mercredi 29 avril 2015

"Like on war"

"Like on war" concert à Donetsk

Poncif du couple qui se fait la guerre et qui en finit avec elle en se quittant, mais ici nous avons une inversion en contexte, puisque la chanson est jouée en concert à Donetsk. Ici, la guerre est on peut le dire plutôt victorieuse et la compagne quittée est l'Ukraine au bout d'une guerre réelle. Perdre la guerre, ce serait d'ailleurs pour ce peuple de gens simples si attachants s'exposer à l'enfer et à un massacre de la population pour le plus grand plaisir des "élites" occidentales. Le "go home" (voir la traduction en anglais plus bas) est assez russe évidemment, le drapeau de Donetsk, et le chanteur scande aussi devant la foule les mots "RPD" et "Donbass", est repris à la marine russe.
Ce n'est pas du grand rock, mais ça a plus de contenu que les marvels et les mangas japonais quant aux histoires de héros. Enfin, je crois, parce que je ne suis pas un littéraire.
On aurait pu reprocher aux gens de Kharkov, si l'insurrection avait pris, de fabriquer des armes, mais les novorossiens n'en fabriquent pas, ce sont des mineurs, des ouvriers, des gens simples, avec travaillant pour la ville des "babouchki" qui sont heureuses de rendre la ville fleurie et verte malgré les bombardements, elles sont en joie de rendre la ville bombardée plus belle que la haineuse Kiev.
Les novorossiens n'ont rien fait pour mériter les bombardements, rien de rien, et l'Union européenne a dans cette histoire révélé ce qu'elle était génétiquement... ... ... ... ...
Par amour-propre, les gouvernements continuent de faire monter la sauce d'un grand conflit pour ne pas perdre la face et s'en avouer l'initiative minable.
Il faudra attendre les nouvelles têtes aux élections, attendre que tournent au moins Cameron, Hollande et Merkel, le cas américain étant plus délicat Congrès-Clinton-républicains par-delà Obama. C'est par le renouvellement au pouvoir qu'ils lâcheront l'affaire.
Il n'y a rien d'excessif à considérer que le peuple novorossien est le plus prestigieux, le plus sain et le plus brillant de la planète à l'heure actuelle, notez que la chanson de rupture n'est même pas haineuse et que le preneur de la vidéo présente a l'humour de la ponctuer par une vue sur la statue de Lénine : venez la déboulonner.

Traduction de la chanson en anglais

Like on war

Lay down, rest and listen to what I’ll say
I have tolerated it but today I leave
I said “Calm down and shut your mouth”
That is all. Farewell and go to hell.

I am on you like on war
And on war, like on you
But I am tired, battle’s over
I take the Porto and I go home
The battle’s over, the fire’s extinguished
And nothing’s left
But we are living, we got lucky
Unfortunately

Pain is pain no matter what you call it
It is fear and where fear is, love cannot be
I said “Calm down and shut your mouth”
That is all. Farewell and go to hell.

Chorus

Repris au site Russmuss

samedi 25 avril 2015

Articles : ça repart dans les jours qui viennent

Voilà, je vais pouvoir m'y remettre et produire quelques articles.

Bonne nouvelle, j'ai expliqué dans la rue, à Toulouse, que j'avais écrit un article sur ce blog pour dire que les projections du poète dans des souvenirs de voyage en terre sainte, de nuit avec des reîtres allemands, etc., ce n'était pas à lire comme des délires, mais comme des rappels du récit formateur des livres d'Histoire où on dit aux élèves que c'est votre passé, votre Histoire, le gars m'a dit "Mais c'est une idée géniale", j'ai été surpris, j'ai perdu l'habitude des gens qui percutent vite. J'étais content, mon travail sera perdu pour les universitaires, mais pas pour tout le monde, je publierai un jour un ou deux livres tout public sur Rimbaud, ça viendra...


Petit secret de Polichinelle, je me suis lancé dans la collection des Oeuvres complètes de Shakespeare traduites par François-Victor Hugo, série spéciale assurée par les immondes du journal Le Monde. Ils me font horreur comme journalistes, mais le format pour lire me convient, ce que contrebalancent les coquilles, et surtout je récupère toutes les préfaces originales, ce qui n'est pas le cas avec les éditions courantes ou celles de la Pléiade, etc.
Par exemple, je vais appuyer que le titre Fairy veut dire exclusivement "fée" pour Rimbaud qui ne le confondait pas avec "féerie" à cause de la quasi homophonie et je vais soutenir que la clausule d'Après le Déluge "ce qu'elle sait et que nous ignorons" vient bien de la lecture des traductions de Shakespeare par le fils de Victor Hugo.
Rimbaud voulait changer le monde, le rock a sa place ici, pas le rock progressif qui remet en place la technique et le divertissement, mais le rock qui peut viser tout public tout en étant de haute facture. Notre époque est au rock de divertissement, il ne faut pas s'y leurrer, l'engouement rock est aussi suffisamment amorti dans les populations que pour rendre délicate l'émergence de nouveaux génies abondants. La presse rock est inféodée aux compromis du gagne-pain. Rock and Folk ne prend aucun risque et marche à la publicité dans ses pages, ce qui oriente les choix et élimine d'office ceux qui ne viennent pas à la presse avec une contrepartie publicitaire, pas de pub, pas de promo.
Les articles qu'on peut trouver percutants dans un magazine rock, ce sont juste les pages consacrées à l'alibi.
Mais, parmi les bons artistes des années 2000 (White stripes, premiers albums des Strokes, oeuvres intimistes des débuts de Devendra Banhart, americana de Ryan Adams et d'un ou deux autres, soul d'Amy Winehouse), finlandais de Jack Meatbeat en partie reconduits dans les Flaming sideburns, albums roots d'Holly Golightly seule ou en duo, à part la nébuleuse Oblivians et autres obscurités) on peut considérer qu'il y a un entretien de la flamme avec le groupe The Kills.


Je ne ferai pas d'acte de foi sur ce qu'aurait pensé Rimbaud au sujet du rock.
Je rappelle que je soutiens plus que jamais les russes et les novorossiens face aux américains. Les ukrainiens se prennent une leçon sévère, car les américains font tout pour enliser le conflit et éviter une implosion du pays ce qui achèverait de les discréditer au plan international. Ils ne font que cyniquement retarder une défaite et l'aveu que leur domination mondiale c'est fini.
Je ne sais pas ce qu'en penserait Rimbaud, là non plus, mais je ne serais pas surpris que son sens de la révolte puisse s'y retrouver.

mercredi 15 avril 2015

Parmi les prochains articles

Il y en aura sur "Les couleurs" et un de mise au point sur H : "Trouvez Hortense", mais je prends aussi le temps d'élaborer celui sur les "Proverbes de Salomon" par rapport à "Une saison en enfer". Je pense que tout cela devrait intéresser les vrais passionnés de Rimbaud.

Compte rendu de visites en "villes" (première partie)

Bruno Claisse est revenu à plusieurs reprises sur les trois poèmes intitulés Ville ou Villes, ainsi que sur d'autres qui pourraient faire partie d'un cycle urbain au sein des Illuminations : Les Ponts et Métropolitain. L'étude sur le poème Les Ponts n'a pas été reprise dans les deux livres réunissant les articles du critique, il s'agit donc d'une étude assez peu connue qui ne figure même pas dans la revue d'études rimbaldiennes Parade sauvage. Elle a été publiée dans un hors-série de la revue belge Les Lettres romanes en 1993 qui offrait un ensemble d'articles sur Rimbaud réunis sous le titre : "Les Illuminations : un autre lecteur ?"
Je ne vais pas rendre compte de ces travaux car je le ferais de mémoire, je peux juste indiquer que l'étude sur Les Ponts soulignait l'abondance d'allusions subreptices au monde ferroviaire par le choix des mots et estimait qu'il y avait une ressemblance entre la description du poème en prose et les présentations des brochures touristiques qui signalaient les beautés et particularités des villes à visiter aux lecteurs, avec parfois justement une spécialisation sur un sujet, par exemple les ponts. Jules Janin et d'autres prêtaient leur plume à la confection de ce genre d'ouvrages touristiques.
Bruno Claisse a également signalé des réécritures d'Hippolyte Taine, des rencontres en tout cas entre les écrits des deux ardennais décrivant l'Angleterre et la Tamise notamment. Taine semble une lecture à faire pour mieux apprécier les poèmes en prose Ville, Villes ou Les Ponts. Il était aussi question du livre La Mer de Michelet pour "le détroit d'indigo" et puis et cela a beaucoup nui à Bruno Claisse dans le milieu rimbaldien des années 1980 il a envisagé des sources qui n'avaient plus rien de littéraire pour expliquer certains passages, comme celui-ci du poème Ville "ce cours de vie doit être plusieurs fois moins long que ce qu'une statistique folle trouve pour les peuples du continent." Bien qu'il soit assez évident que cette phrase oppose l'espérance de vie des anglais insulaires à celle des  européens de la plate-forme continentale, ce que personne ne manquait d'envisager, c'était resté un crime que de chercher à ramener cette phrase à une réflexion prosaïque tirée d'une lecture d'études en sciences sociales.
Personnellement, je suis convaincu que ces poèmes ont été composés en Angleterre du temps du compagnonnage avec Verlaine, et donc avant Une saison en enfer. La mention des "Erynnies" avec cette orthographe fautive même semble bien reprendre les allusions dans la presse à l'actualité en janvier 1873 d'une pièce de Leconte de Lisle portant ce nom, notamment dans le compte rendu de La Renaissance littéraire et artistique. Tout à la fin de l'un des deux poèmes intitulés Villes, un montage de citations ou d'allusions à plusieurs poèmes de Vigny est soupçonné depuis longtemps par divers rimbaldiens : "le faubourg se perd bizarrement dans la campagne, le 'Comté' qui remplit l'occident éternel des forêts et des plantations prodigieuses où les gentilshommes sauvages chassent leurs chroniques sous la lumière qu'on a créée." Je ne suis pas à l'origine de ce repérage qui, bien que le lien se présente comme étant quelque peu ténu, n'en est pas moins troublant. Il s'agirait d'allusions aux forêts du poème La Sauvage dans une Amérique où Shakespeare pose le second pied et à un Vigny gentilhomme qui évoque ses ancêtre avant d'affirmer que c'est sa plume qui les fait être en gros. Je n'ai pas relu récemment les poèmes de Vigny, mais je les ai déjà lus plusieurs fois et je le considère comme un très bon, on lit ses poèmes avec beaucoup d'intérêt. Il est à noter que le recueil Les Destinées n'a été publié qu'en 1863, à titre posthume, et que les poèmes qui avaient déjà été publiés ne dataient pas de la grande époque romantique. Le poème La Maison du berger date de 1843 et il est même normal que Vigny n'ait pas parlé longtemps auparavant des chemins de fer. Mais, surtout, quelle actualité pouvait avoir Vigny du temps où Rimbaud écrivait des poèmes pour qu'il pense à le lire parmi les mille candidats possibles qui s'offraient à lui ? J'en vois une bien concrète, à la fin de l'année 1872, Rimbaud et Verlaine sont en Angleterre, et ils assistent à des conférences littéraires du communard et grand ami de Verlaine, Eugène Vermersch, et une des premières conférences a porté sur Vigny. Verlaine en rend compte dans sa lettre à Edmond Lepelletier datée ainsi "Londres, le 14 9bre 1872" où "9bre" veut dire novembre et non pas septembre le vrai neuvième mois de l'année en cours.
Je cite cet extrait important sur la vie de Rimbaud et Verlaine à Londres qui implique une conférence sur Vigny, je prends pour appui le texte établi par Michael Pakenham pour son édition interrompue de la Correspondance générale de Paul Verlaine chez Fayard (tome I, 1857-1885, p.277). Elle avait un charme et j'aurais aimé avoir la suite sous cette forme. Le texte est différent de celui qu'on peut trouver en ligne, par exemple dans le volume de Lepelletier lui-même intitulé Paul Verlaine, sa vie, son oeuvre

