vendredi 29 septembre 2023

Un peu de Musset dans "Larme" ? Et un soupçon de Nerval dans "Voyelles" ?

Allons-y pour deux articles en un.
Nous sommes sur une grande série d'analyse autour du poème "Larme" de Rimbaud, poème qui devient quelque peu une pièce majeure emblématique à l'égal de "Voyelles" ou du "Bateau ivre".
Personnellement, j'ai toujours beaucoup aimé les vers de onze syllabes de "Larme", pardon la prose à fausse apparence de vers de "Larme".
Nous sommes pour l'instant dans l'avalanche de révélations au sujet des sources au poème "Larme". Et c'est normal. Quand vous lisez la lettre "du voyant" envoyée à Demeny le 15 mai 1871, vous avez droit à une revue des poètes du dix-neuvième siècle et il est normal que de temps en temps un poème de Rimbaud soit une mise au point en termes d'histoire littéraire. Au printemps 1872, Rimbaud débute dans l'entreprise d'une poésie mal versifiée au plan littéraire, avec des défauts de rimes, des césures brouillées, des mesures inusitées, etc., mais il passe aussi à un mode de poésies plus proches des traditions populaires et chansonnières.
On peut continuer imperturbablement à chercher des reprises de Victor Hugo, Baudelaire ou Banville dans les vers de 1872, comme dans la prose des Illuminations. On peut chercher des cibles satiriques d'époque comme nous avions déjà sous la main François Coppée, Belmontet et quelques autres, et même Hugo qui fait double emploi en termes de source d'inspiration aux poèmes de Rimbaud.
Mais avec un peu d'esprit logique on peut resserrer la recherche. Dans "Larme", le mot "colocase" est vraiment le fait le plus marquant. Et nous savons que Rimbaud était un expert pour composer des vers en latin. Il est assez naturel de pressentir là un renvoi à la quatrième bucolique de Virgile et il est tout à fait normal de partir en quête de mentions latines de la colocase dans la littérature antique comme l'a fait Paul Claes, lequel a fait remonter des mentions dans l'Histoire naturelle de Pline l'ancien permettant de justifier les fleurs pour verres dans "Comédie de la Soif" et les "gourdes de colocase" dans "Larme". Notons tout de même que pour moi même si Pline justifie "gourdes de colocase" il reste une énigme à ce que Rimbaud dans les deux versions ultérieures du poème ait renoncé à cette mention érudite précise et belle pour le beaucoup moins intéressant enjambement "case / Chérie", même si "case" est appelé par le poème à Banville "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs". Couplé à "bruyère", la mention "colocase" pourrait renvoyer à la traduction de la bucolique de Virgile par Littré.
La deuxième mention frappante dans "Larme", c'est un nom propre de cours d'eau, l'Oise. L'Oise est mentionnée dans une épître de Boileau par opposition de la campagne à Paris et Banville fait de même dans le poème "L'Amour à Paris" où l'Oise est ironiquement considérée comme une destination exotique, dépaysante et rafraîchissante par rapport à la capitale du pays. L'idée d'un renvoi indirect à Boileau est hypothétique, voire peu probable, mais il est clair que Rimbaud cite le poème de Banville "L'Amour à Paris" dans "Larme", et le poème "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" vaut preuve, puisque ce poème a été significativement envoyé à Banville, au point qu'il ne nous est connu que par le biais du manuscrit joint à une lettre en août 1871, et nous y trouvons la fusion de la case, de l'Oise et des floraisons. Rimbaud offre une image obscène, dans la "case" exotique devenue lieu d'aisance (et il faut penser à l'humour de Banville sur le faux exotisme à quelques lieues de Paris) le poète torche une floraison d'Oises extravagantes. Le choix de l'adjectif "extravagantes" est par ailleurs une allusion sensible à une rime acrobatique d'un autre poème des Odes funambulesques : "[...] gants / Extravagants". Et l'humour va loin, puisqu'on peut imaginer que pour se torcher le poète a sans doute besoin de gants. Une extravagance répond à une autre extravagance.
Dans "Larme", le dispositif n'est pas obscène de la sorte, même si cela n'est pas à exclure par principe. Mais nous avons l'Oise et ensuite la "case" dans deux des trois versions connues du poème.
Partant de là, on se rend rapidement compte que "Larme" répond au poète des Odes funambulesques et que derrière le poème "L'Amour à Paris", il y a aussi le poème "La Ville enchantée" avec mention du syntagme "nuit bleue" qui est de toute évidence une espèce de citation exprès dans "Larme", avec aussi la mention des wagons qui fait écho aux "gares" de "Larme" et permet aussi un lien avec "Malines" de Verlaine et "Michel et Christine" de Rimbaud.
L'énumération de "Larme" : "nuit bleue", "pays noirs", "lacs", "gares", "perches", "colonnades", est de toute évidence un mode de citations de clichés poétiques au vu de sa forme ramassée, et le gallicisme ou présentatif "Ce furent..." mérite aussi une attention en tant que formule banale pour introduire les soudaines visions.
Donc, pour "nuit bleue", on a un écho dans un poème de Banville à proximité du poème citant le nom propre "Oise". Pour "lacs", il faut penser évidemment à Lamartine. Or, le tout début de "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" épingle précisément la poésie des lacs célébrée comme cliché de beauté éternelle par Banville.
Poser comme Lamartine, ça fait le poète selon Banville, et Rimbaud dit "non" dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", et j'insiste sur le fait que le prix du lys persiflé dans les octosyllabes de Rimbaud renvoie à un vers précis de la ballade des regrets pour l'année 1830 que Banville a fortement mise en avant dans les livraisons du Parnasse contemporain. Dans "Larme", il est sensible que Rimbaud revient à la charge et qu'il refuse de boire "Le Lac" de Lamartine comme éternel parangon de beauté.
Le pluriel et le déterminant indéfini, la désignation lacunaire même : "des lacs", tout indique le procès dépréciatif.
Et grâce à "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", nous savons que Banville est impliqué quand Rimbaud unit dans "Larme" les mentions : "Oise", "nuit bleue", "lacs" et "case".
Ajoutons que le vers central du poème "Te j'eusse été mauvaise enseigne d'auberge" fait écho à la posture du poète des Odes funambulesques qui donne de lui une image de pitre déplaisante aux bourgeois se prétendant amateurs de bonne poésie. Il y a toute une logique allusive ironique du poème "Larme" qui devrait commencer à vous sauter aux yeux.
Et Banville avec la publication récente de son traité est à l'évidence la cible des mauvaises rimes, des césures difficiles à cerner et le "e" intérieur au vers non compté pour la mesure "entourée de tendres bois" fait écho comme par hasard à la licence unique que le théoricien sévère censeur s'est permise dans précisément le poème "L'Amour à Paris" avec son "général de l'armée d'Italie". Notons que Rimbaud aurait pu songer à partir du nom "Italie" à varier l'effet : "vies", "accomplies", "vie de", etc. On pourrait aussi avoir "joues", "lues", etc. Il a repris à deux reprises la même configuration de voyelles que Banville "armée d'Italie" dans "Larme" : "entourée de tendres bois", et dans "Fêtes de la faim" : "vallées grises".
Evidemment, un autre plan apparaît. Le poème "Larme" est en vers de onze syllabes, ce qui renvoie à là encore au traité de Banville, mais ce qui suppose aussi cette fois un renvoi à la poétesse Desbordes-Valmore dont Verlaine s'inspire maximalement au même moment dans trois à quatre de ses "Ariettes oubliées". Desbordes-Valmore et Favart sont deux autres sources sérieuses à envisager au poème "Larme", surtout la poétesse douaisienne, poétesse des "larmes" et des "pleurs". Et pour le cas de Banville, nous comprenons qu'il y a un rappel à l'ancienne ambition du poète de publier un recueil de chansons où les règles de la versification seraient moins contraintes. Tel était son propos dans la préface aux Stalactites en 1846.
Je choisis pour l'instant de laisser mûrir ma réflexion sur l'influence de Marceline Desbordes-Valmore au sujet du poème "Larme", mais j'ai besoin tout de même d'énumérer des éléments qui ont leur importance pour la suite sur Musset qui arrive. Desbordes-Valmore fait partie des poètes privilégiant l'expression des pleurs comme charme. Elle est liée à la poésie de Favart et Desbordes-Valmore a précédé Musset selon Alain Chevrier dans le recours au vers de dix syllabes aux deux hémistiches de cinq syllabes.
De mémoire, Favart est cité dans les poésies de Musset, je dois retrouver ce passage. Il est cité en épigraphe ou pour une pièce de Favart, je crois que c'est la comédie avec une fée. Je ne sais plus où cela se trouve. Rappelons que plusieurs poèmes courts de Musset ont été mis en musique, ce qui rapproche Musset de Favart, mais aussi de Béranger et encore de Desbordes-Valmore mise souvent en musique par Pauline Dubchange et d'autres.
Musset est également un célèbre poète des pleurs. On connaît tous la fin de "La Nuit de mai" avec l'image de Pélican et les poèmes si beaux qu'ils sont de "purs sanglots". Dans la lettre à Demeny du 15 mai, Musset est le parfait repoussoir, l'illustration de ce qu'il ne faut pas faire pour être un voyant. Pourtant, Musset était très présent dans les poésies rimbaldiennes de 1870, "Soleil et Chair" ou "Les Reparties de Nina" en particulier.
La mention "lacs" au pluriel invite à penser au poète de "La Nuit de mai" également. Et j'ai déjà fait remarquer que la mention "exhale" de la première des "Ariettes oubliées" venait du poème "C'est moi" qui a servi de source d'inspiration à Verlaine et que Rimbaud reprenait ce verbe valmorien dans le poème "L'Eternité" : "Le devoir s'exhale / Sans qu'on dise enfin !" ce qui confirme l'idée de lire plusieurs poèmes du printemps et de l'été 1872 de Rimbaud en regard des poésies valmoriennes comme des Romances sans paroles de Verlaine, mais depuis des années, je fais remarquer que la forme "se dégage" du poème "L'Eternité" a tout l'air d'une citation du poème "Souvenir" de Musset, sauf que Rimbaud parle du lever du soleil, et Musset de l'élévation de la Lune dans le ciel. Le poème "Souvenir" n'est pas une pièce quelconque dans la production de Musset, mais c'est aussi une variation sur le genre du "Lac" lamartinien. Et je ne serais pas surpris que ce poème soit ciblé par "Larme". Le premier hémistiche parle du désir de larmes : "J'espérais bien pleurer [...]". Il s'agit de revoir un lieu passé chargé de souvenirs douloureux dans l'esprit du "Lac" de Lamartine. Dès le premier quatrain, nous savons qu'il s'agit d'un lieu perçu comme une "chère tombe". Et Musset offre une autre prise intéressante. Il y a un nombre conséquent de poèmes de Musset mentionnant la bruyère ou les bruyères, et "Souvenir" en fait partie :
Les voilà, ces coteaux, ces bruyères fleuries,
[...]
Dans "Larme", le poète se décrit "accroupi" ou "à genoux" selon les versions, et dans "Souvenir" l'agenouillement emblématique est rejeté, mais dans le même mouvement convoqué comme cliché :
Que celui-là se livre à des plaintes amères,
Qui s'agenouille et prie au tombeau d'un ami,
Tout respire en ces lieux ;; les fleurs des cimetières
                 Ne poussent point ici.
Musset déclare que cet endroit n'est tout de même pas rempli par la mort et cela me suggère une réflexion au sujet de "Larme" où il n'est jamais question d'un être manquant parce que mort, comme dans Lamartine ou Desbordes-Valmore, mais de multiples vies absentes (pour faire un clin d'oeil à "Prends-y garde, ô ma vie absente !") avec le vers de lancement : "Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,..."
J'ai du coup en réponse auyx sables vierges sur lesquels se perdait l'eau des bois envie de citer cette suite à la mention des "bruyères fleuries" :
Les voilà, ces coteaux, ces bruyères fleuries,
Et ces pas argentins sur le sable muet,
Ces sentiers amoureux, remplis de causeries,
           Où son bras m'enlaçait.
D'autres passages seraient à citer, soit sur les oiseaux et les buissons, soit sur la larme comme manifestation d'un regret : "Je ne viens point jeter un regret inutile [...]".
Pour rappel, en mai 1873, Rimbaud écrit ironiquement "Ô nature, ô ma mère" en contexte obscène dans une lettre à Delahaye. Ce syntagme vient soit directement des Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau, soit du poème "Souvenir" de Musset qui serait la première référence à laquelle songerait Rimbaud.
Voici la strophe du dégagement lunaire que je rapproche d'un quatrain admirable de "L'Eternité" :
Voyez ! la lune monte à travers ces ombrages.
Ton regard tremble encor, belle reine des nuits,
Mais du sombre horizon déjà tu te dégages,
        Et tu t'épanouis.
Dans le poème "L'Eternité", Rimbaud ne chasse pas les ombres de la nuit avec la Lune, mais avec un lever de soleil ! Je n'ai jamais compris pourquoi certains commentaires parlent de couchant vu le mouvement ascensionnel évident qui concerne l'ensemble du poème "L'Eternité" ("nuit si nulle" qui s'avoue face au "jour en feu", etc.) :
Des humains suffrages,
Des communs élans,
Là tu te dégages
Et voles selon.

