samedi 28 mars 2015

Les prochains articles

J'ai deux projets d'articles nouveaux en cours, un qui s'intitulerait "L'explication par les Proverbes" sur lequel on peut savoir à peu près à quoi s'entendre si ce n'est qu'il y aura des idées originales qui l'alimenteront tout de même, des rapprochements inédits, et l'autre "Rimbaud joue à Hamlet" qui est une surprise.
J'ai ouvert des séries jamais refermées, je pense à y revenir mais je les reprendrai dès que la vie quotidienne me laissera m'organiser pour le faire. J'ai aussi des articles coincés sur un ancien ordi toujours en attente, à moins de retaper entièrement des versions papier, c'est notamment le cas de Mouvement et Nocturne vulgaire, deux études antérieures à l'an 2000 ! Je vais continuer ma lecture complète d'Une saison en enfer et les articles élucidant le sens de poèmes en prose à partir de l'analyse esthétique comme à partir de remarques d'ordre grammatical. D'ici peu, je proposerai une étude sur la prose, j'ai une idée originale en réserve. Je reprendrai plus tard les questions métriques, ayant perdu mon volume de Clément Marot, je ne peux pas compléter mon historique sur un ou deux points. J'ai toutefois appris par l'école "métricométrique" de Cornulier que l'ouvrage de George Lote était désormais consultable sur le net, je n'ai pas la référence sous la main.

vendredi 27 mars 2015

"La Juliette, ça rappelle l'Henriette"

Dans le poème intitulé Juillet celui dont l'incipit est "Plates-bandes d'amarantes", encore que j'en révise l'orthographe, on rencontre ce vers familier étonnant "La Juliette, ça rappelle l'Henriette"!
L'idée de Juliette a été suggérée par la vue d'un balcon que les "fesses des rosiers" font virer à la grivoiserie. Et ce balcon se trouve sur le boulevard du Régent à proximité du Parc Royal, sinon sur le Palais Royal, et on peut considérer que ce balcon a à voir avec la "fenêtre du duc" qui provoque des jeux de mots sur la Bourgogne avec le poison des "escargots", les escargots mangent le buis qui est en fait le poison et ce buis renvoie à l'idée de balcon comme de plates-bandes. Il y a un mouvement circulaire dans le déploiement des images du poème. En revanche, l'Henriette est située dans le souvenir d'une "Charmante station du chemin de fer", et là c'est plus problématique car l'Henriette n'est donc pas nécessairement un élément donné à voir lors d'une promenade le long du boulevard du Régent. On peut songer à la façade à proximité de la gare du Luxembourg, ou à un entrepôt de locomotives comme cela a été proposé dans la revue Rimbaud vivant. Mais rien d'évident ne s'impose. En revanche, la réflexion sur les prénoms féminins peut suivre une autre voie. Juliette s'impose clairement comme l'héroïne de Shakespeare, l'amante de Roméo, et le poison confirme l'identification proposée. Jacques Gengoux a proposé à partir d'un poème de Banville La Voie lactée de voir là l'allusion à l'héroïne Henriette des Femmes savantes, celle qui représenterait idéalement le féminin dans le théâtre de Molière et permettrait d'envisager la réconciliation sous forme de médaille entre le classicisme d'obédience moliéresque et le romantisme se réclamant de Shakespeare.
Mais, Verlaine et Rimbaud écrivaient à la même époque, autrement dit à l'époque de leur fugue belge puis londonienne de 1872-1873, selon des esthétiques quelque peu similaires, en tout cas en 1872. Verlaine était plus lent à suivre les audaces métriques de Rimbaud, il ne les pratiquera pleinement qu'à la fin de sa vie tout en les critiquant paradoxalement chez Rimbaud et ses suiveurs médiocres, les symbolistes, dans la réponse qu'il a donnée à l'enquête sur la poésie de Jules Huret, mais au plan de la succession incohérente d'images et allusions populaires les deux auteurs vont de pair. La sixième des Ariettes oubliées va en ce sens et le poème Images d'un sou, publié dans Jadis et naguère, présent dans le projet nommé Cellulairement, offre lui aussi l'occasion d'un parallèle intéressant et justement avec le vers de Rimbaud qui nous intéresse.
Normalement, l'histoire de Geneviève de Brabant, et le Brabant est la région bruxelloise !, développe l'idée que cette femme fidèle a été calomniée par le valet Gollo auquel son mari l'avait confiée en partant pour une croisade. Or, dans Images d'un sou, Verlaine mélange l'histoire de Geneviève de Brabant avec celle des amours d'Henriette et de Damon. Dans des vers qui commencent sur un décalque sensible d'autres des F$etes galantes, le mélange va même plus loin puisqu'il rebondit de légende populaire en légende populaire pour toutes les déformer :

Voici Damon qui soupireSa tendresse à GenevièveDe Brabant qui fait ce rêveD'exercer un chaste empireDont elle-même se pâmeSur la veuve de PyrameTout exprès ressuscitée,Et la forêt des ArdennesSent circuler dans ses veinesLa flamme persécutéeDe ces princesses errantesSous les branches murmurantes,[...]

Quelle est l'histoire de cette Geneviève ? Le mari de Geneviève, Siffroy ce qui correspond à Sygfried et ressemble un peu à Godefroy (je pense au séjour à Bouillon ultérieur), l'histoire a lieu au huitième siècle, part en croisade et Geneviève est confiée à l'intendant Golo qui veut la séduire, mais n'y arrive pas, Golo la calomnie et la fait enfermer, Geneviève donne alors naissance à un enfant dans son cachot, puis Golo charge des hommes de l'emmener dans la forêt et de la tuer avec son enfant, mais ils ne s'exécutent pas et les laissent en vie, elle est sauvée pendant des années par le lait d'une biche et lors d'une chasse Siffroy revenu sur ses terres la rencontre, la ramène à la cour et punit le coupable, mais usée Geneviève ne survit guère à cette heureuse fin. Cette légende de sainte fait l'objet d'une série de la lanterne magique qui a été littérairement rendue célèbre par rien moins que le début de l'oeuvre de Marcel Proust A la recherche du temps perdu.