- Point de détails londoniens aujourd'hui. Quelques nouvelles pourtant : - Demain vendredi, 3e conférence de Vermersch. Sujet : Alfred de Vigny. - Tout ce qu'ont rapporté les journaux réac sur son insuccès est naturellement faux. C'est au contraire un très grand succès, et toute la colonie française s'écrase littéralement dans la salle de Old Compton Street. Une erreur du Rappel : sa femme n'est pas une Anglaise, mais une  Hollandaise ; elle n'est pas institutrice, mais couturière. J'ajoute qu'elle est charmante, très simple et que c'est un amour de ménage : rara avis.
La fin de notre citation montre une continuité dans le ruminement des idées entre nos deux poètes, et un mot nous remet en mémoire le titre Jeune ménage de Rimbaud, tandis que l'expression rendue en latin d'oiseau rare nous rappelle qu'il est question de cages d'oiseaux et d'amours dans le poème Juillet, sans oublier que la composition de Birds in the night est de peu antérieure à cette lettre.
Rimbaud semble citer Vigny dans Villes et en tout cas il évoque explicitement l'un de ses plus célèbres poèmes dans Nocturne vulgaire : "maison de berger de ma niaiserie", et ce poème La Maison du berger évoque les chemins de fer qui sont tant présents dans les poèmes en vers de 1872 des deux poètes, et dans les Illuminations comme l'a souligné Bruno Claisse. Si on ajoute à cela la transcription "Erynnies" qui s'appuie sur les comptes rendus de la création d'une pièce de ce nom de Leconte de Lisle en janvier 1873 et le fait que la mention "operadiques" de Nocturne vulgaire est une citation d'un texte des frères Goncourt repris dans la revue La Renaissance littéraire et artistique en avril 1873, on a vraiment beaucoup d'éléments qui amènent à penser que Rimbaud a plutôt dû composer Ville et Nocturne vulgaire assez peu de temps après la conférence de Vermersch sur Vigny. Rimbaud est un être humain comme tout le monde qui se nourrit d'une expérience au quotidien, il est difficile d'imaginer qu'il ait composé à une très grande vitesse ses poèmes en prose au second quart de l'année 1874 plutôt que tout au long de son compagnonnage londonien avec Verlaine. Qui plus est, lorsqu'il a pris la peine de publier l'oeuvre de Rimbaud dans les années 1880, Verlaine n'a jamais déplorer autre chose que la perte du manuscrit de La Chasse spirituelle et de poèmes en vers dont il avait les titres, notamment Les Veilleurs et Les Réveilleurs de la nuit inconnus encore à l'heure actuelle. Verlaine aurait publié une oeuvre en vers à peu près continue de Rimbaud qui n'irait guère au-delà du mois d'août 1872, puis Une saison en enfer, puis des poèmes en prose des Illuminations qu'il présente étalés dans le temps selon un témoignage strictement non fiable, puisque les trois localisations géographiques entrent en conflit avec les années égrenées; Rimbaud n'a pas pu composer de poèmes en prose en Belgique si ce n'est en juillet-août 1872, et le témoignage de Verlaine impliquait un séjour en Allemagne en 1875, ce que les recherches philologiques récusent pour deux raisons : premièrement, Verlaine a récupéré les manuscrits à Stuttgart, alors que Rimbaud venait pratiquement de s'y installer, ensuite la présence de la main de Germain Nouveau sur certains feuillets qui, au-delà de la numérotation qui vient de la revue La Vogue et non de Rimbaud comme cela a pu être démontré, ont quand même d'autres points de rapprochements permettant d'envisager qu'ils datent d'une même époque de mise au propre, ce qui veut dire que la plupart des copies manuscrites datent du second quart de l'année 1874. Pourquoi Verlaine n'a-t-il pas soupiré après l'oeuvre inédite de Rimbaud de septembre 1872 à mai 1873 ? Rien, pas un pleur, sachant qu'au début de son séjour en Angleterre, Verlaine confie à Lepelletier qu'il lui écrit beaucoup parce qu'il a du temps pour s'ennuyer. Rimbaud comme Verlaine devait donc avoir le temps d'écrire à ce moment-là et on ne voit pas comment cette oeuvre aurait pu être insignifiante par rapport au reste au point que Verlaine n'eut aucun mot d'emphase à ce sujet. C'est même pire que cela, puisque Verlaine aurait été le témoin privilégié de la création d'une oeuvre de Rimbaud. Car si les Illuminations sont postérieures à juillet 1873, quelque part son témoignage n'est que celui d'un lecteur qui connaissait l'auteur et une partie de ses réflexions littéraires. Or, si je viens de parler de la conférence de Vigny, et notez que Verlaine lisait les journaux français pour apprécier leurs réactions à ce sujet, les arguments ne s'arrêtent pas là pour envisager que certains poèmes en prose ont été composés à ce moment-là, quand Rimbaud et Verlaine passent énormément de temps à découvrir la capitale anglaise et à découvrir les restes de l'exposition universelle qu'abritent encore la ville, sujet déjà abordé par V.-P. Underwood. C'est à ce moment-là et pas avec Germain Nouveau qu'il assiste à des réunions politiques et qu'il fréquente le milieu des réfugiés communards, jusqu'à jouir de causeries littéraires avec Vermersch et autres. C'est en écoutant des gens comme Jules Andrieu que les Illuminations peuvent être hantées ainsi d'un esprit porté à la politique, car c'est bien de cela qu'il s'agit à la lecture de ces poèmes en prose, n'en déplaise à ceux qui, sans pouvoir y revenir, ont voulu ou cru cette oeuvre mystique et hors du réel.
Prenons donc le cas des poèmes intitulés Ville(s), Les Ponts et Métropolitain ! Il s'agit de traversées de villes offertes à la découverte ! Le cadre est très clairement celui de Londres sinon du monde urbain anglais en général. L'exception est sans doute le poème "Villes" qui évoque l'Amérique et pour lequel la lecture d'ouvrages de Figuier a visiblement été profitable comme l'a montré Bruno Claisse dans son étude sur "l'humour industriel" du poème en question. Personne ne peut raisonnablement douter qu'il est question de Londres dans le cas de Ville, Métropolitain et Les Ponts. Malgré son brassage des références, Promontoire est encore un poème anglais d'inspiration. Le poème Villes "L'acropole officielle..." correspond également à un cadre anglais et surtout la construction de ce récit-là précisément me paraît extrêmement proche dans la manière des "croquis londoniens" que Verlaine offrait dans ses lettres à son ami Lepelletier, et cela précisément au cours des premiers mois du séjour londonien : de septembre à décembre 1872, Verlaine a écrit plusieurs fois un texte en prose quelque peu comparable à celui qui s'intitule Villes et commence par "L'acropole officielle outre..."
L'entrée en matière est toute littéraire dans sa lettre que Pakenham situe vers le 20 septembre :
"Je ne geindrai pas comme Ovide !" et j'aborderai tout de suite le chapitre impressions de voyages. Plat comme une punaise qui serait noire, London ! Petites maisons noirousses ou grands bahuts "gothiques" et "vénitiens". 4 ou 5 cafés potables, (et encor Battur en rirait bien), tout le reste c'est des dining-rooms où l'on ne boit pas et des coffee houses d'où l'esprit (spirits) est soigneusement écarté : "nous ne tenons pas d'esprit", m'a répondu une "maid" à qui je posais cette question insidieuse : "One absinth, if you please, mademoiselle!"
On remarque déjà le côté "Venise louche" et si Verlaine ne geint pas Rimbaud persifle en personnage "point trop mécontent", voilà des ressemblances qui parleront à tous les gens habitués à une vie sociale ou tous les gens qui se souviennent avoir voyagé en petit groupe, voire à deux, en partageant sans arrêt leurs impressions critiques. Le style de Verlaine est plus télégraphique, mais il est littéraire, il mélange l'anglais au français, propose des saillies savoureuses, offre des élans de style et il fait défiler des idées variées comme s'il ne faisait que passer du coq à l'âne, ce qui n'est pas étranger à la manière de Rimbaud dans ses poèmes en prose décrivant un milieu urbain. Quand Verlaine écrit : "impossible de rêver des loques pareilles", et que nous le lisons, on croit entendre Rimbaud "Impossible d'exprimer le jour mat produit par ce ciel immuablement gris". Je citais le compte rendu succinct sur la conférence de Vermersch, il était question de la salle d'Old Compton Street, mais comment ne pas entendre ce qui y fait contraste : "des locaux vingt fois plus vastes qu'Hampton-Court".     
Je poursuivrai les rapprochements entre les lettres de Verlaine et les poèmes en prose de Rimbaud dans une deuxième partie. Je voudrais encore souligner un point qui me paraît important pour faire sentir la cohérence très forte de ma proposition de datation des Illuminations, c'est là-dessus que je ponctuerai ma première partie.
Le poème Juillet évoque plusieurs éléments de l'histoire de Roméo et Juliette : il y a le prénom de Juliette, le balcon, mais aussi le poison et les cages d'oiseaux. En effet, Roméo vient pour la première fois au balcon de Juliette et surprend qu'il en est aimé puisque celle-ci s'est laissée aller à parler toute seule. Il l'aborde et même si la nourrice appelle Juliette, celle-ci finit par le rappeler et l'entretient assez longtemps pour que le jour se lève, c'est alors que les amants parlent le "Bavardage des enfants et des cages" : "Il est presque jour. Je voudrais que tu fusses parti, mais sans t'éloigner plus que l'oiseau familier d'une joueuse enfant : elle le laisse voleter un peu hors de sa main, pauvre prisonnier embarrassé de liens, et vite elle le ramène en tirant le fil de soie, tant elle est tendrement jalouse de sa liberté !" Roméo répond : "Je voudrais être ton oiseau !" Et Juliette lui répond qu'elle le tuerait "à force de caresses". Roméo apprécie alors le sommeil et la paix, enfin, et il aspire même à s'y identifier. "Que le sommeil..."
Prenons justement le poème rebelle Villes "Ce sont des villes!"
Il se termine par la phrase interrogative : "Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette région d'où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements?"
Shakespeare est un auteur anglais, il est traduit par le fils de Victor Hugo et influencé par les parnassiens et notamment Banville Rimbaud a déjà repris des motifs du célèbre dramaturge dans ses poèmes. L'allusion à Roméo et Juliette dans le poème Juillet date de la fin-juillet ou du mois d'août de l'année 1872 visiblement. Je parlais de continuité des préoccupations des deux poètes tout à l'heure, mais vers le début de la pièce, Roméo confie à Mercutio qu'il a rêvé et celui-ci nous brode un rêve fantaisiste où il est question de la reine Mab en se moquant des rêveurs et des relations qu'ils établissent entre leurs rêves et la réalité. A ce moment-là d'ailleurs, Roméo n'a pas encore vu Juliette, il désespère d'amour pour une tout autre femme.

