vendredi 27 mars 2015

"La Juliette, ça rappelle l'Henriette"

Dans le poème intitulé Juillet celui dont l'incipit est "Plates-bandes d'amarantes", encore que j'en révise l'orthographe, on rencontre ce vers familier étonnant "La Juliette, ça rappelle l'Henriette"!
L'idée de Juliette a été suggérée par la vue d'un balcon que les "fesses des rosiers" font virer à la grivoiserie. Et ce balcon se trouve sur le boulevard du Régent à proximité du Parc Royal, sinon sur le Palais Royal, et on peut considérer que ce balcon a à voir avec la "fenêtre du duc" qui provoque des jeux de mots sur la Bourgogne avec le poison des "escargots", les escargots mangent le buis qui est en fait le poison et ce buis renvoie à l'idée de balcon comme de plates-bandes. Il y a un mouvement circulaire dans le déploiement des images du poème. En revanche, l'Henriette est située dans le souvenir d'une "Charmante station du chemin de fer", et là c'est plus problématique car l'Henriette n'est donc pas nécessairement un élément donné à voir lors d'une promenade le long du boulevard du Régent. On peut songer à la façade à proximité de la gare du Luxembourg, ou à un entrepôt de locomotives comme cela a été proposé dans la revue Rimbaud vivant. Mais rien d'évident ne s'impose. En revanche, la réflexion sur les prénoms féminins peut suivre une autre voie. Juliette s'impose clairement comme l'héroïne de Shakespeare, l'amante de Roméo, et le poison confirme l'identification proposée. Jacques Gengoux a proposé à partir d'un poème de Banville La Voie lactée de voir là l'allusion à l'héroïne Henriette des Femmes savantes, celle qui représenterait idéalement le féminin dans le théâtre de Molière et permettrait d'envisager la réconciliation sous forme de médaille entre le classicisme d'obédience moliéresque et le romantisme se réclamant de Shakespeare.
Mais, Verlaine et Rimbaud écrivaient à la même époque, autrement dit à l'époque de leur fugue belge puis londonienne de 1872-1873, selon des esthétiques quelque peu similaires, en tout cas en 1872. Verlaine était plus lent à suivre les audaces métriques de Rimbaud, il ne les pratiquera pleinement qu'à la fin de sa vie tout en les critiquant paradoxalement chez Rimbaud et ses suiveurs médiocres, les symbolistes, dans la réponse qu'il a donnée à l'enquête sur la poésie de Jules Huret, mais au plan de la succession incohérente d'images et allusions populaires les deux auteurs vont de pair. La sixième des Ariettes oubliées va en ce sens et le poème Images d'un sou, publié dans Jadis et naguère, présent dans le projet nommé Cellulairement, offre lui aussi l'occasion d'un parallèle intéressant et justement avec le vers de Rimbaud qui nous intéresse.
Normalement, l'histoire de Geneviève de Brabant, et le Brabant est la région bruxelloise !, développe l'idée que cette femme fidèle a été calomniée par le valet Gollo auquel son mari l'avait confiée en partant pour une croisade. Or, dans Images d'un sou, Verlaine mélange l'histoire de Geneviève de Brabant avec celle des amours d'Henriette et de Damon. Dans des vers qui commencent sur un décalque sensible d'autres des F$etes galantes, le mélange va même plus loin puisqu'il rebondit de légende populaire en légende populaire pour toutes les déformer :

Voici Damon qui soupireSa tendresse à GenevièveDe Brabant qui fait ce rêveD'exercer un chaste empireDont elle-même se pâmeSur la veuve de PyrameTout exprès ressuscitée,Et la forêt des ArdennesSent circuler dans ses veinesLa flamme persécutéeDe ces princesses errantesSous les branches murmurantes,[...]

Quelle est l'histoire de cette Geneviève ? Le mari de Geneviève, Siffroy ce qui correspond à Sygfried et ressemble un peu à Godefroy (je pense au séjour à Bouillon ultérieur), l'histoire a lieu au huitième siècle, part en croisade et Geneviève est confiée à l'intendant Golo qui veut la séduire, mais n'y arrive pas, Golo la calomnie et la fait enfermer, Geneviève donne alors naissance à un enfant dans son cachot, puis Golo charge des hommes de l'emmener dans la forêt et de la tuer avec son enfant, mais ils ne s'exécutent pas et les laissent en vie, elle est sauvée pendant des années par le lait d'une biche et lors d'une chasse Siffroy revenu sur ses terres la rencontre, la ramène à la cour et punit le coupable, mais usée Geneviève ne survit guère à cette heureuse fin. Cette légende de sainte fait l'objet d'une série de la lanterne magique qui a été littérairement rendue célèbre par rien moins que le début de l'oeuvre de Marcel Proust A la recherche du temps perdu.

