lundi 12 mai 2025

En parcourant des anthologies : Faits amusants ("Sous bois", "Tête de faune" / "Chant des ouvriers", "Les Mains de Jeanne-Marie", "Bonne pensée du matin" / etc.)

En 2004, Steve Murphy a publié un second article sien sur "Tête de faune" où il a mis en avant le lien entre le poème de Rimbaud et un sonnet des Cariatides de Banville dont le titre "Sous bois" avait déjà été repris par Glatigny. S'ajoute à cela l'affirmation critique tenance des rimbaldiens selon laquelle "Tête de faune" serait un poème qui aurait une césure pour chaque quatrain, idée lancée par Benoît de Cornulier en 1982.
Non, mille fois non, comme l'atteste l'anaphore des deux premiers vers : "Dans la feuillée...", nous sommes invités à lire, fût-ce de manière forcée, la césure après la quatrième syllabe de chaque vers, et la solution envisagée par Cornulier n'arrive pas à une lecture avec des césures passant plus naturellement, donc pourquoi changer ?
Mais le fait amusant va être l'occasion de revenir sur le problème du sillon qui se grave dans les esprits des rimbaldiens.
Je possède un ouvrage d'apparence ancienne, avec une couverture cartonnée. Il s'agit d'une Anthologie des poètes du XIXe siècle à la Librairie Hachette concoctée par Edouard Maynial, professeur au lycée Henri IV. En m'usant les yeux, j'identifie un copyright mentionnant l'année 1935, mais l'Avertissement parle des "instructions officielles de 1925" qui faisaient "une très large place" à la poésie du XIXe siècle "dans les programmes de l'Enseignement secondaire".
Le tout tient en un seul volume de 520 pages, et la fenêtre chronologique va de 1820 à 1920 en incluant Paul Claudel et Paul Valéry.
Je vais faire une comparaison avec l'anthologie des poètes français de Crépet de 1861-1862. L'anthologie de Crépet est en quatre tomes, avec le dernier tome consacré aux poètes du XIXe siècle ou nés pour la plupart au XIXe siècle.
L'anthologie Crépet évoque de bien plus nombreux poètes que l'anthologie de Maynial qui programme dans sa sélection autant la mémoire que l'oubli de poètes du XIXe siècle ! En revanche, par rapport à leur présent, l'anthologie Crépet fournit une "anthologie" fourre-tout en s'excusant d'avance si quelque poète génial leur aurait échappé et nous avons un petit ensemble de poètes qui n'ont pas été retenus pour le corps de l'ouvrage proprement dit, comme Chateaubriand, Arvers. En fait, ce n'est même pas une sélection de poètes tout récents, c'est une sélection de poètes qui pourraient rejoindre la liste autorisée et qui sont refoulés dans le doute en appendice. Voici la liste : Chateaubriand, Viennet, Pierre Lebrun, Jules Lefèvre-Deumier, Auguste Fontaney, Félix Arvers, Louis Bertrand, Napol le Pyrénéen, Alexandre Cosnard, F. de Gramont et Gustave Nadaud.
Comparons les deux listes.
Voici celle de Crépart pour son tome IV sur le dix-neuvième siècle, le tome III se finissant je le rappelle sur Desaugiers :
 
Lamartine, Nodier, Béranger, Denne-Baron, Millevoye, Guttinguer, Madame Desbordes-Valmore, Alexandre Soumet (sans aucun poème cité suite à l'opposition des ayant-droit), Jean Polonius, Emile Deschamps, Casimir Delavigne, Madame A. Tastu, Reboul, Alfred de Vigny, Antoni Deschamps, Victor Hugo, Méry, Brizeux, Amédée Pommier, Madame de Girardin, Sainte-Beuve, Auguste Barbier, Charles Dovalle, Gérard de Nerval, Alfred de Musset, Hégésippe Moreau, Théophile Gautier, Victor de Laprade, Madame Ackermann, Charles Coran, Joséphin Soulary, Arsène Houssaye, Nicolas Martin, Auguste Lacaussade, Henri Blaze, Auguste Vacquerie, Gustave Levavasseur, Leconte de Lisle, Théodore de Banville, Charles Baudelaire, Pierre Dupont, Ernest Prarond, Louis Bouilhet et André Lemoyne. Suit la section fourre-tout "Anthologie" mentionnée plus haut.
L'anthologie de Maynial fait subir une forte contraction à cet ensemble. Nous avons d'abord un vaste ensemble qui réunit un petit nombre de cinq grands romantiques : Lamartine, Hugo, Vigny, Desbordes-Valmore et Musset. La section consacrée à la poétesse douaisienne est moins conséquente, mais j'observe qu'elle est placée avant Musset. Par leur autorité, mais aussi par le fait de produire des poèmes assez longs, Lamartine, Vigny, Hugo et Musset occupent une partie considérable de l'ouvrage. En ajoutant Desbordes-Valmore, nous arrivons à un ensemble de 227 pages rien que pour eux (pages 33 à 259). La partie consacrée à la poétesse douaisienne ne fait que sept pages. 220 pages pour les quatre grands romantiques.
Maynial poursuit avec des sections plus courtes sur Gérard de Nerval (10 pages), Théophile Gautier (24 pages), Théodore de Banville (16 pages) et n'en consacre que sept à Leconte de Lisle, ce qui prépare le terrain de son discrédit au XXe siècle. Puis il en vient à Baudelaire auquel il consacre 24 pages comme il l'a fait pour Gautier.
Nous en avons fini avec la partie commune avec l'anthologie de Crépet.
Même si on peut trouver normal que certains noms s'effacent, il y a tout de même des observations intéressantes. Les chansonniers disparaissent ! Rimbaud, quand il lisait l'anthologie de Crépet, constatait la mise en valeur des poètes chansonniers : Desaugiers à la fin du tome III, Béranger dans le tome IV, mais aussi Pierre Dupont.
Le refoulement vient de loin, et on comprend aisément que, de nos jours, aucun universitaire ne s'empresse de lire Béranger, Desaugiers ou Pierre Dupont. C'est à cette aune que les rimbaldiens n'ont pas identifié que dans "Bonne pensée du matin" Rimbaud citait de manière bien ostentatoire le célèbre "Tableau de Paris à quatre heures du matin" de Desaugiers. Je conseille également de se reporter au "Chant des ouvriers" de Pierre Dupont. Pour "Bonne pensée du matin", Rimbaud s'est inspiré je le répète de Desaugiers et non pas de Pierre Dupont, mais je n'exclus pas que Rimbaud ait songé au poème chanson de Dupont dans l'opération.
Dans l'anthologie Crépet, la notice pour Pierre Dupont est rédigée par Baudelaire lui-même. Et on trouve la pièce "Le Chant des ouvriers" à partir de la page 616. Dupont a pu avoir à l'esprit le poème de Desaugiers et il convient de citer certains passages qui peuvent intéresser les rimbaldiens. Voici déjà le début du poème, le premier couplet suivi de son refrain de cinq vers qui sera mentionné ensuite en abrégé avec le fameux "etc." entre les couplets :
 
Nous, dont la lampe, le matin,
Au clairon du coq se rallume ;
Nous tous, qu'un salaire incertain
Ramène avant l'aube à l'enclume ;
Nous qui, des bras, des pieds, des mains,
De tout le corps, luttons sans cesse,
Sans abriter nos lendemains
Contre le froid de la vieillesse,
Aimons-nous, et quand nous pouvons
Nous unir pour boire à la ronde.
Que le canon se taise ou gronde,
            Buvons
A l'indépendance du monde !
 Le poème dénonce aussi l'enrôlement des ouvriers dans les guerres. Mais les couplets n'intéressent pas autant l'étude de "Bonne pensée du matin" que ce refrain cité in extenso. Dans  sa notice, Baudelaire cite pourtant le couplet suivant où je tombe sur cette expression "au grand soleil" qui impose à mon esprit un vers des "Mains de Jeanne-Marie" :
 
Mal vêtus, logés dans des trous,
Sous les combles, dans les décombres,
Nous vivons avec les hiboux
Et les larrons amis des ombres :
Cependant notre sang vermeil
Coule impétueux dans nos veines ;
Nous nous plairions au grand soleil,
Et sous les rameaux verts des chênes !
Aimons-nous, et quand nous pouvons, etc.
 Je cite évidemment le quatrain des "Mains de Jeanne-Marie" auquel me fait songer ce passage du "Chant des ouvriers" :
 
Elles ont pâli, merveilleuses,
Au grand soleil d'amour chargé,
Sur le bronze des mitrailleuses
A travers Paris insurgé !
 Et avec cette amorce, je vous cite désormais le couple suivant du "Chant des ouvriers", son dernier couplet, et vous devriez en principe être frappés par le parallèle entre l'action sanglante héroïque admirable des insurgées et le sacrifice des ouvriers dans des guerres au profit de tyrans :
 
A chaque fois que, par torrents,
Notre sang coule sur le monde,
C'est toujours pour quelques tyrans
Que cette rosée est féconde.
Ménageons-le dorénavant,
L'amour est plus fort que la guerre !
En attendant qu'un meilleur vent
Souffle du ciel ou de la terre,
Aimons-nous, et quand nous pouvons, etc.
 Je cite justement les deux derniers quatrains des "Mains de Jeanne-Marie" qui suivent celui sur le "grand soleil d'amour" :
 
Ah ! quelquefois, ô Mains sacrées,
A vos poings, Mains où tremblent nos
Lèvres jamais désenivrées,
Crie une chaîne aux clairs anneaux !
 
Et c'est un soubresaut étrange
Dans nos êtres, quand, quelquefois,
On veut vous déhâler, Mains d'ange,
En vous faisant saigner les doigts !
 La reprise de "quelquefois" qui musicalise le poème de Rimbaud peut faire écho au "A chaque fois" de Dupont, et vous avez ici un sang qui n'a pas été ménagé, qui coule, mais cette fois non pas pour la cause des tyrans même si ceux-ci prennent le dessus avec les chaînes, et il s'agit cette fois d'une guerre d'insurrection, donc une guerre au nom de l'amour. J'ai vraiment l'impression que Rimbaud songeait au poème de Dupont en composant "Les Mains de Jeanne-Marie" en février 1872, puis "Bonne pensée du matin" trois mois plus tard.
Ce n'est pas tout. La fin du poème "Le Chant des ouvriers" avec ses "sujets d'un roi de Babylone" si on peut dire contient une subordonnée  qui offre en attaque la locution conjonctive "En attendant que...", ce qui a pour correspondance le gérondif "En attendant" du dernier vers de "Bonne pensée du matin". Et la comparaison est éloquente pour le sens également :
 
[...]
En attendant le bain dans la mer, à midi.
 
En attendant qu'un meilleur vent
Souffle du ciel ou de la terre,
[...]
 
La notice de Baudelaire est intéressante à lire de près également. Je ne partage pas du tout l'enthousiasme de Baudelaire pour Pierre Dupont. Dans le tome IV de l'anthologie Crépat, Baudelaire a fourni les notices de Banville, Hugo, Gautier et Leconte de Lisle, excusez du peu ! mais aussi de Gustave Le Vavasseur, de Marceline Desbordes-Valmore et de Pierre Dupont. Celle sur Auguste Barbier ne lui a pas été confiée, mais on sait qu'il l'admirait. Or, autant, je partage le goût de Baudelaire pour Desbordes-Valmore et Barbier, autant je suis sceptique quant à l'intérêt poétique de Pierre Dupont. Toutefois, Baudelaire donne du contexte. A partir de 1843, il y a eu une réaction de lassitude à l'encontre de Victor Hugo et du mouvement romantique qui avait dominé la société, ce qui fait qu'il y a eu un retour du public aux codes de la poésie classique, ce que déplore Baudelaire. Je note en passant que Baudelaire fait remarquer que le public en avait assez d'entendre Hugo être appelé "le juste", mot en italique dans la notice de Baudelaire. Il va de soi qu'avant d'écrire "L'Homme juste" Rimbaud avait pas mal lu l'anthologie de Crépet et ses notices. Et donc Baudelaire prétend que Pierre Dupont a été un rempart de vraie poésie face au mauvais goût d'un néoclassicisme qui ne faisait que surréagir à l'omniprésence romantique de Victor Hugo. Il s'agissait d'une infatuation par sottise pour un classicisme académique. Banville n'avait pas réussi avec son premier recueil à contrer cette réaction. Ainsi, la gloire des chansons de Pierre Dupont, connaissance personnelle de Baudelaire, fut d'un secours immense dans la décennie 1840.
Il faut se représenter le très jeune Rimbaud lisant et relisant cette notice en 1870, puis en 1871. Il est invité à s'identifier au souffle des seconds romantiques contre le nouvel assaut des classiques rétrogrades, et Baudelaire l'invite à saluer Banville en maître, puis l'auteur des Fleurs du Mal va bien sûr émettre des réserves quant à Pierre Dupont, mais il va célébrer une fraîcheur poétique qui va faire méditer Rimbaud. Je cite le passage où Baudelaire évoque la transformation de Dupont, et vous y noterez la mention du mot "illumination", et aussi l'une des rares occurrences de l'adjectif "latente" dans les notices de l'anthologie Crépet, il y en a au moins une deuxième, mais je ne sais plus où :
 