Puisque de vous seules,
Braises de satin,
Le Devoir s'exhale
Sans qu'on dise : enfin.
Notez le parallélisme ! Les verbes "dégages" et "s'exhale" se répondent d'un quatrain à l'autre, avant-dernier mot à la rime de chaque quatrain, écho de la voyelle à la rime [a], deux formes verbales conjuguées à l'indicatif présent, le premier verbe cite "Souvenir" de Musset, le deuxième cite "C'est moi" de Desbordes-Valmore et par la même occasion la première des "Ariettes oubliées" de Verlaine.
Evidemment, il y a d'autres poèmes de Musset que nous pouvons songer à rapprocher de "Larme" de Rimbaud. Je n'ai pas la mémoire de tous à l'instant, mais deux références prédominent au moins, d'un côté "La Nuit d'octobre" et de l'autre "Le Saule". J'ai quelques autres idées en têtes, mais ces deux poèmes-là en particulier sont intéressants à rapprocher, j'y reviendrai.
Et j'ai aussi en réserve un retour sur l'influence de Musset sur l'une des "Ariettes oubliées".
Et en fait, non seulement il est question de bruyères dans "Le Saule" et "La Nuit d'octobre", mais il y a aussi l'idée du pêcheur d'or dans les profondeurs de la rivière.

Maintenant, j'ai envie de faire un petit point sur "Voyelles". Depuis longtemps, je me demande pourquoi Rimbaud a autant insisté sur la rime "anges" et "étranges" dans le dernier tercet de "Voyelles" et le dernier quatrain des "Mains de Jeanne-Marie". Pourquoi cette rime-là lui paraît-elle si importante ? Elle renverrait à une source ?
Vu que "Les Mains de Jeanne-Marie" parodie avant tout "Etudes de mains" de Théophile Gautier et épîngle les propos anticommunards de Gautier dans ses Tableaux du siège, la "madone" de Strasbourg est évoquée par les madones des "Mains de Jeanne-Marie", vu que tout le début des "Mains de Jeanne-Marie" affilie Gautier à Musset avec la mention "Juana", avec les contrastes du pâle et du foncé qui rappelle les "chansons" andalouses et autres du jeune Musset, vu que le néologisme "vibrements" de Gautier est déployé dans "Voyelles", je me suis dit que, malgré tout, Rimbaud pouvait avoir lu plus attentivement les poésies de Nerval qu'il n'y paraît.
Oui, il y a un petit lot de poèmes de Gérard de Nerval qui sont magnifiques : "Les Allées du Luxembourg", "Il est un air pour qui je donnerais", "Le Relais", "El Desdichado" et quelques autres. J'avoue toutefois avoir une tendance à sélectionner ceux qui m'enchantent bien que l'ensemble ne soit pas bien conséquent. Mais le problème que pose Nerval c'est qu'il était considéré comme un écrivain tout à fait mineur au dix-neuvième siècle, sa reconnaissance date du vingtième siècle avec influence de Proust notamment. "Aurélia" n'est pas du tout le titre important que l'on s'imagine.
Rimbaud ne le cite pas, et j'aimerais avoir des mises au point sur Hugo, Banville, Sainte-Beuve et d'autres citant Nerval comme poète et écrivain.
Le poème "Le Relais" me fait fortement songer par son dynamisme à "Walcourt" de Verlaine, mais c'est une impression suggestive d'ensemble que je ne peux pas imposer. Nerval l'a dit lui-même, il n'a que tardivement travaillé la musicalité de ses poèmes inspirés de Ronsard et des chansons. Le poème "Les Allées du Luxembourg" reste un prodige rythmique isolé dans son oeuvre.
Or, deux petits détails m'attirent. Nerval a publié dans deux oeuvres différentes si je ne m'abuse, le poème de plusieurs sonnets enchaînés "Le Christ aux oliviers", procédé que reprendra Verlaine dans Sagesse et sur un sujet christique de surcroît, et une version se trouve dans Les Chimères. En effet, le pluriel des "mondes" dans le dernier tercet de "Voyelles" rend naturel de chercher à se remémorer les poèmes qui utilisent ce pluriel ramassé d'allure métaphysique, et c'est le cas dans le deuxième sonnet du "Christ au oliviers", il y a même un effet de bouclage du premier au dernier vers : "Il reprit : Tout est mort ! J'ai parcouru les mondes ;" et " Spirale, engloutissant les mondes et les jours." Je précise que dans ce poème Nerval s'inspire d'un célèbre écrit en prose de l'écrivain allemand nommé "Jean-Paul", une vision du Christ après la mort, texte connu aussi en France puisque faisant partie des exemples de poésie allemande traduites et offertes par madame de Staël dans son essai De l'Allemagne.
Cela semblera plus aléatoire, mais tant qu'on y est, citons aussi "Artémis" avec dans les tercets une "Rose au coeur violet" et des "yeux" soulignés dans le dernier vers. Le vers est frappant : "- La sainte de l'abîme est plus sainte à mes yeux !" avec une forte allure blasphématoire que partage quelque peu le dernier vers de "Voyelles" qui nie Dieu pour une divinité vénusienne : "- Ô l'Oméga, rayon violet de SES Yeux !" Pour l'emploi final du tiret on pourrait d'ailleurs faire retour sur le poème "Le Christ aux oliviers".
Mais il y a un truc bizarre, j'ai lu plusieurs poèmes de Nerval dans une édition de poche, et il m'a semblé relever la rime "étrange"::"ange", également.
Boah ! ce n'est pas grave, je referai une mise au point ultérieurement.
Ah si, 01/10, j'édite cet article pour préciser que j'ai la rime à la fin du poème "Sérénade" inspiré de Uhland.

***

A part ça, le mec ovationné par le gouvernement canadien, quand il est dans son fauteuil roulant, il ne vous rappelle pas un personnage d'un film de Kubrick ?
Je vous conseille d'aller de temps en temps consulter les photographies de soldats mises en ligne par le président ukrainien sur son compte Twitter, il y a quelques photographies avec des insignes surprenants. Et là, le journal The Sun a mis en ligne une vidéo de soldats ukrainiens où sur la manche on identifie le badge d'appartenance à Daesh. Je vous conseille l'arrêt sur image vers neuf ou dix secondes du gars qui lève sa main, vous regardez son buste, vous regardez sa manche, c'est très rapide pour celle-ci vu qu'il lève le bras.





























samedi 23 septembre 2023

"Larme", ne dois-tu pas connaître un peu ta botanique ?

Les relations de découvertes géniales se sont succédé ces derniers jours sur ce blog. Quelle magie de découvrir que la première des "Ariettes oubliées" est une démarcation de très près de la romance "C'est moi". Avec quel plaisir amusé on découvre que les deuxième, troisième et quatrième ariettes s'inspirent de poèmes très précis de Marceline Desbordes-Valmore. Quelle sensation saisissante, belle et enivrante de se dire que quand même "Larme" s'inspire des deux poèmes en vers de onze syllabes de la poétesse douaisienne, et d'autres encore. Quel plaisir de découvrir que la notice de Paul Verlaine dans ses Poètes maudits portant sur Marceline Desbordes-Valmore offre des clefs pour lire les poésies en vers déréglés de Rimbaud au printemps et à l'été 1872. Quel champ de puissance se découvre devant nous à envisager la note de la poétesse dans "Comédie de la soif", les quatre "Fêtes de la patience", puis dans "Juillet", etc. Quel vertige de cerner que deux des Odes funambulesques "L'Amour à Paris" et "La Ville enchantée" sont deux sources clefs au poème "Larme" ! Quel saisissement de se dire que l'emploi du mot "colocase" repris à la quatrième bucolique de Virgile n'est pas un renvoi anodin, mais un renvoi au poème latin le plus commenté du monde chrétien pour des raisons de propagande idéologique évidente. Quelle fascination de tomber sur le discours imagé de Baudelaire à propos de la poétesse, quand on constate à quel point il fait écho au récit imagé de "Larme" ! Quelle fascinante comparaison engagée entre "Larme" et "Ma Bohême" ! Quel bouleversant constat de réponse à Banville avec le "e" languissant dans "entourée de tendres bois", avec le jeu sur les rimes et sur les césures.
Oui, les rimbaldiens ou les amateurs fins gourmets attendent de moi que j'explique tout clairement en un paragraphe, j'ai l'air de me contenter d'accrocher des renvois allusifs vagues à d'autres textes.
Et puis, il y a ce "tendre bois de noisetiers" et ces "perches" qui continuent de paraître deux insolubles énigmes.
J'entends développer ici une autre idée d'approche.
Les noisetiers poussent sur des zones de clairière, pas au centre des forêts, car ils ont besoin de lumière, et leur bois souple et résistant sert à créer des outils. Les perches en font précisément partie. Mais, les branches ont des points dits pubescents, et du coup je songe à l'extrait étonnant des "Poètes de sept ans". C'est un poème en vers, mais pas en strophes, les vers riment deux par deux, et pourtant il y a un découpage en séquences grâce à des sauts de ligne qui laissent des blancs comme une distribution en paragraphes en quelque sorte. Or, on a une séquence où Rimbaud qui ne recule pas devant les répétitions de mots clefs oppose le refus des "blafards" dimanches à son amour pour "la praire amoureuse", il en appelle aux "pubescences d'or", et on a sur quelques vers plusieurs rejets de compléments du nom, notamment des deux adjectifs à suffixe identique : "Lumineuses" et "amoureuse" ("houles / Lumineuses" et "prairie + amoureuse"). C'est pour moi un axe important de compréhension du poème "Larme".
Je ne développe pas pour l'instant : vous êtes intelligents ou vous ne l'êtes pas.