Le roman de Marcel Proust est lancé par un célèbre incipit : "Longtemps, je me suis couché de bonne heure", qui contraste évidemment avec les dissolutions et émanations sulfureuses du long récit qui alors se met en branle et commence immédiatement à refuser le sommeil de la sage éducation reçue. Le début du roman superpose en une sorte de fantasmagorie l'enfance, le réveil emmêlé dans les rêves, pour mieux asseoir un sentiment de continuité entre les choses, la pensée étant prêtée aux objets, la confusion de soi avec un livre étant elle-même envisagée. Le rapport de soi au rêve est transcendé par la perception d'une Eve produite par la propre chaleur du corps du rêveur. Le récit se poursuit et on peut se demander si la lecture de Rimbaud et Verlaine ne l'a pas en partie nourri. Il y a des rencontres, j'en reparlerai sans doute un jour ou l'autre. Mais, ce à quoi nous avons droit, ce sont des considérations étonnantes sur l'histoire de Geneviève de Brabant calomniée par Golo, car les parents du héros de La Recherche lui ont acheté une lanterne magique avec une série de plaques sur l'histoire de Geneviève de Brabant afin d'apaiser ce drame des nerfs qui fait qu'il ne peut se passer du baiser de sa mère venant lui dire bonsoir avant de s'endormir, nouvelle progression qui éclaire d'un jour nouveau l'originalité de l'incipit "Longtemps, je me suis couché de bonne heure."
D'après une page du site internet Laterna magica, le jouet et le récit que décrivent le roman proustien venaient d'un certain Lapierre, il réalisait des plaques de moins bonne qualité mais bon marché qui inondaient le marché du jouet, elles offraient un large répertoire de contes, légendes et fables. Je ne fais que citer la page internet à laquelle je renvoie et donc : "C'est une série Lapierre, Geneviève de Brabant, que le jeune Marcel Proust projette dans sa chambre à Illiers, gr$ace à un lampascope." Auguste Lapierre ayant pris sa retraite en 1875 après quelques décennies de réussite commerciale, et Verlaine s'intéressant explicitement au principe de la lanterne magique dans certains de ses poèmes, et notamment dans Kaléidoscope qui est probablement une création contemporaine elle aussi du compagnonnage avec Rimbaud, on peut se demander si Rimbaud et Verlaine n'ont pas assisté à des représentations publiques de la lanterne magique, dont une contenant la même série Geneviève de Brabant, qui a intéressé la création proustienne. Je veux dire très clairement que ce serait peut-être intelligent de passer toutes les séries conservées en revue, de les regarder les unes après les autres. J'ai cherché les images concernant Geneviève et Golo sur internet, et à défaut de vidéo ou d'une présentation de qualité, je peux indiquer le site suivant à l'attention : Histoire des projections lumineuses ! 
Les contes populaires d'Henriette et Damon, de Geneviève de Brabant, peuvent se suivre dans des énumérations d'auteurs, notamment sous la plume de Théophile Gautier, ce qu'une rapide recherche sur internet permet d'éprouver à partir des mots clefs "Damon" et "Geneviève". Ces histoires sont mêmes dites avoir été représentées à l'aide de lanternes magiques lors de fêtes et foires, à Calais, etc. Et on sait l'intérêt de Rimbaud et Verlaine pour la fête populaire au bois de la Cambre à Bruxelles, on sait également qu'ils ont séjourné à Arras quelque peu en 1872, un peu plus Rimbaud quand il fut éloigné de Paris.
