lundi 29 juillet 2024

"Bombinent" n'est pas un néologisme de Rimbaud, mise au point !

Rimbaud emploie la forme conjuguée "bombinent" à deux reprises dans ses poèmes en vers. L'emploi le plus connu figure dans le sonnet "Voyelles". L'idée est répandue de dater ce poème de 1871, mais Rimbaud est demeuré à Paris en compagnie de Verlaine de septembre 1871 à mars 1872, et ce n'est qu'au retour à Paris de Rimbaud vers le 7 mai 1872 que définitivement nous n'avons plus récupéré comme nouvelles poésies de lui que des vers libres nouvelle manière (à l'exception du tardif "Poison perdu", cependant que "Les Corbeaux" est une composition publiée très en retard). L'emploi d'une forme conjuguée pose différents problèmes. Rimbaud peut s'inspirer de quelqu'un qui a fourni une autre forme du verbe conjuguée, et la forme à l'infinitif "bombiner" n'est elle-même attestée nulle part, alors que c'est elle qui figurera dans les entrées de dictionnaires. Le verbe "bombiner", justement, n'existe pas en français avant son emploi sous une forme conjuguée par Rimbaud. A partir des emplois par Rimbaud dans le poème "Voyelles" et dans le poème daté de février 1872 : "Les Mains de Jeanne-Marie", le verbe est admis dans la langue française.
Prenons le cas de la page internet consacrée à la définition du verbe "Bombiner" sur le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales qui s'abrège en CNRTL :


Le verbe est décrit comme intransitif, le sujet du verbe est censé désigner un insecte, et le sens fourni est le suivant : "Tournoyer en bourdonnant".
Puis, nous avons en exemple, le passage célèbre de "Voyelles" daté erronément de 1871, alors que selon toute vraisemblance le sonnet date comme "Les Mains de Jeanne-Marie" des premiers mois de 1872.
Pour l'étymologie et l'historique du mot, nous avons un texte des plus succincts qui reprend la date erronée, ou sujette à caution, de 1871. Je cite d'ailleurs cet extrait ramassé puisque d'autres remarques vont suivre : "Etymol. et Hist., 1871, supra ex. Calqué sur le lat. bombinare, var. de bombilare (v. bombiler) "bourdonner" Fréq. abs. littér. : 2."
L'occurrence du poème "Les Mains de Jeanne-Marie" a le mérite d'être datée sur le manuscrit de février 1872. Le dictionnaire privilégie une datation hypothétique du sonnet "Voyelles".
Mais il y a d'autres anomalies. Le sens du verbe latin est "bourdonner", tandis que le CNRTL privilégie la définition "tournoyer en bourdonnant". Et si vous faites une recherche sur d'autres dictionnaires en ligne, vous vous retrouvez bien avec deux définitions concurrentes, parfois mises l'une en-dessous de l'autre : "tournoyer" ou "bourdonner". Il me paraît plus prudent de définir exclusivement "bombiner" par le sens admis en latin. Certes, le bourdonnement suppose aussi le vol de l'insecte, mais on voit bien que le travail de définition est un peu approximatif.
On relève la variante latine "bombilare" qui est associée à une forme française "bombiler" dont on voudrait savoir d'où elle vient elle-même, quand elle est apparue en français, s'il est calquée sur le latin "bombilare" ou si c'est une évolution du mot au cours des  siècles du latin au français. Il va de soi que les gens qui ont rédigé cette page de dictionnaire ont tenu compte d'informations propres au monde des rimbaldiens, mais ils donnent un résultat condensé problématique, et ils traitent un peu les mots comme des réalités magiques, ce qui est contradictoire avec leur principe de dictionnaire traitant de l'étymologie, de l'évolution de langue, etc. "Bombiler", ça sort d'où ? Et pourquoi pas "bombiller" ? Les verbes latins, peut-on en avoir des occurrences dans des textes latins datant de l'Antiquité ?
Il y a enfin une citation qui retient toute notre attention, un exemple du néologisme "bombinement" inventé par Paul Arène qui l'exhibe en 1896 dans son livre Vers la calanque : "Bruyant bombinement de trompettes", occurrence qui fait prédominer l'idée du "bruit d'un insecte".
Faisons d'emblée un sort à la citation de Paul Arène. Il est assez évident qu'il fait référence lui-même au sonnet "Voyelles" de Rimbaud. Pour être précis, Arène a créé son néologisme sur le modèle du mot "vibrement(s)" de Gautier dont il a identifié la présence dans le sonnet "Voyelles" même de Rimbaud. Arène a-t-il identifié que le mot était de Gautier ? En tout cas, il a créé "bombinement" en s'inspirant de "vibrements" (au lieu de vibrations) et de "bombinent" pris au sonnet "Voyelles". Il a accentué les effets d'allitérations et même d'assonances avec le B et les voyelles nasales du type "on", "en". Enfin, le mot "trompettes" reprend quelque le mot "clairon" pour l'idée de trompette du Jugement dernier au dernier tercet de "Voyelles".
Paul Arène fait partie avec notamment ses amis proches Alphonse Daudet et Charles Monselet des rédacteurs du Parnassiculet contemporain, et Arène publiait dans le journal de Villemessant puis Francis Magnard, Le Figaro, sachant que ce journal a publié le poème en vers d'une syllabe faussement attribué à Baudelaire, "Le Pauvre diable" en 1878, en témoignant connaître le contenu alors inédit de l'Album zutique. Au passage, rappelons que pour les auteurs du Parnassiculet contemporain, les parnassiens n'avaient pas compris que les fêtes qu'ils professaient étaient mortes depuis trente ans avec les grandes batailles romantiques.
Mais passons.
La page CNRTL ne donne aucun mot si l'on consulte l'onglet "synonymie", pas même "bourdonner", ni même "bombiler". Et si vous faites une recherche "bombiler" sur internet, vous êtes plutôt renvoyés à des pages de dictionnaires sur le verbe "bombiller". Et le dictionnaire du CNRTL a lui-même une page sur le verbe "bombiller". Le verbe "bombiller" serait apparu entre 1838 et 1842. il a été emprunté au latin "bombilare" qui veut dire "bourdonner (en parlant des abeilles)". Une référence à un passage de Suétone est fournie : "Suétone, Frg, p. 254,1 dans TLL s. v., 2068, 78". Ce n'est pas très malin de donner de pareilles abréviations qui vont prendre du temps à être décryptées. Enfin, bref !
Apparemment, "bombiler" est bien une coquille du CNRTL pour "bombiller".
Pour l'onglet "Lexicographie" du verbe "bombiller", nous avons quelques informations complémentaires,  comme la rareté des occurrences : "Fréq. abs. littér : 2". Un exemple de 1910 nous est offert de "mouches" qui "bombillaient autour de leurs asiles". La citation vient du livre De Goupil à Margot et l'auteur est Louis Pergaud, également connu pour La Guerre des boutons. De deux choses l'une, ou Pergaud qui se réclame de Rabelais emploie la forme "bombiller" qu'il a entendue un certain nombre de fois, ou il songe lui aussi au sonnet "Voyelles" mais ne peut s'empêcher de rabattre l'expression sur la forme "bombiller". Notez que dans un premier temps et notamment dans Les Poètes maudits le vers de Rimbaud fut édité sous la forme "bombillent", et Pergaud a dû connaître tout simplement une version du poème avec la forme "bombillent". Ceci est d'autant plus troublant que le manuscrit des "Mains de Jeanne-Marie" était inconnu de tous à l'époque du "bombinement" d'Arène et du "bombillaient" de Pergaud. La leçon "bombillent" s'est maintenue dans le cas des éditions successives des Poètes maudits (1884, 1888, 1904). Pourquoi Paul Arène écrit-il "bombinement" ? La leçon "bombillent" est également adoptée par Vanier dans l'édition des poésies de Rimbaud de 1895 ? Arène a-t-il eu accès à un manuscrit de Rimbaud ? On sait aujourd'hui que les deux manuscrits de "Voyelles" comportent la leçon "bombinent" et non pas "bombillent".
En tout cas, il est temps d'en finir avec l'attribution pure et simple du néologisme "bombiner" à Rimbaud. Celui-ci n'utilisait que des mots qu'il avait déjà repérés dans des écrits antérieurs, cela vaut pour "abracadabrantesques" repris à Mario Proth. Trois mots résistents : "bleuisons", "bleuités" et "bombinent".
Mais Rimbaud emploie deux fois "bombinent" pour deux créations imagées fort similaires. Certes, il s'agit simplement d'un calque sur le latin "bombinare". Il suffit de modifier la terminaison latin en terminaison d'infinitif en "-er" et d'appliquer les règles de la conjugaison habituelles à ce type de verbe. Mais Rimbaud a nécessairement lu un texte en latin qui l'a décidé à employer ce mot. Antoine Fongaro a donné la source d'inspiration la plus probable. Cela vient du Pantagruel de Rabelais où figure une liste d'oeuvres imaginaires dont une avec un titre en latin à rallonge qui contient la forme participiale "bombinans" qui donnerait "bombinant" en français. je cite ce titre : "Questio subtilissima, Utrum Chimera in vacuo bombinans possit comedere secundas intentiones, et fuit debatuta per decem hebdomadas in concilio Constantiensi." On peut traduire cela ainsi : "Question très délicate : est-ce que la Chimère bourdonnant dans le vide peut manger les intentions secondes, sujet qui a été débattu dix semaines durant au concile de Constance."
Ce titre est isolé en discours, puisque perdu parmi une foule d'autres titres.
Mais Voltaire aimait répéter cette expression de Rabelais, notamment dans son Dictionnaire philosophique, par exemple aux entrées "Autorité" et "Athéisme".
L'idée d'une influence particulière de Voltaire est à privilégier dans la mesure où Voltaire inscrit plus nettement l'invention de Rabelais dans son discours, et Voltaire en fait un exemple bien sûr de dérision au sujet des discussions métaphysiques. Fongaro fait remarquer que les frères Goncourt ont recensé cette formule latin dans leur journal, mais sans connaître les textes de Rabelais et Voltaire, puisqu'ils corrompent verbalement le sens avec le verbe "bombyciner" qui n'a rien à voir. Toutefois, Rimbaud n'avait pas accès au Journal des Goncourt et il n'a pas traité de la corruption "bomyciner". En revanche, les frères Goncourt permettent de comprendre que la citation de la formule latine de Rabelais était goûté dans les échanges oraux des soirées mondaines parisiennes de l'époque.
Enfin, ce qu'il y a d'intéressant avec les cas de Voltaire et des frères Goncourt, c'est que nous n'avons plus une citation latine telle quelle comme dans le cas de Rabelais. Voltaire et les frères Goncourt traduisent tout ou partie de l'expression en vue des lecteurs ne maîtrisant pas la langue latine. Et pourquoi c'est intéressant ? Je vous l'explique.
Rimbaud n'a sans doute pas gratuitement et par pure affectation personnelle décidé de reprendre le verbe "bombinans" de Rabelais dans une forme francisée "bombinent". Il y a une intention derrière. Pour moi, il faudrait chercher s'il n'y a pas eu des mentions de cette expression latine dans la presse en janvier ou février 1872. Rimbaud a pu entendre l'expression à l'oral lors d'une réunion des Vilains Bonshommes ou lors d'une soirée à l'Odéon, que sais-je encore ? J'imagine une traduction de "bombinans" par une proposition subordonnée relative, au lieu de traduire "bombinans" en "bombinant" il y aurait une traduction de la forme "qui bombine", au singulier car la Chimère est sujet du verbe.
Pour moi, c'est plus logique ainsi. Il y a une citation de la part de Rimbaud, où Baudelaire et Voltaire sont les références les plus évidentes, mais les plus lointaines. Je cherche l'intermédiaire visé par Rimbaud.
Maintenant, j'ai laissé de côté Voltaire, mais celui a employé aussi la formule latine de Rabelais dans sa correspondance, et notamment dans une lettre au Marquis d'Argenson qui date de 1744 (et qui porte le numéro "1644" dans le classement du lien ci-dessous, confusion à éviter donc) :


La lette a pour en-tête : "A Cirey, ce 15 avril."
Le premier paragraphe est éloquent, je le cite :

    Vanitas, vanitatum, et metaphysica vanitas. C'est ce que j'ai toujours pensé, monsieur ; et toute métaphysique ressemble assez à la coquecigrue de Rabelais bombillant ou bombinant dans le vide. Je n'ai parlé de ces sublimes billevesées que pour faire savoir les opinions de Newton [...]

