samedi 23 septembre 2023

"Larme", ne dois-tu pas connaître un peu ta botanique ?

Les relations de découvertes géniales se sont succédé ces derniers jours sur ce blog. Quelle magie de découvrir que la première des "Ariettes oubliées" est une démarcation de très près de la romance "C'est moi". Avec quel plaisir amusé on découvre que les deuxième, troisième et quatrième ariettes s'inspirent de poèmes très précis de Marceline Desbordes-Valmore. Quelle sensation saisissante, belle et enivrante de se dire que quand même "Larme" s'inspire des deux poèmes en vers de onze syllabes de la poétesse douaisienne, et d'autres encore. Quel plaisir de découvrir que la notice de Paul Verlaine dans ses Poètes maudits portant sur Marceline Desbordes-Valmore offre des clefs pour lire les poésies en vers déréglés de Rimbaud au printemps et à l'été 1872. Quel champ de puissance se découvre devant nous à envisager la note de la poétesse dans "Comédie de la soif", les quatre "Fêtes de la patience", puis dans "Juillet", etc. Quel vertige de cerner que deux des Odes funambulesques "L'Amour à Paris" et "La Ville enchantée" sont deux sources clefs au poème "Larme" ! Quel saisissement de se dire que l'emploi du mot "colocase" repris à la quatrième bucolique de Virgile n'est pas un renvoi anodin, mais un renvoi au poème latin le plus commenté du monde chrétien pour des raisons de propagande idéologique évidente. Quelle fascination de tomber sur le discours imagé de Baudelaire à propos de la poétesse, quand on constate à quel point il fait écho au récit imagé de "Larme" ! Quelle fascinante comparaison engagée entre "Larme" et "Ma Bohême" ! Quel bouleversant constat de réponse à Banville avec le "e" languissant dans "entourée de tendres bois", avec le jeu sur les rimes et sur les césures.
Oui, les rimbaldiens ou les amateurs fins gourmets attendent de moi que j'explique tout clairement en un paragraphe, j'ai l'air de me contenter d'accrocher des renvois allusifs vagues à d'autres textes.
Et puis, il y a ce "tendre bois de noisetiers" et ces "perches" qui continuent de paraître deux insolubles énigmes.
J'entends développer ici une autre idée d'approche.
Les noisetiers poussent sur des zones de clairière, pas au centre des forêts, car ils ont besoin de lumière, et leur bois souple et résistant sert à créer des outils. Les perches en font précisément partie. Mais, les branches ont des points dits pubescents, et du coup je songe à l'extrait étonnant des "Poètes de sept ans". C'est un poème en vers, mais pas en strophes, les vers riment deux par deux, et pourtant il y a un découpage en séquences grâce à des sauts de ligne qui laissent des blancs comme une distribution en paragraphes en quelque sorte. Or, on a une séquence où Rimbaud qui ne recule pas devant les répétitions de mots clefs oppose le refus des "blafards" dimanches à son amour pour "la praire amoureuse", il en appelle aux "pubescences d'or", et on a sur quelques vers plusieurs rejets de compléments du nom, notamment des deux adjectifs à suffixe identique : "Lumineuses" et "amoureuse" ("houles / Lumineuses" et "prairie + amoureuse"). C'est pour moi un axe important de compréhension du poème "Larme".
Je ne développe pas pour l'instant : vous êtes intelligents ou vous ne l'êtes pas.

Dans les prochaines semaines, je vais revenir sur certaines mises au point en ce qui concerne la versification. Je suis en train de me procurer des ouvrages capitaux auxquels je n'ai plus accès depuis des années, et une fois que je les aurai je pourrai enfin dire clairement ce qui ne va pas chez mes prédécesseurs.
Je vais aussi profiter du programme du bac de français 2024 pour faire de très sensibles mises au point et sur la "légende du Recueil Demeny", et aussi sur la fausseté des rimbaldiens universitaires. Je vais faire dans le cruel, je vais montrer qu'ils ne lisent rien, et que publier des articles sur Rimbaud tourne pas mal à la vanité tant on a aucun public. Moi, je vais aller à l'essentiel, je vais montrer l'imposture... Peu importe que ma voix soit étouffée, le peu de gens que je touche c'est déjà un gain essentiel, et puis tous ces rimbaldiens qui savent ce que je pense d'eux ils vivent mal leur mauvaise foi et leur médiocrité, n'en doutez pas un instant.
Bien sûr, autre projet bien cruel, je vais citer les analyses verlainiennes des "Ariettes oubliées" et puis mettre ça en tension avec les sources du côté de Desbordes-Valmore, ça va être édifiant.
Moi, le livre d'hommages à Yann Frémy, je suis, et tout rimbaldiennement, fier de ne pas participer à cette farce.
Il y a un moment où il faut regarder la vérité en face.

jeudi 21 septembre 2023

"Larme", ce que dit Baudelaire sur les poésies de Desbordes-Valmore !

Continuons de progresser dans l'inspection des sources au poème "Larme". Pour l'instant, nous avons deux grands chantiers d'influences avec Marceline Desbordes-Valmore et Théodore de Banville. Je n'ai pas cité les vers des Odes funambulesques "L'Amour à Paris" et "La Ville enchantée", mais je vous ai tout de même posé les bases. Je vous ai également conseillé de lire "Ma Bohême", sonnet rimbaldien de 1870, comme comparable à "Larme". Le sonnet "Ma Bohême" a été écrit sous l'influence des lectures de Banville et notamment des Odes funambulesques avec en fait exprès des reprises de rimes et une démarcation dans les tercets d'un sizain précis du "Saut du tremplin". Il y a bien sûr une comparaison à faire sur l'isolement du poète qui se retire du monde, dans un cas il se dénude même, et il y a aussi un parallèle intéressant entre la goutte de rosée au front qui est comme un vin de vigueur et la déception de la liqueur d'or.
Une troisième influence apparaît avec la colocase de Virgile, et on sent qu'une lecture plus poussée de L'Histoire naturelle de Pline pourrait être utile. Il existe une traduction de Littré que Rimbaud a pu lire et qui a été rééditée en 2016, mais c'est un investissement de plus de 90 euros. Il faut donc que je voie ce que je peux en lire sur le net. Je serais enseignant à l'université, vous imaginez le travail qui serait déjà accompli ? Non, je ne me fais pas un compliment, je tacle les universitaires. Ils sont nuls !
J'en reviens maintenant aux poésies de Marceline Desbordes-Valmore. Fort heureusement, nous pouvons lire la plupart des recueils tels qu'ils furent publiés sur Wikisource. Il y a l'intérêt de consulter l'ensemble des poésies de l'artiste douaisienne, il y a aussi l'intérêt de consulter la conception des recueils avec des rééditions de recueils ou des rééditions de poésies choisies distincts des recueils originaux attribués à l'autrice. Il y a l'intérêt de lire aussi les préfaces et interventions d'autres auteurs. Il y a une réponse en poème de Lamartine intégrée dans le recueil Les Pleurs. Il y a la préface d'Alexandre Dumas au même recueil Les Pleurs. Il y a enfin en tête d'une réédition en 1860 une préface d'environ dix pages de Sainte-Beuve où le mot "tendre" est répété à satiété, même si personne n'en voudra pour expliquer "tendres bois de noisetiers". Cette préface de Sainte-Beuve a aussi une importante lourdeur dans la mise en avant de la pensée catholique des poésies valmoriennes. Cette dimension est présente et importante, mais on passe de la finesse de la poétesse à un militantisme idéologique un peu à côté de la plaque. Evidemment, il faut encore lire l'article de Sainte-Beuve dans la Revue des deux Mondes vers 1834 et sans doute d'autres plus tardifs. Quant à la préface d'Alexandre Dumas, elle est reprise aussi dans le volume de 1860, mais rebaptisée "Note". Bien que la préface du mousquetaire soit de commande et ne respire pas une connaissance réelle des poésies valmoriennes, il ne faut pas perdre de vue que toute la première partie de la préface est un exercice personnel de théorie sur la vibration poétique romantique de la part de Dumas, donc ce n'est pas négligeable. Il ne faut pas renoncer à la lire parce que le romancier brode de l'apparent hors-sujet par rapport à la poétesse. Il faut bien comprendre que Rimbaud va tenir compte de la perception qu'ont ses contemporains de la poétesse et plus précisément de ce qu'est l'expression poétique. Il faut tout évaluer. D'ailleurs, on remarque à l'heure actuelle que nous sommes à une époque de remise en avant de femmes écrivains du passé. George Sand et Marceline Desbordes-Valmore connaissent un regain d'intérêt, leurs ouvrages au format poche sont plus édités qu'il y a quelques années, me semble-t-il. Pour Desbordes-Valmore, cela reste pourtant assez timoré. On a droit à de minces fascicules d'anthologies d'une trentaine de poèmes et un seul recueil est publié en Garnier-Flammarion, le recueil Les Pleurs, qui paradoxalement est celui qui a le moins retenu l'attention de Rimbaud comme de Verlaine. Il faudrait rééditer Bouquets et prières, et bien sûr les Poésies inédites dont Verlaine a bien précisé que c'était le meilleur et plus intéressant. Le volume de 1830 a son importance également, ne serait-ce que par la présence de la romance "C'est moi". Aujourd'hui encore, il n'y a aucune volonté de faire attention à l'importance qu'a eue Desbordes-Valmore pour Baudelaire, Rimbaud, Verlaine et Aragon, et encore Sainte-Beuve, Barbey d'Aurevilly et quelques autres.
Dans sa célèbre lettre du 15 mai 1871 à Demeny, Rimbaud n'a pas cité la poétesse, mais il a parlé de femmes qui libérées de leur condition deviendraient poètes et Rimbaud parle alors de mondes d'idées des femmes à comprendre, mais distinct des hommes. Il s'agit d'une façon de penser non misogyne bien sûr, mais d'une façon typique de penser de son époque. Baudelaire, Verlaine et Sainte-Beuve, mais pas forcément Dumas, font une recension valorisante des poésies de Desbordes-Valmore, mais sur un mode foncièrement misogyne, un fond rentré puisqu'acceptation il y a, mais on sent l'effort de concession et surtout il y a un clivage mis en place. Desbordes-Valmore réussit en poésie parce qu'elle est naturelle dans son abandon au principe émouvant de l'éternel féminin. Il n'y a d'ailleurs ni au XIXe ni de nos jours aucune étude pour voir d'où vient le génie de la poétesse. Elle était actrice et jouait parfois un rôle dans Britannicus de Racine, il y a des vers imités de Phèdre dans ses poésies, et les développements lyriques des sentiments portent souvent l'empreinte des vers de tragédie d'un Racine. L'influence d'une poésie plus populaire avec Béranger ou Favart n'est pas envisagée. Le fait que Desbordes-Valmore ait publié son premier recueil avant Lamartine n'a pas incité les critiques à mieux évaluer l'héritage de la poésie du dix-huitième siècle. Plein d'analyses ne sont pas faites. Même aujourd'hui, on se contente de dire que comme elle était femme elle était sous-évaluée, mais ce n'est pas de l'analyse. Rimbaud fait donc en non misogyne un parallèle clivant parce qu'inévitablement il ne lisait que la structure mise en place par Sainte-Beuve et Baudelaire. En même temps, il n'a pas tort non plus, puisqu'il y a des différences à envisager entre le monde des idées des femmes et des hommes, le wokisme a tort de nier cette réalité, mais en fait cette différence ne se prouve pas avec un clivage. Les différences des mondes d'idées sont forcément de l'ordre des tendances. Prenons l'exemple un peu pourri de ce que font Baudelaire, Sainte-Beuve et Verlaine : ça n'a aucun sens. Ils font un classement de Desbordes-Valmore et Sand parmi les femmes, mais il y avait des centaines de millions de femmes et d'hommes sur Terre au dix-neuvième siècle, et des dizaines de millions rien qu'en France. Cela n'a strictement aucun sens de considérer que les femmes sont moins douées parce qu'il y a dix, vingt ou trente hommes qui auraient été de plus grands poètes en France que Desbordes-Valmore au dix-neuvième siècle. La trente-et-unième place, et a fortiori la onzième, ça ne permet pas de parler de clivage de but en blanc. On n'est pas dans des champs d'opposition des sexes clairement observables et opposables. Ce qu'on peut dégager, c'est des tendances comportementales, des tendances créatrices, pas des vérités absolues.
J'en viens enfin à la notice de Baudelaire. N'ayant pas mes éditions de Baudelaire sous la main, j'ai profité de la citation dans le dossier de l'édition en Garnier-Flammarion du recueil Les Pleurs.  Le texte est assez retors et participe de l'aveu, puisque d'emblée Baudelaire déclare que son admiration est contradictoire avec ses principes. Il fait de son goût pour Desbordes-Valmore un péché mignon, et sur cette contradiction il bâtit une lecture valorisant la manifestation de l'essence d'être femme et même d'être mère en poésie. Mais comme je cherche à travers les discours sur la poétesse, des éléments qui auraient pu inspirer Rimbaud pour son poème, il me faut citer la toute fin du développement fait par Baudelaire, et je trouve ça plutôt éloquent. Baudelaire parle de sa lecture comme d'une promenade dans un jardin de fleurs qui représentent "les abondantes expressions du sentiment", parmi des étangs miroirs inversés des cieux, et Baudelaire parle à ce sujet de la "résignation" de la poétesse et d'un univers ici-bas plein de "souvenirs" du monde d'en-haut. J'ai déjà insisté sur le fait que Desbordes-Valmore emploie souvent la rime "souvenir" / "avenir" en soutenant l'idée que les "souvenirs" permettent d'éclairer "l'avenir". Il y a toute une poétique de la mémoire réactivée qui devient créatrice dans les poésies de Desbordes-Valmore. Baudelaire cite à dessein le mot "souvenirs" par conséquent. Mais soudainement Baudelaire élargit la perspective et son article se termine par une véritable fresque :
[...] Des allées sinueuses et ombragées aboutissent à des horizons subits. Ainsi la pensée du poète, après avoir suivi de capricieux méandres, débouche sur les vastes perspectives du passé ou de l'avenir ; mais ces ciels sont trop vastes pour être généralement purs, et la température du climat trop chaude pour n'y pas amasser des orages. Le promeneur, en contemplant ces étendues voilées de deuil, sent monter à ses yeux les pleurs de l'hystérie, hysterical tears. Les fleurs se penchent vaincues, et les oiseaux ne parlent qu'à voix basse. Après un éclair précurseur, un coup de tonnerre a retenti : c'est l'explosion lyrique ; enfin un déluge inévitable de larmes rend à toutes ces choses, prostrées, souffrantes et découragées, la fraîcheur et la solidité d'une nouvelle jeunesse !
Difficile de ne pas songer à "Larme", plus encore qu'à un quelconque poème de Desbordes-Valmore, en lisant ces lignes !