Roméo : Eh bien ! qu'avez-vous rêvé ?
Mercutio : Que souvent les rêveurs sont mis dedans!
Roméo : Oui, dans le lit où, tout en dormant, ils rêvent la vérité.
Mercutio : Oh ! je le vois bien, la reine Mab vous a fait visite. [...]

Il conviendrait de citer toute la réplique de Mercutio, mais je ne m'en sens plus le courage pour cette fois.
Dans le poème Villes, le lien shakespearien est établi par les "cortèges de Mabs", tandis que à partir du moment où on sait que le drame de Pyrame et Thisbé source de celui de Roméo et Juliette est joué par les acteurs du Songe d'une nuit d'été voilà que s'établit une continuité avec les autres poèmes de Rimbaud qui eux font allusion au Songe d'une nuit d'été.
On constate qu'un noyau d'idées est commun à Rimbaud et à Verlaine. Comment le dire ? Ils ont plusieurs centres d'intérêts communs qui s'imbriquent volontiers dans leurs créations, et ces centres communs concernent non seulement la prose de Rimbaud, mais des poèmes en vers de l'été 1872 comme Juillet, mais des lettres de Verlaine datées de l'année 1872. Dans la mesure où certains de ces fils ne sont pas prédominants dans la première production en vers de Rimbaud et dans Une saison en enfer, j'ai énormément de mal à croire que tout cela se soit reconstitué d'un coup en 1874.
Je donnerai aussi la prochaine fois un complément sur le lien entre Images d'un sou et Juillet, il y a un passage de la pièce Roméo et Juliette qui exploite le procédé de Verlaine de Damon soupirant pour Geneviève qui se pâme sur la veuve de Pyrame. Je vais juste cesser d'écrire avec un sentiment de désespoir, car je n'arrive pas à partager avec les autres ce qui me paraît évident et fortement atmosphérique en termes de datation des Illuminations, quand je dis qu'il n'est pas possible que la rime "gargote(s)"-"redingote(s)" du poème Ressouvenir ne soit pas reprise en connaissance au dizain de Coppée, on me répond encore qu'il n'y a pas mille façons de rimer avec l'un ou l'autre de ces deux mots, qu'est-ce que je peux faire contre une telle absence de sensibilité littéraire ? Pas grand-chose.

samedi 11 avril 2015

"Phrases" entre Rimbaud et Verlaine

Quand je lis le poème des Illuminations intitulé Phrases, je comprends instantanément sa signification comme l'équivalent du shakespearien "Words Words Words" d'Hamlet ou comme le "Paroles, paroles" du refrain bien connu de la chanteuse Dalida.
Je ne crois pas comme l'envisage Michel Murat dans son livre L'Art de Rimbaud qu'il ait une signification générique équivalente au titre Conte. Effectivement, les trois sections qui le constituent sont une suite de propos rapportés, mais le titre ne signifie pas que Rimbaud élabore un nouveau genre de poème à partir d'un assemblage de propos rapportés au style direct. Le titre juge le contenu et invite le lecteur à justement ne pas en rester à la surface formelle des choses et des apparences, tout comme celui de L'Education sentimentale chez Flaubert. En même temps, certaines pièces de théâtre en vers sont appelées poèmes, ce qui empêche de parler d'innovation réelle. Rimbaud n'invente pas le poème qui est une suite de répliques dans un échange entre deux ou plusieurs personnes, cela a déjà été fait et sans aller chercher bien loin, qu'il suffise de songer au poème Sur l'herbe des Fêtes galantes de Verlaine. 
J'écarte sans aucune forme d'hésitation les cinq autres créations non accompagnées de titres. Ce qu'on peut percevoir nettement, c'est l'unité des trois sections de propos rapportés qui seules correspondent formellement à des phrases d'un échange entre deux personnages fictifs et énigmatiques.
Une anaphore puissante prouve la liaison des deux premières parties "Quand..." et la troisième reprend nettement l'idée de flatterie des phrases des deux précédentes, puisque la conclusion : "ta voix ! unique flatteur de ce vil désespoir", est une réponse sans illusion aux belles promesses qui ont précédé : "je vous trouverai", "et je suis à vos genoux", "je vous étoufferai", "Je ne pourrai jamais envoyer l'Amour par la fenêtre".
La difficulté de lecture vient de l'emploi abondant de tirets dont on peut parfois se demander s'ils ne supposent pas un changement d'interlocuteur. Nous passerions subrepticement d'elle à lui et de lui à elle.
Dans ma perception du texte, le tiret qui introduit le dernier paragraphe correspond effectivement à un changement de locuteur, c'est le poète masculin qui répond à la femme.
Pour les deux premières parties, elles peuvent être formulées par la femme seule, cette lecture est probante si on la tente. Cette idée est confortée par l'emploi du pronom féminin "celle" : "que je sois celle", par l'idée d'opposer un amour véritable à la vénalité pour un vieillard richissime qui aurait le mérite de ne pas avoir un physique ingrat. Les tirets de la première partie, celle qui compte trois paragraphes, correspondent à des démarcations quelque peu comparables aux parenthèses (en une plage pour deux enfants fidèles), (en une maison musicale pour notre claire sympathie), (que je sois celle qui sait vous garrotter). Mais, il s'agit de traits de démarcation pour le rythme et ils n'est pas nécessaire de les ouvrir et fermer comme les parenthèses, ce qui explique qu'il n'y ait pas deux traits l'un à côté de l'autre dans le premier paragraphe: "fidèles -, - en une maison". D'emploi plus souple que les parenthèses, le tiret permet effectivement de glisser une parenthèse, mais il met en relief certains extraits des paroles à l'intérieur de phrases longues, comme une sorte de décharge qui tonifie le discours, ce rehaussement du ton concerne la symétrie verbale des fins de paragraphes : "- Je vous trouverai" "- et je suis à vos genoux" "- je vous étoufferai".
On aurait pu imaginer un changement de locuteur à chaque tiret, mais les tirets sont intégrées dans des phrases qui vont jusqu'à leur terme, ce qui supposerait une harmonie dans les pensées du couple, ce qui est contredit par la dernière section. Ensuite, cela introduirait une dissymétrie, car nous aurions paragraphe par paragraphe une succession de quatre prises de parole, puis deux, puis trois, ce qui voudrait dire que "je vous étoufferai" ne serait pas dit par la personne qui martelait "je vous trouverai" ou "et je suis à vos genoux", ni par la femme qui pourtant parle de "garrotter" son amant.
Le premier paragraphe est une déclaration d'amour de la femme à son homme où le couple se représente seul au monde, mais un monde réduit à des proportions intimes cependant. La fidélité est une clef explicite du message qu'elle veut transmettre, et on peut y ajouter l'idée plus philosophique de "sympathie" des êtres, sachant que la déclaration consiste à revendiquer ici une prédestination l'un pour l'autre : "je vous trouverai".
Le second paragraphe oppose plus trivialement l'idéal de la femme vénale à l'idéal de la véritable âme sœur dans un couple.
Le troisième paragraphe présente de manière ludique l'idée d'un mariage réussi, les mentions verbales "garrotter" et "étoufferai" peuvent faire écho à l'expression "se passer la corde autour du cou", et il est question ici de satiété du désir, un désir romantique avec ce thème si particulier des "souvenirs" de poètes, donc des vues de l'esprit auxquelles la femme aimée vient donner une réalité qui ne laisse plus rien à désirer.

Le deuxième paragraphe est plus déconcertant. La reprise anaphorique "Quand" laisse penser que la femme continue de parler, un peu comme le poète face à sa maîtresse dans Les Reparties de Nina. Mais, le tiret et les phrases interrogatives qu'il introduit donnent à penser qu'elle a pu évaluer à sa physionomie les pensées contraires de son compagnon, dont on comprend qu'il veut la force et la méchanceté poussées à un extrême.
Dans l'absolu, on peut imaginer que de part et d'autre d'un tiret les propos de l'homme et de la femme s'opposent en deux répliques dans le paragraphe suivant : "Parez-vous, dansez, riez. - Je ne pourrai jamais envoyer l'Amour par la fenêtre." Mais, les précédents tirets ne supposaient pas de changement d'interlocuteur, et la symétrie "Quand nous sommes très forts", 'très gais", "quand nous sommes très méchants" confirme que le premier paragraphe de la seconde partie du poème doit se lire comme le seul discours étonné et réticent de la femme qui s'inquiète du devenir en société. Les deux premières des trius interrogations posent sans doute un vrai problème de lecture "qui recule?", "qui tombe de ridicule?" "que ferait-on de nous". Sans plus d'informations sur nos personnages, il nous faut d'instinct déterminer si leur force fait reculer quelques-uns ou non, et si la femme n'envisage pas un paradoxe, leur force les ferait eux-mêmes reculer. Puis, si leur gaîté fait tomber de ridicule qui que ce soit ou bien à nouveau leur propre couple. L'interrogation non assumée par la ponctuation "que ferait-on de nous" tend à mettre en doute l'intensité de la force et de la gaîté du couple.
Les trois impératifs "Parez-vous, dansez, riez" auraient pu s'imposer comme des exhortations de l'homme en réponse aux interrogations de l'amante, et celle-ci répondrait que cette façon "d'envoyer l'Amour par la fenêtre" ne lui est pas possible. Mais, les trois impératifs ne sont précédés d'aucun tiret. Par conséquent, c'est la femme qui prie l'homme de ne plus jouer le fort, le méchant, l'insolente gaîté, pour aller vers un amour qui veut bien paraître, présenter un visage riant, et s'offrir à danser dans une "maison musicale" de "claire sympathie". C'est l'homme méchant qui refuse les plaisirs, charmes et beautés de l'Amour, selon elle.
La troisième partie du poème nous offre la réponse de l'homme et le tiret d'ouverture suppose enfin le changement d'interlocuteur. L'homme oppose une fin de non-recevoir aux belles "phrases" de son amante, en introduisant des éléments nouveaux : l'indifférence de cette femme, "mendiante" d'amour, à la situation des "malheureuses" et des "manœuvres" qu'elle peut croiser, qu'elles croisent précisément dans leur environnement social, et sa méconnaissance des "embarras" et de tout le "désespoir" de celui pour lequel elle se prétend une "sœur de charité".
J'ai cité un extrait de la pièce Hamlet de Shakespeare, la représentation des comédiens devant le roi Claudius et sa femme comme source possible à la création présente de Rimbaud. Il s'agit de deux textes grinçants sur le mensonge des paroles amoureuses d'une compagne qui veut se présenter comme la moitié de la vie d'un homme, la misogynie étant explicitement et injustement présente dans la bouche d'Hamlet pour ce qui est de la pièce de Shakespeare, ce qui n'est pas tout à fait le cas dans le poème en prose de Rimbaud. Mon rapprochement se fonde également sur l'emphase particulière aux deux textes, mais Rimbaud joue un peu moins sur les optatifs (Qu'il n'y ait, que je sois celle, Que j'aie réalisé) et pas vraiment sur les dénégations de la Reine de comédie, il s'intéresse plus à l'idée d'un amour absolu romantique présent dans toute une littérature propre à son siècle et il exploite également les effets du futur simple de l'indicatif, temps verbal qu'il met particulièrement à contribution mais pour d'autres effets dans Jeunesse IV.
Les rimbaldiens ont souligné les échos du texte de Rimbaud avec la production antérieure de Verlaine, ce qui leur permet avec une certaine pertinence d'envisager un règlement de comptes entre les deux poètes. Verlaine serait tout à la fois la "Vierge folle", ici la "camarade, mendiante, enfant-monstre", ailleurs Henrika ou un "Pitoyable frère". En allant quelque peu dans ce sens, encore que je me méfie de l'extension critique qui consiste à voir des railleries à l'égard de Verlaine dans nombre de poèmes de 1872, ce qui me paraît cette fois plus contestable, je citerai un poème en vers postérieur de Verlaine : il n'a pas de titre et figure en treizième position dans le recueil Epigrammes qui a été publié en 1894, peu d'années avant la mort de Verlaine et à une époque où les éditions des oeuvres de Rimbaud ont déjà fait pas mal de chemin.
Ce qui me frappe, c'est que ce poème en vers en faisant alterner un vers long et un vers bref a tout l'air de proposer cette métrique rarissime pour le vers de onze syllabes qui consiste à placer la césure après la quatrième syllabe. Cet usage métrique n'est propre qu'au seul Verlaine, personne d'autre n'y recourait, à moins que ce ne fut le modèle métrique secret de poèmes aussi métriquement chahuteurs que sont Larme, Michel et Christine et La Rivière de Cassis, avec ici en prime l'alternance du vers long et du vers bref. Mais, au plan des thèmes, le poème des Epigrammes que je cite est à rapprocher de Phrases à cause de son anaphore "Quand" et de sa mention "bois noir" notamment, sans oublier le futur de l'indicatif, la mention adjectivale "claire", la redite d'une volonté de fuir Paris (comme ce fut le cas en 1872-1873), etc.