Le roman de Marcel Proust est lancé par un célèbre incipit : "Longtemps, je me suis couché de bonne heure", qui contraste évidemment avec les dissolutions et émanations sulfureuses du long récit qui alors se met en branle et commence immédiatement à refuser le sommeil de la sage éducation reçue. Le début du roman superpose en une sorte de fantasmagorie l'enfance, le réveil emmêlé dans les rêves, pour mieux asseoir un sentiment de continuité entre les choses, la pensée étant prêtée aux objets, la confusion de soi avec un livre étant elle-même envisagée. Le rapport de soi au rêve est transcendé par la perception d'une Eve produite par la propre chaleur du corps du rêveur. Le récit se poursuit et on peut se demander si la lecture de Rimbaud et Verlaine ne l'a pas en partie nourri. Il y a des rencontres, j'en reparlerai sans doute un jour ou l'autre. Mais, ce à quoi nous avons droit, ce sont des considérations étonnantes sur l'histoire de Geneviève de Brabant calomniée par Golo, car les parents du héros de La Recherche lui ont acheté une lanterne magique avec une série de plaques sur l'histoire de Geneviève de Brabant afin d'apaiser ce drame des nerfs qui fait qu'il ne peut se passer du baiser de sa mère venant lui dire bonsoir avant de s'endormir, nouvelle progression qui éclaire d'un jour nouveau l'originalité de l'incipit "Longtemps, je me suis couché de bonne heure."
D'après une page du site internet Laterna magica, le jouet et le récit que décrivent le roman proustien venaient d'un certain Lapierre, il réalisait des plaques de moins bonne qualité mais bon marché qui inondaient le marché du jouet, elles offraient un large répertoire de contes, légendes et fables. Je ne fais que citer la page internet à laquelle je renvoie et donc : "C'est une série Lapierre, Geneviève de Brabant, que le jeune Marcel Proust projette dans sa chambre à Illiers, gr$ace à un lampascope." Auguste Lapierre ayant pris sa retraite en 1875 après quelques décennies de réussite commerciale, et Verlaine s'intéressant explicitement au principe de la lanterne magique dans certains de ses poèmes, et notamment dans Kaléidoscope qui est probablement une création contemporaine elle aussi du compagnonnage avec Rimbaud, on peut se demander si Rimbaud et Verlaine n'ont pas assisté à des représentations publiques de la lanterne magique, dont une contenant la même série Geneviève de Brabant, qui a intéressé la création proustienne. Je veux dire très clairement que ce serait peut-être intelligent de passer toutes les séries conservées en revue, de les regarder les unes après les autres. J'ai cherché les images concernant Geneviève et Golo sur internet, et à défaut de vidéo ou d'une présentation de qualité, je peux indiquer le site suivant à l'attention : Histoire des projections lumineuses ! 
Les contes populaires d'Henriette et Damon, de Geneviève de Brabant, peuvent se suivre dans des énumérations d'auteurs, notamment sous la plume de Théophile Gautier, ce qu'une rapide recherche sur internet permet d'éprouver à partir des mots clefs "Damon" et "Geneviève". Ces histoires sont mêmes dites avoir été représentées à l'aide de lanternes magiques lors de fêtes et foires, à Calais, etc. Et on sait l'intérêt de Rimbaud et Verlaine pour la fête populaire au bois de la Cambre à Bruxelles, on sait également qu'ils ont séjourné à Arras quelque peu en 1872, un peu plus Rimbaud quand il fut éloigné de Paris.
Les lanternes magiques servaient également à l'édification religieuse avec des images de la vie de Jésus-Christ, certaines séries sont en vente aux enchères sur des sites internet actuellement. Or, dans Une saison en enfer, il est question d'une telle représentation populaire pour affermir la piété des masses : "Jésus marchait sur les eaux irritées. La lanterne nous le montra debout, blanc et des tresses brunes, au flanc d'une vague d'émeraude..." Dans l'édition de  au Livre de poche de 1999 (collection La Pochothèque), Pierre Brunel considère que l'expression "La lanterne" est une "appellation désinvolte pour saint Jean", car celui-ci était comparé par le Christ à "une lampe qui brûle et qui brille", mais, si la remarque est pertinente et apporte un éclairage important sur le texte, elle est tributaire d'un sens premier qui ne doit cesser de prédominer, l'expression "la lanterne" renvoie à une "lanterne magique" qui prend la fonction d'évangile selon saint Jean, ce qui donne son sel comique à la remarque érudite de Pierre Brunel. Cette idée de la lanterne magique avait retenu déjà l'attention de Jean-Luc Steinemetz, puis d'Antoine Fongaro, ce qui rend étrange l'absence de mention à ce sujet de la part de Pierre Brunel qui manque ici l'occasion de donner de la consistance critique à son propre apport. En même temps, notre citation se trouve dans Nuit de l'enfer et la tournure "La lanterne nous le montra..." confirme le travail d'inculcation de la religion à l'aide d'une culture selon différents supports, car dans Mauvais sang bien des mystères du texte n'en sont plus quand on comprend que les projections sont celles d'un manuel d'Histoire expliquant au gaulois Rimbaud son passé, et non des visions personnelles délirantes de la part du poète.
Maintenant, ce qui serait souhaitable, c'est de retrouver l'image précise dont s'inspire Rimbaud dans Nuit de l'enfer : il doit y avoir une plaque coloriée représentant Jésus marchant sur les eaux d'une lac de Tibériade avec une vague qui forme un flanc important sur le dessin. Les images que j'ai pu voir de Jésus sur l'eau le représentent toutes sur un bateau, j'ai observé la présence d'une vague formant un flanc qui tape contre un bateau, mais je n'ai pas encore trouvé une candidate potentielle pour espérer apparaître un jour comme la source enfin localisée du passage de Rimbaud.
Mais revenons au poème Images d'un sou. Dans ce poème, il y a d'autres éléments à rapprocher du poème Juillet et on y rencontre un Comte Ory dont le compagnon s'appelait Rimbaud, tandis que le Paul du roman célèbre Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre est d'emblée l'objet d'une identification personnelle de la part de Verlaine : "Paul, les paupières rougies", ce qui prépare à la fin du poème qui va jouer sur la confusion du défilé des personnages d'un sou pour arriver à la douleur propre de l'artiste qui communie avec ses créations malheureuses et pauvres. Le poème Enfance I ou le poème Vagabonds des Illuminations ou bien le poème Villes avec l'incipit "Ce sont des villes!" ont de probables liens étroits avec les poèmes Images d'un sou et Kaléidoscope de Verlaine, mais Juillet également, et j'ajouterais les trois poèmes de Rimbaud réunis sous le titre de Veillées dont le premier offre l'anaphore "C'est" des Ariettes oubliées et de plusieurs des premiers vers du poème Images d'un sou justement, signe sensible que le poème Veillées I a dû être composé en 1872, avant bien d'autres poèmes en prose, ce que son allure formelle encore proche du vers et de la rime invite bien à penser.
Mais surtout, il y a les vers 5 et 6 d'Images d'un sou qui joignent la "Folle par Amour" à la mention "ariette", ce qui établit un lien indubitable avec le "Kiosque de la Folle par affection" du poème Juillet de Rimbaud, puisqu'il s'agit d'une allusion à une ariette de la pièce de Favart Ninette ou la Folle par amour (de mémoire, car j'ai la flemme de tout vérifier), auteur d'ariettes qui fut directeur de théâtre en exil à Bruxelles justement. Le kiosque n'est pas celui à musique mais celui moins connu du Vauxhall, lui aussi situé au sein du Parc Royal de Bruxelles, les belges non immigrés en France manifestant visiblement une indifférence totale à la portée du poème bruxellois de Rimbaud et à l'identification des lieux évoqués par les deux poètes.  

La Folle-par-amour chante
Une ariette touchante.
Notre citation où le poète mélange les légendes de Damon et Geneviève est elle-même précédée par l'idée des "sonneurs de guitares", ce qui fait écho à la guitare de la blanche Irlandaise qui semble à chercher du côté des balades romantiques écossaises et autres. Les mélanges dans les deux poèmes sont fort comparables, mais j'en arrive à un point fort du rapprochement. Dans le poème de Verlaine, Images d'un sou, Damon soupire sa flamme non à Henriette, mais à Geneviève, et celle-ci qui prétend à la chasteté s'évanouit sur le corps de la veuve de Pyrame. C'est là que ça devient intéressant, puisque la romance de Damon et Henriette, j'emploie bien le mot "romance", c'est l'histoire encore une fois d'un grand amour empêché, la belle de Damon est promise à quelqu'un d'autre :

Jeunesse trop coquette,
Ecoutez la leçon
Que vous fait Henriette
Et son amant Damon.
Vous verrez leurs malheurs
Vaincus par leur constance,
Et leurs sensibles coeurs
Méritent récompense.
Henriette était fille
D'un baron de renom,
Et d'ancienne famille
Etait le beau Damon.
Il était fait au tour,
Elle était jeune et belle,
Et du parfait amour,
Ils étaient le modèle.
Damon, plein de tendresse,
Un dimanche matin
Ayant ouï la messe
D'un père capucin,
S'en fut chez le baron
D'un air civil et tendre :
- Je m'appelle Damon,
Acceptez-moi pour gendre.
- Mon beau galant, ma fille
N'est nullement pour vous,
Car derrière une grille
Dieu sera son époux.
J'ai des meubles de prix,
De l'or en abondance,
Ce sera pour mon fils,
J'en donne l'assurance.
[...]

