3. Une foi
jamais contredite !
Barbare, poème en prose
des Illuminations, est composé de dix
versets ou alinéas et, étant donné les symétries et reprises entre eux, nous
pouvons les distribuer en trois ensembles.
Répétitions
d’une même formule, les deuxième, quatrième et dixième alinéas ressemblent
à un refrain. C’est le cœur du poème et il est question de la vision
suivante : assimilée à un drapeau, une masse de chair saignante recouvre
un décor arctique et lui donne la vie, la parenthèse nous apprenant que cette
action de régénération peu ordinaire est sollicitée par le poète. Les deux
seuls adjectifs du refrain se répondent : « saignante » et
« arctiques ». Le sang va pénétrer la glace. Signe de ce travail en
cours, le refrain est légèrement altéré une première fois par simple ajout
d’une interjection initiale (« Oh !), mais il finit par se réduire à
la seule mention des deux premiers mots dans l’ultime alinéa que ponctuent
significativement des points de suspension. Un silence ému consigne
l’accomplissement du don providentiel.
Le pavillon en
viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles
n’existent pas.)
Oh ! Le
pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs
arctiques ; (elles n’existent pas)
Le pavillon…
L’expression
triviale « viande saignante » a ici un caractère paradoxal,
puisqu’elle désigne ce qui donne vie aux froids éléments d’un décor polaire. Ce
don de la vie doit faire songer ici à l’eucharistie et à la célèbre expression
liturgique : « Ceci est ma chair et mon sang livrés pour vous ».
Le manuscrit révèle que Rimbaud a éprouvé une difficulté quant à la
ponctuation. La ponctuation forte ne concerne que la phrase entre parenthèses,
mais le poète a omis le point final au quatrième alinéa, son souci étant de
rendre sensible le retour à la ligne après un point-virgule. A cet égard, les
éditeurs devraient prendre garde à uniformiser la présentation pour les
parenthèses « (elles n’existent pas) » ou plutôt « (elles
n’existent pas.) »
Pour
leur part, les premier, troisième et septième alinéas, qui se composent de
compléments circonstanciels (« Bien après… », « Loin
des… ») et d’une proposition participiale (« Remis… »),
précisent les éléments dont le poète s’est détourné, éléments qui s’opposent
par conséquent à la régénération arctique du corps saignant.
Bien après les
jours et les saisons, les êtres et les pays,
Remis des
vieilles fanfares d’héroïsme – qui nous attaquent encore le cœur et la tête –
loin des anciens assassins –
(Loin des
vieilles retraites et des vieilles flammes, qu’on entend, qu’on sent,)
Nous
avons vu que l’action se déroule dans un décor polaire ; or, le premier
alinéa évoque l’exclusion des jours, des saisons, des êtres et des pays. Il
s’agit donc du rejet des latitudes où l’opposition des quatre saisons et la
succession des jours et des nuits sont marquées, du rejet des latitudes (nous
insistons sur ce mot) où se trouvent rassemblés les humains et les pays. Il ne
s’agit donc pas d’un au-delà du réel, d’uchronie et utopie, comme il en a été
question dans l’introduction de notre article. Le régime de l’utopie est plus
nuancé. Il n’est pas question d’un refuge dans l’illusoire, le rêve, l’irréel,
mais d’une aventure imaginaire dans un lieu réel, quoique réputé inaccessible.
La
préposition « après » est intensifiée par
l’adverbe « Bien » et l’autre préposition « loin »
revient à deux reprises. Le poète offre ainsi l’expression d’un rejet
volontaire. La vision polaire du refrain s’impose comme le but de sa quête. Partant
de ce principe, « vieilles fanfares d’héroïsme », « anciens
assassins », « vieilles retraites » et « vieilles
flammes » ne peuvent désigner que les gangrènes politiques des nations
humaines. Le terme « fanfares » couplé à « héroïsme »
voit son sens militaire renforcé et nous songerons historiquement aux deux
empires, mais aussi à la marche au combat dans laquelle le poète se trouve
enrôlé de force dans Mauvais sang.
