jeudi 26 mars 2015

Des "Illuminations" sonnets

Quand on étudie un sonnet, on s'intéresse à la forme, notamment à la distribution des quatrains et des tercets. Je propose d'en lire quelques-uns et j'en choisis de très beaux de Joachim du Bellay et Pierre de Ronsard, l'amateur de poésie rimbaldienne ne saurait se plaindre de perdre son temps à les relire ici. Je ne m'intéresse pas non plus à la question de la strophe et me contente ici d'insister sur la présentation de papier en deux quatrains et deux tercets, même si en réalité ceci masque une autre réalité deux strophes quatrains suivie d'une strophe sizain isolée et qui serait très problématique à considérer si la tradition de la forme fixe sonnet ne nous l'avait rendue naturelle.

Deux quatrains, deux tercets : la forme sonnet permet des effets de symétrie complexes, les deux quatrains peuvent s'opposer aux deux tercets, et en même temps le premier tercet peut reprendre l'idée du premier quatrain pour lui répondre, et le second tercet celle du second quatrain pour lui faire écho à son tour. Très souvent, les poètes de la Renaissance proposent une comparaison sous forme de sonnet en développant la comparaison proprement dite dans les quatrains et en dévoilant au début des tercets, au vers 9 qui a un rôle charnière, l'objet de cette comparaison, on passe du comparant au comparé comme on dit à l'école.
Très souvent, le poète adopte une stratégie différente, la comparaison concerne les deux quatrains et le premier tercet et l'objet de la comparaison n'est divulgué que dans l'ultime tercet, ce qui n'empêche pas le poète de jouer malgré tout sur le passage des quatrains aux tercets, car il va penser à un autre petit changement qui va se jouer au vers 9. Le cas extrême vient des sonnets où le dernier vers est opposé aux treize autres. La limite entre les quatrains et les tercets est alors beaucoup plus estompée, et une anaphore prolongée ne permet guère de les distinguer pour peu qu'on lise sans prêter une réelle attention aux gradations de la pensée passant d'une unité typographique à l'autre.
Les exemples qui vont suivre montrent que les poètes de la Pléiade tenaient compte de cette idée de distribution en quatre parties, mais sans lui donner une apparence par trop schématique.

Comme le champ semé en verdure foisonne,De verdure se hausse en tuyau verdissant,Du tuyau se hérisse en épi florissant,D’épi jaunit en grain, que le chaud assaisonne : 
Et comme en la saison le rustique moissonneLes ondoyants cheveux du sillon blondissant,Les met d’ordre en javelle, et du blé jaunissantSur le champ dépouillé mille gerbes façonne : 
Ainsi de peu à peu crût l’empire Romain,Tant qu’il fut dépouillé par la barbare main,Qui ne laissa de lui que ces marques antiques 
Que chacun va pillant : comme on voit le glaneurCheminant pas à pas recueillir les reliquesDe ce qui va tombant après le moissonneur.
(Les Antiquités de Rome, XXX)

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Telle que dans son char la Bérécynthienne
Couronnée de tours, et joyeuse d'avoir
Enfanté tant de dieux, telle se faisait voir
En ses jours plus heureux cette ville ancienne :

Cette ville, qui fut plus que la Phrygienne
Foisonnante en enfants, et de qui le pouvoir
Fut le pouvoir du monde, et ne se peut revoir
Pareille à sa grandeur, grandeur sinon la sienne.