dimanche 17 septembre 2023

Après Desbordes-Valmore et malgré la touche de Virgile, Banville toujours ! Les sources d'une Larme...

Réputé hermétique et mystérieux, comme tous les poèmes en vers déréglés du printemps et de l'été 1872, le poème "Larme" a souffert d'un esprit de dénégation quant à ses sources les plus sensibles.
Le cas le plus flagrant concerne la non-analyse du nom "colocase", et la mise au point de Paul Claes en 2006 vaut le détour. Il s'agit d'un emprunt à la quatrième bucolique de Virgile, poème latin le plus commenté au monde, car vicieusement raccordé à l'idée d'une annonciation du Christ par un païen, et le mot a été abusivement lu dans son sens actuel de plante tropicale au détriment de l'évident renvoi savant à la culture littéraire la plus classique.
Paul Claes a malheureusement privilégié le sens du mot "colocase" au détriment de ce que la source virgilienne pouvait nous dire. Il a tout de même fait sentir que derrière Virgile Rimbaud a lu d'autres emplois du mot latin "colocasia" et il a notamment tiré parti de la lecture de Pline où il a appris que la plante nénuphar pouvait servir de gourde.
Cette source permet de recentrer la lecture sur l'implicite de l'attitude antichristique du poète voyant.
L'autre source qui a été ignorée, c'est la poésie de Marceline Desbordes-Valmore. Le vers de onze syllabes a existé sous la plume de Ronsard, mais à de brèves occasions. Dans son traité, qui venait d'être publié, Banville crée un exemple de son cru d'un morceau poétique en vers de onze syllabes avec la césure adoptée par Desbordes-Valmore, morceau qu'il ne fait même pas figurer dans ses recueils. Pourquoi faire l'impasse et sur les exemples déjà anciens de Ronsard et sur ceux tout récents de Desbordes-Valmore ? Et on peut même se demander si d'autres que Desbordes-Valmore, Banville, Rimbaud ou Verlaine ont employé le vers de onze syllabes au dix-neuvième siècle, et du moins avant 1872. Verlaine et Rimbaud utilisent la longueur de onze syllabes pour un vers le même mois, et le poème de Verlaine fait clairement allusion à la poésie valmorienne. Desbordes-Valmore est une passerelle importante vers les ariettes de Favart qui plus est. Et sous prétexte de dérangement de la césure, on s'interdit d'aller étudier de près les poésies et les larmes de la poétesse douaisienne.
Tout ça va changer. Les rimbaldiens vont être obligés de bidouiller comme à leur habitude une récupération en évitant au maximum de mettre mon nom en avant, comme si ma découverte n'allait pas devoir s'anonymiser et finir par ne servir que la connaissance meilleure de Rimbaud, sauf que pour un rimbaldien, et ceux qui publient, leurs écrits et leur reconnaissance professionnelle est de loin plus importante que la connaissance et le goût de la poésie rimbaldienne, mais après un prolongement maximal de l'obscurantisme rimbaldien au moyen de puissants médias à leur service, ils passeront à table et acteront les découvertes décisives, et plein de malins liront les notes et feront entrer cela dans les évidences qu'ils ont toujours senties et sur lesquelles ils n'ont jamais eu à réfléchir.
Enfin, bref ! Banville a été cité, et il est en effet une cible essentielle du poème pour plusieurs raisons. Notez qu'il est déjà impliqué pour le vers de onze syllabes. C'est parce que Banville a parlé de cette mesure rare dans son traité et de son refus d'en créer de nouvelles que Verlaine et Rimbaud se sont inspirés de la poétesse qui en avait fait usage dans son recueil posthume de 1860. C'est bien évidemment à cause du traité de Banville que les Romances sans paroles contiennent des vers de onze syllabes et deux types de vers de neuf syllabes, puis que Cellulairement contient des vers de treize syllabes et qu'enfin Verlaine fera quelques derniers essais (quatorze ou dix-sept syllabes). C'est parce que Banville a mal analysé le vers de neuf syllabes employé tout traditionnellement pourtant par Eugène Scribe, le même qui est lié au titre de vaudeville "Michel et Christine", que Verlaine a produit l'ennéasyllabe de chanson classique à césure après la troisième syllabe avec des audaces métriques, et c'est à cause du modèle de fantaisie de Banville d'ennéasyllabe à césure après la cinquième syllabe que Charles Cros avec "Chant éthiopien" et Verlaine avec "L'Art poétique" (poème probablement de mai-juin 1872 ou plus précoce encore), puis "Bruxelles, Chevaux de bois" ont créé la formule inverse plus apte à jouer de la confusion avec le décasyllabe littéraire traditionnel. Et c'est bien sûr à cause du traité de Banville que Rimbaud n'a pas pratiqué la césure de Desbordes-Valmore dans ses poèmes en vers de onze syllabes.
Mais ça ne s'arrête pas là. C'est aussi à cause du traité de Banville et de son insistance sur la rime que Verlaine et Rimbaud vont créer des poèmes qui riment mal. Jacques Bienvenu a développé ce sujet avec une certaine évidence qui bizarrement n'a pas eu de suite. Verlaine le fait dans la troisième ariette en s'appuyant sur la structure des quatrains dans un poème de Desbordes-Valmore et dans la sixième ariette Verlaine part d'un jeu ancien de Banville dans ses Stalactites où tout au long d'un poème au lieu de rimer il accouplait en distiques une terminaison masculine avec sa correspondante féminine, ce qui permet de se demander si Banville n'était pas schizophrène. C'est le même problème qu'avec son invention d'une césure pour le vers de neuf syllabes, alors qu'il a soutenu qu'il ne fallait pas inventer de nouveaux mètres sous prétexte qu'on avait d'emblée sélectionné les seules formules valables.
Le poème "Larme" est écrit à l'intention de Banville et son problème de césure comme son problème de rimes appelle une lecture réactive de Banville. On peut noter au passage que le poème "Tête de faune" cible déjà Banville au-delà de Glatigny et que "Tête de faune" est en trois quatrains comme "Larme" est en quatre quatrains.
Dans sa préface aux Stalactites, Banville annonçait un projet de recueil de chansons avec des règles plus souples. Rimbaud et Verlaine reprennent le projet où Banville l'a laissé et partent sur des réappropriations de la poésie plus populaire et chansonnière d'un Favart ou d'une Marceline Desbordes-Valmore.
Banville est aimé d'un côté, mais il est traité en "has been" de l'autre avec ce qu'il a pu écrire dans son traité mais aussi sa première contribution au second Parnasse contemporain de 1869, la "Ballade de ses regrets pour l'an 1830" où il dénigre son époque en se limitant à considérer qu'aucun poète n'a la gloire d'un Hugo ou d'un Lamartine, car c'est ce qui se lit avec évidence entre les lignes, et les propos maladroits de Banville l'enferment dans la catégorie du bourgeois qui s'il se satisfait de marqueurs sociaux ne sait pas apprécier la magie du réel autour de lui. Quand on est une intelligence de première force et qu'on lit des inepties telles que Le Livre des esprits d'Allan Kardec de 1858, livre consacré aux tables tournantes, on demande des comptes et si sous pseudonyme Allan Kardec soutient que les esprits invoqués ont composé quelques poèmes parmi les plus beaux du monde, on s'étonne qu'aucun échantillon ne soit mis en exergue. C'est pour ça que même si Rimbaud semble s'être intéressé à Swedenborg, en tout cas il n'a certainement pas pris au sérieux Allan Kardec. Le cas de Banville est plus problématique, puisqu'il est un assez bon poète et puisqu'il respectait les règles de la césures tout en soupçonnant que Victor Hugo et d'autres avaient apporté des libertés et que cela pouvait laisser entendre que d'autres restaient à conquérir. Pourtant, le discours obtus dominait dans le traité publié en 1871 et surtout dans cette ballade qui prétend opposer la qualité de la société de 1830 à la société de 1869 Banville ne se rend même pas compte qu'il ne cite pas le tout venant de 1830 mais se réfugie derrière des noms qui ont eu une gloire littéraire publique, dont seuls trois sont considérés comme réellement grands pour des siècles. C'est dans cette ballade que Banville parle du prix du lys, ce à quoi Rimbaud fait clairement écho dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs". Et "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" peut nous conduire à "Larme". Rimbaud y parle des "Oises extravagantes" au lieu de "gant / extravagants" banvilliens. Rimbaud cite plusieurs rimes des Odes funambulesques et notamment de poèmes des deux premières sections du recueil de 1857. Et en évaluant la distance prise on peut comprendre le retournement qui s'est opéré avec les poèmes en vers du printemps et de l'été 1872. Dans ses Odes funambulesques, Banville se moque d'un certain académisme, d'un public bourgeois qui se réfugie dans les valeurs scolaires établies des classiques, un public bourgeois qui ne vient pas découvrir mais reconnaître (ah ! c'est le morceau que tu joues chez toi au piano dit un bourgeois à sa femme ou sa fille dans un théâtre au public bruyant et distrait), mais Banville se frotte aux mondanités parisiennes, il en jouit en bohème tout en faisant la satire des riches. Le recueil s'ouvre sur un Plutus qui sympathise avec Lazare, pas le Lazare ressuscité de l'évangile selon Saint Jean, mais le vrai Lazare de la parabole du mauvais riche que le supposé "saint Jean" a complètement déformé. Le poète est continuellement présenté comme un saltimbanque, et face au sérieux de l'art classique Banville revendique son art de pitre. C'est bien ce qu'il écrit dans ses vers. Et il parle de perle à puiser ou qui se perd à quelques reprises comme il parle de boire la production poétique, ou de boire les larmes qui font des ruisseaux, mais j'y reviendrai.
J'avance pas à pas. J'ai annoncé que les mots rares de "Larme" devaient servir d'indices culturels permettant notamment de mieux cerner les références, les sources et les implications du poème. C'est le cas de la colocase qui vient de Virgile et de la culture latine. C'est le cas du nom "Oise". Le poème "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" confirme que l'origine est banvillienne. Banville semblait très bien connaissaître les vers de Boileau qu'il cite à plusieurs reprises en tout cas et dans sa deuxième épître Boileau oppose Paris à des gens du bord de l'Oise, il s'agit d'une opposition culturelle à Paris. Que Banville se soit ou non inspiré de Boileau, ce qui me semble impossible à soutenir et démontrer, en tout cas, dans "L'Amour à Paris", poème des Odes funambulesques, l'Oise est citée comme un lointain exotique par rapport à Paris, et Rimbaud a repris l'idée en la mixant à d'autres éléments qui viennent des poésies de Marceline Desbordes-Valmore. Et ce qui est également remarquable, c'est que le même poème "L'Amour à Paris" offre l'exemple d'une licence métrique extraordinaire : "général de l'armée d'Italie". Banville enferme la licence dans un discours rapporté, commentaire qui a déjà été fait par Antoine Fongaro, pour la rendre pardonnable. Banville a osé cette licence avant Rimbaud et ce qui pouvait se concevoir à l'ère de Ronsard ou de Clément Marot était depuis des siècles inimaginable. Jamais un "e" ne devient à lui tout seul une des syllabes constitutives d'un vers dans les poèmes de Corneille, Racine, Boileau, Voltaire, Chénier, Hugo, Lamartine, Baudelaire, Verlaine et d'autres. Ce que n'a pas compris Fongaro, c'est que Rimbaud en pratiquant la licence citait précisément ce vers de Banville et s'adressait à Banville. Ce que Fongaro n'a pas relevé, quoique je doive vérifier, c'est le couplage "Oise" et "armée d'Italie" dans le poème "L'Amour à Paris" de Banville qui a sa correspondance "entourée de tendres bois" et "jeune Oise" dans le poème "Larme" de Rimbaud. Dérèglement de la césure qu'elle soit présente finalement ou non, défaut des rimes dont certaines correspondances de terminaisons masculines et terminaisons féminines, effet prosodique proscrit dans "entourée de tendres bois", Rimbaud cite trois points sur lesquels Banville a dévié bien que dans son traité il ordonne de s'interdire de telles libertés.
Et je parlais de la figure du pitre, mais au milieu quasi du poème "Larme", au premier vers du troisième des quatre quatrains, Rimbaud écrit : "Tel, j'eusse été mauvaise enseigne d'auberge." Une variante plus désinvolte va voir ensuite le jour : "Effet mauvais pour une enseigne d'auberge." Notez au passage que ce vers clef faussement réprobateur adopte la régularité métrique attendue du premier vers, la césure après la quatrième syllabe y est sensible avec l'adjectif qui passe d'un hémistiche à l'autre, signe qu'il y a une pensée de l'enjambement. Rimbaud s'identifie au saltimbanque banvillien, et d'ailleurs il n'est pas impertinent de rapprocher "Larme" de "Ma Bohême", mais il s'écarte du modèle sur certains aspects. Le saltimbanque de Banville vit à Paris et cherche la compagnie d'un riche sympathique. Le passage sur l'Oise est pour partie cité en tant que repoussoir. Rimbaud inverse cette logique, il a choisi l'Oise et il choisit de s'éloigner. J'ai déjà oublié les vers de Banville que je devais citer ici, mais en gros Banville rêve d'une "Ville enchantée" et Rimbaud veut faire la publicité de son coin reculé où il s'est isolé du monde. On peut lire la "Comédie de la soif" des comédies mondaines que sont les productions satiriques des Odes funambulesques. Or, Banville l'a dit en toutes lettres, il joue sur l'idée que le poète vit sa réalité en la confondant avec son rêve d'idéal. Cette idée de perméabilité justifie les transformations. Le théâtre et celui plus populaire avec des "changements à vue" permettent une évasion que le public bourgeois en étalant ses préoccupations triviales au lieu de se laisser entraîner par le spectacle. Rimbaud déplace les lignes, Banville parle de l'ivresse du vin et des plaisirs dans un cadre mondain bien pensé, mais notre génie ardennais se révolte. Les poèmes sur la Nature existent chez Banville, mais il est clair que le changement du ciel à cause de l'orage devient un prétexte à rejouer la "ville enchantée" de Banville différemment et en exprimant un refus de croire à la fantasmagorie. Le glissement à la poésie de Desbordes-Valmore est possible grâce aux métaphores de l'ivresse, des rayons de lumière et des larmes à boire, mais Rimbaud s'oppose aussi à la soumission chrétienne de la poétesse et à son exercice de la charité, car son admiration ne va pas sans insubordination, et Rimbaud rejette l'embourgeoisement latent des satires banvilliennes. Lui ne sera pas le saltimbanque qui séduit comme Banville, il ne fusionne pas avec le discours idéalisé de la poétesse, il inscrit une idée de rupture et d'échec par conséquent de la fantasmagorie poétique : "Tel, j'eusse été mauvaise enseigne d'auberge" et "Dire que je n'ai pas eu souci de boire." La poésie va faire ses preuves en avouant son insatisfaction fondamentale.
Et si je cite "La Ville enchantée", il faut savoir que le poème contient l'expression "nuit bleue", qu'il évoque des "colonnes" et quand je disais que les "gares" pouvaient difficilement être présentes dans des recueils de poésies publiés avant 1850, a fortiori avant 1843, j'excluais nettement l'idée que les "gares" à la rime viennent de Desbordes-Valmore ou des premiers recueils de Banville Les Cariatides ou Les Stalactites. On pouvait songer à décaler le problème en parlant des relais des diligences, il y a un poème de Nerval à comparer quelque peu à "Walcourt" de Verlaine, notamment pour son dernier vers. Mais, dans "La Ville enchantée", les indices s'accumulent d'eux-mêmes. Nous sommes dans un secteur de poésies lues et relues très souvent par Rimbaud, mobilisées quantité de fois à des mois et puis des années d'intervalle, poèmes de 1870 comme "Ma Bohême", poème envoyé à Banville dont il reprend plein de rimes funambulesques "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" en juillet-août 1871 et enfin "Larme" en 1872. Les "almées" au pluriel sont à la rime dans un poème voisin. Et dans "La Ville enchantée", nous avons l'expression "nuit bleue", l'emploi du mot "soir" à la rime si je ne m'abuse, et au lieu du mot "gares" lui-même nous avons tout un passage sur la nouveauté du train avec mention du mot "wagons" à proximité d'une rime "prairies" et "fleuries", ensemble qui fait écho à "Malines" de Verlaine et "Michel et Christine" de Rimbaud.
Je citerai ces poèmes une autre fois. Je vous ai donné les titres, vous pouvez les consulter et vous faire une idée. Pour "pêcheur d'or ou de coquillages", je peux trouver des équivalences banvilliennes, le mot "perches" est pour l'instant le seul indice qui passe à la trappe. Je pense que là vous commencez à comprendre qu'on a presque tous les éléments pour une mise en place d'une lecture subtile du poème "Larme". Et en plus, il y a plein de relations à faire avec d'autres poèmes de Rimbaud dont je ne traite pas ici.
Voilà, maintenant, courez, mais courez acheter les rééditions de classiques des études rimbaldiennes et verlainiennes, ça peut être un passe-temps amusant. C'est important le rire dans la vie.

