vendredi 6 février 2015

Un peu d'ordre dans l'oeuvre de Rimbaud de 1868 à 1870

Pour mieux comprendre l'oeuvre de Rimbaud, il convient d'y mettre un peu d'ordre, voici un classement que je propose pour les textes composés entre 1868 et 1870 ! Aux poèmes en vers, j'ai ajouté l'oeuvre en prose et les devoirs scolaires, en incluant bien évidemment les vers latins!


Premier ensemble : Jugurtha, Tempus erat, Olim inflatus, Verba Apollonii de Marco Cicerone :

Je détache un premier ensemble uniquement en vers latins : il s'agit des quatre textes suivants : Jugurtha, "Tempus erat", "Olim inflatus" et "Verba Apollonii de Marco Cicerone" !
Il s'agit de quatre portraits édifiants, respectivement de Jugurtha, Jésus-Christ, Hercule et Cicéron !
Les rimbaldiens essaient de présenter Jugurtha comme un premier texte antibonapartiste que Rimbaud aurait risqué dans un cadre scolaire, ce que je ne trouve pas évident du tout ! A tout le moins, les formules du texte sont explicitement favorables au régime, Rimbaud n'ayant pas la possibilité de faire autrement en tant qu'élève ! Certes, ce semblant d'adhésion ne devait pas être bien sincère déjà à cette époque!
Beaucoup de rimbaldiens sont également convaincus que les poèmes latins véhiculent des équivoques sexuelles, notamment "Tempus erat" qui serait alors blasphématoire, j'attends les preuves dans la mesure où aucun poème en vers français n'est réputé suivre très précisément le modèle subversif qu'on lui prête en latin, c'est-à-dire de faire s'enchaîner des phrases équivoques à double entente ! Les équivoques obscènes avérées ou véritablement reconnues dans son oeuvre en vers français ne relèvent jamais de la création du texte suivi à double entente, sauf dans Un coeur sous une soutane, à ceci près que dans cette nouvelle le jeu du double sens se fonde sur un écart métaphorique minimaliste entre l'obscène et l'agitation émotionnelle!
Je m'en tiens donc à la réalité de quatre portraits édifiants dont certains entrent inévitablement en résonance avec et l'oeuvre ultérieure et la figure du poète que va mettre en oeuvre Rimbaud !

Deuxième ensemble : Invocation à Vénus, Sensation, Credo in unam, Ophélie, Ver erat :

Le second ensemble est formé par une série de textes sur l'idée de la poésie que peut se faire Rimbaud, idée de la poésie qui est une lecture du monde ! Cette série inclut la dite "Invocation à Vénus" qui est en réalité un plagiat d'une traduction par Sully Prudhomme des premiers vers du De rerum Natura de Lucrèce, ainsi que les trois poèmes réunis dans une lettre à Banville de mai 1870 : Sensation alors sans titre, Ophélie et Credo in unam devenu Soleil et Chair ! Il convient d'enrichir cet ensemble d'un poème latin "Ver erat" qui porte précisément sur l'élection du poète "Tu vates eris" ! Cet ensemble de textes témoigne de ce que les conceptions de Rimbaud sur le magistère du poète s'inscrivent dans la filiation gréco-latine : Lucrèce, Horace, et supposent une relative connaissance du platonisme et aussi une approche dualiste de la réalité ce qui contredit ouvertement les rimbaldiens qui croient que Rimbaud était moniste, alors qu'il n'en a jamais exprimé l'idée! On peut penser que ces conceptions antiques furent enseignées dans les classes avec une perception propre aux gens du dix-neuvième siècle, perception qui imprégnait inévitablement des professeurs issus de l'époque romantique, et justement un substrat romantique recouvre inévitablement cet ensemble de conceptions antiques ! Les influences des poètes Hugo, Lamartine, Musset, puis Banville, sont alors nettement sensibles dans ces premières créations personnelles de Rimbaud ! Nous estimons que cet ensemble de poèmes sur l'idée de la poésie comme regard sur le monde confirme la nature romantique et non purement railleuse de la poésie rimbaldienne, et nous considérons qu'il faut lire Voyelles ou Aube, voire Le Bateau ivre, à la lumière de textes tels que Credo in unam et Ophélie, ce qui nous met en porte-à-faux avec une bonne partie de la critique rimbaldienne qui pense Rimbaud comme un froid calculateur lucide et essentiellement satirique qui n'écrirait qu'en pensant à se moquer avec beaucoup d'esprit des rêves fumeux de ses prédécesseurs en poésie !

