En 2004, Steve Murphy a publié un second article sien sur "Tête de faune" où il a mis en avant le lien entre le poème de Rimbaud et un sonnet des Cariatides de Banville dont le titre "Sous bois" avait déjà été repris par Glatigny. S'ajoute à cela l'affirmation critique tenance des rimbaldiens selon laquelle "Tête de faune" serait un poème qui aurait une césure pour chaque quatrain, idée lancée par Benoît de Cornulier en 1982.
Non, mille fois non, comme l'atteste l'anaphore des deux premiers vers : "Dans la feuillée...", nous sommes invités à lire, fût-ce de manière forcée, la césure après la quatrième syllabe de chaque vers, et la solution envisagée par Cornulier n'arrive pas à une lecture avec des césures passant plus naturellement, donc pourquoi changer ?
Mais le fait amusant va être l'occasion de revenir sur le problème du sillon qui se grave dans les esprits des rimbaldiens.
Je possède un ouvrage d'apparence ancienne, avec une couverture cartonnée. Il s'agit d'une Anthologie des poètes du XIXe siècle à la Librairie Hachette concoctée par Edouard Maynial, professeur au lycée Henri IV. En m'usant les yeux, j'identifie un copyright mentionnant l'année 1935, mais l'Avertissement parle des "instructions officielles de 1925" qui faisaient "une très large place" à la poésie du XIXe siècle "dans les programmes de l'Enseignement secondaire".
Le tout tient en un seul volume de 520 pages, et la fenêtre chronologique va de 1820 à 1920 en incluant Paul Claudel et Paul Valéry.
Je vais faire une comparaison avec l'anthologie des poètes français de Crépet de 1861-1862. L'anthologie de Crépet est en quatre tomes, avec le dernier tome consacré aux poètes du XIXe siècle ou nés pour la plupart au XIXe siècle.
L'anthologie Crépet évoque de bien plus nombreux poètes que l'anthologie de Maynial qui programme dans sa sélection autant la mémoire que l'oubli de poètes du XIXe siècle ! En revanche, par rapport à leur présent, l'anthologie Crépet fournit une "anthologie" fourre-tout en s'excusant d'avance si quelque poète génial leur aurait échappé et nous avons un petit ensemble de poètes qui n'ont pas été retenus pour le corps de l'ouvrage proprement dit, comme Chateaubriand, Arvers. En fait, ce n'est même pas une sélection de poètes tout récents, c'est une sélection de poètes qui pourraient rejoindre la liste autorisée et qui sont refoulés dans le doute en appendice. Voici la liste : Chateaubriand, Viennet, Pierre Lebrun, Jules Lefèvre-Deumier, Auguste Fontaney, Félix Arvers, Louis Bertrand, Napol le Pyrénéen, Alexandre Cosnard, F. de Gramont et Gustave Nadaud.
Comparons les deux listes.
Voici celle de Crépart pour son tome IV sur le dix-neuvième siècle, le tome III se finissant je le rappelle sur Desaugiers :
Lamartine, Nodier, Béranger, Denne-Baron, Millevoye, Guttinguer, Madame Desbordes-Valmore, Alexandre Soumet (sans aucun poème cité suite à l'opposition des ayant-droit), Jean Polonius, Emile Deschamps, Casimir Delavigne, Madame A. Tastu, Reboul, Alfred de Vigny, Antoni Deschamps, Victor Hugo, Méry, Brizeux, Amédée Pommier, Madame de Girardin, Sainte-Beuve, Auguste Barbier, Charles Dovalle, Gérard de Nerval, Alfred de Musset, Hégésippe Moreau, Théophile Gautier, Victor de Laprade, Madame Ackermann, Charles Coran, Joséphin Soulary, Arsène Houssaye, Nicolas Martin, Auguste Lacaussade, Henri Blaze, Auguste Vacquerie, Gustave Levavasseur, Leconte de Lisle, Théodore de Banville, Charles Baudelaire, Pierre Dupont, Ernest Prarond, Louis Bouilhet et André Lemoyne. Suit la section fourre-tout "Anthologie" mentionnée plus haut.
