Parfois, un mot rare ou une rime inhabituelle permettent de découvrir des sources insoupçonnées. Et parfois encore, il convient de creuser la découverte. Tout le poème "Credo in unam" porte la marque d'un dialogue polémique avec "Rolla" de Musset. Rimbaud ne s'est pas contenté de répondre "oui" à la question : "Regrettez-vous le temps...". En creusant la source, on se rend compte que Rimbaud imite des vers dans "Rolla" quand il proclame sa foi, parle d'arbres muets, etc., et puis on a cette pépite qui finit par tomber. Quelle mouche avait piqué Rimbaud de parler de la Pensée comme d'une cavale jaillissant de son front. La réponse était dans la réplique continue au poème "Rolla" où figure une comparaison entre l'esprit libre intraitable de Rolla et une cavale qui se laisse mourir de soif par refus de subir la domestication humaine. Et ce qui prouve le lien, c'est une reprise phrastique : la cavale ne savait pas...
Appliquons maintenant la méthode de Champollion. Il y a plusieurs noms propres extrêmement rares dans "Credo in unam". Le nom "Endymion" est employé en fin de vers pour rimer avec "rayon". Il est vrai qu'il ne faut pas écarter des influences classiques du genre de Delille, mais cela coïncide avec deux vers de "La Mort de Socrate" de Lamartine. Justement, la série des questions métaphysiques de l'humain angoissé par sa petite place dans l'immense univers relève de l'influence de Lamartine, Hugo étant un relais de cette influence. Accessoirement, Lamartine peut s'inspirer de vers du XVIIIe siècle méconnus, mais Lamartine n'en reste pas moins la base de l'influence sur Rimbaud.
La séquence : "Ô splendeur de la chair ! ô splendeur idéale ! / Ô renouveau sublime, aurore triomphale, / [...]" fait nettement songer au "Sacre de la Femme" de Victor Hugo. L'influence de Baudelaire, avec "La Géante" et "J'aime le souvenir de ces époques nues" est perceptible également, le style baudelairien ressort en particulier dans les vers : "Oui, l'homme est faible et laid, le doute le dévaste ; / [...] De la prison terrestre à la beauté du jour, [...]" semble particulièrement fidèle à la note particulière des Fleurs du Mal. Mais je parlais de méthode Champollion à partir des noms propres. Et Cybèle est mentionnée à deux reprises à la rime dans ce poème, et cela m'intéresse énormément. De plus, comme avec "Rolla", j'ai déjà pas mal commenté les 48 premiers vers du poème, il est bon pour moi de consolider l'analyse pour certains vers de cet ensemble dont j'ai moins traité jusqu'à présent.
La première mention de Cybèle est fondue à la reprise du premier vers de "Rolla" et elle lance la troisième séquence du poème, séquence de huit vers qui nous intéresse ici dans son ensemble en tant que description de Cybèle :
Je regrette les temps de la grande CybèleQu'on disait parcourir, gigantesquement belle,Sur un grand char d'airain les splendides cités !...Son double sein versait dans les immensitésLe pur ruissellement de la vie infinie -L'Homme suçait, heureux, sa Mamelle bénie,Comme un petit enfant, jouant sur ses genoux !- Parce qu'il était fort, l'Homme était chaste et doux !
La deuxième mention suit de peu, je pourrais passer du temps à commenter la quatrième séquence de "Credo in unam" en regard de la troisième que je viens de citer, mais je vais me contenter d'exhiber les deux vers qui concernent le personnage mythologique de Cybèle :
- Oh ! s'il savait encor puiser à ta mamelle,Grande Mère des Dieux et des Hommes, Cybèle !
Commençons par un constat qui excède le cadre des vers cités. Cybèle est une désignation alternative pour Vénus. Mais ce qui va m'intéresser, c'est les particularités de la description.
Cybèle rime une première fois avec "belle", rime assez facile, assez prévisible. Puis nous avons une mention "Mamelle bénie" qui sert de transition avant la deuxième rime qui sera justement "mamelle"/"Cybèle". L'emploi au singulier de "mamelle" est lui-même recherché. Rimbauid a probablement lu auparavant des poèmes avec la rime "Cybèle"/"belle", et la question se pose pour cette autre rime "mamelle"/"Cybèle".
