Rimbaud emploie la forme conjuguée "bombinent" à deux reprises dans ses poèmes en vers. L'emploi le plus connu figure dans le sonnet "Voyelles". L'idée est répandue de dater ce poème de 1871, mais Rimbaud est demeuré à Paris en compagnie de Verlaine de septembre 1871 à mars 1872, et ce n'est qu'au retour à Paris de Rimbaud vers le 7 mai 1872 que définitivement nous n'avons plus récupéré comme nouvelles poésies de lui que des vers libres nouvelle manière (à l'exception du tardif "Poison perdu", cependant que "Les Corbeaux" est une composition publiée très en retard). L'emploi d'une forme conjuguée pose différents problèmes. Rimbaud peut s'inspirer de quelqu'un qui a fourni une autre forme du verbe conjuguée, et la forme à l'infinitif "bombiner" n'est elle-même attestée nulle part, alors que c'est elle qui figurera dans les entrées de dictionnaires. Le verbe "bombiner", justement, n'existe pas en français avant son emploi sous une forme conjuguée par Rimbaud. A partir des emplois par Rimbaud dans le poème "Voyelles" et dans le poème daté de février 1872 : "Les Mains de Jeanne-Marie", le verbe est admis dans la langue française.
Prenons le cas de la page internet consacrée à la définition du verbe "Bombiner" sur le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales qui s'abrège en CNRTL :
Le verbe est décrit comme intransitif, le sujet du verbe est censé désigner un insecte, et le sens fourni est le suivant : "Tournoyer en bourdonnant".
Puis, nous avons en exemple, le passage célèbre de "Voyelles" daté erronément de 1871, alors que selon toute vraisemblance le sonnet date comme "Les Mains de Jeanne-Marie" des premiers mois de 1872.
Pour l'étymologie et l'historique du mot, nous avons un texte des plus succincts qui reprend la date erronée, ou sujette à caution, de 1871. Je cite d'ailleurs cet extrait ramassé puisque d'autres remarques vont suivre : "Etymol. et Hist., 1871, supra ex. Calqué sur le lat. bombinare, var. de bombilare (v. bombiler) "bourdonner" Fréq. abs. littér. : 2."
L'occurrence du poème "Les Mains de Jeanne-Marie" a le mérite d'être datée sur le manuscrit de février 1872. Le dictionnaire privilégie une datation hypothétique du sonnet "Voyelles".
Mais il y a d'autres anomalies. Le sens du verbe latin est "bourdonner", tandis que le CNRTL privilégie la définition "tournoyer en bourdonnant". Et si vous faites une recherche sur d'autres dictionnaires en ligne, vous vous retrouvez bien avec deux définitions concurrentes, parfois mises l'une en-dessous de l'autre : "tournoyer" ou "bourdonner". Il me paraît plus prudent de définir exclusivement "bombiner" par le sens admis en latin. Certes, le bourdonnement suppose aussi le vol de l'insecte, mais on voit bien que le travail de définition est un peu approximatif.
On relève la variante latine "bombilare" qui est associée à une forme française "bombiler" dont on voudrait savoir d'où elle vient elle-même, quand elle est apparue en français, s'il est calquée sur le latin "bombilare" ou si c'est une évolution du mot au cours des siècles du latin au français. Il va de soi que les gens qui ont rédigé cette page de dictionnaire ont tenu compte d'informations propres au monde des rimbaldiens, mais ils donnent un résultat condensé problématique, et ils traitent un peu les mots comme des réalités magiques, ce qui est contradictoire avec leur principe de dictionnaire traitant de l'étymologie, de l'évolution de langue, etc. "Bombiler", ça sort d'où ? Et pourquoi pas "bombiller" ? Les verbes latins, peut-on en avoir des occurrences dans des textes latins datant de l'Antiquité ?
Il y a enfin une citation qui retient toute notre attention, un exemple du néologisme "bombinement" inventé par Paul Arène qui l'exhibe en 1896 dans son livre Vers la calanque : "Bruyant bombinement de trompettes", occurrence qui fait prédominer l'idée du "bruit d'un insecte".