Troisième ensemble : Ma bohême, Charles d'Orléans à Louis XI :

Le troisième ensemble se limite à deux textes : Ma bohême et le devoir pour Izambard que fut la "lettre de Charles d'Orléans à Louis XI" pour libérer Villon de prison : il s'agit de deux textes dans le prolongement de la série précédente, mais il porte cette fois sur la marginalité du poète !
Nous considérons que les tercets de Ma bohême sont par ailleurs une subtile démarcation du sizain du Saut du tremplin de Banville, sizain auquel Rimbaud a justement et précisément repris la rime "fantastiques"::"élastiques"!

Je cite le sizain de Banville et les tercets de Rimbaud pour que le lecteur puisse en juger, et je n'oublie pas d'indiquer que Le Saut du tremplin occupe une place stratégique dans les Odes funambulesques, puisqu'il en est le dernier poème ! La posture rimbaldienne inverse bien sûr l'idée du bond !

C'était avec son cher tremplin.
Il lui disait: « Théâtre, plein
D'inspiration fantastique,
Tremplin qui tressailles d'émoi
Quand je prends un élan, fais-moi
Bondir plus haut, planche élastique!

*
Et je les écoutais, assis au bord des routes,

Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;


Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !
L'étirement avec le mot "plein" à la rime chez Banville "plein / D'inspiration fantastique" est à l'origine de l'étirement fondé sur les tensions du vers : "Comme des lyres, je tirais les élastiques / De mes souliers blessés", mais encore à la source du rejet "gouttes / De rosée" ! Le "tremplin" de Banville a des répondants rimbaldiens, et tout autant à la rime, avec aussi bien "vigueur" que "routes" ! Le tremplin donne sa vigueur à l'essor banvillien et lui fait une route ! Rimbaud joue là-dessus ! Les "ombres fantastiques" reprennent à l'évidence "Théâtre, plein / D'inspiration fantastique" ! Le coeur, muscle et pompe, est le substitut au tremplin de Banville, retouche justifiée par la relative "qui tressailles d'émoi" ! Enfin, l'élasticité infinie du tremplin cède la place à un problème d'usure des souliers et du coeur qui donne une profondeur plus complexe à la création fugueuse et frondeuse du jeune ardennais ! 
Il y a d'autres passages du Saut du tremplin à rapprocher de Ma Bohême, notamment la dernière strophe où figure la forme verbale "creva" à laquelle font écho les "poches crevées"! Si on n'y prend garde, on se contente de relever les emprunts de rimes à Banville, alors que les tercets de Ma Bohême proposent un important travail de réécriture en fonction de la position assise !

/j'emprunte pour Rimbaud le texte mis en ligne sur le site d'Alain Bardel et pour Banville le texte mis en ligne sur un site canadien qui lui est consacré/

Quatrième ensemble : Première soirée, Rêvé pour l'hiver, Au cabaret-vert, La Maline :

Ce groupe réunit des poèmes d'amour valorisants où Rimbaud tend à s'identifier au personnage masculin ! Loin d'être satirique, Première soirée est une apologie de l'érotisme à la suite des exemples d'Hugo et surprise ! Coppée lui-même en ses premiers recueils ! L'identification à la fugue rimbaldienne est évidente dans le cas des trois sonnets, étant donné la datation "en wagon" "le 7 octobre" pour l'un et la localisation du côté de "la Maison verte" à Charleroi pour les deux autres !

Cinquième ensemble : Vénus anadyomène, Un coeur sous une soutane, Les Reparties de Nina, Roman :

Cette série fait contrepoint au groupe précédent ! Nous basculons sur le versant satirique avec la dénonciation des mauvaises postures amoureuses ! Le poème Vénus anadyomène a été commenté avec beaucoup de justesse par Steve Murphy qui a bien vu qu'il était dérisoire d'attribuer de la subversion à une version enlaidie de Vénus, sujet banal que pratiquait déjà Joachim du Bellay au demeurant! Le sonnet dénonce l'abus de la prostituée par les milieux artistes, en s'inspirant de vers scabreux de Glatigny et Coppée ! Steve Murphy souligne nettement le génie rimbaldien de la pointe, puisqu'il faut bien supposer que la croupe ulcérée se tourne vers le regard du lecteur lui-même dans les deux derniers vers :

