mercredi 15 avril 2015

Compte rendu de visites en "villes" (première partie)

Bruno Claisse est revenu à plusieurs reprises sur les trois poèmes intitulés Ville ou Villes, ainsi que sur d'autres qui pourraient faire partie d'un cycle urbain au sein des Illuminations : Les Ponts et Métropolitain. L'étude sur le poème Les Ponts n'a pas été reprise dans les deux livres réunissant les articles du critique, il s'agit donc d'une étude assez peu connue qui ne figure même pas dans la revue d'études rimbaldiennes Parade sauvage. Elle a été publiée dans un hors-série de la revue belge Les Lettres romanes en 1993 qui offrait un ensemble d'articles sur Rimbaud réunis sous le titre : "Les Illuminations : un autre lecteur ?"
Je ne vais pas rendre compte de ces travaux car je le ferais de mémoire, je peux juste indiquer que l'étude sur Les Ponts soulignait l'abondance d'allusions subreptices au monde ferroviaire par le choix des mots et estimait qu'il y avait une ressemblance entre la description du poème en prose et les présentations des brochures touristiques qui signalaient les beautés et particularités des villes à visiter aux lecteurs, avec parfois justement une spécialisation sur un sujet, par exemple les ponts. Jules Janin et d'autres prêtaient leur plume à la confection de ce genre d'ouvrages touristiques.
Bruno Claisse a également signalé des réécritures d'Hippolyte Taine, des rencontres en tout cas entre les écrits des deux ardennais décrivant l'Angleterre et la Tamise notamment. Taine semble une lecture à faire pour mieux apprécier les poèmes en prose Ville, Villes ou Les Ponts. Il était aussi question du livre La Mer de Michelet pour "le détroit d'indigo" et puis et cela a beaucoup nui à Bruno Claisse dans le milieu rimbaldien des années 1980 il a envisagé des sources qui n'avaient plus rien de littéraire pour expliquer certains passages, comme celui-ci du poème Ville "ce cours de vie doit être plusieurs fois moins long que ce qu'une statistique folle trouve pour les peuples du continent." Bien qu'il soit assez évident que cette phrase oppose l'espérance de vie des anglais insulaires à celle des  européens de la plate-forme continentale, ce que personne ne manquait d'envisager, c'était resté un crime que de chercher à ramener cette phrase à une réflexion prosaïque tirée d'une lecture d'études en sciences sociales.
Personnellement, je suis convaincu que ces poèmes ont été composés en Angleterre du temps du compagnonnage avec Verlaine, et donc avant Une saison en enfer. La mention des "Erynnies" avec cette orthographe fautive même semble bien reprendre les allusions dans la presse à l'actualité en janvier 1873 d'une pièce de Leconte de Lisle portant ce nom, notamment dans le compte rendu de La Renaissance littéraire et artistique. Tout à la fin de l'un des deux poèmes intitulés Villes, un montage de citations ou d'allusions à plusieurs poèmes de Vigny est soupçonné depuis longtemps par divers rimbaldiens : "le faubourg se perd bizarrement dans la campagne, le 'Comté' qui remplit l'occident éternel des forêts et des plantations prodigieuses où les gentilshommes sauvages chassent leurs chroniques sous la lumière qu'on a créée." Je ne suis pas à l'origine de ce repérage qui, bien que le lien se présente comme étant quelque peu ténu, n'en est pas moins troublant. Il s'agirait d'allusions aux forêts du poème La Sauvage dans une Amérique où Shakespeare pose le second pied et à un Vigny gentilhomme qui évoque ses ancêtre avant d'affirmer que c'est sa plume qui les fait être en gros. Je n'ai pas relu récemment les poèmes de Vigny, mais je les ai déjà lus plusieurs fois et je le considère comme un très bon, on lit ses poèmes avec beaucoup d'intérêt. Il est à noter que le recueil Les Destinées n'a été publié qu'en 1863, à titre posthume, et que les poèmes qui avaient déjà été publiés ne dataient pas de la grande époque romantique. Le poème La Maison du berger date de 1843 et il est même normal que Vigny n'ait pas parlé longtemps auparavant des chemins de fer. Mais, surtout, quelle actualité pouvait avoir Vigny du temps où Rimbaud écrivait des poèmes pour qu'il pense à le lire parmi les mille candidats possibles qui s'offraient à lui ? J'en vois une bien concrète, à la fin de l'année 1872, Rimbaud et Verlaine sont en Angleterre, et ils assistent à des conférences littéraires du communard et grand ami de Verlaine, Eugène Vermersch, et une des premières conférences a porté sur Vigny. Verlaine en rend compte dans sa lettre à Edmond Lepelletier datée ainsi "Londres, le 14 9bre 1872" où "9bre" veut dire novembre et non pas septembre le vrai neuvième mois de l'année en cours.
