dimanche 4 mai 2025

"Soleil des Hespérides", pierre d'achoppement du commentaire rimbaldien !

Le poème "Bonne pensée du matin" a fait l'objet de nombreux commentaires, mais un vers retient tout particulièrement l'attention : "Vers le soleil des Hespérides".
Je n'ai pas les articles d'Yves Reboul et de Bernard Meyer directement sous la main, mais j'y reviendrai dans de prochains articles.
L'idée, c'est que les deux articles de référence sont depuis environ 2006 les études respectives d'Yves Reboul et de Steve Murphy qui donnent un sens politique au poème. Mario Richter est réputé avoir fait une étude de synthèse qui fut auparavant l'étude de référence, et il y a la lecture réputée pour ses scrupules philologiques de Bernard Meyer. Et Fongaro s'est essayé à plusieurs reprises à lire le poème de manière obscène avec notamment sa lecture de "l'âme est en couronne". Toutefois, dans les ouvrages collectifs du type dictionnaire ou édition annotée des poésies d'Arthur Rimbaud, les interventions sont plus sommaires. Dans l'édition du centenaire, Oeuvre-Vie, la notice a été confiée à Daniel Leuwers, qui était l'éditeur des poésies de Rimbaud au Livre de poche à l'époque, sauf qu'il n'a rien d'un chercheur rimbaldien. Il fournit une note de neuf lignes qui, sans la disposition en trois paragraphes, n'en feraient plus que sept. Il s'agit d'une "paraphrase" du poème. Je dis ça sans ironie pour l'exercice de la paraphrase, mais on comprend qu'elle n'a pas la prétention d'éclairer réellement le sens d'un écrit supposé hermétique. Cette paraphrase est lacunaire et flanquée de calembours qui sont autant d'hypothèses avouées stériles sur les sous-entendus possibles du poème : " 'l'eau-de vie' (à la vie, à la mort) et le 'bain dans la mer' (dans la mer ou la mère ?)." Dans le Dictionnaire Rimbaud, comme pour "Voyelles", la notice a été confiée à un rimbaldien non compétent Alain Bardel, ce qui tend à indiquer que la consigne était de ne pas mettre en avant l'une ou l'autre des lectures concurrentes de Murphy et Reboul. Le fait de confier la notice à Bardel permet de créer un écran de fumée et de ne pas dire trop clairement que la lecture continue de poser problème. Dans le cas de "Voyelles", confier la notice à Bardel permettait, comme la notice sur "Le Bateau ivre" confiée à Pierre Brunel, de partir du principe que si je n'étais pas cité ou pas mis en avant c'était la liberté de l'auteur de la notice. Vous vous doutez bien que tout ça est très politique et vous avez au contraire sur pas mal de sujets des notices qui ont été confiées à des rimbaldiens qui en ont fait un cheval de bataille ou qui ont produit une étude considérée comme ayant une certaine importance.
Bardel commence par fournir rapidement une paraphrase un peu meilleure que celle de Leuwers en 1991, où il souligne l'ironie d'ensemble ("parfum de religiosité" et eau-de-vie que Vénus est priée de fournir aux travailleurs matutinaux). Et dans un second temps, sans vraiment étayer sa réflexion, en l'affirmant abruptement, Bardel déclare que tout cela relève d'un piège puisque l'eau-de-vie sert selon lui à acheter la "paix sociale". Puis, signe que les lectures politiques ne font pas consensus, Bardel formule l'interrogation suivante, en adoptant le tour impesonnel qui ne nomme aucun chercheur ("comme on l'a dit") : "Ce royaume des illusions est-il, pour Rimbaud, comme on l'a dit, le Paris d'après la Commune ?" Bardel répond en normand, puis suppose que l'ironie se retourne aussi contre le poète qui serait au lit pendant que les travailleurs s'agitent... La ligne du commentaire de Bardel est loin d'être claire, c'est du charabia. Les inférences tombent comme un cheveu sur la soupe. Et surtout, même si le