vendredi 21 décembre 2018

Le cas Marceline Desbordes-Valmore

Je me donne du mal dans une étude des poésies de Marceline Desbordes-Valmore. L'article va encore prendre du temps, mais ceci est un blog et je peux y glisser un billet (d'humeur) ou quelque chose du genre.
On sait que cette poétesse a compté pour Rimbaud, et un peu pour Verlaine. Ce qui domine, c'est cette citation inédite "Prends-y garde, ô ma vie absente!" Rimbaud transcrit un vers de quelqu'un d'autre sur un de ses manuscrits et c'est la poétesse qui a les honneurs de la citation, pas Hugo, pas Baudelaire, pas Banville ou un autre, même si par d'autres moyens Rimbaud a finalement cité ces autres poètes dans ses oeuvres.
Il y a une deuxième amorce. On répète toujours que le poème "Les Etrennes des orphelins" s'inspire de deux poèmes qui ont été publiés dans la Revue pour tous en septembre 1869, d'un côté "Les Pauvres gens" de Victor Hugo et de l'autre "La Maison de ma mère" de Desbordes-Valmore. Mais, alors qu'à cause de reprises précises de passages du poème de Victor Hugo, le premier cas est à peu près traité par la critique, le peu d'études que j'ai pu lire sur "Les Etrennes des orphelins" m'a l'air de considérer "La Maison de ma mère" comme une source d'inspiration accessoire, on dit que Rimbaud s'en est inspiré, mais ça s'arrête là, aucune illustration pour appuyer cette thèse.
Si on lit le poème, on a des amorces de rapprochement. Mais comment faire la part des clichés communs inévitables. Ceci dit, moi, je possède un volume des oeuvres complètes de Marceline Desbordes-Valmore :Oeuvre poétique (textes poétiques [ou versifiés sur la page de faux titre] publiées et inédits rassemblés & révisés par Marc Bertrand), Jacques André éditeur, 2007.
L'ouvrage n'est pas facile à manipuler, il n'y pas même un sommaire des recueils, je devrais moi-même en ajouter un au crayon.
Ensuite, j'aimerais pour des gens comme Desbordes-Valmore, Banville, Lamartine, Vigny, Musset et quelques Parnassiens,.... (je romps ma phrase ici) ce serait un bon outil de travail universitaire qu'un livre précisant les dates de publications des livres de ces différents auteurs, préciser les éditions et leur contenu en poèmes ou préciser quand des recueils sont publiés par deux ou par trois... A Toulouse, il existe un ouvrage sur les livres publiés année par année au cours du dix-neuvième siècle, mais il n'est pas à l'Université du Mirail où se trouve la faculté de lettres, mais à la bibliothèque de l'Arsenal, à la faculté de droit. D'ailleurs, il y a des ouvrages anciens non référencés informatiquement à la bibliothèque de droit, par exemple des fables de Lachambaudie, etc. J'ai travaillé sur les fiches cartonnés, et je m'en suis rendu compte. Mais, bref, l'idée, c'est de cerner les lectures de Rimbaud en 1869. Quand il parle des Cariatides de Banville, il ne s'agit pas de l'édition de 1842, mais d'un volume conséquent qui rassemble plusieurs recueils de Banville : Cariatides, Stalactites, Sang de la Coupe, etc., à l'exception des Odes funambulesques, des Exilés et des Idylles prussiennes. En plus, plusieurs vers ont été remaniés. Dans le cas de Belmontet, il n'a sans doute pas lu Les Nombres d'or, mais sa version tardive intitulée Lumières de ma vie (ou de la vie je ne sais plus). Desbordes-Valmore a publié plusieurs recueils. Le vers cité "Prends-y garde, ô ma vie absente !" fait partie d'un recueil des débuts, tandis que les vers de onze syllabes figurent dans un ultime recueil posthume. On comprend que Rimbaud et Verlaine ont lu ces recueils au printemps et à l'été 1872. Pour moi, il est clair que Rimbaud, éloigné de Paris, en mars-avril 1872, s'est replongé dans l'oeuvre de la poétesse douaisienne et qu'il en a parlé à Verlaine dès son retour en mai. Desbordes-Valmore est à joindre à Favart dans les noms clefs du renouveau poétique rimbaldien en mai 1872. Le vers cité et l'emploi du vers de onze syllabes dans les "Ariettes oubliées" prouvent la lecture d'au moins deux recueils.
Mais, je reviens aux "Etrennes des orphelins". Le poème "La Maison de ma mère" ouvre un recueil intitulé Pauvres fleurs si je m'en fie à mon édition. Plusieurs poèmes de ce recueil véhiculent des éléments clefs intéressants à rapprocher du poème "Les Etrennes des orphelins". J'ai des idées pour des rapprochements avec "Ophélie" et quelques autres poèmes. Par exemple, l'expression "le Doute nous punit" dans "Credo in unam", je me demande si ça ne vient pas d'un poème de Desbordes-Valmore. En même temps, comme les recueils sont enchaînés les uns aux autres dans mon édition, le dernier poème du recueil qui précède Pauvres fleurs s'intitule "Le Convoi d'un ange" et il permet lui aussi des rapprochements avec "Les Etrennes des orphelins".
