jeudi 26 février 2015

Quelques contresens à éviter concernant Mauvais sang

Composé de huit sections, Mauvais sang dresse un portrait du poète qui se présente à nous, mais en posant les termes du débat intérieur qui va occuper l'ensemble du livre !
La structure du récit d'Une saison en enfer est la suivante : Mauvais sang introduit un portrait du poète dans un cadre historique en passant par une péripétie de conversion forcée au christianisme, mais le récit de Mauvais sang correspond aux six premiers paragraphes de la prose liminaire : il faut superposer le souvenir incertain du festin ancien à la limitation du souvenir à cette terre chrétienne-ci, il faut voir que dans "Mauvais sang", l'idée de "se garder de la justice" prépare le fait de s'armer contre elle, de s'enfuir et d'attaquer les bourreaux, ainsi il faut très clairement comprendre que la Beauté injuriée et l'assaut contre les bourreaux c'est la scène finale de "Mauvais sang" qui nous la décrit, et qui assimile cette Beauté à la "vie française, le sentier de l'honneur" dans un en marche militaire et colonisateur !
Nuit de l'enfer décrit les instants dangereux du "dernier couac" frôlé de près, et la fausse note est le fait d'avoir avalé une fameuse gorgée de poison, ce qui est un abandon à Satan et donc à son désir d'entraîner le poète dans une mort qui est damnation éternelle, mais le poème Nuit de l'enfer est complexe, il s'agit aussi du moment où le poète rejette clairement l'inspiration de la charité en reprochant son baptême à ses parents notamment, car la complexité du texte vient de ce que la damnation par le poison est précédée par l'effet négatif du baptême qui prépare à ce malheur, et aujourd'hui je ne soutiendrai pas qu'il faut assimiler le baptême au poison, la dissociation est importante au texte ! Enfin, Nuit de l'enfer laisse entendre que le poison n'est pas simplement un danger de mort, mais il fait délirer, et le poison entraîne donc le récit de la charité ensorcelée de l'Epoux infernal avec la Vierge folle, l'originalité supplémentaire venant de ce que la description, la relation et confession va être faite du point de vue de la compagne Vierge folle et non du poète Epoux infernal, il cède la parole à un point de vue externe, et l'autre délire est celui du poète dont Nuit de l'enfer nous annonce explicitement qu'il s'agit d'une entreprise démiurgique concurrençant la religion ! Les échecs répétés au plan du couple et de l'alchimie du verbe vont amener le poète à réaliser qu'il se nourrit de mensonges ! La conscience de L'Impossible va ensuite mettre un terme aux deux grandes formes prises par les délires et  dans un débat douloureux qui fait peser dans la balance L'Eclair du monde ambiant et le Matin des aspirations humaines l'automne d'un être usé annonce la sortie de l'enfer dans une sorte de lucidité retrouvée, mais lourde à porter !
A la fin de la prose liminaire, l'envoi à Satan annonce une soumission à Satan, nous découvrons dans l'Adieu qu'il s'agit d'un jeu de dupes avec Satan lui-même, le seul aspect d'abandon à Satan c'est que le poète renonce très clairement au christianisme, à la vie éternelle, pour chercher la clarté divine du monde tel qu'il est, et en acceptant que la vie est provisoire et qu'il y a la mort au bout du chemin à considérer philosophiquement ! Le poète ne se croit plus des pouvoirs cachés qui excéderaient sa vie terrestre !

Je reviens à Mauvais sang !
Le texte est composé de trois parties : les sections 1 à 3 sont le récit païen ou gaulois, les sections 4 et 8 initialement fondues l'une à l'autre comme l'atteste un brouillon qui nous est parvenu fait le récit d'une solitude exaspérée qui n'arrive pas à se convaincre de la parole chrétienne pour remédier à sa souffrance ! Dans ce récit s'est intercalé un autre récit celui de la conversion forcée du fuyard mélangé aux peuples en cours de colonisation, ce qui permet d'explicite le basculement de la section 4 et 8 puisque sans cet ajout nous avions une succession brutale d'un appel à l'aide à une punition pour insubordination : les récit des sections 5 à 7 a pour fonction de combler ce hiatus !

Disons déjà ce que nous comprenons globalement de l'identification du poète à un gaulois !

Le poète est un roturier qui vit cela comme une tare héréditaire et éternelle au sein de la terre chrétienne où il évolue et, l'auteur Rimbaud jouant sans doute sur l'idée d'inattention à la religion des enfants baptisés d'office par leurs parents, il élabore une petite péripétie : la société identifie le poète de la Saison qui a cherché à fuir à un esprit païen et pris au milieu des colonisés celui-ci se retrouve contraint au baptême ! Jusque-là, le poète ne se considérait que comme un barbare descendant des gaulois, ce qui signifiait au plan racial, notion dont il faut vraiment percevoir la signification patrimoniale, qu'il descendait des vaincus, de ceux qui n'avaient pas su fonder une civilisation romaine ou franque, et qui furent soumis ! L'idée raciale des livres d'Histoire et l'exaltation de la naissance chez les nobles, l'Histoire d France faite par des élites de sang, de robe et d'épée, bien distinctes du peuple, tout cela laisse supposer que par hérédité raciale le poète gaulois ne sera jamais capable de gagner une révolte, une lutte, de s'organiser dans le travail de manière efficace, etc ! Il va de soi qu'il s'agit d'une image d'époque que prêtait la culture du dix-neuvième siècle aux gaulois et que cela est complètement erroné ! Rimbaud s'identifie à la race inférieure, à la race stigmatisée : il est tellement plus valorisant de descendre d'un vainqueur franc ou romain ! En effet, opposés aux vainqueurs et à leur travail civilisateur, les gaulois sont plus proches de la barbarie et sauvagerie ! Il y a vraiment cette idée clef essentielle que s'ils ont perdu c'est qu'ils n'étaient pas capables de se battre correctement, ils n'étaient pas assez doués pour cela, et s'il faut accepter le discours des races nobles c'est que ce défaut est viscéral, ontologique pour prendre un grand mot de philosophe ! Ces gaulois sont également d'innocents païens, mais d'une innocence de "cervelle étroite", et la christianisation à effectuer sur eux a laissé supposer qu'ils étaient dans les péchés capitaux, en sus d'être dans l'idolâtrie et involontairement sacrilèges !
L'horreur des métiers du poète qui va s'étendre à un dégoût pour la marginalité retorse des criminels vient de ce que les gaulois sont des barbares qui ont été obligés de céder à la civilisation des vainqueurs ! Le criminel sait se révolter et se servir de la société, pas le gaulois barbare !
Mais, du coup, un pur gaulois en France est avant tout un parasite, d'où l'insistance sur le péché capital qu'est la paresse !
Voilà un peut tout le portrait du gaulois de la première section de Mauvais sang !
Ce portrait a un petit prolongement vers le début de la section suivante : les gaulois sont des barbares qui ne savent pas lutter et donc se révolter, mais qui pillent comme des bêtes, ils sont même un peu plus que barbares, il se rapprochent de la sauvagerie animale et ressemblent à ces loups qui n'attaquent pas la bête pour la tuer, mais pour en piller un bon morceau, et s'ils ne la tuent pas ce n'est pas par bonté, mais simplement que le pillage est leur seul raison d'attaquer, à tel point que la bête peut agoniser dans d'atroces souffrances, eux n'en prélevant qu'une partie nécessaire à leur consommation !

Je reviendrai plus tard sur ce texte pour approfondir tout cela et justifier mon analyse par la mise en perspective des procédés d'écriture du poète !

La seconde section correspond au "festin ancien où s'ouvraient tous les coeurs", il s'agit de l'enseignement édifiant de l'Histoire de France fille aînée de l'église !
Pour le "festin ancien", le poète disait "Jadis, si je me souviens bien", il plaçait un passé lointain nettement coupé du passé récent, puisque ce passé est envisagé comme un souvenir incertain ! L'écho volontaire est évident avec notre seconde section de Mauvais sang, jugez-en par des citations : " Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme" , voilà le cadre du "festin", "l'Eglise" qui étymologiquement unit en grec et donc "où s'ouvraient tous les coeurs" ! A la succession "Jadis, si je me souviens bien," répond ici la succession de deux verbes conjugués différemment: "Je me rappelle", "j'aurais"
"Je me rappelle l'histoire de la France fille aîné de l'Eglise J'aurais fait, manant, le voyage de terre sainte" l'alliance de l'immobile manant au voyage est parlante, puisque les livres de l'Histoire apportent un voyage culturel dans la tête d'enfants qui n'ont pas voyagé et le poète introduit clairement cette distance entre un vécu authentique et des visions qui remplissent l'esprit : "J'ai dans la tête" pas dans le souvenir finalement, "des vues" pas directes sans doute mais plutôt de l'esprit, "Je n'en finirais pas de me revoir dans ce passé", donc je me vois en imagination nous dit-il, les scènes "s'éveillent en moi" nous dit le poète et il joue sur leur irruption phrastique D'un coup, il nous dit dans le télescopage des visions : "Je suis assis, lépreux, sur les pots cassés", la juxtaposition des phrases-visions accentue l'idée de flashes cérébraux rapides qui ne sont qu'un jeu de l'imagination suite à une acculturation : "Plus tard, reître," "Ah ! encore !" Et l profane se mêlé au christianisme, lequel est déjà rongé par les prétendus souvenirs !
Il faut vraiment lire les souvenirs de cette seconde section comme une relation à un bagage issu des cours d'Histoire et des lectures sur l'histoire du pays, tout simplement ! Et là on goûte superbement le plaisir textuel d'Une saison en enfer, car on sait alors apprécier les procédés d'écriture du poète !

Il faut encore songer que les enfants sont baptisés étant bébés, et ici le poète s'il ne se dit pas baptisé se déclare acculturé et donc fait partie d'un festin social où il ne doit pas déchoir "
A cela s'ajoute un sentiment naissant de solitude, car l'histoire est faite par les seigneurs, la foule n'apportant qu'une contribution anonyme, et c'est le poids remarquable que met Rimbaud dans son texte quand il se dit que cette foule anonyme qui n'a pas la parole avait peut-être une langue différente des seigneurs ! Voilà quelle est la puissance du texte !
La suite de la seconde section passe au présent post-révolutionnaire et tient alors un surprenant discours réactionnaire ! Le poète se dresse contre le discours républicain et progressiste de son époque, mais pas au nom du légitimisme et de la religion, bien qu'inévitablement on puisse confondre le discours anti-progressiste de Rimbaud avec les réactionnaires proprement dits ! Verlaine basculera quelque peu de ce côté-là, mais ce ne sera pas le cas de Rimbaud et ça ne l'est pas ici, puisque dans la première section il a rejeté déjà l'idéal de vie honnête ce qui le désolidarise définitivement des chrétiens, bonapartistes et légitimistes, et pas seulement des orléanistes et financiers ! L'idée que "Le monde marche" suppose une providence, un messianisme laïc que le poète récuse et sur lequel il revient en termes explicites dans L'Eclair vers la fin de cette oeuvre : il parle d'un ecclésiaste moderne qui est un peu tout le monde et qui nous pousse en l'en marche de la science !
Ce qui choque Rimbaud, c'est que la science est au service d'une reconstruction d'une "noblesse" qui fera que même si la race inférieure a tout couvert on retrouvera l'articulation opposant les vainqueurs aux vaincus, les compétents aux ineptes, les vertueux aux vicieux ! Je ne sais pas comment affirmer qu'il y a allusion à Galilée dans la succession : "Le monde marche ! Pourquoi ne tournerait-il pas ?" Je ne saurais pas dire si l'idée d'une allusion à "eppur si muove" est voulue ou non par Rimbaud, mais le calembour se comprend en-dehors de cette allusion qui n'a d'ailleurs pas à accaparer l'attention : le monde marche c'est l'idée de providence, et le monde qui tourne c'est l'idée de tordre le cou à la notion de progrès, c'est l'action de mettre en doute la réalité du progrès ! L'essentiel, c'est de comprendre cela, et l'allusion à la Terre qui n'est pas plate, mais qui est ronde et tourne sur elle-même, je ne suis pas sûr que cela guide correctement l'effort de compréhension des lecteurs ! Mais, c'est la fin de la deuxième section qui m'intéresse, car il semble qu'elle soit lue sans en apprécier l'ironie :

C'est la vision des nombres Nous allons à l'Esprit C'est très-certain, c'est oracle, ce que je dis Je comprends et ne sachant m'expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire


En réalité, il ne faut pas se faire piéger par le texte : la première section et tout le début de la seconde sur l'histoire de France formaient un récit au passé, alors qu'à partir de la phrase "je ne me retrouve qu'aujourd'hui" nous passons à un récit au présent et à partir de là il ne faut plus considérer que le poète analyse avec distance ce qui lui arrive, mais il le vit directement !
Tant que le récit est au passé, on fait confiance au poète, je veux dire qu'on considère que le poète a une pensée qui n'évolue pas, qui fait la synthèse de son passé et qui n'a pas d'humeur contradictoire ! Mais, lorsqu'il passe au discours au présent, cela change, et tous les lecteurs se rendent bien compte qu'ils en jugent ainsi pour l'essentiel du livre Une saison en enfer, mais en réalité le passage du passé au présent est tellement soudain et se fait tellement sans prévenir que beaucoup de lecteurs, la quasi totalité n'envisage pas que la parole raisonnée du poète cesse d'être stable non pas à partir de la phrase "Le sang païen revient" au début de la troisième section de Mauvais sang, mais dès le paragraphe que je viens de citer !
L'interrogation "Pourquoi le monde ne tournerait-il pas ?" aurait dû nous alerter, elle est l'amorce d'un débat conflictuel En ayant préalablement introduit des remarques sceptiques sur la science et la nation, le poète venait de citer le discours officiel : "La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès, le monde marche !" Son interrogation est une ouverture et il est aussitôt contaminé par la partie adverse dont il intériorise un instant le credo !
Car, en effet, en général, le commentaire sur cet extrait consiste à se demander ce qu'est "la vision des nombres" pour le poète ! On lui attribue cette idée comme personnelle, et on lui attribue la parole prophétique "Nous allons à l'Esprit" Les lecteurs sont alors convaincus que Rimbaud ou le poète qui parle ici est réellement plongé dans une quête métaphysique et qu'il cherche à formuler quelque chose qu'il perçoit inuitivement lui-même "Je comprends et ne sachant m'expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire", à tel point que dans sa notice pour le Livre de poche, Pierre Brunel considère que le récit d'Une saison en enfer "tend à devenir oraculaire et prophétique", oraculaire et prophétique voilà deux mots quelque peu étroitement synonymes ! et c'est bien sûr en s'appuyant sur le passage que je commente maintenant qu'il définit ainsi dans une autre partie de sa notice le texte comme "Une prose oraculaire" ! C'est le titre qu'il donne à une sous-partie de sa notice et cette sous-partie s'ouvre sur la citation précisément de notre paragraphe :

"C'est très-certain, c'est oracle, ce que je dis" : ainsi, dans "Mauvais sang", le païen, le damné pourtant, commente-t-il sa propre parole Une telle notation sert de guide pour suggérer les lignes d'une poétique de la Saison
Et l'idée de parole oraculaire est ensuite appliquée à une analyse d'ensemble de l'oeuvre !
Mais, est-ce que la construction "C'est très-certain, c'est oracle, ce que je dis" n'est-elle pas conçue de manière à faire sentir aussi un persiflage latent ?
Car, en réalité, la "vision des nombres" qui permettent d'aller à l'Esprit, c'est la "science", c'est le discours de l'Ecclésiaste moderne, c'est pour citer un poème des Illuminations "l'infini des mathématiques" de "ce monde" où le poète "subi/t/ tous les succès civils" ! "Je comprends" ou j'ai l'air de comprendre, mais déjà je ne saurais rien expliquer parce que dans le fond je suis cet inepte de païen gaulois à la "cervelle étroite" !
En fait, il ne faut surtout pas faire de ce passage une lecture au premier degré, et le persiflage qui lui fait écho dans la succession immédiate du premier paragraphe de la section suivante de Mauvais sang a de quoi le faire sentir avec éclat :

Le sang païen revient ! L'Esprit est proche, pourquoi Christ ne m'aide-t-il pas, en donnant à mon âme noblesse et liberté Hélas ! l'Evangile a passé l'Evnagile L'Evangile !

Plus loin, dans L'Impossible, il sera question du christianisme comme d'une preuve de la science, ce qui inspirera un net dédain au poète 
Le sang païen revenant, l'attente de Dieu est associée au péché de "gourmandise", en réalité la première conversion, la conversion à la science, à la "vision des nombres" vient d'échouer !
Les notes de commentaires de Pierre Brunel vont dans le sens d'une dérision du texte, mais la notice montre clairement qu'au moins la prétention oraculaire de la parole a été lue au premier degré, et non au second degré comme nous y insistons présentement !
En effet, le contresens de Pierre Brunel consiste alors à attribuer au poète une part d'adhésion au discours sur la "vision des nombres", un début de conviction, ce qui n'est pas du tout le cas !
Le poète ânonne le discours progressiste, mais il n'est pas ici en train de témoigner en tant que voyant qui participerait de cette quête en la laissant finalement retomber !

Dans la collection Classiques Garnier, la note de Suzanne Bernard est clairement dans le contresens en attribuant au milieu communard réfugié à Londres cette conception de "la vision des nombres" : "Toutes ces idées sur la science et le progrès sont de celles qui avaient pu être agitées à Londres dans le petit groupe "communard" fréquenté par Rimbaud et Verlaine" ! Non, non, le "comme on dit" de Rimbaud était sans équivoque, "la vision des nombres" c'est la doxa du discours progressiste par la science ! C'est tout !

La troisième section est celle du retour du sang païen et donc du retour contre la science et le travail à la paresse, à l'oisiveté, au parasitisme, et à la conservation de soi par le mensonge !
On observe aussi que le personnage de "race inférieure" se sent complexé !
Repris par le paganisme, il quitte l'Europe et le travail pour essayer de partir voyager, mais ne le pouvant se contentera du "sommeil bien ivre" !
C'est l'occasion d'un rêve chimérique qui illustre la nature retorse du parasite ! Un ancien contresens sur ce texte semble aujourd'hui dépassé : les gens étaient convaincus que ce passage avait quelque chose de prophétique sur le départ en Afrique de Rimbaud, alors que c'est l'inverse c'est plutôt la répétition de rêve de voyage qui ont fait qu'il est parti, ne pas inverser l'effet et la cause !
L'interprétation qui voulait que Rimbaud prédise son avenir avait ceci de gênant qu'elle manquait la double signification du texte, lequel est une illustration de la perfide paresse annoncée dans la première section et une transposition du motif des loups qui pillent un bon morceau d'une bête sans nécessairement l'achever ! Il y a bien une valeur positive dans ce passage avec la phrase de nostalgie païenne : "Les climats perdus me tanneront", mais le personnage ici n'est pas le poète soucieux de son magistère, c'est le gaulois inepte qui a un vice et qui est très préoccupé de surmonter sa condition inférieure : et l'intérêt trouble du passage c'est qu'on observe que finalement le vice du gaulois et le même que ceux qui sont sauvés en étant mêlés aux affaires politiques, ce qui prépare bien évidemment, d'autant que le personnage a ici la peau tannée, la critique des "faux nègres", l'expression "faux nègres" étant à comprendre comme "faux exemples d'une race forte", de "féroces brutaux invincibles qui méritent le pouvoir", car ce sont des politiques qui ont trompé leur monde, voire qu'ils l'ont corrompu avec l'argent, comme ici le poète imagine "J'aurai de l'or" !

Voilà un peu l'essentiel de ce que je voulais déjà dire sur le premier récit en trois sections de Mauvais sang !
Le second récit est discontinu et concerne les sections 4 et 8 !
Là encore, il y a plusieurs contresens à éviter !
Le poète parle de son "vice" sans prendre la peine de le définir, et les commentateurs ont cherché à lui donner un nom, et des réponses étonnantes ont été proposées : le vice serait d'être prolétaire, le vice serait l'homosexualité ou la masturbation, etc!
Remarquons que pourtant le livre ne parle pas de masturbation, ni d'homosexualité, même si on parlera de travestissement dans le cas de Délires II, ce qui est inexact de toute façon, ni de prolétariat !
Le poète n'a de cesse de se plaindre d'être de "race inférieure" dans un chapitre intitulé "Mauvais sang", il est clair que le vice c'est celui de sa condition de gaulois inepte et maladroit pourri de tous les péchés capitaux, le poète employant même d'abord le mot "vices" au pluriel dans la première section !
Le vice qui subsume tous les vices, c'est l'appartenance à une "race inférieure" de toute éternité, et ensuite on peut approfondir la question de ce vice, mais à condition de respecter cette donnée imparable!
La quatrième section illustre l'absence de révolte par une phrase lapidaire "Ne pas porter au monde mes dégoûts et mes trahisons", on reste encore dans la dissimulation, l'épreuve du poison est encore à venir !
Le gaulois fait donc toujours partie du festin de tous les coeurs, mais il est sur la tangente !
Maintenant, cette partie de l'oeuvre m'intéresse pour un contresens fameux : on sait que Claudel envisageait le poète comme "un mystique à l'état sauvage" et que Breton reprocha à Rimbaud d'avoir permis avec Une saison en enfer de laisser se formuler une récupération catholique de son oeuvre !

Pourtant, il convient de citer les cinq interrogations du paragraphe suivant qui sont une véritable exécution du christianisme par la raillerie :

A qui me louer ? Quelle bête faut-il adorer ? Quelle sainte image attaque-t-on ? Quels coeurs briserai-je ? Quel mensonge dois-je tenir ? - Dans quel sang marcher ?

Ces cinq questions interviennent quand le poète est convié à une marche que la section 8 révélera être une marche civilisatrice conquérante !  Il ne faut pas seulement y lire de la confusion comme dans le cas de la phrase "J'attends Dieu avec gourmandise", ici ça va plus loin, le propos est aussi satirique que pour la comparaison elliptique "mêlé aux affaires politiques" de la section qui a précédé !
Le verbe "louer" joue sur un double sens et s'entend ici comme location de son être ! L'adoration de la bête est une hérésie pour le chrétien, mais ensuite quelle est la "sainte image" et quel est le "on" ? Car le "on" n'est pas le poète et la "sainte image" n'est pas une icône chrétienne, puisque le "on" est le groupe qui mène la marche française chrétienne civilisatrice et par conséquent la "sainte image" est une figure religieuse que respecte le "païen" par son verbe bien qu'il prenne l'idée de l'attaquer avec une certaine indifférence, mais l'idée foncière que sous-tend cette interrogation c'est que le christianisme s'attaque finalement à d'autres saintetés ! Et même sa marche conquérante brise des coeurs, joue sur la ruse et marche dans le sang !
Le poète s'y refuse en disant "Plutôt, se garder de la justice", la révolte se prépare, il est bien près de s'armer contre elle désormais !
Dans l'état initial de ce texte, le récit enchaînait rapidement sur la punition suite à ce refus d'obtempérer ! "Assez ! Voici la punition - En marche !"  si on saute à pieds joints par-dessu le récit intercalé des sections 5 à 7 !
Et les questions sur le sens de la marche reprennent "Où va-t-on ? au combat ?"
Le récit intercalé avec la conversion des "enfants de Cham" permet de confirmer que la mission civilisatrice de la République avait à l'époque vocation à se répandre sur la planète au moyen de la colonisation !
Et j'en arrive alors au dernier contresens dont je voulais traiter pour cette fois, contresens qu'il convient d'évacuer non seulement des commentaires de l'oeuvre, mais du texte imprimé lui-même, puisqu'il s'agit du mot "outils" qui est en réalité une coquille pour le mot "autels" qui figure sur le passage correspondant du brouillon, lecture "autels" que ne conteste aucun éditeur de Rimbaud, puisque, à l'exception de la transcription initiale pour le catalogue de la vente Jacques Guérin en 1998 qui avait transposé le mot "outils" du texte imprimé, les établissements connus du brouillon, ceux qu'on trouve dans les éditions courantes récentes, admettent sans tergiverser la leçon "autels" !
Ce qui est étrange c'est qu'il n'affleure à la conscience de personne que "outils" dans le texte imprimé définitif est une évidente coquille !
Tout ce que j'ai pu dire dans cet article témoigne de l'importance de la religion, la marche décrite est colonisatrice et civilisatrice en supposant l'alliance bien connue du sabre et du goupillon, et c'est ce que dit en toutes lettres l'encre d'un brouillon de la main de Rimbaud "les autels les armes", et non la leçon imprimée "Les outils, les armes" par un ouvrier typographe qui a essayé de déchiffrer sur un autre manuscrit encore l'écriture d'un poète Rimbaud lui étant indifférent !
Car les gens ont bien peur de se tromper sur la signification de l'oeuvre rimbaldienne, alors l'état imprimé est devenu sacré, même face à un manuscrit de la main de Rimbaud lui-même, car le lecteur envisage la possibilité d'une variante !
Soyons sérieux, il y a une preuve de première main sur un manuscrit que Rimbaud a songé au mot "autels", le texte imprimé connu étant du coup d'une valeur de seconde main puisqu'il y a eu l'intermédiaire du déchiffrage d'un ouvrier-typographe !
De quoi parle Une saison en enfer ? D'une révolte contre la vie chrétienne réglée ou des outils du prolétariat ? Vous préférez la poésie d'Arthur Rimbaud ou bien la poésie surréaliste d'un ouvrier-typographe dont Breton n'aurait pas désavoué la méthode accidentelle de création poétique arbitraire : "les outils les armes"!
Alors, je répète ma question : vous préférez avec moi la poésie d'Arthur Rimbaud qui écrit "les armes les autels" ce qui est cohérent quant à son propos ou avec toutes les éditions du livre Une saison en enfer la poésie d'un ouvrier-typographe de la rue aux Choux à Bruxelles ! Une fois, deux fois, trois fois !

