jeudi 29 janvier 2015

Les césures dans Michel et Christine

Prenons le poème Michel et Christine et appliquons une césure systématique notée + après la quatrième syllabe de chaque vers !
Le problème qui se pose, c'est que peu importe ce qui arrive comme découpage, on peut avoir une césure après une préposition, une conjonction, mais aussi au milieu d'un mot, devant ou après un "e" de fin d'un mot, ce qui veut dire qu'il n'y a plus aucun principe discriminant : qu'on pratique la césure après cinq ou six syllabes, ou après sept, on ne verra pas de différence !
En fait, on verra toutefois apparaître quelques jeux remarquables sur les syllabes, la graphie ou les mots, ce que je vais m'employer à montrer, par un commentaire quatrain après quatrain !


                Michel et Christine


Zut alors si + le soleil quitte ces bords !Fuis, clair délu+ge ! Voici l'ombre des routes.Dans les saules, + dans la vieille cour d'honneur,L'orage d'a+bord jette ses larges gouttes.

Le découpage du premier vers serait plus naturel en 3-8, mais déjà en alexandrins les poètes nous ont habitué à une audace de vers initial : entre autres exemples, ce vers de Rêvé pour l'hiver

L'hiver, nous irons dans + un petit wagon rose

Le "si" explore la même audace, mais en passant d'une préposition à une conjonction !
Pour le vers 2, je n'ai pas de justification, cela semble même contradictoire avec le vers 3, puisqu'au vers 2 je me permets de détacher le "e" de fin de mot, et au vers 3 j'en fais un élément du rythme juste devant la césure, mais je remarque qu'au vers 3 la reprise de la préposition "dans" crée grammaticalement la symétrie 4+7 au plan syllabique!
Le découpage du vers 4 peut sembler en revanche complètement arbitraire, insoutenable même ! C'est sans compter sur la composition de la forme adverbiale "d'abord", on observe une reprise de "bord" qui passe du pluriel à la rime au vers 1 à une syllabe de mot en violent rejet au vers 4 : effet de débordement orageux digne des effets de sens de la métrique de désordre révolutionnaire dans "Qu'est-ce" !
Certes, on peut envisager pour l'instant qu'un découpage du premier quatrain avec une césure après la cinquième syllabe serait plus naturel à la lecture, mais le principe de la césure doit concerner le poème entier, et voyez comme la suite immédiate des vers 5 et 6 semble témoigner exprès d'un découpage 4+7 tout à fait régulier !

Ô cent agneaux, + de l'idylle soldats blonds,
Des aqueducs, + des bruyères amaigries,
Fuyez ! plaine, + déserts, prairie, horizons
Sont à la toil+ette rouge de l'orage !

"Plaine" semble parallèle à "saules" dans le quatrain précédent, tandis que le vers 8 concentre les sons "a" devant la césure que je suppose avoir été voulue par Rimbaud : "à la toi", rejetant un suffixe en "-ette"!


Chien noir, brun past+eur dont le manteau s'engouffre,
Fuyez l'heure + des éclairs supérieurs ;
Blond troupeau, quand + voici nager ombre et soufre,
Tâchez de des+cendre à des retraits meilleurs.

Les rejets de suffixe se suivraient "toi+lette" et puis "past+eur" Le rejet sur "descendre" serait du côté de l'effet de sens, dégringolade d'un mot à la césure, effet potache que justifie le zutisme "Zut alors" qui sert d'amorce au poème ! Notez au quatrain la rime scandaleuse "vole", "volent" qui confirment l'impertinence du traitement! Pareil pour l'échange entre "sous les" ou "railway", rime approximative, mais aussi présence audacieuse justement d'un déterminant à la fin du vers!

Mais moi, Seigneur ! + voici que mon Esprit vole,
Après les cieux + glacés de rouge, sous les
Nuages cél+estes qui courent et volent
Sur cent Solo+gnes longues comme un railway.