Pourtant, le sujet des "Etrennes des orphelins" s'inspire de travaux scolaires avec un modèle en vers français "L'ange et l'enfant" de Jean Reboul. Ce modèle a même des conséquences étonnantes. Car ce travail scolaire semble n'avoir aucun lien avec la Revue pour tous. Je dois encore enquêter, mais on dirait que Rimbaud a traité le sujet à l'école à partir du poème "L'ange et l'enfant", mais qu'après en septembre il a découvert "Les Pauvres gens" et "La Maison de ma mère" dans la Revue pour tous, et cela entrait en phase avec le travail scolaire déjà effectué, et du coup Rimbaud a poursuivi dans cette voie-là pour créer "Les Etrennes des orphelins". Et, il serait passé de la lecture dans la revue du poème de Desbordes-Valmore à la lecture de recueils entiers de cette poétesse réputée douaisienne, sachant que Rimbaud n'a alors aucun lien avec Douai. Evidemment, Desbordes-Valmore présente toutes les garanties que le poème "Les Etrennes des orphelins" est bien un poème d'édification où l'ange des berceaux apporte bien un rêve heureux et réconfortant aux enfants, lecture simple que je trouve évidente du poème et qui engage notre représentation de ce qu'est capable de faire l'auteur de "Voyelles" en termes de mystique littéraire artiste (affectée ce serait péjoratif), enjeu qui n'est pas mince du tout.
Enfin, pour ceux qui publient Desbordes-Valmore en la revalorisant, on a souvent une présentation positive du rôle de Verlaine au détriment de Rimbaud. C'est le cas de l'introduction de Marc Bertrand dans son édition. En effet, à la différence de Baudelaire, Verlaine avait une misogynie beaucoup plus braquée à l'encontre de Desbordes-Valmore. Verlaine le dit lui-même : c'est Rimbaud qui l'a obligé à lire Desbordes-Valmore et même à lire tout Desbordes-Valmore. C'est une information capitale. Rimbaud a dû combattre les réticences misogynes de Verlaine, c'est en dire long sur le fait que c'est Rimbaud qui voit comme Baudelaire et d'autres que cette poétesse est hors du commun malgré une apparente simplicité. D'ailleurs, j'ai aussi relevé quantité de vers que je trouve bien formulés ou saisissants et que je pourrais glisser dans une étude annexe sur les beautés dans la poésie de Desbordes-Valmore, au-delà donc de son influence sur Rimbaud. Cette information capitale en contient une autre : Rimbaud lisait tout Desbordes-Valmore, pas seulement un recueil, et on peut comprendre qu'en 1872 quand Rimbaud composait ses vers nouvelle manière et Verlaine ses "Ariettes oubliées" les recueils de Desbordes-Valmore occupaient un temps important à la lecture, et j'ai bien sûr travaillé aussi sur les rapprochements avec des poèmes de Verlaine de l'année 1872.
Le truc, c'est que j'ai beaucoup de mal, parce que beaucoup d'éléments sont diffus ou peuvent renvoyer aux oeuvres d'autres auteurs.
C'est pour cela que mon étude va encore prendre du temps, mais je pense que ce que je viens d'écrire est assez suggestif et apte à retenir l'attention.
Rimbaud a eu une influence première quand il était à Charleville de la fin de l'année 1869 jusqu'aux débuts de la guerre franco-prussienne. L'année terrible et surtout le séjour parisien de septembre 1871 au début du mois de mars 1872 ont dû contribuer à ce que Rimbaud s'intéresse à d'autres auteurs et s'éloigne de Desbordes-Valmore, mais, manifestement, entre mars et mai 1872 son intérêt pour la poétesse douaisienne a repris de plus belle. L'errance en Belgique, puis le passage en Angleterre ont dû définitivement détourner Rimbaud des poésies de Desbordes-Valmore. Contrainte technique simple du manque d'accès désormais à ses livres.
Notez que j'envisage depuis longtemps que "corbeaux délicieux" soit inspiré des "éclairs délicieux" de Desbordes-Valmore. J'ai aussi constaté les récurrences extrêmement nombreuses de la rime "mère"::"amère" dans les recueils de la poétesse, lien donc sensible avec "Les Etrennes des orphelins", même si on m'objectera qu'il s'agit peut-être d'une rime cliché dépendante du sujet. Ceci dit, le cliché et la provenance de cette rime dans le poème de Rimbaud restent à étayer. J'ai plusieurs éléments convergents qui me font penser que Desbordes-Valmore a compté dans le cas des "Etrennes des orphelins", même si ça ne saute pas aux yeux de prime abord. Ensuite, il y a le cas des poèmes du printemps 1872. Je pratique un lent dépouillement, mais j'ai noté que la rime "vie"::"asservie" de "Chanson de la plus haute Tour" revient souvent dans les poésies de Desbordes-Valmore. Mon intuition, c'est que cette rime n'est pas si courante que ça. Je dois encore cerner si elle est courante chez les grands poètes, mais aussi dans les poésies lyriques du type Favart, ce qui veut dire que je ne dois pas seulement dépouiller tout Desbordes-Valmore, je dois encore dépouiller d'autres oeuvres en parallèle.
Evidemment, comme il y a énormément de lecture, c'est un travail que je prends, que je lâche, que je reprends, etc. Quand j'estimerai avoir suffisamment progressé, je publierai un article sur ce blog.