Il est question de vanité de la réflexion métaphysique. Alors, on se gardera de trop vite transférer cette ironie à Rimbaud lui-même. En tout cas, "Voyelles" est un sonnet qui joue avec une idée personnelle de la métaphysique, et c'est un fait exprès. Notons que l'hésitation entre les leçons "bombillant" et "bombinant" sont déjà dans cette lettre de Voltaire, et, mieux encore, cela remet en cause les affirmations du CNRTL qui parlait de première occurrence de "bombiller" en 1838 ou 1842 et de "bombiner" sous la plume de Rimbaud. C'est faux, et on voit aussi à quel point la recherche par mots clefs est compliquée dans le cas des formes conjuguées. Une recherche "bombine" et "Chimère" donnera-t-elle quelque chose dans la presse de la fin de l'année 1871 et du début de l'année 1872 ? En tout cas, Voltaire traduit littéralement, c'est le cas de le dire, "bombinans" par "bombinant", et notez que l'expression est soulignée dans la lettre : "bombinant dans le vide", ce qui correspond bien sûr à une citation, mais ce qui renforce le poids de "bombinant" face à "bombillant".
Pour l'origine du verbe "bombiller", il me semble évident que tout est à revoir, il est plus ancien qu'on ne le croit. Voltaire l'atteste. Quant au premier emploi en français du verbe "bombiner", il semble provenir de Voltaire. Cette lettre atteste une antériorité très claire pour l'année 1744. Maintenant, reste à déterminer tous ceux qui ont cité cette formule comme Voltaire en la flanquent d'une traduction littérale avec le néologisme "bombin[er]". Un exemple anachronique avec une Encyclopédie anarchiste en quatre tomes de Sébastien Faure parue entre 1925 et 1934, on y trouve le singulier "bombine".


Et une citation de 1820 cette fois ! Le document est consultable sur Googlebooks. Il s'agit d'un livre de grammaire dont voici le titre à rallonge : Nouveaux principes de grammaire, suivis de notions grammaticales élémentaires, de solutions de questions et difficultés grammaticales ; d'après ces principes : la génération des idées, l'usage et l'harmonie ; Avec un appendice sur le Philosophisme, et une lettre sur la Critique, etc. par C. V. Boiste, ancien avocat, auteur du Dictionnaire Universel de la langue française, etc.
Dans l'extrait qui nous intéresse, Boiste donne des verges pour se faire battre puisqu'il illustre la bêtise des discussions oiseuses dénoncées par Rebelais avec son titre sur la Chimère. Boiste ne veut pas admettre comme "phrase droite" : "Je vois un cheval blanc", parce que selon lui on identifierait la couleur avant la forme, ce qu'il s'ingénie à rendre évident par l'idée d'un déplacement au loin, sauf que la phrase sert aussi pour la vision distincte immédiate. Pour Boiste, l'ordre naturel est l'inversion : "Blanc cheval je vois." Donc, non, la phrase "Je vois un cheval blanc" n'est pas droite.
Enfin, bref, je cite l'extrait qui m'intéresse et qui montre bien qu'il y a une source probable aux deux emplois rimbaldiens de "bombinent" qui reste à débusquer quelque part :
  Le lecteur reconnaîtra si ces expressions phrase droite, etc., ne sont pas des chimères grammaticales qui, comme la chimère de Rabelais, bombine ou bourdonne, en tournoyant, dans le vide ; inversion et rectitude étant, de toute et pour toute éternité, en opposition.
On sent l'influence de Voltaire sur la composition de ce passage. Nous sommes aux pages 317 et 318 de l'ouvrage : lien pour consulter le document !

jeudi 25 juillet 2024

Que lisait Rimbaud au moment de composer "Voyelles" ? Gautier, O'Neddy, Sainte-Beuve ?