Rome seule pouvait à Rome ressembler,
Rome seule pouvait Rome faire trembler :
Aussi n'avait permis l'ordonnance fatale

Qu'autre pouvoir humain, tant fût audacieux,
Se vantât d'égaler celle qui fit égale
Sa puissance à la terre et son courage aux cieux.
(Les Antiquités de Rome, VI) 

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Comme on passe en été le torrent sans danger,
Qui soulait en hiver être roi de la plaine,
Et ravir par les champs d'une fuite hautaine
L'espoir du laboureur et l'espoir du berger :

Comme on voit les couards animaux outrager
Le courageux lion gisant dessus l'arène,
Ensanglanter leurs dents, et d'une audace vaine
Provoquer l'ennemi qui ne se peut venger :

Et comme devant Troie on vit des Grecs encor
Braver les moins vaillants autour du corps d'Hector :
Ainsi ceux qui jadis soulaient, à tête basse,

Du triomphe romain la gloire accompagner,
Sur ces poudreux tombeaux exercent leur audace,
Et osent les vaincus les vainqueurs dédaigner.
(Les Antiquités de Rome, XIV)

    
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Pâles esprits, et vous ombres poudreuses,
Qui jouissant de la clarté du jour
Fîtes sortir cet orgueilleux séjour,
Dont nous voyons les reliques cendreuses :

Dites, esprits (ainsi les ténébreuses
Rives de Styx non passable au retour,
Vous enlaçant d'un trois fois triple tour,
N'enferment point vos images ombreuses),

Dites-moi donc (car quelqu'une de vous
Possible encor se cache ici dessous)
Ne sentez-vous augmenter votre peine,

Quand quelquefois de ces coteaux romains
Vous contemplez l'ouvrage de vos mains
N'être plus rien qu'une poudreuse plaine ?
(Les Antiquités de Rome, XV)

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Tout le parfait dont le ciel nous honore,
Tout l'imparfait qui naît dessous les cieux,
Tout ce qui paît nos esprits et nos yeux,
Et tout cela qui nos plaisirs dévore :

Tout le malheur qui notre âge dédore,
Tout le bonheur des siècles les plus vieux,
Rome du temps de ses premiers aïeux
Le tenait clos, ainsi qu'une Pandore.

Mais le destin, débrouillant ce chaos,
Où tout le bien et le mal fut endos,
A fait depuis que les vertus divines

Volant au ciel ont laissé les péchés,
Qui jusqu'ici se sont tenus cachés
Sous les monceaux de ces vieilles ruines.
(Les Antiquités de Rome, XIX)

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Toi qui de Rome émerveillé contemples
L'antique orgueil, qui menaçait les cieux,
Ces vieux palais, ces monts audacieux,
Ces murs, ces arcs, ces thermes et ces temples,

Juge, en voyant ces ruines si amples,
Ce qu'a rongé le temps injurieux,
Puisqu'aux ouvriers les plus industrieux
Ces vieux fragments encor servent d'exemples.

Regarde après, comme de jour en jour
Rome, fouillant son antique séjour,
Se rebâtit de tant d'oeuvres divines :

Tu jugeras que le démon romain
S'efforce encor d'une fatale main
Ressusciter ces poudreuses ruines.
(Les Antiquités de Rome, XXVII)

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Qui a vu quelquefois un grand chêne asséché,
Qui pour son ornement quelque trophée porte,
Lever encore au ciel sa vieille tête morte,
Dont le pied fermement n'est en terre fiché,

Mais qui dessus le champ plus qu'à demi penché
Montre ses bras tout nus et sa racine torte,
Et sans feuille ombrageux, de son poids se supporte
Sur un tronc nouailleux en cent lieux ébranché :

Et bien qu'au premier vent il doive sa ruine,
Et maint jeune à l'entour ait ferme la racine,
Du dévot populaire être seul révéré :

Qui ta chêne a pu voir, qu'il imagine encore
Comme entre les cités, qui plus florissent ore,
Ce vieil honneur poudreux est le plus honoré.
(Les Antiquités de Rome, XXVIII)

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Ceux qui sont amoureux, leurs amours chanteront,
Ceux qui aiment l’honneur, chanteront de la gloire,
Ceux qui sont près du Roy, publieront sa victoire,
Ceux qui sont courtisans, leurs faveurs vanteront ;