Les « assassins » opèrent dans le monde de « l’inflexion
éternelle » des jours et des saisons, dans le monde des
« êtres » et des « pays ». Victime de ces
« êtres » « assassins », le poète aurait apporté sa propre
« viande saignante » dans les confins du monde polaire, se
remplissant de l’espoir d’une régénération au sein du monde sauvage, ce que
rend défendable le rappel des « ébats » avec « Elle » sous
le « soleil des pôles » dans Métropolitain.
Avec une variation en genre et en nombre, le mot « nouveau » est
l’unique adjectif du poème A une
Raison : nous relevons « nouvelle harmonie », « nouveaux
hommes », et enfin « nouvel amour » à deux reprises. Les trois
versets de rejets que nous venons de délimiter dans Barbare ne comportent que quatre adjectifs qualifiant la série
négative des « fanfares d’héroïsme », « assassins »,
« retraites » et « flammes », il s’agit de trois mentions
de l’adjectif « vieilles » et d’une mention synonyme de l’adjectif
« anciens ».
Néanmoins,
les commentateurs[1] du poème
Barbare ont été convaincus jusqu’à
présent que les « anciens assassins » étaient les mêmes que dans la
phrase finale du poème Matinée d’ivresse
où personne ne veut douter qu’il soit question d’exaltation : « Voici
le temps des Assassins. » Ainsi
apparaît l’idée que le poème Barbare
n’exprimerait pas tant une opposition du poète au monde qu’un renoncement à une
posture poétique antérieure dont Matinée
d’ivresse serait le témoin. En s’appuyant encore sur la mention
participiale « Remis », les lecteurs peuvent penser que Rimbaud se
rétablit d’une maladie qui lui était particulière. Mais ce n’est pas du tout de
cela qu’il s’agit dans Barbare où les
agressions peuvent tout à fait se concevoir comme extérieures aux
préoccupations personnelles du poète : « qui nous attaquent encore le
cœur et la tête ». Pour exemple grammatical, l’expression « Remis de
ses noces » ne signifie en aucun cas que les « noces » ont eu
lieu dans la tête. Mais la source de l’erreur des rimbaldiens vient de leur
interprétation du poème Matinée d’ivresse.
Au lieu de lire le poème Barbare en
soi et pour soi, ils ne veulent le lire qu’en fonction de cette mention
« anciens assassins » qui doit signifier obligatoirement pour eux que
Rimbaud n’est plus d’accord avec ce qu’il écrivait dans Matinée d’ivresse. Or, si le rapprochement est fondé, ils ne se
sont pas interrogés suffisamment sur deux points importants.
Premièrement,
on peut se demander si la qualification « anciens assassins » ne
présuppose pas l’idée de « nouveaux assassins ». Les « anciens
assassins » s’opposent aux « nouveaux hommes » du poème A une Raison, lequel poème célèbre une
« nouvelle harmonie ». Le poème Matinée
d’ivresse évoque lui une « veille d’ivresse » qui prend fin et à
laquelle va succéder le retour à une « ancienne inharmonie ».
L’opposition « ancien » – « nouveau » est donc bien réelle.
Ainsi, les « Assassins » de
Matinée d’ivresse peuvent très bien
s’opposer aux « anciens assassins » de Barbare.
Deuxièmement,
l’erreur ne vient-elle pas d’une mauvaise lecture de Matinée d’ivresse ? Puisque dans ce dernier poème, il est
question d’une fin de veillée (« cela finit… ») et d’un retour à
« l’ancienne inharmonie », la phrase finale : « Voici le
temps des Assassins »[,] ne
s’opposerait-elle pas à tout ce qui précède et ne serait-elle pas la chute
dramatique annoncée du poème ? Rappelons que le « nous » de Matinée d’ivresse n’est pas un véritable
pluriel, à tel point que sur le manuscrit Rimbaud a biffé le « s » de
l’adjectif « digne » pour l’accorder au singulier dans la
phrase : « Ô maintenant nous si digne de ces tortures !