Le début du poème sans titre "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,..." est une démarcation du premier hémistiche du quatrième poème des Feuilles d'automne de Victor Hugo : Que t'importe, mon coeur,..." Et, en réalité, l'ensemble de la pièce "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." démarque le mouvement général de la pièce hugolienne.
En 1869 et 1870, Rimbaud imitait plutôt des poèmes des Châtiments, des Contemplations et de La Légende des siècles ("Les Pauvres gens" et "Les Etrennes des orphelins"). Le modèle des Châtiments demeure fort prégnant en 1871 et même au début de 1872 avec "Le Bateau ivre".
L'idée sur ce premier exemple, c'est qu'arrivé à Paris Rimbaud a l'occasion de fréquenter un milieu de poètes parisiens qui peut lui procurer les recueils poétiques plus anciens qu'il n'avait pu que survoler, qu'ils ne connaissaient pas réellement. Hugo est un cas à part, ses recueils de poésies étaient plus accessibles que d'autres, mais j'en arrive à la grande question des poètes romantiques de 1830. Pétrus Borel n'a eu aucun succès commercial. Il a fait une traduction aujourd'hui encore de référence de Robinson Crusoé, mais il n'en a pas tiré un succès commercial immédiat à l'époque. Il a publié sans être récompensé par le succès son unique recueil de poésies Rhapsodies en 1831, puis ses Contes immoraux attribués à Champavert dans un mouvement qui préfigure le passage d'Isidore Ducasse au Comte de Lautréamont, puis il a échoué à avoir le succès avec son roman Madame Putiphar qui fut éreinté par une recension unique de Jules Janin, tandis que les anciens collègues et amis firent les morts : Théophile Gautier, Gérard de Nerval, etc.
Pourtant, Baudelaire a écrit favorablement au sujet de Pétrus Borel, et cela s'est poursuivi avec Verlaine qui cite le premier vers de "Doléance" en épigraphe à la cinquième des "ariettes oubliées" du recueil Romances sans paroles, recueil réputé avoir été écrit dans la compagnie de Rimbaud. Le vers est le suivant : "Son joyeux, importun, d'un clavecin sonore". Le poème est très beau, mais Verlaine n'a pas eu de mal à le choisir, puisque Borel l'a lui-même mis en avant dans une préface à ses Contes immoraux où il cite une anthologie de ses vers.
La question est posée de l'intérêt de Rimbaud pour les œuvres de Pétrus Borel. Pétrus Borel était une figure initialement importante du Petit Cénacle où deux grands noms firent aussi leurs débuts littéraires : Théophile Gautier et Gérard de Nerval. Il s'agissait de la deuxième génération du romantisme pour dire vite. Nous avons une première génération avec Lamartine, Hugo, Vigny, les frères Deschamps, Sainte-Beuve et le précoce Musset, puis une génération autour de Gautier et Nerval qui inclut Borel et O'Neddy, puis inclus dans les seconds romantiques par Rimbaud nous avons une troisième génération avec Baudelaire, Banville et Leconte de Lisle (qui il faut le rappeler ne sont pas des parnassiens à la base), puis nous avons la génération des parnassiens avec Verlaine, Coppée, Mendès, Dierx et tant d'autres, où Rimbaud aurait dû être un peu comme Musset le jeune représentant précoce si le mouvement ne s'était pas scindé, disloqué au-delà de la guerre franco-prussienne et de la Commune.
Ce qui est frappant dans "Voyelles", c'est qu'on y trouve le néologisme de Théophile Gautier : "vibrements". Théophile Gautier est parodié dans "Les Mains de Jeanne-Marie" qui s'inspire des "Etudes de mains" du recueil Emaux et camées. je clarifie d'emblée un point. J'admire la poésie de Gautier, certaines pièces qui ont l'air toutes simples, de n'avoir rien pour elles, me paraissent admirables, et je ne parle pas spécialement d'Emaux et camées, car je suis fasciné par des pièces des Premières poésies, des Poésies diverses de 1838, par Espana, La Comédie de la mort, etc. Pour moi, le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" ne parodie pas Gautier pour régler des comptes avec l'esthétique de Gautier, du moins ce n'est pas une réplique d'un artiste à un autre artiste stricto sensu. Pour moi, "Les Mains de Jeanne-Marie", c'est une satire politique de Gautier par en-dessous étant donné les propos anticommunards tenus par Gautier dans son livre d'actualité Tableaux du siège. Un problème similaire se pose pour les vers de Coppée. Les rimbaldiens couplent le mépris pour l'esthétique de Coppée et la satire politique. En gros, parce que Coppée est opposé à la Commune, c'est un mauvais poète : il écrit mal, il ne comprend rien, il n'a pas le sens de la poésie. Non, ce n'est pas comme ça que ça marche ! Effectivement, Coppée est un poète qui a des limites par rapport à un Verlaine ou un Rimbaud, ou un Corbière, mais aussi par rapport à un Théophile Gautier ou un Leconte de Lisle. Mais Coppée n'était pas le plus mauvais des poètes non plus. Ce fut un ami de Verlaine avant la guerre, et sur le tard Verlaine dit explicitement que pour lui Coppée écrivait de bons recueils au départ, et puis qu'il est devenu mauvais. Il est vrai que cela coïncide avec le clivage politique qui les a séparés, mais je pense que la coïncidence est réelle. Coppée devient un moins bon poète après la guerre franco-prussienne.
Bref, ce n'est pas le sujet.
Le problème qui se pose, c'est qu'autant les allusions à Gautier sont logiques dans "Les Mains de Jeanne-Marie", puisque Rimbaud raille le consensus des plumes reconnues de son époque à insulter les communards et ne pleurer que les morts de la guerre contre la Prusse. On peut à la lecture des "Mains de Jeanne-Marie" imaginer une pensée de contre-esthétique et donc de critique de l'esthétique même de Gautier, mais en réalité ce qui ressort c'est l'opposition politique entre les deux poètes. Rimbaud, très hermétique, est en train de révolutionner la manière d'écrire de la poésie, mais les discours sont assez vains sur le dépassement esthétique de la formule rimbaldienne qui donnerait son arrêt de mort à celle de Gautier.
Et puis donc il y a le sonnet "Voyelles" où jusqu'à présent personne n'a jamais envisagé une parodie de Gautier. Or, Rimbaud s'intéresse aux mots rares employés par Gautier. Pour ce qui est de "abracadabrantesques", je ne crois pas qu'on en trouvera une attestation dans les écrits de Gautier. Ce qui est attesté chez Gautier, c'est les adjectifs "abracadabrant" et "abracadabresque". Il n'y a aucune preuve que je sache qu'il ait inventé "abracadabrantesque" en se moquant des écrits de la Duchesse d'Abrantès. En tout cas, je trouve étonnant que les universitaires qui émettent cette hypothèse ne l'étaie d'aucun témoignage écrit d'époque.
La leçon "abracadabrantesques" se trouve dans le livre du douaisien Mario Proth qu'à l'évidence Rimbaud a dû lire à Douait entre Izambard et Demeny, puisqu'Izambard et Demeny furent les deux premiers destinataires d'une version manuscrite connue du poème "Le Coeur volé" (13 mai pour l'un sous le titre "Le Coeur supplicié", 10 juin pour l'autre sous le titre "Le Coeur du pitre"). J'en profite pour faire deux rapprochements entre "Le Coeur supplicié" et "Voyelles", d'un côté on peut rapprocher "supplicié" de "pénitentes", de l'autre "flots abracadabrantesques" de "mers virides".
Le mot "vibrements" qui apparaît dans "Voyelles" apparaît précisément dans le vers et même le groupe nominal qui inclut le passage "mers virides" : "vibrements divins des mers virides".
Ce mot "vibrements" est un néologisme de Gautier et un néologisme quelque peu inutile puisqu'il existe déjà le nom "vibrations". Le mot "vibrements" gagne une syllabe dans un poème, il a son petit effet d'affectation, mais bon ses nuances ne sont pas d'une importance cruciale à la langue française. D'ailleurs, Gautier semble y avoir recouru assez peu souvent, et plutôt à ses débuts. Le mot "vibrement" au singulier apparaît dans la nouvelle fantastique "La Cafetière" et dans un sonnet des Premières poésies. Après, il ne refait guère surface que dans un passage du Roman de la momie si je ne m'abuse. J'avoue ne pas avoir passé du temps à en chercher les occurrences.
D'après le CNTRL, le mot "vibrement" est rare et sa première attestation vient précisément du récit "La Cafetière" de Gautier en 1831, nouvelle plus tard incluse au sein du recueil de 1833 Les Jeune-France. Mais, la publication des Premières poésies est contemporaine de l'écriture de "La Cafetière". Le CNTRL évoque aussi un ouvrage intitulé Louis-Philippe, mais je n'ai pas encore identifié l'auteur abrégé en "Mat." Le CNTRL cite aussi un emploi de "vibrement" dans Le Grand Meaulnes d'Alain Fournier, mais il ne s'agit que d'un exemple d'influence tardive du mot inventé par Gautier, sans oublier qu'Alain Fournier s'inspire aussi pour le coup de son emploi rimbaldien dans "Voyelles".
Une recension poussée des emplois du néologisme "vibrements" serait fort intéressante à conduire.
Le sonnet "Voyelles" a d'autres mots rares, et justement le verbe "bombinent" qui est commun à "Voyelles" et aux "Mains de Jeanne-Marie". Je ne connais aucun autre emploi du verbe "bombiner", Rimbaud n'a pu s'inspirer que d'un passage en latin de Rabelais cité par Voltaire, les frères Goncourt, etc., comme l'a montré Antoine Fongaro.
Mais Fongaro a aussi signalé que la proximité des mots "strideurs" et "clairon" dans un vers de "Voyelles" et dans un vers de "Paris se repeuple" venait d'un vers du poème "Spleen" de Philothée O'Neddy, paru en 1833 dans son recueil Feu et flamme. Dans le poème d'O'Neddy, strideur est au singulier et clairon au pluriel : "La strideur des clairons". Jacques Bienvenu a relevé la présence du mot "strideur" dans l'Histoire naturelle de Buffon à propos du chant des cygnes, et O'Neddy s'inspire fort vraisemblablement du texte de Buffon. En revanche, la rencontre des mots "strideurs" et "clairon" prouve que dans le cas de Rimbaud le renvoi décisif est au poème "Spleen" de Philothée O'Neddy.
Là, ça commence à devenir vraiment troublant.
Le recueil Les Feuilles d'automne mentionné plus haut date de l'époque de la Révolution de Juillet, les emplois les plus connus de "vibrement" par Gautier datent tous deux de 1831 : nouvelle "La Cafetière" et Premières poésies, en soulignant que le mot figure au vers 9 d'un sonnet de Gautier, et voilà que nous avons le couple "strideur" et "clairon" qui vient du recueil Feu et flamme. Certes, il faut y superposer la référence à "La Trompette du Jugement" de Victor Hugo avec la proximité de "suprême" tant dans "Voyelles" que dans "Paris se repeuple", mais l'idée c'est que une fois à Paris Rimbaud a pu lire des vieux recueils de poètes alors obscurs de la décennie 1830, poètes appréciés par Baudelaire et Verlaine (Pétrus Borel notamment). Le Petit Cénacle était aussi un groupe fondé sur la camaraderie et les excès potaches, ce qui préfigure quelque peu l'expérience zutique, et même on peut aller plus loin. Le Petit Cénacle réunissait des poètes, des écrivains et des artistes, et des médaillons à l'effigie des membres du Petit Cénacle furent produits. Je rappelle que les parnassiens ont produit un recueil Sonnets et eaux-fortes, tandis que Barbey d'Aurevilly les a raillés par des pièces coiffées du titre "Médaillonets".
La rime "étranges"/"anges" est volontiers employée par Nerval, un autre membre du Petit Cénacle et un ami proche de Gautier. En clair, il y a de quoi se demander à quel point la création de "Voyelles" pourrait se ressentir de l'influence de lectures toutes fraîches d'oeuvres romantiques de la décennie 1830 et en particulier du Petit Cénacle. Rappelons que les premiers à intituler leurs poèmes "Fantaisie" furent Pétrus Borel et Gérard de Nerval au même moment, en 1831.
Je l'ai dit plus haut, le verbe "bombinent" n'apparaît pas dans l'oeuvre de Gautier apparemment. Mais, notez aussi que "vibrements" variante pour "vibrations" renvoie à l'idée clef romantique du verbe "vibrer", verbe clef dans le poème "Credo in unam". Le mot "frissons" en est un proche parent, et il y a deux occurrences du mot "frissons" sur la version manuscrite de "Voyelles" recopiée par Verlaine. Les mots "frissons" et "vibrer" renvoient clairement à une mythologie romantique du rapport à la Nature, et on les retouve partout chez les romantiques, les parnassiens, chez Verlaine, Hugo, Rimbaud, etc. Les mots "bombinent" et "strideurs" sont tout naturellement des variantes plus originales de "vibrer" et "frissons". Le mot "strideurs" permet aussi de glisser du son à l'image avec le modèle "striures".
Gautier et O'Neddy sont cités tout comme Hugo dans "Voyelles", cela ne fait aucun doute.
Maintenant, il y a un dernier exercice à proposer. "Voyelles" contient un autre mot rare qui vient du langage botanique : "virides". Il est un peu court de se contenter de renvoyer au mot d'ordre de "Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs" : connaître sa botanique, impératif de poète. Il ne faut pas se contenter de penser que Rimbaud est allé chercher un mot affecté rare dans des ouvrages érudits en se justifiant du fait que ça parle de Nature.
Le mot "viride" au singulier revient dans "Entends comme brame...", mais dans "Voyelles" il qualifie "mers", et c'est assez intéressant. La mer peut être bleue ou verte, on disait "glauque" en langue littéraire de l'époque. Homère use de mentions de couleurs étonnantes, mais passons à ma dernière idée.
Rejoignant après quelques années le groupe des romantiques autour de la personne de Victor Hugo, Sainte-Beuve a publié une fiction Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme. Verlaine a de l'estime pour Sainte-Beuve et son poème "Les Rayons jaunes", mais je voudrais m'intéresser à la section des "Pensées" du personnage fictif Joseph Delorme qui est le porte-parole de Sainte-Beuve ici.
Sainte-Beuve dit des choses intéressantes sur le vers romantique, il parle notamment du vers qui semble tout d'une coulée, un aspect dont il n'est jamais question dans les études métriques, d'autant que ça échappe à l'approche par les critères grammaticaux discriminants. Je passe sur les sujets "césure mobile" et "déplacement de la césure", et j'en arrive au sujet de l'étrange évidence de certains adjectifs qualificatifs des poètes romantiques : "lacs bleus", "herbe verte".
Nous avons vingt sections de pensées numérotées par des chiffres romains qui vont naturellement de I à XX. Dans la "pensée" IV, Joseph Delorme célèbre l'école d'André Chénier et cite des extraits de poème dont un qui contient l'expression "lacs bleus". Joseph Delorme cite en réalité un de ses propres poèmes. Je me contente de citer le vers qui contient l'expression qui nous intéresse : "Des vieux monts tout voûtés se mirant aux lacs bleus."
Là, on ne peut que relever l'expression, puisque Sainte-Beuve ou Joseph Delorme (peu importe) débat d'idées tout à fait distinctes.
Cependant, à la "pensée" XV, le narrateur beuvien va justifier d'écrire "lac bleu" dans la nouvelle perspective romantique.
Je cite :
   Le procédé de couleur dans le style d'André Chénier et de ses successeurs roule presque en entier sur deux points. 1° Au lieu du mot vaguement abstrait, métaphysique et sentimental, employer le mot propre et pittoresque ; ainsi, par exemple, au lieu de ciel en courroux mettre ciel noir et brumeux ; au lieu de lac mélancolique mettre lac bleu ; préférer aux doigts délicats les doigts blancs et longs. [...] 2° [...] employer à l'occasion et placer à propos quelques-uns de ces mots indéfinis, inexpliqués, flottants, qui laissent deviner la pensée sous leur ampleur : ainsi des extases CHOISIES, des attraits DESIRES, un langage sonore aux douceurs SOUVERAINES ; les expressions d'étrange, de jaloux, de merveilleux, d'abonder, appartiennent à cette famille d'élite. [...]
L'expression "mers virides" qui nous évite "mers vertes", mers bleues" est tout de même une forme de prolongement de la formule numéro 1° prêtée à Chénier, tandis que l'expression plus étendue : "vibrements divins des mers virides" suppose une superposition des deux procédés, puisque "divins" appartient à la catégorie numéro 2°. Ce n'est pas tout, dans "Suprême Clairon", "suprême" est une variante de "souveraines", tandis que l'adjectif "étrange" affectionné par Nerval, Baudelaire et Hugo à certaines époques, pendant l'exil en tout cas, est à la rime au pluriel et plutôt en fin de poème, tant dans "Voyelles" que dans "Les Mains de Jeanne-Marie".
Sainte-Beuve revient une nouvelle fois sur l'expression "lac bleu" dans la "pensée" numéro XVI. Je cite :