Ceux qui aiment les arts, les sciences diront,
Ceux qui sont vertueux, pour tels se feront croire,
Ceux qui aiment le vin, deviseront de boire,
Ceux qui sont de loisir, de fables escriront,

Ceux qui sont mesdisans, se plairont à mesdire,
Ceux qui sont moins fascheux, diront des mots pour rire,
Ceux qui sont plus vaillans, vanteront leur valeur ;

Ceux qui se plaisent trop, chanteront leur louange,
Ceux qui veulent flater, feront d’un diable un ange :
Moy, qui suis malheureux, je plaindray mon malheur.
(Les Regrets, V)

**
Las, où est maintenant ce mespris de Fortune ?
Où est ce cœur vainqueur de toute adversité,
Cest honneste desir de l’immortalité.
Et ceste honneste flamme au peuple non commune ?

Où sont ces doux plaisirs, qu’au soir sous la nuict brune
Les Muses me donnoyent, alors qu’en liberté
Dessus le vert tapy d’un rivage escarté
Je les menois danser aux rayons de la Lune ?

Maintenant la fortune est maistresse de moy,
Et mon cœur qui souloit estre maistre de soy,
Est serf de mille maux et regrets qui m’ennuient.

De la posterité je n’ay plus de souci,
Ceste divine ardeur, je ne l’ay plus aussi,
Et les Muses de moy, comme estranges, s’enfuyent.
(Les Regrets, VI)

**
Cependant que Magny suit son grand Avanson,
Panjas son cardinal, et moi le mien encore,
Et que l’espoir flatteur, qui nos beaux ans dévore,
Appâte nos désirs d’un friand hameçon.

Tu courtises les rois, et d’un plus heureux son
Chantant l’heur de Henri, qui son siècle décore,
Tu t’honores toi-même, et celui qui honore
L’honneur que tu lui fais par ta docte chanson.

Las, et nous cependant nous consumons notre aage
Sur le bord inconnu d’un étrange rivage
Où le malheur nous fait ces tristes vers chanter :

Comme on voit quelquefois, quand la mort les appelle,
Arrangés flanc à flanc parmi l’herbe nouvelle,
Bien loin sur un étang trois cygnes lamenter.
(Les Regrets, XVI)

**

Je vous envoie un bouquet, que ma main
Vient de trier de ces fleurs épanies,
Qui ne les eut à ces vêpres cueillies,
Chutes à terre elles fussent demain.

Cela vous soit un exemple certain,
Que vos beautés, bien qu'elles soient fleuries,
En peu de temps, seront toutes flétries,
Et, comme fleurs, périront tout soudain.

Le temps s'en va, le temps s'en va ma Dame,
Las ! le temps non, mais nous nous en allons,
Et tôt serons étendus sous la lame,

Et des amours, desquelles nous parlons
Quand serons morts, n'en sera plus nouvelle :
Pour c'aimez-moi, cependant qu'êtes belle.
(sonnet à Marie, Ronsard)

**

Comme on voit sur la branche au mois de Mai la roseEn sa belle jeunesse, en sa première fleurRendre le ciel jaloux de sa vive couleur,Quand l’Aube de ses pleurs au point du jour l’arrose : 
La grâce dans sa feuille, et l’amour se repose,Embaumant les jardins et les arbres d’odeur :Mais battue ou de pluie, ou d’excessive ardeur,Languissante elle meurt feuille à feuille déclose : 
Ainsi en ta première et jeune nouveauté,Quand la terre et le ciel honoraient ta beauté,La Parque t’a tuée, et cendre tu reposes. 
Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs,Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs,Afin que vif, et mort, ton corps ne soit que roses.

**

Te regardant assise auprès de ta cousine,
Belle comme une Aurore, et toi comme un Soleil,
Je pensai voir deux fleurs d'un même teint pareil,
Croissantes en beauté, l'une à l'autre voisine.

La chaste, sainte, belle et unique Angevine,
Vite comme un éclair sur moi jeta son oeil.
Toi, comme paresseuse et pleine de sommeil,
D'un seul petit regard tu ne m'estimas digne.