vendredi 14 décembre 2018

Retour sur le récent article d'Alain Bardel sur le poème "Les Corbeaux"

Sur la page d'accueil du site Arthur Rimbaud le poète (abardel.free.fr), Alain Bardel a signalé qu'il avait ajouté le 11/11/2018, jour d'armistice, une mise à jour de la notice de son "anthologie commentée" consacrée au poème "Les Corbeaux".
Deux liens conduisent à cette page de notice, puis nous notons la présence d'un troisième lien annoncé comme ceci "Pour approfondir", troisième lien qui porte le titre "Le débat critique autour des Corbeaux : un cas d'école".
C'est cette page qui est nouvelle sur le site, puisque, tout en bas de son contenu, apparaît la date de "Novembre 2018".

La notice expose le problème d'interprétation. Elle dit en substance ceci : cette pièce a l'air de faire cortège à toute la poésie patriotique de déploration qui a pu se répandre en France après la défaite dans la guerre franco-prussienne, mais elle a un autre sujet, la répression du mouvement communard. La présentation de Bardel nous semble inexacte. Il considère que l'ambiguïté naît d'indices et il met en avant la mention "morts d'avant-hier". Le commentateur semble croire que la lecture patriotique est celle de la majorité des lecteurs qui ne font pas attention, mais la vraie lecture serait camouflée et accessible aux seules personnes qui savent repérer des indices.
Je ne suis pas d'accord avec cette idée d'un sens caché. La structure du poème est limpide et claire : trois premières strophes sont consacrées à la déploration des morts lors de la guerre franco-prussienne, et à l'expression d'un devoir de mémoire et vengeance, puis une dernière strophe parle d'autres personnes enterrées dans une "défaite sans avenir". Dans ce cas-là, le lecteur a deux réflexes possibles. Ou ces morts sont des amoureux, des mélancoliques, ou le poète dénonce une cécité volontaire au sujet d'autres morts. Et c'est dans cette structure du poème que l'indice de la formulation "morts d'avant-hier" prend tout son sens, puisque le syntagme "morts d'hier" n'appelle pas la nuance "morts d'avant-hier". Dans le langage courant, l'expression "morts d'hier" évoque des morts récentes, et non un classement en fonction des jours ou des années. Nous pouvons employer l'expression "morts d'hier" dans un contexte où les drames sont quotidiens, et nous emploierons encore plus volontiers l'expression "ceux qui sont morts hier" que celle-ci "morts d'hier", expression trop désincarnée pour des décès qui datent de la veille. Donc, effectivement, l'expression "morts d'avant-hier" est l'indice qu'il faut comprendre que le poème implique une différence entre deux catégories de morts récents, mais cet indice n'est pas le point de départ qui permet de dire que le poème cache son sujet. En effet, la dernière strophe nous dit explicitement que le sujet de cette pièce n'est pas la déploration des morts de la guerre avec la naissante Allemagne (la Prusse ayant eu des alliés dans les combats). Bien plutôt, elle dit clairement qu'à côté de cela on oublie de s'intéresser à d'autres morts. Et, à ces morts, le poète ne veut pas offrir le spectacle des corbeaux oppresseurs qui ranimerait l'énergie utile au combat, mais il veut leur concéder les signes charmeurs du printemps qui vient, avec tout ce que ça a de paradoxal puisque leur "défaite" étant "sans avenir" le renouveau du printemps leur sera moins un espoir symbolique qu'une consolation dont se contenter.
Ce que je viens de dire en fait de mise au point est important, car je vais prendre mes distances avec certains éléments de l'analyse de Bardel.
Ce n'est pas la compréhension du poème que je vais lui reprocher, c'est la stratégie de communication qu'il lui suppose et du coup la vision négative qu'il donne de Blémont, ainsi que les raisons pour lesquelles Bardel pense que Rimbaud a rejeté ce poème, et puis je conteste évidemment la lecture qui est proposée du discours de Verlaine quand il introduit à la lecture de cette pièce. Je vais aussi revenir sur le problème de datation de cette composition et enfin je vais remettre sur la table un intertexte dont Bardel ne parle pas et qui est pourtant capital.
Donc, dans la notice consacrée aux "Corbeaux", Bardel dit que, quand Verlaine parle de cette pièce comme une "chose patriotique mais patriotique bien", il tend un leurre aux lecteurs, car, selon le commentateur, le mot "bien" devrait signifier qu'on a affaire à un discours "bien pensant". Je pense exactement l'inverse. Verlaine emploie un tour rhétorique des plus clairs. Il dit : "oui, c'est une chose patriotique", "mais" justement ne vous y leurrez pas, car c'est quelque chose qui n'est pas simplement bien pensant, dans la norme mesquine ou mensongère de notre époque, c'est du "patriotique bien", et "bien" veut dire comme le patriotique devrait l'être. Contrairement à ce que dit Bardel, le "bien pensant" est dans "chose patriotique" et le subversif dans "mais patriotique bien" !!!

Malgré une lecture du poème proche de la nôtre, Bardel comprend exactement l'inverse de ce que dit Verlaine en toutes lettres. Et qu'on ne me raconte pas que Verlaine devait cacher ses anciennes sympathies communardes, qu'on ne me raconte pas que, lorsqu'il publie Les Poètes maudits, il a viré de bord politiquement et spirituellement, qu'il est légitimiste et défenseur de la foi catholique. Je m'en moque de ces préjugés-là, et de ces pétitions de principe sur ce que Verlaine pouvait oser dire ou non ! J'ai un texte qui dit quelque chose, je prends ce qu'il me dit. Ce poème est une "chose patriotique, mais patriotique bien", que Verlaine "goûte fort", c'est, d'une part, un avertissement à la lecture pour ne pas assimiler "Les Corbeaux" à du Paul Déroulède, poète qui veut une revanche pour la guerre franco-prussienne et qui s'est réjoui du massacre des communards (il y a même participé au massacre, il me semble!), et d'autre part c'est l'aveu de Verlaine qu'il n'a pas renié son adhésion communarde. C'est dit en toutes lettres.
Et ce n'est pas tout, le "mais" que Verlaine emploie, c'est, et je pense que c'est à dessein, le "Mais" de l'articulation même du poème entre les trois premières strophes et la dernière.

Verlaine écrit que cette pièce est "une chose patriotique mais patriotique bien" pour en éclairer le sens en une formule concise, et il le fait en fonction très précisément de cette articulation toute simple des strophes.

