vendredi 2 mai 2025

Vigny et le problème de l'origine du trimètre romantique !

Le XIXe siècle est traversé par la présence de nombreux trimètres au sein des poèmes en alexandrins. On parle alors de "trimètres romantiques" et on attribue son origine à Victor Hugo. Pourtant, on n'ignore pas qu'il existait quelques trimètres dans la poésie classique et le plus connu est celui de la dernière tragédie de Corneille Suréna : "Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir."
Je ne vais pas refaire le débat ici. Pour dire vite, de 1900 à 1980, les trimètres étaient considérés comme des substituts en tant que tels de l'alexandrin. C'était une mesure alternative considérée comme admise. Jacques Roubaud et puis Benoît de Cornulier ont mis un terme à cette hérésie de lecture des vers du passé. Pour les poètes du dix-neuvième siècle, de Victor Hugo à Paul Verlaine et Arthur Rimbaud, le trimètre était une mesure apparente qui ne devait pas congédier la référence à la mesure en deux hémistiches. Les poètes du dix-neuvième siècles pensaient les enjambements et les rejets dans les vers, les lecteurs du XXe siècle identifiaient les césures à une bête lecture grammaticale pour dire vite. La disjonction entre enseignement du vers et pratique du vers commence bien au XIXe siècle avec Quicherat notamment, et il faut citer les thèses de l'abbé italien Scopa et du farfelu Wilhelm Ténint préfacé par Victor Hugo en personne en 1844. Hugo, les romantiques et les parnassiens n'ont pas dissipé le malentendu, ce qui, sans doute, les arrangeait bien, et cela ne prenait pas encore des proportions maladives. Au tournant du vingtième siècle, les théoriciens sont en roue libre, y compris le brillant Martinon, et ils attribuent des coupes métriques, des césures à des vers romantiques et parnassiens de poètes qui soit ne sont plus là, soit ne sont plus en vue. Ils enseignent donc aux nouvelles générations à versifier n'importe comment au moment même où il y a une cassure dans l'histoire de la poésie française. En effet, à partir des vingt dernières années du dix-neuvième siècle, les jeunes se réfèrent à la poésie de Rimbaud qui n'est plus là pour leur expliquer la logique qu'il a suivie, ils sont attirés par le vers libre, la poésie en prose, et ils sont attirés par la nouveauté des vers de Rimbaud, Verlaine et Mallarmé qui bafouent pas mal les règles de composition. Certes, surtout dans la décennie 1881-1890, Mallarmé, Verlaine et d'anciens parnassiens auraient pu les corriger sur une part de leurs erreurs, d'autant que Verlaine a été interrogé par Jules Huret, que Mallarmé théorisait une "crise de vers", etc. Mendès, Banville et bien d'autres anciens, obscurs ou non, auraient pu lever certaines équivoques. Mais, c'est un fait que personne n'en a pris la peine et Jules Laforgue, né en 1860, six ans après Rimbaud, est paradoxalement le dernier grand poète du dix-neuvième siècle. D'autres grands poètes sont nés à la fin du dix-neuvième siècle, mais leur talent ne s'imposera qu'au vingtième siècle (Valéry en 1871 ou Apolinnaire en 1880), mais on sent qu'il y a un creux pour les naissances de véritables grands poètes de 1860 à 1880, Valéry étant un peu une exception.
Et, de toute façon, les romantiques et les parnassiens n'ont pas expliqué clairement ce qu'ils entendaient par "césure mobile" et "enjambements libre", ils n'ont pas précisé que c'était un jeu de tension de la phrase par rapport à un cadre métrique respecté par une scansion moins visible, mais une scansion tout de même. Le trimètre est évidemment un enjeu essentiel, puisqu'il est manifeste que Victor Hugo et quelques autres font exprès d'en disséminer, sauf que la limite entre le fait exprès et l'apparence involontaire est plus ténue qu'on ne l'imagine.