    Depuis que nos poëtes se sont avisés de regarder la nature pour mieux la peindre, et qu'ils ont employé dans leurs tableaux des couleurs sensibles aux yeux, qu'ainsi, au lieu de dire un bocage romantique, un lac mélancolique, ils disent un bocage vert et un lac bleu, l'alarme s'est répandue parmi les disciples de madame de Staël et dans l'école genevoise ; et l'on se récrie déjà comme à l'invasion d'un matérialisme nouveau. La splendeur de cette peinture inaccoutumée offense tous ces yeux ternes et ces imaginations blafardes. On craint surtout la monotonie, et il semble par trop aisé et par trop simple de dire que les feuilles sont vertes et les flots bleus. En cela peut-être les adversaires du pittoresque se trompent. Les feuilles, en effet, ne sont pas toujours vertes, les flots ne sont pas toujours bleus ; ou plutôt il n'y a dans la nature, à parler rigoureusement, ni vert, ni bleu, ni rouge proprement dit : les couleurs naturelles des choses sont les couleurs sans nom ; mais, selon la disposition d'âme du spectateur, selon la saison de l'année, l'heure du jour, le jeu de la lumière, ces couleurs ondulent à l'infini, et permettent au poëte et au peintre d'inventer aussi à l'infini, tout en paraissant copier. Les peintres vulgaires ne saisissent pas ces distinctions ; un arbre est vite, vite du beau vert ; le ciel est bleu, vite du beau bleu. Mais, sous ces couleurs grossièrement superficielles, les Bonington, les Boulanger devinent et reproduisent la couleur intime, plus rare, plus neuve, plus piquante ; ils démêlent ce qui est de l'heure et du lieu, ce qui s'harmonise le mieux avec la pensée du tout ; et ils font saillir ce je ne sais quoi par une idéalisation admirable. Le même secret appartient aux grands poëtes, qui sont aussi de grands peintres. [...] Le pittoresque [...] est une source éternelle de lumière, un soleil intarissable.
Avec "flots abracadabrantesques" et "mers virides", Rimbaud est dans les coups d'avance par rapport au discours de Sainte-Beuve. Notons certaines difficultés d'élocution dans le développement de Jospeh Delorme. L'expression : "des couleurs sensibles aux yeux" n'a aucun sens, à part à supposer à tort que Sainte-Beuve les opposé à infra-rouge et ultraviolet. La comparaison avec les peintres est délicate, puisque les peintres offrent à voir les nuances de couleurs en tant que tels, tandis que le poète est soumis à l'obligation de nommer et de hiérarchiser les mots qu'il emploie en fonction de leur valeur informative accessible immédiatement aux lecteurs. Mais on comprend qu'il y a une sublimation en contexte. Dire "herbe verte" a du sens quand on exalte le printemps, la caresse vivante de la Nature. Dire "flots bleus", cela souligne la vibration colorée de l'élément liquide.
Notez que Sainte-Beuve joue sur les exemples du bleu et du vert qui finalement se rencontrent dans "mers virides", puisque le viridien c'est le vert qui tire sur le bleu.
Je pense très clairement que les présentes "pensées" beuviennes sont une part du débat poétique qui nous a valu la production du sonnet "Voyelles". Il est clair que Rimbaud a une relative conscience des deux points que Delorme attribue à Chénier au sujet des mentions de couleurs en poésie, mentions de couleurs qui ne sont pas telles quelles en ce qui concerne le point 2°.
Je m'empresse d'ajouter que "Voyelles" écrit dans les premiers mois de l'année 1872 est contemporain du "Bateau ivre" et des "Mains de Jeanne-Marie", et dans l'un nous avons le néologisme "bleuités" et dans l'autre le néologisme "bleuisons". Il y a un débat sur la couleur en poésie qui est à l'origine du sonnet "Voyelles" et qui a des prolongements esthétiques dans "Le Bateau ivre" et dans le quatrain "L'Etoile a pleuré rose...", évidence pourtant superbement ignorée par les rimbaldiens.

dimanche 21 juillet 2024

Ce que disait Chevrier en 2002 sur "Le Pauvre diable" et les sonnets monosyllabique du Chat noir

Pour bien montrer que mon article sur le poème attribué à Baudelaire "Le Pauvre diable" est un point négligé des études baudelairiennes, rimbaldiennes et zutiques, j'invite à se reporter à ce qu'en a dit Alain Chevrier dans son livre La Syllabe et l'écho, histoire de la contrainte monosyllabique, paru en 2002 aux éditions Les Belles Lettres. Et ce sera aussi l'occasion de reprendre l'étude d'ensemble proposée par Chevrier pour essayer de cerner ce qui a pu se passer au sujet de l'Album zutique à l'époque des Hydropathes et du Chat noir.
Le livre de Chevrier suit un déroulement chronologique des faits en principe. Après une introduction assez courte, nous avons une série de six chapitres qui offrent une claire subdivision par époques : "de l'Antiquité tardive à la fin du Moyen[]Âge", "La Renaissance", "L'âge baroque et classique", "Le XVIIIe siècle", "Le Siècle du romantisme", "Le XXe siècle". Et une conclusion achève l'ouvrage. Il est évidemment contestable de parler d'âge baroque en France. Ce concept n'a aucune validité scientifique, ni historique, ni rien. Bach, musicien baroque du XVIIIe siècle, des sculpteurs et architectes romains du XVIIe siècle (Le Bernin, Cortone, etc.), et puis des espagnols et des français qui inventeraient le baroque avant leurs inventeurs officiels romains ou sans en avoir la moindre connaissance (Escurial ou tragi-comédie Le Cid de Corneille, Jean de Sponde), tout cela est une vaste rigolade. Notons que pour le sujet qui nous occupe, l'idée de "siècle du romantisme" pour englober l'Album zutique et Le Chat noir dans une continuité avec Hugo, Rességuier, Pommier et d'autres, c'est pas mal vu.
Chevrier entrecroise une recherche sur deux sujets en principe distincts : d'un côté l'emploi du vers d'une seule syllabe, et de l'autre l'emploi exclusif de mots d'une seule syllabe dans des textes variés. La moisson opérée par Chevrier est inévitablement très riche.
Prenons le seul chapitre sur le dix-neuvième siècle et écartons les pages sur les emplois exclusifs de mots d'une seule syllabe. Victor Hugo est le grand modèle du recours aux vers courts acrobatiques pour le dix-neuvième siècle. Ils sont employés dans les chansons des fous de Cromwell et notamment le vers d'une syllabe en tant que rime écho :

[...]

Qui te donne cet air morose,
            Rose ?
- L'époux dont nul ne se souvient,
            Vient.
chevrier cite deux poèmes de cet ordre pour la seule pièce Cromwell. Il est aussi question de poèmes en vers courts de quatre syllabes, ou de quatre et deux syllabes. Contemporains, certains poèmes des Odes et ballades prolongent l'expérience, "La Chasse du burgrave" par exemple, et il est même question d'une pièce demeurée inédite : "Un dessin d'Albert Durer". Et puis, il y a le poème "Le Pas d'armes du roi Jean" qui est en vers de trois syllabes et dont un extrait va servir d'épigraphe au poème "Bruxelles, Chevaux de bois" des Romances sans paroles de Verlaine, ce qui veut assez dire que l'expérience zutique de 1871 n'allait pas sans considérer la valeur initiale des "ballades" hugoliennes de 1828. Il convient aussi de citer le poème "Les Djinns" inclus dans le recueil suivant des Orientales, mais accélérons quelque peu. Hugo a donc eu plusieurs précoces imitateurs. Chevrier cite notamment le poème "Conseil à un jeune poète" qui s'impose avec évidence comme le modèle de la contribution zutique de Pelletan "Conseils à une jeune moumouche". Et au passage, cela invite à chercher une clef, le nom de poète de la mouche censée s'éloigne de la bouche puante de Villemessant.
C'est dans ce contexte d'émulation hugolienne qu'est apparu le sonnet monosyllabique de Paul de Rességuier : "Fort / Belle, / Elle / Dort [...]".
A partir de la page 336, Chevrier va traiter des deux poèmes en vers d'une syllabe d'Amédée Pommier, sans dégager la dispute qui a eu lieu au sujet de Pommier entre Barbey d'Aurevilly et Verlaine, et sans fixer l'importance de Pommier pour la lecture des sonnets en vers courts de l'Album zutique. Pourtant, il enchaîne bien avec une rubrique sur les sonnets monosyllabiques. qui va de la page 347 à la page 362 de son livre, ce qui est assez peu, car cela inclut une revue très brève des performances zutiques dans un livre de 588 pages. Après les sonnets en vers d'une syllabe, Chevrier offre une section "Autres vers monosyllabiques et poèmes en monosyllabes au XIXe siècle où il parle des poèmes en forme de pyramides, de poèmes en verts courts, de vers d'une syllabe associés à des vers plus longs, de réponses monosyllabiques dans des textes en prose, où il fait une remarque sur les rimes monosyllabiques, puis cite un sonnet en mots monosyllabiques, puis d'un texte monosyllabique au sens strict qui va nous intéresser, puis on parle de l'anadiplose et d'exemples de formes d'échos dans les poésies.
Mais, normalement, le poème "Le Petit diable" attribué à Baudelaire ayant été publié dans Le Figaro en 1878, il aurait dû être traité par Chevrier après les poèmes de Pommier et après les contributions zutiques. Or, le poème est traité juste avant l'analyse des poèmes de Pommier, sur la première partie de la page 336. Citons le texte de Chevrier :