Je cite cet extrait important sur la vie de Rimbaud et Verlaine à Londres qui implique une conférence sur Vigny, je prends pour appui le texte établi par Michael Pakenham pour son édition interrompue de la Correspondance générale de Paul Verlaine chez Fayard (tome I, 1857-1885, p.277). Elle avait un charme et j'aurais aimé avoir la suite sous cette forme. Le texte est différent de celui qu'on peut trouver en ligne, par exemple dans le volume de Lepelletier lui-même intitulé Paul Verlaine, sa vie, son oeuvre

- Point de détails londoniens aujourd'hui. Quelques nouvelles pourtant : - Demain vendredi, 3e conférence de Vermersch. Sujet : Alfred de Vigny. - Tout ce qu'ont rapporté les journaux réac sur son insuccès est naturellement faux. C'est au contraire un très grand succès, et toute la colonie française s'écrase littéralement dans la salle de Old Compton Street. Une erreur du Rappel : sa femme n'est pas une Anglaise, mais une  Hollandaise ; elle n'est pas institutrice, mais couturière. J'ajoute qu'elle est charmante, très simple et que c'est un amour de ménage : rara avis.
La fin de notre citation montre une continuité dans le ruminement des idées entre nos deux poètes, et un mot nous remet en mémoire le titre Jeune ménage de Rimbaud, tandis que l'expression rendue en latin d'oiseau rare nous rappelle qu'il est question de cages d'oiseaux et d'amours dans le poème Juillet, sans oublier que la composition de Birds in the night est de peu antérieure à cette lettre.
Rimbaud semble citer Vigny dans Villes et en tout cas il évoque explicitement l'un de ses plus célèbres poèmes dans Nocturne vulgaire : "maison de berger de ma niaiserie", et ce poème La Maison du berger évoque les chemins de fer qui sont tant présents dans les poèmes en vers de 1872 des deux poètes, et dans les Illuminations comme l'a souligné Bruno Claisse. Si on ajoute à cela la transcription "Erynnies" qui s'appuie sur les comptes rendus de la création d'une pièce de ce nom de Leconte de Lisle en janvier 1873 et le fait que la mention "operadiques" de Nocturne vulgaire est une citation d'un texte des frères Goncourt repris dans la revue La Renaissance littéraire et artistique en avril 1873, on a vraiment beaucoup d'éléments qui amènent à penser que Rimbaud a plutôt dû composer Ville et Nocturne vulgaire assez peu de temps après la conférence de Vermersch sur Vigny. Rimbaud est un être humain comme tout le monde qui se nourrit d'une expérience au quotidien, il est difficile d'imaginer qu'il ait composé à une très grande vitesse ses poèmes en prose au second quart de l'année 1874 plutôt que tout au long de son compagnonnage londonien avec Verlaine. Qui plus est, lorsqu'il a pris la peine de publier l'oeuvre de Rimbaud dans les années 1880, Verlaine n'a jamais déplorer autre chose que la perte du manuscrit de La Chasse spirituelle et de poèmes en vers dont il avait les titres, notamment Les Veilleurs et Les Réveilleurs de la nuit inconnus encore à l'heure actuelle. Verlaine aurait publié une oeuvre en vers à peu près continue de Rimbaud qui n'irait guère au-delà du mois d'août 1872, puis Une saison en enfer, puis des poèmes en prose des Illuminations qu'il présente étalés dans le temps selon un témoignage strictement non fiable, puisque les trois localisations géographiques entrent en conflit avec les années égrenées; Rimbaud n'a pas pu composer de poèmes en prose en Belgique si ce n'est en juillet-août 1872, et le témoignage de Verlaine impliquait un séjour en Allemagne en 1875, ce que les recherches philologiques récusent pour deux raisons : premièrement, Verlaine a récupéré les manuscrits à Stuttgart, alors que Rimbaud venait pratiquement de s'y installer, ensuite la présence de la main de Germain Nouveau sur certains feuillets qui, au-delà de la numérotation qui vient de la revue La Vogue et non de Rimbaud comme cela a pu être démontré, ont quand même d'autres points de rapprochements permettant d'envisager qu'ils datent d'une même époque de mise au propre, ce qui veut dire que la plupart des copies manuscrites datent du second quart de l'année 1874. Pourquoi Verlaine n'a-t-il pas soupiré après l'oeuvre inédite de Rimbaud de septembre 1872 à mai 1873 ? Rien, pas un pleur, sachant qu'au début de son séjour en Angleterre, Verlaine confie à Lepelletier qu'il lui écrit beaucoup parce qu'il a du temps pour s'ennuyer. Rimbaud comme Verlaine devait donc avoir le temps d'écrire