Dans les prochaines semaines, je vais revenir sur certaines mises au point en ce qui concerne la versification. Je suis en train de me procurer des ouvrages capitaux auxquels je n'ai plus accès depuis des années, et une fois que je les aurai je pourrai enfin dire clairement ce qui ne va pas chez mes prédécesseurs.
Je vais aussi profiter du programme du bac de français 2024 pour faire de très sensibles mises au point et sur la "légende du Recueil Demeny", et aussi sur la fausseté des rimbaldiens universitaires. Je vais faire dans le cruel, je vais montrer qu'ils ne lisent rien, et que publier des articles sur Rimbaud tourne pas mal à la vanité tant on a aucun public. Moi, je vais aller à l'essentiel, je vais montrer l'imposture... Peu importe que ma voix soit étouffée, le peu de gens que je touche c'est déjà un gain essentiel, et puis tous ces rimbaldiens qui savent ce que je pense d'eux ils vivent mal leur mauvaise foi et leur médiocrité, n'en doutez pas un instant.
Bien sûr, autre projet bien cruel, je vais citer les analyses verlainiennes des "Ariettes oubliées" et puis mettre ça en tension avec les sources du côté de Desbordes-Valmore, ça va être édifiant.
Moi, le livre d'hommages à Yann Frémy, je suis, et tout rimbaldiennement, fier de ne pas participer à cette farce.
Il y a un moment où il faut regarder la vérité en face.

jeudi 21 septembre 2023

"Larme", ce que dit Baudelaire sur les poésies de Desbordes-Valmore !

Continuons de progresser dans l'inspection des sources au poème "Larme". Pour l'instant, nous avons deux grands chantiers d'influences avec Marceline Desbordes-Valmore et Théodore de Banville. Je n'ai pas cité les vers des Odes funambulesques "L'Amour à Paris" et "La Ville enchantée", mais je vous ai tout de même posé les bases. Je vous ai également conseillé de lire "Ma Bohême", sonnet rimbaldien de 1870, comme comparable à "Larme". Le sonnet "Ma Bohême" a été écrit sous l'influence des lectures de Banville et notamment des Odes funambulesques avec en fait exprès des reprises de rimes et une démarcation dans les tercets d'un sizain précis du "Saut du tremplin". Il y a bien sûr une comparaison à faire sur l'isolement du poète qui se retire du monde, dans un cas il se dénude même, et il y a aussi un parallèle intéressant entre la goutte de rosée au front qui est comme un vin de vigueur et la déception de la liqueur d'or.
Une troisième influence apparaît avec la colocase de Virgile, et on sent qu'une lecture plus poussée de L'Histoire naturelle de Pline pourrait être utile. Il existe une traduction de Littré que Rimbaud a pu lire et qui a été rééditée en 2016, mais c'est un investissement de plus de 90 euros. Il faut donc que je voie ce que je peux en lire sur le net. Je serais enseignant à l'université, vous imaginez le travail qui serait déjà accompli ? Non, je ne me fais pas un compliment, je tacle les universitaires. Ils sont nuls !
J'en reviens maintenant aux poésies de Marceline Desbordes-Valmore. Fort heureusement, nous pouvons lire la plupart des recueils tels qu'ils furent publiés sur Wikisource. Il y a l'intérêt de consulter l'ensemble des poésies de l'artiste douaisienne, il y a aussi l'intérêt de consulter la conception des recueils avec des rééditions de recueils ou des rééditions de poésies choisies distincts des recueils originaux attribués à l'autrice. Il y a l'intérêt de lire aussi les préfaces et interventions d'autres auteurs. Il y a une réponse en poème de Lamartine intégrée dans le recueil Les Pleurs. Il y a la préface d'Alexandre Dumas au même recueil Les Pleurs. Il y a enfin en tête d'une réédition en 1860 une préface d'environ dix pages de Sainte-Beuve où le mot "tendre" est répété à satiété, même si personne n'en voudra pour expliquer "tendres bois de noisetiers". Cette préface de Sainte-Beuve a aussi une importante lourdeur dans la mise en avant de la pensée catholique des poésies valmoriennes. Cette dimension est présente et importante, mais on passe de la finesse de la poétesse à un militantisme idéologique un peu à côté de la plaque. Evidemment, il faut encore lire l'article de Sainte-Beuve dans la Revue des deux Mondes vers 1834 et sans doute d'autres plus tardifs. Quant à la préface d'Alexandre Dumas, elle est reprise aussi dans le volume de 1860, mais rebaptisée "Note". Bien que la préface du mousquetaire soit de commande et ne respire pas une connaissance réelle des poésies valmoriennes, il ne faut pas perdre de vue que toute la première partie de la préface est un exercice personnel de théorie sur la vibration poétique romantique de la part de Dumas, donc ce n'est pas négligeable. Il ne faut pas renoncer à la lire parce que le romancier brode de l'apparent hors-sujet par rapport à la poétesse. Il faut bien comprendre que Rimbaud va tenir compte de la perception qu'ont ses contemporains de la poétesse et plus précisément de ce qu'est l'expression poétique. Il faut tout évaluer. D'ailleurs, on remarque à l'heure actuelle que nous sommes à une époque de remise en avant de femmes écrivains du passé. George Sand et Marceline Desbordes-Valmore connaissent un regain d'intérêt, leurs ouvrages au format poche sont plus édités qu'il y a quelques années, me semble-t-il. Pour Desbordes-Valmore, cela reste pourtant assez timoré. On a droit à de minces fascicules d'anthologies d'une trentaine de poèmes et un seul recueil est publié en Garnier-Flammarion, le recueil Les Pleurs, qui paradoxalement est celui qui a le moins retenu l'attention de Rimbaud comme de Verlaine. Il faudrait rééditer Bouquets et prières, et bien sûr les Poésies inédites dont Verlaine a bien précisé que c'était le meilleur et plus intéressant. Le volume de 1830 a son importance également, ne serait-ce que par la présence de la romance "C'est moi". Aujourd'hui encore, il n'y a aucune volonté de faire attention à l'importance qu'a eue Desbordes-Valmore pour Baudelaire, Rimbaud, Verlaine et Aragon, et encore Sainte-Beuve, Barbey d'Aurevilly et quelques autres.
Dans sa célèbre lettre du 15 mai 1871 à Demeny, Rimbaud n'a pas cité la poétesse, mais il a parlé de femmes qui libérées de leur condition deviendraient poètes et Rimbaud parle alors de mondes d'idées des femmes à comprendre, mais distinct des hommes. Il s'agit d'une façon de penser non misogyne bien sûr, mais d'une façon typique de penser de son époque. Baudelaire, Verlaine et Sainte-Beuve, mais pas forcément Dumas, font une recension valorisante des poésies de Desbordes-Valmore, mais sur un mode foncièrement misogyne, un fond rentré puisqu'acceptation il y a, mais on sent l'effort de concession et surtout il y a un clivage mis en place. Desbordes-Valmore réussit en poésie parce qu'elle est naturelle dans son abandon au principe émouvant de l'éternel féminin. Il n'y a d'ailleurs ni au XIXe ni de nos jours aucune étude pour voir d'où vient le génie de la poétesse. Elle était actrice et jouait parfois un rôle dans Britannicus de Racine, il y a des vers imités de Phèdre dans ses poésies, et les développements lyriques des sentiments portent souvent l'empreinte des vers de tragédie d'un Racine. L'influence d'une poésie plus populaire avec Béranger ou Favart n'est pas envisagée. Le fait que Desbordes-Valmore ait publié son premier recueil avant Lamartine n'a pas incité les critiques à mieux évaluer l'héritage de la poésie du dix-huitième siècle. Plein d'analyses ne sont pas faites. Même aujourd'hui, on se contente de dire que comme elle était femme elle était sous-évaluée, mais ce n'est pas de l'analyse. Rimbaud fait donc en non misogyne un parallèle clivant parce qu'inévitablement il ne lisait que la structure mise en place par Sainte-Beuve et Baudelaire. En même temps, il n'a pas tort non plus, puisqu'il y a des différences à envisager entre le monde des idées des femmes et des hommes, le wokisme a tort de nier cette réalité, mais en fait cette différence ne se prouve pas avec un clivage. Les différences des mondes d'idées sont forcément de l'ordre des tendances. Prenons l'exemple un peu pourri de ce que font Baudelaire, Sainte-Beuve et Verlaine : ça n'a aucun sens. Ils font un classement de Desbordes-Valmore et Sand parmi les femmes, mais il y avait des centaines de millions de femmes et d'hommes sur Terre au dix-neuvième siècle, et des dizaines de millions rien qu'en France. Cela n'a strictement aucun sens de considérer que les femmes sont moins douées parce qu'il y a dix, vingt ou trente hommes qui auraient été de plus grands poètes en France que Desbordes-Valmore au dix-neuvième siècle. La trente-et-unième place, et a fortiori la onzième, ça ne permet pas de parler de clivage de but en blanc. On n'est pas dans des champs d'opposition des sexes clairement observables et opposables. Ce qu'on peut dégager, c'est des tendances comportementales, des tendances créatrices, pas des vérités absolues.
J'en viens enfin à la notice de Baudelaire. N'ayant pas mes éditions de Baudelaire sous la main, j'ai profité de la citation dans le dossier de l'édition en Garnier-Flammarion du recueil Les Pleurs.  Le texte est assez retors et participe de l'aveu, puisque d'emblée Baudelaire déclare que son admiration est contradictoire avec ses principes. Il fait de son goût pour Desbordes-Valmore un péché mignon, et sur cette contradiction il bâtit une lecture valorisant la manifestation de l'essence d'être femme et même d'être mère en poésie. Mais comme je cherche à travers les discours sur la poétesse, des éléments qui auraient pu inspirer Rimbaud pour son poème, il me faut citer la toute fin du développement fait par Baudelaire, et je trouve ça plutôt éloquent. Baudelaire parle de sa lecture comme d'une promenade dans un jardin de fleurs qui représentent "les abondantes expressions du sentiment", parmi des étangs miroirs inversés des cieux, et Baudelaire parle à ce sujet de la "résignation" de la poétesse et d'un univers ici-bas plein de "souvenirs" du monde d'en-haut. J'ai déjà insisté sur le fait que Desbordes-Valmore emploie souvent la rime "souvenir" / "avenir" en soutenant l'idée que les "souvenirs" permettent d'éclairer "l'avenir". Il y a toute une poétique de la mémoire réactivée qui devient créatrice dans les poésies de Desbordes-Valmore. Baudelaire cite à dessein le mot "souvenirs" par conséquent. Mais soudainement Baudelaire élargit la perspective et son article se termine par une véritable fresque :
[...] Des allées sinueuses et ombragées aboutissent à des horizons subits. Ainsi la pensée du poète, après avoir suivi de capricieux méandres, débouche sur les vastes perspectives du passé ou de l'avenir ; mais ces ciels sont trop vastes pour être généralement purs, et la température du climat trop chaude pour n'y pas amasser des orages. Le promeneur, en contemplant ces étendues voilées de deuil, sent monter à ses yeux les pleurs de l'hystérie, hysterical tears. Les fleurs se penchent vaincues, et les oiseaux ne parlent qu'à voix basse. Après un éclair précurseur, un coup de tonnerre a retenti : c'est l'explosion lyrique ; enfin un déluge inévitable de larmes rend à toutes ces choses, prostrées, souffrantes et découragées, la fraîcheur et la solidité d'une nouvelle jeunesse !
Difficile de ne pas songer à "Larme", plus encore qu'à un quelconque poème de Desbordes-Valmore, en lisant ces lignes !

dimanche 17 septembre 2023

Après Desbordes-Valmore et malgré la touche de Virgile, Banville toujours ! Les sources d'une Larme...

