C'est au poème Ressouvenir que je veux en venir, mais je pense qu'il faut introduire le sujet dans une perspective plus large pour que le lecteur soit pénétré de l'intuition précise qui nous anime !
L'Album zutique est connu pour ses nombreuses parodies de "dixains réalistes" de deux ensembles primitifs de Promenades et intérieurs de François Coppée. A lui seul, Rimbaud en a commis plusieurs. Au verso du folio 3 de l'Album zutique, les deux premiers sont enchaînés l'un à l'autre et c'est l'ensemble qu'ils forment qui est accompagné d'une signature factice "François Coppée" placée dans la continuité du dernier vers, puis des initiales "A. R." Ces deux pièces n'ont pas reçu de titres à la différences des œuvres avoisinantes et elles sont toutes deux précédées d'un trait ondulé, le second trait ondulé servant de séparation entre les dizains, ce qui fait que si on perçoit alors le trait ondulé comme une trait de séparation entre les poèmes, le premier trait ondulé est l'indice que ces deux dizains viennent à la suite d'autres, ceux de François Coppée lui-même. Plus bas, dans l'alignement des deux dizains, Rimbaud a ajouté un monostiche "L'Humanité chaussait le vaste enfant Progrès" qu'il attribue à Louis-Xavier de Ricard, mais qu'il sépare des deux imitations de Coppée non pas par un trait ondulé, mais par un espace plus important. Profitant de l'importante marge à gauche initiale, Rimbaud a reporté deux autres parodies sur une nouvelle colonne, une de Léon Dierx intitulée Vu à Rome et une de Paul Verlaine qui a pour titre l'expression Fête galante au singulier. Il est important de bien se représenter cette page manuscrite avec une colonne de gauche qui offre des parodies coiffées chacune d'un titre respectif et une colonne de droite où ni les dizains, ni le monostiche ne présentent le moindre titre. Je vais essayer ici de transcrire fidèlement la colonne qui concerne les dizains.
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J'occupais un wagon de troisième : un vieux prêtre
Sortit un brûle-gueule et mit à la fenêtre,
Vers les brises, son front très calme aux poils pâlis.
Puis un chrétien, bravant les brocarts impolis,
S'étant tourné, me fit la demande énergique
Et triste en même temps d'une petite chique
De caporal, - ayant été l'aumônier chef
D'un rejeton royal condamné derechef, -
Pour malaxer l'ennui d'un tunnel, sombre veine
Qui s'offre aux voyageurs, près Soissons, ville d'Aisne.
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Je préfère sans doute, au printemps, la guinguette
Où des marronniers nains bourgeonne la baguette
Vers la prairie étroite et communale au mois
De mai. Des jeunes chiens rabroués bien des fois
Viennent près des Buveurs triturer des jacinthes
De plate-bande. Et c'est, jusqu'aux soirs d'hyacinthe,
Sur la table d'ardoise où, l'an dix-sept-cent-vingt
Un diacre grava son sobriquet latin
Maigre comme une prose à des vitraux d'église
La toux des flacons noirs qui jamais ne les grise. François Coppée.
A. R.
L'Humanité chaussait le vaste enfant Progrès.
Louis Xavier de Ricard
A. Rimbaud
François Coppée a publié une série de dix-huit tels dizains sous le titre de Promenades et intérieurs dans une livraison du Parnasse contemporain et le volume entier du second numéro du Parnasse contemporain est paru en juillet 1871, mais cette reprise a été anticipée par la double publication d'une nouvelle série de vingt-trois dizains qui figurent une première fois dans la revue Le Moniteur universel le 19 juin 1871, une second fois dans la revue Le Monde illustré le 8 juillet. C'est l'occasion pour Verlaine de parodier un ancien collègue et ami avec lequel il a pris des distances, suite aux événements récents. Il le fait dans sa lettre du 14 juillet à Léon Valade, et c'est cette lettre qui donne le modèle de deux dizains enchaînés repris par Rimbaud dans l'Album zutique. Peu importe que Rimbaud ait sans doute connu d'autres états manuscrits que la lettre même de Verlaine à Léon Valade, ce qui est décisif c'est le témoignage formel du document que nous reproduisons ci-dessous en nous fiant à la transcription de Michael Pakenham ("en clignotant les yeux") dans son édition de la Correspondance générale de Verlaine.
Promenades et intérieurs
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LXII
Bien souvent, dédaigneux des plaisirs de mon âge
J'évoque le bonheur des femmes de ménage.
Ayant changé de sexe en esprit, bien souvent
Un cabas à mon bras et mon nez digne au vent,
J'ai débattu les prix avec les revendeuses.