Puis, Hugo a évolué dans le temps. Les trimètres qu'on lui prête figurent essentiellement dans les recueils de l'exil, et malgré un certain recours dans Les Contemplations il faudrait méditer sur La Légende des siècles telle qu'elle a été publiée en 1859, sauf que le vingtième a privilégié l'édition posthume, ce qui les a privés d'une bonne perception chronologique des faits à observer.
Et je prévois une mise au point d'ailleurs sur l'influence de La Légende des siècles de 1859 sur le recueil tardif de Banville Les Exilés.
Donc la manière de Victor Hugo a évolué, et c'est là qu'on peut fixer une méthode au débat. Dans les recueils de l'exil, le trimètre ne semble apparaître que par le rythme, alors que Victor Hugo a commencé par des trimètres ostentatoires à la manière de Corneille !
Il n'y a aucun trimètre dans les premiers recueils de Lamartine, et si je n'ai pas encore vérifié exhaustivement, je peux dire que Lamartine ne semble pas le pratiquer et ne saurait être associé à sa fortune. Il n'y a aussi aucun trimètre dans le recueil des Odes et ballades de Victor Hugo. A la lecture de Cromwell, drame où les vers enjambent sans cesse et multiplient les audaces, il est possible de croire relever plusieurs trimètres, mais deux trimètres apparaissent vers la fin de la pièce, ce qui crée une fin de non-recevoir à la qualification de trimètres pour tout ce que les autres vers de ce drame peuvent avoir de suggestif. Voici les deux premiers trimètres officiellement publiés par Hugo :
 
Malheur à vous ! Malheur à moi ! Malheur à tous !
 
Il faut qu'il marche ! Il faut qu'il roule ! Il faut qu'il aille !
 Ces deux trimètres se rencontrent dans l'Acte V, vers 5327 et 5746. Ils sont clairement sur le modèle du trimètres par anaphore de Corneille : "Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir !" Dans ce trimètre de Corneille, intuitivement on comprendre que le relief est mis sur le rejet du verbe "souffrir" à la césure, du moins quand on envisage correctement que le trimètre n'éteint pas la mesure binaire du vers. Dans les deux vers de Victor Hugo, on peut hésiter si le relief est de contre-rejet "Malheur" et "Il faut" qui ont plus de charge que le mot "toujours", du moins c'est l'intuition que j'ai, mais le relief concerne aussi les parties en rejet : "à moi" et "qu'il roule". Après tout, "Toujours", "Malheur" et "Il faut" sont déjà en relief par la répétition, voire l'anaphore. L'enjambement apporte surtout l'effet de sens des éléments en rejets : "souffrir", "à moi" et "qu'il roule". On comprend aisément la dialectique "aimer"/"mourir" avec la mise en vedette de "souffrir" dans le cas cornélien, si je puis dire ! On voit le resserrement sur soi du rejet "à moi" dans Cromwell. Le "à vous" et "à tous" sont moins chargés d'intensité que le "à moi" qui implique celui qui parle dans la malédicion. La subordonnée "qu'il roule" est remarquable par le choix dévalorisant et métaphorique "roule" qui s'oppose à "marche" et "aille".
Hugo va recourir parcimonieusement aux trimètres dans ses compositions en vers ultérieurs, et comme sa versification est plus sage, si pas dans ses drames, du moins dans sa poésie lyrique, il est sensible que nous ne rencontrons pas d'apparents trimètres dans Orientales, Les Feuilles d'automne, Les Chants du crépuscule, ce qui fait déjà un ensemble conséquent d'années de publication de 1829 à 1835. Et on relève essentiellement un trimètre dans Les Feuilles d'automne et un autre dans Les Chants du crépuscule.
Je cite le trimètre du poème "Sur le bal de l'hôtel de ville" que l'épigraphe date de mai 1832, cinq ans après la publication de Cromwell déjà, sachant que le recueil n'a été publié qu'à la toute fin de 1835, la préface étant datée du 25 octobre ! Il s'agit du dernier vers du poème, ce qui exhibe le trimètre, et l'intérêt c'est que Victor Hugo s'émancipe de l'anaphore, autrement dit la répétition bien scandée, sauf qu'il demeure dans le moule d'une symétrie grammaticale rigide :
 
Les fleurs au front, la boue aux pieds, la haine au cœur !