Réputé hermétique et mystérieux, comme tous les poèmes en vers déréglés du printemps et de l'été 1872, le poème "Larme" a souffert d'un esprit de dénégation quant à ses sources les plus sensibles.
Le cas le plus flagrant concerne la non-analyse du nom "colocase", et la mise au point de Paul Claes en 2006 vaut le détour. Il s'agit d'un emprunt à la quatrième bucolique de Virgile, poème latin le plus commenté au monde, car vicieusement raccordé à l'idée d'une annonciation du Christ par un païen, et le mot a été abusivement lu dans son sens actuel de plante tropicale au détriment de l'évident renvoi savant à la culture littéraire la plus classique.
Paul Claes a malheureusement privilégié le sens du mot "colocase" au détriment de ce que la source virgilienne pouvait nous dire. Il a tout de même fait sentir que derrière Virgile Rimbaud a lu d'autres emplois du mot latin "colocasia" et il a notamment tiré parti de la lecture de Pline où il a appris que la plante nénuphar pouvait servir de gourde.
Cette source permet de recentrer la lecture sur l'implicite de l'attitude antichristique du poète voyant.
L'autre source qui a été ignorée, c'est la poésie de Marceline Desbordes-Valmore. Le vers de onze syllabes a existé sous la plume de Ronsard, mais à de brèves occasions. Dans son traité, qui venait d'être publié, Banville crée un exemple de son cru d'un morceau poétique en vers de onze syllabes avec la césure adoptée par Desbordes-Valmore, morceau qu'il ne fait même pas figurer dans ses recueils. Pourquoi faire l'impasse et sur les exemples déjà anciens de Ronsard et sur ceux tout récents de Desbordes-Valmore ? Et on peut même se demander si d'autres que Desbordes-Valmore, Banville, Rimbaud ou Verlaine ont employé le vers de onze syllabes au dix-neuvième siècle, et du moins avant 1872. Verlaine et Rimbaud utilisent la longueur de onze syllabes pour un vers le même mois, et le poème de Verlaine fait clairement allusion à la poésie valmorienne. Desbordes-Valmore est une passerelle importante vers les ariettes de Favart qui plus est. Et sous prétexte de dérangement de la césure, on s'interdit d'aller étudier de près les poésies et les larmes de la poétesse douaisienne.
Tout ça va changer. Les rimbaldiens vont être obligés de bidouiller comme à leur habitude une récupération en évitant au maximum de mettre mon nom en avant, comme si ma découverte n'allait pas devoir s'anonymiser et finir par ne servir que la connaissance meilleure de Rimbaud, sauf que pour un rimbaldien, et ceux qui publient, leurs écrits et leur reconnaissance professionnelle est de loin plus importante que la connaissance et le goût de la poésie rimbaldienne, mais après un prolongement maximal de l'obscurantisme rimbaldien au moyen de puissants médias à leur service, ils passeront à table et acteront les découvertes décisives, et plein de malins liront les notes et feront entrer cela dans les évidences qu'ils ont toujours senties et sur lesquelles ils n'ont jamais eu à réfléchir.
Enfin, bref ! Banville a été cité, et il est en effet une cible essentielle du poème pour plusieurs raisons. Notez qu'il est déjà impliqué pour le vers de onze syllabes. C'est parce que Banville a parlé de cette mesure rare dans son traité et de son refus d'en créer de nouvelles que Verlaine et Rimbaud se sont inspirés de la poétesse qui en avait fait usage dans son recueil posthume de 1860. C'est bien évidemment à cause du traité de Banville que les Romances sans paroles contiennent des vers de onze syllabes et deux types de vers de neuf syllabes, puis que Cellulairement contient des vers de treize syllabes et qu'enfin Verlaine fera quelques derniers essais (quatorze ou dix-sept syllabes). C'est parce que Banville a mal analysé le vers de neuf syllabes employé tout traditionnellement pourtant par Eugène Scribe, le même qui est lié au titre de vaudeville "Michel et Christine", que Verlaine a produit l'ennéasyllabe de chanson classique à césure après la troisième syllabe avec des audaces métriques, et c'est à cause du modèle de fantaisie de Banville d'ennéasyllabe à césure après la cinquième syllabe que Charles Cros avec "Chant éthiopien" et Verlaine avec "L'Art poétique" (poème probablement de mai-juin 1872 ou plus précoce encore), puis "Bruxelles, Chevaux de bois" ont créé la formule inverse plus apte à jouer de la confusion avec le décasyllabe littéraire traditionnel. Et c'est bien sûr à cause du traité de Banville que Rimbaud n'a pas pratiqué la césure de Desbordes-Valmore dans ses poèmes en vers de onze syllabes.
Mais ça ne s'arrête pas là. C'est aussi à cause du traité de Banville et de son insistance sur la rime que Verlaine et Rimbaud vont créer des poèmes qui riment mal. Jacques Bienvenu a développé ce sujet avec une certaine évidence qui bizarrement n'a pas eu de suite. Verlaine le fait dans la troisième ariette en s'appuyant sur la structure des quatrains dans un poème de Desbordes-Valmore et dans la sixième ariette Verlaine part d'un jeu ancien de Banville dans ses Stalactites où tout au long d'un poème au lieu de rimer il accouplait en distiques une terminaison masculine avec sa correspondante féminine, ce qui permet de se demander si Banville n'était pas schizophrène. C'est le même problème qu'avec son invention d'une césure pour le vers de neuf syllabes, alors qu'il a soutenu qu'il ne fallait pas inventer de nouveaux mètres sous prétexte qu'on avait d'emblée sélectionné les seules formules valables.
Le poème "Larme" est écrit à l'intention de Banville et son problème de césure comme son problème de rimes appelle une lecture réactive de Banville. On peut noter au passage que le poème "Tête de faune" cible déjà Banville au-delà de Glatigny et que "Tête de faune" est en trois quatrains comme "Larme" est en quatre quatrains.
Dans sa préface aux Stalactites, Banville annonçait un projet de recueil de chansons avec des règles plus souples. Rimbaud et Verlaine reprennent le projet où Banville l'a laissé et partent sur des réappropriations de la poésie plus populaire et chansonnière d'un Favart ou d'une Marceline Desbordes-Valmore.
Banville est aimé d'un côté, mais il est traité en "has been" de l'autre avec ce qu'il a pu écrire dans son traité mais aussi sa première contribution au second Parnasse contemporain de 1869, la "Ballade de ses regrets pour l'an 1830" où il dénigre son époque en se limitant à considérer qu'aucun poète n'a la gloire d'un Hugo ou d'un Lamartine, car c'est ce qui se lit avec évidence entre les lignes, et les propos maladroits de Banville l'enferment dans la catégorie du bourgeois qui s'il se satisfait de marqueurs sociaux ne sait pas apprécier la magie du réel autour de lui. Quand on est une intelligence de première force et qu'on lit des inepties telles que Le Livre des esprits d'Allan Kardec de 1858, livre consacré aux tables tournantes, on demande des comptes et si sous pseudonyme Allan Kardec soutient que les esprits invoqués ont composé quelques poèmes parmi les plus beaux du monde, on s'étonne qu'aucun échantillon ne soit mis en exergue. C'est pour ça que même si Rimbaud semble s'être intéressé à Swedenborg, en tout cas il n'a certainement pas pris au sérieux Allan Kardec. Le cas de Banville est plus problématique, puisqu'il est un assez bon poète et puisqu'il respectait les règles de la césures tout en soupçonnant que Victor Hugo et d'autres avaient apporté des libertés et que cela pouvait laisser entendre que d'autres restaient à conquérir. Pourtant, le discours obtus dominait dans le traité publié en 1871 et surtout dans cette ballade qui prétend opposer la qualité de la société de 1830 à la société de 1869 Banville ne se rend même pas compte qu'il ne cite pas le tout venant de 1830 mais se réfugie derrière des noms qui ont eu une gloire littéraire publique, dont seuls trois sont considérés comme réellement grands pour des siècles. C'est dans cette ballade que Banville parle du prix du lys, ce à quoi Rimbaud fait clairement écho dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs". Et "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" peut nous conduire à "Larme". Rimbaud y parle des "Oises extravagantes" au lieu de "gant / extravagants" banvilliens. Rimbaud cite plusieurs rimes des Odes funambulesques et notamment de poèmes des deux premières sections du recueil de 1857. Et en évaluant la distance prise on peut comprendre le retournement qui s'est opéré avec les poèmes en vers du printemps et de l'été 1872. Dans ses Odes funambulesques, Banville se moque d'un certain académisme, d'un public bourgeois qui se réfugie dans les valeurs scolaires établies des classiques, un public bourgeois qui ne vient pas découvrir mais reconnaître (ah ! c'est le morceau que tu joues chez toi au piano dit un bourgeois à sa femme ou sa fille dans un théâtre au public bruyant et distrait), mais Banville se frotte aux mondanités parisiennes, il en jouit en bohème tout en faisant la satire des riches. Le recueil s'ouvre sur un Plutus qui sympathise avec Lazare, pas le Lazare ressuscité de l'évangile selon Saint Jean, mais le vrai Lazare de la parabole du mauvais riche que le supposé "saint Jean" a complètement déformé. Le poète est continuellement présenté comme un saltimbanque, et face au sérieux de l'art classique Banville revendique son art de pitre. C'est bien ce qu'il écrit dans ses vers. Et il parle de perle à puiser ou qui se perd à quelques reprises comme il parle de boire la production poétique, ou de boire les larmes qui font des ruisseaux, mais j'y reviendrai.
J'avance pas à pas. J'ai annoncé que les mots rares de "Larme" devaient servir d'indices culturels permettant notamment de mieux cerner les références, les sources et les implications du poème. C'est le cas de la colocase qui vient de Virgile et de la culture latine. C'est le cas du nom "Oise". Le poème "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" confirme que l'origine est banvillienne. Banville semblait très bien connaissaître les vers de Boileau qu'il cite à plusieurs reprises en tout cas et dans sa deuxième épître Boileau oppose Paris à des gens du bord de l'Oise, il s'agit d'une opposition culturelle à Paris. Que Banville se soit ou non inspiré de Boileau, ce qui me semble impossible à soutenir et démontrer, en tout cas, dans "L'Amour à Paris", poème des Odes funambulesques, l'Oise est citée comme un lointain exotique par rapport à Paris, et Rimbaud a repris l'idée en la mixant à d'autres éléments qui viennent des poésies de Marceline Desbordes-Valmore. Et ce qui est également remarquable, c'est que le même poème "L'Amour à Paris" offre l'exemple d'une licence métrique extraordinaire : "général de l'armée d'Italie". Banville enferme la licence dans un discours rapporté, commentaire qui a déjà été fait par Antoine Fongaro, pour la rendre pardonnable. Banville a osé cette licence avant Rimbaud et ce qui pouvait se concevoir à l'ère de Ronsard ou de Clément Marot était depuis des siècles inimaginable. Jamais un "e" ne devient à lui tout seul une des syllabes constitutives d'un vers dans les poèmes de Corneille, Racine, Boileau, Voltaire, Chénier, Hugo, Lamartine, Baudelaire, Verlaine et d'autres. Ce que n'a pas compris Fongaro, c'est que Rimbaud en pratiquant la licence citait précisément ce vers de Banville et s'adressait à Banville. Ce que Fongaro n'a pas relevé, quoique je doive vérifier, c'est le couplage "Oise" et "armée d'Italie" dans le poème "L'Amour à Paris" de Banville qui a sa correspondance "entourée de tendres bois" et "jeune Oise" dans le poème "Larme" de Rimbaud. Dérèglement de la césure qu'elle soit présente finalement ou non, défaut des rimes dont certaines correspondances de terminaisons masculines et terminaisons féminines, effet prosodique proscrit dans "entourée de tendres bois", Rimbaud cite trois points sur lesquels Banville a dévié bien que dans son traité il ordonne de s'interdire de telles libertés.
Et je parlais de la figure du pitre, mais au milieu quasi du poème "Larme", au premier vers du troisième des quatre quatrains, Rimbaud écrit : "Tel, j'eusse été mauvaise enseigne d'auberge." Une variante plus désinvolte va voir ensuite le jour : "Effet mauvais pour une enseigne d'auberge." Notez au passage que ce vers clef faussement réprobateur adopte la régularité métrique attendue du premier vers, la césure après la quatrième syllabe y est sensible avec l'adjectif qui passe d'un hémistiche à l'autre, signe qu'il y a une pensée de l'enjambement. Rimbaud s'identifie au saltimbanque banvillien, et d'ailleurs il n'est pas impertinent de rapprocher "Larme" de "Ma Bohême", mais il s'écarte du modèle sur certains aspects. Le saltimbanque de Banville vit à Paris et cherche la compagnie d'un riche sympathique. Le passage sur l'Oise est pour partie cité en tant que repoussoir. Rimbaud inverse cette logique, il a choisi l'Oise et il choisit de s'éloigner. J'ai déjà oublié les vers de Banville que je devais citer ici, mais en gros Banville rêve d'une "Ville enchantée" et Rimbaud veut faire la publicité de son coin reculé où il s'est isolé du monde. On peut lire la "Comédie de la soif" des comédies mondaines que sont les productions satiriques des Odes funambulesques. Or, Banville l'a dit en toutes lettres, il joue sur l'idée que le poète vit sa réalité en la confondant avec son rêve d'idéal. Cette idée de perméabilité justifie les transformations. Le théâtre et celui plus populaire avec des "changements à vue" permettent une évasion que le public bourgeois en étalant ses préoccupations triviales au lieu de se laisser entraîner par le spectacle. Rimbaud déplace les lignes, Banville parle de l'ivresse du vin et des plaisirs dans un cadre mondain bien pensé, mais notre génie ardennais se révolte. Les poèmes sur la Nature existent chez Banville, mais il est clair que le changement du ciel à cause de l'orage devient un prétexte à rejouer la "ville enchantée" de Banville différemment et en exprimant un refus de croire à la fantasmagorie. Le glissement à la poésie de Desbordes-Valmore est possible grâce aux métaphores de l'ivresse, des rayons de lumière et des larmes à boire, mais Rimbaud s'oppose aussi à la soumission chrétienne de la poétesse et à son exercice de la charité, car son admiration ne va pas sans insubordination, et Rimbaud rejette l'embourgeoisement latent des satires banvilliennes. Lui ne sera pas le saltimbanque qui séduit comme Banville, il ne fusionne pas avec le discours idéalisé de la poétesse, il inscrit une idée de rupture et d'échec par conséquent de la fantasmagorie poétique : "Tel, j'eusse été mauvaise enseigne d'auberge" et "Dire que je n'ai pas eu souci de boire." La poésie va faire ses preuves en avouant son insatisfaction fondamentale.
Et si je cite "La Ville enchantée", il faut savoir que le poème contient l'expression "nuit bleue", qu'il évoque des "colonnes" et quand je disais que les "gares" pouvaient difficilement être présentes dans des recueils de poésies publiés avant 1850, a fortiori avant 1843, j'excluais nettement l'idée que les "gares" à la rime viennent de Desbordes-Valmore ou des premiers recueils de Banville Les Cariatides ou Les Stalactites. On pouvait songer à décaler le problème en parlant des relais des diligences, il y a un poème de Nerval à comparer quelque peu à "Walcourt" de Verlaine, notamment pour son dernier vers. Mais, dans "La Ville enchantée", les indices s'accumulent d'eux-mêmes. Nous sommes dans un secteur de poésies lues et relues très souvent par Rimbaud, mobilisées quantité de fois à des mois et puis des années d'intervalle, poèmes de 1870 comme "Ma Bohême", poème envoyé à Banville dont il reprend plein de rimes funambulesques "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" en juillet-août 1871 et enfin "Larme" en 1872. Les "almées" au pluriel sont à la rime dans un poème voisin. Et dans "La Ville enchantée", nous avons l'expression "nuit bleue", l'emploi du mot "soir" à la rime si je ne m'abuse, et au lieu du mot "gares" lui-même nous avons tout un passage sur la nouveauté du train avec mention du mot "wagons" à proximité d'une rime "prairies" et "fleuries", ensemble qui fait écho à "Malines" de Verlaine et "Michel et Christine" de Rimbaud.
Je citerai ces poèmes une autre fois. Je vous ai donné les titres, vous pouvez les consulter et vous faire une idée. Pour "pêcheur d'or ou de coquillages", je peux trouver des équivalences banvilliennes, le mot "perches" est pour l'instant le seul indice qui passe à la trappe. Je pense que là vous commencez à comprendre qu'on a presque tous les éléments pour une mise en place d'une lecture subtile du poème "Larme". Et en plus, il y a plein de relations à faire avec d'autres poèmes de Rimbaud dont je ne traite pas ici.
Voilà, maintenant, courez, mais courez acheter les rééditions de classiques des études rimbaldiennes et verlainiennes, ça peut être un passe-temps amusant. C'est important le rire dans la vie.