L'anthologie de Maynial fait subir une forte contraction à cet ensemble. Nous avons d'abord un vaste ensemble qui réunit un petit nombre de cinq grands romantiques : Lamartine, Hugo, Vigny, Desbordes-Valmore et Musset. La section consacrée à la poétesse douaisienne est moins conséquente, mais j'observe qu'elle est placée avant Musset. Par leur autorité, mais aussi par le fait de produire des poèmes assez longs, Lamartine, Vigny, Hugo et Musset occupent une partie considérable de l'ouvrage. En ajoutant Desbordes-Valmore, nous arrivons à un ensemble de 227 pages rien que pour eux (pages 33 à 259). La partie consacrée à la poétesse douaisienne ne fait que sept pages. 220 pages pour les quatre grands romantiques.
Maynial poursuit avec des sections plus courtes sur Gérard de Nerval (10 pages), Théophile Gautier (24 pages), Théodore de Banville (16 pages) et n'en consacre que sept à Leconte de Lisle, ce qui prépare le terrain de son discrédit au XXe siècle. Puis il en vient à Baudelaire auquel il consacre 24 pages comme il l'a fait pour Gautier.
Nous en avons fini avec la partie commune avec l'anthologie de Crépet.
Même si on peut trouver normal que certains noms s'effacent, il y a tout de même des observations intéressantes. Les chansonniers disparaissent ! Rimbaud, quand il lisait l'anthologie de Crépet, constatait la mise en valeur des poètes chansonniers : Desaugiers à la fin du tome III, Béranger dans le tome IV, mais aussi Pierre Dupont.
Le refoulement vient de loin, et on comprend aisément que, de nos jours, aucun universitaire ne s'empresse de lire Béranger, Desaugiers ou Pierre Dupont. C'est à cette aune que les rimbaldiens n'ont pas identifié que dans "Bonne pensée du matin" Rimbaud citait de manière bien ostentatoire le célèbre "Tableau de Paris à quatre heures du matin" de Desaugiers. Je conseille également de se reporter au "Chant des ouvriers" de Pierre Dupont. Pour "Bonne pensée du matin", Rimbaud s'est inspiré je le répète de Desaugiers et non pas de Pierre Dupont, mais je n'exclus pas que Rimbaud ait songé au poème chanson de Dupont dans l'opération.
Dans l'anthologie Crépet, la notice pour Pierre Dupont est rédigée par Baudelaire lui-même. Et on trouve la pièce "Le Chant des ouvriers" à partir de la page 616. Dupont a pu avoir à l'esprit le poème de Desaugiers et il convient de citer certains passages qui peuvent intéresser les rimbaldiens. Voici déjà le début du poème, le premier couplet suivi de son refrain de cinq vers qui sera mentionné ensuite en abrégé avec le fameux "etc." entre les couplets :
Nous, dont la lampe, le matin,Au clairon du coq se rallume ;Nous tous, qu'un salaire incertainRamène avant l'aube à l'enclume ;Nous qui, des bras, des pieds, des mains,De tout le corps, luttons sans cesse,Sans abriter nos lendemainsContre le froid de la vieillesse,Aimons-nous, et quand nous pouvonsNous unir pour boire à la ronde.Que le canon se taise ou gronde,BuvonsA l'indépendance du monde !
Le poème dénonce aussi l'enrôlement des ouvriers dans les guerres. Mais les couplets n'intéressent pas autant l'étude de "Bonne pensée du matin" que ce refrain cité in extenso. Dans sa notice, Baudelaire cite pourtant le couplet suivant où je tombe sur cette expression "au grand soleil" qui impose à mon esprit un vers des "Mains de Jeanne-Marie" :
Mal vêtus, logés dans des trous,Sous les combles, dans les décombres,Nous vivons avec les hibouxEt les larrons amis des ombres :Cependant notre sang vermeilCoule impétueux dans nos veines ;Nous nous plairions au grand soleil,Et sous les rameaux verts des chênes !Aimons-nous, et quand nous pouvons, etc.
Je cite évidemment le quatrain des "Mains de Jeanne-Marie" auquel me fait songer ce passage du "Chant des ouvriers" :
Elles ont pâli, merveilleuses,Au grand soleil d'amour chargé,Sur le bronze des mitrailleusesA travers Paris insurgé !