Voilà lune des transcriptions du début de la romance qu'on peut trouver en cherchant sur la toile.

Geneviève de Brabant, Damon et Henriette, Paul et Virginie, Roméo et Juliette, Pyrame et Thisbé, autant de récits d'amours contrariées, mais Pyrame et Thisbé est encore le mythe grec dont précisément s'est inspiré Shakespeare pour créer l'histoire des deux amants de Vérone ! Thisbé est donc le modèle de Juliette et c'est sur elle que Geneviève dans le rôle d'Henriette s'évanouit.
Les liens déjà évidents et que je ne suis pas le seul à avoir vus entre Juillet de Rimbaud et Images d'un sou de Verlaine ne sauraient rendre contestable que nous avons ici une explication par les amours tragiques célèbres du vers familier "La Juliette, ça rappelle l'Henriette", seule la liaison d'Henriette à une "station du chemin de fer" demeurant à expliquer désormais.
Voilà, et comme dirait Verlaine, applaudissez à mes magies.

jeudi 26 mars 2015

Des "Illuminations" sonnets

Quand on étudie un sonnet, on s'intéresse à la forme, notamment à la distribution des quatrains et des tercets. Je propose d'en lire quelques-uns et j'en choisis de très beaux de Joachim du Bellay et Pierre de Ronsard, l'amateur de poésie rimbaldienne ne saurait se plaindre de perdre son temps à les relire ici. Je ne m'intéresse pas non plus à la question de la strophe et me contente ici d'insister sur la présentation de papier en deux quatrains et deux tercets, même si en réalité ceci masque une autre réalité deux strophes quatrains suivie d'une strophe sizain isolée et qui serait très problématique à considérer si la tradition de la forme fixe sonnet ne nous l'avait rendue naturelle.

Deux quatrains, deux tercets : la forme sonnet permet des effets de symétrie complexes, les deux quatrains peuvent s'opposer aux deux tercets, et en même temps le premier tercet peut reprendre l'idée du premier quatrain pour lui répondre, et le second tercet celle du second quatrain pour lui faire écho à son tour. Très souvent, les poètes de la Renaissance proposent une comparaison sous forme de sonnet en développant la comparaison proprement dite dans les quatrains et en dévoilant au début des tercets, au vers 9 qui a un rôle charnière, l'objet de cette comparaison, on passe du comparant au comparé comme on dit à l'école.
Très souvent, le poète adopte une stratégie différente, la comparaison concerne les deux quatrains et le premier tercet et l'objet de la comparaison n'est divulgué que dans l'ultime tercet, ce qui n'empêche pas le poète de jouer malgré tout sur le passage des quatrains aux tercets, car il va penser à un autre petit changement qui va se jouer au vers 9. Le cas extrême vient des sonnets où le dernier vers est opposé aux treize autres. La limite entre les quatrains et les tercets est alors beaucoup plus estompée, et une anaphore prolongée ne permet guère de les distinguer pour peu qu'on lise sans prêter une réelle attention aux gradations de la pensée passant d'une unité typographique à l'autre.
Les exemples qui vont suivre montrent que les poètes de la Pléiade tenaient compte de cette idée de distribution en quatre parties, mais sans lui donner une apparence par trop schématique.

Comme le champ semé en verdure foisonne,De verdure se hausse en tuyau verdissant,Du tuyau se hérisse en épi florissant,D’épi jaunit en grain, que le chaud assaisonne : 
Et comme en la saison le rustique moissonneLes ondoyants cheveux du sillon blondissant,Les met d’ordre en javelle, et du blé jaunissantSur le champ dépouillé mille gerbes façonne : 
Ainsi de peu à peu crût l’empire Romain,Tant qu’il fut dépouillé par la barbare main,Qui ne laissa de lui que ces marques antiques 
Que chacun va pillant : comme on voit le glaneurCheminant pas à pas recueillir les reliquesDe ce qui va tombant après le moissonneur.
(Les Antiquités de Rome, XXX)

**

Telle que dans son char la Bérécynthienne
Couronnée de tours, et joyeuse d'avoir
Enfanté tant de dieux, telle se faisait voir
En ses jours plus heureux cette ville ancienne :

Cette ville, qui fut plus que la Phrygienne
Foisonnante en enfants, et de qui le pouvoir
Fut le pouvoir du monde, et ne se peut revoir
Pareille à sa grandeur, grandeur sinon la sienne.

Rome seule pouvait à Rome ressembler,
Rome seule pouvait Rome faire trembler :
Aussi n'avait permis l'ordonnance fatale

Qu'autre pouvoir humain, tant fût audacieux,
Se vantât d'égaler celle qui fit égale
Sa puissance à la terre et son courage aux cieux.
(Les Antiquités de Rome, VI) 

**

Comme on passe en été le torrent sans danger,
Qui soulait en hiver être roi de la plaine,
Et ravir par les champs d'une fuite hautaine
L'espoir du laboureur et l'espoir du berger :

Comme on voit les couards animaux outrager
Le courageux lion gisant dessus l'arène,
Ensanglanter leurs dents, et d'une audace vaine
Provoquer l'ennemi qui ne se peut venger :

Et comme devant Troie on vit des Grecs encor
Braver les moins vaillants autour du corps d'Hector :
Ainsi ceux qui jadis soulaient, à tête basse,

Du triomphe romain la gloire accompagner,
Sur ces poudreux tombeaux exercent leur audace,
Et osent les vaincus les vainqueurs dédaigner.
(Les Antiquités de Rome, XIV)

    
**

Pâles esprits, et vous ombres poudreuses,
Qui jouissant de la clarté du jour
Fîtes sortir cet orgueilleux séjour,
Dont nous voyons les reliques cendreuses :

Dites, esprits (ainsi les ténébreuses
Rives de Styx non passable au retour,
Vous enlaçant d'un trois fois triple tour,
N'enferment point vos images ombreuses),

Dites-moi donc (car quelqu'une de vous
Possible encor se cache ici dessous)
Ne sentez-vous augmenter votre peine,

Quand quelquefois de ces coteaux romains
Vous contemplez l'ouvrage de vos mains
N'être plus rien qu'une poudreuse plaine ?
(Les Antiquités de Rome, XV)

**

Tout le parfait dont le ciel nous honore,
Tout l'imparfait qui naît dessous les cieux,
Tout ce qui paît nos esprits et nos yeux,
Et tout cela qui nos plaisirs dévore :

Tout le malheur qui notre âge dédore,
Tout le bonheur des siècles les plus vieux,
Rome du temps de ses premiers aïeux
Le tenait clos, ainsi qu'une Pandore.

Mais le destin, débrouillant ce chaos,
Où tout le bien et le mal fut endos,
A fait depuis que les vertus divines

Volant au ciel ont laissé les péchés,
Qui jusqu'ici se sont tenus cachés
Sous les monceaux de ces vieilles ruines.
(Les Antiquités de Rome, XIX)

**

Toi qui de Rome émerveillé contemples
L'antique orgueil, qui menaçait les cieux,
Ces vieux palais, ces monts audacieux,
Ces murs, ces arcs, ces thermes et ces temples,

Juge, en voyant ces ruines si amples,
Ce qu'a rongé le temps injurieux,
Puisqu'aux ouvriers les plus industrieux
Ces vieux fragments encor servent d'exemples.