[...] Tout d'un coup, il fut frappé d'une illumination. Il se souvint de ses émotions d'enfance, de la poésie latente de l'enfance, jadis si souvent provoquée par ce que nous pouvons appeler la poésie anonyme, la chanson, non pas celle du soi-disant homme de lettres courbé sur un bureau officiel et utilisant ses loisirs de bureaucrate, mais la chanson du premier venu, du laboureur, du maçon, du roulier, du matelot. [...]
Evidemment, je ne prétends pas que Rimbaud se soit inspiré ici du mot "illumination" pour donner un titre à un projet inachevé de recueil (Hihihi ! je sais que certains me lisent) et il va de soi que le propos de Baudelaire est dans la continuité d'autres, et j'ai déjà souligné que le mot "latentes" à la rime est une citation d'une rime d'Armand Silvestre, mais je n'exclus pas l'influence de cette occurrence de "latente" sur la composition d'ensemble du sonnet "Voyelles", et cette occurrence est couplée au motif des souvenirs de l'enfance, ce qui intéresse là encore les études rimbaldiennes, et je rappelle qu'après "Voyelles" on a comme dit Verlaine un Rimbaud qui vire de bord et fait dans le naïf et l'exprès trop simple, et ce sera aussi comme dit au début de "Alchimie du verbe" l'époque d'un intérêt accru pour la poésie populaire.
Baudelaire parle dans sa notice d'un retour à la "vraie poésie" ! Et cette phrase illustre son propos : "La grâce y était naturelle, et non plaquée par le procédé artificiel dont usaient au XVIIIe siècle les peintres et les littérateurs. Quelques crudités même servaient à rendre plus visibles les délicatesses des rudes personnages dont ces poésies racontaient la joie ou la douleur." Baudelaire dénonce un artifice ancien qu'il ne précise pas, mais il applaudit à l'artifice qui consiste à entremêler sa composition de certaines crudités. N'en déplaise aux baudelairiens, je trouve l'argumentation maladroite, mais Rimbaud travaille bien à introduire des crudités, des fautes de versification dans ses poésies nouvelle manière. Baudelaire invite à lire "l'album les Paysans" de Dupont, mais la bibliographie en fin de notice ne cite que le volume des Chansons, recueil que j'ai déjà parcouru par le passé, mais je ne sais pas si cela inclut l'album des Paysans...
Voici une petite idée des réserves de Baudelaire sur l'art de Pierre Dupont et son essai pour dégager ce qu'il perçoit malgré tout de pertinent dans ses pièces :
 
   Je sais que les ouvrages de Pierre Dupont ne sont pas d'un goût fin et parfait ; mais il a l'instinct, sinon le sentiment raisonné de la beauté parfaite. [...]
Baudelaire enchaîne avec un exemple où la pauvreté regarde la richesse sa voisine, et où Dupont aurait eu le génie de mettre dans la bouche de la pauvreté un sentiment d'orgueil, un élan de volputé : "Nous aussi, nous comprenons la beauté des palais et des parcs ! Nous aussi, nous devinons l'art d'être heureux !" Et admiratif Baudelaire dit que peu après "cet hymne retentissant s'adaptait admirablement à une révolution générale dans la politique et dans les applications de la politique. Il devenait, presque immédiatement, le cri de ralliement des classes déshéritées."
Vous vous rappelez les quatrains cités plus haut des "Mains de Jeanne-Marie", et de son occurrence du verbe conjugué : "Crie" ?
 
Ah ! quelquefois, ô Mains sacrées,
A vos poings, Mains où tremblent nos
Lèvres jamais désenivrées,
Crie une chaîne aux clairs anneaux !
 
Et c'est un soubresaut étrange
[...]
 Et cette fin des "Mains de Jeanne-Marie" étant à rapprocher de "Voyelles", à cause déjà de la reprise de la rime "anges"/"étranges" de l'un à l'autre poème, je fais remarquer que Baudelaire précise que l'instrument de Dupont n'est pas un de ces "clairons guerriers" habituels, mais qu'il est porté à l'utopie. Il exprime les choses avec une certaine force qui implique la bonté.
Vous vous doutez bien que Rimbaud ne lisait pas uniquement ces notices pour apprendre à composer une strophe, à mettre une césure sur un vers, à choisir de bonnes rimes. Baudelaire est en train, même si c'est à partir du un peu dérisoire Pierre Dupont, de donner une leçon d'ambition poétique pour son temps. Baudelaire dénonce aussi la paresse qu'il y a à s'adonner à la rhétorique didactique quand on est poète. Il signifie à Rimbaud que le défi est faire quelque chose qui n'a l'air de rien mais qui a de la profondeur. C'est marrant que les rimbaldiens, toujours pressés de mettre Baudelaire au-dessus de tous, ne font rien de cette notice sur Pierre Dupont qui a d'évidence un immense intérêt pour s'expliquer les visées de Rimbaud au cours de son évolution. Baudelaire parle de "développement lyrique naturel", formulation à rapprocher de passages de la lettre à Demeny du 15 mai 1871 où l'opinion sur Baudelaire pourrait être nourrie non seulement des poésies en tant que telles, mais de ses présentes analyses en prose, non ?
J'abrège tout comme Baudelaire lui-même et ne cite plus que la toute fin de cette notice :
 
[...] il appartient à cette aristocratie naturelle des esprits qui doivent infiniment plus à la nature qu'à l'art, et qui, comme deux autres grands poëtes, Auguste Barbier et Marceline Desbordes-Valmore, ne trouvent que par la spontanéité de leur âme, l'expression, le chant, le cri, destinés à se graver éternellement dans toutes les mémoires.
 
Je le répète, je suis réservé quant à l'intérêt des vers de Pierre Dupont, mais il est certain que Desbordes-Valmore et Barbier sont deux poètes qui n'ont eux pas à tomber dans l'oubli.
Je remarque qu'à propos des "clairons guerriers" Baudelaire cite un passage en vers de Pétrus Borel, lequel n'est pas inclus dans l'anthologie. Baudelaire a écrit aussi sur Pétrus Borel et cela nous rapproche d'une lecture de Philothée O'Neddy où Rimbaud a trouvé le couplage "strideur" et "clairons".
Borel et O'Neddy feront un retour dans certaines anthologies de la poésie du dix-neuvième siècle. Ils étaient absents de l'anthologie Crépet, malgré la collaboration de Baudelaire...
Maynial est l'exemple d'une institution scolaire qui considère que les grands romantiques sont devenus l'équivalent des classiques, et ce qui est amusant c'est que Maynial a débarrassé l'anthologie de la part de poésie populaire qui assurait fraîcheur et vraie poésie dans l'opinion de Baudelaire. Desbordes-Valmore est la seule qui en réchappe, et je rappelle que le poème de Châtillon "A la grand-pinte", source pour "Au cabaret-vert" ou "Larme" est cité aussi dans l'anthologie Crépet.
Outre Barbier, quelles pertes sont à déplorer du côté des restrictions de l'anthologie de Maynial ? Béranger fait sans doute partie malgré tout de  l'histoire littéraire. On peut comprendre la suppression de Nodier, Denne-Baron, Millevoyer, Guttinguer, Soumet, Jean Polonius, Casimir Delavigne, Amable Tastu, Delphine de Girardin, Ackermann, Reboul, Méry, maius Maynial a exclu également Sainte-Beuve et les frères Deschamps. Personnellement, je pense que l'histoire littéraire se trompe en privilégiant le frère aîné des Deschamps, c'est le frère cadet Antoni qui est le plus important des deux.
Maynial supprime aussi Hégésippe Moreau et Auguste Brizeux, ce qui pose aussi problème à une bonne approche de l'histoire de la poésie au dix-neuvième siècle. Quand on voit le nombre considérable de poètes qui sont sauvés de l'oubli par le fait d'avoir été publié dans les volumes du Parnasse contemporain ou par le fait que les anthologies du vingtième siècle ne faisaient pas de tri dans la ribambelle de poètes de la fin du XIXe et du début du XXe, c'est quand même à un moment donné un traitement désinvolte, mal informé sur la poésie du passé. On fait des anthologies au plus pressé d'un âge d'or qu'on connaît finalement bien mal.
Or, pour Rimbaud, cet âge d'or était encore d'actualité à son époque, il ne se contentait pas de lire dix poètes d'avant les volumes du Parnasse contemporain.
On observe aussi la présence d'Amédée Pommier dans l'anthologie Crépet avec une notice de Charles Asselineau et non pas de Barbey d'Aurevilly qui a pourtant fait celle sur Vigny.
Parmi les poètes contemporains de Baudelaire, l'anthologie Crépet met en avant Charles Dovalle, Victor de Laprade, Auguste Lacaussade, Charles Coran, Joséphin Soulary, Arsène Houssaye, Nicolas Martin, Henri Blaze, Auguste Vacquerie, Gustave Le Vavasseur, Ernest Prarond, Louis Bouilhet et André Lemoyne. Je retiendrais en particulier les poésies un peu particulières de Louis Bouilhet, même si face à la longueur de ses créations Bouilhet tend à s'alanguir et se diluer. Arsène Houssaye est un peu un nom qui m'étonne, je ne l'ai quasi pas lu, mais habitué à le voir comme un directeur de publication je remarque qu'une certaine attention est portée à cet écrivain, mis en avant par exemple par Banville. Il faudra que je me penche de plus près sur ses recueils. Soulary, je l'ai lu très tôt, je trouvais ça dérisoire. J'ai lu des poésies de tous ces poètes sans les trouver très importants. Vacquerie est un sous-Hugo évidemment, il imite son parent par alliance, parfois pas trop mal, mais bon... Charles Coran a créé deux poèmes importants pour l'histoire des audaces métriques, j'observe qu'il était mis en avant dans cette anthologie. Prarond et Le Vavasseur, c'est dans ma perception des proches un peu dérisoires du Baudelaire de la décennie 1841-1850. Je ne crois pas au génie de Lemoyne non plus. Bref, cette anthologie s'arrête juste avant la levée de la génération parnassienne au sens strict.
Entre l'anthologie de Crépet et celle de Maynial, on pourrait glisser celle de Lemerre à la toute fin du dix-neuvième, puis celle de Walch en 1906. Avant de quitter l'anthologie Crépet, outre l'absence de Borel et O'Neddy, je note celle de Xavier Forneret remis en avant par les surréaliste, mais je ne considère pas Forneret comme une plume géniale. Je relève aussi l'absence de la poésie en prose, malgré les présences de Louis Bertrand et Charles Baudelaire.

Je reviens à l'anthologie de Maynial. Après Baudelaire, nous avons une rubrique de sept pages sur Sully-Prudhomme, le premier Prix Noble de Littérature désormais. Puis, nous avons six pages sur Heredia avec un seul sonnet cité "Les Conquérants". On arrive alors aux parties consacrées à Verlaine, Rimbaud et Mallarmé. Dix-huit pages pour Verlaine contre quinze pour Rimbaud ! Mais ce dernier n'est cité que pour ses vers "première manière" à une exception près "Tête de faune". Les rimbaldiens me répliqueront peut-être que Verlaine associait "Tête de faune" aux vers première manière, l'exhibant dans ses Poètes maudits. Toutefois, un quatrain de "L'Eternité" est cité dans la partie "Arthur Rimbaud", tandis que "Tête de faune" est cité dans la partie "Pauvre Lélian"... Ensuite, pour juger de la manière, il faut considérer le poème lui-même, il s'agit d'un poème aux césures à lire de manière forcée au point qu'un néophyte ne saura les repérer, donc il est évident que c'est un poème "seconde manière".
Même la solution de lecture envisagée actuellement par les métriciens n'est pas "première manière" qui plus est.
Alors, passons à l'attaque !
Ce qui m'a amusé, c'est que Maynial a créé une symétrie remarquable entre "Sous-bois" de Banville et "Tête de faune" de Rimbaud sans savoir que Murphy rapprocherait ces deux poèmes, l'un étant une source pour l'autre, dans un article paru en 2004 !
A la page 295, "Sous bois" est le premier poème cité de Banville, en voici le chapeau :
 
   Datée du 26 janvier 1842, cette pièce fait partie du recueil des Cariatides. Ces poésies, œuvre de la première jeunesse  de Banville, qui n'avait pas vingt ans quand il les écrivait, ont subi l'influence de Musset et de Victor Hugo ; mais elles sont surtout pénétrées d'une admiration fervente pour la beauté antique, pour les mythes merveilleux interprétés par les arts plastiques des siècles passés ; ou bien, comme ici, le poète évoque dans la forêt de Shakespeare une scène de Watteau, Le Songe d'une nuit d'été vécu par des personnages de la comédie italienne. Pour le thème et les personnages, la pièce est à rapprocher de Victor Hugo, La Fête chez Thérèse (p. 112), Théophile Gautier, Le Carnaval de Venise (p. 288), Verlaine, Les Fêtes galantes (p. 358).