Une saison en enfer annotée !

Le livre Une saison en enfer a été composé d'avril à août 1873 selon le témoignage de l'auteur lui-même ! Une lettre à Delahaye de mai 1873 souvent nommée "la lettre de Laïtou" confirme cette assertion, puisque Rimbaud y confie que depuis son arrivée à Roche il s'est astreint à un travail régulier qui consiste à concevoir un livre qui lui permettrait de surmonter l'impasse d'écrivain banni et sans publication significative antérieure dans laquelle il se trouve, "Mon sort dépend de ce livre" écrit-il ! Il s'agit d'une suite d'environ neuf histoires atroces dont trois sont déjà composées ! Le titre provisoire oscille dans son esprit entre "livre nègre" et "livre païen" ! Les histoires qu'il crée supposent une bêtise et une innocence qui tourneraient au fléau ! La notion d'innocence doit être surmontée et l'auteur a déjà l'idée d'un drame faustien, ce qui l'amène à solliciter l'envoi du Faust de Goethe qu'il ne peut se procurer là où il se trouve, il est question également de "traduct. de Shakespeare", mais il ne s'agit plus alors que d'une acquisition éventuelle, en fonction du catalogue de la collection éditoriale visée, la Bibliothèque populaire, et le propos est plus vague : les diverses pièces de Shakespeare s'apparentent plus à un simple souhait d'innutrition littéraire.
Citons pour mémoire les extraits clefs :
    Quelle chierie ! et quels monstres d'innocince, ces paysans.    .   .  .  La mother m'a mis là dans un triste trou.  Je ne sais comment en sortir : j'en sortirai pourtant. Je regrette cet atroce Charlestown, l'Univers, la Bibliothè .  , etc. Je travaille pourtant assez régulièrement : je fais de petites histoires en prose, titre général : Livre païen, ou Livre nègre.  C'est bête et innocent.  Ô innocence ! innocence : innocence ! innoc...  fléau !
    Je n'ai rien de plus à te dire,, la contemplostate de la Nature m'absorculant tout entier. Je suis à toi, ô Nature, ô ma mère !
    Je suis abominablement gêné .  Pas un livre, pas un cabaret à portée de moi, pas un incident dans la rue .  Quelle horreur que cette campagne française.  Mon sort dépend de ce livre pour lequel une demi-douzaine d'histoires atroces sont encore à inventer.  Comment inventer des atrocités ici ? Je ne t'envoie pas d'histoires, quoique j'en ai déjà trois, ça coûte tant !
   Prochainement, je t'enverrai des timbres pour m'acheter et m'envoyer le Faust de Goethe, Biblioth.  populaire .  ça doit coûter un sou de transport.
On constate que l'élaboration du livre est plusieurs fois ramenée à une comparaison avec la situation présente du poète. L'innocence qu'il réprouve chez les paysans a son répondant dans ce qu'il crée et se trouve présentée comme un véritable fléau, tandis que s'impose à notre esprit le lien étymologique entre les mots "paysans" et "païen". Le poète parle de sortir du "triste trou", ce qui fait songer à tant de tentatives d'escapades narrées dans Une saison en enfer.  On observe également une liaison frappante entre le regret de la ville natale "atroce" avec son café et sa bibliothèque et l'invention des "histoires atroces", ce que conforte bien l'idée que les atrocités ne s'inventent pas dans un "triste trou", et il faut bien souligner ici le rapport affectif paradoxal à sa ville de Charleville, qu'il faut distinguer de ce que nous retenons d'habitude le rejet de l'isolement provincial pour Paris ! Ici, toute atroce qu'elle est, la ville aimante le désir du poète par réaction à une campagne innocente, trop tranquille et imperturbable ! Ce mépris est l'occasion de railler parodiquement le rousseauisme et le romantisme en termes obscènes de son invention : "contemplostate" et "absorculant". Il convient d'autant mieux de s'imprégner du discours de cette lettre que dans Une saison en enfer le poème L'Eternité est présenté comme "une expression" "de joie" "bouffonne et égarée au possible", ce qui n'empêchera pas le poète de considérer en conclusion de sa relation infernale qu'il est un paysan "rendu au sol" "avec un devoir à cherche".
Maintenant, il faut bien cerner que la logique des pensées de Rimbaud ne va pas du Faust à son projet de livre, mais de son projet au Faust de Goethe, ce qui veut dire que le projet est d'emblée abordé comme faustien, mais sans que l'imprégnation du modèle allemand ne s'impose et, d'ailleurs, il reste à prouver qu'il ait obtenu et lu l'ouvrage sollicité dans les deux, trois mois qui ont suivi !
Les brouillons conservés par Verlaine nous apprennent que le projet avançait : à tout le moins les sections Mauvais sang, Nuit de l'enfer et Alchimie du verbe. Les comparaisons entre ces brouillons et l'état définitif des parties correspondantes dans Une saison en enfer montrent que les développements sont demeurés sensiblement les mêmes, l'auteur s'attache surtout à perfectionner le style, l'expression ! Aucune altération sensible du projet ne saurait être constatée à partir de la date du 10 juillet 1873, quand Verlaine tire sur Rimbaud.
Les éditeurs de Rimbaud pensent le plus souvent que celui-ci a complètement révisé son projet suite au drame de Bruxelles ! Ainsi, Louis Forestier, dans l'ancienne édition de 1992 pour la collection Bouquins, déclare qu'il "serait étonnant que l'on n'y lise pas /dans la saison/ des réminiscences des récents événements vécus par l'auteur" Et il pose l'hypothèse suivante : "Peut-être ces souvenirs sont-ils d'ailleurs moins d'ordre biographique que moral et spirituel." La comparaison avec les brouillons ne permet en aucun cas d'abonder dans son sens et son raisonnement qui demeure fortement hypothétique, qui n'est étayé par rien de précis, ne peut s'appliquer qu'aux sections pour lesquelles aucun brouillon ne nous est pas parvenu, mais dans l'absolu rien ne permet de dire si les autres sections ont été pensées, ébauchées, composées, rédigées même avant ou après le 10 juillet ! La même remarque formulée autrement se trouve dans son commentaire commun aux éditions en Poésie Gallimard et Folio classique : "On le voit, si la rédaction d'Une saison en enfer déborde l'événement biographique que constitua la rupture avec Verlaine, il serait surprenant qu'un souvenir n'en reste pas dans le volume au moment où Rimbaud le reprend et l'achève en août." J'ai déjà traité dans un précédent article des nombreuses failles regroupées en quelques lignes dans la citation suivante des notes de Pierre Brunel pour l'édition du centenaire d'Alain Borer, chez Arléa :

    Commencé à Roche, au printemps, quand il n'était encore que "Livre païen" ou "Livre nègre" )voir la lettre à Delahaye, p. 322), l'ouvrage ne fut achevé, toujours à Roche, qu'au cours de l'été, et après l'incident de Bruxelles. Rimbaud y avait sans doute travaillé à Londres, après son retour, mais la brouille avec Verlaine fut déterminante, et c'est, si l'on en croit le témoignage de sa soeur Isabelle, dans la rage qu'il termina la rédaction. On voit clairement comment, à partir des brouillons, un ensemble plus vaste s'organise tandis que s'efface, ou plutôt se stylise, la figure de l'ancien ami.  
L'idée d'un effacement stylisé de la figure de Verlaine ne me paraît pas aller de soi, cette idée me paraît tomber ici comme un cheveu sur la soupe ! Les termes modalisateurs "sans doute" "si l'on en croit" tendent fort heureusement à nous tenir prévenus contre certaines affirmations de cette citation : "la brouille avec Verlaine fut déterminante" ou "dans la rage qu'il termina la rédaction" ou "un ensemble plus vaste s'organise".  Non, rien ne permet d'affirmer que le projet a connu un infléchissement imprévu après le 10 juillet, rien ne permet d'affirmer que l'essentiel de la composition et surtout de la logique de l'oeuvre soient postérieurs au 10 juillet, rien ne permet d'affirmer que l'oeuvre a été achevée dans la rage, ni qu'Isabelle témoigne sincèrement d'un souvenir réel ! Les brouillons ne montrent pas du tout que l'ensemble s'est agrandi après le 10 juillet, puisque ces brouillons ne se présentent pas comme un ensemble complet, refermé sur lui-même !
Dans l'édition de la collection La Pochothèque pour Le Livre de poche, Pierre Brunel rédige une nouvelle notice qui renforce la même conviction : "Suivant l'incident du 10 juillet 1873 dans Bruxelles devenu le lieu d'un drame, Une saison en enfer est une oeuvre de la rupture : le passé récent est rejeté : la Vierge folle et son compagnon d'enfer forment un couple grinçant, celui de "Délires I". C'est surtout une oeuvre de rupture, même si elle a été préparée, dès le printemps de cette année-là, par les "histoires atroces"  ..." Le commentaire précise encore : "Au cours de l'été, le texte a sans doute été rédigé dans la rage. Mais l'ouvrage a été très travaillé."
Malgré une élaboration sur plusieurs mois qui n'est pas contestée, le livre est présenté comme faisant suite au drame du 10 juillet, ce qui amène à confondre la succession de deux faits avec un enchaînement causal, ce qui ici n'est pas acceptable : le 10 juillet arrive tard dans l'élaboration du livre qui s'inscrit entre les mois d'avril et août. Rien ne permet d'assimiler l'idée de rupture du livre à la dite "rupture" du 10 juillet, comme l'écriture rageuse est clairement assimilable à celle de la lettre à Delahaye en mai et rend défiant à l'égard d'une assimilation à une rage d'une autre nature causée par la commotion du drame bruxellois ! Les "histoires atroces" sont assimilées à une oeuvre préparatoire et non au premier jet du futur livre Une saison en enfer, mais qu'est-ce qui permet de dire que les trois histoires déjà écrites ne sont pas à peu près tels quels les récits que nous trouvons dans Une saison en enfer. Les brouillons qui nous sont parvenus rendent plausible cette hypothèse ! Le brouillon de Mauvais sang qui nous est parvenu joint les sections 4 et 8 sans solution de continuité, ce qui indique que le récit de l'assimilation du poète à un nègre était probablement autonome et a été inséré ensuite dans le corps d'un autre récit, ce qui laisse entendre que Mauvais sang serait la fusion de deux, sinon trois récits, en un seul ! Les trois premières parties de Mauvais sang ne nous sont pas parvenues sous forme de brouillons et nous ignorons s'il faut les considérer comme liées ou non au récit des sections 4 et 8 qui donc à l'origine, sur les brouillons qui l'attestent, formaient un seul corps de récit, une suite continue ! Les sections 5 à 7 ne nous sont pas parvenues sous forme de brouillons non plus, mais on comprend que formant un seul récit elles ont été introduites quelque peu abruptement à l'intérieur du récit des sections 4 et 8 des brouillons, elles se sont intercalées ! Voilà pourquoi Mauvais sang peut être la réunion de deux ou trois récits initiaux ! Quand Rimbaud écrit à Delahaye, il y a fort à parier qu'il se félicite d'avoir déjà écrit le futur texte de Mauvais sang, éventuellement celui de Nuit de l'enfer qui amorce très précisément l'idée faustienne du pacte infernal contre l'innocence !
Quant à la rage avec laquelle Rimbaud aurait écrit son livre, il convient de lui donner des contours ! Par son témoignage, Isabelle entend superposer l'idée d'une écriture qui témoigne par ses procédés d'un état rageur à la souffrance insupportable provoquée par le drame de Bruxelles, mais la plupart des parties les plus rageuses d'Une saison en enfer se concentrent dans la première moitié du livre et les trois principales ont été écrites avant le 10 juillet, puisque Verlaine avait conservé des brouillons de Mauvais sang, Nuit de l'enfer et Alchimie du verbe, avec un texte déjà fort ressemblant à l'état définitif !  Ni l'autorité, ni l'inférence d'Isabelle ne sont recevables et la lettre à Delahaye achève de confirmer que la rage d'écriture n'a rien à voir avec le 10 juillet, puisqu'en mai Rimbaud la pratique explicitement à la fois selon un tout autre ordre d'idée et en conformité avec le projet qu'il a lancé, la citation suivante est une preuve sans appel : "C'est bête et innocent. O innocence ! innocence, innocence, innoc..., fléau !" Ce n'est pas la poésie de Rimbaud selon Isabelle qu'il faut admirer, c'est la poésie d'Arthur telle qu'il nous la présente ! Avec la citation que je viens de faire, je ne peux pas être plus clair quant à la portée réelle de l'oeuvre et quant à la date "déterminante" du projet ! Le projet date d'avril 1873 et le drame de Bruxelles est probablement un fait accessoire dans la genèse de l'oeuvre. Quant à la section Vierge folle, rien ne prouve qu'elle est issue de la rupture du 10 juillet, d'autant qu'elle n'y correspond en rien ! De datation inconnue, sa rédaction est peut-être bien au contraire la cause de la fuite de Verlaine à la fin du mois de juin et donc du drame de Bruxelles lui-même, hypothèse complètement escamotée par les convictions impérieuses qui font actuellement consensus ! Car, si, en effet, l'idée de transposition de Verlaine en Vierge folle, interprétation traditionnelle probable du texte rimbaldien, suppose une situation d'échec, la fuite de Verlaine en juin permet de dire que cet échec n'a pas attendu le 10 juillet pour affleurer à la conscience de Rimbaud.
Dans la Notice qu'il livre dans son édition de la Pléiade en 2009, André Guyaux adopte pour sa part une position originale quant à la lente élaboration du projet :