Quand nous irons, si je dois encor la voir,
        Dans l'obscurité du bois noir,

Quand nous serons ivres d'air et de lumière
        Au bord de la claire rivière.

Quand nous serons d'un moment dépaysés
        De ce Paris aux cœurs brisés,

Et si la bonté lente de la nature
        Nous berce d'un rêve qui dure,

Alors, allons dormir du dernier sommeil !
        Dieu se chargera du réveil.  

Cette ivresse d'air et de lumière ne concerne-t-elle pas Rimbaud ? Le "Million d'oiseaux d'or", la "mer allée / Avec le soleil" ? Rimbaud est mort en novembre 1891 et cette épigramme a de bonnes chances de lui être dédiée.
Pour lire ce poème avec une césure à la quatrième syllabe, il faut envisager un enjambement au milieu d'un mot, et très précisément le mot "bonté", cela fait écho au texte de Phrases : "quand nous sommes très méchants, que ferait-on de nous". Les enjambements de mots à la césure d'un alexandrin sont fort peu nombreux dans Sagesse, mais dois-je rappeler celui-ci ? Il s'agit du dernier vers du poème I, III "Qu'en dis-tu, voyageur des pays et des gares?" qu'on soupçonne à bon droit avec celui qui le suit "Malheureux ! Tous les dons, la gloire du baptême,..." des répliques de chrétien repenti à Rimbaud, encore que nombre de lecteurs n'y envisagent souvent qu'une critique de soi à soi de la part de Verlaine. Je cite les quatre derniers quatrains pour inscrire notre enjambement de mot dans son contexte et attirer l'attention sur d'autres échos sensibles avec le poème de Rimbaud intitulé Phrases. Par exemple, la réplique "ta voix", la mention entre guillemets "malheurs" qui peut répondre à "malheureuses" et "embarras" ! Notez bien également la reprise du titre du recueil !

- Sagesse humaine, ah, j'ai les yeux sur d'autres choses,
Et parmi ce passé dont ta voix décrivait
L'ennui, pour des conseils encore plus moroses,
Je ne me souviens plus que du mal que j'ai fait.

Dans tous les mouvements bizarres de ma vie,
De mes "malheurs", selon le moment et le lieu,
Des autres et de moi, de la route suivie,
Je n'ai rien retenu que la grâce de Dieu.

Si je me sens puni, c'est que je le dois être,
Ni l'homme ni la femme ici ne sont pour rien.
Mais j'ai le ferme espoir d'un jour pouvoir connaître
Le pardon et la paix promis à tout Chrétien.

Bien de n'être pas dupe en ce monde d'une heure,
Mais pour ne l'être pas durant l'éternité,
Ce qu'il faut à tout prix qui règne et qui demeure,
Ce n'est pas la méchanceté, c'est la bonté.

Le mot "méchanceté" dans une métrique digne du poème "Qu'est-ce pour nous, mon coeur,..." est ici brisé à la césure au profit de son contraire à la rime et mot de la fin.
La correspondance de Verlaine à Delahaye confirme qu'il est bien question d'une réponse à Rimbaud qui pour ne pas être dupe en ce monde assumerait la méchanceté. Verlaine prétend dans son courrier que ce sont les thèses de Rimbaud bien au-delà du drame de Bruxelles, et la note de ce discours se fait entendre encore dans Une saison en enfer, l'oeuvre pourtant porteuse d'une remise en question du poète.
Il est assez clair que dans Sagesse Verlaine tient le discours de la "camarade, mendiante", "qui recule?" "qui tombe de ridicule? Quand nous sommes très méchants, que ferait-on de nous".
Les "désillusions pleurant le long des fleuves" du poème de Verlaine font songer à Jeunesse IV et à l'insatisfaction foncière du révolté Rimbaud, celui qui se retrouve "fumant de maussades cigares", l'homme des "aventures" sans doute dérisoires et de la "grimace", celui qui se ment l'éternité devant "la vieille mer sous le jeune soleil". Le mot "déshonoré" est également brisé à la césure dans ce poème. Les autres enjambements du mot du recueil Sagesse ne concernent plus ou pratiquement plus les alexandrins. Comme Rimbaud se transpose traînant à son "bras durci" une "chère image" dans Ouvriers, comme Rimbaud semble se demander s'il confond la force et la faiblesse dans Mauvais sang, Verlaine lui réplique en l'envisageant "Traînassant [s]a faiblesse et [s]a simplicité". Un écho possible avec le poème Phrases peut s'entendre dans le passage suivant "L'homme est dur, mais la femme ?" Verlaine parle des "pleurs" non "bus" du poète en quête de la sœur de charité. Il modalise les "embarras" de celui qu'il plaint non sans une proposition relative qui y mêle le sarcasme comptable : "Et quelle âme qui les recense / Console ce qu'on peut appeler tes malheurs ?" A un "être avec du sens" qui "voudrait mener la danse", le poète qui ne sait danser, rire et se parer, n'a qu'un "beau vice" à exhiber, et un "vice joyeux", qui rappelle l'idée d'un couple où tous deux étaient "très forts", "très gais" et "très méchants".
Du temps de son compagnonnage avec Rimbaud, Verlaine a composé des poèmes de fiel tournés contre sa femme, ce qu'il continuera toute sa vie, alors que Mathilde ne pouvait prendre la plume pour se défendre en un si heureux style de poète, et, les railleries contre Verlaine étant si clairement soupçonnées dans le cas de la prose rimbaldienne, ce que Verlaine lui-même a attesté en se récriant contre l'assimilation à un "satanique docteur", il faudrait passer à côté de la même opération toutes griffes dehors de la part de Verlaine à l'encontre de Rimbaud. Il ne me semble pas que les discours des deux poètes soient hermétiques au point de ne pas pouvoir identifier la querelle qui animait une partie de leurs écrits.        

vendredi 10 avril 2015

Rimbaud joue Hamlet

Rimbaud a composé un poème intitulé Ophélie dont la source aisément identifiable n'est autre que la tragédie Hamlet de Shakespeare, mais il est téméraire de prétendre que pour composer son poème Rimbaud a lu la pièce elle-même. Il a pu traiter le thème shakespearien à partir de ses seules lectures de poèmes parnassiens, de Banville ou Leconte de Lisle notamment.
Il faut dire que Rimbaud envisage bien plutôt la figure de la noyée romantique victime d'un désespoir amoureux que l'héroïne du dramaturge anglais. Dans un décor où les montagnes et fjords norvégiens priment sur la cour du royaume de Danemark, Ophélie recule encore dans la légende puisque "Voici plus de mille ans" qu'a eu lieu le suicide d'Ophélie nous dit un poète l'érigeant à demi en figure d'une nouvelle religion. Il est vrai que l'histoire est censée se dérouler en une époque païenne antérieure à la christianisation du Danemark, et donc avant le huitième siècle de notre ère à tout le moins. Associant la folie de la jeune noyée aux grands vents tombés du haut des monts norvégiens, Rimbaud aurait eu connaissance à tout le moins de cette réplique du prince danois : "Je ne suis fou que par le vent du nord-nord-ouest ; quand le vent est au sud, je peux distinguer un faucon d'un héron." Le traitement romantique est confirmé par ces vers qui font nettement songer à quelques-uns similaires de Victor Hugo et Gérard de Nerval, lequel s'inspirait du premier :

Que ton cœur écoutait le chant de la Nature
Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits ;
Modulant tout à tout sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.
(Nerval, "El Desdichado")

[...]
Que fait l'âme, lequel vaut mieux d'être ou de vivre,
[Noter l'allusion à "To be or not to be"]
Et pourquoi le Seigneur, qui seul lit à son livre,
Mêle éternellement dans un fatal hymen
Le chant de la nature au cri du genre humain ?
("Ce qu'on entend sur la montagne", 1829)

Mais dans la pièce de Shakespeare, c'est Hamlet lui-même, le "beau cavalier pâle" et "fou" discrètement évoqué par Rimbaud, qui se préoccupe de la situation politique, et c'est à son désir que s'appliquerait mieux le troisième terme de l'espèce de trinité "Ciel ! Amour ! Liberté!" Dans le drame de Shakespeare, Ophélie attend surtout son mariage avec Hamlet, sans rien soupçonner du meurtre de Claudius, ce qui l'a acheminée vers la folie c'est que la folie simulée d'Hamlet n'allait pas sans un sincère éclat de la langue des nerfs, celui-ci a insulté Ophélie en l'accablant avec un forte condescendance misogyne des noms qu'il aurait dû réserver à sa mère, puisqu'il peut reprocher à celle-ci d'avoir négligé le temps dû au deuil pour épouser rapidement l'assassin de son premier mari. Et ce qui a eu raison de la santé de la jeune fille, c'est le meurtre de son père par son amant, sans qu'elle ne puisse s'expliquer clairement par ailleurs la survenue d'une telle situation de règlements de comptes entre personnages de sang royal.
Or, au printemps 1872, Rimbaud a pu se souvenir qu'il attribuait le "murmure" d'une "romance" à Ophélie, et, en tout cas, dans son poème Comédie de la soif, il semble qu'une réminiscence de sa création de 1870 apparaisse à la rime :

Juifs errants de NorwègeDites-moi la neige.