Bien souvent j'ai, sous l’œil des bourgeoises grondeuses
Et non sans quelque aplomb qu'on ne saurait nier,
Dirigé cette danse exquise du panier
Dont Paul de Kock nous parle en mainte parabole.
La nuit vient : je m'endors et j'aime Rocambole.
LXIII
Le sous-chef est absent du bureau : j'en profite
Pour aller au café le plus proche au plus vite,
J'y bois à petits coups en clignotant les yeux
Un mazagran avec un doigt de cognac vieux
Puis je lis - (et quel sage à ces excès résiste?) -
Le Journal des Débats, étant orléaniste.
Quand j'ai lu mon journal et bu mon mazagran,
Je rentre à pas de loup au bureau. Mon tyran
N'est pas là, par bonheur, sans quoi mon escapade
M'eût valu les brocards de plus d'un camarade.
LXIV
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Les traits ondulés de la suite rimbaldienne sont l'équivalent des nombres romains plus explicites de Verlaine, lequel imagine un recueil s'étoffant indéfiniment : soixante-deux, soixante-trois, soixante-quatre dizains, quand Coppée ne semble en avoir réuni que dix-huit et puis vingt-trois nouveaux sous le titre Promenades et intérieurs. Deux dizains seront d'ailleurs retranchés du recueil définitif qui n'en comptera que trente-neuf en 1876.
Rimbaud s'est inspiré également d'autres éléments des deux pièces de Verlaine, il a repris le double point au même endroit d'un vers initial, après la neuvième syllabe, ainsi que le mot "brocards" orthographié différemment. L'idée de "sous-chef" est symétrique de la mention "wagon de troisième" et celle à la rime de "cognac vieux" a pour écho la formule "vieux prêtre", mais ce "sous-chef" a pour répondant un "aumônier chef / D'un rejeton royal condamné derechef" et le "cognac vieux" une "petite chique De caporal". L'élan de la forme composée du participe passé "ayant été l'aumônier chef" vient de l'autre dizain verlainien "Ayant changé de sexe en esprit". Les deux poètes jouent des saccades du rythme en s'appuyant sur tout à la fois la césure, l'enjambement de vers à vers, la ponctuation et les tours poseurs et abréviatifs de la syntaxe. Si Rimbaud s'appesantit à l'aide de virgules pour nous entraîner "Vers les brises", le rythme délié de l'étonnante expression "son front très calme aux poils pâlis" garde peut-être, tout en citant narquoisement un vers des Intimités de Coppée : "Un page de douze ans aux traits déjà pâlis", ce petit quelque chose de sautillant du vers suivant de Verlaine : "Pour aller au café le plus proche au plus vite," je l'ignore. Mais, face aux brises de l'un, que dire de la remarquable danse de l'adjectif "digne" de l'autre : "Un cabas à mon bras et mon nez digne au vent[.]" Le jeu à la césure du vers précédent "Ayant changé de sexe + en esprit" permet de penser l'articulation sournoise du "nez" d'abord "digne" et "au vent". Rimbaud pense pertinemment à ne pas ajouter de virgule à l'expansion qui enjambe d'un vers à l'autre "sombre veine / Qui s'offre aux voyageurs" avant le bris final "près Soissons, ville d'Aisne". Il concurrence Verlaine pour l'effet oratoire à la césure : "Je rentre à pas de loup + au bureau. Mon tyran / N'est pas là, par bonheur, + sans quoi mon escapade [....]" contre "J'occupais un wagon + de troisième", ou "Pour malaxer l'ennui + d'un tunnel" ou encore "la demande énergique / Et triste en même temps + d'une petite chique / De caporal," jusqu'à cette sorte d'incongruité tirée par la rime et pourtant superbement assimilée au poème : "ayant été l'aumônier chef / D'un rejeton royal condamné derechef[.]" Rimbaud joue également superbement des effets d'emphase de constructions heurtées de quatre et deux syllabes devant la césure : "Puis ce chrétien, bravant + les brocarts impolis", "S'étant tourné, me fit + la demande énergique", "d' une petite chique / De caporal, - ayant + été l'aumônier chef", avec effet de pont dans le dernier cas "ayant été", surtout si on fait entendre le [t] de la liaison. L'autre dizain de Rimbaud "Je préfère sans doute..." est plus inégal, les volontaires exagérations des rejets cassent trop nettement le rythme dans les six premiers vers, alors que toute la fin du poème est remarquablement tournée. La prairie est "communale" au "mois de mai", en rappel subreptice des événements récents et les "Buveurs" ont à voir avec les accusations d'orgie rouge. Dans les deux dizains de Rimbaud, le "vieux prêtre" et le "diacre" ne sont pas sans faire songer à "Monseigneur Darboy", l'otage des communards. Le "diacre" au "sobriquet latin" semble être François de Paris, comme l'a envisagé Jean-Luc Steinmetz dans les notes au poème de son édition en Garnier-Flammarion, mais cette allusion aux convulsionnaires du dix-huitième siècle continue de rendre la lecture de ce poème quelque peu délicate, difficile. Nous y reviendrons.