Tu t'entretenais seule au visage abaissé,
Pensive toute à toi, n'aimant rien que toi-même,
Dédaignant un chacun d'un sourcil ramassé.

Comme une qui ne veut qu'on la cherche ou qu'on l'aime.
J'eus peur de ton silence et m'en allai tout blême,
Craignant que mon salut n'eût ton oeil offensé.
(Sonnets pour Hélène)

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Rimbaud n'agit pas différemment quand il compose les paragraphes ou alinéas de ses poèmes en prose. Et surtout, il est dans l'invention de combinaisons neuves ! Ce n'est pas simplement une histoire de passage du vers à la prose.

Dans le poème A une Raison, il joue sur une distribution en cinq paragraphes brefs qui ont du coup des allures de versets bibliques, ce qui n'est pas sans intérêt puisque la "Raison" qu'il célèbre est un contre-modèle face au Dieu des Evangiles. 


 tenaient compte de cette idée de distribution en quatre parties, mais sans lui donner une apparence par trop schématique.

Rimbaud n'agit pas différemment quand il compose les paragraphes ou alinéas de ses poèmes en prose. Et surtout, il est dans l'invention de combinaisons neuves ! Ce n'est pas simplement une histoire de passage du vers à la prose.
Dans le poème A une Raison, il joue sur une distribution en cinq paragraphes brefs qui ont du coup des allures de versets bibliques, ce qui n'est pas sans intérêt puisque la "Raison" qu'il célèbre est un contre-modèle du Dieu des Evangiles.

Le verset central est la clef de voûte avec sa quasi répétition d'une même phrase, et de part et d'autre de cette répétition il distribue deux versets à chaque fois. On observe toutefois un petit écart subtil à l'aide des répétitions de mots. Il reprend le terme "commence" en "commencer" et le terme "levée" sous la forme verbale "Elève", mais du coup c'est le quatrième verset assez long qui fait écho aux deux premiers, tandis que l'ultime verset est ainsi isolé en tant qu'envoi superbement formulé. On appréciera qu'au quatrième verset les propos rapportés des enfants sont distribués en deux temps à cause précisément de la proposition incise "te chantent ces enfants", ce qui fait que la reprise des propos rapportés mime très précisément la construction en deux versets du début du poème, puisque "commencer" est dans le premier passage entre guillemets et "Elève" dans le second. Cela en dit long sur l'attention du poète à la conception redoutable de son oeuvre. Nous illustrons les présents propos par une citation intégrale du poème accompagnée de soulignements nôtres. J'ajoute à ma lecture formelle une autre considération remarquable, à savoir que l'adjectif "nouveau" est l'unique adjectif de ce poème, il est répété quatre fois dans l'espace des trois premiers versets et il n'y a aucun autre adjectif dans ce texte, ce qui est d'autant plus spectaculaire qu'à l'époque de Rimbaud les déterminants étaient malgré tout appelés eux aussi adjectifs, la séparation entre déterminants et adjectifs étant assez récente quoique bien justifiée au plan grammatical, Rimbaud a dû tout simplement penser en termes d'adjectifs qualificatifs, car d'autres poèmes montrent que le procédé est volontaire et non pas inconscient.  

     Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie.
     Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche. 
     Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne, - le nouvel amour !
   "Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps", te chantent ces enfants. "Élève n'importe où la substance de nos fortunes et de nos vœux" on t'en prie. 
     Arrivée de toujours, qui t'en iras partout. 
Remarquez d'ailleurs l'épiphrase "on t'en prie" qui est placée en-dehors des guillemets évidemment et en toute fin de verset.
J'ose m'en servir comme indice sensible que ma lecture est juste quand je prétends dans le poème Barbare que la parenthèse "(Elles n'existent pas)" signifie un appel à une vie réelle et non pas un déni de réalité comme le prétendent la quasi totalité des commentaires du poème. Le "on t'en prie" est une intercession dont la parenthèse "(Elles n'existent pas)" présente un équivalent, il s'agit bien d'élever "la substance de nos fortunes et de nos voeux" par-delà l'abolition du "temps", des "jours", des "saisons". J'ai indiqué à plusieurs reprises la structure formelle précise du poème Barbare et s'il existe plusieurs études formelles du poème aucune ne formule clairement comme j'y insiste désespérément que les poème est conçu à partir d'un couplage de six de ces dix versets constitutifs. Les versets 1, 3 et 7 sont couplés aux versets 2, 4 et 10, tandis que s'intercalent deux groupes de deux versets diffusant de nouvelles considérations de part et d'autre du verset 7, telle est l'évidence que la critique rimbaldienne boude superbement, même quand elle étudie la forme des alinéas et les reprises sensibles à l'oeuvre dans ce texte. Utilisons la couleur pour illustrer notre analyse formelle.

        Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays,      Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques; (elles n'existent pas.)    Remis des vieilles fanfares d'héroïsme - qui nous attaquent encore le coeur et la tête - loin des anciens assassins -        Oh! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques; (elles n'existent pas)        Douceurs!      Les brasiers, pleuvant aux rafales de givre, - Douceurs! - les feux à la pluie du vent de diamants jetée par le coeur terrestre éternellement carbonisé pour nous. - O monde! -        (Loin des vieilles retraites et des vieilles flammes, qu'on entend, qu'on sent,)       Les brasiers et les écumes. La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres.        O Douceurs, ô monde, ô musique! Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les yeux, flottant. Et les larmes blanches, bouillantes, - ô douceurs! - et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques.         Le pavillon...

   Cette composition du poème est indiscutable et on voit bien que le point dans l'une des deux parenthèses "(Elles n'existent pas.)" ne concerne précisément que la proposition ainsi enfermée. Le point-virgule est clairement le signe de ponctuation qui permet de considérer que le premier verset va avec le second et que le troisième va avec le quatrième, Rimbaud osant ici le retour à la ligne après un signe de ponctuation qui ne marque pas une fin de phrase. Au septième verset, nous notons la présence d'une virgule qui en principe suppose le lien avec la reprise du refrain du "pavillon", sauf que le refrain ne réapparaîtra qu'au dixième verset sous une forme tronquée, les points de suspension en interrompant le débit. Or, on observe un glissement évident des parenthèses qui enferment cette fois les formules prépositionnelles et non plus la remarque "(Elles n'existent pas)". Cette remarque "(Elles n'existent pas)", c'est elle-même qui n'existe pas au plan du dixième verset, elle disparaît avec l'interruption abrupte des points de suspension qui ne laissent passer que la seule mention "pavillon".
Il me semble logique de considérer que le déplacement des parenthèses signifie qu'à partir de l'expression des "douceurs" le surplus d'existence intervient et ce qui est mis entre parenthèses c'est la conscience cruelle de ce qui attaquait le coeur trop violemment. Les "Douceurs" sont explicitement la réponse apaisante apportée aux souffrances causées par les "vieilles fanfares d'héroïsme", les "vieilles retraites" et les "vieilles flammes". En prenant vie, le décor arctique fait cesser d'être les attaques du monde placé loin derrière nous. Et j'observe nettement que les trois versets parallèles qui marquent le rejet de l'ancienne inharmonie véhiculent un ensemble de quatre adjectifs : "vieilles" trois fois et "anciens", qui sont l'inverse symétrique de l'unique adjectif "nouveau" du poème A une Raison. Dans ce décor de déchaînements cosmiques, il est évident que la "voix féminine" est une allégorie tout comme l'est la "Raison" et ce qui la qualifie au moment des "Douceurs" d'un surplus apaisant d'existence, c'est précisément son avènement par le même recours à la forme participiale "arrivée" qu'à la fin du poème A une Raison : "Arrivée de toujours, qui t'en iras partout", sous-entendu pour diffuser la musique de la nouvelle harmonie et ses douceurs, "la voix féminine arrivée", et comme le mot "arctiques" ponctuait le refrain des versets deux et quatre, abstraction faite de la parenthèse "(Elles n'existent pas)" il est clair comme de l'eau de roche que le surplus d'existence fait qu'il y a un "pavillon" qui ne peut plus être dit "viande saignante" et que le décor froid des mers et fleurs arctiques s'est sexualisé en grottes et volcans arctiques. Je ne comprends pas le scepticisme des lecteurs de Rimbaud sur un dispositif alinéaire aussi évident. Je ne comprends pas...