à ce moment-là et on ne voit pas comment cette oeuvre aurait pu être insignifiante par rapport au reste au point que Verlaine n'eut aucun mot d'emphase à ce sujet. C'est même pire que cela, puisque Verlaine aurait été le témoin privilégié de la création d'une oeuvre de Rimbaud. Car si les Illuminations sont postérieures à juillet 1873, quelque part son témoignage n'est que celui d'un lecteur qui connaissait l'auteur et une partie de ses réflexions littéraires. Or, si je viens de parler de la conférence de Vigny, et notez que Verlaine lisait les journaux français pour apprécier leurs réactions à ce sujet, les arguments ne s'arrêtent pas là pour envisager que certains poèmes en prose ont été composés à ce moment-là, quand Rimbaud et Verlaine passent énormément de temps à découvrir la capitale anglaise et à découvrir les restes de l'exposition universelle qu'abritent encore la ville, sujet déjà abordé par V.-P. Underwood. C'est à ce moment-là et pas avec Germain Nouveau qu'il assiste à des réunions politiques et qu'il fréquente le milieu des réfugiés communards, jusqu'à jouir de causeries littéraires avec Vermersch et autres. C'est en écoutant des gens comme Jules Andrieu que les Illuminations peuvent être hantées ainsi d'un esprit porté à la politique, car c'est bien de cela qu'il s'agit à la lecture de ces poèmes en prose, n'en déplaise à ceux qui, sans pouvoir y revenir, ont voulu ou cru cette oeuvre mystique et hors du réel.
Prenons donc le cas des poèmes intitulés Ville(s), Les Ponts et Métropolitain ! Il s'agit de traversées de villes offertes à la découverte ! Le cadre est très clairement celui de Londres sinon du monde urbain anglais en général. L'exception est sans doute le poème "Villes" qui évoque l'Amérique et pour lequel la lecture d'ouvrages de Figuier a visiblement été profitable comme l'a montré Bruno Claisse dans son étude sur "l'humour industriel" du poème en question. Personne ne peut raisonnablement douter qu'il est question de Londres dans le cas de Ville, Métropolitain et Les Ponts. Malgré son brassage des références, Promontoire est encore un poème anglais d'inspiration. Le poème Villes "L'acropole officielle..." correspond également à un cadre anglais et surtout la construction de ce récit-là précisément me paraît extrêmement proche dans la manière des "croquis londoniens" que Verlaine offrait dans ses lettres à son ami Lepelletier, et cela précisément au cours des premiers mois du séjour londonien : de septembre à décembre 1872, Verlaine a écrit plusieurs fois un texte en prose quelque peu comparable à celui qui s'intitule Villes et commence par "L'acropole officielle outre..."
L'entrée en matière est toute littéraire dans sa lettre que Pakenham situe vers le 20 septembre :
"Je ne geindrai pas comme Ovide !" et j'aborderai tout de suite le chapitre impressions de voyages. Plat comme une punaise qui serait noire, London ! Petites maisons noirousses ou grands bahuts "gothiques" et "vénitiens". 4 ou 5 cafés potables, (et encor Battur en rirait bien), tout le reste c'est des dining-rooms où l'on ne boit pas et des coffee houses d'où l'esprit (spirits) est soigneusement écarté : "nous ne tenons pas d'esprit", m'a répondu une "maid" à qui je posais cette question insidieuse : "One absinth, if you please, mademoiselle!"
On remarque déjà le côté "Venise louche" et si Verlaine ne geint pas Rimbaud persifle en personnage "point trop mécontent", voilà des ressemblances qui parleront à tous les gens habitués à une vie sociale ou tous les gens qui se souviennent avoir voyagé en petit groupe, voire à deux, en partageant sans arrêt leurs impressions critiques. Le style de Verlaine est plus télégraphique, mais il est littéraire, il mélange l'anglais au français, propose des saillies savoureuses, offre des élans de style et il fait défiler des idées variées comme s'il ne faisait que passer du coq à l'âne, ce qui n'est pas étranger à la manière de Rimbaud dans ses poèmes en prose décrivant un milieu urbain. Quand Verlaine écrit : "impossible de rêver des loques pareilles", et que nous le lisons, on croit entendre Rimbaud "Impossible d'exprimer le jour mat produit par ce ciel immuablement gris". Je citais le compte rendu succinct sur la conférence de Vermersch, il était question de la salle d'Old Compton Street, mais comment ne pas entendre ce qui y fait contraste : "des locaux vingt fois plus vastes qu'Hampton-Court".     