Rimbaud a ensuite composé d'autres dizains à la manière de Coppée, tous isolés désormais. Mais, le point important, c'est que certains ont une titre et d'autres non. Au recto du feuillet 9, nous avons le poème intitulé Etat de siège ?, puis au verso du même feuillet un autre Le Balai. Passons sur le recto d'un feuillet déchiré où apparaissent les débuts de dix vers d'un dizain manuscrit de Rimbaud "Mais enfin, c' ", puisque nous ne pouvons savoir s'il était accompagné ou non d'un titre. Au recto du feuillet 13, nous retrouvons un dizain sans titre "Les soirs d'été, sous l'oeil ardent des devantures, / [...]". L'incipit de ce poème s'inspire d'un vers d'un des deux dizains cités plus haut de Verlaine : "Bien souvent, j'ai, sous l’œil des bourgeoises grondeuses", en y associant la réécriture d'un vers des Intimités "Timides sous les yeux ardents des connaisseurs". La rime finale "humaine"::"veine" est évidemment à rapprocher de celle du dizain "J'occupais un wagon..." : le mot "veine" revient à la rime d'un poème à l'autre, et les deux poèmes se finissent sur la même rime : "sombre veine" : : "ville d'Aisne", contre "l'onde humaine" : : "- Et que l'âpre aquilon n'épargne aucune veine". Du même dizain, Rimbaud a encore repris le "brûle-gueule". Les "grêles marronniers" font pour leur part écho aux "marronniers nains" de l'autre dizain sans titre "Je préfère sans doute..." Cette parodie témoigne de ce que Rimbaud a bien relevé la variation "Francis Coppée" comme signature de l'artiste au bas de la nouvelle Ce qu'on prend pour une vocation parue en septembre dans Le Monde illustré. Au verso du feuillet 14, nous observons la présence d'un autre dizain sans titre de Rimbaud "Aux livres de chevet..." Et enfin le dizain Ressouvenir vient clore notre liste des dizains reportés dans l'Album zutique par Rimbaud.
Cela fait huit imitations des Promenades et intérieurs, mais si nous écartons le cas du feuillet déchiré nous avons quatre dizains sans titre, et trois qui en ont un : Etat de siège ?, Le Balai et Ressouvenir. Les deux premiers dizains sans titre sont enchaînés, suivent Etat de siège ? et Le Balai, puis deux sinon trois dizains sans titre dont un "Les soirs d'été..." reprend des éléments des premiers dizains sans titre, un peu comme un prolongement de l'inspiration. Et enfin, à nouveau un dizain avec un titre : Ressouvenir !
Où veux-je en venir ? Quel serait le problème ?
Eh bien, il se trouve que les dizains de Coppée n'étaient pas accompagnés d'un titre, ils n'étaient que regroupés dans deux séries distinctes. Or, Coppée lui-même a fini par créer des dizains flanqués d'un titre. Toutefois, les contributions rimbaldiennes à l'Album zutique datent de la période octobre-novembre 1871, comme l'attestent les quelques dates égrenées par les participants (22 octobre, premier novembre, 6 novembre, et mention fautive d'un "samedi 9 Novembre" 1871). Il est vrai qu'à la différence de Rimbaud Cros, Verlaine, sinon Valade, ont mis plus spontanément un titre à leurs "Coppées" : Intérieur matinal, Oaristys, Remembrances, Epilogue. L'idée d'une influence en retour des zutistes sur François Coppée étant peu plausible, on peut envisager l'apparition progressive de titres comme un phénomène parallèle, une tendance spontanée chez tous les poètes. Mais, quand même, la présence de ces titres n'est pas anodine et en tout cas elle ne l'est pas dans le cas de Rimbaud, car le poème qui s'intitule Ressouvenir reprend au pluriel "redingotes" :: "gargotes" la rime "redingote" :: "gargote" d'un dizain de Coppée qui cette fois portait un titre, Croquis de banlieue.
Où Rimbaud en octobre-novembre 1871 a-t-il pu prendre connaissance de ce dizain Croquis de banlieue qui semble n'avoir été publié qu'ultérieurement, en 1876, et dizain qui figure tantôt dans un recueil nommé Le Cahier rouge, tantôt dans un nouvel ensemble nommé Promenades et intérieurs ?