Vous pourriez me dire que vous ne voyez pas pourquoi mettre plus en relief le syntagme central, contre-rejet de "la boue" et rejet de "aux pieds". L'idée est d'une opposition entre les femmes riches qui vont au bal, et les femmes pauvres, les femmes du ruisseau. C'est leur naissance qui a épargné les belles qui vont au bal et qui méprisent la déchéance des femmes pauvres. Donc, ça a du sens que la césure du dernier vers rappelle par une image la thèse du poème, ces femmes sont maudites parce que nées dans la boue.
Il y a un trimètre dans Les Feuilles d'automne, mais je ne l'ai pas en tête à l'instant, et il y en a un tout petit peu dans les drames en vers, Hernani, etc.
Ni la critique hugolienne, ni la critique métrique n'ont jamais pris la mesure de cette évolution de Victor Hugo, en opposant la rareté de trimètres ostentatoires dans les recueils hugoliens des débuts et l'abondance de rythmes de trimètres dans les recueils de l'exil, où cette fois le trimètre n'est pas ostentatoire dans sa tournure, mais rendu prégnant par les échos entre plusieurs vers rapprochés qui recourent à ce rythme.
Il faudra un jour une bonne mise au point sur le fait que des sujets aussi essentiels ne soient jamais traités par un quelconque universitaire, alors qu'il y a des tonnes de thèses universitaires soutenues par an, sans parler des cascades d'articles publiés dans des revues, où la versification et la poésie du dix-neuvième siècle ont une bonne part.
Il faudra m'expliquer... C'est le je ne sais quantième sujet évident dont s'empare ce blog tenu par un pestiféré. Il faudra expliquer ça à la postérité.
Revenons à nos moutons.
En 1838, admirateur de Victor Hugo, Théophile Gautier publie un trimètre ostentatoire dans son poème "Thébaïde" :
 
Ne plus penser, ne plus aimer, ne plus haïr,
[...]
Il est évident que Gautier prend le relais de la tendance hugolienne en s'inspirant directement du vers de Suréna cité plus haut. Corneille avait créé une relation entre les trois verbes "aimer", "souffrir" et "mourir", où il avait mis l'accent sur le verbe "souffrir". Et Corneille jouait sur l'anaphore, la répétition à trois reprises d'une même attaque : "toujours". Gautier crée une attaque en deux mots "ne plus", forme négative qui a aussi un sens de l'absolu. Il préfère mettre en relief le verbe "aimer" que, malgré son sujet amoureux, Corneille avait mis de côté au profit de l'idée de souffrance. Quelque part, une symétrie plus stricte avec le vers de Corneille aurait dû nous valoir : "Ne plus aimer, ne plus penser, ne plus haïr[.]" Gautier a voulu mettre en évidence le mot "aimer" qui a du sens vu qu'il s'agit d'un poème de refuge monastique dans la solitude.
Dans ce cadre, le trimètre libéré des romantiques est postérieur, et il va surtout concerner le Victor Hugo des recueils de l'exil, les poètes parnassiens, et entre-temps la dernière grande génération romantique qui n'inclut pas Gautier, mais Baudelaire, Leconte de Lisle et Banville au sens un peu strict. Et évidemment, il faut accentuer les recherches, puisqu'Hugo est exilé et que les dates de publication sont rapprochées entre Châtiments, Contemplations, Légende des siècles, Odes funambulesques, différentes moutures des Fleurs du Mal et les premiers recueils de Leconte de Lisle superbement inconnus de nos jours puisque nous n'avons retenu que les recueils réorganisés de la fin de vie de Leconte de Lisle.