Le mythe du juif errant est distinct du mythe d'Hamlet, mais le juif errant est celui qui a refusé de reconnaître le Christ, de l'aider à porter la croix, tandis qu'Ophélie est un personnage volontairement convoqué en tant que païen et modèle humain possible pour un tout autre évangile dans le poème en vers de Rimbaud "Voici plus de mille ans". On peut penser au magnifique poème de Victor Hugo sur le sanguinaire Kanut dans La Légende des siècles, véritable doublon à son poème La Conscience du même recueil où il est question de Kaïn. Les damnés "juifs errants" sont à situer entre la douce Ophélie et l'atroce Kanut en quelque sorte. Ils sont aussi une figure d'éternité du mal souffert, ce qui nous renvoie encore une fois à la formule "Voici plus de mille ans". La mention "Norwège" avec son orthographe d'époque est une passerelle évidente entre les deux poèmes Ophélie et Comédie de la soif. Ce thème de la soif qui va préoccuper Rimbaud de création poétique en création poétique durant toute une bonne partie de l'année 1872 a des résonances shakespeariennes, par son mélange de trivialité et de quête métaphysique. "Légendes ni figures / Ne me désaltèrent", nous clame le poète, qui ricane en en appelant à la paillardise pour parrainer son orgie "Chansonnier, ta filleule / C'est ma soif si folle / Hydre intime sans gueules / Qui mine et désole."
Il est souvent question de la "mine" des gens dans la traduction d'Hamlet par le fils de Victor Hugo, mais cette soif est une "filleule" qualifiée de "folle", autrement dit une autre Ophélie, tandis que le mot "Hydre intime" joue de manière saisissante sur l'étymologie grecque : "eau" (qu'on songe à nos mots savants comme "hydraulique"). La soif est une folle Ophélie attirée intimement par l'eau, elle est caractérisée par une aspiration désolante à la noyade. Le drame élisabéthain renvoie à l'idée d'une mélancolie brumeuse et nordique, comme l'écrit Victor Hugo dans la préface qu'il fournit à l'ensemble des nouvelles traductions de son fils : "Un nuage flotte toujours dans la phrase anglaise. Ce nuage est une beauté. Il est partout dans Shakespeare. Il faut que la clarté française pénètre ce nuage sans le dissoudre. Quelquefois la traduction doti se dilater. Un certain vague ajoute du trouble à la mélancolie et caractérise le Nord. Hamlet, en particulier, a pour air respirable ce vague. Le lui ôter, le tuerait. Une profonde brume diffuse l'enveloppe." Ce que nous avons établi ici, c'est l'identification d'une "soif si folle" à la volonté de noyade d'Ophélie à partir de deux indices majeurs : la réminiscence du nom de pays "Norwège" et l'étymologie du nom "Hydre". Le lecteur jugera si nous nous sommes abusés.

- Oh ! favorisé de ce qui est frais !
Expirer en ces violettes humides
Dont les aurores chargent ces forêts ?

Il est une autre pièce de Shakespeare qui s'impose comme une référence importante de la poésie rimbaldienne, la féerie du Songe d'une nuit d'été, et le traitement de ce motif par Banville y est sans doute pour quelque chose. Je n'en traiterai pas ici et je me demande même si le poème "Entends comme brame..." n'a pas lieu aussi une clef de lecture en partie shakespearienne. Pour sa part, le poème Juillet est caractérisé par des allusions à la célèbre tragédie Roméo et Juliette. Je me demande également si les sorcières de l'oeuvre rimbaldienne n'associeraient pas tout un réseau de sources parmi lesquelles les sorcières de Macbeth. En effet, les sorcières sont interrogées pour un savoir que les humains ignorent et qu'ils n'appréhendent que par bribes énigmatiques jetant un éclairage trouble sur le futur. Il m'a même semblé à deux ou trois reprises observer une subordonnée ramassée un tant soit peu comparable au "ce qu'elle sait, et que nous ignorons" de la fin d'Après le Déluge dans la traduction de Macbeth par le fils de Victor Hugo.
Or, si nous en revenons à Hamlet, les trois premières séries réunies sous le titre Phrases, celles qui étant réunies sur le même feuillet que le titre Phrases font forcément partie de l'ensemble à coiffer de ce titre, forment un échange de paroles dramatiques, théâtrales, dont l'emphase a visiblement quelque chose de romantique, et par-delà de shakespearien. Cette inspiration ne pouvant provenir de la littérature classique, ni de la littérature en vers, j'en arrive à me demander si un passage d'Hamlet n'a pas servi de source à la création de Rimbaud. En effet, au coeur de la pièce Hamlet, un extrait d'une autre pièce est joué devant le roi Claudius pour qu'Hamlet achève de se fonder sa conviction sur la réalité ou non du meurtre de son père. Cette pièce dans la pièce est l'occasion de répéter la scène du meurtre et de mettre en abîme les culpabilités respectives du roi et de la mère d'Hamlet. Remarquez les tours optatifs nombreux qui d'ailleurs se retrouvent à d'autres endroits de la pièce, notamment dans les paroles d'Ophélie ou de la mère d'Hamlet, remarquez aussi les thèmes où on retrouve le serment de fidélité amoureuse et sa mise en doute.

[...]
Puissent le soleil et la lune nous faire compter
Autant de fois leur voyage, avant que cesse notre amour !
[...]
Toi, tu vivras après moi dans ce monde si beau,
Honorée, chérie ; et, peut-être un homme aussi bon
Se présentant pour époux, tu...

[La reine de la pièce]
Oh ! grâce du reste !
Un tel amour dans mon coeur serait trahison.
Que je sois maudite dans un second mari !
Nulle n'épouse le second sans tuer le premier.
[...]

[Le Roi de la pièce]

[...]
Ce monde n'est pas pour toujours, et il n'est pas étrange
Que nos amours mêmes changent avec nos fortunes.
[...]
Ainsi, tu crois ne jamais prendre un second mari ;
Mais, meure ton premier maître, tes idées mourront avec lui.

[La Reine de la pièce]

Que la terre me refuse la nourriture, et le ciel la lumière !
Que la gaieté et le repos me soient interdits nuit et jour !
Que ma foi et mon espérance se changent en désespoir !
Que le régime d'un anachorète en prison soit mon avenir !
Que tous les revers qui pâlissent le visage de la joie
Rencontrent mes plus chers projets et les détruisent!
Qu'en ce monde et dans l'autre, une éternelle adversité me poursuive,
Si, une fois veuve, je redeviens épouse !
[...]
Que le sommeil berce ton cerveau,
Et que jamais le malheur ne se mette entre nous deux !

Certains échos peuvent être cernés également dans les échanges entre Hamlet et sa mère qui était invitée à se reconnaître dans la reine meurtrière de l'extrait joué ci-dessus. Mais la pièce est représentée également devant Ophélie qui assise à côté d'Hamlet en essuie tous les sarcasmes sur la frivolité des femmes. Les propos qu'ils échangent s'étiolent parfois : "Quoi, monseigneur?" "Rien." Et la gaîté est au coeur de la conversation : "Vous êtes gai, monseigneur.", "Qui, moi?", "Oui, monseigneur", "Oh ! je ne suis que votre baladin. Qu'à un homme de mieux à faire que d'être gai ? Tenez, regardez comme ma mère a l'air joyeux, et il n'y a que deux heures que mon père est mort."
D'autres citations enrichiront ultérieurement le dossier que j'espère mettre au point pour éclairer le sens, les enjeux des trois sections de paroles discontinues réunies sous le titre Phrases. On y relève une querelle de couple qui n'est pas sans faire songer au poème Vagabonds et au poème Ouvriers avec son importun "vent du Sud" et la "chère image" traînée de la nordique Henrika, sans oublier des poèmes précis de Verlaine.

Quand le monde sera réduit en un seul bois noir [...]
Le poème bref "Le haut étang fume continuellement..." fait plus songer à Macbeth et l'idée de faire sonner "une cloche de feu rose dans les nuages" fait elle-même écho à un passage du même célèbre drame de Shakespeare. Je dois relire Hamlet pour envisager encore un rapprochement qui m'interpelle entre Parade et une description des comédiens dirigés par Hamlet.
Enfin, dans Hamlet, le héros éponyme se fait passer pour fou afin de sauver sa vie qu'il sait en danger depuis qu'il a compris que son oncle a assassiné son père. On remarque que dans Vies, poème en trois volets des Illuminations, le poète attend "de devenir un très-méchant fou" et se moque de la "stupeur" du public face au néant qui l'attend, tandis que dans la prose liminaire d'Une saison en enfer le poète se vante d'avoir joué de "bons tours à la folie", ce qui fait le sujet d'Alchimie du verbe. Il me semble donc légitime d'envisager le travail conscient par Rimbaud d'un profil hamlétien personnalisé mis en oeuvre dans sa poésie.
En même temps, il ne faut pas perdre de vue que précisément à cette époque-là l'oeuvre de Shakespeare s'est encore plus nettement imposée en France grâce à la traduction du fils même de Victor Hugo, ce qui ne saurait manquer d'avoir du sens pour Rimbaud. L'oeuvre hugolienne doit sans doute beaucoup à Shakespeare, j'envisage un article de mise au point à ce sujet en marge donc de mes études spécifiquement rimbaldiennes. Je pense que certains trouvailles de la traduction sont en réalité des idées de Victor Hugo scrupuleusement reprises par le fils, et les préfaces à chacune des pièces certes ne semblent pas s'imposer comme du Victor Hugo, à la différence du Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie qui n'a pas été écrit par l'épouse, mais qui est à l'évidence une autobiographie, mais les préfaces du fils de Victor Hugo rencontrent plus d'une fois les procédés de conteur du grand romantique, avec parfois une irruption qui sent le génie spontané, à tel point qu'il est difficile de ne pas envisager des interventions paternelles ponctuelles et anonymes dans ce travail préfaciel. Dans tous les cas, il s'agit d'une prose sorti de l'esprit en exil de Hauteville House, et rien qu'à ce titre cela est significatif et doit retenir notre attention littéraire.
Voilà, il me semble que les linéaments shakespeariens que mon article entend faire respirer à la lecture de l'oeuvre de Rimbaud pourront raviver chez tout un chacun le flambeau du sens face à une poésie aussi mystérieuse et profonde que les chefs-d'oeuvre du théâtre élisabéthain.

lundi 6 avril 2015

Ressouvenir d'une source à trouver

C'est au poème Ressouvenir que je veux en venir, mais je pense qu'il faut introduire le sujet dans une perspective plus large pour que le lecteur soit pénétré de l'intuition précise qui nous anime !