Strophe 1 : Seigneur, / Faites s'abattre... / Les chers corbeaux délicieux !
Strophe 2 : Armée (...) / Dispersez-vous, ralliez-vous !
Strophe 3 : Par milliers, sur les champs de France, / Où dorment des morts d'avant-hier, (...) / Sois donc le crieur du devoir, / O notre sinistre oiseau noir !
Strophe 4 : MAIS MAIS MAIS, (je m'adresse à vous, corbeaux,) / Laissez les fauvettes de mai / Pour ceux qu'au fond du bois enchaîne, / Dans l'herbe d'où l'on ne peut fuir, / La défaite sans avenir.

Les trois premières strophes sont le discours convenu de la "chose patriotique" bien pensante. Le poète joue un rôle d'intercesseur en s'adressant à Dieu ("Seigneur"). Peu importe que Rimbaud soit athée, révolté par la religion, etc. Ne partons pas avec l'idée que, dès le premier mot, tout est ironique. Cette adresse, c'est ce qu'il fait en son poème, et si on l'accepte on sera mieux à même de voir où se joue très subtilement la subversion. En effet, dans le premier sizain, le poète prie Dieu de faire s'abattre les corbeaux pour maintenir le peuple français dans le sentiment du devoir. En revanche, dans la dernière strophe, le poète ne s'adresse pas à Dieu, dont rien ne sera dit sur ses intentions au sujet des morts à la "défaite sans avenir", mais le poète adresse une supplique aux envoyés de Dieu sacralisés en "saints du ciel" avec, cette fois, une touche d'ironie inévitable (images contrastées des anges et des corbeaux). Le poète ne dit pas aux corbeaux qu'il faut faire cela pour agréer à Dieu, il leur dit de faire cela sans s'occuper de ce que pense Dieu. Rimbaud joue la partie de Dieu pour le pays, la France en deuil, mais pas pour ces autres morts qui sont bien sûr les martyrs communards. Dans la dernière strophe, Dieu n'est pas impliqué, et ça c'est une subtilité du poète athée qui prend en outre en compte que la cause communarde est en conflit avec l'église.
Et ce "Mais" permet un rapprochement entre la troisième et la dernière strophe, puisque, face aux "morts d'avant-hier" "sur les champs de France", "par milliers" où l'allusion est claire aux morts de la guerre franco-prussienne, nous avons une "défaite sans avenir" qui s'oppose à Sedan et tout le reste, à une "débâcle" pour citer Zola, débâcle qui n'empêche pas le désir de revanche et la reconstruction du pays meurtri. Nous avons aussi l'image nette de morts enfouis sous terre, avec un contraste dramatique entre ceux qui "dorment" tels "Le Dormeur du Val", celui-ci étant l'image d'un héros républicain de la fin de guerre franco-prussienne (après le 4 septembre !), héros qui a le sentiment de devoir accompli, et ceux pour qui la mort est un enfermement, une prison, une souffrance et non un repos, puisqu'ils sont dans les chaînes et présentés comme ne pouvant s'enfuir : "ceux qu'au fond du bois enchaîne, / Dans l'herbe d'où l'on ne peut fuir, / La défaite sans avenir." Ce ne sont pas des âmes en paix.