Et je précise déjà que cela intéresse le fameux vers à enjambement de mot "La Reine Omphale" de Banville publié en 1861 : "Où je filais pensivement la blanche laine[.]" Le sujet n'est vraiment pas à prendre à la légère. Je précise aussi déjà par la même occasion que bien que Banville ait plutôt chéri parmi ses oeuvres son recueil Les Exilés Rimbaud semble avoir peu puisé dans les poèmes des Exilés. Toutefois, je ferai prochainement remonter quelques suggestions, à propos de "Ophélie", à propos de "Credo in unam", à propos de "comme" à la césure, à propos aussi d'un "tous" en rejet d'un vers à l'autre... ce qui est à comparer avec "le Forgeron" et l'enjambement de mot "tricolorement" dans le zutique "Ressouvenir" s'inspire bien évidemment de celui "pensivement" de "La Reine Omphale". Dites-vous que j'ai déjà des idées d'articles à venir avec leur dose de mise au point.
Ici, je vais en revenir à la question de l'origine du trimètre romantique, même si ça ne considère pas directement la compréhension de la poésie rimbaldienne.
Donc, à lire ce qui précède, le trimètre a d'abord été la reprise du trimètre des classiques, mais ils sont devenus plus abondants, puis à partir de la décennie 1851-1860 un trimètre plus souple a commencé à proliférer sous la plume de Victor Hugo, et pour que les trimètres fussent identifiables il était alors question de les accumuler dans un seul poème pour qu'il ne soit pas discutable que l'auteur l'ait fait exprès. Face à cela, il y a un problème métrique complexe qui se pose. Baudelaire, puis Banville ont créé des apparences de trimètres non ostentatoires, dirait-on, mais sans jouer sur leur abondance, en jouant plutôt sur des césures audacieuses qui favorisaient le rapport en pensée du côté du trimètre.
Là encore, Victor Hugo a joué un rôle, Baudelaire et Banville se sont référés à des césures acrobatiques mises en avant dans les drames en vers de Victor Hugo, notamment Hernani et Ruy Blas, puisque je laisse volontairement de côté Cromwell et même Marion de Lorme pour l'instant. Il y a des problèmes de méthode qui m'imposent ce cheminement.
Hugo créait ainsi le trimètre ostentatoire :
 
C'est l'Allemagne, c'est l'Espagne, c'est la Flandre !
 Les classiques pouvaient placer brutalement le verbe "être" devant la césure, y compris pour le tour "c'est", il y a quelques "est" très cavaliers à la césure dans les vers de Racine, un "tel est" notamment, d'autres encore. Ici, l'intérêt dans Hernani est de citer le pays où se déroule l'action de la pièce en y ajoutant cette note de couleur locale un peu exotique qui n'est pas tout à fait celle de l'Espagne traitée dans les Orientales, mais il s'agit tout de même d'un terme ici chargé en significations, à cause qui plus est de la référence au Cid de Corneille.
Dans Ruy Blas, je ne cite pas le trimètre que je ne connais pas par cœur, mais Hugo va pratiquer un trimètre ostentatoire avec une anaphore sur le mot "comme", ce qui nous vaut une césure audacieuse sur le mot "comme", déjà plusieurs fois pratiquée par Hugo et qui va devenir à la mode sous les plumes de Baudelaire et Banville justement.
Ajoutons que dans le vers de Ruy Blas comme dans le vers cité plus haut du drame Hernani, Hugo assouplit le trimètre discrètement, puisque l'anaphore se déporte d'une syllabe pour les deuxième et troisième occurrences. Hugo joue sur le décalage que permet le "e" féminin de fin de mot, ici de rime interne entre "Allemagne" et "Espagne". A cause de ce "e" de fin de mot, le rythme 444 est perceptible et conservé en dépit du décalage grammatical.
Mais, j'en viens à une idée trouble d'antériorité de Vigny sur Hugo.
Je l'ai déjà montré. Vigny a pratiqué avant Hugo et Lamartine les rejets à la Chénier et surtout les rejets d'adjectifs épithètes avec les poèmes "Héléna" et "Dolorida".