poète peut adopter la parole de quelqu'un d'autre, il faut quand même un minimum de cohérence dans l'énoncé. Le poète ferait une prière pour piéger les travailleurs dont il se sent solidaire en ironisant sur sa paresse complice de l'ordre établi, ça n'a aucun sens. Si cette prière est un leurre auquel le poète n'adhère pas, il faut au moins poser la référence à ce discours au-delà du poète lui-même. Bref, il n'y a aucune logique dans ce que raconte Bardel. Il y a un dernier paragraphe sur la forme versifiée, mais c'est juste un état des lieux informé, mais pas expert. Je note simplement l'idée répétée d'un lien entre le "bain dans la mer, à midi" et l'expression "la mer mêlée / Au soleil" du poème "L'Eternité".
La bibliographie est assez maigre et ne mentionne même pas l'article de Mario Richter.
Cette notice a été validée par les trois directeurs de publication, donc elle confirme qu'il y a un problème d'interprétation du poème qui persiste, puisque ni Murphy ni Reboul ne sont des rimbaldiens que l'équipe de ce dictionnaire rechignerait à citer.
La lecture de Murphy est la dernière en date en quelque sorte. Elle est reprise dans son livre Rimbaud et la Commune paru en 2010 aux éditions Classiques Garnier. Elle s'étend sur 49 pages (pages 721 à 769). Je n'ai pas encore tout relu. Je vais me concentrer sur "soleil des Hespérides".
L'article est composé de pas mal de sous-parties, et la deuxième insiste sur un lien découvert par Margaret Davies avec le poème V de La Bonne chanson de Verlaine, sauf que malgré le mot "s'agite" à la rime les liens thématiques concernent surtout le début de "Bonne pensée du matin", son premier quatrain. Je ne suis pas contre l'intérêt de ce lien, mais il faut comprendre qu'il ne saurait avoir qu'un intérêt restreint.
Mais derrière cette subdivision en plusieurs parties, il y a une faille qui me frappe aussi dans l'étude de Murphy. Il y a une proportion élevée de pages qui ne commentent pas véritablement le poème. Cela peut se justifier comme autant d'éléments de contexte qu'il faut fournir aux lecteurs, mais j'ai un peu l'impression que cette matière-là vit sa propre vie sans revenir réellement aux détails du poème. Je vais devoir prendre du temps avec cet article et il est temps de me concentrer sur l'expression "soleil des Hespérides".
L'étude de Murphy s'intitule "Mauvaise pensée du matin" et dans l'introduction, dès la première page, il y a l'affirmation de sources avérées : "ceux-ci s'appuient sur l'existence d'intertextes (Verlaine, Flaubert, la Bible)". Je viens de parler du poème de Verlaine, et pour Flaubert on apprend bien plus loin à la page 739 qu'il s'agit d'un passage de La Tentation de Saint-Antoine dans la première version publiée par Flaubert en 156 dans la revue L'Artiste. Il a déjà existé un débat sur l'influence de la version de juin 1874 sur "Barbare" et ses "rafales de givre" ou sur la série "Jeunesse" : "Tu en es encore à la tentation d'Antoine." Et finalement, les manuscrits des poèmes en prose ayant été recopiés, selon l'information livrée par jacques Bienvenu, en février 1875, et non d'avril à juin 1874 en Angleterre, cette influence de Flaubert est hautement probable sur les poèmes en prose. Toutefois, on revient ici au serpent de mer de l'influence des versions successives de La Tentation de Sainte-Antoine de Flaubert tout au long de la carrière poétique de Rimbaud. Je me permets d'être sceptique.
L'extrait qui serait un intertexte est cité à la page 739, je vais le reproduire à mon tour. Il s'agit de propos rapportés du personnage Apollonius desquels Rimbaud aurait repris les expressions rapprochées : "là-bas", "pomme des Hespérides", "l'amour" et "Nous nous baignerons dans le lac". Voici :
 