Il est difficile de ne pas songer à un jeu de reprise de lettres entre la fin du mot "Solognes" et l'adjectif "longues", ce qui plaide pour une attention sournoise au passage d'un mot à l'autre et une radicalisation du mépris des césures!

Voilà mille loups, + mille graines sauvages
Qu'emporte, non + sans aimer les liserons,
Cette reli+gieuse après-midi d'orage
Sur l'Europe an+cienne où cent hordes iront !

Un peu comme dans "Qu'est-ce", des mots significatifs sont cassés à la césure d'un vers à l'autre : "religieuse" et "ancienne"!

Après, le clair + de lune ! partout la lande,
Rougis et leurs + fronts aux cieux noirs, les guerriers
Chevauchent lent+ement leurs pâles coursiers !
Les cailloux son+nent sous cette fière bande !

J'ai plaidé le découpage "lentement", je reviendrai sur l'historique de ce traitement des adverbes en "-ment" à la césure, on observe que le jeu est prolongé à l'aide de plusieurs graphies "ent" et dans le vers concerné et dans le suivant "son+nent"! Quant à "clair + de lune", c'est un découpage moins audacieux, mais qu'il l'était quand même un peu quand Verlaine y a recouru au début des Fêtes galantes!

 Et verrai-je + le bois jaune et le val clair,
L'Épouse aux yeux + bleus, l'homme au front rouge, — ô Gaule,
Et le blanc a+gneau Pascal, à leurs pieds chers,
 Michel et Christ+ine,  et Christ !  fin de l'Idylle.

Rimbaud est le premier poète à avoir placé deux "je" à la césure dans Au cabaret-vert et Ma bohême, il a également placé un "e" à la césure dans Le Dormeur du val : "Nature, berce-le chaudement, il a froid" Le "e" du pronom "le" se prononce pleinement et ne choque pas, mais les "e" étaient malgré tout évités par les poètes à cet endroit ! Le "je" placé après le verbe va bien dans le sens d'une audace toujours plus grande ! La désinvolture atteint les dernières limites et il n'est plus de limite justement !
L'idée d'une césure soulignant la reprise graphique "eu" entre "yeux bleus" va dans le sens de jeux similaires que j'ai relevé dans les poèmes Jeune ménage et Juillet où j'ai établi que très clairement le poète jouait sur le brouillage d'une césure après la quatrième syllabe, mais cette fois dans des vers de dix syllabes seulement!
Je n'ai pas encore trop d'explications à donner pour l'audace sur le mot "agneau", encore que je trouve l'effet sacrificiel dans la continuité de "religieuse" et "ancienne", j'observe plusieurs "a" dans le voisinage et le "gn" de "Solognes"! Peut-être l'écho "Gaule" "agneau"!
Quant au dernier vers, le calembour est évident et le rapprochement avec un jeu ultérieur de Verlaine "Malins de Mal+ines" me paraît la preuve du 4+7, donc du vers de onze syllabes aux hémistiches de quatre et sept syllabes!
J'observe encore que les deux derniers vers pourraient aisément se lire en inversant la succession, ce qui ferait 7+4!

Certes, on ne comprend pas encore tout ce qu'a voulu faire Rimbaud au plan des césures, mais on a quand même des arguments en béton armé pour dire que la césure est après la quatrième syllabe : la reprise "bord", l'adverbe "lentement" et le calembour sur "Christine"! sans oublier quelques vers où le découpage va même plutôt de soi!

Je n'ai pas les moyens de prouver clairement que la césure est à cette place-là, je ne peux que livrer les résultats de ma petite expérience !
Je pense que n'importe qui d'intelligent trouve forcément que l'idée de la césure après la quatrième syllabe a du sens malgré le brouillard confus qui résulte de l'approche désinvolte du poète!
Renoncer à la césure, ça fait un peu simple d'esprit qui jouit d'un mot placé après l'autre, d'une lettre qui en suit une autre, sans chercher à comprendre!

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