Pour le trimètre, il y a une preuve de l'antériorité définitive de Vigny, mais Vigny n'a pas publié ce vers à l'époque, puisque le trimètre se trouve dans les fragments d'un poème inachevé intitulé "Satan". Ces fragments nous sont fournis dans l'édition des recueils de Vigny dans la collection Poésies Gallimard, l'édition établie par André Jarry avec une préface de Marcel Arland, où se suivent les deux recueils Poèmes antiques et modernes et Les Destinées.
L'édition se poursuit par un "Appendice" où figure le poème "Héléna" si important pour l'histoire des rejets d'épithètes, et donc les fragments réunis sous le titre "Satan". Evidemment, les éditeurs ne font aucun cas des premiers rejets d'épithètes dans "Héléna" et "Dolorida", ni de l'émergence du tout premier trimètre romantique dans "Satan". Le sujet leur échappe complètement. Ils ne songent même pas que ce sont des cas précoces. Ils ne disent même pas qu'il n'y a aucun rejet d'épithète, aucun trimètre dans Méditations poétiques, Nouvelles méditations poétiques et Mort de Socrate de Lamartine. Ils ne remarquent même pas que même dans l'édition définitive des Odes et ballades de 1828 il n'y a aucun trimètre fourni par Victor Hugo. Et évidemment comme il y a quelques rejets d'épithètes, mais peu, dans Odes et ballades, à supposer qu'ils l'aient remarqué, ils n'ont pas procédé à une étude des éditions successives du premier recueil hugolien...
Les fragments de "Satan" tiennent sur deux pages, avec moins de quarante vers (pages 254-255). Le trimètre arrive vers la fin, et il est intégré à une forme de chant : "Chœur des réprouvés". Vigny n'a pas joué sur l'anaphore, le modèle cornélien appliqué par Hugo dans Cromwell, mais il a opté pour la symétrie grammaticale avec les échos des terminaisons verbales à la manière du plus ancien trimètre connu, un alexandrin d'une des deux versions connues des Tragiques d'Agrippa d'Aubigné.
 
Frappez le corps, blessez le cœur, versez le sang,
et les lecteurs de Musset n'auront aucun mal à comprendre pourquoi le rejet de l'organe des sentiments à la césure est privilégié face à "corps" et "sang".
La note sur "Satan" (pages 307-308) nous apprend que si "Eloa" devait initialement s'intituler "Satan", sachant que c'est le dernier mot du poème ! Vigny voulait écrire un second poème "Satan racheté" mis en chantier en 1824 et poursuivi en 1825, et notez bien ceci. Victor Hugo interroge par courrier Vigny sur l'avancée de son projet, et Vigny répond précisément à Victor Hugo qu'il vient d'allonger sa création d'un chant de damnés, en s'en vantant par une exclamation : "quel chant !" Cela semble correspondre au fragment du "Choeur de réprouvés" dont nous extrayons le fameux trimètre. Hugo était donc au courant, et de la fin de l'année 1825 à 1827 il compose précisément Cromwell avec de premiers trimètres. Hugo s'est donc emparé de la remise à la mode du trimètre que prévoyait d'exhiber Vigny. On ne peut pas être plus clair !
Ce n'est pas tout.
En 1824, Vigny a publié son poème "Eloa" qui contient ce que je considère comme un candidat trimètre potentiel. Il ne s'agit pas d'un trimètre ostentatoire dans la mesure où l'anaphore n'est pas ternaire, mais il a une répétition pour deux éléments tout de même, et cette répétition qui participe au sentiment de trimètre est celle de l'adverbe "toujours" qui est au centre du plus célèbre trimètre classique, celui de Suréna de Corneille.
 
Voilà pourquoi, toujours prudents, et toujours sages,
[...]