Donc Verlaine a bien une connaissance précise du sens exact de ce poème et son avertissement à la lecture ne pouvait que nous être profitable. On date très souvent la correcte interprétation de certains poèmes du moment où un critique avisé formule une thèse de lecture que l'épreuve du temps conforte, mais, comme le dit Bardel dans ses notices sur "Les Corbeaux", Suzanne Bernard fut la première à publier les poésies de Rimbaud accompagnées d'annotations. Certes, sans les commentaires, les gens ne comprennent pas grand-chose à Rimbaud, n'en déplaise à leur amour-propre. Ceci dit, il ne faut pas verser dans l'excès inverse. Le poème "Les Corbeaux" n'est pas crypté au plan de son message, il joue plutôt sur l'implicite. Et surtout, Verlaine et Blémont, et j'ai envie de dire Valade qui faisait partie aussi de l'équipe dirigeante de la revue La Renaissance littéraire et artistique, savaient pertinemment qu'en septembre 1872 ils publiaient un poème avec un reproche voilé sur l'absence de considération d'un pays pour les morts de la Commune, pour les victimes d'un important massacre. Le compte rendu de Bardel nous étonne fort. Il fait passer Blémont pour un gars hostile à la Commune, il semble imaginer que Verlaine et Blémont auraient pu ignorer les positions politiques d'un Rimbaud pourtant réputé ne pas s'en cacher. Ce jugement négatif sur Blémont, qui rejaillit sur Valade voire d'autres, n'a pas lieu d'être. Blémont n'a pas été roulé dans la farine par Rimbaud, il ne s'est pas trompé sur le sens réel du poème, il n'a pas cru publier une "chose patriotique" dans la norme. Blémont et Valade étaient parfaitement conscients qu'ils publiaient un sulfureux bémol au discours patriotique. Ils ont été cou-ra-geux ! en publiant ce poème. Et il nous manque le témoignage des lecteurs, mais la quasi totalité d'entre eux a forcément considéré Rimbaud comme un inconnu à l'époque. Ils ont lu ce poème sans y prêter autrement attention et ceux qui ont compris qu'il y avait anguille sous roche sont vite passés à autre chose. On peut manquer le sens explicite d'un texte quand la lecture n'est qu'inattentive. Malgré tout, l'esthétique de ce poème s'accompagne fort clairement d'une rhétorique de la pointe avec l'introduction de ce "Mais" en tête de quatrième strophe. J'imagine qu'il y a eu un partage entre trois catégories de lecteurs : ceux qui ont songé à des morts pour des causes privées (amours, suicides mélancoliques, etc.), ceux qui ont songé à la Semaine sanglante mais qui ne pouvaient que se taire, ceux qui se sont dits qu'ils hésitaient entre ces deux lectures et qu'il valait mieux minimiser en privilégiant la première hypothèse. On va me répliquer que l'interprétation du poème "Les Corbeaux" a une histoire critique avec des retards à la compréhension, mais ma réponse sera claire. Cette histoire doit prendre en compte la volonté expresse de taire les allusions communardes. Personne ne peut croire un instant que Marcel Ruff et quelques autres étaient sincères dans ces diverses propositions de lecture des poèmes qui visaient à nier les allusions à la Commune. Cette réception critique était une stratégie qui a plus créé un courant de fausses lectures qu'accompagné ce courant, et une stratégie qu'il a fallu démonter, sans dire frontalement que les critiques faisaient exprès de ne pas savoir lire.
Nous n'en sommes plus là, mais n'enlevons pas à Blémont son courage et ses sympathies pour les communards, sous prétexte qu'il y a une histoire critique chaotique au sujet de l'interprétation de ce poème.