- Et tout ce corps remue et tend sa large croupe /sous-entendu vers toi lecteur/
Belle hideusement d'un ulcère à l'anus. 
L'étude de Steve Murphy sur Vénus anadyomène est l'un des commentaires les plus importants d'un poème de Rimbaud en 1870 et elle prend nettement le contre-pied d'une tradition critique qui se contente de considérer que Rimbaud produit une Vénus laide, et d'affirmer péremptoirement, absurdement et sans s'en expliquer clairement que cela a quelque chose de subversif ! Comme si la poésie satirique n'avait jamais existé !
La nouvelle Un coeur sous une soutane ouvre sur de nouvelles perspectives, politiques notamment avec la famille bonapartiste de Césarin Labinette ! Nous ne nous y attarderons pas ici !
Pour ce qui est du poème Roman, la tradition admet que la pièce soit ironique, mais suppose sans preuve que cette ironie soit dirigée vers le poète lui-même ! Pourtant, ce qui prédomine dans Roman, longtemps avant La Modification de Michel Butor, c'est le vouvoiement, lequel invite bien plutôt le lecteur à se sentir agressé et identifié au personnage niais de l'amoureux : "Vous êtes amoureux"!
Précisons que daté du "29 septembre 1870", le poème apparaît comme une composition effectuée lors d'un séjour douaisien, ce que conforte l'analyse de certains détails de ce poème par Christophe Bataillé dans un article de la revue Parade sauvage !
Or, il faut quand même savoir apprécier toute la perfidie de Rimbaud qui a donné la primeur manuscrite de cette nouvelle lecture au poète Paul Demeny, car celui-ci, précisément à ce moment-là, en septembre 1870 donc, courtise une très jeune douaisienne qu'il va épouser l'année suivante, douaisienne définie humoristiquement comme "soeur de charité" dans la lettre à Demeny du 17 avril 1871 !
Le "Bonne chance" sur le mot d'adieu que Rimbaud a griffonné au crayon sur le manuscrit de Soleil et Chair doit pouvoir s'interpréter en ce sens, Rimbaud souhaite à Demeny de réussir dans sa demande en mariage! Justement, cette jeune douaisienne mettra au monde un enfant en juillet 1871, ce qui confirme que Rimbaud n'a guère eu le loisir de parler littérature avec Demeny en septembre 1870 : "Tous vos amis s'en vont, vous êtes mauvais goût", je lis là volontiers la marque du dépit rimbaldien, et les "dix-sept ans" du héros de Roman n'ont alors fait que brouiller les pistes, la plupart des commentateurs s'étant convaincus qu'il s'agissait là d'un geste d'auto-identification ! J'espère que cette réalité contextuelle imparable : le fait que Roman ait été composé en présence des ébats du futur couple Demeny, va quelque peu amener la critique rimbaldienne médiatiquement dominante à remettre en cause ses tentations d'interprétation autobiographique dans le cas de pièces satiriques!
Pour ce qui est des Reparties de Nina, le poème pose deux ordres de difficultés : le traitement scatologique final et l'ambiguïté de la référence au "bureau" !
Je passe pour l'instant sur le traitement scatologique, car ça demande une mise au point à partir d'une réflexion plus intense !
Traditionnellement, on considère que le bureau est le lieu de travail de Nina, mais en s'appuyant sur la mention des "gros bureaux bouffis" du poème A la Musique : plusieurs lecteurs pensent qu'il doit plutôt s'agir de l'homme qui entretient la courtisane Nina ! Il conviendrait de déterminer si en 1870, à Charleville, les femmes travaillaient dans des bureaux et possédaient même leur bureau, puisque dans une version nous avons un recours au possessif "et mon bureau?"
L'idée de femme entretenue est d'autant moins à écarter que Nina a un modèle Ninon de Lenclos, tandis que le poème de Rimbaud s'inspire de deux poèmes de Musset : la Chanson de Fortunio dont il reprend la forme et Chanson à Ninon !  

Sixième ensemble : Les Etrennes des orphelins, Jamque novus, Les Effarés :

Le poème "Jamque novus" a servi de tremplin à l'élaboration du poème Les Etrennes des orphelins ! Ces trois textes plaignent la misère de la jeunesse orpheline ou sans foyer ! Nous ne partageons en aucun cas l'idée que les deux poèmes en vers français raillent le misérabilisme compassionnel ! Ils n'ont aucune organisation satirique sensible en ce sens ! Les traits agressifs du poème Les Effarés vont dans une autre direction, révolutionnaire et anticléricale !