Faisons d'emblée un sort à la citation de Paul Arène. Il est assez évident qu'il fait référence lui-même au sonnet "Voyelles" de Rimbaud. Pour être précis, Arène a créé son néologisme sur le modèle du mot "vibrement(s)" de Gautier dont il a identifié la présence dans le sonnet "Voyelles" même de Rimbaud. Arène a-t-il identifié que le mot était de Gautier ? En tout cas, il a créé "bombinement" en s'inspirant de "vibrements" (au lieu de vibrations) et de "bombinent" pris au sonnet "Voyelles". Il a accentué les effets d'allitérations et même d'assonances avec le B et les voyelles nasales du type "on", "en". Enfin, le mot "trompettes" reprend quelque le mot "clairon" pour l'idée de trompette du Jugement dernier au dernier tercet de "Voyelles".
Paul Arène fait partie avec notamment ses amis proches Alphonse Daudet et Charles Monselet des rédacteurs du Parnassiculet contemporain, et Arène publiait dans le journal de Villemessant puis Francis Magnard, Le Figaro, sachant que ce journal a publié le poème en vers d'une syllabe faussement attribué à Baudelaire, "Le Pauvre diable" en 1878, en témoignant connaître le contenu alors inédit de l'Album zutique. Au passage, rappelons que pour les auteurs du Parnassiculet contemporain, les parnassiens n'avaient pas compris que les fêtes qu'ils professaient étaient mortes depuis trente ans avec les grandes batailles romantiques.
Mais passons.
La page CNRTL ne donne aucun mot si l'on consulte l'onglet "synonymie", pas même "bourdonner", ni même "bombiler". Et si vous faites une recherche "bombiler" sur internet, vous êtes plutôt renvoyés à des pages de dictionnaires sur le verbe "bombiller". Et le dictionnaire du CNRTL a lui-même une page sur le verbe "bombiller". Le verbe "bombiller" serait apparu entre 1838 et 1842. il a été emprunté au latin "bombilare" qui veut dire "bourdonner (en parlant des abeilles)". Une référence à un passage de Suétone est fournie : "Suétone, Frg, p. 254,1 dans TLL s. v., 2068, 78". Ce n'est pas très malin de donner de pareilles abréviations qui vont prendre du temps à être décryptées. Enfin, bref !
Apparemment, "bombiler" est bien une coquille du CNRTL pour "bombiller".
Pour l'onglet "Lexicographie" du verbe "bombiller", nous avons quelques informations complémentaires, comme la rareté des occurrences : "Fréq. abs. littér : 2". Un exemple de 1910 nous est offert de "mouches" qui "bombillaient autour de leurs asiles". La citation vient du livre De Goupil à Margot et l'auteur est Louis Pergaud, également connu pour La Guerre des boutons. De deux choses l'une, ou Pergaud qui se réclame de Rabelais emploie la forme "bombiller" qu'il a entendue un certain nombre de fois, ou il songe lui aussi au sonnet "Voyelles" mais ne peut s'empêcher de rabattre l'expression sur la forme "bombiller". Notez que dans un premier temps et notamment dans Les Poètes maudits le vers de Rimbaud fut édité sous la forme "bombillent", et Pergaud a dû connaître tout simplement une version du poème avec la forme "bombillent". Ceci est d'autant plus troublant que le manuscrit des "Mains de Jeanne-Marie" était inconnu de tous à l'époque du "bombinement" d'Arène et du "bombillaient" de Pergaud. La leçon "bombillent" s'est maintenue dans le cas des éditions successives des Poètes maudits (1884, 1888, 1904). Pourquoi Paul Arène écrit-il "bombinement" ? La leçon "bombillent" est également adoptée par Vanier dans l'édition des poésies de Rimbaud de 1895 ? Arène a-t-il eu accès à un manuscrit de Rimbaud ? On sait aujourd'hui que les deux manuscrits de "Voyelles" comportent la leçon "bombinent" et non pas "bombillent".