Passons aux attributs de Cybèle. Rimbaud rapporte des paroles d'autres poètes : "Qu'on disait parcourir", et Rimbaud aurait régulièrement lu que Cybèle traversait les cités antiques "Sur un grand char d'airain". Cette information n'est pas si banale qu'il y paraît. Ensuite, il fait un développement sur la figure de maternité de la divinité avec l'idée d'une déesse qui verse avec ses seins un lait profitable à tout le genre humain, à tout l'univers même. Et Rimbaud va jusqu'à imaginer l'Homme nourri au sein par la déesse. La reprise en deux vers de la description de Cybèle privilégie cette image. Enfin, Cybèle est qualifiée de "Grande Mère des Dieux et des Hommes", ce qui là encore n'est pas banal, puisque la déesse est réputée être la "Mère des Dieux", mais pas celle des Hommes qui ne sont pas aussi nobles en principe.
Mon premier réflexe a été de me reporter à une table des matières d'un recueil de Leconte de Lisle. Ce fut le poème "Cybèle" où j'ai trouvé les vers qui mettaient sur le même plan les Dieux et les Hommes, une mention au pluriel du nom "mamelles" à la rime. Et j'ai eu la petite récompense inattendue du chercheur méthodique puisque je suis tombé sur l'occurrence "terre ravie" rimant avec le nom "vie" comme dans les deux premiers vers de "Credo in unam".
Le poème "Cybèle" est le neuvième du premier recueil Poëmes antiques de Leconte de Lisle paru en 1852.
Dans sa version originale, le recueil de Leconte de Lisle est nettement dominé par les poèmes d'inspiration grecque, sinon latine. Le premier poème a pour sujet "Hypatie", la célèbre mathématicienne qui devint martyre en étant assassinée par des chrétiens. Et dans ce poème, notons que Leconte de Lisle joue avec l'idée de savoir ou pas. Il est assez évident que "Credo in unam" joue avec l'allusion implicite à cette pièce d'ouverture polémique du premier recueil de Leconte de Lisle, sachant que dans l'édition définitive des Poëmes antiques la pièce "Hypatie" se retrouve au milieu des autres poèmes.
Le deuxième poème "Thyoné" mentionne Endymion, mais pas à la rime, il offre des expressions parfois équivalentes à des vers de Rimbaud : "Berce du mol effort de son aile éthérée" ou "Libre du joug d'Eros, libre du joug humain," mais ces ressemblances restent assez superficielles. "Hypatie" mentionnait quand même la recherche du soleil. Le poème "Glaucé" qui vient en troisième cotnient des éléments intéressants : "Pan aux pieds de chèvre" qui "enseigna Syrinx à ta lèvre enfantine".
Cela fera l'objet de développements ultérieurs. J'énumère les titres de poèmes pour que vous compreniez dans quoi on est immergés quand on lit "Cybèle" de Leconte de Lisle dans ce recueil : "Hypatie", "Thyoné", "Glaucé", "Hélène" plus de 75 pages, "La Robe du Centaure", "Chant alterné", "Eglogue", "Vénus de Milo", "Cybèle", "Pan", "Clytie", "Les Eolides", puis dix-huit "études latines", puis "Niobé", "La Source", "Le Rêve d'Hélios", "Hylas", "Juin", "Midi", "Nox", "Khiron", avant qu'on ne s'éloigne des modèles gréco-romains avec "La Fontaine aux lianes", etc.
Le poème "Cybèle", je l'ai relu en premier parce que je cherchais les mentions de cette divinité. Le poème est composé de six strophes au sens large puisque nous avons une première suite strophe-antistrophe-épode, suivie d'une deuxième. La première antistrophe est obscure par son érudition au sujet des fidèles de Cybèle : Dactyles, Curètes et Cabires velus, érudition relative puisque Virgile confondait les courètes avec les corybantes spécifiquement attachés à Cybèle. Cybèle est une divinité originaire de Phrygie et liée au mont Ida. Notons que son amant Atys est lui-même phrygien et il en existe des représentations avec le bonnet phrygien, ce qui n'est pas peu amusant dans l'optique d'une lecture révolutionnaire antichrétienne de "Credo in unam". Rimbaud a repris la rime "terre ravie" et "vie" puis pas mal d'idées du dernier tiers du poème : deuxième antistrophe et deuxième épode. Mais il s'est intéressé aussi à d'autres parties du poème.
Dans tous mes relevés, pour l'instant, Cybèle est exclusivement la Mère des Dieux. Il n'y a que dans ce poème "Cybèle" où je relève un vers qui fait le chemin vers les humains, il se situe dans la première épode :
Qui revêts de tes dons les dieux et les humains.