jeudi 14 septembre 2023

Présence de poèmes de Desbordes-Valmore dans quelques poèmes de Rimbaud

Ce n'est que par le témoignage de Verlaine dans ses Poètes maudits que nous estimons devoir parler de l'intérêt de Rimbaud pour les poésies de la femme de lettres douaisienne. Rimbaud ne s'inspirerait jamais d'un quelconque poème de Marceline Desbordes-Valmore. C'est timidement que le poème "Sol natal" est envisagé comme une source au poème "Mémoire". Michel Murat a avancé l'idée dans un article qui porte à la fois sur Desbordes-Valmore et sur Siefert, au lieu de se concentrer sur la seule poétesse des pleurs, mais l'idée n'est guère citée par la suite. Le principal rapprochement est fait avec le poème "Les Etrennes des orphelins". Rimbaud s'est inspiré des poèmes de François Coppée, de la pièce "Les Pauvres gens" de Victor Hugo et de quelques autres, il s'est aussi inspiré de son expérience scolaire, mais on a aussi avancé le poème "La Maison de ma mère" de Desbordes-Valmore, et l'idée c'est que Rimbaud a publié "Les Etrennes des orphelins" dans la Revue pour tous après que certains numéros de cette revue aient publiés "Les Pauvres gens" de Victor Hugo et le poème en question de Desbordes-Valmore. Notons que le rapprochement a un côté désobligeant : le Rimbaud débutant s'abandonne aux rimes typiques complaisantes de Desbordes-Valmore, "mère"/"amère" au premier chef, à une expansion lyrique touchante mais facile et d'un art négligé.
Pourtant, on le sait, soit depuis un livre sur Verlaine de Georges Zayed, soit depuis 2001, Rimbaud a recopié un vers de la poétesse au dos d'un manuscrit d'une de ses compositions de mai 1872 : "Prends-y garde, ô ma vie absente !" C'est d'ailleurs l'année suivante en 2002 que Murat a fait une conférence sur les inspirations féminines de Rimbaud, en couplant Siefert à Desbordes-Valmore.
Dernièrement, nous l'avons vu sur ce blog, Rimbaud a recopié un vers du poème romance "C'est moi" qui est la source principale de la première des "Ariettes oubliées",  et dans la foulée, j'ai montré que Verlaine s'était inspiré de poèmes précis pour sa quatrième ariette, et aussi d'au moins deux poèmes très précis pour sa troisième ariette, et j'ai même envisagé une source valmorienne frappante pour la deuxième ariette.
J'ai commencé à indiquer en quoi les poèmes "Larme" et "Mémoire", ainsi que les "Fêtes de la patience" s'inspireraient étroitement des poésies de Desbordes-Valmore.
Mais revenons sur "Les Etrennes des orphelins". Ce poème contient des réécritures voyantes de Coppée et Hugo, alors qu'aucun vers précis de "La Maison de ma mère" n'est jamais cité en source. Pourtant, j'ai découvert une source valmorienne à un poème d'août 1870 de Rimbaud, autrement dit dans un poème antérieur à tout séjour douaisien.
Le poème "La Maison de la mère" ouvre le recueil Pauvres fleurs et si j'ai bien compris le poème "Dans la rue" le referme, et ce poème "Dans la rue" est une source assez évidente au sonnet rimbaldien "Le Mal", lequel est dominé évidemment par des renvois au recueil des Châtiments, et je rappelle que tous les recueils de Desbordes-Valmore publiés de son vivant sont de loin antérieurs et aux Châtiments et même aux événements de 1848 et 1851.
Le poème "Dans la rue" fait parler un être nommé "La femme" sur cinq quatrains puis un groupe dit "Des femmes" dans un ultime quatrain.

          DANS LA RUE par un jour funèbre de Lyon

La Femme

Nous n'avons plus d'argent pour enterrer nos morts.
Le prêtre est là, marquant le prix des funérailles ;
Et les corps étendus, troués par les mitrailles,
Attendent un linceul, une croix, un remords.

Le meurtre se fait roi. Le vainqueur siffle et passe.
Où va-t-il ? Au Trésor, toucher le prix du sang.
Il en a bien versé... mais sa main n'est pas lasse ;
Elle a, sans le combattre, égorgé le passant.

Dieu l'a vu. Dieu cueillait comme des fleurs froissées
Les femmes, les enfants qui s'envolaient aux cieux.
Les hommes... les voilà dans le sang jusqu'aux yeux.
L'air n'a pu balayer tant d'âmes courroucées.

Elles ne veulent pas quitter leurs membres morts.
Le prêtre est là, marquant le prix des funérailles ;
Et les corps étendus, troués par les mitrailles,
Attendent un linceul, une croix, un remords.

Les vivants n'osent plus se hasarder à vivre.
Sentinelle soldée, au milieu du chemin,
La mort est un soldat qui vise et qui délivre
Le témoin révolté qui parlerait demain...

Des femmes 
Prenons nos rubans noirs, pleurons toutes nos larmes ;
On nous a défendu d'emporter nos meurtris.
Ils n'ont fait qu'un monceau de leurs pâles débris :
Dieu ! bénissez-les tous ; ils étaient tous sans armes !
Alors, je vous cite  le sonnet "Le Mal" des "Cahiers de Douai". Si si les "Cahiers de Douai" existe, c'est le programme du Bac de français 2024 qui l'a dit ! On a des éditions pour le concours des prétendus "Cahiers de Douai", Jean-Luc Steinmetz et Henri Scepi se sont prêtés au jeu, et on a même droit à une réédition d'un livre de Pierre Brunel de 1983 qui est félicité pour avoir lancé l'idée : Projets et réalisations. C'est super ! C'est un livre de critique littéraire sans intérêt, qui a manqué toutes les découvertes des quarante dernières années, qui ne sera pas un outil de travail pour les lycéens, mais on en fait une réédition après quarante ans comme si c'était un classique de la Littérature dans le genre de..., de... pffh de l'essai ?... de critique littéraire ?... de je tiens bien la plume je suis prof en Sorbonne ? Ce que j'en pense de Projets et réalisations... Et on va faire ânonner les jeunes de dix-sept ans sur des idioties : "oui, c'est un recueil, les poèmes sont réunis ensemble dans la main d'un propriétaire,  oh il y a des échos entre ces poèmes écrits à une même époque par une même personne, mais ces échos sont donc ceux d'un recueil concerté, parce que jamais ça n'arrive quand quelqu'un écrit des textes dans un certain laps de temps s'il le fait sans penser à un recueil." "Oui, le recueil ne ressemble à rien,  il n'a pas de début ni de fin, il n'a pas une unité thématique, mais c'est un recueil, ça doit être très inspiré des modèles anciens de miscellanées et tutti frutti, quoi ?" La débilité mentale va bon train.
Allez, trêve de plaisanteries, rappel du sonnet "Le Mal" :
Tandis que les crachats rouges de la mitraille
Sifflent tout le jour par l'infini du ciel bleu ;
Qu'écarlates ou verts, près du roi qui les raille,
Croulent les bataillons en masse dans le feu ;

Tandis qu'une folie épouvantable, broie
Et fait de cent milliers d'hommes un tas fumant ;
- Pauvres morts ! dans l'été, dans l'herbe, dans ta joie,
Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !...

- Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées
Des autels, à l'encens, aux grands calices d'or ;
Qui dans le bercement des hosannah s'endort,

Et se réveille, quand des mères, ramassées
Dans l'angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !
Rimbaud s'est surtout inspiré de vers des Châtiments, mais les échos sont sensibles : "troués par les mitrailles" (deux fois), "le vainqueur siffle", "Le prêtre est là, marquant le prix des funérailles" (deux fois, - et on a un écho possible du coup avec "Les Premières communions"), "Le meurtre se fait roi", "Les Hommes", "Des femmes", "pleurons toutes nos larmes", "rubans noirs", "un monceau". 

Dans le recueil des Poésies inédites de 1860, recueil posthume mais préparé et lancé aux éditeurs par l'autrice au cours de ses derniers mois d'existence, nous rencontrons un quatrain intitulé "Les Eclairs" qui se termine par l'hémistiche "éclairs délicieux".
J'ai déjà signalé cet écho avec les "corbeaux délicieux" par le passé, au moins lors d'interventions sur le net et sur ce blog. Or, à partir du moment où Verlaine s'est autant inspiré de poèmes de Desbordes-Valmore pour créer les "Ariettes oubliées" et à partir du moment où au-delà du recopiage du vers "Prends-y garde, ô ma vie absente !" Rimbaud s'est inspiré massivement de la poétesse au printemps 1872, il devient sensible que la lecture suivie des recueils valmoriens devait être de quelques mois antérieurs, puisque le poème "Les Corbeaux" date probablement de février ou mars 1872, en fin d'hiver, et on appréciera que la reprise du syntagme "corbeaux délicieux" s'accompagne du qualificatif "noble" dans "La Rivière de Cassis" :
Orages de l'amour, nobles et hauts orages,
Pleins de nids gémissants blessés sous les ombrages,
Pleins de fleurs, pleins d'oiseaux perdus, mais dans les cieux,
Qui vous perd ne voit plus, éclairs délicieux !
Relisez "Les Corbeaux" ("Les vents froids attaquent vos nids") et "La Rivière de Cassis": "[...] vraie / Et noble voix d'anges", "quand plusieurs vents plongent").
Enfin, je ne vais pas parler encore de "Mémoire" et des "Fêtes de la patience", ni de tout le dossier que j'accumule au sujet de "Larme", mais je voudrais citer un fait troublant qui concerne la fin de "Bannières de mai", cette fin même dont j'ai rappelé qu'elle faisait significativement écho à la fin en queue de poisson du poème "Larme".
En 1868, quelques pièces de la poétesse ont été publiées sous le titre "Poésies de l'enfance". Cela tient en un ensemble de trois poèmes sur deux colonnes d'une seule page dans l'édition de l'oeuvre poétique complète par Marc Bertrand. La fin du deuxième poème résonne étrangement bien avec la fin de "Bannières de mai", poème dont la version manuscrite "Patience d'un été" est précisément affublé de la citation du vers valmorien : "Prends-y garde, ô ma vie absente !"
Je cite ce poème en deux quatrains (comme "Sensation"), si ce n'est la variation métrique en clausule :

A MES ENFANTS

Quand le soleil y passe, ouvrez votre fenêtre ;
Lui seul sait essuyer l'humide et sombre hiver.
Si le bonheur absent vient pour vous reconnaître,
Que votre coeur charmé, tout grand, lui soit ouvert !

Gardez-vous de bouder, enfants, contre vous-même.
Sachez : l'or est moins pur qu'un tendre et doux conseil.
Enfants : ne pas sourire à l'ami qui vous aime,
            C'est tourner le dos au soleil.

Et Rimbaud d'enchaîner : "Mais moi je ne veux rire à rien, / Et libre soit cette infortune."
Notons que le poème valmorien parle d'évacuer l'hiver, quand Rimbaud parle d'un printemps naissant qui fait attendre l'été. Le syntagme "bonheur absent" fait écho à "vie absente" puisque Rimbaud écrit ce vers de "C'est moi" au dos de "Patience d'un été".
Il va de soi que je n'ai pas encore tout dit.
Pour ceux qui m'ont entendu parler d'un détour par Baudelaire, j'ai prévu de parler des quintils notamment, mais je ferai ça à tête reposée.
J'ai énormément de choses à dire sur "Larme" et "Mémoire" et les "Fêtes de la patience", voire sur d'autres poèmes, tout cela viendra en son temps.
Il me manque les contes de Desbordes-Valmore, j'en ai quelques-uns dans ses recueils de poésies, mais je n'ai pas les contes eux-mêmes et en plus je ne sais pas s'ils sont en prose ou en vers.
Maintenant, le gros problème que pose "Larme" en termes de filiation valmorienne, c'est la mention des "gares". La plupart des recueils de la poétesse sont antérieurs au développement du train, a fortiori en France et sur le continent européen (par opposition à l'Angleterre), et donc antérieurs au développement des gares. En écrivant en 1843 "La Maison du berger", Vigny était un poète précurseur, à ceci près que le motif était alors envisagé négativement, quand Rimbaud et Verlaine se réjouissent de la poésie des voyages en train. Le seul recueil de Desbordes-Valmore qui pourrait parler des gares et qui ne le fait, c'est celui des Poésies inédites de 1860. La difficulté concerne aussi les écrits de Banville. Le train peut être présent dans les Odes funambulesques, mais pas vraiment dans les premiers recueils Cariatides ou Stalactites.
La grande énigme de lecture de "Larme", c'est précisément l'orage qui change le ciel et fait défiler des décors que le poète énumère laconiquement en plaçant des "gares" à la rime. Ce mode énumératif fait songer au poème "Walcourt" où il est question de notations rapides concernant le décor et d'un emportement rapide des visions par la nécessité de reprendre le train. La section des "Paysages belges" est singulière dans les Romances sans paroles puisqu'elle s'oppose à la tristesse et au dolorisme des "Ariettes oubliées", mais aussi des "Aquarelles" et de la section "Birds in the night". Il y a une inversion comique et joyeuse du motif des "ariettes oubliées", celle des joyeux vagabonds errants de vers latins que Verlaine fera titre d'un de ses poèmes et sujet du poème portant ce titre.
Mais tout n'est pas nécessairement venu de la lecture de Desbordes-Valmore dans "Larme".
Je mettrai prochainement en place ce qui doit l'être dans tous les cas.

A suivre...

lundi 11 septembre 2023

"Larme", exploration de quelques pistes : Olympio, les rimes

Les articles en cours n'ont évidemment aucun relais, ni l'article de lancement où je montre que la première des "Ariettes oubliées" démarque "C'est moi" romance de Desbordes-Valmore, ni l'article où je fais un peu un bilan de tout ce que cela implique de remettre en avant l'influence de Desbordes-Valmore sur "Larme" et les poèmes du printemps et de l'été 1872 de Rimbaud. Du coup, je préfère publier en continu sur mon blog les avancées de mon étude sur le poème "Larme", même si toutes les études ne vont pas avoir la même importance. Je ferai une synthèse à la fin.
Je vais faire part ici de petites enquêtes que je mène par sondage.
Ainsi, comme Verlaine a cité le poème "Renoncement" en le comparant aux poèmes d'Olympio ou à Olympio de Victor Hugo, je me suis dit que ce serait peut-être une bonne idée de relire ces poèmes isolément pour voir l'impression que ça peut donner. En plus, il y a la mention de la colocase qui interpelle dans "Larme".
Sur la colocase, je me rends compte que je recommence souvent à formuler un avis approximatif. J'ai déjà vérifié mon erreur par le passé, mais j'ai tendance à la reproduire. En fait, dans la préface des Orientales, Victor Hugo ne cite pas la bucolique de Virgile mais il donne une transcription "colocasia" pour désigner un habit antique pour la Muse. Hugo vient d'exprimer que le poète est entièrement libre et que son projet dans les Orientales avait été de représenter la "mosquée", ce qui peut faire écho soit dit en passant à un propos de Rimbaud dans "Alchimie du verbe" qui voyait une "mosquée" à la place d'une "usine". Et Hugo vantant la liberté du poète qui n'a pas de limite dans le choix des sujets que sa fantaisie veut traiter écrit ceci : "[...] que sa muse soit une muse ou une fée, qu'elle se drape de la colocasia ou s'ajuste la cotte-hardie [...] [l]e poète est libre [...]" (citation paresseusement reprise sur la transcription du site Wikisource à huit heures du matin). Je rappelle que la mention de la colocase est tout de même inattendue dans le poème de Rimbaud, puisqu'il s'agit plutôt d'une plante tropicale, et en plus il l'a visiblement confondue avec des cucurbitacées : coloquintes ou concombres, car s'étant rendu compte que la colocase ne peut pas faire une gourde il y a renoncé dans les versions ultérieures de "Larme", où "colocase" à la rime a cédé la place au nom "case" qui conserve une idée d'exotisme et qui peut faire songer à la case du poète dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", poème où le poète parle d'une case lieu d'aisance liée à des "Oises extravagantes" : "Tu torcherais des floraisons / Dignes d'Oises extravagantes !" Et dans la première version de "Larme", le poète est "accroupi" précisément.
Il me faudrait vérifier l'information hugolienne sur la "colocasia". Passons à la mention dans les poésies de Virgile. Je ne suis pas le premier à citer cette référence, je reprends ce qu'écrit Bernard Meyer dans son ouvrage paru en 1996. Rimbaud, en classe de latin, a pu étudier la quatrième Bucolique de Virgile et lire l'extrait latin : "At tibi prima, puer, nullo munuscula cultu / [...] tellus / Mistaque ridenti colocasia fundet acantho" (vers 18-20 qui se traduisent : "O mon enfant, la terre, féconde sans culture, t'offrira pour prémices les colocases mêlées à la riante acanthe".
On a l'idée d'une nature loin du monde humain "féconde sans culture" et d'une colocase qui est une voie d'accès à cette fécondité. La citation de "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" permet d'être certain que la mention "Oise" n'est pas d'actualité en mai 1872, il y a de toute évidence une astuce en liaison avec la lecture des écrits de Banville le destinataire du poème en octosyllabes en août 1871. Et certains poèmes en vers latins de Rimbaud nous sont parvenus sur le thème de l'élection du poète, ce qui fait que ça a du sens d'aller enquêter du côté des classiques latins sur la genèse de l'idée de poète voyant chez Rimbaud.
Il me faudra reprendre l'étude attentive des Bucoliques de Virgile, mais je veux éviter les traductions en vers du début du vingtième siècle.
Certains poèmes hugoliens évoquent la figure de Virgile, et donc je les relis aussi isolément en ce moment.
Pour l'instant, la lecture des poèmes "Olympio", "A Ol." ou "La Tristesse d'Olympio" ne me paraît pas très porteuse, même si inévitablement j'ai des accroches de temps en temps. Je vais les garder pour moi, mais je remarque quand même que "Olympio" apparaît pour les premières fois dans le recueil intitulé Les Voix intérieures, ce qui fait écho à ce que Verlaine a pris dans le "C'est moi" de Desbordes-Valmore pour créer sa première des "Ariettes oubliées". Au passage, Verlaine écrit qu'il a les "larmes" aux yeux en lisant soit "Renoncement" soit "Les Sanglots" de Desbordes-Valmore, c'est le titre du poème de Rimbaud au pluriel et il est difficile de ne pas y voir un fait exprès de la part de Verlaine.
La piste hugolienne ne se consolide pas aisément. Ceci dit, le spectacle de transformation avec les "colonnades" et les "gares" fait fortement penser aux visions du genre de "La Pente de la rêverie". En plus, je vais lâcher l'idée intime que j'ai, c'est que le poème "Larme" de manière allégorique peut très bien faire comme "Voyelles" et "Le Bateau ivre" des allusions en filigrane à l'événement de la Commune. Le vent du ciel qui finalement sera celui de dieu qui jette des glaçons aux mares, c'est difficile de ne pas songer à "Mais vrai j'ai trop pleuré" et au désir de la flache où l'enfant, plein de tristesses, lâche un bateau frêle comme un papillon de mai".
Les colonnades sont-elles à relier à l'acanthe virgilienne, à la colonne Vendôme ? Mystère et boule de gomme pour l'instant. Il y a une référence qui m'échappe.
Je pense que je vais pas mal privilégier une recherche par la relecture de tout Banville prochainement.
Alors, justement, il y a la question des rimes.
J'ai dit un peu rapidement que l'emploi chez Rimbaud ou chez Verlaine du quatrain à rimes croisées n'est pas si courant malgré sa banalité.
En fait, il faut être plus précis. Je l'ai dit, c'est le quatrain le plus banal qui soit à l'époque de Rimbaud, par sa simplicité et par le fait qu'au dix-neuvième siècle on n'a plus si souvent des strophes combinant dix ou dix-sept vers avec des assemblages internes de quatrains et sizains, etc.
Ce qui est remarquable, c'est plutôt le fait que "Larme" soit un poème en peu de quatrains. "Tête de faune" était en trois quatrains de décasyllabes, "Larme" est en quatre quatrains de vers de onze syllabes. C'est plutôt ce caractère ramassé pour une forme strophique si banal qui est remarquable ici. Et évidemment le choix du vers de onze syllabes achève de rendre évidente la liaison valmorienne entre la quatrième des "Ariettes oubliées" et "Larme", même si la césure de "Larme" échappe au modèle valmorien.
Mais, il y a un aspect important aussi de la réflexion sur les rimes à envisager ici.
Les poètes aiment bien au dix-neuvième siècle se rapprocher de la chanson, mais ils ne se permettent pas en principe de sortir du cadre de la poésie versifiée, c'est pour cela que le "Dansons la gigue" dans les Romances sans paroles est remarquable ou bien le refrain de "Ô saisons, ô châteaux" ou bien le refrain de "Chanson de la plus haute Tour" dans la version de "Alchimie du verbe". Mais, au plan des rimes, si les chanteurs actuels font rimer des terminaisons sans "e" et des terminaisons avec "e" qu'en était-il au dix-neuvième siècle ? Je n'ai pas l'impression que Béranger rimait n'importe comment.
En revanche, lors de la publication des Stalactites, Banville annonçait vouloir publier un recueil de chansons, et il s'intéressait à cette ressource pour la poésie. Et Banville a osé produire un poème qui rimait sur un principe systématique mais anormal d'une terminaison masculine associée systématiquement à sa correspondante féminine. C'est une hérésie en poésie littéraire, et Verlaine va produire des rimes fausses dans la sixième de ses "Ariettes oubliées", des rimes fausses au-delà de la simple assonance, des rimes fausses en tant que telles avec une correspondance parfois de consonne sourde à sonore, mais correspondance insuffisante. Verlaine applique d'abord le système de Banville de la correspondance anormale du masculin et du féminin : "guet" rime avec "s'égaie", "Michel" avec "Jean de Nivelle", "obscure" avec "mur", et ainsi de suite. Et à propos de "rime non attrapée", il commet l'impair de ne pas respecter la consonne d'appui qui est considérée comme indispensable dans le cas des rimes en "-é" trop banales : "abbé" rime avec "non attrapée", la correspondance de consonne sonore "b" à consonne sourde "p" étant approximative, et au dernier quatrain Verlaine ne trahit pas que la consonne d'appui, mais démolit une consonne intégrée cette fois à la rime, en glissant de la correspondante sourde et sonore entre "naïf" et "arrive".
Le recueil Les Stalactites contient un poème intitulé "Elégie" qui a servi d'inspiration à la sixième des "Ariettes oubliées" puisqu'il exhibe un principe de correspondance systématique entre terminaisons masculines et terminaisons féminines dans une disposition en distiques qui fait passer pour des rimes ce qui techniquement n'en sont pas : "confus" et "touffues" sont couplés, et ainsi de suite. Je remarque aussi que l'avant-dernier poème du recueil s'adresse "A Olympio" et contient cette notion d'orgueil que Verlaine met aussi en avant quand il cite l'ensemble des poèmes liés à la figure d'Olympio. Banville affectionne l'emploi du nom "floraison(s)" dans ce recueil et le poème "A Olympio" s'il n'est pas évident à rapprocher de "Larme" développe l'idée d'une émulation entre poète avec la découverte d'un ciel aux fabuleuses architectures.
Il y a un lien littéraire qui me manque, mais dans "Larme", l'orage a changé le ciel et le poète voit des colonnades et des gares dans le ciel finalement. C'est un déplacement des imaginaires, au lieu de fantastiques architectures de palais grecs, Rimbaud imagine une architecture du ciel favorisant le voyage, les "gares", mais quelque chose manque encore pour rendre pleinement la note de ce qu'a voulu faire passer comme message Rimbaud. Il y a une pièce du puzzle qui me manque.