Au-delà des montagnes, bien loin, là-bas, nous allons cueillir la pomme des Hespérides, et chercher dans les parfums la raison de l'amour. Nous nous baignerons dans le lac, d'huile rose de l'île de Junonia. [...]
 La citation est allongée sans raison de plusieurs autres lignes ou phrases avec des mots soulignés tout aussi aléatoirement, surtout le dernier : ""l'odeur" et "s'exhalent".
Je ne vois en rien s'imposer le rapprochement avec "Bonne pensée du matin". Le seul point commun, c'est la mention des "Hespérides", les autres rapprochements ne sont pas logiques, ne sont pas fondés. Mais pourquoi citer cette mention des "Hespérides" plutôt qu'une autre ?
Passons maintenant au commentaire de l'expression lui-même. Le poème a pour cadre une aube à quatre heures du matin, forcément en plein été. Et, bien avant les articles de Reboul et Murphy, on déclare que "Vers le soleil des Hespérides" désigne l'ouest, puisque le jardin des Hespérides est à l'ouest au plan d'une interprétation géographique des données de la mythologie grecque, ce qui s'oppose à l'orient où se lève l'aube. Dans cette optique, Yves Reboul a considéré que si les constructions sont à l'ouest c'est qu'il est question des nouvelles constructions à l'ouest de la ville de Paris. Pourtant, à la lecture du poème, il n'est pas évident de songer à Paris, malgré "immense chantier", "richesse de la ville" et "Sujets d'un roi de Babylone", d'autant qu'il faut expliquer la proximité de la "mer".
Consacrant du temps à l'idée de source pour l'extrait cité plus haut de Flaubert, Murphy finit par dire entre les pages 740 et 741 de son livre Rimbaud et la Commune que "l'une des difficultés présentées par ce poème est la localisation paradoxale des Hespérides." Pour quelqu'un de non averti, le discours farci de jargon universitaire est difficile à suivre, puisque Murphy a l'air de présupposer que tout le monde perçoit spontanément comme lui la difficulté posée par l'expression : "Vers le soleil des Hespérides". Il écrit : "Il est tentant de supposer l'existence ici de ce qu'on a pu appeler une agrammaticalité (Michale Riffaterre), ou encore un 'déclencheur herméneutique' (Georges Kliebenstein), autrement dit une formulation d'apparence illogique, destinée en réalité à provoquer les réflexes herméneutiques du lecteur selon une logique dont la force paradoxale serait souvent tirée de la force d'inertie même du topique."
Citant Marc Eigeldinger, Murphy précise enfin que Rimbaud semble placer les Hespérides à l'est au lieu de les situer à l'Occident comme Hésiode.
Personnellement, je ne perçois pas vraiment le problème ainsi à la lecture du poème. L'aube est décrite dans le premier quatrain, et le vers "Vers le soleil des Hespérides" est une indication d'ordre spatiale à propos d'une réalité éloignée "là-bas", et si j'emploie l'expression "soleil d'Espagne" je ne me dis pas que l'Espagne étant à l'ouest l'expression n'a pas de sens, le soleil n'étant pas l'aube dans tous les cas.
J'ai un peu l'impression que les rimbaldiens nous vendent une fausse évidence selon laquelle "soleil des Hespérides" est à opposer à la situation du soleil à quatre heures du matin pour le locuteur supposé parisien du poème. Que l'action ait lieu à Paris ne supposerait même pas nécessairement que "soleil des Hespérides" veut dire à l'ouest.
Puis, Rimbaud ne va pas employer le mot "Hespérides" sans raison. Il faut aussi qu'il ait lu ce tour-là quelque part ou quelque chose en tout cas d'approchant, et ce n'est pas le cas du texte de Flaubert qui s'en tient à la lettre du mythe : "pomme des Hespérides".
Plus loin, Murphy va revenir sur cette expression en attribuant un satisfecit à Mario Richter pour avoir suggérer le calembour "désespère" dans "des Hespérides", sauf que le calembour peut difficilement être évité. Il fait partie de l'expression figée en français : "jardin des Hespérides", "pomme des Hespérides" et "soleil des Hespérides". Le jeu de mots est approximatif qui plus est. Donc, moi, je n'y crois pas.
Je me suis toujours dit que Rimbaud s'inspirait d'un texte précis.
Or, voici, pour connaître les grands poètes de son siècle, et éviter de s'en remettre au hasard d'achats compulsifs en librairie, Rimbaud pouvait se reporter aux mentions des poètes entre eux, aux préfaces des recueils de poésies, à des revues littéraires d'époque et bien sûr à des anthologies, et il se trouve qu'en 1861 et 1862 il y a eu une anthologie en quatre tomes Les Poètes français qui va du Moyen Âge au présent avec un quatrième tome sur le seul dix-neuvième siècle qui fait une large part non seulement aux premiers romantiques, mais encore à la génération de Baudelaire, Banville et consorts. Cerise sur le gâteau, les notices sont rédigées par des poètes en général, et si certains sont obscurs ou secondaires certaines notices offrent des patronages illustres, en particulier celle de Charles Baudelaire à propos de Marceline Desbordes-Valmore qui a dû marquer Rimbaud, puisque aux dires de Verlaine lui-même Rimbaud a dû le forcer à lire tout Desbordes-Valmore qu'il ignorait superbement.
Dans ce volume, nous avons, à la suite de la rubrique consacrée à Victor Hugo lui-même, une longue notice par Philoxène Boyer, poète sans grand intérêt mais qui a tout de même une collaboration mise en relief avec Banville, à propos de "Méry", son prénom Joseph étant laissé de côté. Et puis, nous avons un ensemble de poèmes qui sont cités, et il s'agit souvent de poèmes tirant quelque peu vers la légèreté de la chanson, poèmes tirés de recueils qui comportent le mot "Mélodies".
Dans ce recueil qui est l'une des plus probables lectures de jeunesse de Rimbaud, et sans doute aussi une lecture plus abordable pour lui dans le cadre de son exil provisoire en mars et avril 1872, nous avons donc un poème de Méry qui contient l'expression  "printemps des Hespérides" à la rime et cela dans un quatrain en vers de huit syllabes :
 
Au pied des montagnes arides,
Dont les fleurs couvrent les sommets,
Où le printemps des Hespérides
Commence et ne finit jamais ;
 
[...]
 
Le lien n'est pas encore bien étayé, mais on a la preuve que Rimbaud fait référence à un lieu commun d'époque et peut-être directement aux poèmes de Jospeh Méry lui-même.
Le poème "Sur la terrasse des Aygalades" est suivi par un quatrain intitulé "Pensée". Ces deux poèmes se suivent aussi au début du recueil dont ils sont tirés et qui s'intitule Mélodies poétiques, recueil paru en 1853, trois ans avant l'insignifiante mention "pomme des Hespérides" de Flaubert dans une revue.
Ce n'est pas tout, le recueil contient plus loin un poème avec la mention à la rime "fleurs des Hespérides".
En clair", "soleil des Hespérides" renvoie à tout ce fond littéraire qui nous échappe de nos jours.
Et vous voyez bien qu'il va falloir revenir sur la lecture paresseuse où "soleil des Hespérides", c'est un soleil vrai ou faux qui est à l'ouest.
 
 
 
Il me faudra du temps pour une mise au point définitive...

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