Regarde après, comme de jour en jour
Rome, fouillant son antique séjour,
Se rebâtit de tant d'oeuvres divines :

Tu jugeras que le démon romain
S'efforce encor d'une fatale main
Ressusciter ces poudreuses ruines.
(Les Antiquités de Rome, XXVII)

**

Qui a vu quelquefois un grand chêne asséché,
Qui pour son ornement quelque trophée porte,
Lever encore au ciel sa vieille tête morte,
Dont le pied fermement n'est en terre fiché,

Mais qui dessus le champ plus qu'à demi penché
Montre ses bras tout nus et sa racine torte,
Et sans feuille ombrageux, de son poids se supporte
Sur un tronc nouailleux en cent lieux ébranché :

Et bien qu'au premier vent il doive sa ruine,
Et maint jeune à l'entour ait ferme la racine,
Du dévot populaire être seul révéré :

Qui ta chêne a pu voir, qu'il imagine encore
Comme entre les cités, qui plus florissent ore,
Ce vieil honneur poudreux est le plus honoré.
(Les Antiquités de Rome, XXVIII)

**
Ceux qui sont amoureux, leurs amours chanteront,
Ceux qui aiment l’honneur, chanteront de la gloire,
Ceux qui sont près du Roy, publieront sa victoire,
Ceux qui sont courtisans, leurs faveurs vanteront ;

Ceux qui aiment les arts, les sciences diront,
Ceux qui sont vertueux, pour tels se feront croire,
Ceux qui aiment le vin, deviseront de boire,
Ceux qui sont de loisir, de fables escriront,

Ceux qui sont mesdisans, se plairont à mesdire,
Ceux qui sont moins fascheux, diront des mots pour rire,
Ceux qui sont plus vaillans, vanteront leur valeur ;

Ceux qui se plaisent trop, chanteront leur louange,
Ceux qui veulent flater, feront d’un diable un ange :
Moy, qui suis malheureux, je plaindray mon malheur.
(Les Regrets, V)

**
Las, où est maintenant ce mespris de Fortune ?
Où est ce cœur vainqueur de toute adversité,
Cest honneste desir de l’immortalité.
Et ceste honneste flamme au peuple non commune ?

Où sont ces doux plaisirs, qu’au soir sous la nuict brune
Les Muses me donnoyent, alors qu’en liberté
Dessus le vert tapy d’un rivage escarté
Je les menois danser aux rayons de la Lune ?

Maintenant la fortune est maistresse de moy,
Et mon cœur qui souloit estre maistre de soy,
Est serf de mille maux et regrets qui m’ennuient.

De la posterité je n’ay plus de souci,
Ceste divine ardeur, je ne l’ay plus aussi,
Et les Muses de moy, comme estranges, s’enfuyent.
(Les Regrets, VI)

**
Cependant que Magny suit son grand Avanson,
Panjas son cardinal, et moi le mien encore,
Et que l’espoir flatteur, qui nos beaux ans dévore,
Appâte nos désirs d’un friand hameçon.

Tu courtises les rois, et d’un plus heureux son
Chantant l’heur de Henri, qui son siècle décore,
Tu t’honores toi-même, et celui qui honore
L’honneur que tu lui fais par ta docte chanson.

Las, et nous cependant nous consumons notre aage
Sur le bord inconnu d’un étrange rivage
Où le malheur nous fait ces tristes vers chanter :

Comme on voit quelquefois, quand la mort les appelle,
Arrangés flanc à flanc parmi l’herbe nouvelle,
Bien loin sur un étang trois cygnes lamenter.
(Les Regrets, XVI)

**

Je vous envoie un bouquet, que ma main
Vient de trier de ces fleurs épanies,
Qui ne les eut à ces vêpres cueillies,
Chutes à terre elles fussent demain.

Cela vous soit un exemple certain,
Que vos beautés, bien qu'elles soient fleuries,
En peu de temps, seront toutes flétries,
Et, comme fleurs, périront tout soudain.

Le temps s'en va, le temps s'en va ma Dame,
Las ! le temps non, mais nous nous en allons,
Et tôt serons étendus sous la lame,

Et des amours, desquelles nous parlons
Quand serons morts, n'en sera plus nouvelle :
Pour c'aimez-moi, cependant qu'êtes belle.
(sonnet à Marie, Ronsard)

**

Comme on voit sur la branche au mois de Mai la roseEn sa belle jeunesse, en sa première fleurRendre le ciel jaloux de sa vive couleur,Quand l’Aube de ses pleurs au point du jour l’arrose : 
La grâce dans sa feuille, et l’amour se repose,Embaumant les jardins et les arbres d’odeur :Mais battue ou de pluie, ou d’excessive ardeur,Languissante elle meurt feuille à feuille déclose : 
Ainsi en ta première et jeune nouveauté,Quand la terre et le ciel honoraient ta beauté,La Parque t’a tuée, et cendre tu reposes. 
Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs,Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs,Afin que vif, et mort, ton corps ne soit que roses.

**

Te regardant assise auprès de ta cousine,
Belle comme une Aurore, et toi comme un Soleil,
Je pensai voir deux fleurs d'un même teint pareil,
Croissantes en beauté, l'une à l'autre voisine.

La chaste, sainte, belle et unique Angevine,
Vite comme un éclair sur moi jeta son oeil.
Toi, comme paresseuse et pleine de sommeil,
D'un seul petit regard tu ne m'estimas digne.

Tu t'entretenais seule au visage abaissé,
Pensive toute à toi, n'aimant rien que toi-même,
Dédaignant un chacun d'un sourcil ramassé.

Comme une qui ne veut qu'on la cherche ou qu'on l'aime.
J'eus peur de ton silence et m'en allai tout blême,
Craignant que mon salut n'eût ton oeil offensé.
(Sonnets pour Hélène)

**



Rimbaud n'agit pas différemment quand il compose les paragraphes ou alinéas de ses poèmes en prose. Et surtout, il est dans l'invention de combinaisons neuves ! Ce n'est pas simplement une histoire de passage du vers à la prose.

Dans le poème A une Raison, il joue sur une distribution en cinq paragraphes brefs qui ont du coup des allures de versets bibliques, ce qui n'est pas sans intérêt puisque la "Raison" qu'il célèbre est un contre-modèle face au Dieu des Evangiles. 


 tenaient compte de cette idée de distribution en quatre parties, mais sans lui donner une apparence par trop schématique.

Rimbaud n'agit pas différemment quand il compose les paragraphes ou alinéas de ses poèmes en prose. Et surtout, il est dans l'invention de combinaisons neuves ! Ce n'est pas simplement une histoire de passage du vers à la prose.
Dans le poème A une Raison, il joue sur une distribution en cinq paragraphes brefs qui ont du coup des allures de versets bibliques, ce qui n'est pas sans intérêt puisque la "Raison" qu'il célèbre est un contre-modèle du Dieu des Evangiles.

Le verset central est la clef de voûte avec sa quasi répétition d'une même phrase, et de part et d'autre de cette répétition il distribue deux versets à chaque fois. On observe toutefois un petit écart subtil à l'aide des répétitions de mots. Il reprend le terme "commence" en "commencer" et le terme "levée" sous la forme verbale "Elève", mais du coup c'est le quatrième verset assez long qui fait écho aux deux premiers, tandis que l'ultime verset est ainsi isolé en tant qu'envoi superbement formulé. On appréciera qu'au quatrième verset les propos rapportés des enfants sont distribués en deux temps à cause précisément de la proposition incise "te chantent ces enfants", ce qui fait que la reprise des propos rapportés mime très précisément la construction en deux versets du début du poème, puisque "commencer" est dans le premier passage entre guillemets et "Elève" dans le second. Cela en dit long sur l'attention du poète à la conception redoutable de son oeuvre. Nous illustrons les présents propos par une citation intégrale du poème accompagnée de soulignements nôtres. J'ajoute à ma lecture formelle une autre considération remarquable, à savoir que l'adjectif "nouveau" est l'unique adjectif de ce poème, il est répété quatre fois dans l'espace des trois premiers versets et il n'y a aucun autre adjectif dans ce texte, ce qui est d'autant plus spectaculaire qu'à l'époque de Rimbaud les déterminants étaient malgré tout appelés eux aussi adjectifs, la séparation entre déterminants et adjectifs étant assez récente quoique bien justifiée au plan grammatical, Rimbaud a dû tout simplement penser en termes d'adjectifs qualificatifs, car d'autres poèmes montrent que le procédé est volontaire et non pas inconscient.  

     Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie.
     Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche. 
     Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne, - le nouvel amour !
   "Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps", te chantent ces enfants. "Élève n'importe où la substance de nos fortunes et de nos vœux" on t'en prie. 
     Arrivée de toujours, qui t'en iras partout. 
Remarquez d'ailleurs l'épiphrase "on t'en prie" qui est placée en-dehors des guillemets évidemment et en toute fin de verset.
J'ose m'en servir comme indice sensible que ma lecture est juste quand je prétends dans le poème Barbare que la parenthèse "(Elles n'existent pas)" signifie un appel à une vie réelle et non pas un déni de réalité comme le prétendent la quasi totalité des commentaires du poème. Le "on t'en prie" est une intercession dont la parenthèse "(Elles n'existent pas)" présente un équivalent, il s'agit bien d'élever "la substance de nos fortunes et de nos voeux" par-delà l'abolition du "temps", des "jours", des "saisons". J'ai indiqué à plusieurs reprises la structure formelle précise du poème Barbare et s'il existe plusieurs études formelles du poème aucune ne formule clairement comme j'y insiste désespérément que les poème est conçu à partir d'un couplage de six de ces dix versets constitutifs. Les versets 1, 3 et 7 sont couplés aux versets 2, 4 et 10, tandis que s'intercalent deux groupes de deux versets diffusant de nouvelles considérations de part et d'autre du verset 7, telle est l'évidence que la critique rimbaldienne boude superbement, même quand elle étudie la forme des alinéas et les reprises sensibles à l'oeuvre dans ce texte. Utilisons la couleur pour illustrer notre analyse formelle.

        Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays,      Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques; (elles n'existent pas.)    Remis des vieilles fanfares d'héroïsme - qui nous attaquent encore le coeur et la tête - loin des anciens assassins -        Oh! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques; (elles n'existent pas)        Douceurs!      Les brasiers, pleuvant aux rafales de givre, - Douceurs! - les feux à la pluie du vent de diamants jetée par le coeur terrestre éternellement carbonisé pour nous. - O monde! -        (Loin des vieilles retraites et des vieilles flammes, qu'on entend, qu'on sent,)       Les brasiers et les écumes. La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres.        O Douceurs, ô monde, ô musique! Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les yeux, flottant. Et les larmes blanches, bouillantes, - ô douceurs! - et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques.         Le pavillon...

   Cette composition du poème est indiscutable et on voit bien que le point dans l'une des deux parenthèses "(Elles n'existent pas.)" ne concerne précisément que la proposition ainsi enfermée. Le point-virgule est clairement le signe de ponctuation qui permet de considérer que le premier verset va avec le second et que le troisième va avec le quatrième, Rimbaud osant ici le retour à la ligne après un signe de ponctuation qui ne marque pas une fin de phrase. Au septième verset, nous notons la présence d'une virgule qui en principe suppose le lien avec la reprise du refrain du "pavillon", sauf que le refrain ne réapparaîtra qu'au dixième verset sous une forme tronquée, les points de suspension en interrompant le débit. Or, on observe un glissement évident des parenthèses qui enferment cette fois les formules prépositionnelles et non plus la remarque "(Elles n'existent pas)". Cette remarque "(Elles n'existent pas)", c'est elle-même qui n'existe pas au plan du dixième verset, elle disparaît avec l'interruption abrupte des points de suspension qui ne laissent passer que la seule mention "pavillon".
Il me semble logique de considérer que le déplacement des parenthèses signifie qu'à partir de l'expression des "douceurs" le surplus d'existence intervient et ce qui est mis entre parenthèses c'est la conscience cruelle de ce qui attaquait le coeur trop violemment. Les "Douceurs" sont explicitement la réponse apaisante apportée aux souffrances causées par les "vieilles fanfares d'héroïsme", les "vieilles retraites" et les "vieilles flammes". En prenant vie, le décor arctique fait cesser d'être les attaques du monde placé loin derrière nous. Et j'observe nettement que les trois versets parallèles qui marquent le rejet de l'ancienne inharmonie véhiculent un ensemble de quatre adjectifs : "vieilles" trois fois et "anciens", qui sont l'inverse symétrique de l'unique adjectif "nouveau" du poème A une Raison. Dans ce décor de déchaînements cosmiques, il est évident que la "voix féminine" est une allégorie tout comme l'est la "Raison" et ce qui la qualifie au moment des "Douceurs" d'un surplus apaisant d'existence, c'est précisément son avènement par le même recours à la forme participiale "arrivée" qu'à la fin du poème A une Raison : "Arrivée de toujours, qui t'en iras partout", sous-entendu pour diffuser la musique de la nouvelle harmonie et ses douceurs, "la voix féminine arrivée", et comme le mot "arctiques" ponctuait le refrain des versets deux et quatre, abstraction faite de la parenthèse "(Elles n'existent pas)" il est clair comme de l'eau de roche que le surplus d'existence fait qu'il y a un "pavillon" qui ne peut plus être dit "viande saignante" et que le décor froid des mers et fleurs arctiques s'est sexualisé en grottes et volcans arctiques. Je ne comprends pas le scepticisme des lecteurs de Rimbaud sur un dispositif alinéaire aussi évident. Je ne comprends pas...

Je voudrais poursuivre la réflexion avec le poème Après le Déluge. Il est composé de treize versets, et j'ai pu observer grâce aux répétitions et reprises qu'il avait été subtilement structuré. Les trois premiers paragraphes très concis sont amplifiés par les trois derniers, tandis qu'au coeur, les paragraphes 4 à 6 sont dédoublés par les paragraphes 7 à 10 comme l'attestent des reprises symétriques patentes.
Illustrons cela à nouveau à l'aide de soulignements nôtres.