Et avec cette amorce, je vous cite désormais le couple suivant du "Chant des ouvriers", son dernier couplet, et vous devriez en principe être frappés par le parallèle entre l'action sanglante héroïque admirable des insurgées et le sacrifice des ouvriers dans des guerres au profit de tyrans :
A chaque fois que, par torrents,Notre sang coule sur le monde,C'est toujours pour quelques tyransQue cette rosée est féconde.Ménageons-le dorénavant,L'amour est plus fort que la guerre !En attendant qu'un meilleur ventSouffle du ciel ou de la terre,Aimons-nous, et quand nous pouvons, etc.
Je cite justement les deux derniers quatrains des "Mains de Jeanne-Marie" qui suivent celui sur le "grand soleil d'amour" :
Ah ! quelquefois, ô Mains sacrées,A vos poings, Mains où tremblent nosLèvres jamais désenivrées,Crie une chaîne aux clairs anneaux !Et c'est un soubresaut étrangeDans nos êtres, quand, quelquefois,On veut vous déhâler, Mains d'ange,En vous faisant saigner les doigts !
La reprise de "quelquefois" qui musicalise le poème de Rimbaud peut faire écho au "A chaque fois" de Dupont, et vous avez ici un sang qui n'a pas été ménagé, qui coule, mais cette fois non pas pour la cause des tyrans même si ceux-ci prennent le dessus avec les chaînes, et il s'agit cette fois d'une guerre d'insurrection, donc une guerre au nom de l'amour. J'ai vraiment l'impression que Rimbaud songeait au poème de Dupont en composant "Les Mains de Jeanne-Marie" en février 1872, puis "Bonne pensée du matin" trois mois plus tard.
Ce n'est pas tout. La fin du poème "Le Chant des ouvriers" avec ses "sujets d'un roi de Babylone" si on peut dire contient une subordonnée qui offre en attaque la locution conjonctive "En attendant que...", ce qui a pour correspondance le gérondif "En attendant" du dernier vers de "Bonne pensée du matin". Et la comparaison est éloquente pour le sens également :
[...]En attendant le bain dans la mer, à midi.En attendant qu'un meilleur ventSouffle du ciel ou de la terre,[...]
La notice de Baudelaire est intéressante à lire de près également. Je ne partage pas du tout l'enthousiasme de Baudelaire pour Pierre Dupont. Dans le tome IV de l'anthologie Crépat, Baudelaire a fourni les notices de Banville, Hugo, Gautier et Leconte de Lisle, excusez du peu ! mais aussi de Gustave Le Vavasseur, de Marceline Desbordes-Valmore et de Pierre Dupont. Celle sur Auguste Barbier ne lui a pas été confiée, mais on sait qu'il l'admirait. Or, autant, je partage le goût de Baudelaire pour Desbordes-Valmore et Barbier, autant je suis sceptique quant à l'intérêt poétique de Pierre Dupont. Toutefois, Baudelaire donne du contexte. A partir de 1843, il y a eu une réaction de lassitude à l'encontre de Victor Hugo et du mouvement romantique qui avait dominé la société, ce qui fait qu'il y a eu un retour du public aux codes de la poésie classique, ce que déplore Baudelaire. Je note en passant que Baudelaire fait remarquer que le public en avait assez d'entendre Hugo être appelé "le juste", mot en italique dans la notice de Baudelaire. Il va de soi qu'avant d'écrire "L'Homme juste" Rimbaud avait pas mal lu l'anthologie de Crépet et ses notices. Et donc Baudelaire prétend que Pierre Dupont a été un rempart de vraie poésie face au mauvais goût d'un néoclassicisme qui ne faisait que surréagir à l'omniprésence romantique de Victor Hugo. Il s'agissait d'une infatuation par sottise pour un classicisme académique. Banville n'avait pas réussi avec son premier recueil à contrer cette réaction. Ainsi, la gloire des chansons de Pierre Dupont, connaissance personnelle de Baudelaire, fut d'un secours immense dans la décennie 1840.