jeudi 14 septembre 2023

Présence de poèmes de Desbordes-Valmore dans quelques poèmes de Rimbaud

Ce n'est que par le témoignage de Verlaine dans ses Poètes maudits que nous estimons devoir parler de l'intérêt de Rimbaud pour les poésies de la femme de lettres douaisienne. Rimbaud ne s'inspirerait jamais d'un quelconque poème de Marceline Desbordes-Valmore. C'est timidement que le poème "Sol natal" est envisagé comme une source au poème "Mémoire". Michel Murat a avancé l'idée dans un article qui porte à la fois sur Desbordes-Valmore et sur Siefert, au lieu de se concentrer sur la seule poétesse des pleurs, mais l'idée n'est guère citée par la suite. Le principal rapprochement est fait avec le poème "Les Etrennes des orphelins". Rimbaud s'est inspiré des poèmes de François Coppée, de la pièce "Les Pauvres gens" de Victor Hugo et de quelques autres, il s'est aussi inspiré de son expérience scolaire, mais on a aussi avancé le poème "La Maison de ma mère" de Desbordes-Valmore, et l'idée c'est que Rimbaud a publié "Les Etrennes des orphelins" dans la Revue pour tous après que certains numéros de cette revue aient publiés "Les Pauvres gens" de Victor Hugo et le poème en question de Desbordes-Valmore. Notons que le rapprochement a un côté désobligeant : le Rimbaud débutant s'abandonne aux rimes typiques complaisantes de Desbordes-Valmore, "mère"/"amère" au premier chef, à une expansion lyrique touchante mais facile et d'un art négligé.
Pourtant, on le sait, soit depuis un livre sur Verlaine de Georges Zayed, soit depuis 2001, Rimbaud a recopié un vers de la poétesse au dos d'un manuscrit d'une de ses compositions de mai 1872 : "Prends-y garde, ô ma vie absente !" C'est d'ailleurs l'année suivante en 2002 que Murat a fait une conférence sur les inspirations féminines de Rimbaud, en couplant Siefert à Desbordes-Valmore.
Dernièrement, nous l'avons vu sur ce blog, Rimbaud a recopié un vers du poème romance "C'est moi" qui est la source principale de la première des "Ariettes oubliées",  et dans la foulée, j'ai montré que Verlaine s'était inspiré de poèmes précis pour sa quatrième ariette, et aussi d'au moins deux poèmes très précis pour sa troisième ariette, et j'ai même envisagé une source valmorienne frappante pour la deuxième ariette.
J'ai commencé à indiquer en quoi les poèmes "Larme" et "Mémoire", ainsi que les "Fêtes de la patience" s'inspireraient étroitement des poésies de Desbordes-Valmore.
Mais revenons sur "Les Etrennes des orphelins". Ce poème contient des réécritures voyantes de Coppée et Hugo, alors qu'aucun vers précis de "La Maison de ma mère" n'est jamais cité en source. Pourtant, j'ai découvert une source valmorienne à un poème d'août 1870 de Rimbaud, autrement dit dans un poème antérieur à tout séjour douaisien.
Le poème "La Maison de la mère" ouvre le recueil Pauvres fleurs et si j'ai bien compris le poème "Dans la rue" le referme, et ce poème "Dans la rue" est une source assez évidente au sonnet rimbaldien "Le Mal", lequel est dominé évidemment par des renvois au recueil des Châtiments, et je rappelle que tous les recueils de Desbordes-Valmore publiés de son vivant sont de loin antérieurs et aux Châtiments et même aux événements de 1848 et 1851.
Le poème "Dans la rue" fait parler un être nommé "La femme" sur cinq quatrains puis un groupe dit "Des femmes" dans un ultime quatrain.

          DANS LA RUE par un jour funèbre de Lyon

La Femme

Nous n'avons plus d'argent pour enterrer nos morts.
Le prêtre est là, marquant le prix des funérailles ;
Et les corps étendus, troués par les mitrailles,
Attendent un linceul, une croix, un remords.

Le meurtre se fait roi. Le vainqueur siffle et passe.
Où va-t-il ? Au Trésor, toucher le prix du sang.
Il en a bien versé... mais sa main n'est pas lasse ;
Elle a, sans le combattre, égorgé le passant.

Dieu l'a vu. Dieu cueillait comme des fleurs froissées
Les femmes, les enfants qui s'envolaient aux cieux.
Les hommes... les voilà dans le sang jusqu'aux yeux.
L'air n'a pu balayer tant d'âmes courroucées.

Elles ne veulent pas quitter leurs membres morts.
Le prêtre est là, marquant le prix des funérailles ;
Et les corps étendus, troués par les mitrailles,
Attendent un linceul, une croix, un remords.

Les vivants n'osent plus se hasarder à vivre.
Sentinelle soldée, au milieu du chemin,
La mort est un soldat qui vise et qui délivre
Le témoin révolté qui parlerait demain...