Mais j'en reviens à la question des rimes. Les contemporains de Verlaine ne faisaient pas immédiatement de lui le poète de la petite musique. Sa "Chanson d'automne" est devenue un classique de la Littérature après-coup. Le public n'était pas prêt à l'époque à admettre l'importance de ces orientations nouvelles et, d'ailleurs, le prix a été lourd à payer pour Verlaine puisque sa gloire posthume est moins d'être un grand poète qu'un poète délicieusement et voluptueusement musical, jugement injuste qui a la vie dure.
Et, le miracle musical que tout le monde admire dans Romances sans paroles, c'est la troisième des "Ariettes oubliées" : "Il pleure dans mon coeur...", poème dont l'épigraphe est un propos ou vers attribué à Rimbaud.
Cette ariette est en quatrains, et je ne vais pas commenter sa musicalité et ses jeux de reprises, mais insistez sur son défaut de rime, puisque l'appellation quatrain est discutable, vu que nous avons une seule rime pour trois vers par quatrain, et un vers isolé qui ne rime avec aucun autre.
Il pleure dans mon cœur,
Comme il pleut sur la ville,
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ?

Ô bruit doux de la pluie,
Par terre et sur les toits,
Pour un cœur qui s'ennuie,
Ô le chant de la pluie.

Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s'écœure.
Quoi ! nulle trahison ?
Ce deuil est sans raison.

C'est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi
Sans amour et sans haine,
Ce cœur a tant de peine.
En trichant, on peut considérer que de loin en loin "toits" et "pourquoi" ont un écho du type rime, et on peut faire croire que "écoeure" est la correspondante féminine de la rime en "-eur" du premier quatrain. Verlaine a d'ailleurs joué là-dessus, mais en réalité il n'y a pas de rime à chacun des deuxième vers de quatrain, et le cas le plus flagrant est celui de "ville" au premier quatrain qui ne rime pas avec l'épigraphe puisque le mot "ville" renvoie à lui-même et le vers est même une réécriture de l'épigraphe. Il y a en tout cas une stratégie d'écho entre l'épigraphe et le poème qui a été très étudiée au plan de l'harmonie symbolique.
Mais ce type de défaut de rime a été pratiqué par Marceline Desbordes-Valmore.
Directement après le poème "Sol natal" considéré comme une des sources au poème "Mémoire" de Rimbaud, nous avons le poème "Qu'en avez-vous fait ?" en dix quatrains, et c'est le modèle des quatrains de Verlaine, jusqu'à la première rime en "-eur" et avec "coeur" dès le premier quatrain :

Vous aviez mon coeur,
Moi, j'avais le vôtre :
Un coeur pour un coeur ;
Bonheur pour bonheur !

Le vôtre est rendu ;
Je n'en ai plus d'autre;
Le vôtre est rendu,
Le mien est perdu !

La feuille et la fleur
Et le fruit lui-même,
La feuille et la fleur,
L'encens, la couleurs :


Qu'en avez-vous fait,
Mon maître suprême ?
Qu'en avez-vous fait,
De ce doux bienfait ?

[...]

**

On constate que la poétesse fait rimer les vers isolés en joignant les quatrains deux par deux, et qu'à partir du second quatrain un mode de répétition de vers se met également en place.
En clair, l'approximation de reprise de "toits" à "pourquoi" est voulue par Verlaine et vient du modèle établi par la poétesse douaisienne. Notons aussi de manière amusante, la rime approximative "vôtre" et "autre" et surtout le parallèle des deuxièmes vers de chaque poème, entre "Moi j'avais le vôtre" et la reprise de l'épigraphe, car cela confirme le jeu de Verlaine qui consiste à évoquer une tristesse complice avec l'autre coeur de Rimbaud.
Venons-en enfin à "Larme" où comme pour la plupart des vers du printemps et de l'été 1872 le quatrain de base est celui à rimes croisées, mais lacunaire. Or, les audaces de Rimbaud ont entraîné la mise en avant de théories, de Fongaro notamment, selon lesquelles les rimes étaient distribuées selon une autre logique d'assonance avec une inversion entre le premier et le dernier quatrain. On aurait un poème sur deux assonances approximatives en "a" et en "ê" de type abbb abab baba baaa. Je ne suis pas contre l'idée, d'autant que Rimbaud l'a fait exprès et que cela est précisément à rapprocher de la troisième des "ariettes oubliées", à condition d'admettre qu'on voit bien tout de même que le résultat symétrique final n'empêche pas de constater un modèle ABAB malmené. Le modèle se maintient pour les quatrains centraux, et même pour le dernier avec des assonances par les consonnes finales entre "vierges" et "coquillages" ou "mares" et "boire". La lacune la plus importante vient de la première paire rimique supposable : "villageoises" et "noisetiers", tandis que "bruyère" et "vert" comme "soir" et "gares" au troisième quatrains impose le système de la correspondance banvillienne suivie par Verlaine dans la sixième des "Ariettes oubliées".
Dans le Dictionnaire Rimbaud dirigé par Vaillant, c'est le même intervenant Jean-Pierre Bobillot qui a fait les notices sur "Larme" et sur "Desbordes-Valmore" et l'idée d'une influence de Desbordes-Valmore sur "Larme" est fermement combattue. Bobillot a produit des articles intéressants et il a des propos sur l'analyse métrique qui sont à prendre en compte, mais sa façon d'aborder la création des césures comme un fait indépendant de modèles dont on s'écarte ou non est problématique et surtout l'ensemble des articles que je viens de produire démontrent nettement que "Larme" est un poème étroitement lié à la poésie de Desbordes-Valmore et à une évolution chansonnière de la poésie jadis promue par Banville.
Je vais encore citer prochainement deux poèmes de Verlaine sur Desbordes-Valmore avec des césures très chahutées et je vais citer aussi la ballade sur les poètes de 1830 de Banville en essayant d'expliquer comment pour Rimbaud et Verlaine il y a l'admiration pour un certain Banville d'un côté et de l'autre le repoussoir d'un poète qui n'a tourné le dos à certains de ses engagements, un poète qui n'a pas compris le temps présent et qui se love dans l'admiration de la gloire déjà installée de Victor Hugo ou de Lamartine.

A suivre donc...

vendredi 8 septembre 2023

Pour une lecture de "Larme", article de transition

Le poème "Larme" a quelques parties plus faciles d'accès, mais certains passages soulèvent de véritables interrogations.
C'est à la base un poème en quatre quatrains dont deux versions manuscrites nous sont parvenues. Une troisième version figure dans "Alchimie du verbe", mais avec d'importantes altérations, notamment au plan strophique : trois quatrains et un vers final isolé.
Le premier quatrain est facile à comprendre du point de vue de la lecture littérale. Le poète dit qu'il s'est isolé de tout bruit même de ceux de la campagne dans une clairière où on trouve de la bruyère et des noisetiers et qu'il était en train de boire. Un brouillard annonciateur d'orage baigne la région. C'est au plan de la compréhension symbolique que la lecture peut devenir plus compliquée. Pourquoi les trois mentions des oiseaux, des troupeaux et des villageoises ? Quelle importance poétique conférée à la "bruyère" ? Rimbaud a déjà mentionné un noisetier dans "Les Reparties de Nina". La bruyère n'est pas un élément innocent en poésie et il faut citer le célèbre passage de René de Chateaubriand où le narrateur dit textuellement s'égarer dans les bruyères, mais dans un contexte différent de nuit d'automne.
Ici, l'insistance sur le "bois de noisetiers" correspond plutôt au printemps. De janvier à mars, les noisetiers ont des chatons, mais sont moins visibles tout de même, en automne ils sont intéressants pour la récolte des noisettes, mais ici Rimbaud évoque le cadre de leur présence plus marquée grâce à leur feuillage au printemps. Pour ce qui est de l'exclusion des oiseaux, des troupeaux et des villageoises, la volonté d'isolement du poète est confirmée par les échos du poème verlainien contemporain qu'est la quatrième des "Ariettes oubliées" recourant au vers de onze syllabes valmorien, puisque Verlaine parle d'un exil "loin des femmes et des hommes". Cette volonté d'être loin du monde se retrouve, plus diffuse, dans les divers recueils de Desbordes-Valmore avec des mentions des oiseaux, troupeaux et villages, je prendrai le temps d'une mise au point. On pense à l'univers des idylles à cause de l'idée de pasteurs à placer entre les mentions "troupeaux" et "villageoises", le poète se met en-dehors des idylles, "idylle" étant un ironique mot de la fin au poème "Michel et Christine".
Les positions selon les version, "accroupi" ou "à genoux", interpelle également.

