vendredi 10 avril 2015

Rimbaud joue Hamlet

Rimbaud a composé un poème intitulé Ophélie dont la source aisément identifiable n'est autre que la tragédie Hamlet de Shakespeare, mais il est téméraire de prétendre que pour composer son poème Rimbaud a lu la pièce elle-même. Il a pu traiter le thème shakespearien à partir de ses seules lectures de poèmes parnassiens, de Banville ou Leconte de Lisle notamment.
Il faut dire que Rimbaud envisage bien plutôt la figure de la noyée romantique victime d'un désespoir amoureux que l'héroïne du dramaturge anglais. Dans un décor où les montagnes et fjords norvégiens priment sur la cour du royaume de Danemark, Ophélie recule encore dans la légende puisque "Voici plus de mille ans" qu'a eu lieu le suicide d'Ophélie nous dit un poète l'érigeant à demi en figure d'une nouvelle religion. Il est vrai que l'histoire est censée se dérouler en une époque païenne antérieure à la christianisation du Danemark, et donc avant le huitième siècle de notre ère à tout le moins. Associant la folie de la jeune noyée aux grands vents tombés du haut des monts norvégiens, Rimbaud aurait eu connaissance à tout le moins de cette réplique du prince danois : "Je ne suis fou que par le vent du nord-nord-ouest ; quand le vent est au sud, je peux distinguer un faucon d'un héron." Le traitement romantique est confirmé par ces vers qui font nettement songer à quelques-uns similaires de Victor Hugo et Gérard de Nerval, lequel s'inspirait du premier :

Que ton cœur écoutait le chant de la Nature
Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits ;
Modulant tout à tout sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.
(Nerval, "El Desdichado")

[...]
Que fait l'âme, lequel vaut mieux d'être ou de vivre,
[Noter l'allusion à "To be or not to be"]
Et pourquoi le Seigneur, qui seul lit à son livre,
Mêle éternellement dans un fatal hymen
Le chant de la nature au cri du genre humain ?
("Ce qu'on entend sur la montagne", 1829)

Mais dans la pièce de Shakespeare, c'est Hamlet lui-même, le "beau cavalier pâle" et "fou" discrètement évoqué par Rimbaud, qui se préoccupe de la situation politique, et c'est à son désir que s'appliquerait mieux le troisième terme de l'espèce de trinité "Ciel ! Amour ! Liberté!" Dans le drame de Shakespeare, Ophélie attend surtout son mariage avec Hamlet, sans rien soupçonner du meurtre de Claudius, ce qui l'a acheminée vers la folie c'est que la folie simulée d'Hamlet n'allait pas sans un sincère éclat de la langue des nerfs, celui-ci a insulté Ophélie en l'accablant avec un forte condescendance misogyne des noms qu'il aurait dû réserver à sa mère, puisqu'il peut reprocher à celle-ci d'avoir négligé le temps dû au deuil pour épouser rapidement l'assassin de son premier mari. Et ce qui a eu raison de la santé de la jeune fille, c'est le meurtre de son père par son amant, sans qu'elle ne puisse s'expliquer clairement par ailleurs la survenue d'une telle situation de règlements de comptes entre personnages de sang royal.
Or, au printemps 1872, Rimbaud a pu se souvenir qu'il attribuait le "murmure" d'une "romance" à Ophélie, et, en tout cas, dans son poème Comédie de la soif, il semble qu'une réminiscence de sa création de 1870 apparaisse à la rime :

Juifs errants de NorwègeDites-moi la neige.