Je voudrais poursuivre la réflexion avec le poème Après le Déluge. Il est composé de treize versets, et j'ai pu observer grâce aux répétitions et reprises qu'il avait été subtilement structuré. Les trois premiers paragraphes très concis sont amplifiés par les trois derniers, tandis qu'au coeur, les paragraphes 4 à 6 sont dédoublés par les paragraphes 7 à 10 comme l'attestent des reprises symétriques patentes.
Illustrons cela à nouveau à l'aide de soulignements nôtres.

     Aussitôt que l'idée du Déluge se fut rassise,     Un lièvre s'arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l'arc-en-ciel à travers la toile de l'araignée.     Oh ! les pierres précieuses qui se cachaient,  les fleurs qui regardaient déjà.     Dans la grande rue sale les étals se dressèrent, et l'on tira les barques vers la mer étagée là-haut comme sur les gravures.     Le sang coula, chez Barbe-Bleue,  aux abattoirs,  dans les cirques, où le sceau de Dieu blêmit les fenêtres. Le sang et le lait coulèrent.     Les castors bâtirent. Les "mazagrans" fumèrent dans les estaminets.     Dans la grande maison de vitres encore ruisselante les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images.     Une porte claqua, et sur la place du hameau, l'enfant tourna ses bras, compris des girouettes et des coqs des clochers de partout, sous l'éclatante giboulée.     Madame*** établit un piano dans les Alpes. La messe et les premières communions se célébrèrent aux cent mille autels de la cathédrale.     Les caravanes partirent. Et le Splendide-Hôtel fut bâti dans le chaos de glaces et de nuit du pôle.     Depuis lors, la Lune entendit les chacals piaulant par les déserts de thym,   et les églogues en sabots grognant dans le verger. Puis, dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c'était le printemps.      Sourds, étang,  Écume, roule sur le pont, et par dessus les bois; draps noirs et orgues,  éclairs et tonnerres  montez et roulez;  Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges.     Car depuis qu'ils se sont dissipés, − oh les pierres précieuses s'enfouissant, et les fleurs ouvertes !  c'est un ennui ! et la Reine, la Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre, ne voudra jamais nous raconter ce qu'elle sait, et que nous ignorons.
On voit bien que la deuxième partie en bleu répond à la première, autrement dit les trois derniers paragraphes aux trois premiers. La succession des répétitions n'est pas strictement respectée : "Déluge - dit - pierres précieuses et fleurs" contre "dit - Déluges - pierres précieuses et fleurs". Notons que pour la répétition minimale d'une conjugaison verbale "dit" il convient d'ajouter que les deux paragraphes mis en relation supposent tous deux des animaux personnifiés : le lièvre en orant face aux cris plaintifs des chacals et aux grognements dans le verger ! Eucharis en accueillant le printemps est en harmonie avec la prière du lièvre qui ne soupçonne pas de piège d'araignée dans l'événement.
La reprise "oh les pierres précieuses s'enfouissant, et les fleurs ouvertes !" est placée entre tirets, ce qui veut dire qu'il s'agit à nouveau d'une sorte de parenthèse et la constante présence du motif floral est remarquable qui invite à méditer les relations métaphoriques possibles entre Barbare et Après le Déluge. Mais je veux m'en tenir ainsi à percer le secret de la composition des alinéas du seul poème Après le Déluge.