Des femmes 
Prenons nos rubans noirs, pleurons toutes nos larmes ;
On nous a défendu d'emporter nos meurtris.
Ils n'ont fait qu'un monceau de leurs pâles débris :
Dieu ! bénissez-les tous ; ils étaient tous sans armes !
Alors, je vous cite  le sonnet "Le Mal" des "Cahiers de Douai". Si si les "Cahiers de Douai" existe, c'est le programme du Bac de français 2024 qui l'a dit ! On a des éditions pour le concours des prétendus "Cahiers de Douai", Jean-Luc Steinmetz et Henri Scepi se sont prêtés au jeu, et on a même droit à une réédition d'un livre de Pierre Brunel de 1983 qui est félicité pour avoir lancé l'idée : Projets et réalisations. C'est super ! C'est un livre de critique littéraire sans intérêt, qui a manqué toutes les découvertes des quarante dernières années, qui ne sera pas un outil de travail pour les lycéens, mais on en fait une réédition après quarante ans comme si c'était un classique de la Littérature dans le genre de..., de... pffh de l'essai ?... de critique littéraire ?... de je tiens bien la plume je suis prof en Sorbonne ? Ce que j'en pense de Projets et réalisations... Et on va faire ânonner les jeunes de dix-sept ans sur des idioties : "oui, c'est un recueil, les poèmes sont réunis ensemble dans la main d'un propriétaire,  oh il y a des échos entre ces poèmes écrits à une même époque par une même personne, mais ces échos sont donc ceux d'un recueil concerté, parce que jamais ça n'arrive quand quelqu'un écrit des textes dans un certain laps de temps s'il le fait sans penser à un recueil." "Oui, le recueil ne ressemble à rien,  il n'a pas de début ni de fin, il n'a pas une unité thématique, mais c'est un recueil, ça doit être très inspiré des modèles anciens de miscellanées et tutti frutti, quoi ?" La débilité mentale va bon train.
Allez, trêve de plaisanteries, rappel du sonnet "Le Mal" :
Tandis que les crachats rouges de la mitraille
Sifflent tout le jour par l'infini du ciel bleu ;
Qu'écarlates ou verts, près du roi qui les raille,
Croulent les bataillons en masse dans le feu ;

Tandis qu'une folie épouvantable, broie
Et fait de cent milliers d'hommes un tas fumant ;
- Pauvres morts ! dans l'été, dans l'herbe, dans ta joie,
Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !...

- Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées
Des autels, à l'encens, aux grands calices d'or ;
Qui dans le bercement des hosannah s'endort,

Et se réveille, quand des mères, ramassées
Dans l'angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !
Rimbaud s'est surtout inspiré de vers des Châtiments, mais les échos sont sensibles : "troués par les mitrailles" (deux fois), "le vainqueur siffle", "Le prêtre est là, marquant le prix des funérailles" (deux fois, - et on a un écho possible du coup avec "Les Premières communions"), "Le meurtre se fait roi", "Les Hommes", "Des femmes", "pleurons toutes nos larmes", "rubans noirs", "un monceau". 

Dans le recueil des Poésies inédites de 1860, recueil posthume mais préparé et lancé aux éditeurs par l'autrice au cours de ses derniers mois d'existence, nous rencontrons un quatrain intitulé "Les Eclairs" qui se termine par l'hémistiche "éclairs délicieux".
J'ai déjà signalé cet écho avec les "corbeaux délicieux" par le passé, au moins lors d'interventions sur le net et sur ce blog. Or, à partir du moment où Verlaine s'est autant inspiré de poèmes de Desbordes-Valmore pour créer les "Ariettes oubliées" et à partir du moment où au-delà du recopiage du vers "Prends-y garde, ô ma vie absente !" Rimbaud s'est inspiré massivement de la poétesse au printemps 1872, il devient sensible que la lecture suivie des recueils valmoriens devait être de quelques mois antérieurs, puisque le poème "Les Corbeaux" date probablement de février ou mars 1872, en fin d'hiver, et on appréciera que la reprise du syntagme "corbeaux délicieux" s'accompagne du qualificatif "noble" dans "La Rivière de Cassis" :
Orages de l'amour, nobles et hauts orages,
Pleins de nids gémissants blessés sous les ombrages,
Pleins de fleurs, pleins d'oiseaux perdus, mais dans les cieux,
Qui vous perd ne voit plus, éclairs délicieux !
Relisez "Les Corbeaux" ("Les vents froids attaquent vos nids") et "La Rivière de Cassis": "[...] vraie / Et noble voix d'anges", "quand plusieurs vents plongent").
Enfin, je ne vais pas parler encore de "Mémoire" et des "Fêtes de la patience", ni de tout le dossier que j'accumule au sujet de "Larme", mais je voudrais citer un fait troublant qui concerne la fin de "Bannières de mai", cette fin même dont j'ai rappelé qu'elle faisait significativement écho à la fin en queue de poisson du poème "Larme".
En 1868, quelques pièces de la poétesse ont été publiées sous le titre "Poésies de l'enfance". Cela tient en un ensemble de trois poèmes sur deux colonnes d'une seule page dans l'édition de l'oeuvre poétique complète par Marc Bertrand. La fin du deuxième poème résonne étrangement bien avec la fin de "Bannières de mai", poème dont la version manuscrite "Patience d'un été" est précisément affublé de la citation du vers valmorien : "Prends-y garde, ô ma vie absente !"
Je cite ce poème en deux quatrains (comme "Sensation"), si ce n'est la variation métrique en clausule :

A MES ENFANTS

Quand le soleil y passe, ouvrez votre fenêtre ;
Lui seul sait essuyer l'humide et sombre hiver.
Si le bonheur absent vient pour vous reconnaître,
Que votre coeur charmé, tout grand, lui soit ouvert !

Gardez-vous de bouder, enfants, contre vous-même.
Sachez : l'or est moins pur qu'un tendre et doux conseil.
Enfants : ne pas sourire à l'ami qui vous aime,
            C'est tourner le dos au soleil.

Et Rimbaud d'enchaîner : "Mais moi je ne veux rire à rien, / Et libre soit cette infortune."
Notons que le poème valmorien parle d'évacuer l'hiver, quand Rimbaud parle d'un printemps naissant qui fait attendre l'été. Le syntagme "bonheur absent" fait écho à "vie absente" puisque Rimbaud écrit ce vers de "C'est moi" au dos de "Patience d'un été".
Il va de soi que je n'ai pas encore tout dit.
Pour ceux qui m'ont entendu parler d'un détour par Baudelaire, j'ai prévu de parler des quintils notamment, mais je ferai ça à tête reposée.
J'ai énormément de choses à dire sur "Larme" et "Mémoire" et les "Fêtes de la patience", voire sur d'autres poèmes, tout cela viendra en son temps.
Il me manque les contes de Desbordes-Valmore, j'en ai quelques-uns dans ses recueils de poésies, mais je n'ai pas les contes eux-mêmes et en plus je ne sais pas s'ils sont en prose ou en vers.
Maintenant, le gros problème que pose "Larme" en termes de filiation valmorienne, c'est la mention des "gares". La plupart des recueils de la poétesse sont antérieurs au développement du train, a fortiori en France et sur le continent européen (par opposition à l'Angleterre), et donc antérieurs au développement des gares. En écrivant en 1843 "La Maison du berger", Vigny était un poète précurseur, à ceci près que le motif était alors envisagé négativement, quand Rimbaud et Verlaine se réjouissent de la poésie des voyages en train. Le seul recueil de Desbordes-Valmore qui pourrait parler des gares et qui ne le fait, c'est celui des Poésies inédites de 1860. La difficulté concerne aussi les écrits de Banville. Le train peut être présent dans les Odes funambulesques, mais pas vraiment dans les premiers recueils Cariatides ou Stalactites.
La grande énigme de lecture de "Larme", c'est précisément l'orage qui change le ciel et fait défiler des décors que le poète énumère laconiquement en plaçant des "gares" à la rime. Ce mode énumératif fait songer au poème "Walcourt" où il est question de notations rapides concernant le décor et d'un emportement rapide des visions par la nécessité de reprendre le train. La section des "Paysages belges" est singulière dans les Romances sans paroles puisqu'elle s'oppose à la tristesse et au dolorisme des "Ariettes oubliées", mais aussi des "Aquarelles" et de la section "Birds in the night". Il y a une inversion comique et joyeuse du motif des "ariettes oubliées", celle des joyeux vagabonds errants de vers latins que Verlaine fera titre d'un de ses poèmes et sujet du poème portant ce titre.
Mais tout n'est pas nécessairement venu de la lecture de Desbordes-Valmore dans "Larme".
Je mettrai prochainement en place ce qui doit l'être dans tous les cas.

A suivre...