     Aussitôt que l'idée du Déluge se fut rassise,     Un lièvre s'arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l'arc-en-ciel à travers la toile de l'araignée.     Oh ! les pierres précieuses qui se cachaient,  les fleurs qui regardaient déjà.     Dans la grande rue sale les étals se dressèrent, et l'on tira les barques vers la mer étagée là-haut comme sur les gravures.     Le sang coula, chez Barbe-Bleue,  aux abattoirs,  dans les cirques, où le sceau de Dieu blêmit les fenêtres. Le sang et le lait coulèrent.     Les castors bâtirent. Les "mazagrans" fumèrent dans les estaminets.     Dans la grande maison de vitres encore ruisselante les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images.     Une porte claqua, et sur la place du hameau, l'enfant tourna ses bras, compris des girouettes et des coqs des clochers de partout, sous l'éclatante giboulée.     Madame*** établit un piano dans les Alpes. La messe et les premières communions se célébrèrent aux cent mille autels de la cathédrale.     Les caravanes partirent. Et le Splendide-Hôtel fut bâti dans le chaos de glaces et de nuit du pôle.     Depuis lors, la Lune entendit les chacals piaulant par les déserts de thym,   et les églogues en sabots grognant dans le verger. Puis, dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c'était le printemps.      Sourds, étang,  Écume, roule sur le pont, et par dessus les bois; draps noirs et orgues,  éclairs et tonnerres  montez et roulez;  Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges.     Car depuis qu'ils se sont dissipés, − oh les pierres précieuses s'enfouissant, et les fleurs ouvertes !  c'est un ennui ! et la Reine, la Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre, ne voudra jamais nous raconter ce qu'elle sait, et que nous ignorons.
On voit bien que la deuxième partie en bleu répond à la première, autrement dit les trois derniers paragraphes aux trois premiers. La succession des répétitions n'est pas strictement respectée : "Déluge - dit - pierres précieuses et fleurs" contre "dit - Déluges - pierres précieuses et fleurs". Notons que pour la répétition minimale d'une conjugaison verbale "dit" il convient d'ajouter que les deux paragraphes mis en relation supposent tous deux des animaux personnifiés : le lièvre en orant face aux cris plaintifs des chacals et aux grognements dans le verger ! Eucharis en accueillant le printemps est en harmonie avec la prière du lièvre qui ne soupçonne pas de piège d'araignée dans l'événement.
La reprise "oh les pierres précieuses s'enfouissant, et les fleurs ouvertes !" est placée entre tirets, ce qui veut dire qu'il s'agit à nouveau d'une sorte de parenthèse et la constante présence du motif floral est remarquable qui invite à méditer les relations métaphoriques possibles entre Barbare et Après le Déluge. Mais je veux m'en tenir ainsi à percer le secret de la composition des alinéas du seul poème Après le Déluge.
Toute la fin du poème exprime le refus du poète que l'idée du Déluge ait pu se rasseoir ainsi. Le surplus de discours de l'amplification finale engage un sentiment explicite d'ennui et l'idée d'une connaissance réservée que nous soustrait la Sorcière dont la braise est à l'évidence celle à l'oeuvre dans le poème à Barbare, et donc celle du Déluge qui sourd de la Terre. Nous en sommes aujourd'hui à apprendre que l'eau joue un rôle causal essentiel dans les éruptions volcaniques, ce qu'on peut lire dans un article actuellement en vente de soit la revue "La Recherche", soit la revue "Pour la science", mais Rimbaud imagine lui une force éruptive diluvienne causée par la braise de la sorcière.
Mais, au coeur du poème, il faut prendre en considération l'autre symétrie des paragraphes du poème, celle entre les paragraphes quatre à six et les paragraphes sept à dix. La symétrie est évidente de par l'anaphore appuyée des paragraphes quatre et sept "Dans la grande". La répétition autour de formes conjuguées du verbe "bâtir" est quasi aussi discrète que la reprise du mot "dit", mais les symétries patentes justifient les reprises plus discrètes : les parties du poème se soutiennent entre elles. Enfin, un argument plus subtil justifie le rapprochement entre les paragraphes cinq et huit, l'un suppose une reprise verbale nette "coula" et "coulèrent" à ses extrémités, l'autre joue sur un effet de ressemblance phonétique pour deux mots de sens similaire : "claqua" et "éclatante". Une répétition d'un ordre différent concerne la succession des paragraphes huit et neuf : "les enfants", "l'enfant", ce qui nous fait dire que la série des paragraphes sept à dix laissée en noir dans notre transcription et présentation formelle du poème est plus spécifiquement liée à l'idée d'enfance, ce que conforte la mention "premières communions". Par contraste supposé, la série des versets quatre à six serait plutôt liée aux adultes et sans doute aussi à la figure de la maternité avec "la mer" et "le lait", ce qui éclaire d'un aspect sinistre l'expression "les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images". Je remarque également que l'alliance dérangeante "la mer étagée là-haut" qui suppose un invraisemblable apprivoisement a sa réponse dans l'autre série avec la création d'un "Splendide Hôtel" dans le "chaos de glaces et de nuit du pôle", lieu précis de la communion de vie du poème Barbare, ce qui n'est bien sûr pas anodin.
A ce propos, je ne considère vraiment pas anodines les variations de temps verbaux. Pour les dix premiers paragraphes, l'essentiel des verbes est conjugué au passé simple, à l'exception initiale du passé antérieur d'une forme pronominale "se fut rassise" qui l'accompli de la déconvenue puisque le poète espérait et espère encore en cette idée de Déluge. La forme "rassise" sera retournée en "relevez" dans les injonctions de colère du douzième paragraphe, celui du raccord brutal avec la situation présente. N'oublions pas que la mention "relevez" fait partie des mots de la même famille que le coupe "levée" et "Elève" du poème A une Raison. Mais, observons qu'une autre forme de temps composé, la forme passive correspondante d'un passé simple cette fois, avec la même forme "fut" notable au plan de l'auxiliaire apparaît à la fin de la troisième série du poème, à la fin du dixième paragraphe. Il s'agit d'une phrase supposant l'élévation d'un édifice à un endroit précis où à en croire le poème Barbare l'idée du Déluge a pu se réfugier. C'est là que "l'idée de Déluge se fut rassise", c'est là que "fut bâti" un "Splendide Hôtel", sachant qu'à proximité la mention "autels" signifie bien l'enjeu d'une guerre du fait religieux.
Mais arrêtons-nous à une ultime difficulté à traiter au plan de la composition alinéaire. Le poème est composé de treize paragraphes, les trois premiers répondent aux trois derniers dans le désordre, mais au centre du poème sur les sept paragraphes restants seuls six peuvent être couplés, il faut bien qu'un de ces paragraphes demeure exclu du système de reprises. Le paragraphe à isoler est le suivant :

    Madame*** établit un piano dans les Alpes. La messe et les premières communions se célébrèrent aux cent mille autels de la cathédrale.
J'ai eu tendance à paresseusement le rabattre sur le fait de reprise du verbe "bâtir", en considérant que le verbe "établit" offrait une forme d'équivalence verbale. Et effectivement cela est en partie fondé. Mais, ce que je n'avais pas compris, c'est que de la série ici présentée en rouge à la série en noir ce paragraphe est très précisément celui de l'amplification, mais celui de l'amplification viciée à laquelle va s'opposer le poète.
En effet, la série en noir est celle donc de l'enfance puisque l'atteste la reprise "les enfants", "l'enfant", "les premières communions". Or, un enfant a claqué la porte et il s'est tourné vers le ciel en observant l'agitation des girouettes, et nous prétendons encore une fois que si discrète soit-elle l'allusion au mot final d'A une Raison est patente dans la mention adverbial "partout" de l'extrait suivant : "compris des girouettes et des coqs des clochers de partout". Ou on est intelligent, ou on ne l'est pas. Cet enfant figure une rébellion forte au sein du poème et rappelons que dans A une Raison le poète se met à l'unisson des "enfants" dont non seulement il rapporte les propos, mais encore il les anticipe, puisque j'ai insisté au début de cet article sur le fait que les mentions "commence" et "levée" étaient reprises dans les propos chantés des enfants "commencer" et "Elève", ce qui veut bien dire que le poète et les enfants tiennent le même discours.
C'est pareil mais en beaucoup plus diffus encore dans le poème Après le Déluge. L'enfant sous le ciel de "l'éclatante giboulée" en appelle au retour de "l'idée du Déluge". Or, dans l'articulation en quatre parties des paragraphes du poème Après le Déluge, nous observons que les dix premiers sont une forme de constat dans un récit où prédomine le passé simple, tandis que les trois derniers paragraphes font intervenir la situation présente du poète. En principe, le passé simple est un temps coupé du présent à la différence du passé composé, et j'ai souligné récemment ce point en comparant Après le Déluge à la prose liminaire d'Une saison en enfer, puisque la construction des deux textes est fort proche mais opposée au plan du choix des temps verbaux passé composé prédominant dans le début du livre imprimé en 1873.
Le passé simple a un caractère abrupt dans Après le Déluge, il scande l'immédiateté de la reprise des activités une fois le danger écarté. Telle est sa fonction, mais le basculement dans le présent est d'autant plus brutal que le passé simple supposait un éloignement temporel. Nous parlions du passé et voilà que nous avons rattrapé le présent d'un poète qui n'en peut plus et qui le crie. Il va de soi que ces impératifs d'appel aux Déluges avec leurs phénomènes climatiques, les orages notamment, correspondent à la direction prise par l'enfant ayant fui sous le ciel annonciateur d'orages ("compris des girouettes et des coqs des clochers de partout, sous l'éclatante giboulée"). L'enfant est une projection de poète ou le parcours de l'enfant se révèle finalement le devenir du poète. Mais, en même temps, face à la fugue du rebelle, les "premières communions" concernèrent les autres "enfants en deuil", ils sont pris dans des messes qui sont autant de célébrations de la fin du Déluge. On voit ainsi une mauvaise amplification toute de soumission se mêler aux divers constats et on la voit être opposée à une autre amplification bonne cette fois, l'invocation aux Déluges, la messe noire du poète !
Rimbaud déployait tout un art consommé de la composition alinéaire, mais cette réalité demeure profondément inconnue du public rimbaldien. Pourquoi ?