En tout cas, il est temps d'en finir avec l'attribution pure et simple du néologisme "bombiner" à Rimbaud. Celui-ci n'utilisait que des mots qu'il avait déjà repérés dans des écrits antérieurs, cela vaut pour "abracadabrantesques" repris à Mario Proth. Trois mots résistents : "bleuisons", "bleuités" et "bombinent".
Mais Rimbaud emploie deux fois "bombinent" pour deux créations imagées fort similaires. Certes, il s'agit simplement d'un calque sur le latin "bombinare". Il suffit de modifier la terminaison latin en terminaison d'infinitif en "-er" et d'appliquer les règles de la conjugaison habituelles à ce type de verbe. Mais Rimbaud a nécessairement lu un texte en latin qui l'a décidé à employer ce mot. Antoine Fongaro a donné la source d'inspiration la plus probable. Cela vient du Pantagruel de Rabelais où figure une liste d'oeuvres imaginaires dont une avec un titre en latin à rallonge qui contient la forme participiale "bombinans" qui donnerait "bombinant" en français. je cite ce titre : "Questio subtilissima, Utrum Chimera in vacuo bombinans possit comedere secundas intentiones, et fuit debatuta per decem hebdomadas in concilio Constantiensi." On peut traduire cela ainsi : "Question très délicate : est-ce que la Chimère bourdonnant dans le vide peut manger les intentions secondes, sujet qui a été débattu dix semaines durant au concile de Constance."
Ce titre est isolé en discours, puisque perdu parmi une foule d'autres titres.
Mais Voltaire aimait répéter cette expression de Rabelais, notamment dans son Dictionnaire philosophique, par exemple aux entrées "Autorité" et "Athéisme".
L'idée d'une influence particulière de Voltaire est à privilégier dans la mesure où Voltaire inscrit plus nettement l'invention de Rabelais dans son discours, et Voltaire en fait un exemple bien sûr de dérision au sujet des discussions métaphysiques. Fongaro fait remarquer que les frères Goncourt ont recensé cette formule latin dans leur journal, mais sans connaître les textes de Rabelais et Voltaire, puisqu'ils corrompent verbalement le sens avec le verbe "bombyciner" qui n'a rien à voir. Toutefois, Rimbaud n'avait pas accès au Journal des Goncourt et il n'a pas traité de la corruption "bomyciner". En revanche, les frères Goncourt permettent de comprendre que la citation de la formule latine de Rabelais était goûté dans les échanges oraux des soirées mondaines parisiennes de l'époque.
Enfin, ce qu'il y a d'intéressant avec les cas de Voltaire et des frères Goncourt, c'est que nous n'avons plus une citation latine telle quelle comme dans le cas de Rabelais. Voltaire et les frères Goncourt traduisent tout ou partie de l'expression en vue des lecteurs ne maîtrisant pas la langue latine. Et pourquoi c'est intéressant ? Je vous l'explique.
Rimbaud n'a sans doute pas gratuitement et par pure affectation personnelle décidé de reprendre le verbe "bombinans" de Rabelais dans une forme francisée "bombinent". Il y a une intention derrière. Pour moi, il faudrait chercher s'il n'y a pas eu des mentions de cette expression latine dans la presse en janvier ou février 1872. Rimbaud a pu entendre l'expression à l'oral lors d'une réunion des Vilains Bonshommes ou lors d'une soirée à l'Odéon, que sais-je encore ? J'imagine une traduction de "bombinans" par une proposition subordonnée relative, au lieu de traduire "bombinans" en "bombinant" il y aurait une traduction de la forme "qui bombine", au singulier car la Chimère est sujet du verbe.
Pour moi, c'est plus logique ainsi. Il y a une citation de la part de Rimbaud, où Baudelaire et Voltaire sont les références les plus évidentes, mais les plus lointaines. Je cherche l'intermédiaire visé par Rimbaud.
Maintenant, j'ai laissé de côté Voltaire, mais celui a employé aussi la formule latine de Rabelais dans sa correspondance, et notamment dans une lettre au Marquis d'Argenson qui date de 1744 (et qui porte le numéro "1644" dans le classement du lien ci-dessous, confusion à éviter donc) :
La lette a pour en-tête : "A Cirey, ce 15 avril."