  On a attribué à Baudelaire, très tardivement, une suite de dix-huit quatrains monosyllabiques, Le Pauvre Diable. Ce poème est paru très tardivement, dans Le Figaro en 1878, et résulterait d'un défi dans un salon : "Faire un poème épique en vers d'un seul pied" :
    [Transcription du poème en question]
    C'est un poème effectivement filiforme, à l'image du pauvre diable qu'il a pris pour thème - ce qui évoque par ailleurs le thème du poème en vers trisyllabiques de Scarron.
     Nous reviendrons sur le rimes du type rude / plus de, pâle / pas le, sur le / hurle... avec celles de l'auteur suivant, qui sont vraisemblablement antérieures.
Chevrier a des doutes, mais il ne remet pas en cause l'attribution à Baudelaire, et il ne s'intéresse pas du tout à l'idée d'un faux datant de 1878. Il n'envisage à aucun moment le lien avec l'Album zutique, ne voit pas l'évidente reprise du "Cocher ivre" de Rimbaud dans la suite : "Clame, - Geint", ni le lien de cette forme "Geint" au poème "Blaise et Rose" de Pommier : "-Prie, / - Crains ; - Crie ; - Geins [...]", passage précisément cité par Verlaine en 1865 pour se moquer des goûts de Barbey d'Aurevilly.
Chevrier se contente de considérer que le poème attribué à Baudelaire est de toute façon probablement postérieur aux deux poèmes de Pommier, ce qui veut dire que pour Chevrier le poème "Le Pauvre diable" n'a aucun intérêt en soi, et n'est même pas une imitation du poème de Pommier, puisqu'il est cité avant les poèmes de Pommier, comme un cas annexe, détaché.
Notons que le poème "Le Pauvre diable" a pour dernier vers le mot "Fin".
Or, dans son relevé hétéroclite, Chevrier cite "Un texte monosyllabique stricto sensu" à la page 383 de son livre. Il s'agit d'un texte publié dans Le Chat noir le 10 mars 1887. Il s'agit d'une pièce d'un certain Pierre Mille et l'article "Poèmes modernes" se moque du traité de René Ghil en y incluant donc la pièce suivante :
LES EXTASES
Poème monosyllabe
par
HAYMA BEYZAR
OH !!
Fin
Le mot "Fin" est au-delà du poème, en italique, mais il ponctue malgré tout l'ensemble et cela fait penser au mot "Fin" en dernier vers du "Pauvre diable".
Revenons au chapitre sur les poèmes en vers d'une syllabe dans le livre de Chevrier.
La moisson de l'Album zutique est traitée de la page 355 à la page 357. Chevrier relève quelques sonnets en vers de deux syllabes qui ne sont pas de l'Album zutique, puis il revient aux sonnets monosyllabiques avec une nouvelle flambée autour de la revue Le Chat noir en 1885. Et Chevrier cite en premier un poème de Camille de Sainte-Croix dédié à Charles Cros lui-même, poème paru en mai 1886. On aimerait avoir le détail chronologique des publications à partir de 1885, la date annoncée. Suivent des poèmes de Jean Goudezki, Alphonse Allais, donc de quoi s'intéresser à la connaissance que pouvaient avoir les "hydropathes" et participants du Chat noir du contenu de l'Album zutique, lequel n'a peut-être jamais appartenu à Charles Cros, puisqu'il s'agit plutôt d'expliquer le passage des mains de Léon Valade à celles de Coquelin Cadet. Aux pages 360 et 361, Chevrier cite le cas intéressant d'un sonnet monosyllabique qui aurait été composé par Paul Bourget et François Coppée, mais sans en tirer les conséquences qui s'imposent, alors que, d'évidence, nous sommes dans un prolongement en connaissance de cause zutique ! (oui, lire un jeu de mots dans "cause zutique"). Je citerai ce poème prochainement. Je citerai aussi des passages de la présentation de l'Album zutique dans son édition en Garnier-Flammarion par Denis Saint-Amand et Daniel Grojnowski.
Tout cela n'a l'air de rien, mais il y a un pan entier de l'histoire de la poésie à la fin du dix-neuvième siècle qui n'a pas été compris. Et il reste la question de l'accès de gens aussi influents et connus que Villemessant, Magnard, Mirbeau, Millaud, Champsaur, Rollinat et quelques autres à des poèmes inédits de Rimbaud, zutiques ou non, avec en perspective la recherche des manuscrits disparus, notamment celui des "Veilleurs", sinon la version des "Chercheuses de poux" citée par Champsaur.
Mais, sans trop se prendre au piège du fantasme du manuscrit à retrouver, il y a un éclairage fort qui est apporté sur la signification des poésies de Rimbaud et des poésies zutiques. Non, l'Album zutique n'associe pas aléatoirement des parodies de Coppée, de Mérat, de Daudet, de Verlaine. Non, les parodies attribuées à Ricard ou à Dierx ne sont pas l'occasion d'un poème personnel de Rimbaud. Non, il ne suffit pas de lire le poème acrobatique en soi et pour soi. Et oui, définitivement, les réfractaires à l'étude des sources passent pour des gens à côté de la plaque.

mercredi 17 juillet 2024

"Le Pauvre diable", le poème en vers d'une syllabe attribué à... Baudelaire !

Je reviens sur un sujet que j'ai lancé et qui n'a reçu aucun accueil.
Dans certaines éditions des Œuvres complètes de Baudelaire, vous avez un poème en vers d'une syllabe intitulé "Le Pauvre diable". La première fois que je l'ai découvert, je n'étais pas du tout dans les enquêtes et mises au point sur les poèmes en vers d'une syllabe, sur l'origine des contributions zutiques en vers courts, etc. Ce poème est recensé dans le livre d'Alain Chevrier sur la contrainte monosyllabique, mais il est simplement cité dans un référencement à sa place chronologique. Je ne sais même plus si Chevrier met en doute l'attribution à Baudelaire.
J'ai fait remarquer que le poème "Le Pauvre diable" a été publié en 1878 dans le journal Le Figaro et qu'il porte une trace manifeste d'une réécriture de "Cocher ivre" de Rimbaud, ce qui veut dire que quelqu'un qui a eu accès à l'Album zutique entre 1872 et 1878 s'est inspiré des contributions zutiques et notamment de "Cocher ivre" de Rimbaud pour créer un autre poème, plus proche du modèle des poèmes en vers d'une syllabe d'Amédée Pommier, poème qu'il a attribué directement à Baudelaire. Et cela a de l'intérêt pour relancer la recherche sur ceux qui, malveillants, avaient accès à des vers inédits de Rimbaud dont il distillait quelques citations dans la presse. Ce n'est pas rien comme sujet, cela implique Félicien Champsaur, Octave Mirbeau et Maurice Rollinat, et cela implique l'Album zutique, le "Sonnet du Trou du Cul", et puis "Les Chercheuses de poux" (et du coup le début de "L'Homme juste"), "Poison perdu", "Les Soeurs de charité" et apparemment "Les Veilleurs" cité pour un vers.
Le poème "Le Pauvre diable" a été publié dans le numéro du 11 juillet 1878 du Figaro.


Avant de consulter le document, quelques précisions.
Le journal Le Figaro est devenu hebdomadaire sous l'impulsion d'Hippolyte de Villemessant qui, comme le dit Octave Mirbeau, a ressuscité ce journal à partir de 1854. Villemessant est mort en mars ou avril 1879, l'année suivante, et depuis 1875 il a remis le journal entre les mains de Francis Magnard. Sur le haut de la page, vous avez mention de deux rédacteurs en chef : "Hippolyte de Villemessant et Francis Magnard. N'écartons pas trop vite Villemessant. Il s'est retiré dans sa propriété à Monte-Carlo, mais avant Le Figaro Villemessant avait lancé un journal nommé La Bouche de fer et Villemessant fut le grand initiateur de la rubrique des "échos". Ajoutons que Villemessant s'était entouré de collaborateurs qui ont pu continuer leurs activités dans le journal quand lui se retirait.
Or, le poème "Le Pauvre diable" a été publié dans la rubrique "Les Echos de Paris" signée "Le Masque de fer", et visiblement des reliures étaient mises en vente qui réunissait les textes de ces rubriques en les accompagnant d'illustrations. On trouve sur le net des mises en vente de volumes au nom du "Masque de fer" avec le titre Les Echos illustrés de Paris. Il peut s'agir de l'année 1875 ou 1878. Ils contiennent une préface de Villemessant, et l'artiste derrière les dessins est Bertall, du moins pour l'année 1878. J'ignore de qui le masque de fer est le pseudonyme. On parle de la "fleur de l'esprit parisien" pour ce genre de rubrique. Donc, la page que je vous fais lire n'est pas considérée comme anecdotique et sans importance par les lecteurs pour aller à des pages d'actualités politiques plus substantielles. Villemessant n'est certainement pas l'auteur des "échos de Paris" en 1878. Pour l'instant, il me manque des noms.
Parmi les mentions intéressantes sur cette première page du journal, nous avons la phrase en italique : "Les manuscrits ne sont pas rendus."
Puis, il y a le sommaire : "Courrier du mercredi : Albert Millaud / Echos de Paris : le Masque de Fer / Energie ministérielle : Francis Magnard / La Souscription pour les orphelins d'Auteuil / A travers l'Exposition : les deux Aveugles / Le Congrès : J. Cornély / Nouvelles politiques / Paris au jour le jour : F. M. / Télégrammes et correspondances : Argus / Nouvelles diverses : Jean de Paris / Gazette des tribunaux : Fernand de Rodays / La Bourse / Courrier des théâtres : Jean Prével / La Soirée théâtrale : Un monsieur de l'Orchestre / Sport : Robert Milton / Feuilleton - La Peau du Mort : Camille Debans."
La Souscription pour les orphelins d'Auteuil est une initiative personnelle de Villemessant.
Outre qu'avec Gustave Flaubert, Alphonse Daudet sera l'un des principaux écrivains rendant une dernière fois hommage à Villemessant après son décès, Villemessant, Magnard et Millaud sont d'évidents ennemis des anciens membres du Cercle du Zutisme.
Parmi les contributions de Camille Pelletan, nous avons un poème faussement signé Albert Millaud : "Conseils à une petite moumouche" où figure le nom de Villemessant :

O fuis sa bouche,
    Mouche !
Villemessant
     Sent.
Fuis son haleine
      Pleine
De l'odeur du
      Cu.