Enfance et ivresse des Illuminations (partie 3/3)

3. Une foi jamais contredite !

Barbare, poème en prose des Illuminations, est composé de dix versets ou alinéas et, étant donné les symétries et reprises entre eux, nous pouvons les distribuer en trois ensembles.
Répétitions d’une même formule, les deuxième, quatrième et dixième alinéas ressemblent à un refrain. C’est le cœur du poème et il est question de la vision suivante : assimilée à un drapeau, une masse de chair saignante recouvre un décor arctique et lui donne la vie, la parenthèse nous apprenant que cette action de régénération peu ordinaire est sollicitée par le poète. Les deux seuls adjectifs du refrain se répondent : « saignante » et « arctiques ». Le sang va pénétrer la glace. Signe de ce travail en cours, le refrain est légèrement altéré une première fois par simple ajout d’une interjection initiale (« Oh !), mais il finit par se réduire à la seule mention des deux premiers mots dans l’ultime alinéa que ponctuent significativement des points de suspension. Un silence ému consigne l’accomplissement du don providentiel.

Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas.)

Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas)

Le pavillon…

L’expression triviale « viande saignante » a ici un caractère paradoxal, puisqu’elle désigne ce qui donne vie aux froids éléments d’un décor polaire. Ce don de la vie doit faire songer ici à l’eucharistie et à la célèbre expression liturgique : « Ceci est ma chair et mon sang livrés pour vous ». Le manuscrit révèle que Rimbaud a éprouvé une difficulté quant à la ponctuation. La ponctuation forte ne concerne que la phrase entre parenthèses, mais le poète a omis le point final au quatrième alinéa, son souci étant de rendre sensible le retour à la ligne après un point-virgule. A cet égard, les éditeurs devraient prendre garde à uniformiser la présentation pour les parenthèses « (elles n’existent pas) » ou plutôt « (elles n’existent pas.) »
Pour leur part, les premier, troisième et septième alinéas, qui se composent de compléments circonstanciels (« Bien après… », « Loin des… ») et d’une proposition participiale (« Remis… »), précisent les éléments dont le poète s’est détourné, éléments qui s’opposent par conséquent à la régénération arctique du corps saignant.

Bien après les jours et les saisons, les êtres et les pays,

Remis des vieilles fanfares d’héroïsme – qui nous attaquent encore le cœur et la tête – loin des anciens assassins –

(Loin des vieilles retraites et des vieilles flammes, qu’on entend, qu’on sent,)

Nous avons vu que l’action se déroule dans un décor polaire ; or, le premier alinéa évoque l’exclusion des jours, des saisons, des êtres et des pays. Il s’agit donc du rejet des latitudes où l’opposition des quatre saisons et la succession des jours et des nuits sont marquées, du rejet des latitudes (nous insistons sur ce mot) où se trouvent rassemblés les humains et les pays. Il ne s’agit donc pas d’un au-delà du réel, d’uchronie et utopie, comme il en a été question dans l’introduction de notre article. Le régime de l’utopie est plus nuancé. Il n’est pas question d’un refuge dans l’illusoire, le rêve, l’irréel, mais d’une aventure imaginaire dans un lieu réel, quoique réputé inaccessible.
La préposition « après » est intensifiée par l’adverbe « Bien » et l’autre préposition « loin » revient à deux reprises. Le poète offre ainsi l’expression d’un rejet volontaire. La vision polaire du refrain s’impose comme le but de sa quête. Partant de ce principe, « vieilles fanfares d’héroïsme », « anciens assassins », « vieilles retraites » et « vieilles flammes » ne peuvent désigner que les gangrènes politiques des nations humaines. Le terme « fanfares » couplé à « héroïsme » voit son sens militaire renforcé et nous songerons historiquement aux deux empires, mais aussi à la marche au combat dans laquelle le poète se trouve enrôlé de force dans Mauvais sang. Les « assassins » opèrent dans le monde de « l’inflexion éternelle » des jours et des saisons, dans le monde des « êtres » et des « pays ». Victime de ces « êtres » « assassins », le poète aurait apporté sa propre « viande saignante » dans les confins du monde polaire, se remplissant de l’espoir d’une régénération au sein du monde sauvage, ce que rend défendable le rappel des « ébats » avec « Elle » sous le « soleil des pôles » dans Métropolitain. Avec une variation en genre et en nombre, le mot « nouveau » est l’unique adjectif du poème A une Raison : nous relevons « nouvelle harmonie », « nouveaux hommes », et enfin « nouvel amour » à deux reprises. Les trois versets de rejets que nous venons de délimiter dans Barbare ne comportent que quatre adjectifs qualifiant la série négative des « fanfares d’héroïsme », « assassins », « retraites » et « flammes », il s’agit de trois mentions de l’adjectif « vieilles » et d’une mention synonyme de l’adjectif « anciens ».
Néanmoins, les commentateurs[1] du poème Barbare ont été convaincus jusqu’à présent que les « anciens assassins » étaient les mêmes que dans la phrase finale du poème Matinée d’ivresse où personne ne veut douter qu’il soit question d’exaltation : « Voici le temps des Assassins. » Ainsi apparaît l’idée que le poème Barbare n’exprimerait pas tant une opposition du poète au monde qu’un renoncement à une posture poétique antérieure dont Matinée d’ivresse serait le témoin. En s’appuyant encore sur la mention participiale « Remis », les lecteurs peuvent penser que Rimbaud se rétablit d’une maladie qui lui était particulière. Mais ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit dans Barbare où les agressions peuvent tout à fait se concevoir comme extérieures aux préoccupations personnelles du poète : « qui nous attaquent encore le cœur et la tête ». Pour exemple grammatical, l’expression « Remis de ses noces » ne signifie en aucun cas que les « noces » ont eu lieu dans la tête. Mais la source de l’erreur des rimbaldiens vient de leur interprétation du poème Matinée d’ivresse. Au lieu de lire le poème Barbare en soi et pour soi, ils ne veulent le lire qu’en fonction de cette mention « anciens assassins » qui doit signifier obligatoirement pour eux que Rimbaud n’est plus d’accord avec ce qu’il écrivait dans Matinée d’ivresse. Or, si le rapprochement est fondé, ils ne se sont pas interrogés suffisamment sur deux points importants.
Premièrement, on peut se demander si la qualification « anciens assassins » ne présuppose pas l’idée de « nouveaux assassins ». Les « anciens assassins » s’opposent aux « nouveaux hommes » du poème A une Raison, lequel poème célèbre une « nouvelle harmonie ». Le poème Matinée d’ivresse évoque lui une « veille d’ivresse » qui prend fin et à laquelle va succéder le retour à une « ancienne inharmonie ». L’opposition « ancien » – « nouveau » est donc bien réelle. Ainsi, les « Assassins » de Matinée d’ivresse peuvent très bien s’opposer aux « anciens assassins » de Barbare.
Deuxièmement, l’erreur ne vient-elle pas d’une mauvaise lecture de Matinée d’ivresse ? Puisque dans ce dernier poème, il est question d’une fin de veillée (« cela finit… ») et d’un retour à « l’ancienne inharmonie », la phrase finale : « Voici le temps des Assassins »[,] ne s’opposerait-elle pas à tout ce qui précède et ne serait-elle pas la chute dramatique annoncée du poème ? Rappelons que le « nous » de Matinée d’ivresse n’est pas un véritable pluriel, à tel point que sur le manuscrit Rimbaud a biffé le « s » de l’adjectif « digne » pour l’accorder au singulier dans la phrase : « Ô maintenant nous si digne de ces tortures ! […] » L’opposition du poète solitaire aux êtres et aux pays serait ainsi commune aux poèmes Barbare et Matinée d’ivresse, et ce serait toute l’interprétation de la célèbre phrase dressée en slogan qui serait à revoir : « Voici le temps des Assassins. » Une preuve en ce sens, c’est que le poète dans Matinée d’ivresse parle au singulier d’une seule « Fanfare atroce où [il] ne trébuche point », figure originale de son « Bien » et de son « Beau » exclusifs, ce qui présuppose le refus des autres fanfares, précisément les « vieilles fanfares d’héroïsme ». Ainsi, aucune volte-face, aucune révolution de la pensée n’est passée entre nos deux poèmes !
Si le lecteur veut bien lire en soi et pour soi le poème Barbare, il ne peut en aucun cas douter que le poète décrie la gangrène politique des « vieilles fanfares d’héroïsme » et des « anciens assassins ». Les « vieilles retraites » et « vieilles flammes » ont révolté elles aussi le poète qui exprime encore un sentiment de nausée à leur égard. Tel est le sens clair de la subordonnée relative : « qui nous attaquent encore le cœur et la tête ». En même temps, le septième alinéa est placé entre parenthèses, signe d’un éloignement progressif des souffrances. Néanmoins, il convient de faire attention aux mots du poème. La révolte poétique de Rimbaud ne se situe pas qu’au plan politique et social. Suite à la Révolution française, les tensions sont exacerbées entre anticléricaux et croyants. La bigoterie est particulièrement importante au XIXe siècle. La morale chrétienne réprouve les sentiments d’abandon à la Nature et à la chair. Quand ils ont lieu, il faut en demander pardon à Dieu. Les termes généraux : « héroïsme », « retraites », « flammes » et « assassins », ont ainsi tous quatre une double signification systématique, politique et religieuse. N’oublions pas que le retrait polaire du poète s’oppose lui aussi aux « vieilles retraites » par un détournement provocateur de l’idée d’eucharistie comme nous l’avons mentionné plus haut.
Les quatre autres alinéas du poème (les cinquième, sixième, huitième et neuvième) représentent d’ailleurs l’accomplissement érotique de cette communion étrange de la « viande saignante » au sein du chaos polaire. Ces quatre alinéas peuvent s’articuler par paires à partir d’une tension contradictoire entre l’idée de « fournaises » et celle de « Douceurs ». La première version du manuscrit comportait la reprise du mot « fournaises », mais le terme, biffé à deux reprises, a été systématiquement remplacé par le mot « brasiers », dont nous n’apprécierons pas peu le rapprochement avec le poème en vers de 1872 intitulé L’Eternité où il est question de « Braises de satin ». Rappelons aussi qu’en principe le pôle Nord est essentiellement une calotte glaciaire flottant sur l’eau et que les grottes et volcans ne sauraient être interprétés comme terrestres, à moins d’allusion à une activité volcanique d’îles et continents en périphérie. Alors qu’il est délicat d’assimiler la « viande saignante » à des baleines perdant abondamment leur sang, ce que les mots du poème ne prennent pas en charge, le rapprochement avec le poème L’Eternité ravive l’idée, non pas d’aurore boréale, mais d’une aurore rougeoyante sur la courbe polaire. Mais, cette aurore relève ici du principe du déluge en exploitant l’eau et la glace du lieu et en se complétant de phénomènes volcaniques. La terre « éternellement carbonisé pour nous » se substitue ici au motif de l’éternelle aurore, ce qui éclaire sous un jour nouveau la formule du poème L’Eternité : « La mer allée / Au soleil ». Précisons encore que l’énoncé nominal concis du cinquième alinéa « Douceur ! » est rattaché par la ponctuation des points-virgules de second et quatrième alinéas à tout le début du poème. La première occurrence de « Douceurs » qualifie précisément l’action du « pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ». Suite à ce cinquième alinéa, les alinéas six, huit ou neuf, vont préciser le motif, mais aussi décrire la seconde phase du processus, quand « pavillon » et « soie des mers et des fleurs » existent et se magnifient en « diamants » et « braises de satin ».