Suite à une considération erronée exposée dans le chapeau que nous allons citer ci-dessous, "Tête de faune" est le premier poème cité de Rimbaud par Maynial, lequel précise bien la source de sa transcription à cause de l'exclusivité à l'époque des ayant-droits : "(Poésies, Société du Mercure de France, édit.)". Le propos sur Banville qui aurait pu signer ces vers est superbe, et comique à la fois. Notez que Maynial pense que le poème a plusieurs césures et que c'était normal à l'époque, puisque "Tête de faune" serait une imitation de jeunesse des parnassiens. Il ne faut jamais perdre de vue que quand les métriciens actuels prétendent à tort que Rimbaud change de mesure quatrain par quatrain, ils ne font qu'essayer de donner une forme ordonnée à la thèse initiale née à l'époque de la publication du poème...
 
   Ces vers sont parmi les premiers qu'Arthur Rimbaud écrivit,, aux environs de la quinzième année (1869). Cette évocation de la nature primitive est évidemment un thème parnassien, le jeune poète ayant d'abord subi, comme il est naturel, l'influence de l'esthétique à la mode, dont il devait très vite se détourner avec dégoût. Cette pièce pourrait être signée de Banville.
   Vers de 10 syllabes, avec césure très variée, à la 4e, 5e ou 6e syllabe.
 Maynial se trompe sur le dégoût pour le Parnasse et sur le degré d'imitation que suppose le morceau. Il ne cite pas "Sous bois", mais doit avoir fait le rapprochement pour les rimes communes à tout le moins. Le contraire serait étonnant, puisque c'est lui qui a collecté les poèmes et conçu son anthologie. Ce qui doit l'empêcher de parler de "Sous bois" directement, c'est que les thèmes sont distincts, seules les rimes sont à rapprocher. La forme encourage à identifier une parenté dans la manière, mais le fond fait dire un peu vite à Maynial qu'il n'y a pas un poème qui a servi de modèle pour l'autre.
 
Je cite rapidement les deux poèmes pour finir :
 
      Sous bois
 
A travers le bois fauve et radieux,
Récitant des vers sans qu'on les en prie,
Vont, couverts de pourpre et d'orfèvrerie,
Les comédiens rois et demi-dieux.
 
Hérode brandit son glaive odieux,
Dans les oripeaux de la broderie,
Cléopâtre brille en jupe fleurie
Comme resplendit un paon couvert d'yeux.
 
Puis, tout flamboyants sous les chrysolithes,
Les bruns Adonis et les Hippolytes
Montrent leurs arcs d'or et leurs peaux de loups.
 
Pierrot s'est chargé de la dame-jeanne.
Puis, après eux tous, d'un air triste et doux,
Viennent en rêvant le Poète et l'Âne.
 
 **
 
      Tête de faune
 
Dans la feuillée, écrin vert taché d'or,
Dans la feuillée incertaine et fleurie
De splendides fleurs où le baiser dort,
Vif et crevant l'exquise broderie,
 
Un faune effaré montre ses deux yeux
Et mord les fleurs rouges de ses dents blanches :
Brunie et sanglante ainsi qu'un vin vieux,
Sa lèvre éclate en rires sous les branches.
 
Et quand il a fui - tel qu'un écureuil, -
Son rire tremble encore à chaque feuille,
Et l'on voit épeuré par un bouvreuil
Le Baiser d'or du Bois, qui se recueille.
 
 Le sonnet de Banville a des quatrains sur les deux mêmes rimes. Rimbaud a repris les deux mots à la rime du second quatrain : "broderie" et "fleurie" pour les redistribuer en sens inverse et autrement dans son quatrain de rimes croisées : "fleurie" vers 2 et "broderie" vers 4. Du même second quatrain du sonnet "Sous bois", Rimbaud a repris la rime en "-eux", mais il a abandonné "odieux" pour ne conserver que le mot "yeux" qui rime avec "yeux". Il va de soi que l'attaque répétée en anaphore "Dans la feuillée" est une démarcation de l'attaque du sonnet banvillien : "A travers le bois", tandis que la formule "écrin vert taché d'or" fait écho à l'hémistiche "fauve et radieux" pour l'éclat, fait écho aussi à "orfèverie" où se dégage l'attaque "or", et j'ajouterais l'écho à "oripeaux de la broderie" dans la foulée, puis à "brille", "resplendit" et "tout flamboyants". Je note que l'érotisation "Les bruns Adonis" passe en couleur d'ivresse : "Brunie et sanglante ainsi qu'un vin vieux". D'ailleurs, le faune est symétrique des séducteurs Adonis et Hippolytes. Ceux-ci "Montrent leurs arcs d'or et leurs peaux de loups", ce dernier élément vestimentaire les rapprochant du faune, tandis que le "faune" "montre ses deux yeux" et sa morsure en fait un peu qu'un être vêtu de peaux de loups, si je puis dire. Ceci montre assez que malgré des sujets nettement distincts, il y a un parallèle à interroger entre les représentations.
 
Pour en finir avec l'anthologie de Maynial, on constate qu'il fait l'impasse sur la plupart des parnassiens. Il ne retient que les maîtres Baudelaire, Banville, Gautier et Leconte de Lisle, le prix Nobel Sully Prudhomme et le canonisé Heredia. Verlaine et Mallarmé ne sont sans doute pas exhibés ici en tant que parnassiens prototypiques bien sûr.  Mais Coppée est tout de même étalé avec deux poèmes rapportés entre Rimbaud et Mallarmé. Maynial ne cite ni Cros ce qui peut se concevoir, ni Corbière ci qui est plus regrettable, ni Isidore Ducasse qui de toute façon écrit en prose, ni Germain Nouveau ce qui se conçoit, ni Léon dierx ce qui est dommage, et il passe à Jules Laforgue, poète très intéressant quoi qu'à la versification un peu molle. Enfin, on a droit à des parties aussi longues que pour Verlaine, Rimbaud et Mallarmé, ou peu s'en faut, avec des poètes dont l'importance nous étonne : Georges Rodenbach, Albert Samain, Jean Moréas, Charles Guérin, Emile Verhearen, Jean Richepin, Charles Van Lerberghe, Henri de Régnier, la Comtesse de Noailles, et pour finir Paul Valéry et Paul Claudel, mais pas d'Apollinaire.
Pas mal édifiant tout cela, n'est-ce pas ?

samedi 10 mai 2025

Existe-t-il un article de mise au point sur Rimbaud lecteur de "Rolla" de Musset ?

Rimbaud semble avoir un rapport compliqué à Musset. Ce dernier n'est pourtant pas n'importe qui dans notre histoire littéraire.
Alfred de Musset est l'un des quatre grands poètes romantiques et cela s'accompagne d'un discret glissement. Le carré d'or est formé de Lamartine, Hugo, Vigny et Musset, sauf que les trois premiers sont plus âgés, surtout Lamartine, et les trois premiers ont commencé à publier des recueils en 1820 et 1822. Musset est réputé pour plusieurs publications, pour son premier recueils Contes d'Espagne et d'Italie, puis pour l'ensemble en vers Un spectacle dans un fauteuil qui contient des comédies en vers et le récit "Namouna", puis pour d'autres poèmes parmi lesquels l'ensemble des "Nuits". Musset a eu à plusieurs reprises un retentissement en poésie. En tant que dramaturge, son histoire est plus compliquée. Ses premières pièces furent des échecs, d'où sa décision d'écrire du théâtre pour l'écrit et non pour la scène en quelque sorte. Musset a d'un côté une série de comédies qui en font pour dire vite un nouveau Marivaux de la scène française. Le XVIIe siècle a eu les comédies de Molière, le XVIIIe siècle a eu Marivaux et quelque peu Beaumarchais, le XIXe siècle a eu les comédies de Musset. Par ailleurs, le drame Lorenzaccio est considéré comme le seul exemple digne de Shakespeare du théâtre romantique français. Malgré certaines prouesses, les drames de Victor Hugo Hernani et Ruy Blas ne font pas une pleine unanimité. Musset a été moins heureux dans les récits en prose, même si certaines nouvelles ou certains contes ont de l'intérêt. Son unique roman La Confession d'un enfant du siècle est un échec, mais le début en est tout de même encensé et ce début est une sorte de grande interprétation psychologique du début du siècle. Autrement dit, la seule partie estimée du roman La Confession d'un enfant du siècle correspondrait à une pratique d'écrivain voyant. Il ne serait donc pas si mauvais que ça. Et il faut ajouter que Musset est aussi un adepte de la fantaisie, un adepte donc d'une littérature qui se nourrit d'images, de visions. Une de ses comédies de référence s'intitule justement Fantasio.
Je n'entre pas dans les détails car cela nous mènerait loin et nous avons un objectif précis à traiter aujourd'hui, mais Musset a plusieurs coups d'éclat qui ont remué la société. Lamartine doit quasi tout à son premier recueil, à la limite on peut citer son Jocelyn. Vigny ou Gautier n'ont eu que quelques coups d'éclat. Hugo est un peu à part, puis Baudelaire et Rimbaud. Si Musset est capable à plusieurs reprises de marquer son époque, c'est bien qu'il doit avoir des visions. Cela n'a duré qu'une décennie, puisqu'il s'est autodétruit et a perdu son génie créateur, ne faisant plus que se survivre presque vingt ans. En effet, Musset a eu du génie jusqu'en 1838 ou 1840 et au-delà de ses trente ans il n'y a pas grand-chose à sauver, à part peut-être une ou l'autre comédie. Je pense que cet effondrement a contribué au dédain sarcastique de Baudelaire, Hugo, des frères Goncourt, de Flaubert et de toute la société à l'époque. Il a payé le prix du ras-le-bol du romantisme clichéique.
Et Rimbaud était prévenu contre Musset par ses contemporains. On le voit très bien dans les jugements formulés par Lemerre lui-même dans son anthologie publiée à la toute fin du siècle.
Pourtant, Musset était estimé par des poètes qu'affectionnait Rimbaud, Banville par exemple. Et Rimbaud a parfois pris modèle sur des vers, des strophes ou des idées de Musset, à tout le moins en 1870, avant que ne se mette en place un mépris accentué dans la célèbre lettre dite "du voyant" envoyée à Demeny le 15 mai 1871. Et face à ce document explicite, les rimbaldiens considèrent que désormais la messe est dite, ce qui, pourtant, ne va pas sans poser de problèmes, puisqu'on ne peut s'empêcher de poser la question de la référence à Musset dans certaines pièces clefs ultérieures de Rimbaud : "Les Sœurs de charité", "Les premières communions" et "Les Déserts de l'amour" en particulier. En clair, parler de Musset, ce serait une inconséquence par rapport à la lettre du 15 mai 1871.
J'ai envie de prendre ce problème à bras-le-corps, et je voudrais commencer par m'interroger sur "Rolla".
En 1870, Rimbaud a composé "Ce qui retient Nina" en référence aux Nina, Ninette, Ninon des vers de Musset et de ses successeurs, en référence à la "Chanson de Fortunio", et cela réapparaît dans la lettre du 15 mai 1871 même avec "Mes Petites amoureuses". Cela, je l'ai découvert moi-même, puisqu'encore à l'heure actuelle aucun rimbaldien n'a avalisé ma découverte que "Ce qui retient Nina" a pour modèle les poèmes "Chanson de Fortunio" et "Réponse à Ninon" et joue sur la référence par Glatigny à une parodie d'Offenbach de la comédie Le Chandelier. Je ne vais pas développer ce sujet ici, mais la présence de "Mes petites amoureuses" dans la lettre dite "du voyant" où Musset est conspué est une indication d'importance, puisque cela tend à démontrer que Rimbaud reprend des raisonnements qui prenaient déjà forme en 1870. Il n'y aurait pas "Mes petites amoureuses" dans la lettre à Demeny, on pourrait dire que l'opinion de Rimbaud évolue, ou que le lien n'est pas nécessaire entre "Ce qui retient Nina" et le passage sur ce que Musset aurait de "quatorze fois exécrable".
Et justement "Rolla" est l'indice d'une même continuité. Dans "Credo in unam", Rimbaud a réécrit de manière ostentatoire un vers de "Rolla". Puis, dans la lettre à Demeny, Rimbaud va mépriser "Rolla" comme cliché.
Les commentaires tendent à dire que Rimbaud s'intéressait encore à Musset quand il écrivait "Credo in unam", mais que soudain en affirmant sa conception du poète voyant il le rejette et lui tourne définitivement le dos. Il serait passé de l'admiration relative à la détestation.
Le problème, c'est qu'on présuppose un peu vite que Musset est cité avec crédit dans "Credo in unam". Ce poème est réduit à un centon dans l'estime des rimbaldiens, et la lettre de Rimbaud à Banville du 24 mai 1870 parle de maîtres de 1830, d'école de Ronsard, poète du XVIe que Rimbaud n'imite jamais semble-t-il, et donc Rimbaud déclarerait aimer tous les poètes.
C'est à mon avis un peu plus compliqué.
Le poème "Rolla" a été publié isolément en 1833, mais il ouvre le recueil des Poésies nouvelles.
Et ce que Rimbaud a réécrit dans "Credo in unam", c'est le premier vers de "Rolla" et du coup le premier vers du recueil des Poésies nouvelles ! Qui plus est, le premier vers de "Rolla" a un premier hémistiche que Musset va reprendre à l'identique à quatre reprises sur le mode donc de l'anaphore. Le dispositif de Musset est de fournir deux couples sur cette même anaphore. Vous avez une première reprise du vers 1 au vers 6 qui interroge le lecteur sur son regret de l'ère des dieux grecs antiques, puis vous avez une reprise avec seulement trois vers d'intervalle qui interroge le lecteur sur un autre regret cette fois, celui des premiers temps du christianisme. Rimbaud a repris l'idée de cette anaphore, mais il crée une anaphore sur seulement trois occurrences et surtout une anaphore qui porte sur le seul regret des temps antiques des dieux grecs païens... Rimbaud répond à la première question de "Rolla" : "Regrettez-vous le temps...", "Je regrette les temps de l'antique jeunesse..." La réponse à la deuxième question de "Rolla" n'est pas ignorée, mais va être traitée sur un mode expéditif : "ô ! la vie est amère, / Depuis qu'un autre dieux nous attelle à sa croix !" ce traitement expéditif est à prendre en considération dans le dialogue avec "Rolla" de Musset.
"Rolla" est un poème en alexandrins d'une certaine étendue avec cinq parties numérotées en chiffres romains. Rimbaud dialogue essentiellement avec la partie I du poème, et je dirais même sa première moitié, sinon ses deux premiers tiers.
Citons le début de "Rolla", les 55 premiers alexandrins, sachant que la partie I en compte 97.
 
Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre
Marchait et respirait dans un peuple de dieux ?
Vénus Astarté, fille de l'onde amère,
Secouait, vierge encor, les larmes de sa mère,
Et fécondait le monde en tordant ses cheveux ?
Regrettez-vous le temps où les Nymphes lascives
Ondoyaient au soleil parmi les fleurs des eaux,
Et d'un éclat de rire agaçaient sur les rives
Les Faunes indolents couchés dans les roseaux ?
Où les sources tremblaient des baisers de Narcisse ?
Où, du nord au midi, sur la création
Hercule promenait l'éternelle justice
Sous son manteau sanglant, taillé dans un lion ?
Où les Sylvains moqueurs, dans l'écorce des chênes,
Avec les rameaux verts se balançaient au vent,
Et sifflaient dans l'écho la chanson du passant ?
Où tout était divin, jusqu'aux douleurs humaines,
Où le monde adorait ce qu'il tue aujourd'hui,
Où quatre mille dieux n'avaient pas un athée,
Où tout était heureux, excepté Prométhée,
Frère aîné de Satan, qui tomba comme lui ?
- Et, quand tout fut changé, le ciel, la terre et l'homme,
Quand le berceau du monde en devint le cercueil,
Quand l'ouragan du Nord sur les débris de Rome
De sa sombre avalanche étendit le linceul, -
 
Regrettez-vous le temps où d'un siècle barbare
Naquit un siècle d'or, plus fertile et plus beau ?
Où le vieil univers fendit avec Lazare
De son front rajeuni la pierre du tombeau ?
Regrettez-vous le temps où nos vieilles romances
Ouvraient leurs ailes d'or vers leur monde enchanté ?
Où tous nos monuments et toutes nos croyances
Portaient le manteau blanc de leur virginité ?
Où, sous la main du Christ, tout venait de renaître ?
Où le palais du prince, et la maison du prêtre,
Portant la même croix sur leur front radieux,
Sortaient de la montagne en regardant les cieux ?
Où Cologne et Strasbourg, Notre-Dame et Saint-Pierre,
S'agenouillant au loin dans leurs robes de pierre,
Sur l'orgue universel des peuples prosternés
Entonnaient l'hosanna des siècles nouveau-nés ?
Le temps où se faisait tout ce qu'a dit l'histoire ;
Où sur les saints autels les crucifix d'ivoire
Ouvraient des bras sans tache et blancs comme le lait ;
Où la Vie était jeune, - où la Mort espérait ?
 
Ô Christ ! je ne suis pas de ceux que la prière
Dans les temples muets amène à pas tremblants ;
Je ne suis pas de ceux qui vont à ton Calvaire,
En se frappant le cœur, baiser tes pieds sanglants ;
Et je reste debout sous tes sacrés portiques,
Quand ton peuple fidèle, autour des noirs arceaux,
Se courbe en murmurant sous le vent des cantiques,
Comme au souffle du nord un peuple de roseaux.
Je ne crois pas, ô Christ ! en ta parole sainte :
Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux.
[...]
Rimbaud ne s'est pas contenté de reprendre l'anaphore et d'y répondre. Rimbaud a repris des rimes, notamment la rime "mère"/"amère" dont il était déjà familier dans "Les Etrennes des orphelins". La rime "eaux"/"roseaux" est déjà déployée dans le poème "Ophélie", je ne vais pas m'attarder sur cet écho qui passe par de multiples sources. Mais Rimbaud a repris bien évidemment plusieurs autres mots, "Vénus Astarté" est la première déesse nommée par Musset, voire la seule déesse païenne. Rimbaud scinde le nom en deux, il privilégie la mention générale de "Vénus", mais il va évoquer aussi "Astarté" : "S'il n'avait pas laissé l'immortelle Astarté..." Musset déploie à la rime l'expression "Nymphes lascives" et mentionne un peu après des "Faunes indolents", ce qui nous vaut chez Rimbaud le vers : "Des Satyres lascifs, des faunes animaux," et Hercule sera mentionné aussi par Rimbaud jusqu'à la mention de la peau du lion à la rime :
 
Héraclès, le Dompteur, et, comme d'une gloire,
Couvrant son vaste corps de la peau du lion,
S'avance, front terrible et doux, à l'horizon !....
Le découpage qui n'est pas banal "front terrible... et doux" à la césure vient sans aucun doute de Victor Hugo, mais notons que pour Musset Hercule est l'image de "l'éternelle justice" et dans la partie II de "Rolla" une nouvelle séquence, bien encadré par deux blancs typographiques, est consacrée à Hercule :
 
Hercule, fatigué de sa tâche éternelle,
S'assit un jour, dit-on, entre un double chemin.
Il vit la Volupté qui lui tendait la main :
Il suivit la Vertu, qui lui sembla plus belle.
Aujourd'hui rien n'est beau, ni le mal ni le bien.
Ce n'est pas notre temps qui s'arrête et qui doute ;
Les siècles, en passant, ont fait leur grande route
Entre les deux sentiers, dont il reste rien.
Musset a une idée un peu arrangée d'Hercule, personnage peu moral dans l'économie des récits mythologiques, mais Rimbaud refuse d'entrer dans la dialectique posée par Musset. Hercule n'est pas l'occasion d'un dilemme entre la volupté et la vertu.
Mais Rimbaud a repris pour les inverser en idées d'autres éléments de ce début en 55 vers du "Rolla" de Musset. Musset s'adresse au "Christ", Rimbaud à "Vénus". Musset va dire au Christ qu'il ne croit pas en sa parole, sauf qu'il s'adresse à lui et la suite du poème consiste pour Musset à dire qu'il verse une larme sur le Christ et qu'il regrette les temps premiers de la foi. Le poème de Musset est blasphémateur, provocant, sulfureux, mais Rimbaud a ciblé tous les éléments qui ne lui plaisaient pas. Rimbaud refuse de pleurer le Christ et surtout il a identifié la double interrogation au début de "Rolla" avec une succession qui déclare une préférence : le siècle barbare a cédé la place à un siècle d'or plus beau... L'idée de siècle plus beau est un peu incongrue. Le premier siècle où le Christ a vécu fait partie de l'Antiquité gréco-romaine, et nous sommes encore loin des prestiges du XVIIe siècle par exemple... Mais, dans tous les cas, Rimbaud identifie la préférence de Musset pour le christianisme face à la barbarie des dieux païens. En clair, "Credo in unam" est une critique sévère déjà du poème de Musset. Rimbaud répond que lui croit en Vénus, donc il dénie tout le drame que met en scène Musset dans ses premiers vers. Il pense que tout cela peut se ranimer. Musset ne croit pas en la parole du Christ, mais il le regrette. Rimbaud expédie le christianisme sans un regret et affirme sa foi en Vénus. Il refuse la dialectique de Musset d'un temps présent où l'homme est trop mûr intellectuellement pour croire et le regrette.
Rimbaud identifie que le siècle d'or rêvé par Musset est conditionné par le fait d'être attelé à la croix, il relève les peuples prosternés, les églises elles-mêmes agenouillées, le fait de se courber et de se tourner vers des croix ou un Calvaire. Et j'en arrive à un dernier élément majeur repris par Rimbaud, l'hémistiche "Et je reste debout" du Musset rebelle à l'église devient le "Majestueusement debout" à la fin de "Credo in unam" et implique le développement de l'Homme qui relève sa tête libre et fière.
Partant de là, il reste à envisager une reprise polémique plus diffuse. Musset insiste sur une idée de vieillesse de l'humanité, ce à quoi Rimbaud fait explicitement écho dans le vers inspiré justement du premier de "Rolla" : "Je regrette les temps de l'antique jeunesse", mais tout le poème "Credo in unam" va entrer dans une dialectique entre la vie et la mort qui va s'extraire des principes posés par le "Rolla" de Musset.
Dans la suite immédiate de son poème, Musset demande qui rendra la vie à notre siècle sans foi en s'adressant à Dieu. Rimbaud refuse ce discours pessimiste fermé qui trahit aussi une complaisance christique. Notez que Musset joue bien sûr au Byron, comme vous le voyez avec l'assimilation de Prométhée à un frère de Satan. Baudelaire n'accusait pas sans raison Musset d'être "de l'école mélancolico-farceuse". "Rolla" en est un exemple. Musset est tout heureux d'écrire une histoire scabreuse de déchéance d'une jeune fille en prostituée, mais joue à s'horrifier de la corruption, et il s'amuse à opposer la prostituée qui le serait à cause exclusivement de la misère (pas par pente personnelle) en l'opposant aux femmes riches qui cachent des amants sous le lit de l'époux, sauf que Musset ne fait que brusquer les femmes riches infidèles que précisément il fréquente et apprécie à plein.
Musset n'est pas crédible en censeur, il crève l'écran qu'il joue un jeu pervers. Mais, peu importe.
Rimbaud s'est-il intéressé au discours de Musset dans les quatre autres parties de "Rolla" ? On peut y songer quand Rimbaud dit que la Femme ne sait plus être courtisane. C'est le contrepied du discours de Musset qui plaint la chute de Marie dans la prostitution, victime de Rolla. Il y a aussi une image de la cavale qui peut entrer en résonance avec celle de "Credo in unam".
Je poursuivrai prochainement mon enquête sur "Rolla", et je passerai bien sûr au commentaire de l'exécration de Musset formulée dans la lettre à Demeny.
Je prévois en parallèle de parler du recueil Les Exilés de Banville. J'ai aussi laissé quelques idées de côté qui me permettront de parler à nouveau en introduction de "Rolla" et de "Credo in unam".
Voilà !
 
