la copie Verlaine, nous la comprenons par la ponctuation contraignante dans le cas de l'autographe. Et j'insiste sur un apport paradoxal de mon approche qui a renforcé l'idée spontanée que les dix premières syllabes sont symétriques des vers 3 à 14. Il y a donc dans le poème une unicité du propos principal tenu au vers 2. Or, c'est là qu'on va rejoindre notre problématique de départ : le sonnet décrit-il un verbe poétique ou décrit-il le Verbe divin ? Le poème fait-il montre d'une invention ou bien d'une découverte indépendante de la volonté créatrice du poète ?
En général, ce vers est dénoncé par la critique. Le poète fait une promesse affectée qui ne sera pas tenue. Il n'expliquera pas ici les naissances latentes. En réalité, le second vers est conjuguée à l'indicatif futur simple et aucune lecteur spontanément n'est choqué par la prétendue anomalie qui est souvent dénoncée. Le poète ne dit pas qu'il va nous faire cette explication dans la suite du sonnet, il dit qu'il la fera un jour en-dehors donc de ce poème lui-même. En fait, il ne faut bien sûr pas céder à l'autopersuasion critique que ce vers 2 est une anomalie. On fait passer ce vers pour un scandale provocateur, mais ce n'est pas du tout convaincant. En revanche, qu'on se scandalise ou non de cette remise d'une explication aux calendes grecques, on fait de ce vers un propos insignifiant qui n'a aucune importance à la lecture. Les commentaires du poème ne concerne que le premier vers et l'ensemble des vers 3 à 14. Tout se passe comme si on pouvait escamoter la proposition principale du vers 2.
Or, c'est là que se glisse un autre problème retors. Je ne vais pas traiter ici de ma lecture du vers 2 où je considère que les vers 3 à 13 ont précipité une révélation, incomplète, mais décisive, au vers 14 sur les "naissances latentes" que le poète prétend un jour formuler. Je vais simplement souligner que ce vers 2 est mis en relation avec certains passages de la section "Alchimie du verbe" et que, comme ce vers 2, est considéré comme accessoire à la lecture du sonnet "Voyelles" dans l'essentiel des commentaires, il y a un conflit logique entre les citations de "Voyelles" et celles de "Alchimie du verbe". Dans "Alchimie du verbe", le poète ne dit pas qu'il a découvert un secret de l'univers, il dit qu'il a "invent[é] la couleur des voyelles". Il parle aussi "d'inventer un verbe poétique, accessible un jour ou l'autre, à tous les sens." Rimbaud emploie le verbe "inventer" dans son sens courant. Il revendique l'initiative créatrice. En plus, nous pouvons faire correspondre certains éléments de la prose de "Alchimie du verbe" au contenu du vers 2 de "Voyelles". En effet, il est assez facile de songer à rapprocher "quelque jour" de "un jour ou l'autre". En si bon chemin, on peut donc considérer que "Je dirai quelque jours vos naissances latentes" est synonyme de deux phrases successives dans "Alchimie du verbe" : "je me flattai d'inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens" et "Je réservais la traduction." Du coup, la phrase initiale du paragraphe consacré à "Voyelles" dans "Alchimie du verbe" : "J'inventai la couleur des voyelles !" devient l'explication du vers 1 de "Voyelles" dont elle introduit précisément une citation approximative : "- A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert." La mention des voyelles en italique est-elle le fait du manuscrit rimbaldien ou de l'imprimeur Poot ? Peu importe. En revanche, il y a ici un important problème à soulever. Pour moi, même si je serai le premier à insister sur les rapprochements terme à terme, ce que je viens d'ailleurs de faire, il y a une tension contradictoire entre le discours tenu au sein du sonnet "Voyelles" et le discours tenu dans "Alchimie du verbe". Dans "Voyelles", le poète ne dit pas qu'il invente la couleur des voyelles, il dit qu'il a identifié quelles sont les couleurs de chacune des cinq voyelles. Entre les deux idées, il y a un saut logique considérable. Dans "Voyelles", le poète constate une réalité des couleurs des voyelles qui ne vient pas de lui et il s'agit alors de désigner le Verbe divin. Dans "Alchimie du verbe", le poète se dévalorise en se faisant passer pour le pitre qui a imaginé aléatoirement mais en se prenant sottement au sérieux les couleurs des voyelles. On a déjà insisté par le passé sur le fait que dans "Alchimie du verbe", Rimbaud cite les cinq voyelles dans l'ordre et non dans celui très bien organisé de "Voyelles" avec une idée de commencement et de fin. Il n'y a plus la présidence du "Oméga" dans l'ordre prosaïque livré dans "Alchimie du verbe", l'interversion du O et du U n'est pas respectée, le U reprend sa place conclusive. C'est un indice fort pour considérer que le discours tenu dans "Alchimie du verbe" n'est pas à prendre au premier degré. L'ironie formulée dans "Alchimie du verbe" ne vaut pas lecture du sonnet "Voyelles".