Trois poèmes détachés : Bal des pendus, A la Musique, Le Buffet

Il existe des liens entre Bal des pendus et la lettre de Charles d'Orléans ou entre Le Buffet et un passage des Etrennes des orphelins, sans parler de points communs entre les mystères d'Ophélie et du Buffet, mais il n'est pas possible de faire rentrer l'un de ces trois poèmes dans une série autrement que par des liens ténus !
La comparaison est intéressante entre Bal des pendus et A la Musique ! Tous deux offrent une structure de neuf quatrains d'alexandrins, si on écarte les octosyllabes de bouclage en début et fin de poème dans le cas de Bal des pendus ! Tous deux décrivent des sociétés prises sur le fait ! Mais cela ne suffit pas à recouper ces deux poèmes !
Nous aurions pu faire entrer le poème A la Musique dans une ultime série politique, mais nous avons considéré que la composition date du mois de juin 1870 et non de juillet 1870, et qu'il s'agit d'une satire "sociologique" de la société carolopolitaine lors d'un authentique concert militaire donné à l'époque !
La formule "à la musique" est une formule toute faite qui va souvent de pair avec la musique militaire  il me semble qu'elle apparaît vers le début du livre La Grande peur des bien-pensants de Bernanos en liaison là encore avec un orchestre militaire du dix-neuvième siècle justement !
Nous estimons que l'impression équivoque d'une allusion à la situation tendue entre la France et l'Allemagne peut très bien être une coïncidence !
Un des indices les plus sensibles, c'est qu'Izambard possédait une lettre du 25 avril 1870 où Rimbaud reprend des éléments de son poème pour les situer cette fois explicitement dans le cadre du conflit franco-prussien !
Or, Izambard a toujours affirmé que la composition datait de juin 1870 et il n'a jamais lu le poème en fonction de l'actualité prussienne, tandis qu'il peut sembler étonnant que Rimbaud éprouve le besoin de redire dans une lettre les grandes lignes de son poème qu'il a déjà remis à Izambard sous forme manuscrite !
Il me semble qu'il y a là une coïncidence : le poème A la Musique était tellement bien imprégné de l'humeur du temps qu'il parlât de "musique française" et de "pipe allemande" conjointes ! Pour le reste du poème, les clichés militaires sont liés au sujet, le concert de juin était bien le fait de militaires à proximité de la ville de garnison qu'était Mézières ! Quant aux traités, ils sont purement commerciaux et n'ont rien à voir avec l'actualité de juillet, d'un mois ultérieur, à supposer que les traités entre Etats aient été fort discutés en juillet-août ! Mes recherches sur Gallica montrent que les traités discutés l'étaient surtout en août, qu'ils concernaient la Belgique, et pas du tout les Etats allemands malgré les annotations des éditions en ce sens ! 
Rimbaud a eu conscience après coup de la coïncidence, ce qui explique que le poème soit quelque peu réécrit dans la prose de sa missive à Izambard du 25 août 1870 - il a pu dire mon poème serait très bien à remnaier dans cette perspective en août -, puis ce qui explique les remaniements de la version Demeny en septembre ! pour gommer ce que la coïncidence avait de fâcheux !

Septième ensemble : Le Forgeron, "Morts de quatre vingt-douze", Rages de Césars, Le Mal, Le Châtiment de Tartufe, Le Dormeur du Val, L'Eclatante victoire de Sarrebruck, Le Rêve de Bismarck :

