En guise d'introduction au livre Une saison en enfer, une prose liminaire a exposé le sujet des pages qui allaient suivre. Être infernal déchu, le poète n'a pas voulu que la mort fût la conclusion inévitable de sa rébellion contre l'ordre chrétien et les vertus théologales que sont la foi, l'espérance et la charité.
Que s'est-il passé ?
Le poète s'est révolté contre un modèle de concorde universelle qui lui a paru une forme de domestication indue, une soumission à un ordre établi qui ne pouvait que l'aliéner. En s'enfuyant, le poète a repris sa "liberté libre", à savoir une libre sensibilité personnelle, qui est son "trésor". Si on prend le modèle des Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau, auteur très important pour les écrivains du dix-neuvième siècle, et au plan politique et au plan des signes avant-coureurs de la sensibilité romantique, on voit que l'écrivain déclare s'exiler et considérer son coeur comme un trésor qu'il soustrairait à cette communauté humaine dont il se prétend unanimement haï. L'image du trésor, des richesses du coeur, nous la trouvons sous la plume de Rousseau. Mais, un autre modèle peut retenir notre attention. La révolte rimbaldienne a un modèle historique, la Révolution française, et celle-ci a fait l'objet de livres d'Histoire édifiants. On songe inévitablement à l'historien Michelet qui donnait à son travail une nette coloration littéraire et la rhétorique de de cet auteur était justement très proche de celles d'un Hugo ou d'un Balzac : il y a beaucoup de comparaisons à faire entre les procédés d'écriture de ces trois auteurs-là précisément : Hugo, Balzac et Michelet, car on sent que leur rhétorique appartenait pratiquement à une unique génération bien précise dans l'histoire de France ! La Révolution avait un trésor à préserver, c'était la "liberté", c'est ce que dit Michelet dans l'une des deux préfaces de 1847 ou 1868 de son Histoire de la Révolution française.
Rimbaud ne se réclame sans doute pas de la religiosité et de la sensibilité du coeur rousseauiste, mais je ne crois pas inutile la comparaison avec Les Rêveries du promeneur solitaire. Le rapprochement avec la pensée de Michelet est plus plausible et permet surtout de ne pas envisager Une saison en enfer comme un pur grand débat autobiographique et métaphysique, car il faut inscrire dans la lecture de l'unique livre publié par Rimbaud de la perspective historique et de la critique sociale. Alors, certes, le sujet d'Une saison en enfer n'est pas la Révolution française, le poète s'attaque au fait religieux frontalement et surtout dans Mauvais sang à la société issue de la Révolution française. Cependant, il y a dans l'oeuvre de Michelet une conception allégorique d'un progrès qui traverse les siècles et dont les manifestations sont soulignées par des personnifications ou des symboles dans l'oeuvre de l'historien dont on peut rappeler opportunément qu'il a écrit un livre allégorique La Sorcière où s'exprime une rébellion sourde de plusieurs siècles contre la religion qui n'est pas sans fortes similitudes avec celle du poète dans Une saison en enfer.