Cette épode où j'ai relevé aussi l'adjectif "majestueuse" a l'intérêt de développer l'image de la "nourrice féconde" qui verse son lait :
Toi dont le lait divin sous qui germe la vie,Lumineuse rosée où nage l'univers,Répand sur la terre ravie,L'été splendide et les hivers !
C'est précisément le passage qui contient la rime des deux premiers vers de "Credo in unam".
J'ai aussi développé à quel point Rimbaud s'était inspiré de la deuxième épode de "Cybèle" pour la sagesse et la force de l'Homme dans les troisième et quatrième séquences de "Credo in unam".
Notez enfin que le poème contient la mention au pluriel "mamelles" à la rime à l'avant-dernier vers, mais au pluriel le mot ne rime bien sûr pas avec "Cybèle", simplement avec "immortelles".
Rimbaud aurait inventé de faire rimer Cybèle avec "mamelle" après avoir constaté le jeu où Leconte de Lisle s'y était refusé sans s'interdire l'allusion.
Toutefois, Leconte de Lisle ne parle pas de "grand char d'airain". Evidemment, je n'ai pas voulu me contenter d'une seule source.
Delille s'est spontanément imposé à mon esprit à cause de la composition "Olim inflatus" de Rimbaud à partir d'un extrait du chant II de L'Homme des champs.
J'ai directement commencé par chercher dans ce poème en quatre chants L'Homme des champs, j'ai ensuite cherché dans son autre oeuvre connue Les Jardins, puis dans ses traductions de Virgile, quatre chants de Géorgiques et douze chants de L'Enéide. A noter que Cybèle est mentionnée également dans des remarques en prose à la suite de la traduction en alexandrins de l'épopée de Virgile.
Et ma découverte a été immédiate, c'est dans le troisième chant de L'Homme des champs que j'ai trouvé la rime la plus proche de Rimbaud : "Cybèle"/"gigantesquement belle" avec ici la rime : "Cybèle"/"éternellement belle".
Dans la suite, je n'ai rien trouvé, mais c'est très intéressant d'en rendre compte. Cybèle est présentée couronnée de tours, ce qui renvoie d'ailleurs au sonnet de Joachim du Bellay : "Telle que dans son char la Bérécynthienne Couronnée de tours..." La Bérécynthienne désigne précisément Cybèle. Toutefois, ni du Bellay en ce sonnet, ni Virgile, ni Delille, ni apparemment Banville, Leconte de Lisle ou Baudelaire ne mentionnent Cybèle traversant les cités sur un grand char d'airain. Virgile établit l'image d'une déesse qui est menée par des lions, et c'est sur ce motif que jouent chacun à leur tour Leconte de Lisle et Banville. Ce que Rimbaud accorde à la légende ne semble être développé par aucun des poètes que je consulte, ni du Bellay, ni Virgile, ni Delille, ni Leconte de Lisle, ni Baudelaire, ni Banville... C'est une vraie surprise. J'imagine que la référence est toute scolaire et toute prosaïque, il n'y a pas que les grands poètes pour parler d'elle. La mention de l'airain est plus troublante, puis le char serait un soc pour labourer la terre, puisqu'elle a aussi enseigné cet art aux humains. Il y aurait donc une subtilité passée inaperçue dans la création "char d'airain" de Rimbaud. Je n'en suis pas encore sûr et certain, je n'y avais jamais pensé après tout, mais c'est ce qui se dessine. Je ne vois aucun récit où elle traverse tant de cités que ça. Mais, j'ai une autre surprise. Delille dans ses poèmes ou même dans ses traductions de Virgile ne parle jamais de l'image de seins qui peuvent abreuver les dieux, les hommes ou l'univers. En revanche, c'est une image systématiquement développée par les trois poètes du dix-neuvième siècle précurseurs pour Rimbaud que sont Leconte de Lisle, Banville et Baudelaire.
J'ai déjà mentionné le cas du poème "Cybèle" de Leconte de Lisle.
J'ai déjà mentionné le cas du poème "Cybèle" de Leconte de Lisle.
Prenons le cas de Banville. Dans Les Exilés, il préfère à la rime attendue de Rimbaud et Delille, la rime "Cybèle"/"bêle" qu'il exploite dans "Une femme de Rubens" :
C'est la grave CybèleComme un troupeau qui bêle,[...]