   Une date figure au bas du texte : "avril-août, 1873", mais la genèse de cette autobiographie fragmentée a pu être plus longue. Un dessin de Verlaine que l'on n'a jamais retrouvé, mais que Charles Houin décrit représentant Rimbaud dans un café, devant son verre, portait cette légende : "Comment se fit la Saison en enfer, Londres, 72-73."   

   Cette thèse a été également soutenue récemment par Yves Reboul, dans son livre Rimbaud dans son temps, et elle nous éloigne clairement de la phrase de Louis Forestier à laquelle j'adhère pleinement : "Celui-ci /le livre que nous connaissons/ porte d'ailleurs des dates qu'aucune raison ne permet de mettre sérieusement en doute : avril-août 1873." Et Forestier s'appuie comme moi sur la lettre à Delahaye de mai 1873 ! Le dessin et sa légende ne posent pas véritablement problème, il fait même écho au regret du café de l'Univers dans la lettre dite "de Laïtou" ! Il s'agit d'un dessin railleur qui montre le lien désobligeant de la poésie rimbaldienne à la beuverie et que l'idée de gestation de l'oeuvre s'étende à l'année 1872 dans l'esprit de Verlaine n'est en rien problématique ! Il suffit de savoir distinguer la création d'une oeuvre en cinq mois et une période de temps plus longue pendant lesquelles les idées du poète ont pu mûrir, sauf que le dessin satirique les met sous le signe de l'abrutissement alcoolique de portée tragique !
     Mais, contradictoirement, André Guyaux poursuit sans transition sa présentation en défendant justement l'idée que le projet n'était pas encore bien établi en mai 1873, il affirme que "écrivant à Delahaye, l'auteur n'a pas encore bien fixé son sujet", ce que la lettre ne permet pas de constater du tout. Le critique développe pourtant une analyse plus nuancée, mais il semble affirmer l'influence décisive du 10 juillet sur la composition de Vierge folle :
     On a pu imaginer que  .  .  . le psychodrame et son issue tragique à Bruxelles, qui ont une implication immédiate dans "Vierge folle", avaient déterminé l'état d'esprit qui fit aboutir l'oeuvre : Rimbaud fait allusion aux événements de Bruxelles dans la page liminaire de son livre - "tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac !" - et dans L'Eclair - "Sur mon lit d'hôpital" -, c'est-à-dire dans des parties ou des moments de l'oeuvre qui peuvent coïncider avec la mise au net et l'achèvement.
L'idée d'infléchissement du projet est bien envisagée comme une frêle hypothèse, mais la proposition relative à propos de "Vierge folle" est formulée au présent de l'indicatif "ont" et non au conditionnel "auraient une implication immédiate" ! On a vu pourtant plus haut que j'estimais plausible la composition explosive en juin de Vierge folle et que je l'envisageais comme un élément déclencheur de la crise ultime entre les deux poètes ! Il serait absurde de nier le caractère allusif du "dernier couac" et du "lit d'hôpital" ! Même en imaginant que les premières ébauches de la prose liminaire et du texte L'Eclair aient été elles-mêmes antérieures au 10 juillet et qu'elles aient contenu précisément les mêmes mentions, ce qui reste envisageable après tout, il est certain que lors de la mise au net Rimbaud ne peut pas manquer de songer qu'il vient effectivement tout récemment de frôler la mort et de passer un séjour à l'hôpital suite à cela ! Toutefois, tandis que pour la justice la blessure au poignet qui vaut à Rimbaud un séjour à l'hôpital est supposée avoir entraîné un empêchement de travailler en tant qu'écrivain, ce qui est libellé sur l'acte d'accusation du procès de Verlaine, l'idée de relation à la mort traverse tout le livre ainsi du manque de courage à aimer la mort et ce thème est associé à celui de la charité, comme dans le poème Les Soeurs de charité qui lui date de juin 1871 et exclut l'influence du coup de feu bruxellois ! Faut-il penser que Rimbaud a retouché plusieurs endroits de son livre pour introduire comme motif le fait de braver la mort, ce qui serait d'ailleurs assez hypocrite quand on sait qu'il s'est réfugié près d'un agent de police lorsqu'il s'est senti à nouveau menacé ! La thèse a du mal à dépasser le stade de la spéculation ! Finalement, en concédant le caractère allusif des deux extraits ciblés, il convient de dissocier l'allusion gratuite dans le texte de la logique du récit qui elle a un sens très précis, bien construit, dont on ne peut que considérer le caractère radicalement incompatible avec le fait biographique !
Dans la prose liminaire, Rimbaud emploie l'expression "dernier couac" qui veut dire "ultime fausse note", le contexte permettant de comprendre qu'il est question de la dernière faute conduisant à la mort ! Le texte est très précis en ce sens, tout le récit orchestre cette idée d'une déchéance qui mène d'erreur en erreur au trépas, et Satan nous déclare clairement que tel est le projet : "Gagne la mort avec tous tes appétits et tous les péchés capitaux !" Cela ne correspond pas au plan biographique où Verlaine tire sur Rimbaud, puisque celui-ci n'est pas en train de commettre une ultime faute, ni en train de tenter la mort par ses actions répréhensibles ! Il y a donc bien un hiatus irréconciliable entre le danger de mort réellement vécu et celui mis en perspective dans un récit clairement articulé ! Les amateurs de Rimbaud veulent à tout prix tirer parti du fait biographique au détriment de la lecture, c'est complètement vain comme démarche : allusion il y a, grand bien leur fasse, mais ce n'est pas ça être un lecteur d'une oeuvre poétique !    
Comme si cette allusion au 10 juillet permettait d'éclairer la visée du texte, les notes des éditions courantes ne cessent d'appuyer dessus : "Il est plus que probable qu'il fait allusion au 10 juillet 1873 et au drame de Bruxelles" Steinmetz pour l'édition Garnier-Flammarion, "Le 10 juillet 1873 à Bruxelles est l'hypothèse la plus séduisante et finalement la plus satisfaisante. Encore qu'on soit tenté de renoncer à la chronologie réelle au profit de la chronologie de la fable : dans "Délires II", "l'histoire d'une de /s/es folies" conduit Rimbaud aux abords du trépas le dernier couac, plutôt)" Brunel dans la collection La Pochothèque du Livre de poche, "Couac : le mot a normalement le sens de fausse note, et renvoie à la disharmonie. Comme le fait observer Danièle Bandelier, c'est couic qui symbolise le fait de tordre le cou )Se dire et se taire, l'écriture d'Une saison en enfer, A la Baconnière, 1988, p. 56, n. 10). L'allusion à l'incident de Bruxelles paraît difficile à éviter" Brunel dans une note de l'édition du centenaire, "Allusion aux coups de revolver et aux menaces de Verlaine à Bruxelles, le 10 juillet 1873" Guyaux dans l'édition de la Pléiade en 2009. Bien que son commentaire déclare sa confiance dans le témoignage d'Isabelle Rimbaud, Suzanne Bernard ne propose pas de note pour éclairer le sens du "dernier couac" dans l'édition des Oeuvres de Rimbaud pour la collection Classiques Garnier et révisant son ouvrage André Guyaux n'en a pas ajouté quant à l'édition mise à jour en 2000.
Sur son site qui joue un rôle important dans la diffusion d'une lecture consensuelle de l'oeuvre de Rimbaud, Alain Bardel affirme dans sa rubrique sur les interprétations du prologue que l'allusion au coup de pistolet "est tellement évidente que tous les spécialistes ont fini par se ranger à cette explication." Et dans les lectures méthodique et linéaire qu'il a proposées en 2004 et 2009 son avis oscille entre la quasi certitude et l'évidence qu'alors il martèle.
Plus lucide, Louis Forestier a précisément écrit ceci dans une note de son édition des Oeuvres complètes pour la collection Bouquins, mais attention je traite de l'édition de 1992, ne possédant pas celle révisée bien plus récente : "Le dernier couac : deux sens possibles, nullement exclusifs. D'une part : m'étant trouvé près de mourir allusion autobiographique à l'affaire de Bruxelles)  d'autre part )et cette signification paraît plus riche) : m'étant trouvé près de faire entendre la dernière fausse note, par opposition aux harmonies perdues."  _    
Hélas, il supprime sa petite considération critique "et cette signification paraît plus riche" pour ne plus formuler que l'alternative qu'il envisage lorsqu'il rédige de nouvelles notes pour les collections Poésie Gallimard et Folio classique chez Folio : "On peut donner deux sens à l'expression "dernier couac!"  soit près de mourir )il s'agirait alors de l'affaire de Bruxelles), soit près d'émettre une fausse note )il s'agirait alors de l'incapacité à écrire)."
L'alternative n'est plus exactement la même, ou alors je n'ai pas compris que faire entendre une fausse note opposable à des harmonies perdues, c'est se retrouver incapable d'écrire ! Mais peu importe !
Ce qui importe, c'est que ce dernier critique convoqué a perçu l'importance du motif de la fausse note, il dit que la signification poétique en est plus riche, et il a proposé une alternative en précisant qu'elle n'était pas exclusive !
Je prétends ainsi résoudre la question : le dernier couac est bien une dernière fausse note, mais pas au plan artistique, au plan moral, il s'agit de la dernière fausse note d'un être livré à Satan et qui prétend tomber au néant de par la loi humaine ! En contexte, la fausse note se comprend aisément comme condamnation à mort, n'ayant même pratiquement guère besoin de mobiliser l'équivoque entre les mots "couac" et "couic" pourtant bien sensible dans l'économie tactique des effets visés par le poète !
Les preuves de ce que j'avance sont dans la prose liminaire elle-même, il suffit de la relire, et parmi ces preuves le mot de Satan "gagne la mort" n'est que la plus évidente, mais elle n'est en rien la seule !
J'évoquais tout à l'heure avec scepticisme l'idée d'un remaniement du texte postérieur au 10 juillet où Rimbaud aurait alors introduit le motif de la mort ! Or, les brouillons que détenait Verlaine le véhiculaient déjà ce motif. Je livre ici quelques transcriptions personnelles de ces brouillons n'ayant à ma disposition que le fac-similé du catalogue de la vente Jacques Guérin pour m'exercer ici à un rapide effort de déchiffrage : 

Plutôt, /mot illisible biffé/ éviter la /deux mots biffés différemment sans qu'on ait trop vite à préjuger de leur liaison nom adjectif : main brutale/ stupide justice .   de la mort j'entendrais /biffé : ma ?/ les complaintes chantée/s/ /superposition encore à déchiffrer, un mot biffé et bizarrement on croirait lire par-dessus "J'étais"/ /biffé : aux/ dans les marchés.  Point de popularité.