L'Album zutique est connu pour ses nombreuses parodies de "dixains réalistes" de deux ensembles primitifs de Promenades et intérieurs de François Coppée. A lui seul, Rimbaud en a commis plusieurs. Au verso du folio 3 de l'Album zutique, les deux premiers sont enchaînés l'un à l'autre et c'est l'ensemble qu'ils forment qui est accompagné d'une signature factice "François Coppée" placée dans la continuité du dernier vers, puis des initiales "A. R." Ces deux pièces n'ont pas reçu de titres à la différences des œuvres avoisinantes et elles sont toutes deux précédées d'un trait ondulé, le second trait ondulé servant de séparation entre les dizains, ce qui fait que si on perçoit alors le trait ondulé comme une trait de séparation entre les poèmes, le premier trait ondulé est l'indice que ces deux dizains viennent à la suite d'autres, ceux de François Coppée lui-même. Plus bas, dans l'alignement des deux dizains, Rimbaud a ajouté un monostiche "L'Humanité chaussait le vaste enfant Progrès" qu'il attribue à Louis-Xavier de Ricard, mais qu'il sépare des deux imitations de Coppée non pas par un trait ondulé, mais par un espace plus important. Profitant de l'importante marge à gauche initiale, Rimbaud a reporté deux autres parodies sur une nouvelle colonne, une de Léon Dierx intitulée Vu à Rome et une de Paul Verlaine qui a pour titre l'expression Fête galante au singulier. Il est important de bien se représenter cette page manuscrite avec une colonne de gauche qui offre des parodies coiffées chacune d'un titre respectif et une colonne de droite où ni les dizains, ni le monostiche ne présentent le moindre titre. Je vais essayer ici de transcrire fidèlement la colonne qui concerne les dizains.

                                    ~~~~
J'occupais un wagon de troisième : un vieux prêtre
Sortit un brûle-gueule et mit à la fenêtre,
Vers les brises, son front très calme aux poils pâlis.
Puis un chrétien, bravant les brocarts impolis,
S'étant tourné, me fit la demande énergique
Et triste en même temps d'une petite chique
De caporal, - ayant été l'aumônier chef
D'un rejeton royal condamné derechef, -
Pour malaxer l'ennui d'un tunnel, sombre veine
Qui s'offre aux voyageurs, près Soissons, ville d'Aisne.
                                    ~~~~
Je préfère sans doute, au printemps, la guinguette
Où des marronniers nains bourgeonne la baguette
Vers la prairie étroite et communale au mois
De mai. Des jeunes chiens rabroués bien des fois
Viennent près des Buveurs triturer des jacinthes
De plate-bande. Et c'est, jusqu'aux soirs d'hyacinthe,
Sur la table d'ardoise où, l'an dix-sept-cent-vingt
Un diacre grava son sobriquet latin
Maigre comme une prose à des vitraux d'église
La toux des flacons noirs qui jamais ne les grise. François Coppée.
                                                                                           A. R.


L'Humanité chaussait le vaste enfant Progrès.
                                                          Louis Xavier de Ricard
                                                                            A. Rimbaud


François Coppée a publié une série de dix-huit tels dizains sous le titre de Promenades et intérieurs dans une livraison du Parnasse contemporain et le volume entier du second numéro du Parnasse contemporain est paru en juillet 1871, mais cette reprise a été anticipée par la double publication d'une nouvelle série de vingt-trois dizains qui figurent une première fois dans la revue Le Moniteur universel le 19 juin 1871, une second fois dans la revue Le Monde illustré le 8 juillet. C'est l'occasion pour Verlaine de parodier un ancien collègue et ami avec lequel il a pris des distances, suite aux événements récents. Il le fait dans sa lettre du 14 juillet à Léon Valade, et c'est cette lettre qui donne le modèle de deux dizains enchaînés repris par Rimbaud dans l'Album zutique. Peu importe que Rimbaud ait sans doute connu d'autres états manuscrits que la lettre même de Verlaine à Léon Valade, ce qui est décisif c'est le témoignage formel du document que nous reproduisons ci-dessous en nous fiant à la transcription de Michael Pakenham ("en clignotant les yeux") dans son édition de la Correspondance générale de Verlaine.

         Promenades et intérieurs
..........................................................
                      LXII

Bien souvent, dédaigneux des plaisirs de mon âge
J'évoque le bonheur des femmes de ménage.
Ayant changé de sexe en esprit, bien souvent
Un cabas à mon bras et mon nez digne au vent,
J'ai débattu les prix avec les revendeuses.
Bien souvent j'ai, sous l’œil des bourgeoises grondeuses
Et non sans quelque aplomb qu'on ne saurait nier,
Dirigé cette danse exquise du panier
Dont Paul de Kock nous parle en mainte parabole.
La nuit vient : je m'endors et j'aime Rocambole.

                      LXIII

Le sous-chef est absent du bureau : j'en profite
Pour aller au café le plus proche au plus vite,
J'y bois à petits coups en clignotant les yeux
Un mazagran avec un doigt de cognac vieux
Puis je lis - (et quel sage à ces excès résiste?) -
Le Journal des Débats, étant orléaniste.
Quand j'ai lu mon journal et bu mon mazagran,
Je rentre à pas de loup au bureau. Mon tyran
N'est pas là, par bonheur, sans quoi mon escapade
M'eût valu les brocards de plus d'un camarade.

                      LXIV

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Les traits ondulés de la suite rimbaldienne sont l'équivalent des nombres romains plus explicites de Verlaine, lequel imagine un recueil s'étoffant indéfiniment : soixante-deux, soixante-trois, soixante-quatre dizains, quand Coppée ne semble en avoir réuni que dix-huit et puis vingt-trois nouveaux sous le titre Promenades et intérieurs. Deux dizains seront d'ailleurs retranchés du recueil définitif qui n'en comptera que trente-neuf en 1876.
Rimbaud s'est inspiré également d'autres éléments des deux pièces de Verlaine, il a repris le double point au même endroit d'un vers initial, après la neuvième syllabe, ainsi que le mot "brocards" orthographié différemment. L'idée de "sous-chef" est symétrique de la mention "wagon de troisième" et celle à la rime de "cognac vieux" a pour écho la formule "vieux prêtre", mais ce "sous-chef" a pour répondant un "aumônier chef / D'un rejeton royal condamné derechef" et le "cognac vieux" une "petite chique De caporal". L'élan de la forme composée du participe passé "ayant été l'aumônier chef" vient de l'autre dizain verlainien "Ayant changé de sexe en esprit". Les deux poètes jouent des saccades du rythme en s'appuyant sur tout à la fois la césure, l'enjambement de vers à vers, la ponctuation et les tours poseurs et abréviatifs de la syntaxe. Si Rimbaud s'appesantit à l'aide de virgules pour nous entraîner "Vers les brises", le rythme délié de l'étonnante expression "son front très calme aux poils pâlis" garde peut-être, tout en citant narquoisement un vers des Intimités de Coppée : "Un page de douze ans aux traits déjà pâlis", ce petit quelque chose de sautillant du vers suivant de Verlaine : "Pour aller au café le plus proche au plus vite," je l'ignore. Mais, face aux brises de l'un, que dire de la remarquable danse de l'adjectif "digne" de l'autre : "Un cabas à mon bras et mon nez digne au vent[.]" Le jeu à la césure du vers précédent "Ayant changé de sexe + en esprit" permet de penser l'articulation sournoise du "nez" d'abord "digne" et "au vent". Rimbaud pense pertinemment à ne pas ajouter de virgule à l'expansion qui enjambe d'un vers à l'autre "sombre veine / Qui s'offre aux voyageurs" avant le bris final "près Soissons, ville d'Aisne". Il concurrence Verlaine pour l'effet oratoire à la césure : "Je rentre à pas de loup + au bureau. Mon tyran / N'est pas là, par bonheur, + sans quoi mon escapade [....]" contre "J'occupais un wagon + de troisième", ou "Pour malaxer l'ennui + d'un tunnel" ou encore "la demande énergique / Et triste en même temps + d'une petite chique / De caporal," jusqu'à cette sorte d'incongruité tirée par la rime et pourtant superbement assimilée au poème : "ayant été l'aumônier chef / D'un rejeton royal condamné derechef[.]" Rimbaud joue également superbement des effets d'emphase de constructions heurtées de quatre et deux syllabes devant la césure : "Puis ce chrétien, bravant + les brocarts impolis", "S'étant tourné, me fit + la demande énergique", "d' une petite chique / De caporal, - ayant + été l'aumônier chef", avec effet de pont dans le dernier cas "ayant été", surtout si on fait entendre le [t] de la liaison. L'autre dizain de Rimbaud "Je préfère sans doute..." est plus inégal, les volontaires exagérations des rejets cassent trop nettement le rythme dans les six premiers vers, alors que toute la fin du poème est remarquablement tournée. La prairie est "communale" au "mois de mai", en rappel subreptice des événements récents et les "Buveurs" ont à voir avec les accusations d'orgie rouge. Dans les deux dizains de Rimbaud, le "vieux prêtre" et le "diacre" ne sont pas sans faire songer à "Monseigneur Darboy", l'otage des communards. Le "diacre" au "sobriquet latin" semble être François de Paris, comme l'a envisagé Jean-Luc Steinmetz dans les notes au poème de son édition en Garnier-Flammarion, mais cette allusion aux convulsionnaires du dix-huitième siècle continue de rendre la lecture de ce poème quelque peu délicate, difficile. Nous y reviendrons.
Rimbaud a ensuite composé d'autres dizains à la manière de Coppée, tous isolés désormais. Mais, le point important, c'est que certains ont une titre et d'autres non. Au recto du feuillet 9, nous avons le poème intitulé Etat de siège ?, puis au verso du même feuillet un autre Le Balai. Passons sur le recto d'un feuillet déchiré où apparaissent les débuts de dix vers d'un dizain manuscrit de Rimbaud "Mais enfin, c' ", puisque nous ne pouvons savoir s'il était accompagné ou non d'un titre. Au recto du feuillet 13, nous retrouvons un dizain sans titre "Les soirs d'été, sous l'oeil ardent des devantures, / [...]". L'incipit de ce poème s'inspire d'un vers d'un des deux dizains cités plus haut de Verlaine : "Bien souvent, j'ai, sous l’œil des bourgeoises grondeuses", en y associant la réécriture d'un vers des Intimités "Timides sous les yeux ardents des connaisseurs". La rime finale "humaine"::"veine" est évidemment à rapprocher de celle du dizain "J'occupais un wagon..." : le mot "veine" revient à la rime d'un poème à l'autre, et les deux poèmes se finissent sur la même rime : "sombre veine" : : "ville d'Aisne", contre "l'onde humaine" : : "- Et que l'âpre aquilon n'épargne aucune veine". Du même dizain, Rimbaud a encore repris le "brûle-gueule". Les "grêles marronniers" font pour leur part écho aux "marronniers nains" de l'autre dizain sans titre "Je préfère sans doute..." Cette parodie témoigne de ce que Rimbaud a bien relevé la variation "Francis Coppée" comme signature de l'artiste au bas de la nouvelle Ce qu'on prend pour une vocation parue en septembre dans Le Monde illustré. Au verso du feuillet 14, nous observons la présence d'un autre dizain sans titre de Rimbaud "Aux livres de chevet..." Et enfin le dizain Ressouvenir vient clore notre liste des dizains reportés dans l'Album zutique par Rimbaud.
Cela fait huit imitations des Promenades et intérieurs, mais si nous écartons le cas du feuillet déchiré nous avons quatre dizains sans titre, et trois qui en ont un : Etat de siège ?, Le Balai et Ressouvenir. Les deux premiers dizains sans titre sont enchaînés, suivent Etat de siège ? et Le Balai, puis deux sinon trois dizains sans titre dont un "Les soirs d'été..." reprend des éléments des premiers dizains sans titre, un peu comme un prolongement de l'inspiration. Et enfin, à nouveau un dizain avec un titre : Ressouvenir !
Où veux-je en venir ? Quel serait le problème ?
Eh bien, il se trouve que les dizains de Coppée n'étaient pas accompagnés d'un titre, ils n'étaient que regroupés dans deux séries distinctes. Or, Coppée lui-même a fini par créer des dizains flanqués d'un titre. Toutefois, les contributions rimbaldiennes à l'Album zutique datent de la période octobre-novembre 1871, comme l'attestent les quelques dates égrenées par les participants (22 octobre, premier novembre, 6 novembre, et mention fautive d'un "samedi 9 Novembre" 1871). Il est vrai qu'à la différence de Rimbaud Cros, Verlaine, sinon Valade, ont mis plus spontanément un titre à leurs "Coppées" : Intérieur matinal, Oaristys, Remembrances, Epilogue. L'idée d'une influence en retour des zutistes sur François Coppée étant peu plausible, on peut envisager l'apparition progressive de titres comme un phénomène parallèle, une tendance spontanée chez tous les poètes. Mais, quand même, la présence de ces titres n'est pas anodine et en tout cas elle ne l'est pas dans le cas de Rimbaud, car le poème qui s'intitule Ressouvenir reprend au pluriel "redingotes" :: "gargotes" la rime "redingote" :: "gargote" d'un dizain de Coppée qui cette fois portait un titre, Croquis de banlieue.