Pour rappel, lassé sans doute de citer le vers de "Rolla" réécrit par Rimbaud, Steinmetz ne mentionne pas du tout "Rolla" dans sa notice au poème dans son édition des Oeuvres complètes de Rimbaud en 2010. Il ne cite même pas que : "Je regrette les temps de l'antique jeunesse" réécrit "Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre / Marchait et respirait dans un peuple de dieux ;" sachant que le second vers très bien tourné a lui-même beaucoup d'intérêt à être cité. En clair, loin de considérer que "Rolla" est un intertexte majeur de tout "Credo in unam", Steinmetz ne voit qu'une réécriture un peu accessoire ne concernant qu'un seul vers. Et si c'est le cas en 2010, c'est que c'est depuis toujours l'opinion lacunaire de toutes les éditions annotées des poésies en vers de Rimbaud...
La citation ostentatoire faite par Rimbaud n'a pas été prise au sérieux.

vendredi 9 mai 2025

Retour sur la petite musique de "Bonne pensée du matin"

 "Bonne pensée du matin" est le sujet du moment. J'en profite pour continuer les mises au point. Je viens de lire d'une traite l'article que lui a consacré Steve Murphy, cela sous la forme du chapitre 15 intitulé "Mauvaise pensée du matin" de son livre Rimbaud et la Commune paru aux Classiques Garnier en 2010.
La source "Tableau de Paris à quatre heures du matin" est clairement inconnue des rimbaldiens. Désaugiers n'est pas mentionné une seule fois, il est même absent de l'index des noms en fin d'ouvrage.
Malgré l'importance des références à la chanson pour les poèmes "nouvelle manière" avec les cas particulièrement évidents de "Ô saisons ! ô châteaux !" et "Fêtes de la faim", les rimbaldiens n'ont pas songé un instant à se tourner vers les deux chansonniers les plus réputés au plan littéraire Désaugiers et Béranger... L'influence de Favart et de Desbordes-Valmore n'a pas non plus été prise si au sérieux. A la page 745, voici ce qu'écrit Murphy :
 
   Jules Mouquet et André Rolland de Renéville, dans une interprétation résumée par Mario Matucci, supposaient "quelque lien avec des livrets de Favart : Bonne pensée du matin serait une tentative pour exprimer une vision moderne, sous une forme chère aux poètes du XVIIIe siècle" [1946, 679]. On ne peut nier l'impact de Favart, de Marceline Desbordes-Valmore, sur la poétique du Rimbaud de mai 1872 mais cette fois, il suffit de penser aux Fêtes galantes de Verlaine pour trouver un modèle dont Rimbaud pouvait s'inspirer... ou se gausser. [...]
Murphy dit explicitement que, par hiérarchie des valeurs, une référence à Verlaine ou à un grand poète lyrique doit être privilégiée par rapport à la sous-littérature de Desbordes-Valmore et de la chanson populaire... De toute façon, rien que pour "Larme", la référence possible à Desbordes-Valmore n'a pas du tout été creusée. Ici, nous n'apprenons rien des éléments que Mouquet et Renéville rapportent des livrets de Favart.
Qui plus est, la source principale qu'exhibe Murphy n'est même pas dans La Bonne chanson, puisqu'il rapporte que Margaret Davies a identifié un lien générale entre "Bonne pensée du matin" et le cinquième poème du recueil La Bonne chanson.
Pour rappel, dans le recueil d'épithalames que constitue La Bonne chanson, les vers fournissent en général un discours lyrique plus conventionnel et le poème V est l'un des deux poèmes plus originaux du recueil où le poète se laisse aller à son inventivité et même à une certaine sensualité décomplexée. Le poème est composé de cinq quatrains, tout comme "Bonne pensée du matin", nous fait remarquer Murphy. Et nous avons plusieurs mots qui se font écho entre les deux poèmes : le vers 2 "Pâle étoile du matin" est à rapprocher du titre "Bonne pensée du matin", il y a une mention de "yeux" qui "sont pleins d'amour", équivalent donc du "sommeil d'amour" qui "dure encore", il est question du "ciel" avec l'alouette qui y monte et de "faux cieux" pour la ville, d'une "pensée" qui s'évade "là-bas" et d'un "doux rêve où s'agite / [L]a mie du poète" avec mention de l'adverbe "encor" à la rime, mais sous sa forme apocopée contrairement à "Bonne pensée du matin". et puis du "soleil d'or".
Et il faut ajouter du coup l'écho entre le titre de Rimbaud et celui du recueil de Verlaine, avec l'adjectif "bonne" en commun.
Je trouve le rapprochement pertinent jusqu'à un certain point. En revanche, Murphy vient d'une génération qui était encore marquée par la dictature du discours freudien. Il vient d'une époque où on prenait au sérieux la psychanalyse, la théorie du Moi, du ça et du Surmoi, etc., ce qui n'est bien sûr pas mon cas. Et on retrouve cette tendance en rimbaldie qui est très nette chez un Fongaro, chez un Bardel, à supposer que les poèmes ont des bribes de considérations psychologiques sur une situation personnelle à un moment donné. Et Murphy part aussi d'un autre cliché vivace qui était très prégnant chez les rimbaldiens selon lequel Rimbaud persiflait sans arrêt Verlaine par poèmes interposés. Rimbaud emprunterait à Verlaine pour s'en gausser. C'est une conception psychologique de la poésie que je n'ai pas. Si, à tout prendre, il y a un enseignement moqueur à l'égard de Verlaine dans "Bonne pensée du matin", en toute rigueur, ça ne peut être que celui-ci. Verlaine dans la pièce V de La Bonne chanson fait une prière de bonheur érotique conjugal et Rimbaud, qui n'aime pas Mathilde et qui veut l'en détacher, l'invite à plutôt faire une prière à quatre heures du matin pour les ouvriers privés du triomphe de la Commune, l'année précédente. Je ne ressens pas le besoin de rechercher plus que ça en fait de tacle à l'encontre de Verlaine, et je pense que ce n'est tout simplement pas l'enjeu du poème de se gausser de la poésie passée de Verlaine. En revanche, dans la comparaison, on constate des inversions entre la femme qui "s'agite" dans son sommeil, et des travailleurs qui "s'agitent" parce que pour eux le temps de dormir est bien passé. Dans l'ensemble, le poème de Verlaine s'éloigne tout de même de celui de Rimbaud, puisque les quatrains de Verlaine sont composés de deux vers où le discours de la prière progresse et de deux vers qui sont plusieurs parenthèses, des contrepoints imagés avec une chute dans le dernier quatrain où on comprend que la prière doit être exécutée rapidement. Nous passons de "Avant que tu ne t'en ailles..." à "voici le soleil d'or". Cela ne se retrouve pas dans le poème de Rimbaud, mais la chute de "Bonne pensée du matin" est partiellement l'inversion de la chute de Verlaine, puisque nous avons l'idée d'une attente plus patiente et l'idée d'un "bain dans la mer, à midi" qui correspond au surgissement du "soleil d'or".
Je rejette complètement l'idée que La Tentation de saint Antoine dans sa version de 1856 soit une source au poème "Bonne pensée du matin", et je remarque au passage que "Babylone" n'est même pas mentionné dans le passage qui fait l'objet d'un rapprochement. En revanche, je conserve volontiers l'intérêt du rapprochement avec le poème V de La Bonne chanson, mais je le tempère.
Au plan de la mesure des vers, Murphy prétend que le poème "Bonne pensée du matin" n'a pas une mesure fixe, sauf à pratiquer certaines élisions qui feraient de ce poème un exemple de poésie brutaliste avec des apocopes non avouées par le formatage du texte.
Je ne suis pas d'accord sur deux points.
Premièrement, il m'est évident que "Bonne pensée du matin" a pour mètre de base l'octosyllabe. Il s'agit de quatrains de trois octosyllabes ponctués par un vers court, en principe un hexasyllabe, avec l'exception d'un vers de quatre syllabes au deuxième quatrain. Le dernier quatrain se termine par un alexandrin et le vers court de six syllabes lance le quatrain, mais les deux vers internes sont toujours des octosyllabes.
Vous me direz que Murphy envisage l'idée, sauf qu'il ne mentionne même pas le mot "octosyllabe" mais parle de faire des élisions pour arriver à une égalité arithmétique. Non, le poème est conçu comme ayant l'octosyllabe pour repère. Point barre. Je ne joue pas à dire que dans le lointain l'idée de l'octosyllabe se dégagerait, non ! Le choix de l'octosyllabe est au départ du poème et au départ de la lecture.
Mais, même au plan de l'égalité arithmétique, il y a une partie de l'argumentation de Murphy que je rejette. Murphy envisage que les élisions peuvent être n'importe où et il évoque des exemples où elles sont effectivement n'importe où et notamment "L'Ami de la Nature" de Verlaine.
 Murphy vise tout de même plutôt juste et j'insiste sur le fait que plusieurs poèmes de Desaugiers adoptent le principe des élisions brusques des "e" dans les vers. Mais il y a une régulation particulière dans "Bonne pensée du matin" où nous n'avons pas d'élision du déterminant comme "le cheval" devenant "l'cheval". Rimbaud a clairement privilégié les élisions devant un signe de ponctuation ou de fins de mots, sinon de fins de groupes de mots, en voici la preuve :
 
A quatre heures du matin, l'été, --- A quatre heur' du matin, l'été,
Mais là-bas dans l'immense chantier --- Mais là-bas dans l'immens' chantier
En bras de chemise, les charpentiers --- En bras d' chemis', les charpentiers
Dans leur désert de mousse, tranquilles, --- Dans leur désert de mouss', tranquilles,
Ils préparent les lambris précieux --- Ils prépar' les lambris précieux
 