Le mythe du juif errant est distinct du mythe d'Hamlet, mais le juif errant est celui qui a refusé de reconnaître le Christ, de l'aider à porter la croix, tandis qu'Ophélie est un personnage volontairement convoqué en tant que païen et modèle humain possible pour un tout autre évangile dans le poème en vers de Rimbaud "Voici plus de mille ans". On peut penser au magnifique poème de Victor Hugo sur le sanguinaire Kanut dans La Légende des siècles, véritable doublon à son poème La Conscience du même recueil où il est question de Kaïn. Les damnés "juifs errants" sont à situer entre la douce Ophélie et l'atroce Kanut en quelque sorte. Ils sont aussi une figure d'éternité du mal souffert, ce qui nous renvoie encore une fois à la formule "Voici plus de mille ans". La mention "Norwège" avec son orthographe d'époque est une passerelle évidente entre les deux poèmes Ophélie et Comédie de la soif. Ce thème de la soif qui va préoccuper Rimbaud de création poétique en création poétique durant toute une bonne partie de l'année 1872 a des résonances shakespeariennes, par son mélange de trivialité et de quête métaphysique. "Légendes ni figures / Ne me désaltèrent", nous clame le poète, qui ricane en en appelant à la paillardise pour parrainer son orgie "Chansonnier, ta filleule / C'est ma soif si folle / Hydre intime sans gueules / Qui mine et désole."
Il est souvent question de la "mine" des gens dans la traduction d'Hamlet par le fils de Victor Hugo, mais cette soif est une "filleule" qualifiée de "folle", autrement dit une autre Ophélie, tandis que le mot "Hydre intime" joue de manière saisissante sur l'étymologie grecque : "eau" (qu'on songe à nos mots savants comme "hydraulique"). La soif est une folle Ophélie attirée intimement par l'eau, elle est caractérisée par une aspiration désolante à la noyade. Le drame élisabéthain renvoie à l'idée d'une mélancolie brumeuse et nordique, comme l'écrit Victor Hugo dans la préface qu'il fournit à l'ensemble des nouvelles traductions de son fils : "Un nuage flotte toujours dans la phrase anglaise. Ce nuage est une beauté. Il est partout dans Shakespeare. Il faut que la clarté française pénètre ce nuage sans le dissoudre. Quelquefois la traduction doti se dilater. Un certain vague ajoute du trouble à la mélancolie et caractérise le Nord. Hamlet, en particulier, a pour air respirable ce vague. Le lui ôter, le tuerait. Une profonde brume diffuse l'enveloppe." Ce que nous avons établi ici, c'est l'identification d'une "soif si folle" à la volonté de noyade d'Ophélie à partir de deux indices majeurs : la réminiscence du nom de pays "Norwège" et l'étymologie du nom "Hydre". Le lecteur jugera si nous nous sommes abusés.

- Oh ! favorisé de ce qui est frais !
Expirer en ces violettes humides
Dont les aurores chargent ces forêts ?

Il est une autre pièce de Shakespeare qui s'impose comme une référence importante de la poésie rimbaldienne, la féerie du Songe d'une nuit d'été, et le traitement de ce motif par Banville y est sans doute pour quelque chose. Je n'en traiterai pas ici et je me demande même si le poème "Entends comme brame..." n'a pas lieu aussi une clef de lecture en partie shakespearienne. Pour sa part, le poème Juillet est caractérisé par des allusions à la célèbre tragédie Roméo et Juliette. Je me demande également si les sorcières de l'oeuvre rimbaldienne n'associeraient pas tout un réseau de sources parmi lesquelles les sorcières de Macbeth. En effet, les sorcières sont interrogées pour un savoir que les humains ignorent et qu'ils n'appréhendent que par bribes énigmatiques jetant un éclairage trouble sur le futur. Il m'a même semblé à deux ou trois reprises observer une subordonnée ramassée un tant soit peu comparable au "ce qu'elle sait, et que nous ignorons" de la fin d'Après le Déluge dans la traduction de Macbeth par le fils de Victor Hugo.
Or, si nous en revenons à Hamlet, les trois premières séries réunies sous le titre Phrases, celles qui étant réunies sur le même feuillet que le titre Phrases font forcément partie de l'ensemble à coiffer de ce titre, forment un échange de paroles dramatiques, théâtrales, dont l'emphase a visiblement quelque chose de romantique, et par-delà de shakespearien. Cette inspiration ne pouvant provenir de la littérature classique, ni de la littérature en vers, j'en arrive à me demander si un passage d'Hamlet n'a pas servi de source à la création de Rimbaud. En effet, au coeur de la pièce Hamlet, un extrait d'une autre pièce est joué devant le roi Claudius pour qu'Hamlet achève de se fonder sa conviction sur la réalité ou non du meurtre de son père. Cette pièce dans la pièce est l'occasion de répéter la scène du meurtre et de mettre en abîme les culpabilités respectives du roi et de la mère d'Hamlet. Remarquez les tours optatifs nombreux qui d'ailleurs se retrouvent à d'autres endroits de la pièce, notamment dans les paroles d'Ophélie ou de la mère d'Hamlet, remarquez aussi les thèmes où on retrouve le serment de fidélité amoureuse et sa mise en doute.

[...]
Puissent le soleil et la lune nous faire compter
Autant de fois leur voyage, avant que cesse notre amour !
[...]
Toi, tu vivras après moi dans ce monde si beau,
Honorée, chérie ; et, peut-être un homme aussi bon
Se présentant pour époux, tu...

[La reine de la pièce]
Oh ! grâce du reste !
Un tel amour dans mon coeur serait trahison.
Que je sois maudite dans un second mari !
Nulle n'épouse le second sans tuer le premier.
[...]