Balzac étant quelque peu distinct, les considérations visionnaires de Michelet ressemblent par ailleurs beaucoup au plan formel au grand souffle de la poésie hugolienne, et Hugo est un auteur qui a visiblement compté pour Rimbaud, que ce soit pour s'en inspirer ou pour se poser contre. Et c'est là qu'il nous semble loisir de rebondir, car puisque Rimbaud va décrire et décrier l'air du temps, et donc se situer au-delà de la Révolution française, c'est là que le discours progressiste hugolien peut prendre le relais du discours de Michelet qui est demeuré dans les siècles passés pour dire vite. En effet, même s'il y aurait d'autres sources à évoquer que l'oeuvre hugolienne, il me semble que Mauvais sang s'inscrit significativement en faux face au discours progressiste du grand romantique. Victor Hugo, l'opposant au second Empire, est devenu un symbole républicain épuré dans la culture populaire, mais son parcours est plus compliqué et même plus tourmenté ! Hugo vient du légitimisme par sa mère et s'il n'a pas été bonapartiste, terme à réserver en Histoire aux thuriféraires du seul second Empire, il a hérité par son père d'une admiration pour l'épopée napoléonienne du Premier Empire. De ce double héritage, Victor Hugo a conservé un intérêt marqué profond pour le travail des rois et des empereurs, et si Victor Hugo se détache de l'église, il admire aussi la culture religieuse de sa civilisation. Et tout cela a prédisposé Hugo à se montrer réceptif à l'idéologie du progrès, telle qu'elle pouvait être mise en branle de manière idéalisée dans les organes de pouvoir, et cela allait inévitablement concerné la mission civilisatrice jusqu'au coeur de l'entreprise coloniale ! Nous ne devrions pas prendre exclusivement Hugo comme référence repoussoir du texte Mauvais sang du livre Une saison en enfer, mais c'est la référence la mieux partagée par les lecteurs du vingt-et-unième siècle que nous ayons à notre disposition pour éclairer le sens critique du texte poétique intitulé Mauvais sang. D'ailleurs, Rimbaud ne dédaigne pas les allusions discrètes au grand roman social d'Hugo, puisque Mauvais sang c'est le contraire de la noblesse de sang, le "sang impur" des sans-culottes et roturiers. Dans la Marseillaise, les révolutionnaires veulent nourrir d'un sang impur leurs sillons : "Qu'un sang impur abreuve nos sillons", le "sang impur" ne serait toutefois pas le leur, mais celui des ennemis de la Révolution, ce qui signifie que l'injure était retournée à l'expéditeur. Et le titre Mauvais sang est une radicalisation du titre Les Misérables, comme "le forçat intraitable sur qui se referme toujours le bagne" transforme en une image plus agressive le portrait emblématique de Jean Valjean !
Revenons encore un peu à la prose liminaire d'Une saison en enfer : le poète se présente en véritable ennemi de la société qui défie les bourreaux et la mort ! Ce n'est ni un Rousseau, ni un Valjean ! En réalité, le personnage de "mauvais sang" ne déclare pas simplement avoir une tare, il se déclare quelqu'un de foncièrement "mauvais" !
Ainsi, il faut d'emblée comprendre que toute la partie du livre intitulée Mauvais sang fait le portrait de cet homme mauvais, en évaluant ses origines, son parcours et en relatant l'échec d'une conversion au christianisme !
Et l'activité de la critique littéraire a ceci d'intéressant qu'elle peut être l'occasion d'inviter le lecteur à quelques approches transversales dans l'oeuvre, car le poète a témoigné d'une perte totale d'appétit pour le "festin où s'ouvraient tous les coeurs" et à ce festin il a substitué la consommation de "pavots". Or, ces "pavots" posent un problème d'excès "Ah ! j'en ai trop pris!" dont la première perception consciente nous semble l'expression de "l'affreux rire de l'idiot" en réaction au retour du printemps : "Et le printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot".
La saison infernale commence-t-elle avec ce printemps ? Ce printemps coïncide-t-il au plan biographique avec celui de l'année 1872, avec celui de l'année 1873 ? Telles sont les questions qui préoccupent la réflexion rimbaldienne ! Mais à mon sens il s'agit de mauvaises questions qui ne répondent pas à la dynamique de l'oeuvre en prose qui s'offre à nous !
Le poète déclare "Le malheur a été mon dieu" au sein d'une rébellion contre la société qui précède le retour du "printemps" ! Certes, le mot "printemps" se rencontre au début d'Une saison en enfer dans la prose liminaire et le mot "automne" dans la section finale intitulée Adieu ! Mais, et alors ? Qu'est-ce qui permet d'affirmer que du deuxième au sixième paragraphes inclus de la prose liminaire il n'est déjà pas question d'une saison infernale ? Sur quel argument motiver sa réponse ? "Un soir, j'ai assis la Beauté... Et je l'ai injuriée... Ô sorcières, ô misère, ô haine... Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine... Je me suis séché à l'air du crime..." Quoi ? Ce n'est pas infernal, tout ça ?