Pour l'instant, c'est une énigme.
Il convient toutefois de citer cette pièce et la parodie de Rimbaud l'une à la suite de l'autre.
Croquis de banlieue
L'homme, en manches de veste et sous son chapeau noir,
A cause du soleil, ayant mis son mouchoir,
Tire gaillardement la petite voiture,
Pour faire prendre l'air à sa progéniture,
Deux bébés, l'un qui dort, l'autre suçant son doigt.
La femme suit et pousse, ainsi qu'elle le doit,
Très-lasse, et sous son bras portant la redingote ;
Et lors s'en va dîner dans une humble gargote
Où sur le mur est peint - Vous savez ? à Clamart ! -
Un lapin mort, avec trois billes de billard.
Ressouvenir
Cette année où naquit le Prince impérial
Me laisse un souvenir largement cordial
D'un Paris limpide où des N d'or et de neige
Aux grilles du palais, aux gradins du manège,
Eclatent, tricolorement enrubannés.
Dans le remous public des grands chapeaux fanés,
Des chauds gilets à fleurs, des vieilles redingotes,
Et des chants d'ouvriers anciens dans les gargotes,
Sur des châles jonchés l'Empereur, marche, noir
Et propre, avec la Sainte espagnole, le soir.
Les "deux bébés" sont repris par l'idée de la progéniture impériale née en 1856, la parodie rimbaldienne se nourrissant probablement de la lecture contemporaine qu'il pouvait faire de Belmontet, celui-ci étant la cible de deux montages de citations zutiques de sa part : Hypotyposes saturniennes et Vieux de la vieille. Dans le dizain de Coppée, il est à noter qu'un bébé est présenté "suçant son doigt", ce qui semble avoir fait l'objet d'une réécriture dans le dizain "Les soirs d'été..." : "Suceurs du brûle-gueule ou baiseurs du cigare," ce qui veut dire que nous ne cherchons pas une pré-originale du dizain Croquis de banlieue qui soit seulement datée au plus près de la transcription de Ressouvenir qu'on soupçonne dater de novembre 1871, mais il faut encore que cette pré-originale soit antérieure à la composition et transcription du dizain supposé plus proche du premier novembre "Les soirs d'été....", et un tel constat nous invite même à envisager la possibilité d'une publication coppéenne antérieure à la mi-octobre et donc à tous les dizains zutiques flanqués ou non d'un titre.
Ce qui me frappe en tout cas, c'est qu'il semble exister donc, comme je l'ai dit plus haut, un troisième ensemble nommé Promenades et intérieurs.
Présenté sur un site internet, ce recueil est divisé en quatre parties. En réalité, le titre ne convient que pour la partie I où nous reconnaissons les dizains qui ont toujours porté ce titre. La partie II offre un ensemble de divers poèmes aux formes variées, mais le premier sous le titre Mon Père nous offre un extrait du long poème Olivier paru en 1876 et, doux euphémisme, il est intéressant à rapprocher du poème Les Remembrances du vieillard idiot. Les "arbustes rabougris" me font d'ailleurs penser à d'autres rapprochements du côté des "marronniers nains", des "grêles marronniers". Pourquoi publier cet extrait d'Olivier séparément ? C'est en tout cas imposer l'autonomie poétique de cette partie de l'oeuvre. L'exaspération du vers 3 attire d'emblée l'attention et pourrait être un indice de la date de composition : "C'est laid, surtout depuis le siège de Paris." La partie III qui débute par un poème En faction qui n'est pas sans lien avec les événements de l'année terrible offre elle aussi des poèmes variés dont une suite de nouveaux dizains flanqués cette fois d'un titre parmi lesquels notre Croquis de banlieue. La partie IV se limite à un poème de circonstance adressé à des amis.
J'ignore la raison de cet assemblage hétéroclite de poèmes de Coppée, mais il ne fait aucun doute que Rimbaud a eu connaissance d'au moins deux d'entre eux en octobre-novembre 1871 : Mon père et Croquis de banlieue. Rimbaud a-t-il connu ces deux poèmes sous une forme manuscrite, par amis poètes interposés ? Ou bien les a-t-il lus quelque part dans la presse ? Il y a visiblement un point d'histoire littéraire à régler à ce sujet.
Ajoutons à cela le poème Aux amputés de la guerre qui figure dans Le Cahier rouge et que je prétends identifier comme un intertexte, une source du poème Les Corbeaux de Rimbaud, qui déjà réécrit à l'évidence des passages du poème anticommunard publié en plaquette Plus de sang !