Où Rimbaud en octobre-novembre 1871 a-t-il pu prendre connaissance de ce dizain Croquis de banlieue qui semble n'avoir été publié qu'ultérieurement, en 1876, et dizain qui figure tantôt dans un recueil nommé Le Cahier rouge, tantôt dans un nouvel ensemble nommé Promenades et intérieurs ?
Pour l'instant, c'est une énigme.

Il convient toutefois de citer cette pièce et la parodie de Rimbaud l'une à la suite de l'autre.

                 Croquis de banlieue

L'homme, en manches de veste et sous son chapeau noir,
A cause du soleil, ayant mis son mouchoir,
Tire gaillardement la petite voiture,
Pour faire prendre l'air à sa progéniture,
Deux bébés, l'un qui dort, l'autre suçant son doigt.
La femme suit et pousse, ainsi qu'elle le doit,
Très-lasse, et sous son bras portant la redingote ;
Et lors s'en va dîner dans une humble gargote
Où sur le mur est peint - Vous savez ? à Clamart ! -
Un lapin mort, avec trois billes de billard.

                    Ressouvenir

Cette année où naquit le Prince impérial
Me laisse un souvenir largement cordial
D'un Paris limpide où des N d'or et de neige
Aux grilles du palais, aux gradins du manège,
Eclatent, tricolorement enrubannés.
Dans le remous public des grands chapeaux fanés,
Des chauds gilets à fleurs, des vieilles redingotes,
Et des chants d'ouvriers anciens dans les gargotes,
Sur des châles jonchés l'Empereur, marche, noir
Et propre, avec la Sainte espagnole, le soir.

Les "deux bébés" sont repris par l'idée de la progéniture impériale née en 1856, la parodie rimbaldienne se nourrissant probablement de la lecture contemporaine qu'il pouvait faire de Belmontet, celui-ci étant la cible de deux montages de citations zutiques de sa part : Hypotyposes saturniennes et Vieux de la vieille. Dans le dizain de Coppée, il est à noter qu'un bébé est présenté "suçant son doigt", ce qui semble avoir fait l'objet d'une réécriture dans le dizain "Les soirs d'été..." : "Suceurs du brûle-gueule ou baiseurs du cigare," ce qui veut dire que nous ne cherchons pas une pré-originale du dizain Croquis de banlieue qui soit seulement datée au plus près de la transcription de Ressouvenir qu'on soupçonne dater de novembre 1871, mais il faut encore que cette pré-originale soit antérieure à la composition et transcription du dizain supposé plus proche du premier novembre "Les soirs d'été....", et un tel constat nous invite même à envisager la possibilité d'une publication coppéenne antérieure à la mi-octobre et donc à tous les dizains zutiques flanqués ou non d'un titre.
Ce qui me frappe en tout cas, c'est qu'il semble exister donc, comme je l'ai dit plus haut, un troisième ensemble nommé Promenades et intérieurs.
Voici un lien internet pour consulter le texte intégral de cette troisième série : Promenades et intérieures I, II, III, IV ?

Présenté sur un site internet, ce recueil est divisé en quatre parties. En réalité, le titre ne convient que pour la partie I où nous reconnaissons les dizains qui ont toujours porté ce titre. La partie II offre un ensemble de divers poèmes aux formes variées, mais le premier sous le titre Mon Père nous offre un extrait du long poème Olivier paru en 1876 et, doux euphémisme, il est intéressant à rapprocher du poème Les Remembrances du vieillard idiot. Les "arbustes rabougris" me font d'ailleurs penser à d'autres rapprochements du côté des "marronniers nains", des "grêles marronniers". Pourquoi publier cet extrait d'Olivier séparément ? C'est en tout cas imposer l'autonomie poétique de cette partie de l'oeuvre. L'exaspération du vers 3 attire d'emblée l'attention et pourrait être un indice de la date de composition : "C'est laid, surtout depuis le siège de Paris." La partie III qui débute par un poème En faction qui n'est pas sans lien avec les événements de l'année terrible offre elle aussi des poèmes variés dont une suite de nouveaux dizains flanqués cette fois d'un titre parmi lesquels notre Croquis de banlieue. La partie IV se limite à un poème de circonstance adressé à des amis.
J'ignore la raison de cet assemblage hétéroclite de poèmes de Coppée, mais il ne fait aucun doute que Rimbaud a eu connaissance d'au moins deux d'entre eux en octobre-novembre 1871 : Mon père et Croquis de banlieue. Rimbaud a-t-il connu ces deux poèmes sous une forme manuscrite, par amis poètes interposés ? Ou bien les a-t-il lus quelque part dans la presse ? Il y a visiblement un point d'histoire littéraire à régler à ce sujet.

Ajoutons à cela le poème Aux amputés de la guerre qui figure dans Le Cahier rouge et que je prétends identifier comme un intertexte, une source du poème Les Corbeaux de Rimbaud, qui déjà réécrit à l'évidence des passages du poème anticommunard publié en plaquette Plus de sang !

vendredi 3 avril 2015

Conseil du Courrier

Pour réussir vos blagues, ne les faites pas à la même date que les poissons, décalez-les de quelques jours : "le premier avril est morte votre noble mère." Oui "j'ai appris cela vaguement par la voix de la rumeur : est-ce vrai ou faux, je ne sais pas." Méfiez-vous, c'est du Shakespeare, Le Roi Jean, Acte IV, scène 2, c'est vaguement drôle en tout cas.