Douceurs !
Les brasiers, pleuvant aux rafales de givre, – Douceurs ! – les feux à la pluie du vent de diamants jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous. – Ô monde ! –
[…]
Les brasiers et les écumes. La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres.
Ô Douceurs, ô monde, ô musique ! Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les yeux, flottant. Et les larmes blanches, bouillantes, - ô douceurs ! – et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques.

Spectacle de vie cosmique aux allures cataclysmiques, l’eau et le feu se mélangent, s’associent dans une grâce « croisée de violence nouvelle » (Génie). L’hyperbole « choc des glaçons aux astres » donne la mesure épique de l’événement, mais cette violence est « musique » et on songe inévitablement à la « musique des sphères » et, partant de là, à l’expression vitale d’une violence qui fait partie de l’ordre des choses, qui s’inscrit dans l’harmonie universelle, à la différence des « flammes » et « retraites » des nations en guerre, d’un christianisme qui nous apprend à nous détourner de ce monde pour espérer en un autre hypothétique. C’est ce réel dans toute sa violence cosmique qu’embrasse le poète qui reprend bien ici son credo vénusien du poème Soleil et Chair : « Et tout croît, et tout monte ! » Les formes participiales « pleuvant » ou « jetée » ont bien sûr une valeur fécondante. Bruno Claisse a relevé la parodie des expressions chrétiennes pro nobis et in aeternum dans « cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous », et il avait entrevu, quoiqu’avec une certaine réserve hypothétique, la parodie du sacrement chrétien de la communion du sang (qui bibit meum sanguinem, vivet propter me)[2]. A cela s’ajoute la dimension sexuelle du sacrement. Au-delà de la création sensuelle de corps dont les parties : yeux, chevelures, sont présentées étrangement et sont décrites comme flottant à la manière du Bateau ivre, l’analogie au sperme est justifiée par la mention « larmes blanches », mais encore par le retour du mot clef final du refrain « arctiques » en toute fin de neuvième alinéa. Si le nom substantif se désigne lui-même, l’adjectif se caractérise par le fait qu’il sert à préciser un autre mot. Or, l’adjectif « arctiques » ne qualifie plus « mers » et « fleurs », mais des « volcans » et « grottes », ce qui permet de relever au passage le glissement ludique de « fleurs » à « grottes », expression métaphorique d’un dépucelage polaire, épanouissement érotique bien confirmé par l’extase de la « voix féminine » qui descend en ces lieux, Rimbaud ayant eu la présence d’esprit d’employer la forme « arrivée » commune au poème A une Raison (« Arrivée de toujours, qui t’en iras partout »), ce qui ne saurait laisser aucun doute sur l’affiliation au Credo in unam… des trois poèmes solidaires A une Raison[3], Matinée d’ivresse et Barbare, tous poèmes d’avènements conçus à différents stades d’une rédemption originale de l’Homme, débarrassé, soit par intermittences, soit de façon plus pérenne, de son aveuglement l’entraînant à la tyrannie de la servilité chrétienne et aux errements ravageurs du monde moderne.



[1] Nous nous contentons de renvoyer le lecteur à notre orientation bibliographique en note 6.
[2] Bruno Claisse, Rimbaud ou « le dégagement rêvé », Charleville-Mézières, « Bibliothèque sauvage », 1990, note 29 p.115.
[3] Orientation bibliographique sur A une Raison : David DUCOFFRE, « Lecture d’A une Raison », Parade sauvage, n° 16, 2000, pp.85-100 ; Bruno CLAISSE, Les Illuminations et l’accession au réel, « Guerre et A une Raison : de la providence tragique à la folie métaphysique », Classiques Garnier, 2012, pp.29-38.