Il faut se représenter le très jeune Rimbaud lisant et relisant cette notice en 1870, puis en 1871. Il est invité à s'identifier au souffle des seconds romantiques contre le nouvel assaut des classiques rétrogrades, et Baudelaire l'invite à saluer Banville en maître, puis l'auteur des Fleurs du Mal va bien sûr émettre des réserves quant à Pierre Dupont, mais il va célébrer une fraîcheur poétique qui va faire méditer Rimbaud. Je cite le passage où Baudelaire évoque la transformation de Dupont, et vous y noterez la mention du mot "illumination", et aussi l'une des rares occurrences de l'adjectif "latente" dans les notices de l'anthologie Crépet, il y en a au moins une deuxième, mais je ne sais plus où :
[...] Tout d'un coup, il fut frappé d'une illumination. Il se souvint de ses émotions d'enfance, de la poésie latente de l'enfance, jadis si souvent provoquée par ce que nous pouvons appeler la poésie anonyme, la chanson, non pas celle du soi-disant homme de lettres courbé sur un bureau officiel et utilisant ses loisirs de bureaucrate, mais la chanson du premier venu, du laboureur, du maçon, du roulier, du matelot. [...]
Evidemment, je ne prétends pas que Rimbaud se soit inspiré ici du mot "illumination" pour donner un titre à un projet inachevé de recueil (Hihihi ! je sais que certains me lisent) et il va de soi que le propos de Baudelaire est dans la continuité d'autres, et j'ai déjà souligné que le mot "latentes" à la rime est une citation d'une rime d'Armand Silvestre, mais je n'exclus pas l'influence de cette occurrence de "latente" sur la composition d'ensemble du sonnet "Voyelles", et cette occurrence est couplée au motif des souvenirs de l'enfance, ce qui intéresse là encore les études rimbaldiennes, et je rappelle qu'après "Voyelles" on a comme dit Verlaine un Rimbaud qui vire de bord et fait dans le naïf et l'exprès trop simple, et ce sera aussi comme dit au début de "Alchimie du verbe" l'époque d'un intérêt accru pour la poésie populaire.
Baudelaire parle dans sa notice d'un retour à la "vraie poésie" ! Et cette phrase illustre son propos : "La grâce y était naturelle, et non plaquée par le procédé artificiel dont usaient au XVIIIe siècle les peintres et les littérateurs. Quelques crudités même servaient à rendre plus visibles les délicatesses des rudes personnages dont ces poésies racontaient la joie ou la douleur." Baudelaire dénonce un artifice ancien qu'il ne précise pas, mais il applaudit à l'artifice qui consiste à entremêler sa composition de certaines crudités. N'en déplaise aux baudelairiens, je trouve l'argumentation maladroite, mais Rimbaud travaille bien à introduire des crudités, des fautes de versification dans ses poésies nouvelle manière. Baudelaire invite à lire "l'album les Paysans" de Dupont, mais la bibliographie en fin de notice ne cite que le volume des Chansons, recueil que j'ai déjà parcouru par le passé, mais je ne sais pas si cela inclut l'album des Paysans...
Voici une petite idée des réserves de Baudelaire sur l'art de Pierre Dupont et son essai pour dégager ce qu'il perçoit malgré tout de pertinent dans ses pièces :
Je sais que les ouvrages de Pierre Dupont ne sont pas d'un goût fin et parfait ; mais il a l'instinct, sinon le sentiment raisonné de la beauté parfaite. [...]Baudelaire enchaîne avec un exemple où la pauvreté regarde la richesse sa voisine, et où Dupont aurait eu le génie de mettre dans la bouche de la pauvreté un sentiment d'orgueil, un élan de volputé : "Nous aussi, nous comprenons la beauté des palais et des parcs ! Nous aussi, nous devinons l'art d'être heureux !" Et admiratif Baudelaire dit que peu après "cet hymne retentissant s'adaptait admirablement à une révolution générale dans la politique et dans les applications de la politique. Il devenait, presque immédiatement, le cri de ralliement des classes déshéritées."
Vous vous rappelez les quatrains cités plus haut des "Mains de Jeanne-Marie", et de son occurrence du verbe conjugué : "Crie" ?