                    (Albert Millaud)
Notez que le poème alterne vers de quatre syllabes et vers précisément d'une syllabe. Si le poème "Le Pauvre diable" porte la trace d'une lecture du "Cocher ivre" de Rimbaud, cela signifie que l'auteur du "Pauvre diable" a eu accès à l'Album zutique d'une manière ou d'une autre. En clair, nous sommes ici dans les règlements de comptes. Villemessant et Millaud ont forcément été tenus au courant de l'existence du poème "Conseils à une petite moumouche".
Le sommaire révèle une liste importante de pseudonymes. Difficile pour l'instant d'identifier "Le Masque de fer". Certaines rubriques ne sont pas signées, tandis que les initiales "F. M" pour "Paris au jour le jour doivent désigner Francis Magnard.
Le "Courrier du mercredi" tenu par Albert Millaud lui-même tient sur les deux premières colonnes de la première page du journal. La rubrique qui nous intéresse : "Les Echos de Paris" par "Le Masque de Fer" commence au bas de la deuxième colonne et s'étend à la troisième colonne et aux deux tiers de la quatrième colonne. Le poème qui nous intéresse est introduit et cité sur la quatrième colonne. La rubrique "Les Echos de Paris" est subdivisée en deux petites rubriques qui ont leurs propres titres en imposants caractères gras : "A travers Paris" et "Nouvelles à la main". Les deux rubriques sont elles-mêmes subdivivisées en petits sujets. Les premiers de la rubrique "A travers Paris" ont une écriture sommaire et sèche, sans intérêt, à moins de vouloir applaudir la concision et le fait d'aller à l'essentiel. Il y a un petit exercice littéraire comique avec un dialogue court divisé en actes au sujet de l'Exposition universelle. Ce n'est pas terrible, mais il s'agit effectivement d'un texte littéraire. Cela se termine par un trait d'esprit sur le verbe "concorder". Mais l'entrée suivante ne doit pas passez inaperçue. Il s'agit à nouveau d'une blague sous forme de "court apologue". Un Anglais a appris à parler en français avant de venir à l'Exposition universelle, il brille dans la conversation jusqu'à ce qu'il ne sache que répondre à quelqu'un qui l'insulte. Il demande de l'aide et on lui dit qu'un cocher lui apprendra les mots à répliquer. L'Anglais monte donc "sur un siège avec un cocher de voiture", et la victoria se retrouve dans un embouteillage d'époque. Au bout d'un quart d'heure, l'Anglais a ainsi appris toutes les insultes dont il pourrait avoir besoin pour le restant de sa vie. Par hasard, il tombe nez à nez avec le Parisien qui l'avait initialement insulté, et il lui envoie son propre tombereau d'injures, sauf qu'un sergent de ville passe par là, l'arrête et lui dresse un procès-verbal. L'Anglais n'a jamais pu comprendre pourquoi les insultes sont permis sur le siège du cocher et pas sur le trottoir.
Dans cette feinte, propre à l'esprit d'époque, vous identifiez le personnage cliché du cocher, mais aussi un sergent de ville. Les "Sergents de ville" sont mentionnés à l'avant-dernier vers du sonner "Paris", une des trois "Conneries" de Rimbaud, et on a reconnu une variante du "Cocher ivre" dans le personnage sur la victoria. En clair, "Le Masque de Fer" témoigne d'une lecture encore prégnante de deux poèmes zutiques de Rimbaud : "Paris" et "Cocher ivre". Pour précision, "Cocher ivre" est l'unique sonnet en vers d'une syllabe de Rimbaud, puisque "Jeune goinfre" est en vers de deux syllabes et "Paris" en hexasyllabes. Et on va voir que la fin du "Pauvre diable" décalque quelque peu la fin de "Cocher ivre".
La révélation du poème "Le Pauvre diable" suit d'ailleurs immédiatement le récit de l'Anglais condamné pour outrages avec ses injures fraîchement apprises auprès d'un cocher.
Je cite l'introduction au poème :
   Un amateur de bibliographie nous adresse la pièce de vers suivante, qu'il attribue à Baudelaire, mis au défi dans un salon de faire un poème épique en vers d'un pied. Voici comment le poète s'est tiré de cette difficulté.
Suit la transcription de ce morceau.
On appréciera à quel point "Le Masque de Fer" démarque le style de Léon Valade dans sa rubrique des "Poètes morts jeunes" tenues dans La Renaissance littéraire et artistique. Verlaine et Rimbaud ne sont pas les cibles directes en 1878 des rédacteurs du Figaro. Qui étaient visés ? Pelletan, Cros, Valade ? Je n'ai encore effectué aucune recherche.
Passons à la transcription du poème. Tout entier dans la quatrième colonne du journal, il est lui-même disposé en trois colonnes (trois colonnes du poème au sein de la colonne en prose du journal). C'est un fait qui a son importance. Le poème est en quatrains à rimes croisées, et il faut que je vérifie les publications d'époque des poèmes en vers d'une syllabes d'Amédée Pommier, vu que j'en ai déjà vu des éditions en colonnes justement, mais je voudrais éviter de rapporter un constat anachronique. Je relirai les deux pièces dans les recueils mêmes de Pommier. La disposition en trois colonnes fait aussi songer à la distribution de Valade de ses trois sonnets en vers d'une syllabe : "Eloge de l'âne", "Amour maternel", "Combat naval". Rimbaud avait prévu d'imiter cette présentation en trois colonnes pour ses "Conneries", bien qu'il ait varié dans l'emploi des mesures : vers de deux et six syllabes, puis une syllabe. Je prétends que, même au plan thématique, il y a une correspondance entre "Eloge de l'Ane" et "Jeune goinfre", "Amour maternel" et "Paris", "Combat naval" et "Cocher ivre". Il faudrait se reporter à la Revue du monde nouveau où Valade a de nouveau proposé un ensemble de trois sonnets en vers d'une syllabe (il y a un poème qui change de mémoire).
Tout cela viendra en son temps.
La pièce est sous-titrée "Poème", ce qui a un effet comique, et le titre "Le Pauvre diable" mériterait une recherche des sources, outre qu'il fait un peu songer à la rigolade de Daudet du titre "Le Martyre de saint Labre".
Nous avons dix-huit quatrains de vers d'une syllabe en trois colonnes, et comme par hasard, le mot (ou du moins un homonyme) "Mouche" fait partie des vers de cette composition. Pire encore, il devance la mention "Doigt" qui parle forcément à tous ceux qui ont parcouru les pages fac-similaires de l'Album zutique. La succession "Mange" / "Doigt" figure en relief tout au bas de la première des trois colonnes du poème.
Transcrivons maintenant le morceau.

LE PAUVRE DIABLE
Poème

Père
Las !
Mère
Pas.

Erre
Sur
Terre...
Dur !...

Maigre
Flanc,
Nègre
Blanc,

Blême !
Pas
Même
Gras.

Songe
Vain...
Ronge
Frein.

Couche
Froid,
Mouche
Doigt ;

Chaque
Vent
Claque
Dent.

Rude
Jeu...
Plus de
Feu !

Rève
Pain
Crève
Faim...

Cherche
Rôt,
Perche
Haut,

Trotte
Loin,
Botte
Point.

Traîne
Sa
Gêne,
Va,

Pâle
Fou,
Pas le
Sou !

Couve
Port
Trouve
Mort !

Bière...
Trou...
Pierre

Sale
Chien
Pale
Vient

Sur le
Bord
Hurle
Fort

Clame
Geint
Brame...
Fin !
J'ai respecté ici les transcriptions "Pale" ou "Rève". Le poème s'inspire de Valade, "Eloge de l'Âne" par endroits, pour la structure verbale, pour l'emploi de "Dure" au féminin qui vient du masculin de "Comme / Sur / L'homme / Dur...", à tel point qu'on comprend que "Erre" et "Terre" sont des démarcations de "Être" et "Traître" du poème de Valade :
Naître
Con,
Paître
Son,

Être
Bon,
Traître,
Non !

- Comme
Sur
L'homme

Dur,
L'Âne
Plane !...
La fin du premier quatrain : "Mère / Pas" reprend l'idée du titre "Amour maternel" et la construction brusque "Traître, / Non !" du poème cité ci-dessus. Pour la construction verbale, l'auteur du "Pauvre diable" s'inspire même plutôt des impératifs du troisième sonnet monosyllabique de la série "valadive" : "Combat naval" : "Foule / L'air" ou "Roule / Sous le / Fer", avec bien évidemment une reprise du même ordre que le déterminant "le" suspendu à la rime : "Sous le / Fer" contre "Plus  de / Feu", "Pas le / Sou!" et "Sur le / Bord".
Les deux vers : "Cherche / Rôt" font songer à "Amour maternel" également, avec des vers tels que ceux-ci : "Mange, / Mon / Bon / Ange" ou "Sois / Sage : / Bois." Remarquons que l'auteur du "Pauvre diable" a repris les rimes croisées des quatrains de "Eloge de l'Âne", sans considérer la montée en subtilité des rimes embrassées des quatrains dans "Amour maternel" et "Combat naval". Le fait d'en rester aux quatrains de rimes croisées renforce le renvoi au modèle de dérision initiale : les poèmes en vers d'une syllabe d'Amédée Pommier.
L'auteur a remarqué la souplesse du glissement syntaxique du sonnet en vers d'une syllabe de Cabaner, "Mérat à sa Muse", puisque le quatrain plus souple : "Traîne / Sa / Gêne, Va", reprend le mot vers "Va" au poème de Cabaner : "Ah ! / Chère, / La / Guerre / Va / Faire / Taire / Ta / Douce / Voix. [...]"
Inévitablement, la structure des quatrains en rimes croisées rappelle à la fois le modèle Amédée Pommier, "Eloge de l'âne" de Valade et les quatrains de "Cocher ivre" de Rimbaud : "Pouacre / Boit: / Nacre / Voit ; / Acre / Loi, / Fiacre / Choit !" La syntaxe indigente et heurtée sert chez Rimbaud et Valade à persifler la note stylistique de Pommier lui-même. L'auteur du "Pauvre diable" n'ignore rien de cela, mais il a un peu de mal à se situer sur le plan du persiflage, puisque finalement il dessert la cause d'Amédée Pommier en renchérissant de la sorte. Mais évidemment, ce qui est important, c'est l'écho extrêmement évident entre la fin du sonnet "Cocher ivre" et celle du "Pauvre diable" : "Saigne ; / - Clame ! / Geigne." Ce dernier tercet est démarqué au dernier quatrain du "Pauvre diable" : "Clame / Geint / Brame / Fin", et il s'agit précisément avec la forme verbale "Geint" d'une citation de vers d'une syllabe citée en 1865 par Verlaine pour se moquer des goûts de Barbey d'Aurevilly qui daubait les tours d'acrobate de Banville pour faire l'éloge de pareilles facéties.
J'analyserais plus longuement le poème, je trouverais encore d'autres éléments, mais ce que je dis là est inédit. Aucun rimbaldien n'a jamais considéré la pièce "Le Pauvre diable" dans une quelconque perspective zutique, dans une quelconque perspective de critique rimbaldienne...
Il faut resserrer une enquête d'actualités littéraires en juillet 1878. Il faut identifier "Le Masque de Fer". Nous sommes à la veille des citations dans la presse de vers des "Chercheuses de poux", de "Poison perdu", des "Sœurs de charité" et sans doute des "Veilleurs". Nous sommes aussi à la veille des cercles souvent rapprochés du Zutisme d'époque rimbaldienne : Hydropathes, Hirsutes, Chat noir, Zutisme sous la bannière de Charles Cros, etc., mais comme je l'ai déjà dit les Hydropathes n'aimaient pas spécialement Rimbaud et Verlaine, Champsaur, Rollinat, Goudeau, tous ennemis sensibles, un vivier au sein duquel des vers inédits ont été cités par Mirbeau, Champsaur ou d'autres.

Note : sur la deuxième page une fable en vers au sujet de l'Exposition Le Homard et le merlan sur le modèle des parodies zutiques de Lachambaudie par Raoul Ponchon.

lundi 15 juillet 2024

Les Chants de l'aube de Ricard, 1862 (Partie 1, où il sera question de la Charogne de Baudelaire...)

 Il m'était impossible de déchiffrer les épigraphes en tête du recueil Les Chants de l'aube de Louis-Xavier de Ricard, les fac-similés de la première de couverture et de la fausse page de titre sont illisibles tant sur le site Wikisource que sur le site Gallica de la BNF. J'ai pu remédier au problème grâce à un fac-similé plus net fourni sur Googlebooks, et j'en profite pour vous faire profiter de leur transcription ci-dessous.
Je transcris la page de faux-titre : Louis-Xavier de Ricard / Les Chants de l'aube dédiés aux jeunes filles. Je vous éparnge les informations "Poulet-Malassis", "1862", etc., et je vous livre donc la trois épigraphes telles quelles, sans aucun respect de la mise en page, ce qui m'intéresse c'est le déchiffrement du texte :

- L'aube d'une nouvelle ère se lève pour l'humanité
 (***)

- Des leçons du passé l'avenir se féconde ;
Un monde rajeuni sort des flancs du vieux monde
J'entends des nations l'irrésistible vœu ;
La liberté de l'homme est un décret de Dieu !
(NEPOMUCENE LEMERCIER, Moyse ch. IV)

Mon livre, comment parais-tu
Paré de ta seule vertu ?
Car, pour une âme favorable,
Cent te condamneront au feu,
Mais c'est ton but invariable
De plaire aux bons et plaire à peu !
(AGRIPPA D'AUBIGNE, préface des TRAGIQUES.)