Il y a quatorze octosyllabes dans les vingt vers du poème. Seuls cinq sont problématiques. Personne n'hésite où placer les élisions, du genre "en bras d'ch'mise", etc. Personne n'éprouve d'hésitation à élider après "heures" avec l'écho évident de "eu" à "e" de fin de mot. Et on constate une série "immense", "mousse", "chemise". L'audace monte d'un cran avec "préparent", mais on reste dans le jeu sur les fins de groupes de mots.
L'exception est l'élision de la préposition "de", c'est le moment où s'amorce un mouvement vers l'abandon à toutes les élisions possibles, et notez que certains hésiteront à élider "ch'mise" au lieu de "de". Je fais le choix du plus naturel bien sûr, mais notez qu'après ce vers Rimbaud joue précisément à forcer une lecture soignée : "Où la richesse de la ville", sans élision à "richesse" malgré sa proximité avec "immense", "mousse" sinon "chemise".
Avec les apocopes, Verlaine ou Desaugiers n'ont pas de débat sur la hiérarchie des apocopes, ils imposent un cas.
Il n'y a aucune différence d'analyse à faire sur les deux versions manuscrites connues du poème malgré les variantes qui se limitent à "Or" au lieu de "Mais", "O" au lieu de "Ah"..
Faute d'identifier la source du côté d'une chanson célèbre de Desaugiers : "Tableau de Paris à quatre heures du matin" avec le vers d'attaque "L'ombre s'évapore", le monde rimbaldien considère que de fait le poème "Bonne pensée du matin" a un sens immédiat facilement accessible, mais qu'il suppose un arrière-plan de visées de sens plus complexes dignes d'un "voyant"...
En clair, on considère que le poème est plus hermétique qu'il ne l'est en réalité. Et face à ce degré d'exigence, on se retrouve avec un suspense maintenu sur plusieurs décennies. Notons qu'avant Murphy et Reboul, Brunel a déjà publié une étude du poème où la pensée politique de la prière est correctement cernée. Brunel fournissait le jeu de titre : "Bonne pensée socialiste du matin".
La localisation est bien la ville de Paris, et Marcel Coulon avait entièrement raison de rapprocher "Bonne pensée du matin" de la lettre à Delahaye datée de "Jumphe 72". Murphy la cite de manière discontinue et je remarque qu'il ne cite pas la phrase : "La bougie pâlit" qui est une reprise du vers "Les lampes pâlissent" de la chanson de Desaugiers, preuve essentielle que la lettre et "Bonne pensée du matin" vont de pair et que tous deux s'inspirent de la chanson de Desaugiers.
Dans son article, Murphy pour les sources privilégie clairement les poètes habituels : Gautier, Verlaine, Baudelaire et Banville, et les rapprochements souvent sont plutôt vaguement suggestifs. On voit vraiment qu'il manque une vraie réflexion sur des pans entiers de l'écriture en vers au dix-neuvième siècle. J'ai déjà indiqué récemment que pour "L'Angelot maudit", la rime "cloaque"/"vaque" que Cornulier a comparé avec raison à l'original italien "cloaca", "vaca" n'était pas dans la traduction de Ratisbonne, mais que Rimbaud avait eu accès à une traduction antérieure où le texte original italien était en vis-à-vis et où on trouvait la rime "cloaque"/"vaque" bien respectée. Rimbaud ne s'est pas contenté de lire en une semaine Hugo, Baudelaire, Banville et Coppée...
Il y a tout un pan de recherches critiques qui est désespérément occulté.
Reprenons le poème "Bonne pensée du matin", il est donc conçu sur le modèle d'une "chanson à boire", ce qui doit un peu dégrossir le discours métaphysique sur la valeur spirituelle subversive de la boisson. Certes, les rimbaldiens peuvent répliquer que ce n'est pas si simple, qu'il faut se poser la question de l'ironie du dernier quatrain, se demander si Rimbaud considère avec amertume que cette ivresse est un piège, etc. Certes, on peut se poser des questions sur le second degré, ou sur les ambivalences ou sinon ambiguïtés du poème, mais, à un moment donné, il faut aussi savoir ce qu'on veut. On a un horizon de compréhension, on ne va pas lui tourner le dos en présupposant que le mérite est de faire une explication compliquée.
Il faut en tant que chercheur se confronter à la poésie populaire qui parle des bienfaits de l'eau-de-vie. Il est fait état d'un "roi de Babylone", mais il faut trouver des sources. Evidemment que c'est un cliché de comparer Paris à Babylone, mais dans le cas de ce poème précis on ne s'attend pas à une référence de la littérature protestante anticatholique qui assimile Rome et Paris à Babylone, on doit avoir des trucs plus intéressants à creuser. La forme verbale "Rira sous de faux cieux" sent le cliché, ce qu'elle devient d'évidence dans la variante de "Alchimie du verbe" : "Peindra..."
Dans ses Poésies, Corneille, dont je rappelle en passant qu'il emploie comme Théophile de Viau, le verbe "incaguer" : "Nous incaguerons les beautés, [...]" ("A Monsieur D. L. T." en 1631), use aussi de vers tel que celui-ci : "Où la nature a peint[.]" Et il y a d'autres vers de la sorte à rechercher, mais en clair l'emploi métaphorique de "peindre" vient de loin. Les "lambris précieux" sont aussi de l'ordre du cliché, il est question de "lambris d'or" dans "Le Forgeron" ce qui fait plus nettement image solaire. Et "désert de mousse" qui passe au pluriel "déserts de mousse" suppose d'évidence une reprise, puisque Rimbaud accuse le coup en avouant qu'il ne doit pas écrire le mot au singulier, mais au pluriel : c'est l'indice qu'il ne crée pas l'idée lui-même. L'expression : "l'âme est en couronne" pose une difficulté d'analyse grammaticale, mais en idée on arrive à suivre de quoi il est question. Mais, bref, il faut chercher du côté des vers de chanson pour mieux cerner la manière d'écrire de Rimbaud dans "Bonne pensée du matin".
L'enjeu porte désormais sur le vers : "Vers le soleil des Hespérides".
Comme il est question de l'aube dans le premier quatrain du poème, on a d'abord supposé que "Vers le soleil des Hespérides" désignait l'est, puisque nous sommes à l'aube, sauf que le jardin des Hespérides est considéré comme tout à l'ouest. Puis, on a dit que comme les Hespérides sont à l'ouest, le "soleil des Hespérides" désigne un autre soleil à l'ouest par opposition à l'aube du poème. Cela s'accorderait avec l'idée de "faux cieux" et de "lambris précieux", mais la démarche interprétative m'a toujours paru bien tarabiscotée.
Tout se passe comme si le vers n'existait que pour dire "vers un faux jour situé à l'ouest de Paris", alors que l'expression "le soleil des Hespérides" évoque en soi et pour soi un cadre idéalisé, un cadre onirique, une référence culturelle de rêve.
C'est avec cet escamotage que j'ai du mal à suivre les raisonnements rimbaldiens actuels. L'interprétation va trop vite et ne tire pas parti de l'expression choisie par Rimbaud. C'est un peu comme si le vers n'était pas important en lui-même. C'est pour ça que je suis très heureux de tomber sur "printemps des Hespérides" et "fleurs des Hespérides" dans le recueil chansonnier de Joseph Méry Mélodies poétiques. Il y a la référence napolitaine, un peu de l'idée d'une proximité géographique plus grande avec le lieu mythologique pointé comme une direction dans le poème, mais on a cette idée que le cadre des Hespérides fait image pour lui-même, et c'est ce que je trouve normal d'admettre aussi pour le poème de Rimbaud.
On ne peut pas résumer la lecture d'un poème de Rimbaud à un décodage. Il y a une astuce, il y a une clef, et quand on a compris on peut apprécier l'ingéniosité de Rimbaud. Non, ce n'est pas ça la lecture d'un poème !
A la fin de son étude, Murphy évoque la lecture de Reboul que je n'ai toujours pas relue, je n'ai pu ni mettre la main sur son Rimbaud dans son temps, ni sur le numéro spécial Rimbaud de 2006 de la revue Littératures. J'ai besoin d'argent et surtout de place, je me suis délesté de 350 livres déjà et tout est sens dessus dessous dans mes collections pour l'instant. Je vais encore essayer de m'alléger de 250 autres livres dans les semaines qui viennent. Enfin, bref ! Selon Murphy, mais ça correspond à mon souvenir de l'article, Reboul considère que les constructions ont lieu à l'ouest de Paris où sont les quartiers plus riches et les quartiers à l'ouest rapprocheraient de la mer (passage de la Seine Saint-Denis à la Seine maritime ?).
L'idée de constructions à l'ouest n'est pas du tout problématique pour moi, mais elle part tout de même d'une lecture non naturelle de "Vers le soleil des Hespérides", je préfèrerais que ce soit amené par d'autres arguments. Par ailleurs, je pense que la transformation de Paris est antérieure à l'année terrible. Dans de telles conditions, je n'ai pas trop envie d'hypothéquer le caractère plus général de l'interprétation en survalorisant un détail suggestif.
Quant à la mer, non, je ne crois pas à la situation balnéaire de l'ouest parisien. Murphy soutient la lecture allégorique que je déployais moi-même à l'époque, la "mer" c'est aussi l'image du peuple émeutier. Toutefois, c'est un peu forcé d'imaginer une émeute dans la chute de ce morceau, surtout que l'eau-de-vie va maintenir les forces en paix de ces ouvriers, ce qui n'est pas vraiment précurseur d'une révolution. Je pense que l'idée de lire "mer" comme une métaphore liquide du ciel est plus naturel qu'il n'y paraît à la lecture, d'autant que du ciel viendrait une "eau-de-vie" qui est un avant-goût du "bain dans la mer, à midi" avec amplification de la lumière de l'étoile du matin, Vénus, même pas l'aube, à un midi solaire.
Le ciel bleu serait bu comme une mer. Je n'ai pas l'impression de sortir une lecture invraisemblable et tirée par les cheveux du dernier vers, même si je m'attends à une fin de non-recevoir. La référence au "Bateau ivre" et donc à une force émeutière demeure aussi prégnante de toute façon, mais ma lecture permet de ne pas dire qu'il va y avoir une révolution imminente, alors qu'on sent que la visée de sens ne progresse pas dans cette direction-là, d'autant que l'indicatif futur simple : "rira sous de faux cieux" tend à exclure l'idée.
Je pense que "la mer" est une image d'immersion dans la force du bleu estival qui brille au ciel.
J'ai envie enfin de parler un peu d'un aspect étonnant de la lettre de jumphe 72.
Les rimbaldiens se demandent si Rimbaud se considère comme l'un des amants dont l'âme est en couronne, autrement dit en joie ou béatitude amoureuse pour éviter ici tout débat inutile.
De toute façon, même si tel était le cas, il prendrait ses distances par l'exercice de la compassion. Cependant, la lettre à Delahaye permet d'envisager qu'il est en tiers dans la représentation. Lui n'est pas dans le "sommeil d'amour" qui "dure encore", il a travaillé toute la nuit, il est encore dans un autre cas de figure. Et justement, la comparaison est intéressante à poursuivre. Rimbaud va se souler à cinq heures du matin, et donc il souhaite que les travailleurs puissent d'une certaine manière se souler en regardant l'étoile de Vénus le matin, mais en attendant "midi", je fais volontaire l'ellipse. Et justement, lui, Rimbaud va aller se coucher et il ne sera pas concerné par le "bain dans la mer, à midi", et cela s'aggrave par d'autres éléments de la lettre où le poète conspue l'été parce que cela aggrave les comportements intéressés des gens et à la fin il crache un "merde aux saisons" qui fait corps avec le fait qu'il aille dormir quand tout le monde se lève avec le plaisir d'une belle journée qui s'annonce.
Les rimbaldiens qui se posent des questions subtiles avec des plis et replis sur les états psychologiques de Rimbaud ont donc à étudier ce paradoxe d'un Rimbaud qui admire avec solennité la première lueur de l'aube, puis qui tourne le dos à ce que le spectacle annonce en allant se coucher. La contemplation de l'aube pour elle-même lui a suffi...
Et ça c'est frappant ! 

***
 
Deux remarques :
 
L'anthologie de Crépet cite des poèmes de Desaugiers à la fin du tome III sur le dix-huitième siècle, mais ils ne sont pas les plus pertinents et les plus musicaux, il faut se reporter à ses chansons les plus célèbres pour avoir une idée de sa valeur de modèle pour Rimbaud.
Après les pièces choisies de Lamartine et Nodier, le quatrième tome fournit des poèmes de Béranger qui là encore ne favorisent pas l'idée d'une influence sur Rimbaud. Notons tout de même que le poème de Charles Cros : "Sidonie a plus d'un amant" est inspiré d'une chanson de Béranger citée dans l'anthologie Crépet, saurez-vous trouver laquelle ?
 
Pour les futures éditeurs et commentateurs de Rimbaud, ils devraient me contacter pour que je fasse quelques articles dans des revues, autres que Parade sauvage bien sûr, puisque visiblement c'est un dilemme pour eux de citer ce blog.
Comment ils vont faire pour mettre leur conscience en ordre ?

jeudi 8 mai 2025

"Vu à Rome", poème d'actualité

L'actualité me donne l'occasion de remarques sur les trois quatrains zutiques de "Vu à Rome".
Il va de soi qu'il est question au premier vers de la célèbre chapelle Sixtine dans laquelle les cardinaux tout en rouge se réunissent en conclave pour choisir un nouveau pape.
Il y a deux chapelles Sixtine à Rome, Rimbaud ne parle probablement pas de celle de la basilique Sainte-Marie-Majeure. Le problème, c'est qu'il n'y a pas eu de conclave en 1871 pour élire un nouveau pape. Détail amusant, ce n'est qu'à partir de 1878 que la chapelle Sixtine est devenu le lieu exclusif du conclave. Et c'était Léon XIII qui avait été élu pape.
Il va de soi que la parodie suppose aussi un jeu avec le nom "Léon Dierx" qui fait penser non pas à un Léon XIV, mais à un Léon X. Léon X a contribué au charme de la chapelle Sixtine en l'enrichissant de tapisseries bruxelloises. Léon X a aussi l'intérêt d'avoir été mêlé historiquement au schisme entre religion catholique et courants religieux protestants.
Reprenons le poème de Rimbaud. Il n'y a pas de "cassette écarlatine" dans la chapelle Sixtine, mais la rime "Sixtine"/"cassette écarlatine" permet quelque peu de concevoir la cassette comme une image en miniature de la chapelle elle-même. La mention "écarlatine" renvoie à la couleur rouge des cardinaux qui se réunissent en conclave pour élire un nouveau pape et, du coup, j'ai eu l'idée suivante. La réunion est appelée "conclave" parce que les cardinaux sont enfermés à clef pour faire leur choix. La cassette est un objet qui s'ouvre avec une clef. Je pense que c'est le lien logique à trouver, la "cassette écarlatine" semble née d'un calembour sur le mot "conclave" qui signifie "sous clef". Comme le mot "conclave" n'est pas mentionné dans le poème, ce n'est pas évident d'y penser, mais l'actualité vient de m'en imposer la révélation.
Il n'y plus cette idée du coup que les cardinaux vont entourer une relique, ils sont eux-mêmes le contenu de la cassette et eux-mêmes les "nez fort anciens".
J'ai une deuxième idée au sujet de la cassette écarlatine. Tout au long du dix-neuvième siècle, les poètes jouent souvent avec l'adjectif de couleur "purpurine", en qualifiant très souvent avec une lèvre féminine : "lèvre purpurine", et dans certains poèmes la "lèvre purpurine" peut céder la place au "memento mori", ce à quoi correspond le glissement du poème de "cassette écarlatine" à "immondice schismatique" en passant par "nuit livide" se figeant, "plain-chant sépulcral" et "sécheresse mystique".
Je n'en suis pas arrivé à relier l'immondice schismatique à la fumée noire ou blanche, et de toute façon l'étrangeté du poème de Rimbaud est de supposer un rite quotidien en la chapelle Sixtine.
J'ai déjà démontré que réellement Rimbaud avait parodié des passages précis des poèmes de Léon Dierx, et j'ai déjà parlé de la querelle des vieux-catholiques.
J'adopte ici mon dernier axe de recherche. En 1871, le pape en exercice était Pie IX. Pie IX a entamé une autre réunion majeure au Vatican, il s'agit de celui qu'on nomme désormais Vatican I. On l'appelait le "Premier concile œcuménique du Vatican". Les précédents ne se sont pas déroulés au Vatican, mais furent assez nombreux. Ce concile s'est tenu du 8 décembre 1869 au 20 octobre 1870, jour de l'anniversaire d'Arthur Rimbaud pour l'anecdote amusante, et le 20 octobre l'interruption a été causée par l'entrée des troupes italiennes dans Rome. Le concile a été suspendu et en fait n'a jamais été repris.
Ce concile mit en avant le concept de l'Infaillibilité pontificale qui divisa les catholiques et qui provoqua un schisme minimal avec l'Eglise des "Vieux catholiques".
Le décalage du poème de Rimbaud, c'est qu'il n'est pas question du concile et d'assemblée dans la basilique Saint-Pierre-de-Rome, mais d'une réunion directement dans la chapelle Sixtine.

mardi 6 mai 2025

"Bonne pensée du matin", la lettre de "Jumphe 72", la mer au soleil, les chansons de Desaugiers et les mélodies de Joseph Méry.