Le premier paragraphe est éloquent, je le cite :
Vanitas, vanitatum, et metaphysica vanitas. C'est ce que j'ai toujours pensé, monsieur ; et toute métaphysique ressemble assez à la coquecigrue de Rabelais bombillant ou bombinant dans le vide. Je n'ai parlé de ces sublimes billevesées que pour faire savoir les opinions de Newton [...]
Il est question de vanité de la réflexion métaphysique. Alors, on se gardera de trop vite transférer cette ironie à Rimbaud lui-même. En tout cas, "Voyelles" est un sonnet qui joue avec une idée personnelle de la métaphysique, et c'est un fait exprès. Notons que l'hésitation entre les leçons "bombillant" et "bombinant" sont déjà dans cette lettre de Voltaire, et, mieux encore, cela remet en cause les affirmations du CNRTL qui parlait de première occurrence de "bombiller" en 1838 ou 1842 et de "bombiner" sous la plume de Rimbaud. C'est faux, et on voit aussi à quel point la recherche par mots clefs est compliquée dans le cas des formes conjuguées. Une recherche "bombine" et "Chimère" donnera-t-elle quelque chose dans la presse de la fin de l'année 1871 et du début de l'année 1872 ? En tout cas, Voltaire traduit littéralement, c'est le cas de le dire, "bombinans" par "bombinant", et notez que l'expression est soulignée dans la lettre : "bombinant dans le vide", ce qui correspond bien sûr à une citation, mais ce qui renforce le poids de "bombinant" face à "bombillant".
Pour l'origine du verbe "bombiller", il me semble évident que tout est à revoir, il est plus ancien qu'on ne le croit. Voltaire l'atteste. Quant au premier emploi en français du verbe "bombiner", il semble provenir de Voltaire. Cette lettre atteste une antériorité très claire pour l'année 1744. Maintenant, reste à déterminer tous ceux qui ont cité cette formule comme Voltaire en la flanquent d'une traduction littérale avec le néologisme "bombin[er]". Un exemple anachronique avec une Encyclopédie anarchiste en quatre tomes de Sébastien Faure parue entre 1925 et 1934, on y trouve le singulier "bombine".
Et une citation de 1820 cette fois ! Le document est consultable sur Googlebooks. Il s'agit d'un livre de grammaire dont voici le titre à rallonge : Nouveaux principes de grammaire, suivis de notions grammaticales élémentaires, de solutions de questions et difficultés grammaticales ; d'après ces principes : la génération des idées, l'usage et l'harmonie ; Avec un appendice sur le Philosophisme, et une lettre sur la Critique, etc. par C. V. Boiste, ancien avocat, auteur du Dictionnaire Universel de la langue française, etc.
Dans l'extrait qui nous intéresse, Boiste donne des verges pour se faire battre puisqu'il illustre la bêtise des discussions oiseuses dénoncées par Rebelais avec son titre sur la Chimère. Boiste ne veut pas admettre comme "phrase droite" : "Je vois un cheval blanc", parce que selon lui on identifierait la couleur avant la forme, ce qu'il s'ingénie à rendre évident par l'idée d'un déplacement au loin, sauf que la phrase sert aussi pour la vision distincte immédiate. Pour Boiste, l'ordre naturel est l'inversion : "Blanc cheval je vois." Donc, non, la phrase "Je vois un cheval blanc" n'est pas droite.
Enfin, bref, je cite l'extrait qui m'intéresse et qui montre bien qu'il y a une source probable aux deux emplois rimbaldiens de "bombinent" qui reste à débusquer quelque part :
Le lecteur reconnaîtra si ces expressions phrase droite, etc., ne sont pas des chimères grammaticales qui, comme la chimère de Rabelais, bombine ou bourdonne, en tournoyant, dans le vide ; inversion et rectitude étant, de toute et pour toute éternité, en opposition.
On sent l'influence de Voltaire sur la composition de ce passage. Nous sommes aux pages 317 et 318 de l'ouvrage : lien pour consulter le document !