C'est là que nous en arrivons à un point critique important au débat sur la poétique du voyant.
Qu'ils prennent ou non au sérieux Rimbaud dans le paragraphe ici cité de "Alchimie du verbe", les rimbaldiens en général analysent "Voyelles" en prêtant à Rimbaud un rôle d'inventeur, ce qui n'est pas du tout mon cas. Pour moi, "Le Bateau ivre" et "Voyelles" sont des comptes rendus d'expériences pleines de révélations dont les vérités ne sont pas des créations de l'auteur, mais des aperçus de la réalité.
Je ne suis pas bloqué dans ma lecture de "Voyelles" parce que je ne suis pas obnubilé par l'idée d'une méthode poétique que le poète chercherait à nous faire comprendre en écrivant ce sonnet. Ce n'est pas le cas des autres lectures du sonnet en général.
Par ailleurs, en général, les gens cultivés sont des intellectuels urbains et surtout pas des intellectuels paysans, alors que moi je suis plutôt un intellectuel paysan, et Rimbaud qui bien sûr disait pis que pendre sur ses origines et les paysans était un ardennais, un enfant élevé dans une forte mentalité paysanne, et je suis convaincu que Rimbaud, le poète admiré, a beaucoup d'un intellectuel paysan. Je suis convaincu que les gens prennent pas mal de propos de Rimbaud au premier degré ou en s'inquiétant de devoir les prendre au premier degré parce qu'ils pensent en citadins très dignes, alors qu'en fait Rimbaud ne se pose pas ses problèmes, parce qu'il peut dire des choses invraisemblables en admettant qu'elles soient passées au tamis du bon sens.
Mais, peu importe que ce que je viens de dire soit compris ou non. En gros, moi, quand je lis une phrase comme : "Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne," je n'ai pas tant de débats métaphysiques que les autres rimbaldiens. J'ai cette logique paysanne qui ressort et qui me fait dire que, dans tous les cas, les poètes ont toujours fait ainsi. J'ai cette réalité brute en moi qui me fait dire : "Mais, Rimbaud peut dire ce qu'il veut, quand il écrit un poème, déjà il obéit à l'idée d'aligner des mots de français et des phrases conformes à la logique de la langue, et qu'il fasse des allitérations ou des assonances minimales ou étoffées, qu'il se fasse une science d'une consonne placée à l'initiale d'un mot ou non, dans le principe, il n'y aura rien de nouveau théoriquement sous le soleil." Je n'ai pas cette obsession qu'il y a un truc à trouver et qu'il faut dès lors faire comme si je le savais, sauf que je vais devoir me taire pour ne pas trahir mon ignorance. Alors, il faut bien sûr songer à "Adieu", quand le poète s'avoue "Paysan". A-t-il eu des illusions précises sur ses pouvoirs de poète, sur la création par l'ordonnancement des consonnes, etc. ? Pour moi, il a eu des illusions, mais celles qu'ils formulent dans "Alchimie du verbe", je ne les prends pas du tout pour argent comptant.
Pourtant, il demeure un problème. De "Voyelles" à "Alchimie du verbe", Rimbaud passe bien d'un discours de révélations universelles à un discours d'inventeur, il passe bien de l'idée du Verbe divin à l'idée explicite d'un "verbe poétique". Il y a quand même un sujet qui reste à étudier qui est l'articulation de la prétendue découverte d'un Verbe divin à l'idée d'un verbe que le poète déploie en retour. On peut dire que, tant que le poète était dans l'illusion de ses pouvoirs, il croyait identifier une vérité qui ne venait pas de lui, qui était un ordre transcendant universel, et il s'appliquait en tant que poète à se faire l'écho de cette idée. Il va de soi que, comme Verlaine l'a dit, je considère que Rimbaud se moquait de l'idée d'une valeur scientifique du "A noir". Moi, ce qui m'intéresse, en revanche, c'est la lecture symbolique de "Voyelles" et le point de départ qu'il en fait pour penser le monde selon une certaine logique de valeurs. Mais, on peut comprendre en tout cas que dans "Alchimie du verbe", le constat que son approche était chimérique l'amène à tout assimiler à une invention personnelle qu'on persifle, alors que du temps de l'illusion ce n'est pas que Rimbaud croyait à la couleur des voyelles, mais c'est qu'il croyait qu'il avait une vision claire de l'ordre des choses qui lui faisait considérer que quand il composait un poème il dit plus de vérités qu'un Hugo, qu'un Baudelaire, qu'un philosophe, qu'un savant, etc. C'est ça que je comprends comme enjeu, mais on le voit, je me détache complètement de la lettre de ce que dit Rimbaud dans "Alchimie du verbe".