Le poème "Bonne pensée du matin" commence par cette mention "A quatre heures du matin, l'été [...]". On peut penser à la lettre datée de "Jumphe 72" que Rimbaud a écrite à Delahaye. La lettre est postérieure à la première version manuscrite connue de "Bonne pensée du matin" qui est datée de mai 1872, et nous pouvons nous dire que l'évocation de l'aube dans cette lettre est une nouvelle inspiration qui vient bien après celle que nous voulons cerner dans "Bonne pensée du matin". Toutefois, Rimbaud y décrit précisément un moment de contemplation de l'aube vécu en mai 1872 dans son précédent appartement :
 
   Maintenant c'est la nuit que je travaince. De minuit à cinq du matin. Le mois passé, ma chambre, rue Monsieur-le-Prince, donnait sur un jardin du lycée Saint-Louis. Il y avait des arbres énormes sous ma fenêtre étroite. A trois heures du matin, la bougie pâlit : tous les oiseaux crient à la fois dans les arbres : c'est fini. Plus de travail. Il me fallait regarder les arbres, le ciel, saisi par cette heure indicible, première du matin. Je voyais les dortoirs du lycée, absolument sourds. Et déjà le bruit saccadé, sonore, délicieux des tombereaux sur les boulevards. - Je fumais ma pipe-marteau, en crachant sur les tuiles, car c'était une mansarde, ma chambre. A cinq heures, je descendais à l'achat de quelque pain ; c'est l'heure. Les ouvriers sont en marche partout. C'est l'heure de se soûler chez les marchands de vin, pour moi. Je rentrais manger, et me couchais à sept heures du matin, quand le soleil faisait sortir les cloportes de dessous les tuiles. Le premier matin en été, et les soirs de décembre, voilà ce qui m'a ravi toujours ici.
 Ce rapprochement entre la lettre et le poème a déjà été effectué, ce dont Steve Murphy rend compte dans son étude consacrée au poème. Il cite des passages discontinus de cette lettres aux pages 735 et 736 de son Rimbaud et la Commune, ,puis met à distance avec des modalisateurs et du conditionnel l'intérêt du rapprochement : "Selon Coulon", "dans cette hypothèse", "serait", "serait localisable", "Seulement", "Assimilant trop mécaniquement". Je prétends au contraire qu'il faut s'y arrêter.
Nous apprenons plein de choses intéressantes par ce rapprochement.
Quand il écrit la lettre de "Jumphe 72", Rimbaud réside désormais à l'Hôtel de Cluny, dans la rue Victor-Cousin.  Le nom avait été donné tout récemment à cette rue, en 1864, suite à des travaux, trois ans avant la mort du philosophe. Rimbaud n'avait qu'à traverser la rue pour entrer à la Sorbonne. A l'Hôtel de Cluny, Rimbaud logeait au rez-de-chaussée comme il le dit "dans une chambre jolie, sur une cour sans fond mais de trois mètres carrés." Cette chambre a été démolie visiblement entre 1970 et 1990. A la place, et tout le monde peut désormais y accéder, nous avons la salle des repas du matin de l'Hôtel de Cluny et deux étroites pièces de cuisine et de stockage. C'est là qu'était la "chambre jolie" de Rimbaud, et la cour sans fond était à gauche en entrant dans la salle des repas.
 


Localisation de la cour sans fond de trois mètres carrés. On a un témoignage direct ici du décor réellement connu par Rimbaud, la cour sans fond étant plutôt vers l'entrée de la pièce si j'ai bien compris.
 

 Entrée désormais du souvenir de la chambre de Rimbaud
 

On cerne une partie de la chambre de Rimbaud dans l'espace de la salle de restauration.
 


Le lieu des soifs de Rimbaud en "Jumphe 72"...

Je situe bien les choses. En juin, Rimbaud ne loge pas dans une mansarde, il loge dans une pièce visiblement peu ajourée du rez-de-chaussée, qui explique qu'il ne voie pas le matin désormais ! La chambre est jolie, mais il étouffe, et la cour sans fond était à l'intérieur de l'immeuble.
En revanche, au mois de mai, il résidait dans une mansarde de la rue Monsieur-le-Prince qui donnait sur un jardin du lycée Saint-Louis, fréquenté par Baudelaire, Coppée, etc. Ce jardin a disparu et la résidence de Rimbaud a été détruite également. C'est par erreur qu'on estime que Rimbaud a logé à l'Hôtel d'Orient, actuel Hôtel Stella, à côté du restaurant Polidor, puisqu'on n'y voit pas le jardin et les anciens dortoirs du lycée Saint-Louis. Le jardin a été détruit et a été remplacé par un allongement de la rue de Vaugirard qui débouche directement sur la place de la Sorbonne. Le bâtiment où logeait Rimbaud est actuellement l'emplacement de l'hôtel luxueux Trianon, et c'est de la fenêtre d'une chambre de cet hôtel que nous pouvons voir les fenêtres des anciens dortoirs du lycée.
 

 




 
Maintenant que nous avons ces bonnes représentations en tête, passons à l'intérêt du rapprochement. La lettre souligne trois éléments clefs du titre et du premier vers du poème qui nous intéresse : un nombre élevé de mentions précises de l'heure comme "A quatre heures du matin", la mention "du matin" qui passe justement du titre au premiers vers du poème, et la mention "l'été".
J'énumère soigneusement les passages à rapprocher : "De minuit à cinq du matin", "A trois heures du matin", "cette heure indicible, première du matin", "A cinq heures", "c'est l'heure", "C'est l'heure de se soûler", "et me couchais à sept heures du matin", "Le premier matin en été". Le mot "matin" revient à cinq reprises dans le récit, les heures sont égrenées et au sein de ce récit l'idée d'un début d'aube à quatre heures du matin est suggérée, puisque la "bougie pâlit" à trois heures" et à "cinq heures" le poète descend acheter du pain. Donc, de trois à cinq heures, c'est là qu'il lui a été imposé de regarder l'aube, la première heure du matin comme il dit. J'ajoute que cette lettre confirme la confusion printemps/été, puisqu'en mai nous sommes encore au printemps. Cette confusion concerne les poésies elles-mêmes avec le titre "Bannières de mai" devenu "Patience d'un été" et bien sûr la mention "l'été" à la rime du premier vers de "Bonne pensée du matin" poème pourtant daté de mai 1872.
On peut remarquer que le poème "L'Eternité" qui, je le rappelle décrit une aube et non pas un couchant, correspond à une révélation qui va de pair avec le propos tenu dans la lettre de "Jumphe 72" à Delahaye, et cela établit bien une passerelle entre la "mer allée / Avec le soleil" et l'attente du "bain dans la mer, à midi". On comprend aisément que les poèmes "Bonne pensée du matin", "Bannières de mai", "Chanson de la plus haute Tour" et "L'Eternité" ont dû être composés l'un après l'autre dans un assez court laps de temps lorsque Rimbaud résidait dans cette mansarde remplacée par l'actuel Hôtel Trianon, face à un jardin de lycée devenu la prolongation de la rue de Vaugirard, moyennant un petit crochet au niveau de la rue Monsieur-le-Prince. Et cette mansarde a eu une influence décisive sur l'inspiration du poète à composer de tels poèmes et aussi sur sa méthode de travail consistant à privilégier la nuit.
Il faut bien vous représenter l'idée que le poème "L'Eternité" a dû être composé de nuit face au spectacle de Paris vu d'une mansarde à proximité du Lycée Saint-Louis entre trois et cinq heures du matin. Rimbaud est alors saisi par une révélation qui lui fait dire que l'éternité est retrouvée, et il parle bien d'une nuit si nulle vaincu par le jour en feu, d'un dégagement et d'un envol, de "Braises de satin" aperçues. La vision de l'aube naturelle sert à Rimbaud à polémiquer avec la foi chrétienne : "Nul orietur" ou "pas d'espérance". L'église peut beaucoup pardonner, mais pas l'absence d'espoir. Et cet espoir de l'Eglise, c'est celui d'une éternité selon la foi qui n'est qu'une promesse de dupes. Rimbaud place l'éternité dans le sentiment de vie que confère l'évidence du lever du soleil le matin. C'est une sorte de révélation ontologique.
Il manque certes la mer dans le décor parisien, mais cela ne change rien aux conclusions déjà fixées quant à l'interprétation du poème "L'Eternité".
Reprenons le cas de "Bonne pensée du matin". Rimbaud crée une rime "chantier"/"charpentiers" au second quatrain qui finit par appeler le mot "Ouvriers" au quatrième quatrain, avec effet de rime interne. Cela rejoint là encore très clairement le propos de Rimbaud dans sa lettre de "Jumphe 72". Rimbaud est fasciné par l'aube et s'arrête de travailler. Il a opté pour la création "travaince". Et évidemment, il faut y voir un premier lien avec les ouvriers ou charpentiers qui eux commencent leur journée de travail. Dans "Bonne pensée du matin", on peut dire que "les charpentiers" qui "Déjà s'agitent" remplacent cette image de "tous les oiseaux" qui "crient à la fois dans les arbres". Dans la lettre, le cri des oiseaux annonce une fin de la nuit "C'est fini", et observez bien la symétrie. Riumbaud cesse alors lui de travailler, et au contraire en phase avec la vie des oiseaux les ouvriers commencent leur journée. On a une triple indication de la fin de la nuit par les êtres : les oiseaux crient le début du jour, les ouvriers vont au travail et Rimbaud s'arrête net de travailler. La nuit fait place au bruit également, avec notamment dans la lettre la mention des "tombereaux sur les boulevards", leur "bruit  saccadé, sonore" est aussi qualifié de "délicieux", ce qui fait écho à une expression du poème "Les Corbeaux" composé vers février-mars 1872, expression que Rimbaud venait de reprendre en mai dans le poème "La Rivière de Cassis". Rimbaud finit par mentionner les ouvriers aussi dans sa lettre avec un délai quelque similaire de "tombereaux" à "Les ouvriers sont en marche partout." L'expression "en marche" avait, je dis bien avait par référence au présent, une signification politique au dix-neuvième siècle. Dans le poème, la mention "s'agitent" est plus neutre.
Nous pouvons aussi comparer le fait que Rimbaud devine ce qu'il se passe au lointain dans la lettre avec la mention "là-bas" du poème. Pour le "sommeil d'amour" qui "dure encore", il a son équivalent dans l'idée des dortoirs encore "absolument sourds" du lycée Saint-Louis...
Enfin, il y a un autre élément de comparaison qui ne doit pas passer inaperçu. Dans les deux derniers quatrains de "Bonne pensée du matin", le poète fait une prière à Vénus, avec en arrière-plan l'idée de l'étoile du matin, où il sollicite le don d'une eau-de-vie. Dans le poème, on comprend que au moment où le poète fait cette prière, c'est lui qui est le premier concerné : "C'est l'heure de se soûler chez les marchands de vin, pour moi." Il fait une transposition de son propre cas aux ouvriers. Enfin, pour ce qui est de la mer, il y a une explication facile, mais fort plausible. Puisque l'aube se joue dans un ciel encore obscur, la "mer" est peut-être tout simplement le ciel bleu qui rejoint le soleil, et cela concernerait à la fois la chute de "Bonne pensée du matin" et le refrain du poème "L'Eternité". Il était question d'un "éther sans oiseaux" dans "Le Bateau ivre" composé peu de temps auparavant au tout début de l'année 1872, et finalement la mention de "la mer" serait une métaphore appliquée au bleu du ciel dans "Bonne pensée du matin" et "L'Eternité", mais comme nous n'en avons pas été avertis nous avons boudé cette solution toute simple des décennies durant. La métaphore de la mer permet de justifier l'extase du sentiment d'immersion qui commence avec l'aube et se poursuit avec le plaisir d'une belle journée de mai considérée comme de l'été.
Evidemment, il y a maintenant à considérer un certain nombre d'éléments du poème "Bonne pensée du matin" qui ne sont pas pris en considération dans cette réécriture, variante ou autre version de l'extase matutinale que constitue le récit fait à Delahaye en juin. Mais, avant d'abandonner cette lettre, j'insiste aussi sur les éléments de contraste entre les deux dernières résidences de Rimbaud. A l'Hôtel de Cluny, malgré la "chambre jolie", Rimbaud ne bois plus que "de l'eau toute la nuit" et il ne "voi[t] pas le matin". Il ne dort même plus, il étouffe. Voilà qui ne favorise pas une lecture purement ironique des extases racontées dans les poèmes "Bonne pensée du matin" et "L'Eternité", même si à la fin de sa lettre et suite à sa nouvelle situation, Rimbaud fait un tour de pirouette en s'écriant : "Et merde aux saisons."
Ce qu'il y a d'inédit au poème "Bonne pensée du matin", c'est d'un côté la prise en considération en tiers de gens qui connaissent l'amour et le sommeil prolongé. Ce dispositif est mis en place dans le premier et le quatrième quatrain du poème, et sa note se fait entendre implicitement dans la fin du troisième quatrain : "Où la richesse de la ville / Rira sous de faux cieux". Rimbaud ne décrit pas les dortoirs du lycée, ni sa propre situation où justement il ne dort pas, mais il évoque ceux qui ont une nuit profitable. le vers 2 : "Le sommeil d'amour dure encore[,]" décrit la situation des privilégiés, dont il ne fait pas partie puisque lui travaille la nuit ! Il décrit ceux qui jouissent de la vie et ceux qui n'ont pas pour autant à posséder le monde en se levant tôt. Dans le quatrième quatrain, Rimbaud précise à qui il pense, mais sous une forme de périphrase qui finalement nous paraît paradoxalement énigmatique : "les Amants, / Dont l'âme est en couronne." Je n'adhère pas le moins du monde à l'hypothèse de lecture obscène fournie par Fongaro, lecture qui a le problème de restreindre sans apporter un supplément de sens. Il est évident que le poète décrit TOUS ceux qui jouissent de l'amour en ayant pas les obligations des ouvriers, et l'expression : "l'âme est en couronne", quelle que soit délicate l'analyse syntaxique, signifie clairement que ces gens se sentent rois de leur destinée à jouir pleinement de l'amour. Rimbaud donne l'envers de la royauté de l'Homme dans "Credo in unam" avec la mention des "Amants" qui sont un peu les profiteurs du travail de la société. On peut les appeler les "Bergers", car cet élément du quatrain final les décrit directement avec une précision plus grande encore quand on jauge tout le substrat arcadien du mot.
Il est question aussi au premier quatrain de "l'odeur du soir fêté" et à cette aune il suffit de reprendre tous les poèmes du dix-neuvième siècle, de Victor Hugo et d'Alfred de Musset en particulier, qui mettent un nom sur ceux qui jouissent avec une grande fréquence de ces fêtes en soirée. Les "bosquets" précisent un cadre. Est-ce exclusivement une référence satirique contre ces "Amants" ? Pas forcément, il faudrait travailler un peu plus habilement à déterminer si tel est le cas ou non. La compassion de Rimbaud est manifestée aussi dans différents poèmes de Victor Hugo, par exemple.
La satire est plus sensible dans l'idée que la ville va rire sous de faux cieux.
Pour la mention "leur désert de mousse", elle est ironique, mais ironique parce qu'elle suppose une référence au confort de ceux qui jouissent du "sommeil d'amour" prolongé. L'expression "tranquilles" se teinte également d'une certaine ironie, surtout à la suite de l'expression suggestive : "s'agitent" au vers précédent.
La prière du poète confirme ce point. L'abrutissement par l'eau-de-vie est un lot consolation qui maintiendrait leurs forces en paix. Il s'agit d'un oubli de la souffrance et des frustrations par l'alcool.
Dans l'ensemble, la lecture du poème ne pose guère de problème, surtout si on résout la difficulté de la mention de la mer par l'identification à un ciel bleu qui baigne la ville.
Il reste pourtant ce vers 8 : "Vers le soleil des Hespérides". Yves Reboul y voit une désignation des travaux urbains d'époque du côté des quartiers riches, ce qui fusionne complètement avec la lecture littérale du poème établie ci-dessus. Je voudrais relire son article de près dans les prochains jours.
Ici, moi, mon problème, c'est l'interprétation du vers 8, car la lecture de Reboul pourraît être juste, tout en étant fondée sur une interprétation forcée du vers 8.
Certes, le vers 8 suppose une référence géographique : "Vers le soleil des Hespérides" qui va de pair avec la mention "là-bas", et la lettre de "Jumphe 72" et la datation au bas du poème "Mai 1872" confirment que le poème parle des "lambris précieux" que se donne la ville même de Paris. Moi, ce qui me dérange, c'est de dire que "Vers le soleil des Hespérides" est une expression tarabiscotée pour dire l'ouest. Pour moi, l'expression "soleil des Hespérides" est plutôt une expression chargée d'une signification lourde. Le "soleil des Hespérides", c'est pas désigner l'ouest. Le soleil n'est pas l'aurore d'une part, et l'aube est ici décrite de toute façon comme un phénomène tel quel. Il n'y a pas à opposer l'aube de quatre heures du matin qui évapore l'odeur du soir fêté et le soleil des Hespérides. J'estime que "soleil des Hespérides" c'est une représentation idéale comme on a "printemps des Hespérides" dans les poèmes de Joseph Méry. Et je veux éprouver l'idée d'un Rimbaud se référant à des clichés du monde de la chanson populaire pour mieux préciser le sens réel, pas hypothétique, du morceau rimbaldien.
Je vais commencer par Marc-Antoine Desaugiers. Il est intégré à l'élite des poètes français dans l'anthologie de Crépet parue en 1861 et 1862, tout comme Béranger. Desaugiers a un poète célèbre quasi homonyme, mais surtout il est épicurien, écrit des chansons à boire, a un discours licencieux et libertin, et certains de ses poèmes comme "Le panpan bachique", un de ses plus connus, ressemblent quelque peu à "Âge d'or" dans l'expression bouffonne en vers courts :
 