Les transcriptions des éditions courantes sont différentes de la mienne sur certains points ! Pour l'édition de la Pléiade en 2009 ou pour la collection de La Pochothèque en 1999, il n'apparaît pas de point au passage suivant "stupide justice de la mort", ce qui a d'importantes conséquences pour la lecture ! Pierre Brunel a cru voir une mention "souffrir" parmi les transcriptions biffées, mais il en doute en l'accompagnant d'un point d'interrogation et je n'ai nullement compris pourquoi il pensait avoir lu le mot "souffrir" ! Il propose de voir dans la correction illisible qui précède le mot "marchés" de lire "Justice dure", mais j'ai plutôt l'impression d'un mot commençant par "ag" et se terminant par un "e" sur lequel Rimbaud a écrit un "J" majuscule suivi du signe de l'apostrophe et de la forme verbale "étais", la terminaison "ais" étant aussi mal écrite et inclinée vers le bas que dans l'ajout "j'entendrais" à l'extrémité droite du feuillet. L'écriture du mot "Justice" ne me paraît pas plausible, celle de "dure" un peu plus, mais sans rien d'évident, quoique l'idée soit stimulante.    

la dure vie l'abrutissement pur, et puis soulever d'un poing desséché le couvercle du cercueil, s'asseoir et s'étouffer. /biffé : Je ne vieillirai pas/ Pas de vieillesse. Point de /biffé : terreurs/ dangers, la terreur n'est pas française.
Il est question de mort au monde ce qui revient dans "Vierge folle", de refus de la vieillesse, de "s'étouffer" et la formule "la terreur n'est pas française" réécrit la phrase de Napoléon Premier : "Impossible n'est pas français", mais elle est quelque peu surprenante et paradoxale quand on songe à la période révolutionnaire de ce nom !

Allons, feu sur moi. Ou je me rends ! /biffé : A bas/ Qu'on me blesse, je me jette à plat ventre, foulé aux pieds des chevaux. 
Le poète est finalement forcé de marcher dans la vie et le "sentier de l'honneur" que suppose la "vie française", mais nous avons une scène d'amorce de la révolte et fuite qui amène à défier les bourreaux, à mordre la crosse de leurs fusils, à appeler sur soi les fléaux !
Ces relations que nous établissons ne sont pas sans importance ici, puisque notre propos est d'interroger la possibilité d'une influence décisive des coups de feu de Verlaine sur la composition de l'oeuvre, on voit que cette thèse ne profite décidément d'aucun appui textuel ou documentaire fiable !

Jour de malheur ! J'ai avalé un fameux /biffé : verre/ gorgée de poison
Le "poison" n'est sans doute pas le catéchisme comme il m'est arrivé avec d'autres de l'envisager ! Il s'agit d'une image forte d'attirance satanique avec direction vers la mort ! L'expression "jour de malheur" fait écho à la phrase "Le malheur a été mon dieu" de la prose liminaire et la "gorgée de poison" qualifiée de "fameuse" pose le problème de la quantité excessive, ce qui fait écho à la phrase "J'en ai trop pris" au sujet des "pavots" de la prose liminaire toujours ! Même si elle a pu être écrite en dernier, et donc après le 10 juillet, la prose liminaire d'Une saison en enfer reprend effectivement les motifs exploités dans l'oeuvre pour créer un récit métaphorique infernal ! Cela fragilise énormément la thèse d'une nécessaire allusion biographique pour ce qui est de l'expression "dernier couac!" 

Un crime, vite, que je tombe au néant, par la loi /biffé : hu pour humaine / des hommes.
Tais toi, mais tais toi C'est /biffé : le doute/ la honte et le reproche, /biffé : qu'on me/ à côté de moi : c'est Satan qui me dit que son feu est ignoble, idiot : et que ma colère est affreusement laide. Assez.  Tais toi : ce sont des erreurs qu'on me souffle à l'oreille /biffé : la/ les magie/s/, /biffé : l'/ les alchimies, les mysticismes, les parfums /maudits/ faux, les musiques naïves, C'est Satan qui se charge de tout cela
J'ai sauté quelques passages qui n'étaient pas significatifs, mais la phrase exprimant la volonté de tomber au néant est capitale ! Le discours est un peu différent de ce que nous trouvons dans le passage sur la "charité" de la prose liminaire, mais il y a une similitude entre une approche de la mort et une réaction de Satan ! Dans la prose liminaire, le poète veut éviter la mort qu'il sent proche et après l'inspiration de la charité qui pousse à la vie, Satan se fâche et invite le poète à gagner la mort. Ici, le poète qui est entré dans la nuit infernale, franchissant une étape nouvelle par rapport au récit de Mauvais sang, en appelle à la mort, mais il fait quand même réagir de colère Satan qui le lui reproche ! Or, comme dans la prose liminaire l'inspiration de la charité rejetée n'est pas qualifiée de chrétienne, la chute dans le néant n'est pas placée ici dans une perspective théologique mais ramenée à une simple loi humaine ! Tout de suite après, la phrase du brouillon "Alors les poètes sont damnés" montre que l'aspiration à un néant de par la loi humaine est un moyen d'échapper à l'enfer et à Satan, ce qui explique sa colère, le néant de la loi humaine n'est pas la mort du damné ! On remarque également qu'à la réconciliation avec le festin ancien comme solution répond ici la prétention illusoire aux pouvoirs merveilleux du poète, lequel est un concurrent sulfureux pour les prêtres !

Je me permets d'abréger le relevé pour ce qui est du brouillon d'Alchimie du verbe, en me contentant de citations plus significatives : "J'avais bien autre chose à faire que de vivre", "Je me trouvais mûr pour /biffé : la mort/ le trépas et ma faiblesse me tirait jusqu'aux confins du monde et de la vie, où le tourbillon dans la Cimmérie noire : /biffé : parmi/ patrie des morts", "sa dent, douce à la mort, m'avertissait avec le chant du coq."   

Décidément, nous avons bien affaire à une idée constante !

En considérant que Rimbaud a complètement revu la perspective de son projet de livre suite au 10 juillet 1873, on réduit la portée des considérations importantes à extraire de la lettre à Delahaye et on tend à ne les appliquer qu'à une partie de l'oeuvre, essentiellement Mauvais sang, mais encore on introduit une dimension de sens plus complexe que l'oeuvre ne manifeste pourtant pas explicitement, ce qui fait que le lecteur court toujours après la signification biographique de la rupture avec Verlaine, quand il pourrait apprécier le sens littéral pour lui-même ! Il faut l'admettre : la lecture que je propose pour le "dernier couac !" considère le texte tel qu'il est, consiste à constater que le récit nous mène par étapes d'une situation à une autre et qu'il y a plein de rapprochements à faire, les échos entraînés par les reprises des mêmes motifs éclairant le sens, permettant de l'expliciter judicieusement ! C'est ça, la lecture !
Et quand j'exploite des documents antérieurs au 10 juillet, les brouillons et la lettre à Delahaye, je donne une quantité élevée d'arguments précis pour dire que le projet a été bien conçu en avril et non en juillet !
Il me tarde que mon opinion soit enfin prise en considération : les lecteurs ont visiblement beaucoup à y gagner ! Toutes ces publications sur Rimbaud n'ont-elles pas pour objectif de permettre au public de mieux comprendre et approfondir sa lecture ? Pourquoi la situation demeure-t-elle ainsi coincée ? A quoi ça rime ?

Les annotations concernant l'envoi à Satan qui lance Une saison en enfer appellent encore quelques autres mises au point ! pour ce qui est des guillemets qui ouvrent le texte et ne se referment jamais, Pierre Brunel a écrit pertinemment dans l'édition du centenaire, L'Oeuvre-Vie d'Alain Borer : "Comme plusieurs commentateurs l'ont signalé, le texte s'ouvre sur des guillemets qui ne se referment pas. Le fait, qui peut s'expliquer par une simple négligence typographique, mérite peut-être d'être commenté."

Le sceptique "peut-être" est bien venu, mais la négligence typographique, quelle est-elle ? On aurait oublié de refermer les guillemets. Je vous mets au défi de refermer les guillemets avec adresse à l'intérieur de la prose liminaire ! On ne peut guère que dérisoirement songer à mettre des guillemets à la fin soit de la prose liminaire, soit à la toute fin du livre, sans aucun intérêt subtil apporté à la compréhension de l'oeuvre !
En réalité, Christophe Bataillé, dans un article paru dans la revue Studi francesi, a envisagé que l'imprimeur de la rue aux Choux était spécialisé dans l'impression de pages juridiques dont un grand nombre commençait par des guillemets : il propose une thèse séduisante selon laquelle la casse des guillemets fut laissée par erreur sur la plaque utilisée pour établir cette fois le texte de Rimbaud ! Les guillemets seraient étrangers à ce texte, et cette thèse a le mérite de nous épargner des thèses franchement inutiles sur la propulsion initiale du livre dans l'oralité du discours tenu.
Dans le même ordre d'idées, certains commentaires affirment que les "petites lâchetés en retard" seraient une oeuvre littéraire, en particulier les poèmes en prose des Illuminations, cette thèse est celle d'André Guyaux dans l'édition de la Pléiade en 2009 : elles seraient les "projets littéraires que le temps consacré à Une saison en enfer a provisoirement éloignés, peut-être aux poèmes en prose des Illuminations". Mais, comment un écrit qui parle d'enfer ne serait-il qu'un maigre expédient pour attendre une oeuvre qui elle ne se veut pas spécifiquement satanique ! Satan attendrait avec plus d'impatience la lecture de Génie, Aube ou Métropolitain ?
Quel intérêt Rimbaud, puisque le pas de l'identification du poète qui parle au poète auteur est franchi, quel intérêt Rimbaud aurait-il à dire qu'une autre oeuvre va arriver, qu'il s'adresse aux lecteurs ou bien qu'il s'adresse à Satan ?
Et le texte ne serait-il pas maladroit ? Le poète détacherait des feuillets d'un carnet rempli d'autres écrits en annonçant qu'il a encore d'autres écrits à proposer !
Tout se passe comme si cette idée était à sa place, comme si le plus naturellement du monde Homère avait pu écrire au seuil de son Iliade, au beau milieu de la célèbre invocation à la Muse, qu'il offrait ceci en attendant d'offrir L'Odyssée : voici déjà une oeuvre en attendant la prochaine ! Je veux bien que ce ne soit pas exclu et il arrive que des préfaces d'auteurs annoncent un plus gros ouvrage pour une autre occasion, mais les Illuminations dédiées à Satan ce n'est pas des plus clairs !
Cette hypothèse de "lâchetés" comme "textes" est encore partagée par Steinmetz qui la présente même comme une évidence dans une note de l'édition qu'il a concoctée pour Garnier-Flammarion : "Ces mots laissent entendre d'autres textes où certains critiques, non sans vraisemblance, ont voulu voir les poèmes en prose des Illuminations." Et Forestier affirme la même chose dans son édition pour la collection Bouquins : "la tournure ironique désigne vraisemblablement des oeuvres littéraires réalisées ou sur le point de l'être". Il n'en démord pas, mais formule l'idée de manière plus prudente dans sa note en Poésie Gallimard : "Les 'petites lâchetés en retard' peuvent désigner les projets d'ouvrages laissés en souffrance", "peuvent" dit-il cette fois avec réserve. Pour l'édition dans la collection des Classiques Garnier, Suzanne Bernad abonde aussi en ce sens : "S'agit-il )puisque ces feuillets doivent venir en attendant) de poèmes promis par Rimbaud à Verlaine?" et on apprécie au passage la cocasse assimilation de Satan à Verlaine. Un ajout d'André Guyaux renchérit sur cette note dans la version mise à jour en 2000 : "Il n'est pas exclu, en tout cas, qu'il s'agisse des Illuminations, ce qui signifierait qu'au moment où Rimbaud écrit la Saison, ses poèmes en prose restent en attente, en réserve."
C'est Pierre Brunel qui voit juste quand il écrit en note dans l'édition de L'Oeuvre-Vie : "Il est plus que douteux qu'il s'agisse là d'une allusion aux Illuminations, comme le veulent certains commentateurs." Et Pierre Brunel ne pense pas même à des textes écrits, puisque dans l'édition de la collection La Pochothèque en 1999 il se contente d'une note lacunaire "les remords" pour définir ce que sont les "quelques petites lâchetés en retard", il a bien compris comme il le dit dans une autre note de son édition au Livre de poche que "le damné demande un sursis au démon : avant de se livrer à lui, il va lui livrer, pour apaiser son appétit, les "quelques feuillets" qui vont suivre." Il y a toutefois que la traduction de "lâchetés" par "remords" me paraît une surinterprétation et qu'il me semble plus simple de considérer que le mot "lâchetés" est à prendre dans son sens moral premier, il n'avait pas à être lu de manière métaphorique, son emploi était parfaitement compréhensible dans le contexte créé par le récit ! Et même on en tire encore un plaisant effet de tension entre le reproche que va se faire le poète de "manquer du courage d'aimer la mort" et ici l'idée que le chemin qui mène à Satan est fait de "lâchetés", mais surtout Rimbaud ne devait pas vendre la mèche dès la première page de son livre et le don narquois à Satan permet au poète d'entretenir le mystère sur la fin de son récit : la prose liminaire annonce un abandon à Satan qui suffit à considérer que la religion est d'emblée hors course )"Cette inspiration prouve que j'ai rêvé"), mais il y aura un pied-de-nez avec une fin donnée à la relation infernale et une confirmation alors du titre paradoxale alliant les mots "enfer" et "saison".     
  