Toute la fin du poème exprime le refus du poète que l'idée du Déluge ait pu se rasseoir ainsi. Le surplus de discours de l'amplification finale engage un sentiment explicite d'ennui et l'idée d'une connaissance réservée que nous soustrait la Sorcière dont la braise est à l'évidence celle à l'oeuvre dans le poème à Barbare, et donc celle du Déluge qui sourd de la Terre. Nous en sommes aujourd'hui à apprendre que l'eau joue un rôle causal essentiel dans les éruptions volcaniques, ce qu'on peut lire dans un article actuellement en vente de soit la revue "La Recherche", soit la revue "Pour la science", mais Rimbaud imagine lui une force éruptive diluvienne causée par la braise de la sorcière.
Mais, au coeur du poème, il faut prendre en considération l'autre symétrie des paragraphes du poème, celle entre les paragraphes quatre à six et les paragraphes sept à dix. La symétrie est évidente de par l'anaphore appuyée des paragraphes quatre et sept "Dans la grande". La répétition autour de formes conjuguées du verbe "bâtir" est quasi aussi discrète que la reprise du mot "dit", mais les symétries patentes justifient les reprises plus discrètes : les parties du poème se soutiennent entre elles. Enfin, un argument plus subtil justifie le rapprochement entre les paragraphes cinq et huit, l'un suppose une reprise verbale nette "coula" et "coulèrent" à ses extrémités, l'autre joue sur un effet de ressemblance phonétique pour deux mots de sens similaire : "claqua" et "éclatante". Une répétition d'un ordre différent concerne la succession des paragraphes huit et neuf : "les enfants", "l'enfant", ce qui nous fait dire que la série des paragraphes sept à dix laissée en noir dans notre transcription et présentation formelle du poème est plus spécifiquement liée à l'idée d'enfance, ce que conforte la mention "premières communions". Par contraste supposé, la série des versets quatre à six serait plutôt liée aux adultes et sans doute aussi à la figure de la maternité avec "la mer" et "le lait", ce qui éclaire d'un aspect sinistre l'expression "les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images". Je remarque également que l'alliance dérangeante "la mer étagée là-haut" qui suppose un invraisemblable apprivoisement a sa réponse dans l'autre série avec la création d'un "Splendide Hôtel" dans le "chaos de glaces et de nuit du pôle", lieu précis de la communion de vie du poème Barbare, ce qui n'est bien sûr pas anodin.
A ce propos, je ne considère vraiment pas anodines les variations de temps verbaux. Pour les dix premiers paragraphes, l'essentiel des verbes est conjugué au passé simple, à l'exception initiale du passé antérieur d'une forme pronominale "se fut rassise" qui l'accompli de la déconvenue puisque le poète espérait et espère encore en cette idée de Déluge. La forme "rassise" sera retournée en "relevez" dans les injonctions de colère du douzième paragraphe, celui du raccord brutal avec la situation présente. N'oublions pas que la mention "relevez" fait partie des mots de la même famille que le coupe "levée" et "Elève" du poème A une Raison. Mais, observons qu'une autre forme de temps composé, la forme passive correspondante d'un passé simple cette fois, avec la même forme "fut" notable au plan de l'auxiliaire apparaît à la fin de la troisième série du poème, à la fin du dixième paragraphe. Il s'agit d'une phrase supposant l'élévation d'un édifice à un endroit précis où à en croire le poème Barbare l'idée du Déluge a pu se réfugier. C'est là que "l'idée de Déluge se fut rassise", c'est là que "fut bâti" un "Splendide Hôtel", sachant qu'à proximité la mention "autels" signifie bien l'enjeu d'une guerre du fait religieux.
Mais arrêtons-nous à une ultime difficulté à traiter au plan de la composition alinéaire. Le poème est composé de treize paragraphes, les trois premiers répondent aux trois derniers dans le désordre, mais au centre du poème sur les sept paragraphes restants seuls six peuvent être couplés, il faut bien qu'un de ces paragraphes demeure exclu du système de reprises. Le paragraphe à isoler est le suivant :