[Le Roi de la pièce]

[...]
Ce monde n'est pas pour toujours, et il n'est pas étrange
Que nos amours mêmes changent avec nos fortunes.
[...]
Ainsi, tu crois ne jamais prendre un second mari ;
Mais, meure ton premier maître, tes idées mourront avec lui.

[La Reine de la pièce]

Que la terre me refuse la nourriture, et le ciel la lumière !
Que la gaieté et le repos me soient interdits nuit et jour !
Que ma foi et mon espérance se changent en désespoir !
Que le régime d'un anachorète en prison soit mon avenir !
Que tous les revers qui pâlissent le visage de la joie
Rencontrent mes plus chers projets et les détruisent!
Qu'en ce monde et dans l'autre, une éternelle adversité me poursuive,
Si, une fois veuve, je redeviens épouse !
[...]
Que le sommeil berce ton cerveau,
Et que jamais le malheur ne se mette entre nous deux !

Certains échos peuvent être cernés également dans les échanges entre Hamlet et sa mère qui était invitée à se reconnaître dans la reine meurtrière de l'extrait joué ci-dessus. Mais la pièce est représentée également devant Ophélie qui assise à côté d'Hamlet en essuie tous les sarcasmes sur la frivolité des femmes. Les propos qu'ils échangent s'étiolent parfois : "Quoi, monseigneur?" "Rien." Et la gaîté est au coeur de la conversation : "Vous êtes gai, monseigneur.", "Qui, moi?", "Oui, monseigneur", "Oh ! je ne suis que votre baladin. Qu'à un homme de mieux à faire que d'être gai ? Tenez, regardez comme ma mère a l'air joyeux, et il n'y a que deux heures que mon père est mort."
D'autres citations enrichiront ultérieurement le dossier que j'espère mettre au point pour éclairer le sens, les enjeux des trois sections de paroles discontinues réunies sous le titre Phrases. On y relève une querelle de couple qui n'est pas sans faire songer au poème Vagabonds et au poème Ouvriers avec son importun "vent du Sud" et la "chère image" traînée de la nordique Henrika, sans oublier des poèmes précis de Verlaine.

Quand le monde sera réduit en un seul bois noir [...]
Le poème bref "Le haut étang fume continuellement..." fait plus songer à Macbeth et l'idée de faire sonner "une cloche de feu rose dans les nuages" fait elle-même écho à un passage du même célèbre drame de Shakespeare. Je dois relire Hamlet pour envisager encore un rapprochement qui m'interpelle entre Parade et une description des comédiens dirigés par Hamlet.
Enfin, dans Hamlet, le héros éponyme se fait passer pour fou afin de sauver sa vie qu'il sait en danger depuis qu'il a compris que son oncle a assassiné son père. On remarque que dans Vies, poème en trois volets des Illuminations, le poète attend "de devenir un très-méchant fou" et se moque de la "stupeur" du public face au néant qui l'attend, tandis que dans la prose liminaire d'Une saison en enfer le poète se vante d'avoir joué de "bons tours à la folie", ce qui fait le sujet d'Alchimie du verbe. Il me semble donc légitime d'envisager le travail conscient par Rimbaud d'un profil hamlétien personnalisé mis en oeuvre dans sa poésie.
En même temps, il ne faut pas perdre de vue que précisément à cette époque-là l'oeuvre de Shakespeare s'est encore plus nettement imposée en France grâce à la traduction du fils même de Victor Hugo, ce qui ne saurait manquer d'avoir du sens pour Rimbaud. L'oeuvre hugolienne doit sans doute beaucoup à Shakespeare, j'envisage un article de mise au point à ce sujet en marge donc de mes études spécifiquement rimbaldiennes. Je pense que certains trouvailles de la traduction sont en réalité des idées de Victor Hugo scrupuleusement reprises par le fils, et les préfaces à chacune des pièces certes ne semblent pas s'imposer comme du Victor Hugo, à la différence du Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie qui n'a pas été écrit par l'épouse, mais qui est à l'évidence une autobiographie, mais les préfaces du fils de Victor Hugo rencontrent plus d'une fois les procédés de conteur du grand romantique, avec parfois une irruption qui sent le génie spontané, à tel point qu'il est difficile de ne pas envisager des interventions paternelles ponctuelles et anonymes dans ce travail préfaciel. Dans tous les cas, il s'agit d'une prose sorti de l'esprit en exil de Hauteville House, et rien qu'à ce titre cela est significatif et doit retenir notre attention littéraire.
Voilà, il me semble que les linéaments shakespeariens que mon article entend faire respirer à la lecture de l'oeuvre de Rimbaud pourront raviver chez tout un chacun le flambeau du sens face à une poésie aussi mystérieuse et profonde que les chefs-d'oeuvre du théâtre élisabéthain.

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