Ce groupe d'oeuvres engagées témoigne d'un infléchissement de la pensée poétique et politique d'Arthur Rimbaud ! Chacun de ces textes témoigne de l'intérêt de Rimbaud pour l'oeuvre d'Hugo et sa connaissance extrêmement intime des Châtiments ! Si nous écartons le récit en prose, tous les vers de chacun de ces poèmes sont saturés d'emprunts et réécritures des Châtiments, sinon plus largement de vers hugoliens, saturation qu'aucun rimbaldien n'a pris la peine de montrer dans toute son ampleur!
Ces poèmes témoignent également d'autres lectures rimbaldiennes : ouvrages d'Histoire sur la Révolution française avec Le Forgeron et journaux traitant de l'actualité !
Le poème Le Forgeron est conçu sur le modèle hugolien des "Petites Epopées", à savoir les poèmes de la première Légende des siècles de 1859, puisqu'il s'agit d'un récit légendaire brodant sur un fait historique précis pour transposer un problème politique actuel concernant le second Empire de Napoléon III ! Le motif du forgeron vient de vers des Châtiments, mais il s'inspire également d'un débat poétique d'actualité : Coppée que Rimbaud connaît déjà très bien à l'époque a composé une Grève des forgerons qui a fait réagir et qui nous a valu une Grève des poètes de Vermersch, ce que Rimbaud devait d'autant moins ignorer que le nom "Césarin Labinette" d'Un coeur sous une soutane a toutes les chances de faire allusion au titre Les Binettes rimées du même Vermersch ! La matière nourrissant la composition du poème Le Forgeron demeure toutefois les livres d'Histoire sur la Révolution française et l'oeuvre hugolienne pour l'essentiel !
Le poème Le Mal dénonce la guerre franco-prussienne et il s'agit selon toute vraisemblance d'une composition du mois d'août 1870 !
Le poème sans titre "Morts de Quatre-vingt-douze" dénonce la propagande bonapartiste au début de cette guerre, mais à la lumière du 4 septembre et donc de la chute de Sedan !
Trois poèmes sont des portraits satiriques de l'empereur Napoléon III Le Châtiment de Tartufe, Rages de Césars et L'Eclatante victoire de Sarrebruck ! Ils sont nettement inspirés des Châtiments de Victor Hugo !
Nous estimons que le nom qui tressaille sur les lèvres muettes dans Rages de Césars n'est pas celui du "Compère en lunettes" Ollivier dont il est pourtant bien question au vers suivant, mais plutôt celui de Napoléon III empereur, voire celui de César même ! La composition d'ensemble des Châtiments contribue nettement à appuyer cette thèse, puisque les textes sur lesquels a pris modèle Rimbaud pour composer son sonnet accentuent précisément l'idée du nom impérial !
Il me semble que la tradition rimbaldienne se fourvoie en considérant que nous n'avons qu'une seule énigme réunissant le nom mourant sur les lèvres à la périphrase de "Compère en lunettes", il faut selon nous dissocier les deux suggestions du poème ! Ce sont bien deux devinettes distinctes !
Steve Murphy a contribué de manière décisive à l'élucidation du sens du poème Le Châtiment de Tartufe, il a montré les modèles précis de ce sonnet dans Les Châtiments de Victor Hugo et il a mis à jour le plus bel acrostiche de toute l'histoire de la Littérature, acrostiche passé jusqu'à lui inaperçu, faute d'une édition du poème reproduisant la signature "Arthur Rimbaud" comme c'est le cas au bas du manuscrit ! César est le pseudonyme servant à désigner Napoléon III et les textes d'époque d'Hugo, de Verlaine et de Rimbaud lui-même l'attestent /Rages de Césars, Césarin Labinette/! En effet, le nom de Jules César apparaît en acrostiche, mais plus précisément nous avons la mention "Jules Cés" parfaitement centrée à l'initiale des vers 5 à 11, suivie de la mention AR lisible dans les initiales majuscules de la signature "Arthur Rimbaud", ce qui signifie qu'Arthur Rimbaud se présente en cette forme de "Méchant" qui met Napoléon III tout nu "du haut jusques en bas" !

Le Châtiment de Tartufe

Tisonnant, tisonnant son coeur amoureux sous
Sa chaste robe noire, heureux, la main gantée,
Un jour qu'il s'en allait, effroyablement doux,
Jaune, bavant la foi de sa bouche édentée,

Un jour qu'il s'en allait, - "Oremus", - un Méchant
Le prit rudement par son oreille benoîte
Et lui jeta des mots affreux, en arrachant
Sa chaste robe noire autour de sa peau moite !

Châtiment !::: Ses habits étaient déboutonnés,
Et le long chapelet des péchés pardonnés
S'égrenant dans son coeur, Saint Tartufe était pâle !:::

Donc, il se confessait, priait, avec un râle !
L'homme se contenta d'emporter ses rabats:::
- Peuh ! Tartufe était nu du haut jusques en bas!