    Madame*** établit un piano dans les Alpes. La messe et les premières communions se célébrèrent aux cent mille autels de la cathédrale.
J'ai eu tendance à paresseusement le rabattre sur le fait de reprise du verbe "bâtir", en considérant que le verbe "établit" offrait une forme d'équivalence verbale. Et effectivement cela est en partie fondé. Mais, ce que je n'avais pas compris, c'est que de la série ici présentée en rouge à la série en noir ce paragraphe est très précisément celui de l'amplification, mais celui de l'amplification viciée à laquelle va s'opposer le poète.
En effet, la série en noir est celle donc de l'enfance puisque l'atteste la reprise "les enfants", "l'enfant", "les premières communions". Or, un enfant a claqué la porte et il s'est tourné vers le ciel en observant l'agitation des girouettes, et nous prétendons encore une fois que si discrète soit-elle l'allusion au mot final d'A une Raison est patente dans la mention adverbial "partout" de l'extrait suivant : "compris des girouettes et des coqs des clochers de partout". Ou on est intelligent, ou on ne l'est pas. Cet enfant figure une rébellion forte au sein du poème et rappelons que dans A une Raison le poète se met à l'unisson des "enfants" dont non seulement il rapporte les propos, mais encore il les anticipe, puisque j'ai insisté au début de cet article sur le fait que les mentions "commence" et "levée" étaient reprises dans les propos chantés des enfants "commencer" et "Elève", ce qui veut bien dire que le poète et les enfants tiennent le même discours.
C'est pareil mais en beaucoup plus diffus encore dans le poème Après le Déluge. L'enfant sous le ciel de "l'éclatante giboulée" en appelle au retour de "l'idée du Déluge". Or, dans l'articulation en quatre parties des paragraphes du poème Après le Déluge, nous observons que les dix premiers sont une forme de constat dans un récit où prédomine le passé simple, tandis que les trois derniers paragraphes font intervenir la situation présente du poète. En principe, le passé simple est un temps coupé du présent à la différence du passé composé, et j'ai souligné récemment ce point en comparant Après le Déluge à la prose liminaire d'Une saison en enfer, puisque la construction des deux textes est fort proche mais opposée au plan du choix des temps verbaux passé composé prédominant dans le début du livre imprimé en 1873.
Le passé simple a un caractère abrupt dans Après le Déluge, il scande l'immédiateté de la reprise des activités une fois le danger écarté. Telle est sa fonction, mais le basculement dans le présent est d'autant plus brutal que le passé simple supposait un éloignement temporel. Nous parlions du passé et voilà que nous avons rattrapé le présent d'un poète qui n'en peut plus et qui le crie. Il va de soi que ces impératifs d'appel aux Déluges avec leurs phénomènes climatiques, les orages notamment, correspondent à la direction prise par l'enfant ayant fui sous le ciel annonciateur d'orages ("compris des girouettes et des coqs des clochers de partout, sous l'éclatante giboulée"). L'enfant est une projection de poète ou le parcours de l'enfant se révèle finalement le devenir du poète. Mais, en même temps, face à la fugue du rebelle, les "premières communions" concernèrent les autres "enfants en deuil", ils sont pris dans des messes qui sont autant de célébrations de la fin du Déluge. On voit ainsi une mauvaise amplification toute de soumission se mêler aux divers constats et on la voit être opposée à une autre amplification bonne cette fois, l'invocation aux Déluges, la messe noire du poète !
Rimbaud déployait tout un art consommé de la composition alinéaire, mais cette réalité demeure profondément inconnue du public rimbaldien. Pourquoi ?

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