Le deuxième quatrain est étrange. Le poète ne sait plus exactement ce qu'il buvait à cet endroit. Il essaie de s'en souvenir en se répétant une lancinante question, et en interpellant un décor supposant toujours l'exil sinon l'exclusion : "Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert". La mention "ormeaux" nous invite à considérer comme référence les poésies de Favart, puisque la citation de Verlaine pour la première ariette "C'est l'extase langoureuse...", si on la prolonge, nous fait rencontrer la mention "ormeaux" et à la rime qui plus est.
La "jeune Oise" est un équivalent de la Scarpe des poésies valmoriennes, et en même temps elle peut être un moyen subreptice de faire allusion à des vers de Banville et aussi je pense de Boileau. Le syntagme "jeune Oise" a ceci de frappant qu'il semble avoir généré l'inversion "Oisive jeunesse" dans le poème de peu postérieur "Chanson de la plus haute Tour".
L'étrangeté du deuxième quatrain, c'est que le poète se demande ce qu'il a bu dans l'Oise, qui est un cours d'eau. Il a dû boire de l'eau tout simplement. Mais il va évoquer une "liqueur d'or" qui se trouvait dans l'eau, ce qui est à rapprocher du "courant d'or" superposé à l'eau dans "Mémoire"/"Famille maudite". Rimbaud rejoint ici un principe métaphorique très présent dans les poésies de Desbordes-Valmore toutes époques confondues. Il est question de boire comme un élixir d'amour, de vie et de souvenir dans la Nature, parfois en prendre une gorgée dans l'azur, et souvent en boire à même un cours d'eau, et un poème dédié à Auguste Brizeux a le mérite de définir cette boisson "un rayon d'or" ce qui coïncide forcément avec les mentions de "Larme" : "liqueur d'or" et aussi "Pêcheur d'or".
Rimbaud véhicule comme jamais avec "Comédie de la Soif", "Fêtes de la patience", "Fêtes de la faim" et quelques autres poèmes de 1872 l'idée d'une soif et d'une faim d'ordre spirituel que la Nature peut apaiser. Il s'agit d'une symbolique qui se perd dans la nuit des temps, mais cette symbolique telle que pratiquée par Rimbaud se rencontre tout spécialement dans les recueils de Victor Hugo et aussi tout spécialement dans les poésies de Desbordes-Valmore ou de Favart, et il faut ajouter que le développement métaphorique vient de la poésie du dix-huitième siècle. Favart est du dix-huitième siècle et Desbordes-Valmore en hérite, mais il ne faut pas oublier qu'avant Lamartine plusieurs poètes célèbrent le dernier rayon du couchant et que dans les domaines de langue anglaise et de langue allemande nous avons une symbolique cosmique de lumière qui s'est mise en place au sujet des "saisons", des "nuits", etc.
Prenons le cas de Novalis. Il est connu pour un roman et pour un ensemble de poésies, mais don recueil des Hymne à la Nuit tient en quelques pages. Je possède le tome I de ses Oeuvres complètes en Gallimard, édition établie, traduite et présentée par Armel Guerne. Le volume contient Les Disciples à Saïs, Henri d'Ofterdingen, Hymne à la Nuit, Chants religieux. Novalis n'a pas les qualités d'écriture de Rimbaud, Hugo ou Desbordes-Valmore. Il explique lourdement dans ses poèmes ses idées symboliques, il est plus doctrinaire que poète dans sa façon d'écrire, mais c'est un peu en maladroit la base des associations métaphoriques qui sont sublimes d'expression chez les Desbordes-Valmore, Hugo et Rimbaud. Le premier des Chants religieux, c'est une chanson spirituelle dont "Bannières de mai" est la claire inversion antichrétienne. Je ne soutiens pas que Rimbaud ait lu Novalis, mais Rimbaud a repéré ce symbolisme de lumière qui est répandu dans diverses cultures linguistiques européennes, il identifie que le mode est païen mais subordonné à une obédience chrétienne tant chez Hugo que chez Desbordes-Valmore, et il reprend cela à son compte en se désolidarisant de l'expression de la foi envers Dieu, et même en défiant Dieu.
Nous aurons des mises au point à faire sur la déception de la boisson une fois que nous aurons pas mal étudié le cas des poésies valmoriennes. La mention de la colocase est un fait étonnant dans "Larme", il s'agit d'une double allusion à Virgile et à la préface par Hugo des Orientales.
Rappelons que dans sa notice sur la poétesse douaisienne Paul Verlaine a comparé "Renoncement" aux deux plus célèbres poèmes mettant en scène la figure d'Olympio, pensez au titre "La Tristesse d'Olympio". Rimbaud place visiblement des mentions qui obligent le lecteur à faire des rapprochements non seulement avec Desbordes-Valmore, mais avec Banville et Hugo, sinon avec Boileau et Virgile.
Ce deuxième quatrain illustre clairement l'idée du mauvais poète qui ne joue pas le jeu et c'est ce que résume très clairement le premier vers du troisième quatrain : "Tel, j'eusse été mauvaise enseigne d'auberge." Rimbaud dit ne pas croire à l'auberge verte telle que les poètes la célèbrent en quelque sorte.
L'orage du troisième quatrain n'est pas introduit comme une conséquence du refus rimbaldien. L'orage peut renvoyer à Chateaubriand, à son motif des "orages désirés" et aux orages de l'extrait de René évoqué tout à l'heure. La succession a un côté rêve, et Desbordes-Valmore parle de toucher les rêves dans ses poèmes, et il y a un poème hugolien auquel j'ai du mal à ne pas penser, c'est "La Pente de la rêverie". Les mentions "pays noirs" et "'nuit bleue" désignent à l'évidence des références littéraires, les perches, les gares et les colonnades ne me semblent pas typiques de la poésie valmorienne. Les lacs peuvent être lamartiniens. Chez Desbordes-Valmore ou dans "Michel et Christine", l'orage est désiré, mais ici comment situer le poète face à tout ce qu'il se passe ? Une variante de "vent du ciel" à "vent de dieu" dans le dernier quatrain invite à penser que le poète est hostile à cet orage même.
Le dernier quatrain a l'air d'avoir un bouclage interne de son premier à son dernier vers, puisque l'eau des bois se perd sur des sables, sol qui me semble en grande partie normal pour un bois de noisetiers et une bruyère, mais des sables vierges, et le poète dit qu'il n'a pu boire. En clair, il avait à peine posé ses lèvres et le changement orageux a mis un terme à la possibilité de boire. La première version exprime clairement un refus, un mépris : "Dire que je n'ai pas eu souci de boire !" Je ne crois pas à un regret, la réplique est plutôt désinvolte. La version finale dans "Alchimie du verbe" est plus difficile à situer entre regret et mépris : "Pleurant, je voyais de l'or et ne pus boire."
Le second vers du dernier quatrain appelle aussi l'attention : "Le vent, du ciel, jetait des glaçons aux mares", puisque cela ressemble à une flagellation de mares dont on se demande du coup si elles n'auraient pas mieux convenu à Rimbaud.
Mais, ajoutons qu'avec notre mise en perspective d'une émulation tant de Rimbaud que de Verlaine en mai et juin 1872 à suivre le modèle des poésies valmoriennes, nous devons envisager que "Bannières de mai", "Chanson de la plus haute Tour" et même certaines "Ariettes oubliées" peuvent éclairer les dimensions implicites du poème "Larme". C'est au dos de "Patience d'un été" que Rimbaud a transcrit le vers : "Prends-y garde, ô ma vie absente !" vers tiré du poème "C'est moi" que Verlaine veut de démarquer en composant la première des "Ariettes oubliées". Quelque part, quand on veut commenter la fin du poème "Larme", pourquoi ne pas citer la fin de "Bannières de mai" avec des propos assez éloquents :

Rien de rien ne m'illusionne ;
C'est rire aux parents, qu'au soleil,
Mais moi je ne veux rire à rien ;
Et libre soit cette infortune.

lundi 4 septembre 2023

Marceline Desbordes-Valmore, de Verlaine à Rimbaud, les tréfonds métaphoriques de "Larme", "Mémoire", des "Fêtes de la patience" ou de "Est-elle almée ?..."

Dans je ne sais plus quel écrit, Verlaine a précisé que les poésies les plus originales de Marceline Desbordes-Valmore se trouvaient dans le recueil posthume de Poésies inédites et donc posthumes de 1860. Il est plus facile pour savoir ce que pensait Verlaine de la poétesse douaisienne de se reporter à l'étude qu'il lui a consacrée dans Les Poètes maudits. Voici un lien qui permet de consulter cet écrit directement en ligne :


On prétend que Verlaine ne fait que signaler en passant que Marceline Desbordes-Valmore a employé le vers de onze syllabes et il est vrai qu'il se permet en effet d'être très allusif : "des rythmes inusités" pour préférer citer d'autres pièces, il enchaîne en concluant sur un poème en alexandrins intitulé "Les Sanglots". Toutefois, vous pouvez vérifier que même s'il ne nous en prévient pas le premier vers qu'il cite est un vers de onze syllabes tiré du "Rêve intermittent d'une nuit triste" :
Où vinrent s'asseoir les ferventes Espagnes.
Le début de l'article est à observer à la loupe, puisque Verlaine s'ingénie à évoquer des poésies qu'il a composées à l'époque des Romances sans paroles et du projet Cellulairement. Verlaine qui ne peut s'empêcher de juger de la poétesse en fonction de son sexe établit un palmarès et signifie le rejet des autres femmes poètes du début du dix-neuvième siècle : Louise Collet, Anaïs Ségala et Amable Tastu à qui Desbordes-Valmore a pu dédier des vers. Il faudrait penser à la mise en chanson avec Pauline Dubchange dans ce cortège, mais c'est un autre sujet, ce que je relève c'est que Verlaine emploie pour désigner ces femmes le titre de "bas-bleu" qui figure dans la sixième des "Ariettes oubliées" ("François les bas-bleus s'en égaie"). Surtout, quand Verlaine précise avec importance que la poétesse est du Nord et non pas du Midi, il fait une allusion à un vers célèbre de son "Art poétique" qui en principe n'aurait pas dû s'imposer : "nuance plus nuance qu'on ne le pense." Et quand il vante l'absence de cuistrerie et la simplicité de la langue valmorienne, on reconnaît encore une fois les préceptes de cet "Art poétique" verlainien. Et il n'est enfin pas accessoire de noter l'écho sensible entre "les naïvetés et les ingénuités de style" prêtées à la poétesse et le faux naïf et l'exprès trop simple attribué aux vers de 1872 de Rimbaud dans une étude voisine du même ensemble des Poètes maudits.
Sur un autre plan, Verlaine met en avant la poétesse par la reconnaissance de pairs masculins en citant Baudelaire, Sainte-Beuve, Barbey d'Aurevilly et bien sûr Rimbaud. Il me faut encore relire l'article de Baudelaire considéré comme trop court par Verlaine et j'aimerais beaucoup mettre la main sur l'étude plus fournie de Sainte-Beuve, puisque d'après mes recherches alors que Sainte-Beuve était déjà décédé un livre de lui sur Marceline Desbordes-Valmore est paru en 1870, et cela est d'autant moins anodin que Rimbaud a fait deux célèbres séjours douaisiens en septembre et en octobre de l'année 1870 même. Verlaine et Rimbaud sont ardennais, tout comme Taine, et les grands écrivains ardennais étaient une nouveauté dans l'espace littéraire français. Desbordes-Valmore était de Douai, et Verlaine qui a des origines belges, son nom est celui d'une ville de Belgique,  tout comme, notons-le pour l'amusement, c'est le cas de Nicolas Wanlin un éditeur actuel des premiers recueils de Romances sans paroles en Garnier-Flammarion, avait aussi des liens avec Arras il me semble, ville où les deux poètes sont passés avant de se rendre en Belgique en juillet 1872, ville où Rimbaud semble avoir séjourné lors de son éloignement de Paris en mars et en avril 1872. En effet, il est difficile de ne pas songer à une projection de Verlaine lui-même et aussi à un écho de l'intérêt de Rimbaud au moins pour Douai quand Verlaine dit avec une émotion sienne l'amour de Desbordes-Valmore pour Douai, les "paysages arrageois" et les "bords de Scarpe".
Les sortes de patronages de Sainte-Beuve et Baudelaire sont publics, mais sans le début de l'étude de Verlaine nous ignorerons tous à quel point Rimbaud a accordé de l'importance à la poétesse douaisienne. Citons ce paragraphe :
   Quant à nous, si curieux de bons ou beaux vers pourtant, nous l'ignorions, nous contentant de la parole des maîtres, quand précisément Arthur Rimbaud nous connut et nous força presque de lire tout ce que nous pensions être un fatras avec des beautés dedans.
La rencontre sémantique de "nous l'ignorions" à "Arthur Rimbaud nous connut" passe bizarrement, mais peu importe. Nous pouvons clairement considérer que le "nous contentant de la parole des maîtres" est une affectation de mise en scène, Verlaine n'avait probablement pas prêté attention au texte de Sainte-Beuve et il avait plus que probablement négligé l'écrit de Baudelaire. En fait, on peut se demander si ce n'est pas Rimbaud qui a appris à Verlaine qu'il existait des textes élogieux de Baudelaire et Sainte-Beuve. J'insiste sur ce point, parce que je sens bien que la connaissance approfondie de telles études me manque pour l'instant. Il y a peut-être des pépites là-dedans qui nous échappent et qui intéressent l'étude des poèmes de 1872 de Rimbaud... En tout cas, les réticences étaient fortes ("nous l'ignorions") et la modalisation "presque" n'atténue pas vraiment la force de conviction a dû mettre pour contrebalancer le mépris instinctif : "forcé de lire". Et Rimbaud l'a expressément "forcé" de tout lire, sans se contenter de choisir les meilleures parties de l'oeuvre.
Verlaine n'avait cité qu'un vers du "Rêve intermittent d'une nuit triste". Les premières citations conséquentes à valeur illustratives correspondent aux deux premiers poèmes du recueil de 1860 Poésies inédites : "Une Lettre de femme" et "Jour d'orient". Notons que du coup les trois premières citations proviennent toutes du recueil posthume, et son importance particulière va être confortée par d'autres citations dans la suite de l'étude. Verlaine cite en deux temps la fin de la section "Foi" avec d'un côté le poème " Renoncement" et le quatrain sans titre final. Le poème "Renoncement" est comparé favorablement à rien moins que les deux célèbres poèmes d'Olympio hugoliens. Quand Verlaine conclura son étude il citera un autre poème de cette section "Foi", celui intitulé "Les Sanglots". Le Pauvre Lélian finit certes par citer pas mal de vers que Desbordes-Valmore a publié de son vivant, mais il est sensible que le recueil des Poésies inédites a obtenu la préférence.
Le recueil de 1860 n'est pas très long. Notons que les deux poèmes en vers de onze syllabes sont tous deux présents dans la seconde section "Famille", section qui précède celle intitulée "Foi". Il s'agit dans l'ordre de défilement de "La Fileuse et l'enfant" et de "Rêve intermittent d'une nuit triste".
Verlaine n'a pas cité des poèmes aujourd'hui bien connus : "Les Roses de Saadi" ou "La Couronne effeuillée", mais il a cité en tout cas des poèmes qui l'intéressaient personnellement.
Prenons la quatrième des "Ariettes oubliées" (je cite par commodité la version fournie par Yves-Alain Favre dans la collection "Bouquins" chez Robert Laffont des Oeuvres poétiques complètes, sans me préoccuper ici des problèmes d'établissement de la ponctuation du texte) :
Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses.
De cette façon nous serons bien heureuses,
Et si notre vie a des instants moroses,
Du moins, nous serons, n'est-ce pas ? deux pleureuses.