                                                        Arthur Rimbaud

Pour douter de la réalité de cet acrostiche et attribuer cette forme à une plus qu'improbable coïncidence, il ne faut pas avoir peur du ridicule ! Il s'agit d'un trait d'esprit de toute beauté, le poète arrache son vêtement de pourpre au faux empereur ! Les lettres A et R sont arrachées au nom principal "Cés:::" Et cela confirme notre lecture de Rages de Césars ! Dans celui-ci, Napoléon III est pris, c'est-à-dire capturé, et ce qui meurt sur ses lèvres c'est justement ce nom de "César" ! Dans Le Châtiment de Tartufe, l'acrostiche montre une autre façon de couper court à ce même titre, en l' "arrachant", mot qui fait précisément partie du poème !
L'identification de Napoléon III à Tartufe peut surprendre mais l'habit noir est le premier costume de Napoléon III dans un poème-biographie des Châtiments, tandis qu'au lendemain de Sedan la presse assimile explicitement Napoléon III à un Tartufe, ainsi dans le journal Le Monde illustré qui ressasse ironiquement la célèbre formule d'Orgon dans la pièce Tartuffe de Molière "Le pauvre homme!"

Le texte en prose Le Rêve de Bismarck reprend quelque peu l'idée des trois portraits charges contre Napoléon III mais la cible est cette fois Bismarck, il s'agit désormais de justifier la guerre franco-prussienne, une défaite pouvant être fatale à la naissante République, République par ailleurs d'emblée controversée mais ceci est un autre débat !

Pour ce qui est du poème Le Dormeur du Val, il s'agit encore d'un poème sur la guerre franco-prussienne, mais dans le contexte de la cause républicaine à défendre après le 4 septembre : Jean-François Laurent a apporté une contribution décisive dans les Actes d'un colloque publié par la revue Parade sauvage, puisqu'il a clairement montré les symboles christiques disséminés dans le sonnet : il est clair que la phrase "Il dort dans le soleil" ne saurait se limiter à une notation descriptive et qu'elle implique une résurrection solaire du dormeur dans le sein de la Nature ! Ce motif christique est explicitement déployé par Rimbaud dans le sonnet "Morts de Quatre-vingt-douze" : les morts de 92 et de 93 sont assimilés à des Christs que la Mort "a semés" "Pour les régénérer dans tous les vieux sillons"!
Avec Steve Murphy et quelques autres critiques, nous ne pouvons que considérer que la lecture traditionnelle du poème fait contresens ! Malgré la composition dans un autre contexte, celui du mois d'août, du poème Le Mal, le sonnet Le Dormeur du Val n'est pas un plaidoyer de pacifiste contre l'horreur de la guerre, mais il s'agit de rendre hommage à un mort pour la cause de la République à défendre !
Le contresens vient de ce que le verbe répété "dort" est assimilé à une figure de style qui est l'euphémisme ! Or, l'identification d'une figure de style ne doit pas relever d'une approche sommaire du poème : l'idée que le poète dorme est répétée avec insistance tout au long des quatorze vers, ce qui doit alerter le lecteur et lui faire envisager que le poète ne veut pas souligner la mort par un pudique euphémisme, mais au contraire faire entendre que réellement ce soldat dort! Cette répétition crée une tension dont la lecture traditionnelle ne tient malheureusement aucun compte!
J'ajoute que l'euphémisme n'est pas une figure de style identifiable automatiquement comme c'est le cas de la comparaison, de la périphrase, etc, voire comme c'est le cas de la plupart des métaphores ! Le verbe "dort" a un sens et c'est le contexte d'emploi qui permet de supposer qu'il y a un euphémisme ! Quand un texte veut dire autre chose que ce qu'il dit en toutes lettres, il est délicat de prétendre identifier mécaniquement une figure de style ! Certes, le poète joue sur l'idée traditionnelle que le sommeil d'un corps allongé peut être un euphémisme pour ne pas dire la mort, mais malgré la chute du poème il est sensible dans ce sonnet qu'il nous faut interroger la portée de ce choix de ce motif du "dormeur"! Les significations poétiques en dépendent ! Ne l'escamotons donc pas !


Voilà pour notre présentation ordonnée de l'oeuvre connue de Rimbaud de 1868 à 1870, nous pensons que ceci forme une synthèse pertinente et accessible à tous sur les significations précises à donner à cette première partie de l'oeuvre d'Arthur Rimbaud !

1 commentaire:

  1. J'ai corrigé quelques coquilles, ajouté quelques phrases à l'instant même, la plus importante est celle sur la comparaison entre Ma Bohême et Le Saut du tremplin : j'insiste sur une autre inversion, de l'élasticité infinie et incassable du tremplin à l'usure des souliers et du coeur d'un poète non plus bondissant mais ! Les tercets de Ma Bohême sont un exemple de réécriture maximale qui a l'air de dire pourtant tout autre chose que son modèle et qui surtout dépasse de très loin le modèle, en atteignant une réelle profondeur et complexité d'âme !

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