Ricard appréciait des plumes en marge du romantisme telles que celle de Népomucène Lemercier, j'observe que les noms d'auteurs sont en majuscules, mais pas le nom "Moyse", titre d'œuvre pourtant.
Pour l'hémistiche zutique rimbaldien : "L'humanité chaussait le vaste enfant Progrès", la première épigraphe, un propos inédit de Ricard lui-même, a de l'intérêt, vu sa place en tête de recueil, vu qu'elle réunit le mot "aube" du titre du recueil au mot "humanité" repris dans le vers parodique rimbaldien. La citation de Népomucène Lemercier flatte peut-être une lecture plus obscène de l'alexandrin zutique, mais je n'ai ressenti aucun lien évident. Toutefois, je voulais faire une remarque. L'idéologie du progrès ou l'idée chrétienne de providence tendent à justifier les douleurs du présent au nom d'un accès à un bonheur futur. Personnellement, je ne vois pas en quoi la vie des derniers arrivés est plus importante qu'une quelconque vie des générations antérieures. Si Dieu sacrifie le présent pour une humanité finale, c'est jamais qu'un salopard. Evidemment qu'il peut y avoir des sacrifices pour le futur, mais que pèse le bonheur de la dernière génération face aux souffrances de toutes les générations antérieures, à supposer qu'il y ait un bonheur final ?
Enfin, passons.
Notez que dans les pages consacrées au catalogue de l'éditeur nous avons une suite amusante : ouvrages de Théodore de Banville, une publication de Barbey d'Aurevilly, et non pas Pommier mais Bassinet pour un recueil de poésies intitulé Fantaisies et boutades.
Ce qui m'intéresse également, c'est la table des matières, car il y a une distorsion avec le déroulé réel du recueil, et cela concerne précisément les vers dont Rimbaud s'est inspiré.
Donc, à la page 7, nous avons un sonnet liminaire "Amour", dont j'ai déjà souligné les liens avec la création du sonnet "Monsieur Prudhomme" par Verlaine l'année suivante : "père et mère" / "maire et père de famille". Puis, à partir de la page 9 débute une conséquente préface en prose intitulée : "Préface dédicatoire aux jeunes filles". J'aurai quelques extraits à citer de cette préface.
Enfin, le recueil proprement dit peut commencer avec une section "Ouverture / Poème en neuf motifs", dont le premier poème est lancé à la page 43. Je liste les pièces de cette partie intitulée "Ouverture" et j'accompagne mon relevé de commentaires en bleu :

A Elle.
L'épigraphe est illisible, je verrai plus tard sur Google books, épigraphe de Jasmin, avec mention de Sainte-Beuve si je déchiffre bien. Il s'agit d'un poème en alexandrins à base de quatrains aux rimes croisées ABAB. Une numérotation en chiffres romains divise le poème en trois groupes de six quatrains.
Dans les vers de ce poème dédicacé à une "vierge" anonyme, Ricard envisage clairement son public de jeunes filles. Il admire une vierge fidèle à l'ancienne foi que lui ne partage plus. Et il lui demande de l'accepter ainsi ("Ne me dédaigne pas") et de coopérer malgré cet état de fait. Sans y voir une source, la comparaison avec "Credo in unam" est bien sûr utile : ici, la femme est un "soleil" dont les "rayons sacrés" "guident vers le bien" notre poète et c'est en même temps une rose parfumée venant du cœur qui "console" celui du poète. Celui-ci en fait sa "Béatrix" l'élevant au "suprême idéal" tout en lui demandant "pardon" de fuir les autels de la religion. Pensons quelque peu à la fin de "Voyelles" également en lisant de tels développements métaphoriques. Ricard ne fuit pas seulement les autels, il maudit les prêtres du culte. Il dit aux croyants : "relevez-vous car vos dieux sont passés !" Je cite à dessein la métaphore de l'impératif "relevez-vous". Toujours sans chercher à identifier une source, toujours pour alimenter la réflexion par des comparaisons d'époque, je relève le quatrain proche en image de passages des "Pauvres à l'Eglise" de Rimbaud : "Ni le soleil jouant dans les vitraux gothiques / Et dorant les autels d'un reflet jaunissant ; / Ni l'écho des tombeaux qui répond aux cantiques / Et répète les sons de l'orgue en gémissant[.] Rien ne parle à Ricard qui se dit "inquiet seulement d'avenir" en toute fin de mouvement I. Après son portrait, dans le mouvement II, le poète s'intéresse à l'attitude pieuse de la "Madone aux blanches mains". Le troisième mouvement confirme le refus du poète de se soumettre à la foi de celle qu'il aime, il différencie nettement le fait de croire à Dieu de la foi en la religion officielle. Ricard revendique une foi et une croyance en Dieu, mais sa sincérité l'oblige à refuser le temple et c'est une façon pour lui de montrer qu'il croit en la femme aimée. Le raisonnement est malheureusement assez spécieux, puisqu'il propose de laisser la question de la foi de côté et déclare : "Marchons vers le bonheur ! aimons-nous ! aimons-nous !" Rimbaud n'emploie pas le verbe "marcher" dans son monostiche zutique, mais l'idée est sous-jacente et le verbe "marcher" fait partie de la source : les deux vers du poème "L'Egoïste" que nous traiterons prochainement. Enfin, Ricard se prétend implicitement un prêtre d'une foi nouvelle quand il conclut en célébrant le poète en tant que "fils de l'amour" face auquel la tempête se tait pour écouter sa voix.
A M. le comte Alfred de Vigny
Alfred de Vigny décédera l'année suivante en 1863 si je ne m'abuse. Il ne faut pas oublier que Vigny a précédé à tout le moins Hugo et Leconte de Lisle dans la production des poèmes philosophiques et qu'il revendiquait ce fait. Vigny inventait des poèmes qui portait l'appellation de genre "Elévation". Toutefois, les poèmes philosophiques étaient courants au dix-huitième siècle, avec en particulier plusieurs pièces bien connues de Voltaire, et Lamartine s'inscrivait déjà dans cette continuité avec Méditations poétiques ou "Mort de Socrate". Il s'agit ici d'un sonnet avec l'organisation classique des rimes pour les tercets. Les quatrains sont en rimes croisées. Je ne vais même pas éviter de rapprocher les tercets du poème "Les Corbeaux" : "Le chêne, arbre clément, reçoit dans son feuillage / Tous les oiseaux fuyant la foudre et les éclairs. [...] Sous votre ombre, laissez se reposer mes vers [...]"

Dans l'économie du recueil, le titre "Ouverture" est repris, contrairement à ce que montre la table des matières. Nous avons une épigraphe tirée du poème "Paris" de Vigny, je la déchiffrerai à une autre occasion.

Premier Motif. - Au lecteur
Le Premier Motif fait penser au Comte Gormas face au futur Cid avec la formule ressassée : "le sais-tu ?" Dans Le Cid, la question "le sais-tu" est dans la bouche de Rodrigue, mais Gormas fait mine de considérer que Rodrigue est trop jeune pour se battre, alors qu'il s'agit d'une sorte de mise à l'épreuve, de défi même. Ici, Ricard dresse un portrait peu flatteur du lecteur. S'il ne l'accepte pas, il continue sa lecture, en gros. Je relève aussi l'expression "père de famille" dans un passage sur l'intérêt pour l'or qui me fait conclure que ce poème intéresse aussi l'étude critique du sonnet "Monsieur Prudhomme" de Verlaine.
Deuxième Motif. - L'Apôtre
Cette pièce, elle aussi en rimes plates, se sert de la référence au martyre de Jésus, condamné par la foule qu'il venait sauver. Je relève la rime en "ces temps positifs": "en somme" / "l'homme" : et le poète en somme, en ces temps positifs, c'est l'Idéal fait homme !" Vu qu'il s'agit d'un propos tenu par des historiens qu'admire Ricard, son ironie est ici quelque peu problématique. L poème fourmille d'emplois métaphoriques exprimant l'idée d'une marche de l'humanité sous la conduite d'un guide providentiel "et pour suivre tes pas", "Il vient pour vous guider vers un autre avenir". On peut relever aussi qu'il est "instruit par le silence et par l'immensité" ou cette sentence : "Un repentir sincère enfante la clémence[.]"
Troisième Motif. - Le Martyre du Juste
C'est l'occasion de mentionner "Ahasvérus", le personnage du Juif-errant, sujet romanesque pour Quinet. Ricard offre un cas rare de segmentation (notée +) à la Hugo (ou à la Agrippa d'Aubigné) de l'alexandrin : "Oui, c'est juste ; ce peuple + a raison ; moi j'ai tort[.]" Cela se poursuit un peu plus loin dans deux vers à la André Chénier avec un petit effet de cacophonie "tout" répété : "C'est juste ; tout à coup + tout tressaille ; un grand cri / Fait trembler l'univers : Lamam Sabactani ! / Lamma sabactani [...]" Le jeu sur la répétition est bien amené pour une fois de la part de Ricard, il vient aussi de Chénier : "Elle est au sein des flots" dans "La Jeune Tarentine". Je vais éviter de parler de "L'Homme juste" ici, je cite en tout cas les métaphores qui intéressent notre monostiche zutique : "Et qui, vers l'avenir s'avançant à grands pas, / Entraînera tous ceux qui ne le suivront pas !" Ou encore : "L'esprit de l'avenir qui s'éveille à sa voix." Et je cite le dernier vers qui a du sens lui aussi, puisque à l'opposition présent et avenir qu'il articule répond l'opposition passé et présent du monostiche rimbaldien : "Si le présent est sourd, l'avenir les entend !"
Quatrième Motif. - Le Devoir des Poètes
Les premiers vers sont un développement immédiat de notre métaphore de la marche en avant providentielle : "Or, celui dont le cœur est triomphant du doute, / Doit, sans se détourner, continuer sa route, / Et, sans jamais hâter ni ralentir ses pas, / Ferme, marcher au but qu'il sent et ne voit pas." J'évite à peine de rapprocher l'image du poète comme nautonier habile du "Bateau ivre".
Ici, j'intercale un passage qui parle de la suspension de l'impératif de clémence face à l'adversité de l'égoïsme, passage donc à méditer dans notre perspective zutique :

Dans ce siècle, où l'on voit qu'une autre ère commence,
N'ayons que la justice et jamais la clémence,
Et ne ménageons pas, quels que soient nos penchants,
L'égoïsme, le vice et surtout les méchants.
Mais quand le jour viendra de la lutte finie,
Quand le monde ancien râlera l'agonie
Nous, vainqueurs, nous pourrons rompre alors sans danger
Le doux pain du pardon et vous le partager.