Je poursuivrai les rapprochements entre les lettres de Verlaine et les poèmes en prose de Rimbaud dans une deuxième partie. Je voudrais encore souligner un point qui me paraît important pour faire sentir la cohérence très forte de ma proposition de datation des Illuminations, c'est là-dessus que je ponctuerai ma première partie.
Le poème Juillet évoque plusieurs éléments de l'histoire de Roméo et Juliette : il y a le prénom de Juliette, le balcon, mais aussi le poison et les cages d'oiseaux. En effet, Roméo vient pour la première fois au balcon de Juliette et surprend qu'il en est aimé puisque celle-ci s'est laissée aller à parler toute seule. Il l'aborde et même si la nourrice appelle Juliette, celle-ci finit par le rappeler et l'entretient assez longtemps pour que le jour se lève, c'est alors que les amants parlent le "Bavardage des enfants et des cages" : "Il est presque jour. Je voudrais que tu fusses parti, mais sans t'éloigner plus que l'oiseau familier d'une joueuse enfant : elle le laisse voleter un peu hors de sa main, pauvre prisonnier embarrassé de liens, et vite elle le ramène en tirant le fil de soie, tant elle est tendrement jalouse de sa liberté !" Roméo répond : "Je voudrais être ton oiseau !" Et Juliette lui répond qu'elle le tuerait "à force de caresses". Roméo apprécie alors le sommeil et la paix, enfin, et il aspire même à s'y identifier. "Que le sommeil..."
Prenons justement le poème rebelle Villes "Ce sont des villes!"
Il se termine par la phrase interrogative : "Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette région d'où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements?"
Shakespeare est un auteur anglais, il est traduit par le fils de Victor Hugo et influencé par les parnassiens et notamment Banville Rimbaud a déjà repris des motifs du célèbre dramaturge dans ses poèmes. L'allusion à Roméo et Juliette dans le poème Juillet date de la fin-juillet ou du mois d'août de l'année 1872 visiblement. Je parlais de continuité des préoccupations des deux poètes tout à l'heure, mais vers le début de la pièce, Roméo confie à Mercutio qu'il a rêvé et celui-ci nous brode un rêve fantaisiste où il est question de la reine Mab en se moquant des rêveurs et des relations qu'ils établissent entre leurs rêves et la réalité. A ce moment-là d'ailleurs, Roméo n'a pas encore vu Juliette, il désespère d'amour pour une tout autre femme.

Roméo : Eh bien ! qu'avez-vous rêvé ?
Mercutio : Que souvent les rêveurs sont mis dedans!
Roméo : Oui, dans le lit où, tout en dormant, ils rêvent la vérité.
Mercutio : Oh ! je le vois bien, la reine Mab vous a fait visite. [...]

Il conviendrait de citer toute la réplique de Mercutio, mais je ne m'en sens plus le courage pour cette fois.
Dans le poème Villes, le lien shakespearien est établi par les "cortèges de Mabs", tandis que à partir du moment où on sait que le drame de Pyrame et Thisbé source de celui de Roméo et Juliette est joué par les acteurs du Songe d'une nuit d'été voilà que s'établit une continuité avec les autres poèmes de Rimbaud qui eux font allusion au Songe d'une nuit d'été.
On constate qu'un noyau d'idées est commun à Rimbaud et à Verlaine. Comment le dire ? Ils ont plusieurs centres d'intérêts communs qui s'imbriquent volontiers dans leurs créations, et ces centres communs concernent non seulement la prose de Rimbaud, mais des poèmes en vers de l'été 1872 comme Juillet, mais des lettres de Verlaine datées de l'année 1872. Dans la mesure où certains de ces fils ne sont pas prédominants dans la première production en vers de Rimbaud et dans Une saison en enfer, j'ai énormément de mal à croire que tout cela se soit reconstitué d'un coup en 1874.
Je donnerai aussi la prochaine fois un complément sur le lien entre Images d'un sou et Juillet, il y a un passage de la pièce Roméo et Juliette qui exploite le procédé de Verlaine de Damon soupirant pour Geneviève qui se pâme sur la veuve de Pyrame. Je vais juste cesser d'écrire avec un sentiment de désespoir, car je n'arrive pas à partager avec les autres ce qui me paraît évident et fortement atmosphérique en termes de datation des Illuminations, quand je dis qu'il n'est pas possible que la rime "gargote(s)"-"redingote(s)" du poème Ressouvenir ne soit pas reprise en connaissance au dizain de Coppée, on me répond encore qu'il n'y a pas mille façons de rimer avec l'un ou l'autre de ces deux mots, qu'est-ce que je peux faire contre une telle absence de sensibilité littéraire ? Pas grand-chose.

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