Il faut renoncer à cette lecture cadre du printemps à l'automne, car considérée dans son extrême rigueur elle n'a aucun intérêt ! Et printemps 1872 ou printemps 1873, la lecture biographique n'a ici aucun intérêt ! L'important, c'est la relation à la nature comme mère en son renouveau ! Ce qui importe, c'est ce que le printemps inspire à un poète qui envisage l'éternité à partir de la vision du soleil qui renaît en jaillissant de la surface des flots le matin, qui se dit que le monde ne marche pas, mais tourne sur lui-même ! Et de son chant du poème L'Eternité, le poète dira qu'il prenait alors "une expression égarée et bouffonne au possible", sorte d'équivalent de "l'affreux rire de l'idiot" !
Les têtus répondront que Rimbaud devait donc songer au printemps 1872 ! Mais, c'est le thème du printemps et du regard anormal porté sur lui qui est important, car c'est cela le coeur du débat dans notre livre !
Ce "printemps" est un appel de vie d'ailleurs et il est significatif que le sentiment infernal soit pris en défaut face au printemps, c'est à partir de cette conscience d'être un idiot que le poète peut songer reprendre appétit au "festin ancien", il découvre son sentiment d'erreur. Avant le retour du printemps, le poète ne craignait pas la mort, puisqu'il en appelait à mordre la crosse des fusils ! Il ne s'agit donc pas d'une étape anodine : le poète découvre alors son désir de vivre et donc la nouvelle alerte suffira désormais à lui faire assez peur que pour réagir ! Là encore, les rimbaldiens veulent à tout prix y entendre une confidence biographique ! Il est vrai que Verlaine a tiré sur Rimbaud avec une arme à feu et quelle qu'aient été la précision et l'intensité dans l'acte de Verlaine il est indéniable que le texte coïncide avec une réalité biographique ! Mais, s'il est évident que Rimbaud ne peut pas ignorer les significations biographiques du "dernier couac", voire du "lit d'hôpital", cela n'impose pas pour autant un sens biographique à l'oeuvre que nous lisons ! Il ne faut pas tout confondre, le trait est allusif, encore que en 1873 Rimbaud pense bien que son lecteur n'en saura rien, mais la dynamique à suivre est celle de l'oeuvre, et il est clair qu'elle ne se veut pas spécifiquement autobiographique ! Le "dernier couac" évité de justesse sur lequel nous n'aurons pas de précision est très clairement exposé comme la pointe ultime d'une déchéance infernale qui finit par faire réagir le poète!
L'alternative posée, c'est soit effectuer un retour à la charité chrétienne, mais le poète refoule cette inspiration suspecte, soit au contraire fournir un effort infernal supplémentaire pour surmonter la répugnance !
Or, le poète opte clairement pour le second terme de l'alternative, il va accepter le chemin de la mort, ce qui justifie la dédicace à Satan ou plutôt le fait de lui dédier son livre, et ce qui signifie dès le début du livre Une saison en enfer le renoncement à toute espérance d'un au-delà, il y aura certes des atermoiements puisque les pages du "carnet de damné" furent consacrées à la réflexion, mais nous sommes prévenus, le poète fait don de son oeuvre à Satan, il va accepter la mort, la nuance c'est qu'il la diffère!
Mais, le poète dédramatise la figure de Satan qu'il nargue quelque peu, car la mort ne sera pas la damnation éternelle, et la fin de l'enfer, la fin de la relation infernale sera la prise en considération d'une vie exclusive ici-bas limitée dans le temps où "étreindre la réalité rugueuse" !
L'attente dite de "Dieu avec gourmandise" illustrera entre autres exemples l'insoluble malentendu chrétien, la "Nuit de l'enfer" encadrée par le rappel d'un poison consommé à l'excès sera celle du mauvais sommeil des pavots !
C'est cette triangulation printemps-chrétienté-Satan qu'il faut cerner dans l'oeuvre, en considérant que le poète va rejeter comme premier mensonge l'espérance chrétienne en acceptant la réalité de la mort au bout du chemin et il va dédramatiser la vie en écartant les autres mensongers oripeaux de la crise infernale ! La difficulté vient de que la voie finale adoptée par le poète est un subtil mélange de printemps et de Satan !
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