 Vu la proximité chronologique du trimètre d'un fragment d'un "Satan", poème sur le même sujet, dans la continuité de celui-ci, vous m'excuserez de ne pas trouver dérisoire mon intuition selon laquelle dans "Eloa" nous aurions le premier trimètre romantique connu, un trimètre inspiré du modèle fourni par Suréna, et d'emblée, contrairement à Hugo, sous réserve d'une étude plus poussée de Cromwell et de La Frégate La Sérieuse, Vigny pratiquait un trimètre assoupli s'éloignant déjà du trimètre ostentatoire classique. Hugo a-t-il créé des trimètres assouplis précédent les deux ostentatoires de l'Acte V dans Cromwell ? ET une confrontation aux deux candidats trimètres du poème La Frégate La Sérieuse de Vigny permet-elle de fixer ce qui s'est joué, passé ? Tout cela fera l'objet d'études ultérieures. Jamais aucun métricien n'y a pensé, ni Roubaud, ni Cornulier, ni Gouvard, ni personne d'autre. Jamais non plus un spécialiste de la poésie de Vigny ou un spécialiste de la poésie de Victor Hugo ne l'ont envisagé.
C'est dingue, non ?
J'ajoute que dans "Eloa" il y a plusieurs vers avec un contre-rejet de prépositions de deux syllabes devant la césure. J'ajoute aussi que le "comme" à la rime est exhibé par Agrippa d'Aubigné au début des deux versions des Tragiques et le trimètre de "Satan" s'inspire précisément d'un trimètre d'une des deux versions des Tragiques d'Aubigné, ce qui renforce l'évidence de discussions entre Hugo et Vigny, bien avant que Sainte-Beuve ne vienne faire le beau avec son ouvrage sur la poésie avant le classicisme qu'on cite comme une référence historique...
Il y a tout un pan de l'histoire littéraire qui a été occulté, et je rappelle que cette fois au plan métrique ce n'est plus Hugo qui se fait accaparer ses idées par Baudelaire, mais Hugo qui pique des idées à Vigny, lequel Vigny cachait sa dette à André Chénier. Tout n'était pas glorieux dans cette histoire, mais ce n'est pas une raison suffisante pour l'ignorer. L'histoire du vers est passée par là.
J'ajoute encore, et cela conteste la définition du vers romantique posée par Jean-Michel Gouvard, que dans les tragédies de Racine, qui ne sont pas nombreuses, nous avons plusieurs césures après une préposition de deux syllabes, notamment "après" qui peut être servie avec un mot subordonnant "qu'après" dans les premières tragédies ou sans rien autour dans une réplique d'Achille dans Iphigénie. Mais il y a un cas plus flagrant. Hugo s'est fait une spécialité de la césure après la forme prépositionnelle "à travers", il en a usé maintes fois et d'autres ont suivi. Or, il y a donc plusieurs césures sur des prépositions ou têtes de locutions conjonctives ou prépositionnelles dans les vers de Racine, et évidemment on peut discuter de leur degré de lexicalisation, mais la forme "au travers" ou "aux travers" est employé devant la césure par Racine, cela déjà dans Andromaque et surtout au beau milieu du célèbre récit de Théramène dans Phèdre.
Un jour, je vais vous faire une revue de tours métriques ou rimiques méconnus dans le théâtre de Racine. Prenez Phèdre : l'aviez-vu le calembour "nourrice" / "nourrisse(nt)" à propos d'Œnone ? Et j'ai d'autres calembours de cet ordre que j'ai pu repérer.
Sur l'évolution du vers, il y a clairement une histoire à réévaluer entièrement. Aussi incroyable que ça puisse paraître, même les travaux de Roubaud et Cornulier sont dépassés. Ils ne le sont pas que parce qu'on les a complétés. Ils sont dépassés, parce qu'il y a des pans méthodologiques à remettre en cause, des conclusions erronées et un retour en force de l'analyse empirique des corpus contre les méthodes surplombantes. Que ça vous plaise ou non, on en est là aujourd'hui, on en est à ce tournant. L'histoire de la critique littéraire évolue aussi, et ce blog fait évidemment date.

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