Ah ! quelquefois, ô Mains sacrées,A vos poings, Mains où tremblent nosLèvres jamais désenivrées,Crie une chaîne aux clairs anneaux !Et c'est un soubresaut étrange[...]
Et cette fin des "Mains de Jeanne-Marie" étant à rapprocher de "Voyelles", à cause déjà de la reprise de la rime "anges"/"étranges" de l'un à l'autre poème, je fais remarquer que Baudelaire précise que l'instrument de Dupont n'est pas un de ces "clairons guerriers" habituels, mais qu'il est porté à l'utopie. Il exprime les choses avec une certaine force qui implique la bonté.
Vous vous doutez bien que Rimbaud ne lisait pas uniquement ces notices pour apprendre à composer une strophe, à mettre une césure sur un vers, à choisir de bonnes rimes. Baudelaire est en train, même si c'est à partir du un peu dérisoire Pierre Dupont, de donner une leçon d'ambition poétique pour son temps. Baudelaire dénonce aussi la paresse qu'il y a à s'adonner à la rhétorique didactique quand on est poète. Il signifie à Rimbaud que le défi est faire quelque chose qui n'a l'air de rien mais qui a de la profondeur. C'est marrant que les rimbaldiens, toujours pressés de mettre Baudelaire au-dessus de tous, ne font rien de cette notice sur Pierre Dupont qui a d'évidence un immense intérêt pour s'expliquer les visées de Rimbaud au cours de son évolution. Baudelaire parle de "développement lyrique naturel", formulation à rapprocher de passages de la lettre à Demeny du 15 mai 1871 où l'opinion sur Baudelaire pourrait être nourrie non seulement des poésies en tant que telles, mais de ses présentes analyses en prose, non ?
J'abrège tout comme Baudelaire lui-même et ne cite plus que la toute fin de cette notice :
[...] il appartient à cette aristocratie naturelle des esprits qui doivent infiniment plus à la nature qu'à l'art, et qui, comme deux autres grands poëtes, Auguste Barbier et Marceline Desbordes-Valmore, ne trouvent que par la spontanéité de leur âme, l'expression, le chant, le cri, destinés à se graver éternellement dans toutes les mémoires.
Je le répète, je suis réservé quant à l'intérêt des vers de Pierre Dupont, mais il est certain que Desbordes-Valmore et Barbier sont deux poètes qui n'ont eux pas à tomber dans l'oubli.
Je remarque qu'à propos des "clairons guerriers" Baudelaire cite un passage en vers de Pétrus Borel, lequel n'est pas inclus dans l'anthologie. Baudelaire a écrit aussi sur Pétrus Borel et cela nous rapproche d'une lecture de Philothée O'Neddy où Rimbaud a trouvé le couplage "strideur" et "clairons".
Borel et O'Neddy feront un retour dans certaines anthologies de la poésie du dix-neuvième siècle. Ils étaient absents de l'anthologie Crépet, malgré la collaboration de Baudelaire...
Maynial est l'exemple d'une institution scolaire qui considère que les grands romantiques sont devenus l'équivalent des classiques, et ce qui est amusant c'est que Maynial a débarrassé l'anthologie de la part de poésie populaire qui assurait fraîcheur et vraie poésie dans l'opinion de Baudelaire. Desbordes-Valmore est la seule qui en réchappe, et je rappelle que le poème de Châtillon "A la grand-pinte", source pour "Au cabaret-vert" ou "Larme" est cité aussi dans l'anthologie Crépet.
Maynial est l'exemple d'une institution scolaire qui considère que les grands romantiques sont devenus l'équivalent des classiques, et ce qui est amusant c'est que Maynial a débarrassé l'anthologie de la part de poésie populaire qui assurait fraîcheur et vraie poésie dans l'opinion de Baudelaire. Desbordes-Valmore est la seule qui en réchappe, et je rappelle que le poème de Châtillon "A la grand-pinte", source pour "Au cabaret-vert" ou "Larme" est cité aussi dans l'anthologie Crépet.