[…] » L’opposition du poète solitaire aux êtres et aux pays serait ainsi
commune aux poèmes Barbare et Matinée d’ivresse, et ce serait toute
l’interprétation de la célèbre phrase dressée en slogan qui serait à
revoir : « Voici le temps des Assassins. »
Une preuve en ce sens, c’est que le poète dans Matinée d’ivresse parle au singulier d’une seule « Fanfare
atroce où [il] ne trébuche point », figure originale de son « Bien » et de son « Beau » exclusifs, ce qui présuppose
le refus des autres fanfares, précisément les « vieilles fanfares
d’héroïsme ». Ainsi, aucune volte-face, aucune révolution de la pensée
n’est passée entre nos deux poèmes !
Si
le lecteur veut bien lire en soi et pour soi le poème Barbare, il ne peut en aucun cas douter que le poète décrie la
gangrène politique des « vieilles fanfares d’héroïsme » et des
« anciens assassins ». Les « vieilles retraites » et
« vieilles flammes » ont révolté elles aussi le poète qui exprime
encore un sentiment de nausée à leur égard. Tel est le sens clair de la
subordonnée relative : « qui nous attaquent encore le cœur et la
tête ». En même temps, le septième alinéa est placé entre parenthèses,
signe d’un éloignement progressif des souffrances. Néanmoins, il convient de
faire attention aux mots du poème. La révolte poétique de Rimbaud ne se situe
pas qu’au plan politique et social. Suite à la Révolution française, les
tensions sont exacerbées entre anticléricaux et croyants. La bigoterie est
particulièrement importante au XIXe siècle. La morale chrétienne
réprouve les sentiments d’abandon à la Nature et à la chair. Quand ils ont
lieu, il faut en demander pardon à Dieu. Les termes généraux :
« héroïsme », « retraites », « flammes » et
« assassins », ont ainsi tous quatre une double signification
systématique, politique et religieuse. N’oublions pas que le retrait polaire du
poète s’oppose lui aussi aux « vieilles retraites » par un
détournement provocateur de l’idée d’eucharistie comme nous l’avons mentionné
plus haut.
Les
quatre autres alinéas du poème (les cinquième, sixième, huitième et neuvième)
représentent d’ailleurs l’accomplissement érotique de cette communion étrange
de la « viande saignante » au sein du chaos polaire. Ces quatre
alinéas peuvent s’articuler par paires à partir d’une tension contradictoire
entre l’idée de « fournaises » et celle de « Douceurs ». La
première version du manuscrit comportait la reprise du mot
« fournaises », mais le terme, biffé à deux reprises, a été
systématiquement remplacé par le mot « brasiers », dont nous
n’apprécierons pas peu le rapprochement avec le poème en vers de 1872 intitulé L’Eternité où il est question de
« Braises de satin ». Rappelons aussi qu’en principe le pôle Nord est
essentiellement une calotte glaciaire flottant sur l’eau et que les grottes et
volcans ne sauraient être interprétés comme terrestres, à moins d’allusion à
une activité volcanique d’îles et continents en périphérie. Alors qu’il est
délicat d’assimiler la « viande saignante » à des baleines perdant
abondamment leur sang, ce que les mots du poème ne prennent pas en charge, le
rapprochement avec le poème L’Eternité
ravive l’idée, non pas d’aurore boréale, mais d’une aurore rougeoyante sur la
courbe polaire. Mais, cette aurore relève ici du principe du déluge en
exploitant l’eau et la glace du lieu et en se complétant de phénomènes
volcaniques. La terre « éternellement carbonisé pour nous » se
substitue ici au motif de l’éternelle aurore, ce qui éclaire sous un jour
nouveau la formule du poème L’Eternité :
« La mer allée / Au soleil ». Précisons encore que l’énoncé nominal
concis du cinquième alinéa « Douceur ! » est rattaché par la
ponctuation des points-virgules de second et quatrième alinéas à tout le début
du poème. La première occurrence de « Douceurs » qualifie précisément
l’action du « pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs
arctiques ». Suite à ce cinquième alinéa, les alinéas six, huit ou neuf,
vont préciser le motif, mais aussi décrire la seconde phase du processus, quand
« pavillon » et « soie des mers et des fleurs » existent et
se magnifient en « diamants » et « braises de satin ».