Je combats évidemment l'idée que la Beauté au début du livre corresponde aux deux portraits de la Beauté fixés dans deux poèmes distincts des Fleurs du Mal ! Si on peut penser à Baudelaire au sujet des parfums faux ou maudits, au sujet de la quête de la Beauté dans Alchimie du verbe, il faut considérer que la Beauté au tout début du livre Une saison en enfer participe du festin "où s'ouvraient tous les coeurs" et que son refus va de pair avec le combat contre la justice et les vertus théologales, c'est le discours explicite qui sert d'introduction à Une saison en enfer, et cela rejoint une superposition classique bien connue d'origine grecques, platonicienne, qui superpose le Bien au Beau, qui les confond ! Cette idée était d'actualité avec l'oeuvre de Victor Cousin : Du Vrai, du Beau et du Bien ! Cette équation est clairement ciblée par Rimbaud dans Matinée d'ivresse, avec une formule que les rimbaldiens ont encore une fois rapprochée malgré l'anachronisme d'un passage de Baudelaire, des Fusées précisément, avant d'y renoncer : "Ô mon Bien ! Ô mon Beau !"
Ce qui est insupportable, c'est que les notes des commentaires vous précisent que l'allusion à Baudelaire est évidente, la majuscule initiale à "Beauté" prouverait le fait !
La Beauté est présentée comme une prostituée )"assise sur mes genoux"), mais l'image n'est pas d'origine baudelairienne, le critique Antoine Fongaro l'a relevée dans La Maison du berger d'Alfred de Vigny !
Dans tous les cas, la cohérence du texte que nous lisons doit primer avant d'affirmer comme certaine une source hypothétique !
 Il y a enfin un passage qui mérite une élucidation complète, précisément celui sur la charité !

    La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !    "Tu resteras hyène, etc...", se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. "Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux."
Dans la mesure où les "pavots" sont des plantes réputées procurer le sommeil et donc provoquer les rêves, Pierre Brunel a formulé dans son édition philologique d'Une saison en enfer, parue en 1987, que le démon se récriait contre la phrase précédente "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé!", laquelle phrase rejetait la charité, ce qui amenait à considérer que la charité, vertu théologale, était une séduction du démon lui-même. La charité n'est pas l'affaire de Satan, mais de Dieu, et cette anomalie du commentaire a fait réagir un critique Jean Molino qui a proposé à son tour sa solution ! Le démon se récrierait à cause du rejet du rêve, l'inspiration étant elle acceptée, mais le rêve serait celui des violences décrites auparavant dans le texte ! Pourtant, la phrase accompagnée d'un tiret expressif fait corps dans un mince alinéa avec la phrase "La charité est cette clef", tandis que ce n'est pas les violences qui sont suspectes dans le texte, mais le "festin" lui-même dont le souvenir n'est pas certain "Jadis, si je me souviens" et le poète dit bien "j'ai songé" quand il déclare vouloir renouer avec le festin premier et heureux ! Et Molino va jusqu'à prétendre que la charité n'est pas la vertu théologale, puisqu'amené à considérer que la solution de la charité comme clef est approuvée par Rimbaud il convient encore de s'accorder avec ce que nous savons des déclarations hostiles du célèbre poète ! Le problème, c'est que le texte joue à affronter les péchés capitaux aux vertus théologales, et cela se poursuit dans Mauvais sang !
La thèse de Molino soulève finalement plus d'objections immédiates que celle de Pierre Brunel, bien que la note d'André Guyaux semble y adhérer dans l'édition de la Pléiade :

"S'il est vrai que 'la charité est cette clef', alors cela prouve qu'auparavant je rêvais", observe Jean Molino, qui réfute l'interprétation assimilant cette "charité" à la charité chrétienne et opposant, de part et d'autre du tiret, la "charité" )chrétienne) à l' "inspiration" qui préside à l'oeuvre )"La Signification d'Une saison en enfer", dans Dix études sur "Une saison en enfer", éd. André Guyaux, Neuchâtel, A La Baconnière, 1994, p. 24-28 : voir aussi Jean-Luc Steinmetz, "La Cruelle Charité d'Arthur Rimbaud", Reconnaissances : Nerval, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, Nantes, C. Defaut, 2008, p. 307-329).
   Je n'ai pas pu prendre connaissance de l'article de Steinmetz mentionné ici, et il ne commente pas notre extrait dans le volume de 1989 de la collection Garnier-Flammarion qui contient Une saison en enfer. J'ai juste relevé un passage de la notice où il considère contrairement à Jean Molino que l'allusion à "cette vertu d'amour apportée par le Christ et dont saint Paul répandit le message" est évidente, mais qu'étrangement le poète joue à s'en approcher et s'éloigner : "admise, refusée, puis de nouveau considérée, etc."   
Cette évidence est la mienne, Rimbaud joue clairement avec les notions chrétiennes : "Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine", notez le parallèle dans l'emploi de l'adjectif au féminin "humaine" si vous effectuez le rapprochement avec ce que nous commentions plus haut : "Un crime, vite, que je tombe au néant de par la loi humaine" ! "La charité est cette clef", "Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux", "D'eux, j'ai : l'idolâtrie et l'amour du sacrilège" "tous les vices, colère, luxure, - magnifique, la luxure : - surtout mensonge et paresse", "J'attends Dieu avec gourmandise", "charité ensorcelée", etc. Rimbaud est même fort insistant sur le sujet ! Et en étant opposée à la mort, la "charité" ne saurait être autre chose que la promesse de vie chrétienne dans un texte où on s'inquiète de la damnation éternelle !

Il n'y a qu'une solution, il faut reprendre la lecture d'ensemble du prologue en paraphrasant les endroits supposés obscurs :

Jadis, si je me souviens bien /car c'est peut-être un rêve ou une idée insidieuse qu'on m'a inoculé sur ce passé lointain/, ma vie était /dans la concorde universelle/ un festin où s'ouvraient tous les coeurs, où tous les vins coulaient.
Un soir /indéterminé mais crépusculaire et avant le printemps/, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. - Et je l'ai trouvée amère. - Et je l'ai injuriée.
Je me suis armé contre la justice.
Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous / qui êtes opposées à la justice et la Beauté, qui n'a plus donc de raison d'être identifiée aux figures sataniques baudelairiennes, puisqu'elle est bien plutôt du côté du Bien  la "Muse verte" comme il est dit dans Les Soeurs de charité/ que mon trésor /la "liberté libre" que j'ai au fond du coeur/ a été confié.
Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine /car je ne m'abaisserai même pas à la dire divine cette espérance à laquelle on renonce en arrivant en enfer/. Sur toute joie /nom qui a des résonances chrétiennes, liturgiques/ pour l'étrangler j'ai fait le bond sourd de la bête féroce /tels les loups venus piller un morceau de la bête qu'ils n'ont pas tuée/.
J'ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils /Je ne reculais pas encore devant la mort à ce moment-là/. J'ai appelé les fléaux, pour m'étouffer avec le sable, le sang. /Toujours cette idée de mordre la poussière, d'être terrassé, et de mourir volontairement/ Le malheur a été mon dieu /c'est-à-dire que je le choisissais pour tel/. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l'air du crime /sans prendre l'idée du crime au sérieux pour autant/. Et j'ai joué de bons tours à la folie / qui se croyait chez soi/.
Et le printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot. /Cela ne s'arrangeait pas, le printemps est vie, mais je prenais conscience de ma bêtise et de ma laideur./
Or, tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! /de commettre les derniers faux pas qui conduisent à la mort/ j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien /ancien car il est dévalué dans mon esprit/, où je reprendrais peut-être appétit.
La charité est cette clef. / Cela veut dire que le festin est chrétien./ - Cette inspiration /de la charité comme clef/ prouve que j'ai rêvé /et encore une fois je ne m'abaisserai pas à appeler cette inspiration divine/ ! /car il ne peut pas y avoir un festin de concorde chrétienne, cette projection d'un souvenir de mon passé était en leurre à moi qui "ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme"/
"Tu resteras hyène, etc..., se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots /lui aussi m'a plongé dans le sommeil, mais il le fâche que je recule à l'idée du "dernier couac"/. "Gagne la mort /il ne dit pas : "perds le vie" bien sûr/ avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux."
Ah ! j'en ai trop pris /de ces pavots empoisonnés/ : - mais cher Satan, je vous en conjure /je vous en prie, le jeu de mots sur conjurer le mauvais sort ne s'impose pas spécialement ici/, une prunelle moins irritée ! /vous me faites presque rire, mais certes vous avez raison sur un point vivre c'est apprendre à mourir/ et en attendant les quelques petites lâchetés /bassesses/ en retard !, vous qui aimez dans l'écrivain /le désordre/ l'absence des facultés descriptives ou instructives, je vous détache /un plaisir de gourmet/ ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné /car j'en reste un quand même/.

La paraphrase n'est pas très appréciée, elle a la réputation de ne répéter qu'en moins bien ce que le texte dit magnifiquement, mais son exhibition permet de juger des authentiques commentaires et de voir ceux qui lui résistent : ma paraphrase fait-elle de moi un piètre lecteur prosaïque ou n'ai-je pas la chance en m'abaissant à proposer de la prose paraphrastique d'éprouver ma lecture assurée de l'oeuvre rimbaldienne, car je peux à tout moment lire le texte sans mes ajouts maladroits, ma perception du sens sera exactement la même en ne prenant en considération que les formules de l'auteur ?
Ce qui distingue ma lecture, c'est que je ne considère pas que le démon se récrie pour ce qui est dit dans la phrase précédente sur l'inspiration : intuitivement, je dissocie l'inspiration et le démon en considérant qu'ils entrent chacun en scène, tour à tour, la première pour se saisir de l'aubaine, le second pour s'offusquer de la situation et des atermoiements du poète !
Ma lecture qui est portée par l'exercice de la paraphrase ne soulève aucune objection immédiate à la différence des lectures contradictoires de Pierre Brunel et Jean Molino !

mardi 24 février 2015

La "saison en enfer" : un projet d'avril 1873 ou un projet de juillet 1873 ?

Je tiens d'abord à mettre en perspective mon travail, ma réflexion, par rapport aux principales publications critiques sur Une saison en enfer ! Je vais donc dresser un rapide tableau des écrits sur lesquels se fondent nos idées actuellement sur cette oeuvre complexe, car il y a un blocage que j'entends dénoncer, mais il faut que le public puisse apprécier que jamais les considérations critiques sur le livre de 1873 ne sont parties dans tous les sens ! Il y a un consensus qui se joue sur très peu de choses qui passent inaperçues et ne sont jamais interrogées! Dont acte !