Dans "La Voie lactée", "Cybèle" rime avec la forme verbale "se mêle". Et nous avons la même rime dans le poème au titre à retenir "La Mort du poète" qui fait lui aussi partie des Cariatides, sauf que cette fois nous avons la superbe expression de la nourrice féconde comme dans "Credo in unam", image qu'on attendait plutôt dans le titre significatif "La Voie lactée" :
Cette mère dont l'âme à tous nos voeux se mêle ;Qui, les deux bras ouverts,Etreint les nations, et, comme une Cybèle,Allaite l'univers !
Pour ce qui est des Odes funambulesques, Cybèle rime avec "belle" dans "Bonjour, monsieur Courbet" où elle est aussi "nourrice au flanc divin" et elle est mentionnée en-dehors de la rime dans "L'Académie royale de musique".
Enfin, Cybèle est mentionnée à deux reprises dans Les Fleurs du Mal et la première mention se rencontre dès le début et précisément dans le poème : "J'aime le souvenir de ces époques nues" réputé être une source probable pour "Credo in unam" :
J'aime le souvenir de ces époques nues,Dont le soleil se plaît à dorer les statues.Alors l'homme et la femme en leur agilitéJouissaient sans mensonge et sans anxiété,Et, le ciel amoureux leur caressant l'échine,Exerçaient la santé de leur noble machine.Cybèle alors, fertile en produits généreux,Ne trouvait point ses fils un poids trop onéreux,Mais, louve au cœur gonflé de tendresses communes,Abreuvait l'univers à ses tétines brunes.L'homme élégant, robuste et fort, avait le droitD'être fier des beautés dont il était le roi,Fruits purs de tout outrage et vierges de gerçures,Dont la chair lisse et ferme appelait les morsures !Le poëte aujourd'hui, quand il veut concevoirCes natives grandeurs, aux lieux où se font voirLa nudité de l'homme et celle de la femme,Sent un froid ténébreux envelopper son âmeA l'aspect du tableau plein d'épouvantementDes monstruosités que voile un vêtement ;Des visages manqués et plus laids que des masques ;[...]
Et le poème finit par un "hommage profond" rendu à la sainte "jeunesse".
La ressemblance entre "Je regrette les temps de l'antique jeunesse" et "J'aime le souvenir de ces époques nues" se passe de commentaires. Nous avons l'action du soleil sur des statues, ce sera des marbres chez Rimbaud. Notez l'appel aux morsures ce qui peut fournir du commentaire à "Tête de faune". Notez que le ciel est "amoureux". Notez l'identification de l'homme à un roi, avec mise en relief du mot "roi" à la rime, signe tangible que Rimbaud songe à ce poème de Baudelaire quand il écrit : "S'il accepte des dieux, il est au moins un Roi !" On retrouve l'idée de force avec une mise en relief par le passage de la césure : "L'homme élégant, robuste... et fort". Nous avons l'opposition avec les restrictions imposées au poète au temps présent et le fait de ne plus supporter la nudité.
Dans les vers que je citais plus haut, je voyais un style baudelairien que j'associais à d'autres poèmes. Je pensais à des effets de retenue verbale autour de la césure comme dans "Bénédiction" ou à l'emploi à la rime de "squelettes pâles" ou une certaine façon de haranguer. Mais ici nous avons une source thématique très claire de "Credo in unam" et on constate de manière frappante que parmi les poètes d'importance trois des quatre noms de la seconde génération romantique insistent sur les seins de Cybèle allaitant les hommes ou l'univers, ce qui n'était pas sensible chez Virgile même, ni chez Delille ou du Bellay. Le motif était plus nettement souligné au XIXe siècle. J'ai même l'impression qu'il l'était plus au XIXe que dans la littérature d'érudition du XXe siècle.
Voilà pour mon expectative actuelle.
Enfin, quelques poèmes plus loin, dans le sonnet "Bohémiens en voyage", Baudelaire mentionne à nouveau Cybèle en-dehors de la rime :
[...]Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,Fait couler le rocher et fleurir le désertDevant ces voyageurs [...]
Cela éclaire un peu le rôle de la divinité, et cela figure dans un poème sur le motif clef des "bohémiens"... que Rimbaud exploite précisément dans le premier des trois poème envoyés à Banville...
Et tout cela n'aurait pas d'intérêt si Baudelaire n'avait pas voulu écrire sous forme de verset que Dieu comptait dans la troupe des bohémiens vingt-quatre individus et quelques laissés-pour-compte.
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