Le monostiche zutique est écrit après une terrible répression de la Commune à laquelle adhéraient Rimbaud, Verlaine et Ricard.
Je relève aussi pour "Paris se repeuple" ou "Le Forgeron" des expressions telles que "Calmes dans notre force".
Et voici un troisième vers à rapprocher du premier vers de "Monsieur Prudhomme" ! Décidément ! Je cite : "Qu'enfin il plaise à Dieu, père et mère des hommes" !
La métaphore de la marche est mise en résonance avec l'idée d'une providence voulue par Dieu : "Marchons à l'avenir ! marchons ! marchons sans crainte !"
Cinquième Motif. - Encouragements aux Poètes
Je pense à citer le développement au début de ce cinquième mouvement. Ricard oppose l'action à la voix, et fait de la voix un moyen supérieur. C'est intéressant à méditer dans la perspective du monostiche zutique de Rimbaud. On peut être tenté de se contenter d'y lire une réaction d'ironie désespérée : "L'humanité chaussait le vaste enfant Progrès." Mais Ricard parle bien lui-même des martyres, de ceux qui tomberont avant que le futur ne s'éclaire. Ce qui est intéressant, c'est de se demander ce que signifie le vers de Rimbaud quand ce qui est affronté est moins le mur physique de la répression sanglante du mois de mai que le silence des poètes après l'événement. J'en reviens à mon idée d'interroger la signification littéraire du monostiche par rapport à une page de contributions faisant étalage des dissensions au sein des poètes parnassiens. Ricard écrit ceci : "Vos livres immortels servent mieux l'avenir / Que la prompte action qu'on voit sitôt mourir. / Le glaive peut rabattre, alors qu'elle se lèvre, / La révolution qui se fait par le glaive, / Mais jamais des tyrans les arrêts n'ont proscrit / Les révolutions qui se font par l'esprit. [...] Est-ce' dans le présent que le poète règne ?" Ricard fait écho aux Châtiments de Victor Hugo pour la vérité comme lumière inextinguible et sa phrase interrogative fait partie de ses réussites ponctuelles.
Je cite ensuite un passage intéressant. Le poète qui cède face à l'injustice, et se tait pour avoir le succès de quarante éditions n'aura pas de lendemain, et on se demandera un jour qui il est, et je cite maintenant directement des vers qui sont parmi les plus proches de la parodie zutique et ils ont beaucoup de sens, je cite deux vers puis il y a un blanc, et je cite les vers qui suivent immédiatement, voulant cerner l'articulation entre les séquences du poème :

[...]
Car ta gloire, ô grand homme ! - amère destinée !
Naquit, grandit, mourut... dans une même année !

Le poète, aujourd'hui, méconnu trop souvent,
Marche vers l'avenir, d'un pas certain, mais lent,
Et la Mort enfin, juste et mère de la gloire
D'un laurier immortel couronne sa mémoire[.]
Sixième Motif. - Les trois Amours
Spontanément, je trouve les premiers vers de ce nouveau motif particulièrement mal écrits. Il a dû rédiger cela au fil de la plume après une relecture de poésies d'Amédée Pommier. Mais je me sens obligé de citer un emploi de l'adjectif "vaste" : "Ce saint et vaste amour qui vous élargit l'âme", il s'agit d'un amour pour la femme. Et seconde obligation, appuyée par la métaphore de la marche, je me dois de citer la métaphore des nouvelles générations en "nouveaux enfants des hommes" : "Mais, nous autres, nous tous, nouveaux enfants des hommes / Nous comprenons l'amour autrement, et nous sommes / Les premiers défenseurs de ce culte nouveau, / Dont le christianisme a bercé le berceau. / C'est nous qui, surgissant au sein de la tempête, / Marchons à l'avenir, sans que rien nous arrête, / Et crions aux mortels, aveuglés de courroux, / "Voulez-vous vous sauver ? aimez-vous ! aimez-vous !"
Notons que Ricard reprend le mot d'ordre chrétien "aimez-vous" et le refus du progrès qui semble rendre incertain le futur vient d'une réponse de haine qui punit ceux qui prônent l'amour. Telle est la dialectique exposée explicitement par Ricard au sujet de cette marche à l'avenir.
Septième Motif. - La nouvelle Foi
Nous avons droit à une prosopopée où le collectif des poètes dit à la femme : "Nous tous, nous sommes tous + les chantres de l'aurore ; / La Foi marche, mais n'est + pas arrivée encore[.]" La césure rejetant l'adverbe de négation "pas" fait songer au Hugo de La Légende des siècles si je ne m'abuse. J'ai souligné la première césure, mais là pour dénoncer le traitement cacophonique du premier hémistiche.
Là encore, ce septième motif est à comparer avec "Credo in unam" pour ses questions sur l'énigme de l'univers et sa réponse par "l'Amour". Ricard met en scène aussi ceux qui ne croient en rien et donc même pas à la marche à l'avenir comme Progrès. C'est forcément intéressant à relever, puisque le monostiche de Rimbaud à l'imparfait joue précisément sur cette idée de croire ou ne pas croire en fonction du résultat présent. Nous pouvons noter également le lien très fort du sentiment d'immensité au sentiment d'amour dans le recueil de Ricard, ce qui permet de nourrir la lecture de l'adjectif "vaste" employé par Rimbaud. Enfin, il y a des vers évidents à relever comme ceux-ci, où Ricard raille les tenants des anciens cultes morts : "Pleurez si vous voulez ; mais vous ne ferez pas / Qu'au chemin du progrès nous arrêtions d'un pas !"
J'hésite pour l'instant à commenter grammaticalement "chemin du progrès", chemin qui fait faire le progrès, ou chemin qui mène au progrès. Dans le cas du monostiche zutique, l'humanité se vêt du progrès pour avancer.
On sent qu'il n'est pas évident de dire que Rimbaud raille tout uniment la poésie de Ricard dans son monostiche. Toutefois, en arbitre impartial, il faut tout relever, et justement la suite donne une idée possible de raillerie, puisque Ricard dit que les anciens dieux sont tombés. Le monostiche de Rimbaud dirait par l'imparfait du verbe "chaussait" que le dieu Progrès est lui-même tombé : "Votre religion, formule du passé, / Suit le destin commun, aux cultes imposé[.]" Chacun vient à son tour interroger le "Sphinx de l'avenir". Ricard revendique son temps en disant : "Laissez-nous achever notre œuvre qui commence, / Et préparer, sous l'œil du Dieu de vérité, / L'épanouissement d'une autre humanité ! / Hourra ! nous triomphons, et le monde agité, / S'ébranle sous ces mots : Amour et Liberté !" Et ces mots sont invités à traverser "l'immensité".
Il me semble évident que Rimbaud ne s'est pas contenté d'une lecture superficielle du recueil de Ricard. Quand il écrit son monostiche, il est nourri d'une lecture bien digérée d'au moins le premier recueil poétique de Ricard, et aussi d'informations précieuses venant de l'ami Verlaine.

Huitième Motif. - Anathème sur la Jeunesse d'Aujourd'hui
Le huitième motif a peut-être une certaine importance pour notre monostiche zutique. Le mot "charogne" est répété à plusieurs reprise, avec une occurrence de "pourriture", ce qui impose à l'esprit l'allusion au poème de Baudelaire célèbre à l'époque. Le vers qui contient les mots "charogne" et "pourriture" ensemble est flanqué d'une note "(3)". Malheureusement, ça ne coïncide pas avec la section des notes placée en fin d'ouvrage, à moins d'une erreur de transcription (3) pour une note (4) où Ricard se reproche le trait trop appuyé de sa satire de la jeunesse. Je verrai cela ultérieurement, je ne peux pas tout faire à la fois. Ricard combat la prostitution et célèbre la valeur du mariage, ce qui ne correspond pas ici au discours de "Credo in unam" par exemple. Ricard dénonce une "jeunesse" "aux progrès opposée". Sans remise en contexte, ce n'est pas un discours limpide et clair. On confondrait presque Ricard avec d'un côté pommier et de l'autre Belmontet qui écrivait contre la "jeunesse dorée de 1845". Toujours dans la référence à Baudelaire, je relève ce vers aussi : "La mouche en bourdonnant chante tes funérailles[.]" Ricard s'inspire aussi de vers de "Bénédiction", pièce placée au début des Fleurs du Mal : "Punissez-moi, Seigneur, pour avoir enfanté / cette dérision de monstruosité !" Cela ne me semble pas du tout anodin dans la perspective d'une étude du monostiche zutique comme la sentence de deux adeptes baudelairiens (Verlaine et Rimbaud) contre la naïveté sur le monde de Ricard. Ricard nous offre ici un trimètre à la manière du théâtre hugolien, le trimètre étant plus dans la construction phrastique d'ensemble que dans la symétrie, bien qu'il se fonde partiellement sur un jeu de répétition : "Ainsi soit-il ! Ainsoi + soit-il ! / Mais toi, poète, / [...]" Et cela enchaîne par notre métaphore habituelle qui est vraiment ressassée platement dans ce recueil : "Marche à l'avenir, marche ! et lève haut la tête[.]" Et cinq vers plus loin, nous avons : "Marche ! marche ! en avant ! au bout de ton chemin, / Vois l'Idéal sourire et te tendre la main : / Marche ! marche ! en avant ! Moïse humanitaire ! [...] A la Terre promise ! en avant ! en avant !" Qu'on songe au "à Berlin" de juillet 1870. Le leitmotiv finit par sonner comme un appel un peu vain de la part de Ricard. A force de se répéter, le lecteur perçoit un maladroit effort d'autopersuasion.

Neuvième Motif. - Conclusion
Bien que justifié par l'idée du beau en religion, le concept de beau par un Ricard mis sur le terrain des poètes est employé maladroitement avec un inévitable effet de comique ou d'absurde : "c'est le beau qui nous guide" ! Mais citons tout de même ce début de neuvième motif qui permet par sa dissociation de l'amour et de l'Eden de constater que l'amour n'est pas à la fin, mais il est un moyen d'atteindre à l'avenir, ce qui permet de sous-entendre une identification du vaste enfant Progrès au dieu Amour dans le monostiche rimbaldien, hypohèse qui reste en tout cas à éprouver :

     Oh ! oui ! c'est le beau qui nous guide,
     Le beau qui, la nuit et le jour,
     Nuage et comète rapide,
     A travers le désert aride,
Nous conduit à l'Eden que nous promet l'amour.

[...]
Nous interrogerons la raison collective
    De l'immortelle Humanité.
Ricard développe une dialectique de l'âme universelle où outre que les crimes de lèse-humanité sont à vaincre, l'amour "Détruit et réunit les différents atomes" et dans l'immense univers le Vide et la Mort ne sont que des fantômes parmi les changements divers. Et la "loi du progrès" est définie comme suit : la mort naît de la vie, et la vie de la mort, tandis que le mal s'unit au bien, mais, "sublime promesse" : "Le mal, moindre toujours, s'affaiblira sans cesse : / Il n'en restera rien !"
Ce discours enflammé cache un optimisme peu philosophique. Le monde n'est pas parfait, il suffit de penser qu'il est dans le processus qui l'amènera à la perfection. Le raisonnement est un peu facile, et cela n'excuse pas les souffrances injustes du passé et du présent de toute façon.
On rencontre un nouvel emploi de l'adjectif "vaste" : "Mêle toutes les voix dans ta vaste harmonie !" Sachant que "toutes les voix" suppose "l'humanité", le rapprochement n'est pas vain.
Et le motif se termine sur le rappel du désir amoureux de l'homme qui cherche sa moitié avec un rejet d'un vers à l'autre "Tourné" à la manière de Chénier et Malfilâtre.
"As-tu tourné autour de la maison de la belle ?" il y a bien sûr une allusion solaire...


Je reprendrai la description de la Table des matières et des poèmes en vers dans une deuxième partie. A suivre !