Outre Barbier, quelles pertes sont à déplorer du côté des restrictions de l'anthologie de Maynial ? Béranger fait sans doute partie malgré tout de l'histoire littéraire. On peut comprendre la suppression de Nodier, Denne-Baron, Millevoyer, Guttinguer, Soumet, Jean Polonius, Casimir Delavigne, Amable Tastu, Delphine de Girardin, Ackermann, Reboul, Méry, maius Maynial a exclu également Sainte-Beuve et les frères Deschamps. Personnellement, je pense que l'histoire littéraire se trompe en privilégiant le frère aîné des Deschamps, c'est le frère cadet Antoni qui est le plus important des deux.
Maynial supprime aussi Hégésippe Moreau et Auguste Brizeux, ce qui pose aussi problème à une bonne approche de l'histoire de la poésie au dix-neuvième siècle. Quand on voit le nombre considérable de poètes qui sont sauvés de l'oubli par le fait d'avoir été publié dans les volumes du Parnasse contemporain ou par le fait que les anthologies du vingtième siècle ne faisaient pas de tri dans la ribambelle de poètes de la fin du XIXe et du début du XXe, c'est quand même à un moment donné un traitement désinvolte, mal informé sur la poésie du passé. On fait des anthologies au plus pressé d'un âge d'or qu'on connaît finalement bien mal.
Or, pour Rimbaud, cet âge d'or était encore d'actualité à son époque, il ne se contentait pas de lire dix poètes d'avant les volumes du Parnasse contemporain.
On observe aussi la présence d'Amédée Pommier dans l'anthologie Crépet avec une notice de Charles Asselineau et non pas de Barbey d'Aurevilly qui a pourtant fait celle sur Vigny.
Parmi les poètes contemporains de Baudelaire, l'anthologie Crépet met en avant Charles Dovalle, Victor de Laprade, Auguste Lacaussade, Charles Coran, Joséphin Soulary, Arsène Houssaye, Nicolas Martin, Henri Blaze, Auguste Vacquerie, Gustave Le Vavasseur, Ernest Prarond, Louis Bouilhet et André Lemoyne. Je retiendrais en particulier les poésies un peu particulières de Louis Bouilhet, même si face à la longueur de ses créations Bouilhet tend à s'alanguir et se diluer. Arsène Houssaye est un peu un nom qui m'étonne, je ne l'ai quasi pas lu, mais habitué à le voir comme un directeur de publication je remarque qu'une certaine attention est portée à cet écrivain, mis en avant par exemple par Banville. Il faudra que je me penche de plus près sur ses recueils. Soulary, je l'ai lu très tôt, je trouvais ça dérisoire. J'ai lu des poésies de tous ces poètes sans les trouver très importants. Vacquerie est un sous-Hugo évidemment, il imite son parent par alliance, parfois pas trop mal, mais bon... Charles Coran a créé deux poèmes importants pour l'histoire des audaces métriques, j'observe qu'il était mis en avant dans cette anthologie. Prarond et Le Vavasseur, c'est dans ma perception des proches un peu dérisoires du Baudelaire de la décennie 1841-1850. Je ne crois pas au génie de Lemoyne non plus. Bref, cette anthologie s'arrête juste avant la levée de la génération parnassienne au sens strict.
Entre l'anthologie de Crépet et celle de Maynial, on pourrait glisser celle de Lemerre à la toute fin du dix-neuvième, puis celle de Walch en 1906. Avant de quitter l'anthologie Crépet, outre l'absence de Borel et O'Neddy, je note celle de Xavier Forneret remis en avant par les surréaliste, mais je ne considère pas Forneret comme une plume géniale. Je relève aussi l'absence de la poésie en prose, malgré les présences de Louis Bertrand et Charles Baudelaire.