Dans "Voyelles", Rimbaud n'invente pas non plus des procédés poétiques résolument neufs, il approfondit les recours habituels. Rimbaud ne réinvente pas la logique des rimes, la logique de symétrie entre quatrains et tercets, il ne réinvente pas les métaphores, les assonances et allitérations, il ne réinvente pas les métonymies, il ne réinvente pas les juxtapositions dont tirer des enseignements implicites, etc.
C'est ce bon sens supérieur de paysan qui fait que ma lecture de "Voyelles" est très au-dessus de tout ce qu'ont jamais su faire les rimbaldiens, qui sont des citadins, des gens érudits privilégiés de ce monde déconnectés du rapport brut à la réalité.
Mais, partant de tous ces constats, de toutes ces considérations, il reste malgré tout une question ouverte du lien perceptible à la lecture de "Voyelles" entre la révélation du verbe divin et la pratique en retour par le poète d'un verbe poétique. Dans le tercet du "U vert", le mot "alchimie" commun du coup au titre de section "Alchimie du verbe" est exhibé et nous avons l'idée des "fronts studieux" avec le glissement de la vie des mers virides aux rides qui est très important, mais vraiment très important.
J'en profite pour citer, avant que ce ne soit perdu dans l'univers des idées fugaces que j'ai pu avoir, un rapprochement avec une nouvelle de Paul Morand. Je possède un recueil de nouvelles L'Europe galante dans lequel le récit intitulé "Lorenzaccio ou le retour du proscrit" m'a offert un point de comparaison inattendu avec "Voyelles". Je songe aussi à "Nocturne vulgaire" en lisant ce passage de Morand, mais je ne vais pas m'égarer et faire la citation minimale suivante : "Ses rides, représentation graphique de sa vie, le firent sourire." J'ai toujours été surpris de constater que dans le cas de "Voyelles" personne ne réagissait comme moi au calembour sensible de Rimbaud dans le passage du mot "virides" au mot "rides". Je trouve ça génial, immédiat, mais personne n'apprécie ! Vous connaissez peut-être les facéties de Victor Hugo à la rime avec dans ses Châtiments, dans le poème "On loge à la nuit" de mémoire, cette saillie où le mot "Sacre" écrit solennellement s'impose comme la transcription un peu effacée du mot "Massacre" à l'esprit du poète. Moi, quand je lis le "U vert, j'admire l'allusion au mot "vie" au vers 9 avec l'entrelacement des "v" et des "i" dont j'ai par ailleurs commenté la logique symbolique du I sang jaillissant de l'imperium humain coordonnée aux cycles naturels, et j'admire bien évidemment que "rides" soit une impression alchimique imparfaite du mot "virides" où "rides" se dépare la mention phonétique équivoque "vie". Rimbaud a employé le verbe "imprimer" ("imprime" ou "imprima" selon la version manuscrite). Or, ce calembour, personne ne le relève à ma connaissance, ni avant moi, ni après moi. Ni Reboul, ni Cornulier, ni les compilateurs, ni qui que ce soit, ni les hugoliens qui viennent faire des incursions chez les rimbaldiens. Je n'arrive pas bien à comprendre ce que vous aimez chez Rimbaud et Hugo, si vous n'arrivez pas à lire cela.
Toujours est-il que dans la lecture de "Voyelles" il y a donc une prédominance d'une relation de découverte d'un secret universel qui dans la logique fantaisiste n'est pas une création du poète, mais il reste à creuser ce que Rimbaud met d'identité personnelle dans ce sonnet. Il y a bien sûr le cas du vers 14, mais il faut surtout laisser tomber cette obnubilation critique d'un Rimbaud qui peindrait des voyelles et inventerait des images ensuite. Je pense que la part d'invention revendiquée est à la marge dans la logique fantaisiste de "Voyelles", la part d'invention est dans le fait de rendre témoignage, puis après sur le déploiement du corpus de poèmes rimbaldiens on peut aller cerner l'invention dans d'autres poèmes.
Enfin, pour parler non du verbe divin, mais du verbe poétique dans "Voyelles", il faut éviter de partir du sens premier des énoncés dans "Alchimie du verbe", il faut vraiment intellectualiser avec rigueur ce que peuvent être ou non les prétentions créatrices nouvelles du poète, et cela se jouera nécessairement au plan des idées et des récits, au plan des synthèses symboliques, à condition encore qu'elles soient articulées, que nous pourrons tirer des récits poétiques. C'est la condition pour ne pas que la critique rimbaldienne demeure dans l'impasse en ce qui concerne les ambitions du poète voyant.

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