Douceurs !
Les brasiers,
pleuvant aux rafales de givre, – Douceurs ! – les feux à la pluie du vent
de diamants jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous. – Ô
monde ! –
[…]
Les brasiers et
les écumes. La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres.
Ô Douceurs, ô
monde, ô musique ! Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les
yeux, flottant. Et les larmes blanches, bouillantes, - ô douceurs ! – et
la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques.
Spectacle
de vie cosmique aux allures cataclysmiques, l’eau et le feu se mélangent,
s’associent dans une grâce « croisée de violence nouvelle » (Génie). L’hyperbole « choc des
glaçons aux astres » donne la mesure épique de l’événement, mais cette
violence est « musique » et on songe inévitablement à la
« musique des sphères » et, partant de là, à l’expression vitale
d’une violence qui fait partie de l’ordre des choses, qui s’inscrit dans
l’harmonie universelle, à la différence des « flammes » et
« retraites » des nations en guerre, d’un christianisme qui nous
apprend à nous détourner de ce monde pour espérer en un autre hypothétique.
C’est ce réel dans toute sa violence cosmique qu’embrasse le poète qui reprend
bien ici son credo vénusien du poème Soleil
et Chair : « Et tout croît, et tout monte ! » Les
formes participiales « pleuvant » ou « jetée » ont bien sûr
une valeur fécondante. Bruno Claisse a relevé la parodie des expressions
chrétiennes pro nobis et in aeternum dans « cœur terrestre
éternellement carbonisé pour nous », et il avait entrevu, quoiqu’avec une
certaine réserve hypothétique, la parodie du sacrement chrétien de la communion
du sang (qui bibit meum sanguinem, vivet
propter me)[2]. A cela
s’ajoute la dimension sexuelle du sacrement. Au-delà de la création sensuelle
de corps dont les parties : yeux, chevelures, sont présentées étrangement
et sont décrites comme flottant à la manière du Bateau ivre, l’analogie au sperme est justifiée par la mention
« larmes blanches », mais encore par le retour du mot clef final du
refrain « arctiques » en toute fin de neuvième alinéa. Si le nom
substantif se désigne lui-même, l’adjectif se caractérise par le fait qu’il
sert à préciser un autre mot. Or, l’adjectif « arctiques » ne
qualifie plus « mers » et « fleurs », mais des
« volcans » et « grottes », ce qui permet de relever au
passage le glissement ludique de « fleurs » à « grottes »,
expression métaphorique d’un dépucelage polaire, épanouissement érotique bien
confirmé par l’extase de la « voix féminine » qui descend en ces
lieux, Rimbaud ayant eu la présence d’esprit d’employer la forme
« arrivée » commune au poème A
une Raison (« Arrivée de toujours, qui t’en iras partout »), ce
qui ne saurait laisser aucun doute sur l’affiliation au Credo in unam… des trois poèmes solidaires A une Raison[3],
Matinée d’ivresse et Barbare, tous poèmes d’avènements conçus
à différents stades d’une rédemption originale de l’Homme, débarrassé, soit par
intermittences, soit de façon plus pérenne, de son aveuglement l’entraînant à
la tyrannie de la servilité chrétienne et aux errements ravageurs du monde
moderne.
[2] Bruno Claisse, Rimbaud ou « le dégagement rêvé »,
Charleville-Mézières, « Bibliothèque sauvage », 1990, note 29 p.115.
[3] Orientation bibliographique sur A une Raison : David DUCOFFRE, « Lecture d’A une Raison », Parade sauvage, n° 16, 2000,
pp.85-100 ; Bruno CLAISSE, Les Illuminations et l’accession au réel, « Guerre
et A une Raison : de la
providence tragique à la folie métaphysique », Classiques Garnier, 2012,
pp.29-38.
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