    Maîtresse jolie
    Perd de sa folie,
    Se fane et s'oublie,
Victime des hivers.
    Mais ma Champenoise,
    Grise comme ardoise,
    En est plus grivoise,
Et me dicte ces vers :
 
Lorsque le champagne, etc.
 Je cite un extrait de "Âge d'or" pour bien vous édifier :
 
Quelqu'une des voix
Toujours angélique
- Il s'agit de moi, -
Vertement s'explique :
 
[...]
 
Et je peux citer aussi la mention "etc." que Rimbaud allonge de points de suspension, comme on le faisait à son époque :
 
Et c'est ta famille !... etc...
 Puisque la "Maîtresse" dicte ses vers à Desaugiers, on peut comparer aussi le "Je chante avec elle".
Notez aussi que l'extrait cité de Desaugiers offre un faible écart de mesure entre des vers de cinq syllabes et d'autres de six syllabes. Nous avons précisément affaire à des dérèglements similaires de la part de Rimbaud, soit au plan de l'allongement des strophes ou séquences, soit au plan de variation du vers dans "Comédie de la soif", autre chanson à boire dont forcément Desaugiers est un modèle de notoriété publique. L'une des plus célèbres chansons de Desaugiers exhibe le "comme" à la rime, et Desaugiers est mort en 1827, l'année même où Hugo va commencer à l'employer à la rime et à la césure dans Cromwell. En effet, dans le même morceau "Le panpan bachique", nous rencontrons ces vers avec la rime identique à celle d'Agrippa d'Aubigné au début des Tragiques et cela suit une rime "goguette"/"guinguette"/"grisette" dont l'intérêt ne peut échapper aux rimbaldiens...
 
   Qu'Horace en goguette,
   Courant la guinguette,
   Verse à sa grisette,
 Le falerne si doux ;
    S'il eût, le cher homme,
    Connu Paris comme
    Il connaissait Rome,
Il eût dit avec nous :
 
Lorsque le champagne, etc.
 Il y a un moment où il est clair comme de l'eau de roche, pardon de l'eau-de-vie, que "Bonne pensée du matin" et "Âge d'or" sont des poèmes-chansons, justifiés par des vers célèbres de Ronsard en tant que grande poésie lyrique, et des poèmes-chansons à la manière plus frivole des chansonniers populaires Desuagiers et Béranger. Le dispositif de "Âge d'or" est une référence explicite à celui appliqué par Desaugiers dans "Le panpan bachique". Or, il est une autre chanson très célèbre de Desaugiers qui s'intitule "Tableau de Paris à cinq heures du matin". On peut comparer les fins des deux titres "Tableau de Paris à cinq heures du matin" et "Bonne pensée du matin". Et en se substituant à "Bonne pensée", l'expression "A quatre heures" rend presque évidente l'allusion au titre de Desaugiers : "A quatre heures du matin, l'été," puisque seul le chiffre "cinq" est remplacé par le chiffre "quatre". Or, ce qui était presque évident, ne le devient-il pas tout à fait quand on enregistre que les vers 3 et 4 du poème de Rimbaud réécrivent les premiers vers du morceau de Desaugiers en lui reprenant la mention rare à la rime du verbe "évapore", Rimbaud évitant simplement sa forme prononimale ? Qu'on en juge par la citation des deux l'un après l'autre :
 
      L'ombre s'évapore,
      Et déjà l'aurore
      De ses rayons dore
      Les toits d'alentour ;
      Les lampes pâlissent,
      Les maisons blanchissent,
      Les marchés s'emplissent,
      On a vu le jour.
 
Sous les bosquets l'aube évapore
     L'odeur du soir fêté.
Au lieu de "L'ombre s'évapore", nous avons "l'aube évapore". Au lieu d'une évaporation de l'ombre, une évaporation de "l'odeur du soir fêté". Au lieu des "marchés", les "charpentiers" sur un "chantier". Et notez aussi qu'au vers "Les lampes pâlissent" fait écho la phrase courte : "La bougie pâlit" de la lettre à Delahaye.
Les "tombereaux" ont leur source dans la charrette de Suzon du couplet suivant :
 
 
   De la Villette,
   Dans sa charrette,
   Suzon brouette
Ses fleurs sur le quai,
[...]
Notez que Desaugiers joue sur une alternance entre couplets, et que ce couplet commence par des vers de quatre syllabes et revient soudain au vers de cinq syllabes. Rimbaud ne recourt pas aux vers de cinq syllabes dans "Bonne pensée du matin", qui est une "fête de la patience" quelque part, mais il s'y adonne ensuite dans trois des quatre "Fêtes de la patience" composée dans la foulée, puisqu'après "Bannières de mai" en octosyllabes comme l'est en partie et à peu près "Bonne pensée du matin", nous avons "Chansons de la plus haute tour", "L'Eternité" et "Âge d'or" qui sont tous les trois en vers de cinq syllabes, cas à part des versions tardives.
Desaugiers est une référence clef de Rimbaud quand il compose "Bonne pensée du matin", les quatre "Fêtes de la patience" et on peut aller plus loin encore avec "Comédie de la soif" notamment.
Il y a tout de même une altération dans "Bonne pensée du matin" avec passage du vers de six syllabes en fin de quatrain à un vers de quatre syllabes à la fin du second quatrain, et cet unique vers anormal de quatre syllabes commence par l'adverbe "Déjà" qui apparaissait "déjà" si j'ose dire au second vers du "Tableau de Paris..." cité plus haut : "Et déjà l'aurore". Cet adverbe est le support d'une anaphore entre vers de cinq syllabes (et non quatre) au sein de la troisième strophe :
 
Déjà l'épicière,
Déjà la fruitière,
Déjà l'écaillère
Saute à bas du lit.
L'ouvrier travaille,
L'écrivain rimaille,
Le fainéant bâille,
Et le savant lit.
En clair, Desaugiers énumère ceux pour qui le sommeil ne se prolonge pas. Il y mêle un peu hypocritement l'écrivain et le savant, fait un cas bizarre pour le fainéant qui si il bâille s'est tout de même levé. L'expression "saute à bas du lit", au singulier forcée puisque le vers a pour sujet les trois femmes épicière, fruitière et écaillère, est source de l'inversion : "Le sommeil d'amour dure encore". Il est clair que l'expression "Déjàç s'agitent" est chez Rimbaud un résumé de ce couplet du chansonnier. Notez qu'un autre couplet évoque une bonne qui au son de carillon que fait l'huissier quitte le lit du maître, sorte d'amant dont l'âme est en couronne, et regagne le sien. Un des couplets met à la rime l'expression en quatre syllabes "et cetera" à la suite d'une idée de danse et chant. Et il est question aussi d'une belle qui feint d'aller au bain pour mieux appelée par l'amour se diriger "vers Cythère". Et la fin du poème correspond exactement au discours tenu par Rimbaud à Delahaye : "me couchais à sept heures du matin" :
 
Tout Paris s'éveille...
Allons-nous coucher.
 
Ce n'est pas Jacques Dutronc, ou alors celui du tronc tranquillement allongé.
Or, avec la mention "Hespérides" à la rime et le choix d'un quatrain conclu par un vers plus court, on comprend que Rimbaud s'est inspiré aussi des poésies de Joseph Méry, lequel compose aussi des poèmes pour inviter à boire, lequel s'intéresse à l'instant de midi en particulier, lequel met à la rime soit "printemps des Hespérides", soit "fleurs des Hespérides". Comme Hugo, Desaugiers et Amédée Pommier, Joseph Méry pratique les vers courts acrobatiques. Enfin, Méry permet peut-être d'introduire le motif du "soir fêté", parce que Méry comme Rimbaud admire en extase les lumières du ciel, l'aube, l'apparition des étoiles, et il a une vie mondaine qui introduit ce motif du poète qui séduit les femmes auxquelles il tient compagnie dans des soirées de fête, en chantant la Péri, l'almée, etc.
Et tout cela je vais essayer de l'approfondir prochainement.
Retenez déjà que le "bain dans la mer, à midi" qui a quelque chose de la note du "Bateau ivre" et qui est effectivement une autre idée de "la mer allée / Avec le soleil" est probablement une vision d'ivresse du ciel bleu comme une mer dans laquelle on s'immerge comme en un bain imaginaire, et vous commencerez à vous dire qu'il y a peu d'éléments hermétiques à proprement parler dans "Bonne pensée du matin".