lundi 11 septembre 2023

"Larme", exploration de quelques pistes : Olympio, les rimes

Les articles en cours n'ont évidemment aucun relais, ni l'article de lancement où je montre que la première des "Ariettes oubliées" démarque "C'est moi" romance de Desbordes-Valmore, ni l'article où je fais un peu un bilan de tout ce que cela implique de remettre en avant l'influence de Desbordes-Valmore sur "Larme" et les poèmes du printemps et de l'été 1872 de Rimbaud. Du coup, je préfère publier en continu sur mon blog les avancées de mon étude sur le poème "Larme", même si toutes les études ne vont pas avoir la même importance. Je ferai une synthèse à la fin.
Je vais faire part ici de petites enquêtes que je mène par sondage.
Ainsi, comme Verlaine a cité le poème "Renoncement" en le comparant aux poèmes d'Olympio ou à Olympio de Victor Hugo, je me suis dit que ce serait peut-être une bonne idée de relire ces poèmes isolément pour voir l'impression que ça peut donner. En plus, il y a la mention de la colocase qui interpelle dans "Larme".
Sur la colocase, je me rends compte que je recommence souvent à formuler un avis approximatif. J'ai déjà vérifié mon erreur par le passé, mais j'ai tendance à la reproduire. En fait, dans la préface des Orientales, Victor Hugo ne cite pas la bucolique de Virgile mais il donne une transcription "colocasia" pour désigner un habit antique pour la Muse. Hugo vient d'exprimer que le poète est entièrement libre et que son projet dans les Orientales avait été de représenter la "mosquée", ce qui peut faire écho soit dit en passant à un propos de Rimbaud dans "Alchimie du verbe" qui voyait une "mosquée" à la place d'une "usine". Et Hugo vantant la liberté du poète qui n'a pas de limite dans le choix des sujets que sa fantaisie veut traiter écrit ceci : "[...] que sa muse soit une muse ou une fée, qu'elle se drape de la colocasia ou s'ajuste la cotte-hardie [...] [l]e poète est libre [...]" (citation paresseusement reprise sur la transcription du site Wikisource à huit heures du matin). Je rappelle que la mention de la colocase est tout de même inattendue dans le poème de Rimbaud, puisqu'il s'agit plutôt d'une plante tropicale, et en plus il l'a visiblement confondue avec des cucurbitacées : coloquintes ou concombres, car s'étant rendu compte que la colocase ne peut pas faire une gourde il y a renoncé dans les versions ultérieures de "Larme", où "colocase" à la rime a cédé la place au nom "case" qui conserve une idée d'exotisme et qui peut faire songer à la case du poète dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", poème où le poète parle d'une case lieu d'aisance liée à des "Oises extravagantes" : "Tu torcherais des floraisons / Dignes d'Oises extravagantes !" Et dans la première version de "Larme", le poète est "accroupi" précisément.
Il me faudrait vérifier l'information hugolienne sur la "colocasia". Passons à la mention dans les poésies de Virgile. Je ne suis pas le premier à citer cette référence, je reprends ce qu'écrit Bernard Meyer dans son ouvrage paru en 1996. Rimbaud, en classe de latin, a pu étudier la quatrième Bucolique de Virgile et lire l'extrait latin : "At tibi prima, puer, nullo munuscula cultu / [...] tellus / Mistaque ridenti colocasia fundet acantho" (vers 18-20 qui se traduisent : "O mon enfant, la terre, féconde sans culture, t'offrira pour prémices les colocases mêlées à la riante acanthe".
On a l'idée d'une nature loin du monde humain "féconde sans culture" et d'une colocase qui est une voie d'accès à cette fécondité. La citation de "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" permet d'être certain que la mention "Oise" n'est pas d'actualité en mai 1872, il y a de toute évidence une astuce en liaison avec la lecture des écrits de Banville le destinataire du poème en octosyllabes en août 1871. Et certains poèmes en vers latins de Rimbaud nous sont parvenus sur le thème de l'élection du poète, ce qui fait que ça a du sens d'aller enquêter du côté des classiques latins sur la genèse de l'idée de poète voyant chez Rimbaud.
Il me faudra reprendre l'étude attentive des Bucoliques de Virgile, mais je veux éviter les traductions en vers du début du vingtième siècle.
Certains poèmes hugoliens évoquent la figure de Virgile, et donc je les relis aussi isolément en ce moment.
Pour l'instant, la lecture des poèmes "Olympio", "A Ol." ou "La Tristesse d'Olympio" ne me paraît pas très porteuse, même si inévitablement j'ai des accroches de temps en temps. Je vais les garder pour moi, mais je remarque quand même que "Olympio" apparaît pour les premières fois dans le recueil intitulé Les Voix intérieures, ce qui fait écho à ce que Verlaine a pris dans le "C'est moi" de Desbordes-Valmore pour créer sa première des "Ariettes oubliées". Au passage, Verlaine écrit qu'il a les "larmes" aux yeux en lisant soit "Renoncement" soit "Les Sanglots" de Desbordes-Valmore, c'est le titre du poème de Rimbaud au pluriel et il est difficile de ne pas y voir un fait exprès de la part de Verlaine.
La piste hugolienne ne se consolide pas aisément. Ceci dit, le spectacle de transformation avec les "colonnades" et les "gares" fait fortement penser aux visions du genre de "La Pente de la rêverie". En plus, je vais lâcher l'idée intime que j'ai, c'est que le poème "Larme" de manière allégorique peut très bien faire comme "Voyelles" et "Le Bateau ivre" des allusions en filigrane à l'événement de la Commune. Le vent du ciel qui finalement sera celui de dieu qui jette des glaçons aux mares, c'est difficile de ne pas songer à "Mais vrai j'ai trop pleuré" et au désir de la flache où l'enfant, plein de tristesses, lâche un bateau frêle comme un papillon de mai".
Les colonnades sont-elles à relier à l'acanthe virgilienne, à la colonne Vendôme ? Mystère et boule de gomme pour l'instant. Il y a une référence qui m'échappe.
Je pense que je vais pas mal privilégier une recherche par la relecture de tout Banville prochainement.
Alors, justement, il y a la question des rimes.
J'ai dit un peu rapidement que l'emploi chez Rimbaud ou chez Verlaine du quatrain à rimes croisées n'est pas si courant malgré sa banalité.
En fait, il faut être plus précis. Je l'ai dit, c'est le quatrain le plus banal qui soit à l'époque de Rimbaud, par sa simplicité et par le fait qu'au dix-neuvième siècle on n'a plus si souvent des strophes combinant dix ou dix-sept vers avec des assemblages internes de quatrains et sizains, etc.
Ce qui est remarquable, c'est plutôt le fait que "Larme" soit un poème en peu de quatrains. "Tête de faune" était en trois quatrains de décasyllabes, "Larme" est en quatre quatrains de vers de onze syllabes. C'est plutôt ce caractère ramassé pour une forme strophique si banal qui est remarquable ici. Et évidemment le choix du vers de onze syllabes achève de rendre évidente la liaison valmorienne entre la quatrième des "Ariettes oubliées" et "Larme", même si la césure de "Larme" échappe au modèle valmorien.
Mais, il y a un aspect important aussi de la réflexion sur les rimes à envisager ici.
Les poètes aiment bien au dix-neuvième siècle se rapprocher de la chanson, mais ils ne se permettent pas en principe de sortir du cadre de la poésie versifiée, c'est pour cela que le "Dansons la gigue" dans les Romances sans paroles est remarquable ou bien le refrain de "Ô saisons, ô châteaux" ou bien le refrain de "Chanson de la plus haute Tour" dans la version de "Alchimie du verbe". Mais, au plan des rimes, si les chanteurs actuels font rimer des terminaisons sans "e" et des terminaisons avec "e" qu'en était-il au dix-neuvième siècle ? Je n'ai pas l'impression que Béranger rimait n'importe comment.
En revanche, lors de la publication des Stalactites, Banville annonçait vouloir publier un recueil de chansons, et il s'intéressait à cette ressource pour la poésie. Et Banville a osé produire un poème qui rimait sur un principe systématique mais anormal d'une terminaison masculine associée systématiquement à sa correspondante féminine. C'est une hérésie en poésie littéraire, et Verlaine va produire des rimes fausses dans la sixième de ses "Ariettes oubliées", des rimes fausses au-delà de la simple assonance, des rimes fausses en tant que telles avec une correspondance parfois de consonne sourde à sonore, mais correspondance insuffisante. Verlaine applique d'abord le système de Banville de la correspondance anormale du masculin et du féminin : "guet" rime avec "s'égaie", "Michel" avec "Jean de Nivelle", "obscure" avec "mur", et ainsi de suite. Et à propos de "rime non attrapée", il commet l'impair de ne pas respecter la consonne d'appui qui est considérée comme indispensable dans le cas des rimes en "-é" trop banales : "abbé" rime avec "non attrapée", la correspondance de consonne sonore "b" à consonne sourde "p" étant approximative, et au dernier quatrain Verlaine ne trahit pas que la consonne d'appui, mais démolit une consonne intégrée cette fois à la rime, en glissant de la correspondante sourde et sonore entre "naïf" et "arrive".
Le recueil Les Stalactites contient un poème intitulé "Elégie" qui a servi d'inspiration à la sixième des "Ariettes oubliées" puisqu'il exhibe un principe de correspondance systématique entre terminaisons masculines et terminaisons féminines dans une disposition en distiques qui fait passer pour des rimes ce qui techniquement n'en sont pas : "confus" et "touffues" sont couplés, et ainsi de suite. Je remarque aussi que l'avant-dernier poème du recueil s'adresse "A Olympio" et contient cette notion d'orgueil que Verlaine met aussi en avant quand il cite l'ensemble des poèmes liés à la figure d'Olympio. Banville affectionne l'emploi du nom "floraison(s)" dans ce recueil et le poème "A Olympio" s'il n'est pas évident à rapprocher de "Larme" développe l'idée d'une émulation entre poète avec la découverte d'un ciel aux fabuleuses architectures.
Il y a un lien littéraire qui me manque, mais dans "Larme", l'orage a changé le ciel et le poète voit des colonnades et des gares dans le ciel finalement. C'est un déplacement des imaginaires, au lieu de fantastiques architectures de palais grecs, Rimbaud imagine une architecture du ciel favorisant le voyage, les "gares", mais quelque chose manque encore pour rendre pleinement la note de ce qu'a voulu faire passer comme message Rimbaud. Il y a une pièce du puzzle qui me manque.

Mais j'en reviens à la question des rimes. Les contemporains de Verlaine ne faisaient pas immédiatement de lui le poète de la petite musique. Sa "Chanson d'automne" est devenue un classique de la Littérature après-coup. Le public n'était pas prêt à l'époque à admettre l'importance de ces orientations nouvelles et, d'ailleurs, le prix a été lourd à payer pour Verlaine puisque sa gloire posthume est moins d'être un grand poète qu'un poète délicieusement et voluptueusement musical, jugement injuste qui a la vie dure.
Et, le miracle musical que tout le monde admire dans Romances sans paroles, c'est la troisième des "Ariettes oubliées" : "Il pleure dans mon coeur...", poème dont l'épigraphe est un propos ou vers attribué à Rimbaud.
Cette ariette est en quatrains, et je ne vais pas commenter sa musicalité et ses jeux de reprises, mais insistez sur son défaut de rime, puisque l'appellation quatrain est discutable, vu que nous avons une seule rime pour trois vers par quatrain, et un vers isolé qui ne rime avec aucun autre.
Il pleure dans mon cœur,
Comme il pleut sur la ville,
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ?

Ô bruit doux de la pluie,
Par terre et sur les toits,
Pour un cœur qui s'ennuie,
Ô le chant de la pluie.

Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s'écœure.
Quoi ! nulle trahison ?
Ce deuil est sans raison.

C'est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi
Sans amour et sans haine,
Ce cœur a tant de peine.
En trichant, on peut considérer que de loin en loin "toits" et "pourquoi" ont un écho du type rime, et on peut faire croire que "écoeure" est la correspondante féminine de la rime en "-eur" du premier quatrain. Verlaine a d'ailleurs joué là-dessus, mais en réalité il n'y a pas de rime à chacun des deuxième vers de quatrain, et le cas le plus flagrant est celui de "ville" au premier quatrain qui ne rime pas avec l'épigraphe puisque le mot "ville" renvoie à lui-même et le vers est même une réécriture de l'épigraphe. Il y a en tout cas une stratégie d'écho entre l'épigraphe et le poème qui a été très étudiée au plan de l'harmonie symbolique.
Mais ce type de défaut de rime a été pratiqué par Marceline Desbordes-Valmore.
Directement après le poème "Sol natal" considéré comme une des sources au poème "Mémoire" de Rimbaud, nous avons le poème "Qu'en avez-vous fait ?" en dix quatrains, et c'est le modèle des quatrains de Verlaine, jusqu'à la première rime en "-eur" et avec "coeur" dès le premier quatrain :

Vous aviez mon coeur,
Moi, j'avais le vôtre :
Un coeur pour un coeur ;
Bonheur pour bonheur !

Le vôtre est rendu ;
Je n'en ai plus d'autre;
Le vôtre est rendu,
Le mien est perdu !

La feuille et la fleur
Et le fruit lui-même,
La feuille et la fleur,
L'encens, la couleurs :


Qu'en avez-vous fait,
Mon maître suprême ?
Qu'en avez-vous fait,
De ce doux bienfait ?

[...]

**

On constate que la poétesse fait rimer les vers isolés en joignant les quatrains deux par deux, et qu'à partir du second quatrain un mode de répétition de vers se met également en place.
En clair, l'approximation de reprise de "toits" à "pourquoi" est voulue par Verlaine et vient du modèle établi par la poétesse douaisienne. Notons aussi de manière amusante, la rime approximative "vôtre" et "autre" et surtout le parallèle des deuxièmes vers de chaque poème, entre "Moi j'avais le vôtre" et la reprise de l'épigraphe, car cela confirme le jeu de Verlaine qui consiste à évoquer une tristesse complice avec l'autre coeur de Rimbaud.
Venons-en enfin à "Larme" où comme pour la plupart des vers du printemps et de l'été 1872 le quatrain de base est celui à rimes croisées, mais lacunaire. Or, les audaces de Rimbaud ont entraîné la mise en avant de théories, de Fongaro notamment, selon lesquelles les rimes étaient distribuées selon une autre logique d'assonance avec une inversion entre le premier et le dernier quatrain. On aurait un poème sur deux assonances approximatives en "a" et en "ê" de type abbb abab baba baaa. Je ne suis pas contre l'idée, d'autant que Rimbaud l'a fait exprès et que cela est précisément à rapprocher de la troisième des "ariettes oubliées", à condition d'admettre qu'on voit bien tout de même que le résultat symétrique final n'empêche pas de constater un modèle ABAB malmené. Le modèle se maintient pour les quatrains centraux, et même pour le dernier avec des assonances par les consonnes finales entre "vierges" et "coquillages" ou "mares" et "boire". La lacune la plus importante vient de la première paire rimique supposable : "villageoises" et "noisetiers", tandis que "bruyère" et "vert" comme "soir" et "gares" au troisième quatrains impose le système de la correspondance banvillienne suivie par Verlaine dans la sixième des "Ariettes oubliées".
Dans le Dictionnaire Rimbaud dirigé par Vaillant, c'est le même intervenant Jean-Pierre Bobillot qui a fait les notices sur "Larme" et sur "Desbordes-Valmore" et l'idée d'une influence de Desbordes-Valmore sur "Larme" est fermement combattue. Bobillot a produit des articles intéressants et il a des propos sur l'analyse métrique qui sont à prendre en compte, mais sa façon d'aborder la création des césures comme un fait indépendant de modèles dont on s'écarte ou non est problématique et surtout l'ensemble des articles que je viens de produire démontrent nettement que "Larme" est un poème étroitement lié à la poésie de Desbordes-Valmore et à une évolution chansonnière de la poésie jadis promue par Banville.
Je vais encore citer prochainement deux poèmes de Verlaine sur Desbordes-Valmore avec des césures très chahutées et je vais citer aussi la ballade sur les poètes de 1830 de Banville en essayant d'expliquer comment pour Rimbaud et Verlaine il y a l'admiration pour un certain Banville d'un côté et de l'autre le repoussoir d'un poète qui n'a tourné le dos à certains de ses engagements, un poète qui n'a pas compris le temps présent et qui se love dans l'admiration de la gloire déjà installée de Victor Hugo ou de Lamartine.