Les éditions courantes récentes du livre Une saison en enfer sont essentiellement accompagnées de notes de l'un des quatre rimbaldiens suivants : Louis Forestier, Pierre Brunel, André Guyaux et Jean-Luc Steinmetz. André Guyaux a remanié le travail de Suzanne Bernard pour les Classiques Garnier et il a proposé la nouvelle édition des Oeuvres complètes de Rimbaud dans la Pléiade. Jean-Luc Steinmetz est l'éditeur des oeuvres de Rimbaud en Garnier-Flammarion depuis le début des années 90 et les rééditions n'ont connu aucun remaniement majeur. Louis Forestier propose sous deux couvertures différentes Folio et Poésie Gallimard deux volumes identiques en fait d'annotations et commentaires, et il est derrière également les deux dernières éditions des oeuvres de Rimbaud dans la collection Bouquins chez Robert Laffont ! Enfin, dans l'édition du centenaire d'Alain Borer chez Arléa nommée "Oeuvre-Vie", les Notes qui concernent Une saison en enfer sont dues à Pierre Brunel, avec deux interventions de Jean-Luc Steinmetz et une autre préliminaire d'Alain Borer.
Pour les universitaires, les livres de référence consacrés à Une saison en enfer forment un groupe de trois depuis les années 80 avec la thèse parue chez José Corti de Yoshikazu Nakaji Combat spirituel ou immense dérision?, l'édition philologique chez José Corti également du livre Une saison en enfer par Pierre Brunel, et enfin un livre d'analyse formelle et linguistique un peu particulier, qui me déconcerte, Se dire et se taire de Danièle Bandelier ! On peut ajouter à cela un certain nombre d'articles divers dans des revues, avec certaines lignes constantes celle qui croit à un combat contre le dualisme de Mario Richter ou celle très portée sur la réflexion philosophique de Hiroo Yuasa ! Peu de recueils d'articles entièrement consacrés au livre Une saison en enfer, si ce n'est vers 1990 celui simplement intitulé Dix études sur "Une saison en enfer"! Vers la fin des années 90, toutefois, Yann Frémy a rédigé à son tour une thèse sur Une saison en enfer, et puis, grande surprise, tout récemment lorsque Rimbaud a fait partie des auteurs au programme de l'Agrégation en 2010 plusieurs articles et recueils d'articles ont enfin paru au sujet de ce livre clef, en même temps d'ailleurs qu'un recueil d'articles toujours sur ce livre Une saison en enfer qui était dirigé par Yann Frémy, mais situé en marge de la préparation au concours : Je m'évade, je m'explique ! Et à son tour Michel Murat a fini par enrichir en 2013 son livre L'Art de Rimbaud de chapitres qui manquaient sur la Saison.
Il faut bien mesurer que même s'il existe un déluge d'écrits universitaires au sujet de la poésie rimbaldienne et même si Une saison en enfer plaît auprès du public, ce livre n'est pas tellement l'objet d'études critiques ! Les trois livres de référence des années 80 trônaient un peu seuls pendant un certain temps et ils n'étaient même pas faciles d'accès et disponibles dans toutes les bibliothèques universitaires du pays. Etudiant à Toulouse, j'ai dû me procurer mes propres exemplaires des deux livres de Nakaji et Brunel parus chez José Corti.
Il y a maintenant le cas des éditions courantes, car vous comprendrez que ce sont les principales sources de nos pensées consensuelles sur l'oeuvre ! Il faut déjà remarquer que les trois éditions sous la houlette de Louis Forestier se répètent : Folio, Poésie Gallimard et collection Bouquins chez Robert Laffont ! On observe aussi que Pierre Brunel, qui a publié un des trois livres de référence sur Une saison en enfer, à savoir une édition philologique précédée d'un essai personnel distribué en chapitres, Pierre Brunel a annoté les deux versions du Livre de poche de 1998 et 1999 )Classiques de poche et Pochothèque), mais aussi la partie consacrée à Une saison en enfer dans l'édition du centenaire d'Alain Borer, ce qui implique inévitablement un certain retour des mêmes conclusions, de la même perception de l'oeuvre.
Enfin, il y a sur internet un site particulier sur Rimbaud, celui d'Alain Bardel qui présente au grand public des comptes rendus des lectures universitaires ou critiques qu'il a pu faire, Alain Bardel propose des synthèses et donne son propre avis en général !
Je me propose maintenant de reprendre les notes et commentaires du livre Une saison en enfer dans les éditions courantes, puisque nécessairement cela tend à influer de manière décisive sur les opinions du lecteur ! Mais le présent article va consister à partir de quelques lignes de notes de Pierre Brunel dans l'édition du centenaire à interroger le consensus qui veut que le tir de Verlaine sur son ami ait été le déclencheur du projet littéraire autobiographique singulier que nous connaissons !
Se fiant à la datation en fin de livre "Avril-août 1873", Pierre Brunel ne manque pas de relier la genèse du livre Une saison en enfer à la description faite à Delahaye par Rimbaud dans une lettre du mois de mai de la même année d'un projet entamé de Livre nègre ou Livre païen, ce qui tombe sous le sens ! Toutefois, pour des raisons qui ne sont pas expliquées et qui mériteraient tout de même un certain recul critique, l'achèvement du livre passe pour plus important que le commencement au printemps ! La thèse soutenue est également que le projet aurait considérablement évolué, le Livre nègre ou Livre païen ne saurait s'identifier au résultat final Une saison en enfer. Il me semble plus prudent de rappeler que par la force des choses nous ne savons pas grand-chose de précis quant au projet initial, et je suis loin de trouver évident que les titres )Livre païen ou nègre face à saison en enfer) puissent s'exclure réciproquement !
Voici ce qu'affirme Pierre Brunel et qu'il faut citer, car l'idée qu'il exprime fait largement consensus et forme un récit consistant composé de plusieurs éléments de détails qu'il faut observer à la loupe :

   Commencé à Roche, au printemps, quand il n'était que "Livre païen" ou "Livre nègre" )voir la lettre à Delahaye, p. 322), l'ouvrage ne fut achevé, toujours à Roche, qu'au cours de l'été, et après l'incident de Bruxelles. Rimbaud y avait sans doute travaillé à Londres, après son retour, mais la brouille avec Verlaine fut déterminante, et c'est, si l'on en croit le témoignage de sa soeur Isabelle, dans la rage qu'il termina la rédaction. On voit clairement comment, à partir des brouillons, un ensemble plus vaste s'organise... 