jeudi 2 avril 2015

Vaudringhem

Avec le poème Dévotion, nous faisons la connaissance de plusieurs personnages féminins énigmatiques.
Lulu est un "démon" et ce petit nom impose aisément à l'esprit l'idée de dépravation sexuelle, ce que confortent la situation blasphématoire ("goût pour les oratoires") et la majuscule au mot "Amies" qui rappelle le titre du recueil lesbien publié sous le manteau par Verlaine peu avant les Fêtes galantes. A l'époque, comme l'a souligné Bruno Claisse, une femme acrobate nommée Lulu, en fait la femme-canon mondialement célèbre comme mythe, causait de la perplexité dans le public qui pensait qu'il devait s'agir d'un homme travesti, ce qu'un accident confirma par la suite. Malgré le rapprochement intéressant opéré par Bruno Claisse, il est difficile d'identifier purement et simplement la Lulu du poème au travesti acrobate. Il reste l'idée tout de même que cette "Lulu" peut laisser planer un doute sur son identité, est-ce un homme ou une femme finalement ?, et surtout sur ses orientations sexuelles avec d'un côté les "oratoires du temps des Amies" et de l'autre la dévotion "Pour les hommes" qui est faite en son nom par le poète. Cette Lulu est aussi une "madame ***" étant donné la circularité de l'alinéa la concernant : "A Lulu [...] A madame ***." On relève dans le poème Après le Déluge une autre mention "Madame ***" et l'identification à Lulu dans le cas de Dévotion permet d'apprécier un autre parallèle important : La "Madame ***" du poème Après le Déluge "établit un piano dans les Alpes", ce qui fait assez nettement songer à une exacerbation romantique du sentiment religieux dont le "goût pour les oratoires" présente un indice plus inquiétant ou plus sulfureux, et ce "piano dans les Alpes" offre à l'apparition féminine un cadre quelque peu comparable à celui de "Louise Vanaen de Voringhem" dont le poème nous indique en une touche saisissante la "cornette bleue tournée à la mer du Nord".
Il est aussi question dans le poème de "l'adolescent que je fus" ce qui semble renvoyer à une idée assez claire que nous pouvons nous faire du poète et d'un "saint vieillard" plus énigmatique dont l'ermitage ou la mission soulève l'ironie railleuse du poète qui persifle avec ses adresses à "l'esprit des pauvres" et surtout "à un très haut clergé".
Mais, contentons-nous de passer en revue l'énigme des personnages féminins. Pour "Circeto", je n'aime pas beaucoup la lecture paresseuse qui consiste à identifier par paronomase le nom de la magicienne Circé qui serait flanqué, dans une sorte de mot-valise, d'une terminaison en "ceto" renvoyant étymologiquement au cétacé, et donc à la baleine qui serait "grasse comme le poisson" avec "son coeur ambre et spunk". C'est notamment la lecture que soutient Bruno Claisse à travers l'ensemble des articles divers qu'il a consacrés à ce poème. On peut broder et défendre l'idée en prétendant que Circé est un personnage important de L'Odyssée qui change les hommes en porcs ou bêtes sauvages et que l'allusion se dégagerait ici sur un fonds de "voyages métaphysiques" dans le "chaos polaire", chaos polaire qui au passage fait nettement écho au "chaos de glaces et de nuit du pôle" du poème que nous sommes appelés à convoquer encore une fois Après le Déluge. Le manuscrit du poème ne nous est pas parvenu et le critique Antoine Fongaro a laissé entendre que "Circeto" pourrait être une mauvaise transcription du nom de la déesse-poisson "Derceto" que Rimbaud aurait repéré dans ses lectures, et notamment dans le livre La Bible de l'humanité de l'historien Jules Michelet. Voici en lien un extrait où se rencontre ce nom "Dercéto" et voici un autre lien qui donne cette fois le texte complet de cet ouvrage de Michelet dont le projet poétique et allégorique ressemble fort à celui de son livre La Sorcière déjà observé de près par la critique rimbaldienne. Dercéto est la "Vénus de Syrie" et Michelet la convoque pour illustrer "l'infini de l'amour inférieur", la "fécondation". Cette divinité syrienne nous éloigne de la clarté et de l'harmonie des grecs et des égyptiens pour nous plonger dans un univers de représentations plus confuses. Et on appréciera que cette Vénus poisson partage avec le "Bateau ivre" un même élément, la grande mer, la "haute mer" pour citer Enfance II et peut-être aussi un mot de Victor Hugo servant à définir l'oeuvre de Shakespeare. Les associations d'idées se heurtent sous la plume de Michelet qui évoque dans le cadre syrien les enfants enlevées qui contèrent leurs douleurs à la Lune. Il nous attire dans sa vision du mythe d'Adonis "Culte sensuel et pleureur, très-fatal, par lequel le monde descendit misérablement sur la pente de l'énervation". Le disgracieux néologisme "énervation" s'inscrit dans le titre du chapitre (Syrie - Phrygie - Enervation) que nous citons ici abondamment. Et "Salambo" est présenté comme le "nom d'amour" de la divinité "Astarté aux deux sexes". Il faut avouer que l'enchaînement des allusions chez Michelet est parfois aussi inquiétant que du Deleuze brodant un récit métaphorique à partir du complexe d'Oedipe. Il m'arrive de me demander comment les gens ont la patience d'écrire des suites d'associations d'idées aussi incongrues. Ce n'est pas normal d'écrire ainsi, donc ça ne devrait pas exister les écrits de Deleuze ou La Bible de l'humanité de Michelet ou Symbolique et Mythologique de Creutzer. C'est tellement insupportable à lire que ça ne peut pas avoir été écrit par quelqu'un, et pourtant si ! Dans cet univers de funérailles, on trouve un fil directeur explicite, mais assez mal justifié : "l'évanouissement de la force mâle". Ne me demandez pas de vous expliquer, lisez-le vous-même, c'est complètement farfelu. Et maintenant, je dois citer un passage qui montre comment parallèle à son livre La Sorcière Michelet s'ingénie à incarner un principe historique qui sort essentiellement de son imagination débridée en une ribambelle confuse de figures féminines, pour à chaque fois montrer une lutte sourde d'une force de vie opprimée qui aura mené, qui mène même un combat de plusieurs milliers d'années : "La Syrienne, sous forme languissante, au fond véhémente et terrible, n'est pas femme à se résigner. Elle est pleine d'audace et d'initiative, en mal, en bien. Les Jahel et les Déborah, Judith, Esther, sauvent le peuple. Athalie, Jézabel sont rois. Il en advient de même à la fameuse colombe d'Ascalon, la Sémiramis, qui s'envola de Syrie à l'Euphrate. La déesse-poisson, Dercéto, gonflée du dieu Désir, avait enfanté un matin l'étrange créature. D'esclave reine, lascive et guerrière, elle se débarrasse d'un mari qui l'adore, se fait épouser par Ninus, le grand roi d'Orient [je croyais le petit frère de Nina], lui prend la vie, le trône. Elle détrône aussi Ninive, et fait à son image Babylone aux cent portes, aux gigantesques murs, gouffre monstrueux de plaisir, qui ouvre à tous l'asile de son impure fraternité." Le récit poursuit ensuite sur le mythe de Babylone sans plus citer la divinité "Dercéto". Il est difficile de tirer parti du texte étourdi et allusif de Michelet, on remarque sans doute la procréation le matin qui peut se rapprocher des ébats évoqués dans le poème Métropolitain, mais tout cela reste ténu.
Toutefois, ce nom apparaît également dans le roman Salammbô de Flaubert, au chapitre 3 par exemple et dans un style comparable à Dévotion : "Astarté ! Derceto ! [...] Par les symboles cachés, - par les cistres résonnants, - par les sillons de la terre, - par l'éternel silence et par l'éternelle fécondité, - dominatrice de la mer ténébreuse et des plages azurées, ô Reine des choses humides, salut! [...] Les épouses hurlent ton nom dans la douleur des enfantements [...] Et tous les germes, ô Déesse, fermentent dans les obscures profondeurs de ton humidité [...] Luisante et ronde, tu frôles la cime des monts comme la roue d'un char." Au chapitre 13 encore : "Derceto, à figure de vierge, rampait sur ses nageoires". Une mention figure également dans la première version de La Tentation de saint Antoine, laquelle avait été publiée dans une revue puisque je me souviens de l'avoir consultée à l'Université de Toulouse le Mirail : "Voici la Dercéto de Babylone, à croupe de poisson."
Il faut l'avouer, le rapprochement avec Derceto n'est pas vain, en comparaison d'un nom inventé obscur "Circeto" dont on se contente d'affirmer sans preuve qu'il est la réunion du nom "Circé" et de l'étymon "ceto" pour déboucher sur la représentation d'une baleine magicienne qui n'en reste pas moins problématique.
Enfin, venons-en aux deux noms symétriques qui ont le plus intrigué les commentateurs : Louise Vanaen de Voringhem et Léonie Aubois d'Ashby.
Bruno Claisse a identifié l'allusion au roman Ivanhoé de Walter Scott. A cette aune, le prénom "Léonie" fait lointainement allusion à "Richard Coeur de Lion". Rappelons également que le héros du tournoi d'Ashby se présente alors comme "El Desdichado", le Déshérité.
Il faut observer les parallélismes : Lulu est "madame *** et le L à l'initiale des trois prénoms Léonie, Lulu, Louise permet de les rassembler en un seul groupe féminin qui n'est pas sans rapport avec la "madame ***" du poème Après le Déluge. Nous pouvons même aller plus loin et rapprocher les femmes du poème Dévotion de la revue d'Enfance I. En effet, si Louise est tournée vers la mer du Nord et si madame *** veut jouer du piano face à un paysage de montagne, et si le poète en appelle à des "voyages métaphysiques", les femmes d'Enfance I ont des "regards pleins de pèlerinages" et certaines "tournoient sur les terrasses voisines de la mer". Opposé à la "madame ***" au piano solidaire de la célébration des "premières communions", comme le souligne leur réunion dans un même alinéa, un enfant s'est tourné vers "l'éclatante giboulée" qui agite les girouettes au sommet des clochers. Et cet enfant se retrouve en figure désirée, en souhait de vie du poète, dans Enfance IV : "Je serais bien l'enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet, suivant l'allée dont le front touche le ciel."
Il est sensible que les poèmes partagent une armature thématique commune, et c'est un important indice de défiance à l'égard d'une lecture biographique trop sommaire qui assimilerait "Louise Vanaen de Voringhem" à une mention cryptée de "Louis Forain" en présupposant une prononciation à l'allemande et non à la flamande du "V" à l'initiale du nom de lieu "Voringhem".
Le parallèle des "V" ne rend d'ailleurs pas l'hypothèse très plausible, malgré la coïncidence troublante qu'offre le rapprochement : "Louise Vanaen de Forainghem".
Louise est le féminin d'un prénom de roi et le couple Louise - Léonie n'est pas sans pertinence. On constate également que le poète joue sur les noms nobles à double particule, en sachant que le second nom désigne un lieu, mais en sachant aussi que Rimbaud joue à déformer la construction prépositionnelle "Aubois d'Ashby" et non "Au bois d'Ashby", on peut même songer que Rimbaud a peut-être voulu s'écarter du nom commun "Dubois". Une formation "Léonie Dubois d'Ashby" aurait été plus cocasse, tout en semblant pourtant plus vraisemblable que la forme "Aubois d'Ashby". Dans le cas de "Louise Vanaen de Voringhem", le jeu sur la langue flamande est évident, et le "Van" intégré au mot "Vanaen" correspond précisément à un équivalent de l'amalgame "Aubois", puisque la préposition "Van", équivalent de la particule nobiliaire "De" est intégrée au nom "Vanaen". Beaucoup de noms en "Van" s'écrivent en un seul mot du côté flamand. Reste à mieux déterminer la signification de ce mot "Vanaen".
Mais pour ce qui est du nom "Voringhem", j'ignore forcément pourquoi, mais il ne me semble pas possible d'éviter le rapprochement avec le nom du village de "Vaudringhem". Je suis persuadé que "Voringhem" est une déformation du nom de village "Vaudringhem" et il est amusant de constater à partir d'une recherche sur internet que l'étrangeté régionale de la formation "Louise Vanaen de Voringhem" est toute relative, puisque les sites de recherches généalogiques en offrent des exemples tout aussi savoureux : "Louis Terlat né à Vaudringhem et marié à Louise", "Marie-Louise Lenglart de Vaudringhem", "Jules Louis natif de Vaudringhem", "Marie Louise Austreberthe née à Vaudringhem". Certains rimbaldiens ont effectué ce relevé avant moi et je considère qu'il ne faut pas le lâcher ! Le canton de Saint-Omer réunit à lui seul plusieurs noms fort proches de la création rimbaldienne : Vaudringhem, Vedringhem, Moringhem, tandis qu'un Warignhem est présent dans un autre canton.
D'ailleurs, Moringhem et Vauringhem se trouvent dans le même canton. Moringhem s'écrit pratiquement comme "Voringhem" à une lettre près, l'initiale M devient V. Comme les belges ont fait entrer dans leur légende la baraque Michel et le signal de Botrange, Moringhem est le point culminant du canton de Saint-Omer à 166 mètres. Et comme par hasard, le nom "Voringhem" fait entendre le nom de la commune avoisinante de "Vaudringhem", sachant que dans la région les noms avec la construction flamande "inghem" sont tout de même loin de dominer, comme le montrent le survol d'une carte ou la lecture des noms de communes du Nord-Pas-de-Calais. 
Ce qui est frappant, c'est que ce canton Saint-Omer du Pas-de-Calais semble un lieu de passage connu par Rimbaud à l'époque lorsqu'il se rendait en Angleterre. Pour son premier séjour en Angleterre, Rimbaud a pris le bateau avec Verlaine en Belgique, à Ostende. Les précisions en-dessous du poème "Beams" des Romances sans paroles confortent la prédilection d'un trajet reliant Douvres et Ostende. Pourtant, il y a eu d'autres traversées de La Manche, puisque Rimbaud est revenu seul à Charleville une première fois durant l'hiver 1872-1873, puis il est reparti en Angleterre en 1874 avec Germain Nouveau. Je n'ai pas encore bien vérifié nos connaissances biographiques à ce sujet, mais un trajet via Calais ou Dunkerque semble alors envisageable qui expliquerait que le poète étant passé par le canton de Saint-Omer il ait eu connaissance de ces noms flamands particuliers !
Non, contrairement à Antoine Fongaro qui n'y voit que le caprice de la fantaisie créatrice, je ne crois pas qu'il faille renoncer à la signification régionale du nom "Voringhem". Si Rimbaud contextualise ainsi son poème, c'est qu'il y a une raison.