Je reviens à l'anthologie de Maynial. Après Baudelaire, nous avons une rubrique de sept pages sur Sully-Prudhomme, le premier Prix Noble de Littérature désormais. Puis, nous avons six pages sur Heredia avec un seul sonnet cité "Les Conquérants". On arrive alors aux parties consacrées à Verlaine, Rimbaud et Mallarmé. Dix-huit pages pour Verlaine contre quinze pour Rimbaud ! Mais ce dernier n'est cité que pour ses vers "première manière" à une exception près "Tête de faune". Les rimbaldiens me répliqueront peut-être que Verlaine associait "Tête de faune" aux vers première manière, l'exhibant dans ses Poètes maudits. Toutefois, un quatrain de "L'Eternité" est cité dans la partie "Arthur Rimbaud", tandis que "Tête de faune" est cité dans la partie "Pauvre Lélian"... Ensuite, pour juger de la manière, il faut considérer le poème lui-même, il s'agit d'un poème aux césures à lire de manière forcée au point qu'un néophyte ne saura les repérer, donc il est évident que c'est un poème "seconde manière".
Même la solution de lecture envisagée actuellement par les métriciens n'est pas "première manière" qui plus est.
Alors, passons à l'attaque !
Ce qui m'a amusé, c'est que Maynial a créé une symétrie remarquable entre "Sous-bois" de Banville et "Tête de faune" de Rimbaud sans savoir que Murphy rapprocherait ces deux poèmes, l'un étant une source pour l'autre, dans un article paru en 2004 !
A la page 295, "Sous bois" est le premier poème cité de Banville, en voici le chapeau :
Datée du 26 janvier 1842, cette pièce fait partie du recueil des Cariatides. Ces poésies, œuvre de la première jeunesse de Banville, qui n'avait pas vingt ans quand il les écrivait, ont subi l'influence de Musset et de Victor Hugo ; mais elles sont surtout pénétrées d'une admiration fervente pour la beauté antique, pour les mythes merveilleux interprétés par les arts plastiques des siècles passés ; ou bien, comme ici, le poète évoque dans la forêt de Shakespeare une scène de Watteau, Le Songe d'une nuit d'été vécu par des personnages de la comédie italienne. Pour le thème et les personnages, la pièce est à rapprocher de Victor Hugo, La Fête chez Thérèse (p. 112), Théophile Gautier, Le Carnaval de Venise (p. 288), Verlaine, Les Fêtes galantes (p. 358).
Suite à une considération erronée exposée dans le chapeau que nous allons citer ci-dessous, "Tête de faune" est le premier poème cité de Rimbaud par Maynial, lequel précise bien la source de sa transcription à cause de l'exclusivité à l'époque des ayant-droits : "(Poésies, Société du Mercure de France, édit.)". Le propos sur Banville qui aurait pu signer ces vers est superbe, et comique à la fois. Notez que Maynial pense que le poème a plusieurs césures et que c'était normal à l'époque, puisque "Tête de faune" serait une imitation de jeunesse des parnassiens. Il ne faut jamais perdre de vue que quand les métriciens actuels prétendent à tort que Rimbaud change de mesure quatrain par quatrain, ils ne font qu'essayer de donner une forme ordonnée à la thèse initiale née à l'époque de la publication du poème...
Ces vers sont parmi les premiers qu'Arthur Rimbaud écrivit,, aux environs de la quinzième année (1869). Cette évocation de la nature primitive est évidemment un thème parnassien, le jeune poète ayant d'abord subi, comme il est naturel, l'influence de l'esthétique à la mode, dont il devait très vite se détourner avec dégoût. Cette pièce pourrait être signée de Banville.Vers de 10 syllabes, avec césure très variée, à la 4e, 5e ou 6e syllabe.
Maynial se trompe sur le dégoût pour le Parnasse et sur le degré d'imitation que suppose le morceau. Il ne cite pas "Sous bois", mais doit avoir fait le rapprochement pour les rimes communes à tout le moins. Le contraire serait étonnant, puisque c'est lui qui a collecté les poèmes et conçu son anthologie. Ce qui doit l'empêcher de parler de "Sous bois" directement, c'est que les thèmes sont distincts, seules les rimes sont à rapprocher. La forme encourage à identifier une parenté dans la manière, mais le fond fait dire un peu vite à Maynial qu'il n'y a pas un poème qui a servi de modèle pour l'autre.
Je cite rapidement les deux poèmes pour finir :
Sous bois
A travers le bois fauve et radieux,
Récitant des vers sans qu'on les en prie,
Vont, couverts de pourpre et d'orfèvrerie,
Les comédiens rois et demi-dieux.