Pierre Brunel affirme péremptoirement que la brouille avec Verlaine fut déterminante, c'est-à-dire qu'il considère que le "dernier couac" est le coup tiré le 10 juillet et que Rimbaud en fait un argument explicite ayant précipité la rédaction de son livre ! Plutôt que de produire une oeuvre neuve, il aurait recyclé son Livre nègre. C'est la conviction partagée par la majorité des lecteurs et je me doute bien qu'un acte de foi n'est pas facile à contredire, mais le bel édifice est bien fragile en certains points tout de même !
Dans la citation que je viens de faire, on relève l'affirmation selon laquelle le projet n'était pas tellement avancé avant la crise de juillet, ce qui est logique si on pense que c'est le drame entre Verlaine et Rimbaud qui fait le sujet du livre )ce qui n'est pas mon cas). Brunel affirme que Rimbaud n'a sans doute pas tant travaillé à ce livre à Londres, mais ce n'est qu'une hypothèse, et une hypothèse qui peut être démentie par les faits ! Verlaine avait en sa possession les brouillons d'une large partie de Mauvais sang, Nuit de l'enfer et Alchimie du verbe. Rimbaud n'a pas envoyé ses brouillons aux prisons de Bruxelles, puis Mons, où Verlaine consommait sa peine, d'autant qu'il n'en a guère eu le temps, puisque l'oeuvre est déclarée finie en août )début ou fin du mois peu importe) et l'impression date d'octobre !
Nous avons la preuve que la moitié du livre Une saison en enfer était déjà composée avant le drame de Bruxelles et qu'elle ne s'éloignait guère au plan des idées et de la succession des paragraphes du résultat final ! Si je dis "la moitié", c'est que les brouillons sont mutilés, il manque le début de Mauvais sang et le début d'Alchimie du verbe, mais les déchirures confirment que les parties manquantes existent elles-mêmes déjà !
Quelles sont les inconnues ? Le texte liminaire évidemment, les sections cinq à sept de Mauvais sang puisque le brouillon qui nous est parvenu fond les sections 4 et 8 du texte établi dans le livre final !, il nous manque Vierge folle et toute la fin avec les sections souvent plus courtes L'Impossible, Matin, L'Eclair et Adieu !
Ceci dit, on ne peut préjuger de rien ! Les brouillons détenus par Verlaine attestent de certaines compositions avancées, mais elles n'infirment en aucun cas l'existence d'une rédaction londonienne en juin des autres sections ! On ignore quand et comment Verlaine a eu ces brouillons, et pourquoi il les a gardés ainsi ! En tout cas, ils ne semblent pas avoir fait défaut à Rimbaud, encore que peut-être certains détails de ces brouillons lui ont manqué, qu'en sais-je moi-même !
Surtout, puisqu'il est admis que la "Vierge folle" cible quelque peu le compagnon Verlaine, comment se fait-il que cette Vierge folle ne présente pas de point de rencontre avec le Verlaine des événements de juillet ? Pas de tentative de meurtre, pas de chantage fait à l'Epux infernal Rimbaud, pas d'amour en tiers d'une Mathilde, pas de conduite verlainienne de l'action qui fuit, pas d'Epoux infernal qui pleure après son retour en jouant tour à tour la flatterie et le chantage), rien de tout ça ! Si le coup de feu est la source du livre Une saison en enfer, comment expliquer que ce sujet sensible ne soit pas présent dans la section Vierge folle, fût-ce allusivement ? Rappelons que dans le livre définitif, la section Vierge folle se trouve précisément entre Nuit de l'enfer et Alchimie du verbe. Or, les brouillons qui nous sont parvenus, c'est précisément ces textes voisins : une partie de Mauvais sang, le texte de Nuit de l'enfer sous le titre de "fausse conversion" et Alchimie du verbe !
Et le comble de tout cela, c'est qu'on ne peut même pas dire imperturbablement que justement l'absence de Vierge folle prouve qu'il y a eu remaniement du projet suite au drame de Bruxelles, puisque nous n'avons pas les brouillons complets des trois textes, nous n'avons pas tout le début d'Alchimie du verbe, ce qui veut dire que les brouillons ne se suivaient pas l'un après l'autre, nous n'avons même pas une suite continue de brouillons !
Et je vais aller plus loin : Verlaine s'est disputé avec Rimbaud et est parti sur un coup de sang ! Il n'est pas parti parce que son épouse lui manquait, il est parti à cause de Rimbaud qui cherche à s'en excuser dans ses lettres ! Verlaine a daigné nous faire savoir que Rimbaud s'était moqué de lui en le voyant avec un maquereau dans la main, nom "maquereau" qui intéresse le domaine de l'équivoque sexuelle, et Rimbaud avoue des erreurs dans lesquelles il s'entêtait, une mauvaise humeur ! Et Vierge folle est précisément admis comme l'expression d'une mauvaise humeur de Rimbaud qui raille son compagnon d'enfer ! Car ce qu'évacuent, voire escamotent les études critiques du livre Une saison en enfer, c'est que loin d'avoir été précipitée par le drame de Bruxelles l'écriture d'une première ébauche inconnue de Vierge folle était peut-être la cause de l'enchaînement tragique du mois de juillet 1873 ! N'a-t-on pas traité le problème à l'envers ? Il faut au moins envisager la question avant de l'exclure ! Personnellement, je trouve plus convaincante l'idée que le texte Vierge folle ait été élaboré en juin et ait précipité sous une première forme la dispute entre les deux hommes ! Car, ainsi, on comprend mieux que Rimbaud ait publié son texte malgré le 10 juillet, au lieu qu'on lui suppose une composition railleuse postérieure aux événements, et surtout on comprend mieux que le portrait fait par Rimbaud de Verlaine n'envisage pas du tout les aspects pourtant franchement intéressants de juillet 1873 ! Quand il composait Vierge folle, Rimbaud ne songeait visiblement pas au 10 juillet, ce qui l'aurait entraîné dans une bien autre direction, et s'il ne le fait pas, une hypothèse vraisemblable c'est qu'il ne pouvait pas prévoir l'avenir, connaître ce qui allait lui arriver en juillet quand il compose en juin ! Verlaine se montrera très réactif au sujet du "satanique docteur" de Vagabonds, poème cette fois des Illuminations qui selon moi est le testament poétique rimbaldien et le tombeau de la liaison des deux poètes, et Vagabonds correspond mieux à l'idée qu'on peut se faire d'une rupture en juin-juillet entre les deux hommes ! Mais dans Vierge folle il n'est pas question de rupture et conflit, il est seulement question d'un certain poids d'être sensible, d'un mépris pour la pleureuse compagne !
Mon hypothèse vaut autant que celle qui fait consensus à l'heure actuelle, elle se défend avec des arguments qui me semblent bien difficiles à éluder !
Dans tous les cas, il est à peu près certain, à moins de pinailler, que la moitié du livre Une saison en enfer était composée avant le 10 juillet, au vu de brouillons correspondant à trois sections assez longues du livre final ! J'ai d'ailleurs une cartouche en réserve à ce sujet, vous verrez plus bas !
Mais, on peut encore aller plus loin, puisque dans la citation plus haut que j'ai faite nous sommes conviés à nous reporter à la lettre à Delahaye où Rimbaud parle de son projet !
Que dit Rimbaud ? il précise qu'il "travaille pourtant assez régulièrement" ! Il est clair qu'il n'est pas en train de développer des bribes d'idées encore informes ! Il définit un ensemble et parle de plusieurs "histoires", ce qui suppose des trames déjà bien élaborées de petits récits : "je fais de petites histoires en prose, titre general : Livre païen, ou Livre nègre. C'est bête et innocent. O innocence ! innocence, innocence, innoc..., fléau !" Rimbaud ne compose pas des poèmes épars, il compose un livre, le mot "livre" revient trois fois, deux fois sous forme de titres envisageables, et quand Arthur rouvre sa lettre il apparaît une troisième fois pour annoncer un projet d'édition : "Mon sort dépend de ce livre, pour lequel une demi douzaine d'histoires atroces sont encore à inventer" Rimbaud sait qu'il est dans l'impasse, il n'est pas dans une situation favorable pour devenir un écrivain ou poète reconnu, et le choix d'un livre de récits en prose est sans doute quelque peu tactique, c'est bien ce que laisse entendre sa formule : "Mon sort dépend de ..."
Mais ce qui est frappant également, c'est que Rimbaud dit le nombre précis de récits dont il compte encore enrichir le travail en cours ! On ne peut pas réduire le raisonnement de Rimbaud à une évaluation d'un nombre de pages à composer pour un petit volume, ce qui expliquerait qu'il considère qu'il n'ait que six histoires à ajouter, pas plus ! D'abord, il ne compose pas un recueil de poésies, il se lance dans un projet qui n'avait à l'époque pas d'équivalent et il parle vaguement d'ailleurs de livre à histoires atroces ! Il ne se situe pas avec une grande précision dans les genres littéraires : poésie ou récit, nouvelle ou conte, etc. Et justement, que penser de cet autre consensus, à savoir que quand Rimbaud ajoute  en précision dans sa lettre qu'il a déjà composé trois histoires, tous les rimbaldiens font automatiquement le rapprochement avec les huit sections portant un titre du livre Une saison en enfer ! Comment concilier ce constat avec l'idée que c'est le coup de pistolet du 10 juillet qui a été déterminant quant à la conception décisive du livre ? Car le constat n'est pas sot, et c'est effectivement à la lecture de Mauvais sang et Nuit de l'enfer que correspondent le mieux les échos des trois petites histoires déjà composées : thèmes du païen, du nègre et de l'innocence, l'idée d'un rapport fusionnel à la Nature qu'il faut connaître comme il faut connaître le moi, le sentiment d'une bêtise qui situe le poète dans une sphère préservée d'innocence que le baptême va ruiner ! L'idée de l'innocence comme fléau est au coeur elle aussi d'Une saison en enfer ! Il y a décidément une bonne mise en place de grands termes du débat, et comme il y a opposition de trois histoires déjà écrites suite à un travail régulier face à six histoires encore à inventer, il est bon de remarquer que pourtant le brouillon du poète en nègre correspondant aux sections 5 à 7 de Mauvais sang n'était pas entre les mains de Verlaine, alors même que tous les rimbaldiens sont légitimement convaincus qu'il en existait un premier état au vu des confidences de la lettre à Delahaye. On a vraiment l'impression nette que divisé autrement le texte des deux parties de Mauvais sang et Nuit de l'enfer fut composé à Roche en avril-mai 73 ! Rimbaud quittera Roche le 24 mai, mais la lettre date plutôt du début de ce mois d'après les recoupements ! Le mois de juillet, la dispute même avec Verlaine sont encore loin ! Rimbaud a pu pas mal composer pendant les deux mois qui séparent la lettre à Delahaye et la fuite de Verlaine à Bruxelles !
En se reportant à la lettre à Delahaye ainsi que nous y avons été conviés, loin de constater que le projet n'était encore qu'embryonnaire, nous sommes plutôt en train de découvrir que ce que Rimbaud avait rédigé en mai était peut-être déjà très proche de l'état définitif ! Rimbaud a certainement perfectionné son texte, mais on n'a aucune raison pour prétendre que le projet a été complètement transformé au fil des mois, et l'incidence du 10 juillet sur la composition du livre tend de plus à plus à relever d'un mythe biographique plaqué sur un livre qu'on n'a pas su considérer pour lui-même !
Je rappelle que j'ai cité quelques lignes des notes de Pierre Brunel et que présentement j'y reviens sans cesse pour montrer que ces lignes qui sont assimilées en quelques secondes par des milliers de gens posent énormément de problèmes en termes de présupposés critiques, mais tous ces problèmes passent inaperçus ! Or, Pierre Brunel nous prend alors à témoin : "On voit clairement comment à partir des brouillons, un ensemble plus vaste s'organise..." Mais cette opposition n'est pas fondée, nous ne possédons que quelques brouillons, des brouillons discontinus, mutilés, avec des manques ! Nous possédons les brouillons d'une partie de l'oeuvre, point, cela ne suppose en aucun cas le développement d'une oeuvre qui devient plus vaste ! Il n'y a aucun indice d'un projet plus limité, restreint, dans les brouillons ! On ne peut rien préjuger ! Au contraire, les masses sont équivalentes entre les brouillons et les parties définitives correspondantes, voire Rimbaud tend plutôt à élaguer !    
Et, si nous laissons les brouillons pour retourner une ultime fois à la lettre à Delahaye, certes au mois de mai une demi douzaine d'histoires sont encore à inventer, mais Rimbaud semble savoir où il va, il a déjà composé trois histoires, il travaille régulièrement, il évalue qu'il doit encore composer six histoires, peut-être pouvons-nous lui accorder une pensée précise quant à la ligne générale de son oeuvre ? Peut-être qu'il pense déjà à un récit autour du couple, à un récit sur la création poétique, à ponctuer sa relation par un adieu, à développer les "thèmes" de l'impossible, du matin, de l'éclair!
Pour qu'il ait composé déjà trois histoires, il doit bien savoir ce qu'il veut nous dire, il avait alors une idée du parcours à créer !
Car il faudra un jour l'admettre ! On n'en sait rien si le projet a été chamboulé à un quelconque moment, on n'en sait rien: tout cela ne tient qu'à une pétition de principe, le discours d'Une saison en enfer serait né soudainement, en un moment d'inspiration immédiate avec tout son cortège d'idées, du coup de pistolet de Verlaine dont on ne comprend pas alors pourquoi il ne partage pas le titre d'auteur avec Rimbaud ! On brode sur ce qu'on ignore tout à fait, mais du coup au lieu que toutes les hypothèses soient en concurrence, une hypothèse fait consensus et est martelée pour s'imposer dans les têtes des milliers de lecteurs, et les faiblesses de l'hypothèse ne sont jamais interrogées, et cela dure des décennies et on se résigne passivement à ne jamais comprendre le livre Une saison en enfer, on se refuse à considérer que peut-être bien on ne l'a pas envisagé par le bon bout!
Car l'importance qu'on accorde au 10 juillet quant à la genèse de l'oeuvre minimise toutes les considérations précises de la lettre à Delahaye, ce qui est quand même un comble, et on peut supposer qu'il ne manque pas de lecteurs pour dire que la plupart des récits d'Une saison en enfer ne sont pas atroces, en dépit de la sévérité de l'Adieu ! Si tous les récits sont atroces selon Rimbaud !
D'ailleurs, dans cette lettre à Delahaye, Rimbaud demande encore à son ami de lui fournir des pièces de Shakespeare et le Faust de Goethe, des rimbaldiens ont pensé alors trouver des sources au livre de Rimbaud dans le Faust de Goethe notamment. La recherche de telles sources semble ne pas avoir été probante, à l'exception du sabbat des sorcières et du bois de Saxe, et quelque peu de l'anneau ! Toutefois, loin de penser comme Steinmetz dans sa note à l'édition du centenaire que le modèle faustien a éloigné Rimbaud du projet initial pour une oeuvre plus satanique, si Faust a pu être envisagé comme source à sa création par le jeune Arthur, l'influence, du moins l'influence plus sensible de cette lecture ne concernerait pas les trois histoires déjà écrites, le témoignage de la lettre est imparable sur ce point, et cela vaut pour Mauvais sang, si pas Nuit de l'enfer ! Mais, au-delà de la recherche des sources, on a le fait de boire le poison qui est en soi un geste faustien et qui revient dans la prose liminaire avec les pavots et le don à Satan !  On a l'idée du couple entre Epoux infernal et Vierge folle! On a l'idée d'une oeuvre alchimique ! Or, si Rimbaud vient de composer les histoires de Mauvais sang, si son païen ou nègre est amené à affronter la conversion et l'Enfer, pourquoi dire que le Faust de Goethe a eu comme le coup de pistolet une influence décisive qui a réorienté le projet de "livre nègre" ! Quand on lit la lettre à Delahaye, on voit bien que Rimbaud a un projet avec un titre et que le modèle faustien est déjà prévu ! C'est beaucoup plus probablement parce qu'il envisage déjà les trois sections Nuit de l'enfer, Vierge folle et Alchimie du verbe sans oublier L'Impossible qu'il songe à lire de plus près l'oeuvre de Goethe !
Non, la lettre à Delahaye est la preuve que Rimbaud avait déjà une idée très claire de ce qu'il voulait écrire et il fait lui-même observer que la composition est bel et bien lancée !
Or, il me reste à ruiner deux arguments selon lesquels Rimbaud aurait composé Une saison en enfer en août à Roche, comme si son propre témoignage incluant les quatre mois d'avril, mai, juin et juillet ne pesait pas dans la balance ! Mention d'avril d'autant plus significative que la lettre à Delahaye date du mois de mai et que c'est en avril que Rimbaud est arrivé à Roche ! Quand il date son texte, Rimbaud ne prévoit pas un jeu de pistes des critiques littéraires qui vont faire parler la lettre dite "de Laïtou" !
Pierre Brunel mentionne Isabelle comme un argument d'autorité, mais il l'introduit non sans un certain scepticisme : "si l'on en croit le témoignage de sa soeur Isabelle" ! Et c'est bien là le problème, vu le travail de déformation hagiographique qu'elle a conduit, on est libre de croire ou non au témoignage de la soeur Isabelle ! Sa valeur d'autorité est nulle, on aurait préféré une page du journal de Vitalie comme témoignage ! Mais surtout, un élément du récit d'Isabelle est fortement suspect : celui de la "rage", car les pages finales d'Une saison en enfer ne sont pas les plus rageuses, il est même question des soupirs empestés qui s'apaisent, se modèrent dans Adieu !
Verlaine possédait les brouillons du texte le plus vif et il est piquant de constater que la rage qu'Isabelle supposait à son frère à Roche se soit exprimée en mai quand il composait les trois premières histoires du Livre païen, appréciez l'extrait suivant : "C'est bête et innocent. O innocence ! innocence, innocence, innoc..., fléau !" Ce n'est pas un extrait de son oeuvre ! et pourtant !
Alors, on pourra me répliquer que ce serait plutôt la preuve de la fiabilité de son témoignage puisque cela converge avec celui de cette lettre ! Et puis, il est certain que le drame de juillet était assez marquant que pour rendre le mois d'août à Roche douloureux à Rimbaud ! Mais on ne peut pas confondre la rage littéraire de la lettre de mai qui coïncide avec la rage d'Une saison en enfer )on y rencontre la même humeur et la même expression) et la rage existentielle à laquelle songent Isabelle et le cortège du consensus rimbaldien à sa suite ! Non, on ne peut sûrement pas confondre les deux rages ! Et la lettre à Delahaye est une preuve, ce que ne saurait être le témoignage tardif d'Isabelle ! Car la lettre à Delahaye, c'est Rimbaud qui l'a écrite, et ce n'est pas une rage avec des paroles, c'est une rage de l'écrit, c'est explicitement la prolongation des procédés rhétoriques mis en oeuvre dans Une saison en enfer! Là, il n'y a pas de spéculation, il y a un fait, c'est la même rage, tandis qu'Isabelle propose quelque chose d'invérifiable l'équivalence entre le style rageur de l'écriture et une rage de désespoir qu'il aurait connue en août ! Le récit d'Isabelle est invérifiable, mais l'adéquation entre la lettre de Rimbaud à Delahaye et le livre Une saison en enfer nous l'avons, et le lecteur a un choix à faire : la poésie de Rimbaud était-elle celle des écrits d'Arthur ou celle des témoignages d'Isabelle ? Pour ma part, j'ai peut-être trop d'assurance, mais j'ai déjà tranché !