Ô que nous mêlions, âmes soeurs que nous sommes,
A nos voeux confus la douceur puérile
De cheminer loin des femmes et des hommes,
Dans le frais oubli de ce qui nous exile !

Soyons deux enfants, soyons deux jeunes filles
Eprises de rien et de tout étonnées,
Qui s'en vont pâlir sous les chastes charmilles
Sans même savoir qu'elles sont pardonnées.
Il s'agit d'un poème en trois quatrains à rimes croisées avec un bouclage par reprise verbale du premier au dernier vers, de "pardonner" à "pardonnées", bouclage typique d'une poésie littéraire des années mille huit cent soixante qui lorgnent du côté de la romance et de la chanson, procédé déjà attesté par Rimbaud en 1870 dont "Roman" qui n'est pas loin de l'écho avec "romance" du coup, mais aussi par Verlaine et d'autres poètes et Desbordes-Valmore de l'époque des premiers romantiques était coutumière du fait. Verlaine n'a pas appris le procédé directement par sa lecture de la poétesse, mais la rencontre est ici volontaire. Verlaine compose alors son premier poème en vers de onze syllabes, en mai ou juin 1872 selon la datation globale des "Ariettes oubliées" dans Romances sans paroles. Il a pu lire la règle de la césure dans le traité récemment publié par Banville, traité qui a une importance capitale pour apprécier les mesures des vers et les rimes irrégulières des Romances sans paroles, mais il s'est ici directement inspiré de la poétesse douaisienne comme le prouvent les emprunts lexicaux disséminés dans le poème.
Je sais que les mots "charmilles", "pleureuses" ont déjà été identifiés comme des emprunts à la poétesse dans certains commentaires, mais je peine à les retrouver dans les éditions qui me tombent sous la main. Etrangement, dans le volume de préparation au concours de l'Agrégation 2007, le Clef Concours Atlande, Steve Murphy et Georges Kliebenstein ne nomment pas ces emprunts et demeurent fort allusifs. Il est vrai que cette publication s'est faite dans l'urgence du concours, ce qui explique notamment les coquilles abondantes qui s'y trouvent. Steve Murphy ne s'intéresse qu'au fait que ce soit une romance et à l'hendécasyllabe, tandis que Kliebenstein précise rapidement ceci (page 167) :
[...] Telle était la mesure utilisée dans les hendécasyllabes de Marceline Desbordes-Valmore, dont ce poème semble pasticher discrètement l'oeuvre par son ton, son vocabulaire et sa dimension axiologique.
Toutefois, à la page 95, Steve Murphy fait une remarque complémentaire qui a son prix. Dans "Vers pour être calomnié", Verlaine fait nettement allusion au poème valmorien : "La Fileuse et l'enfant".
Et nous allons voir que c'est une liaison capitale.
En fait de discrétion, cela peut être remis en cause à la lecture de la notice des Poètes maudits. L'idée de "pardon" ou de "pardonner" est au coeur de la quatrième ariette citée intégralement plus haut et dans ses citations Verlaine privilégie deux poèmes de la section "Foi" des Poésies inédites où l'idée du "pardon" prédomine. Verlaine cite en deux temps le poème "Renoncement", et pour les gens inattentifs je précise que la phrase interrogative qui suit est la reprise du discours par Verlaine : "Vous nous avez pardonné ?" Verlaine a cité l'intégralité du poème "Renoncement" et après un commentaire le quatrain sans titre qui le prolonge, ce qui crée une unité qui va de "Pardonnez-moi, Seigneur,..." à "coeur consolé". C'est un peu en moins net un bouclage similaire à celui de la quatrième "ariette", le couple "pardonnez" et "consolé" remplace la répétition verbale.
Mais le poème "Renoncement" source à la quatrième "ariette" ne serait-ils pas une source aux poèmes "Larme" et "Famille maudite"/"Mémoire de Rimbaud ? Les "larmes" sont à la rime au vers 3, des larmes fournies par Dieu dans le cas valmorien et à l'avant-derniers vers nous avons une mention à la rime "larmes amères" qui confirme la stratégie de bouclage du poème. L'expression "à vos genoux" conclut le poème, ce qui est à rapproché de la position accroupie du poète dans la première version de "Larme" qui deviendra une position "à genoux" dans "Alchimie du verbe". On peut me répliquer que si Rimbaud a d'abord écrit "accroupi", il n'est pas logique de songer à un écho pour la correction finale "à genoux", mais vous allez voir qu'on va pousser le jeu plus loin encore. Quelques poèmes de Desbordes-Valmore traite du passage de l'eau douce à l'eau salée pour les cours d'eau, ce qui altère le plaisir d'y boire. Je citerai ces poèmes ultérieurement, mais ici on appréciera la mise en avant du sel des larmes, et on pensera forcément au début de "Mémoire" avec le "sel des larmes d'enfance" :
[...]
Et je n'ai plus à moi que le sel de mes pleurs.

Les fleurs sont pour l'enfant ; le sel est pour la femme ;
Faites-en l'innocence et trempez-y mes jours.
Seigneur ! quand tout ce sel aura lavé mon âme,
Vous me rendrez un coeur pour vous aimer toujours !

[...]

Et la suite immédiate du poème parle d'un exil par la mort qui, certes de loin en loin, a de quoi faire songer au premier vers de "Larme" :
Tous mes adieux sont faits, l'âme est prête à jaillir,
[...]
Vous verrez d'autres extraits plus significatifs, tout cela va prendre de la consistance.
Le poème "La Couronne effeuillée" étant quelque peu connu, il est cité dans le Lagarde et Michard, nous pouvons allonger d'un poème la citation de Verlaine, étendre à trois poèmes la prise en considération de la fin de section "Foi" des Poésies inédites. Il y est question au troisième vers d'un autre écho avec la position du poète au début de "Larme": "J'y répandrai longtemps mon âme agenouillée[.]" Le nom "larmes" est à la rime au vers 5, lancement du second quatrain. Et ce poème intéresse tout particulièrement le cas de Verlaine dans la quatrième des "Ariettes oubliées" avec les "pâleurs sans charmes" ("pâlir sous les chastes charmilles" avant-dernier vers de l'ariette de Verlaine) et "Ce crime de la terre au ciel est pardonné" ("Sans même savoir qu'elles sont pardonnées", dernier vers de l'ariette verlainienne). Et dans le cas valmorien, nous avons une rime forte, très expressive, avec le dernier vers : "Non d'avoir rien vendu, mais d'avoir tout donné." Les mots "dons" et "don" sont du coup clefs au quatrième vers de "Renoncement" également.
Je ne vais pas pouvoir dire pour cette fois tout ce que je crois trouver de valmorien dans "Mémoire" / "Famille maudite", mais on va se concentrer sur le glissement des "Ariettes oubliées" à "Larme".
Verlaine a donc repris le termes "pleureuses" à différents poèmes de Desbordes-Valmore. Notamment pour son importance conceptuelle ou "axiologique" il faut citer le poème d'ouverture du recueil Bouquets et prières.  Et nous y ajoutons spontanément la quatrième pièce des Poésies inédites "Les Cloches et les larmes", avec cette "pleureuse assise" qui peut faire penser au poète "accroupi" de "Larme". Verlaine cite les deux premiers poèmes du recueil dans sa rubrique valmorienne, il est normal de pressentir l'importance du quatrième poème "Les Cloches et les larmes" pour les "Ariettes oubliées", pas seulement la quatrième, et du coup quelque peu pour une logique profonde du poème "Larme". Au passage, je suis frappé que ce recueil de 1860 contient un quatrain "Les Eclairs" ponctué par l'hémistiche : "éclairs délicieux" qui fait écho aux "corbeaux délicieux" de poèmes de Rimbaud du début de l'année 1872, quand précisément il cherche à intéresser Verlaine à la lecture intégrale de la poétesse douaisienne. Appréciez par ailleurs simplement les titres de certains poèmes de cette première section des Poésies inédites qui s'intitule "Amour" : "L'entrevue au ruisseau", "L'image dans l'eau", "L'eau douce". Que dit la poétesse dans les vers de onze syllabes du "Rêve intermittent d'une nuit triste" ?
[...]

Mon âme se prend à chanter sans effort ;
A pleurer aussi, tant mon amour est fort !

J'ai vécu d'aimer, j'ai donc vécu de larmes ;
Et voilà pourquoi mes pleurs eurent leurs charmes ;

[...]
S'il est difficile d'évaluer spontanément le rapport du poète mis en scène à sa propre larme dans le poème de ce nom, en tout cas, l'amour est une notion rimbaldienne centrale bien exhibée dans les poèmes en prose : "le nouvel amour", "le nouveau corps amoureux", "la clef de l'amour". Et Verlaine exprime clairement l'idée que du coup Rimbaud ne repoussait sans doute pas d'être deux "pleureuses", deux êtres dont les pleurs sont porteurs d'un amour plus grand.
Dans "Vers pour être calomnié", poème tout en hendécasyllabes valmoriens, Verlaine cite clairement la poétesse, avec l'emploi de l'adjectif "chaste" par exemple et il imite un des vers de "La Fileuse et l'enfant" en lui reprenant une rime :
Ce soir, je m'étais penché sur ton sommeil.
Tout ton corps dormait chaste sur l'humble lit,
Et j'ai vu, comme un qui s'explique et qui lit,
Ah ! j'ai vu que tout est vain sous le soleil !