Les lanternes magiques servaient également à l'édification religieuse avec des images de la vie de Jésus-Christ, certaines séries sont en vente aux enchères sur des sites internet actuellement. Or, dans Une saison en enfer, il est question d'une telle représentation populaire pour affermir la piété des masses : "Jésus marchait sur les eaux irritées. La lanterne nous le montra debout, blanc et des tresses brunes, au flanc d'une vague d'émeraude..." Dans l'édition de  au Livre de poche de 1999 (collection La Pochothèque), Pierre Brunel considère que l'expression "La lanterne" est une "appellation désinvolte pour saint Jean", car celui-ci était comparé par le Christ à "une lampe qui brûle et qui brille", mais, si la remarque est pertinente et apporte un éclairage important sur le texte, elle est tributaire d'un sens premier qui ne doit cesser de prédominer, l'expression "la lanterne" renvoie à une "lanterne magique" qui prend la fonction d'évangile selon saint Jean, ce qui donne son sel comique à la remarque érudite de Pierre Brunel. Cette idée de la lanterne magique avait retenu déjà l'attention de Jean-Luc Steinemetz, puis d'Antoine Fongaro, ce qui rend étrange l'absence de mention à ce sujet de la part de Pierre Brunel qui manque ici l'occasion de donner de la consistance critique à son propre apport. En même temps, notre citation se trouve dans Nuit de l'enfer et la tournure "La lanterne nous le montra..." confirme le travail d'inculcation de la religion à l'aide d'une culture selon différents supports, car dans Mauvais sang bien des mystères du texte n'en sont plus quand on comprend que les projections sont celles d'un manuel d'Histoire expliquant au gaulois Rimbaud son passé, et non des visions personnelles délirantes de la part du poète.
Maintenant, ce qui serait souhaitable, c'est de retrouver l'image précise dont s'inspire Rimbaud dans Nuit de l'enfer : il doit y avoir une plaque coloriée représentant Jésus marchant sur les eaux d'une lac de Tibériade avec une vague qui forme un flanc important sur le dessin. Les images que j'ai pu voir de Jésus sur l'eau le représentent toutes sur un bateau, j'ai observé la présence d'une vague formant un flanc qui tape contre un bateau, mais je n'ai pas encore trouvé une candidate potentielle pour espérer apparaître un jour comme la source enfin localisée du passage de Rimbaud.
Mais revenons au poème Images d'un sou. Dans ce poème, il y a d'autres éléments à rapprocher du poème Juillet et on y rencontre un Comte Ory dont le compagnon s'appelait Rimbaud, tandis que le Paul du roman célèbre Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre est d'emblée l'objet d'une identification personnelle de la part de Verlaine : "Paul, les paupières rougies", ce qui prépare à la fin du poème qui va jouer sur la confusion du défilé des personnages d'un sou pour arriver à la douleur propre de l'artiste qui communie avec ses créations malheureuses et pauvres. Le poème Enfance I ou le poème Vagabonds des Illuminations ou bien le poème Villes avec l'incipit "Ce sont des villes!" ont de probables liens étroits avec les poèmes Images d'un sou et Kaléidoscope de Verlaine, mais Juillet également, et j'ajouterais les trois poèmes de Rimbaud réunis sous le titre de Veillées dont le premier offre l'anaphore "C'est" des Ariettes oubliées et de plusieurs des premiers vers du poème Images d'un sou justement, signe sensible que le poème Veillées I a dû être composé en 1872, avant bien d'autres poèmes en prose, ce que son allure formelle encore proche du vers et de la rime invite bien à penser.
Mais surtout, il y a les vers 5 et 6 d'Images d'un sou qui joignent la "Folle par Amour" à la mention "ariette", ce qui établit un lien indubitable avec le "Kiosque de la Folle par affection" du poème Juillet de Rimbaud, puisqu'il s'agit d'une allusion à une ariette de la pièce de Favart Ninette ou la Folle par amour (de mémoire, car j'ai la flemme de tout vérifier), auteur d'ariettes qui fut directeur de théâtre en exil à Bruxelles justement. Le kiosque n'est pas celui à musique mais celui moins connu du Vauxhall, lui aussi situé au sein du Parc Royal de Bruxelles, les belges non immigrés en France manifestant visiblement une indifférence totale à la portée du poème bruxellois de Rimbaud et à l'identification des lieux évoqués par les deux poètes.  