A suivre donc...

vendredi 8 septembre 2023

Pour une lecture de "Larme", article de transition

Le poème "Larme" a quelques parties plus faciles d'accès, mais certains passages soulèvent de véritables interrogations.
C'est à la base un poème en quatre quatrains dont deux versions manuscrites nous sont parvenues. Une troisième version figure dans "Alchimie du verbe", mais avec d'importantes altérations, notamment au plan strophique : trois quatrains et un vers final isolé.
Le premier quatrain est facile à comprendre du point de vue de la lecture littérale. Le poète dit qu'il s'est isolé de tout bruit même de ceux de la campagne dans une clairière où on trouve de la bruyère et des noisetiers et qu'il était en train de boire. Un brouillard annonciateur d'orage baigne la région. C'est au plan de la compréhension symbolique que la lecture peut devenir plus compliquée. Pourquoi les trois mentions des oiseaux, des troupeaux et des villageoises ? Quelle importance poétique conférée à la "bruyère" ? Rimbaud a déjà mentionné un noisetier dans "Les Reparties de Nina". La bruyère n'est pas un élément innocent en poésie et il faut citer le célèbre passage de René de Chateaubriand où le narrateur dit textuellement s'égarer dans les bruyères, mais dans un contexte différent de nuit d'automne.
Ici, l'insistance sur le "bois de noisetiers" correspond plutôt au printemps. De janvier à mars, les noisetiers ont des chatons, mais sont moins visibles tout de même, en automne ils sont intéressants pour la récolte des noisettes, mais ici Rimbaud évoque le cadre de leur présence plus marquée grâce à leur feuillage au printemps. Pour ce qui est de l'exclusion des oiseaux, des troupeaux et des villageoises, la volonté d'isolement du poète est confirmée par les échos du poème verlainien contemporain qu'est la quatrième des "Ariettes oubliées" recourant au vers de onze syllabes valmorien, puisque Verlaine parle d'un exil "loin des femmes et des hommes". Cette volonté d'être loin du monde se retrouve, plus diffuse, dans les divers recueils de Desbordes-Valmore avec des mentions des oiseaux, troupeaux et villages, je prendrai le temps d'une mise au point. On pense à l'univers des idylles à cause de l'idée de pasteurs à placer entre les mentions "troupeaux" et "villageoises", le poète se met en-dehors des idylles, "idylle" étant un ironique mot de la fin au poème "Michel et Christine".
Les positions selon les version, "accroupi" ou "à genoux", interpelle également.

Le deuxième quatrain est étrange. Le poète ne sait plus exactement ce qu'il buvait à cet endroit. Il essaie de s'en souvenir en se répétant une lancinante question, et en interpellant un décor supposant toujours l'exil sinon l'exclusion : "Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert". La mention "ormeaux" nous invite à considérer comme référence les poésies de Favart, puisque la citation de Verlaine pour la première ariette "C'est l'extase langoureuse...", si on la prolonge, nous fait rencontrer la mention "ormeaux" et à la rime qui plus est.
La "jeune Oise" est un équivalent de la Scarpe des poésies valmoriennes, et en même temps elle peut être un moyen subreptice de faire allusion à des vers de Banville et aussi je pense de Boileau. Le syntagme "jeune Oise" a ceci de frappant qu'il semble avoir généré l'inversion "Oisive jeunesse" dans le poème de peu postérieur "Chanson de la plus haute Tour".
L'étrangeté du deuxième quatrain, c'est que le poète se demande ce qu'il a bu dans l'Oise, qui est un cours d'eau. Il a dû boire de l'eau tout simplement. Mais il va évoquer une "liqueur d'or" qui se trouvait dans l'eau, ce qui est à rapprocher du "courant d'or" superposé à l'eau dans "Mémoire"/"Famille maudite". Rimbaud rejoint ici un principe métaphorique très présent dans les poésies de Desbordes-Valmore toutes époques confondues. Il est question de boire comme un élixir d'amour, de vie et de souvenir dans la Nature, parfois en prendre une gorgée dans l'azur, et souvent en boire à même un cours d'eau, et un poème dédié à Auguste Brizeux a le mérite de définir cette boisson "un rayon d'or" ce qui coïncide forcément avec les mentions de "Larme" : "liqueur d'or" et aussi "Pêcheur d'or".
Rimbaud véhicule comme jamais avec "Comédie de la Soif", "Fêtes de la patience", "Fêtes de la faim" et quelques autres poèmes de 1872 l'idée d'une soif et d'une faim d'ordre spirituel que la Nature peut apaiser. Il s'agit d'une symbolique qui se perd dans la nuit des temps, mais cette symbolique telle que pratiquée par Rimbaud se rencontre tout spécialement dans les recueils de Victor Hugo et aussi tout spécialement dans les poésies de Desbordes-Valmore ou de Favart, et il faut ajouter que le développement métaphorique vient de la poésie du dix-huitième siècle. Favart est du dix-huitième siècle et Desbordes-Valmore en hérite, mais il ne faut pas oublier qu'avant Lamartine plusieurs poètes célèbrent le dernier rayon du couchant et que dans les domaines de langue anglaise et de langue allemande nous avons une symbolique cosmique de lumière qui s'est mise en place au sujet des "saisons", des "nuits", etc.
Prenons le cas de Novalis. Il est connu pour un roman et pour un ensemble de poésies, mais don recueil des Hymne à la Nuit tient en quelques pages. Je possède le tome I de ses Oeuvres complètes en Gallimard, édition établie, traduite et présentée par Armel Guerne. Le volume contient Les Disciples à Saïs, Henri d'Ofterdingen, Hymne à la Nuit, Chants religieux. Novalis n'a pas les qualités d'écriture de Rimbaud, Hugo ou Desbordes-Valmore. Il explique lourdement dans ses poèmes ses idées symboliques, il est plus doctrinaire que poète dans sa façon d'écrire, mais c'est un peu en maladroit la base des associations métaphoriques qui sont sublimes d'expression chez les Desbordes-Valmore, Hugo et Rimbaud. Le premier des Chants religieux, c'est une chanson spirituelle dont "Bannières de mai" est la claire inversion antichrétienne. Je ne soutiens pas que Rimbaud ait lu Novalis, mais Rimbaud a repéré ce symbolisme de lumière qui est répandu dans diverses cultures linguistiques européennes, il identifie que le mode est païen mais subordonné à une obédience chrétienne tant chez Hugo que chez Desbordes-Valmore, et il reprend cela à son compte en se désolidarisant de l'expression de la foi envers Dieu, et même en défiant Dieu.
Nous aurons des mises au point à faire sur la déception de la boisson une fois que nous aurons pas mal étudié le cas des poésies valmoriennes. La mention de la colocase est un fait étonnant dans "Larme", il s'agit d'une double allusion à Virgile et à la préface par Hugo des Orientales.
Rappelons que dans sa notice sur la poétesse douaisienne Paul Verlaine a comparé "Renoncement" aux deux plus célèbres poèmes mettant en scène la figure d'Olympio, pensez au titre "La Tristesse d'Olympio". Rimbaud place visiblement des mentions qui obligent le lecteur à faire des rapprochements non seulement avec Desbordes-Valmore, mais avec Banville et Hugo, sinon avec Boileau et Virgile.
Ce deuxième quatrain illustre clairement l'idée du mauvais poète qui ne joue pas le jeu et c'est ce que résume très clairement le premier vers du troisième quatrain : "Tel, j'eusse été mauvaise enseigne d'auberge." Rimbaud dit ne pas croire à l'auberge verte telle que les poètes la célèbrent en quelque sorte.
L'orage du troisième quatrain n'est pas introduit comme une conséquence du refus rimbaldien. L'orage peut renvoyer à Chateaubriand, à son motif des "orages désirés" et aux orages de l'extrait de René évoqué tout à l'heure. La succession a un côté rêve, et Desbordes-Valmore parle de toucher les rêves dans ses poèmes, et il y a un poème hugolien auquel j'ai du mal à ne pas penser, c'est "La Pente de la rêverie". Les mentions "pays noirs" et "'nuit bleue" désignent à l'évidence des références littéraires, les perches, les gares et les colonnades ne me semblent pas typiques de la poésie valmorienne. Les lacs peuvent être lamartiniens. Chez Desbordes-Valmore ou dans "Michel et Christine", l'orage est désiré, mais ici comment situer le poète face à tout ce qu'il se passe ? Une variante de "vent du ciel" à "vent de dieu" dans le dernier quatrain invite à penser que le poète est hostile à cet orage même.
Le dernier quatrain a l'air d'avoir un bouclage interne de son premier à son dernier vers, puisque l'eau des bois se perd sur des sables, sol qui me semble en grande partie normal pour un bois de noisetiers et une bruyère, mais des sables vierges, et le poète dit qu'il n'a pu boire. En clair, il avait à peine posé ses lèvres et le changement orageux a mis un terme à la possibilité de boire. La première version exprime clairement un refus, un mépris : "Dire que je n'ai pas eu souci de boire !" Je ne crois pas à un regret, la réplique est plutôt désinvolte. La version finale dans "Alchimie du verbe" est plus difficile à situer entre regret et mépris : "Pleurant, je voyais de l'or et ne pus boire."
Le second vers du dernier quatrain appelle aussi l'attention : "Le vent, du ciel, jetait des glaçons aux mares", puisque cela ressemble à une flagellation de mares dont on se demande du coup si elles n'auraient pas mieux convenu à Rimbaud.
Mais, ajoutons qu'avec notre mise en perspective d'une émulation tant de Rimbaud que de Verlaine en mai et juin 1872 à suivre le modèle des poésies valmoriennes, nous devons envisager que "Bannières de mai", "Chanson de la plus haute Tour" et même certaines "Ariettes oubliées" peuvent éclairer les dimensions implicites du poème "Larme". C'est au dos de "Patience d'un été" que Rimbaud a transcrit le vers : "Prends-y garde, ô ma vie absente !" vers tiré du poème "C'est moi" que Verlaine veut de démarquer en composant la première des "Ariettes oubliées". Quelque part, quand on veut commenter la fin du poème "Larme", pourquoi ne pas citer la fin de "Bannières de mai" avec des propos assez éloquents :

Rien de rien ne m'illusionne ;
C'est rire aux parents, qu'au soleil,
Mais moi je ne veux rire à rien ;
Et libre soit cette infortune.