Qu'on vive, à quelle délicate merveille,
Tant notre appareil est une fleur qui plie !
O pensée aboutissant à  la folie !
Va, pauvre, dors ! moi, l'effroi pour toi m'éveille

Ah ! misère de t'aimer, mon frêle amour
Qui vas respirant comme on respire un jour !
O regard fermé que la mort fera tel ! 
O bouche qui ris en songe sur ma bouche,
En attendant l'autre rire plus farouche !
Vite, éveille-toi. Dis, l'âme est immortelle ?
Ce sonnet est certes en vers de onze syllabes avec une césure après la cinquième syllabe, mais il permet de relancer le débat sur la question de la césure dans "Larme" de Rimbaud. Ce sonnet a probablement été écrit à l'époque du compagnonnage des deux poètes. Le dernier vers fait songer à la première des "Ariettes oubliées" dont j'ai montré qu'elle démarquait par beaucoup d'emprunts la romance de 1830 "C'est moi" de Desbordes-Valmore, mais notez que les césures sont chahutées à quelques endroits et c'est suffisant pour considérer qu'il n'y a plus aucune proscription absolue. Le "comme un" au vers 3 est un clin d'oeil à Baudelaire dans la pensée de Verlaine et aussi à "Accroupissements" et "Oraison du soir" de Rimbaud. Le "tout" devant la césure est éventuellement, mais rien n'est sûr, un écho à un relief du "tout" après la césure dans un vers de Desbordes-Valmore qu'il me faudrait retrouver, mais aucune césure véritablement chahutée dans ces cas-là. En revanche, dès le deuxième quatrain, les césures sont du Rimbaud de 1872 : "quelle / délicate merveille" (césure sur un "e" de fin de dissyllabe), "abou/tissant" (césure au milieu d'un mot), "Ah ! misère de / t'aimer" (césure sur une préposition qui en prime se fonde sur un "e" vocalique), "l'au/tre" (chevauchement d'un dissyllabe avec rejet du "e" au second hémistiche).
Verlaine a imité le vers suivant de "La Fileuse et l'enfant" :
Courbée au travail comme un pommier qui plie[.]
Dans la quatrième ariette, Verlaine a repris le nom "charmilles" à la rime au "Rêve intermittent d'une nuit triste", et plus précisément à son distique de bouclage qui ouvre et presque ferme le poème :
Ô champs paternels hérissés de charmilles
Où glissent le soir des flots de jeunes filles !
En clair, Verlaine a repris la rime entière, et "charmilles" et "jeunes filles".
Et cette quatrième des "Ariettes oubliées" véhicule un lien jusqu'ici insoupçonné avec "Larme". Qu'il me suffise de citer à nouveau en les détachant ces deux vers :
De cheminer loin des femmes et des hommes
Dans le frais oubli de ce qui nous exile !
Notons que "oubli" fait écho au titre "Ariettes oubliées", tandis que à côté de l'exil l'expression "loin des femmes et des hommes" est à rapprocher du premier vers de "Larme" : "Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises, [...]".
Mais, je parlais d'une section "Famille" qui contient les deux poèmes en vers de onze syllabes de Desbordes-Valmore, et il est temps d'évoquer les poèmes voisins de nos vers de onze syllabes. Le poème "La Fileuse et l'enfant" est le quatrième de la section, il est précédé de trois poèmes aux titres significatifs : "Le Nid solitaire", "Soir d'été" et "Loin du monde".
Le poème "Le Nid solitaire" fait songer au poème du début des Fleurs du Mal où il s'agit de s'envoler loin au-dessus des miasmes morbides, etc., et le nid solitaire est celui de l'âme présentée métaphoriquement sous la forme d'un oiseau :

Va, mon âme, au-dessus de la foule qui passe,
Ainsi qu'un libre oiseau te baigner dans l'espace.
[...]

Le poème "Soir d'été" parle d'un retrait tel que le moucheron pourrait s'entendre voler. "Pas une aile à l'azur ne demande à s'étendre/ Pas un enfant ne rôde..."
Le poème "Loin du monde" fait inévitablement écho avec "Larme", et il y est question d'orages. Notons, et cela intéresse "Mémoire" / "Famille maudite" que la poétesse cultive l'idée d'une mémoire qui est avenir, elle joue avec la rime "souvenir" et "avenir" en ce sens à quelques reprises, mais nous en reparlerons.
Et le poème "La Fileuse et l'enfant" est suivi immédiatement du titre "Un ruisseau de la Scarpe" qui a de quoi faire écho à notre "jeune Oise".
Quant à "Rêve intermittent d'une nuit triste", dont le rêve est à relier à une lecture du poème "Le Nid solitaire" quelque peu, même si ce ne sont pas les passages les plus explicites il contient l'idée qu'une source abreuve le pleureur de souvenir ou d'un sentiment d'amour naturel. D'autres poèmes sont plus significatifs que je citerai en leur temps.
Mais, reprenons la question de la forme du poème "Larme", c'est un poème en quatrains comme la quatrième des "Ariettes oubliées" et comme plusieurs poèmes valmoriens. Certes, c'est la forme strophique la plus banale qui soit à l'époque de Rimbaud, mais les poèmes uniment en quatrains ne sont pas si courants et automatiques sous la plume d'un Rimbaud ou d'un Verlaine. C'est un poème en vers de onze syllabes. Jean-Pierre Bobillot sur plus d'un quart de siècle s'est fait le champion de la mise en doute de la relation des vers de "Larme" à "Rêve intermittent d'une nuit triste" ou à "La Fileuse et l'enfant" au prétexte d'un problème de césure.
En réalité, il ne faut pas méditer à partir des constats sur les résultats finaux, il faut aussi se poser la question de la genèse du poème de Rimbaud.
Evidemment que Desbordes-Valmore n'est pas une grande pourvoyeuse de césures chahutées, puisqu'elle appartient à une génération plus ancienne, encore que sa césure sur le mot "leur" au premier poème "L'Arbrisseau" de son recueil de 1830 est un fait exceptionnel. Mais les indices d'une influence valmorienne sont considérables. Rimbaud s'intéresse plus et depuis plus longtemps à la poétesse douaisienne que Verlaine, mais en mai-juin 1872 plusieurs poèmes de Verlaine s'inspirent clairement de la poétesse et nous n'aurions rien de similaire chez Rimbaud ? Les vers de onze syllabes de Verlaine s'inspirent de la poétesse parce que la césure est conforme, mais pas ceux de Rimbaud ? Verlaine parle d'être loin des femmes et des hommes, d'être des pleureuses, dans un poème de mai-juin 1872 donc exactement contemporain de "Larme" qui porte un titre du champ sémantique des "pleurs" qui commence par le vers "Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises," et il faudrait s'interdire de suspecter des liens intimes entre les expériences poétiques.
Dans le Clef concours Atlande, Murphy formule l'avis selon lequel le vers aux hémistiches de cinq et six syllabes entretient une confusion entre le décasyllabes aux deux hémistiches de cinq syllabes et l'alexandrin aux deux hémistiches de six syllabes.
Pour un peu nous pourrions aller dans le sens de Murphy en rappelant avec Alain Chevrier qui a fait un livre sur le décasyllabe 5-5 que Desbordes-Valmore fut la première avant Musset et donc avant le Banville des Cariatides de 1842 à produire un poème du dix-neuvième siècle ou un poème romantique avec le décasyllabe de chanson 5-5. Mais ce n'est pas par la poétesse que cette pratique est venue à Verlaine de toute façon, il existait des antécédents en outre du dix-huitième avec le cas de Desmarets ou Desmarais (Quicherat me trouble pour l'orthographe). Notons tout de même que le recueil des Poésies inédites en contient et qu'ils s'intitulent "La Fileuse" ce qui nous rapproche du titre "La Fileuse et l'enfant". Mais, quand nous lisons des vers, vu les prédominances culturelles de l'alexandrin et du décasyllabe classique, nous estimons devoir localiser la césure après la quatrième ou la sixième syllabe. Et donc, sans être prévenus, si nous lisons "La Fileuse et l'enfant", nous allons sentir une harmonie tout en nous interrogeant sur le découpage des hémistiches, puisque celui qui fait plus attention va vite constater que cela ne tombe ni à la quatrième syllabe ni à la sixième, et il faut lire plusieurs vers pour sentir une césure et au-delà pour bien se la représenter mentalement en fonction des vers du poème.
Le 5-6 de Desbordes-Valmore est un vers chansonnier un ton en-dessous de l'alexandrin, digne de créer le mythe de l'impair selon Verlaine, même si c'est une illusion de croire à la conscience de l'impair. Et derrière cette illusion, le 5-6 est en fait un modèle qui provoque chez le lecteur une hésitation entre les deux césures classiques. Ai-je lu un décasyllabe avec césure après la quatrième syllabe ? Ai-je lu un alexandrin ? Non, ça alors ? La césure ne passe ni après la quatrième ni après la sixième syllabe, mais après la cinquième comme le confirme ma relecture des deux ou trois premiers vers !
C'est ça l'effet de nouveauté.
Et comme je pense en termes de genèse du projet du poème "Larme", je n'ai évidemment aucun mal à considérer que le premier vers qui impose une forme ternaire et permet nettement de plaider pour césure après la quatrième syllabe est fondé sur une mesure 4-7 avec découpage secondaire du second hémistiche de sept syllabes en trois et quatre pour créer l'effet ternaire et créer l'hésitation avec l'alexandrin. Le jeu de la poétesse ne pouvait être que refait, Rimbaud a trouvé le moyen d'étonner autrement, le trimètre permet de jouer sur l'appui après la quatrième syllabe, ce qui fait une nouvelle manière de créer une hésitation entre décasyllabe et alexandrin. Et cette provocation est bien inspirée par le modèle valmorien, bien dans la continuité. Notons que Bobillot lui-même dans son livre Le Meurtre d'Orphée, tout en disant qu'il n'y a aucune césure continue s'imposant dans "Larme", cite plutôt qu'un autre modèle le 4/7, signe qu'il a remarqué que le poème flattait tout particulièrement cette possibilité.
Dans son livre Sur les Derniers vers, Bernard Meyer cite les réticences d'un article plus ancien de Bobillot et fait état du caractère ternaire frappant de "Larme". Autant "La Fileuse et l'enfant" a une forme de balancement binaire des hémistiches, autant certains vers du "Rêve intermittent d'une nuit triste" ont une forme de fièvre rythmique ternaire, jusqu'au principe de l'anaphore :
Sans peur, sans audace et sans austérité,
Disant : "Aimez-moi, je suis la liberté !

[...]

Le bourreau m'étreint : je l'aime ! et l'aime encore,
Car il est mon frère, ô père que j'adore !
A plusieurs reprises, dans Le Meurtre d'Orphée, Bobillot ressasse que les vers de onze syllabes de "Larme" ne doivent rien à ceux de Desbordes-Valmore. La question de la césure a tranché le problème, et la poétesse est même rejetée en tant qu'influence de quelque ordre que ce soit. A la page 212, Bobillot cite le vers final : "Pleurant, je voyais de l'or - et ne pus boire. Et il lance son commentaire par un dédain marqué : "Peu valmorien en revanche, le rejet interne ainsi obtenu, isolant le verbe censément transitif voir de son c.o.d. : "de l'or" [...]"

Rappelons que dans l'esprit même de Bobillot la césure n'est qu'hypothétique ce qui fait du rejet "peu valmorien" une non considération scientifique, mais le vers est lancé par la forme valmorienne par excellence "Pleurant". L'idée de boire à une source, d'y mêler les pleurs, et l'idée de boire un rayon d'or dans l'eau, tout cela est typiquement valmorien, j'ai cité pour "le rayon d'or" le poème à Auguste Brizeux "Sur l'auteur de Marie", et il me faudra citer le cas d'une eau douce devenue amère depuis qu'elle a été contaminée par la mer.
Je rappelle que dans "Larme" le poème se demande ce qu'il pouvait boire à la rivière, et il se répète cette question avec insistance dans le second quatrain. Le poète parle de boire quelque chose dans la "jeune Oise" qui n'est pas exactement l'eau de la rivière, et il finit par préciser que c'était une liqueur d'or, fade et qui fait suer, qui provoque donc l'amertume comme l'eau salée altérée chez la poétesse, et la liqueur d'or, ce n'est pas une boisson qu'il avait amenée avec lui, mais une boisson prise à même la rivière avec une gourde improvisée.
Tout cela est développé à plusieurs reprises métaphoriquement dans plusieurs poèmes épars de Desbordes-Valmore, dont le premier nom appelle les jeux de mots (et ne me faites pas "Le Dormeur du Val" avec le second), et c'est évident que "Larme" a une clef de lecture valmorienne en plus d'inviter à une relecture de Favart et d'autres.
Notez que le poème "Est-elle almée ?" est lui aussi en vers de onze syllabes et qu'il contient la forme "florissante" à la rime, ce qui peut être un indice d'influence valmorienne. Notez que le verbe "exhaler" de la première ariette oubliée repris par Verlaine à "C'est moi" se rencontre dans le poème "L'Eternité".
J'ai encore beaucoup de travail à accomplir et je n'ai pas tout mon temps à moi, mais là vous avez une porte de lecture valmorienne pour les poésies rimbaldiennes du printemps et de l'été 1872 qui relève définitivement de l'évidence.
Je citerai prochainement un florilège d'études des "Ariettes oubliées" par différents commentateurs pour montrer qu'on a identifié comme spécifiquement verlainiens des éléments repris à la poétesse. Je relirai l'article de Murat sur Rimbaud et Desbordes-Valmore, mais on notera que si son article porte sur une relation directe de Desbordes-Valmore à Rimbaud il risque de manquer tout l'éclairage qu'apporte le crochet par Verlaine.
Beaucoup de travail encore, mais le jeu en vaut clairement la chandelle !
Il me faudra aussi parler de Banville avec son traité, avec son désir de faire un recueil de chansons lors de la publication des Stalactites, avec sa ballade de 1830 publiée certes à la toute fin de 1873, parce que Banville s'est mis sur la touche. Sa ballade de 1830 déclare que la poésie actuelle est médiocre et que la poésie de 1830 était meilleure, ce qui est une erreur de jugement capital, et en plus comme il ne cite que les principaux noms on comprend qu'en réalité il déplore qu'il n'y ait pas un poète aussi réputé que Lamartine ou Hugo, minimisant l'importance d'un Baudelaire et méprisant Rimbaud ou Verlaine. D'ailleurs, la ballade de 1830 parle du prix d'une chandelle ou d'un lys et elle a étroitement à voir avec "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs". Bref, il y a encore un énorme chantier devant moi, mais désormais la route du travail à mener est toute tracée.