La Folle-par-amour chante
Une ariette touchante.
Notre citation où le poète mélange les légendes de Damon et Geneviève est elle-même précédée par l'idée des "sonneurs de guitares", ce qui fait écho à la guitare de la blanche Irlandaise qui semble à chercher du côté des balades romantiques écossaises et autres. Les mélanges dans les deux poèmes sont fort comparables, mais j'en arrive à un point fort du rapprochement. Dans le poème de Verlaine, Images d'un sou, Damon soupire sa flamme non à Henriette, mais à Geneviève, et celle-ci qui prétend à la chasteté s'évanouit sur le corps de la veuve de Pyrame. C'est là que ça devient intéressant, puisque la romance de Damon et Henriette, j'emploie bien le mot "romance", c'est l'histoire encore une fois d'un grand amour empêché, la belle de Damon est promise à quelqu'un d'autre :

Jeunesse trop coquette,
Ecoutez la leçon
Que vous fait Henriette
Et son amant Damon.
Vous verrez leurs malheurs
Vaincus par leur constance,
Et leurs sensibles coeurs
Méritent récompense.
Henriette était fille
D'un baron de renom,
Et d'ancienne famille
Etait le beau Damon.
Il était fait au tour,
Elle était jeune et belle,
Et du parfait amour,
Ils étaient le modèle.
Damon, plein de tendresse,
Un dimanche matin
Ayant ouï la messe
D'un père capucin,
S'en fut chez le baron
D'un air civil et tendre :
- Je m'appelle Damon,
Acceptez-moi pour gendre.
- Mon beau galant, ma fille
N'est nullement pour vous,
Car derrière une grille
Dieu sera son époux.
J'ai des meubles de prix,
De l'or en abondance,
Ce sera pour mon fils,
J'en donne l'assurance.
[...]

Voilà lune des transcriptions du début de la romance qu'on peut trouver en cherchant sur la toile.

Geneviève de Brabant, Damon et Henriette, Paul et Virginie, Roméo et Juliette, Pyrame et Thisbé, autant de récits d'amours contrariées, mais Pyrame et Thisbé est encore le mythe grec dont précisément s'est inspiré Shakespeare pour créer l'histoire des deux amants de Vérone ! Thisbé est donc le modèle de Juliette et c'est sur elle que Geneviève dans le rôle d'Henriette s'évanouit.
Les liens déjà évidents et que je ne suis pas le seul à avoir vus entre Juillet de Rimbaud et Images d'un sou de Verlaine ne sauraient rendre contestable que nous avons ici une explication par les amours tragiques célèbres du vers familier "La Juliette, ça rappelle l'Henriette", seule la liaison d'Henriette à une "station du chemin de fer" demeurant à expliquer désormais.
Voilà, et comme dirait Verlaine, applaudissez à mes magies.

2 commentaires:

  1. "L'idée de Juliette a été suggérée par la vue d'un balcon".
    – Si le poème évoque des "récits d'amours contrariées", dont l'un, central dans le poème, concerne Juliette (amour simplement "contrariée"?), dont le nom pouvait à peu près consonner du temps de Rimbaud à une prononciation ancienne du mois de "Juillet" qui fournit le titre, alors pourquoi exclure qu'à l'inverse l'idée de Juliette a pu suggérer l'idée du balcon?

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  2. L'amour de Juliette est non pas simplement contrariée mais tragique, mais sur l'ensemble de ces histoires plusieurs sont supposées finir bien selon les conceptions traditionnelles qui ne sont pas les miennes, car avoir perdu les plus belles années de sa vie ça reste tragique, mais bref, j'ai dit "contrariées" car je voulais insister sur l'intervention d'un tiers ou le poids social qui empêchent les unions. Je réfléchirai plus tard à une meilleure formulation qui ne soit pas de l'ordre du schéma actanciel. C'est vrai que l'identification d'un authentique balcon peut poser problème et qu'on peut imaginer un passage de la plate-bande au balcon via l'association d'idées avec Juliette, mais de toute façon il reste desz choses à élucider qui concernent le boulevard du Régent. Pour la relative confusion de prononciation entre "juillet" et "Juliette", je préfère ne pas m'y engager et m'en tenir à ce que de toute façon les deux mots se ressemblent sur le papier dans la suite graphique des lettres, au plan oral je ne sais pas, je ne suis pas convaincu, ce n'est pas évident. Le poème jouant explicitement sur la relation entre les deux mots le poète a pu déformer la prononciation "juillet", mais c'est à prouver et il n'en fait rien dans le cas du poème, ça n'apparaît nulle part. Là, je dois reprendre l'analyse car l'idée de vision de couple tragique à partir d'un répertoire d'histoires à un sou Shaekespeare compris qui charment, avec ces cages d'oiseaux, il y a un truc qui commence à mettre à jour la visée de sens profonde du poème, ça au moins ça commence à se débloquer et avoir du jeu.

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