Hérode brandit son glaive odieux,
Dans les oripeaux de la broderie,
Cléopâtre brille en jupe fleurie
Comme resplendit un paon couvert d'yeux.
Puis, tout flamboyants sous les chrysolithes,
Les bruns Adonis et les Hippolytes
Montrent leurs arcs d'or et leurs peaux de loups.
Pierrot s'est chargé de la dame-jeanne.
Puis, après eux tous, d'un air triste et doux,
Viennent en rêvant le Poète et l'Âne.
**
Tête de faune
Dans la feuillée, écrin vert taché d'or,
Dans la feuillée incertaine et fleurie
De splendides fleurs où le baiser dort,
Vif et crevant l'exquise broderie,
Un faune effaré montre ses deux yeux
Et mord les fleurs rouges de ses dents blanches :
Brunie et sanglante ainsi qu'un vin vieux,
Sa lèvre éclate en rires sous les branches.
Et quand il a fui - tel qu'un écureuil, -
Son rire tremble encore à chaque feuille,
Et l'on voit épeuré par un bouvreuil
Le Baiser d'or du Bois, qui se recueille.
Le sonnet de Banville a des quatrains sur les deux mêmes rimes. Rimbaud a repris les deux mots à la rime du second quatrain : "broderie" et "fleurie" pour les redistribuer en sens inverse et autrement dans son quatrain de rimes croisées : "fleurie" vers 2 et "broderie" vers 4. Du même second quatrain du sonnet "Sous bois", Rimbaud a repris la rime en "-eux", mais il a abandonné "odieux" pour ne conserver que le mot "yeux" qui rime avec "yeux". Il va de soi que l'attaque répétée en anaphore "Dans la feuillée" est une démarcation de l'attaque du sonnet banvillien : "A travers le bois", tandis que la formule "écrin vert taché d'or" fait écho à l'hémistiche "fauve et radieux" pour l'éclat, fait écho aussi à "orfèverie" où se dégage l'attaque "or", et j'ajouterais l'écho à "oripeaux de la broderie" dans la foulée, puis à "brille", "resplendit" et "tout flamboyants". Je note que l'érotisation "Les bruns Adonis" passe en couleur d'ivresse : "Brunie et sanglante ainsi qu'un vin vieux". D'ailleurs, le faune est symétrique des séducteurs Adonis et Hippolytes. Ceux-ci "Montrent leurs arcs d'or et leurs peaux de loups", ce dernier élément vestimentaire les rapprochant du faune, tandis que le "faune" "montre ses deux yeux" et sa morsure en fait un peu qu'un être vêtu de peaux de loups, si je puis dire. Ceci montre assez que malgré des sujets nettement distincts, il y a un parallèle à interroger entre les représentations.
Pour en finir avec l'anthologie de Maynial, on constate qu'il fait l'impasse sur la plupart des parnassiens. Il ne retient que les maîtres Baudelaire, Banville, Gautier et Leconte de Lisle, le prix Nobel Sully Prudhomme et le canonisé Heredia. Verlaine et Mallarmé ne sont sans doute pas exhibés ici en tant que parnassiens prototypiques bien sûr. Mais Coppée est tout de même étalé avec deux poèmes rapportés entre Rimbaud et Mallarmé. Maynial ne cite ni Cros ce qui peut se concevoir, ni Corbière ci qui est plus regrettable, ni Isidore Ducasse qui de toute façon écrit en prose, ni Germain Nouveau ce qui se conçoit, ni Léon dierx ce qui est dommage, et il passe à Jules Laforgue, poète très intéressant quoi qu'à la versification un peu molle. Enfin, on a droit à des parties aussi longues que pour Verlaine, Rimbaud et Mallarmé, ou peu s'en faut, avec des poètes dont l'importance nous étonne : Georges Rodenbach, Albert Samain, Jean Moréas, Charles Guérin, Emile Verhearen, Jean Richepin, Charles Van Lerberghe, Henri de Régnier, la Comtesse de Noailles, et pour finir Paul Valéry et Paul Claudel, mais pas d'Apollinaire.
Pas mal édifiant tout cela, n'est-ce pas ?