Récapitulons. Je suis dans l'ensemble plutôt d'accord avec l'étude de Bardel, mais je ne suis pas du tout d'accord quand il fait de Blémont, de Valade, des revanchards incapables de comprendre que le poème de quelqu'un qu'ils ont largement fréquenté, surtout Valade, dénonce le massacre de la Commune. Valade et Blémont avaient tous deux des sympathies pour la Commune, et Blémont était justement devenu un nouvel ami de Verlaine au beau milieu des événements de "l'année terrible". Ensuite, on me dira que Bardel fait la même opposition que moi entre "chose patriotique" et "patriotique bien". Du coup, ma critique ne serait pas claire. C'est faux ! Bardel cite clairement "patriotique bien" avec les guillemets comme renvoyant à l'idée d'un discours bien pensant, avant de laisser entendre que les plus fins, mais pas tous, comprendront dans la suite de la phrase de Verlaine qu'il y a anguille sous roche. Non ! Tout lecteur doit comprendre que la phrase de Verlaine est sans ambiguïté qui dit à tous que derrière le discours consensuel il y a quelque chose de vraiment bien qui manquait au seul discours convenu !

Passons maintenant au problème de datation que je vais coupler à une analyse formelle.
On le sait, l'analyse formelle peut apporter des enseignements précis assez fiables.
Le poème de Rimbaud est composé de quatre strophes qui sont des sizains. Les rimes sont irréprochables, je ne vais pas entrer dans un débat sur la consonne d'appui ou la plus ou moins grande richesse des rimes. Le vers adopté est l'octosyllabe.
Au milieu du vingtième siècle, l'intérêt pour la forme est quasi nul. Les critiques ne se préoccupaient pas des césures et ils ne pratiquaient pas une étude élaborée des problèmes de rimes. A la limite, ils aimaient bien relever comme modernes les vers impairs, y compris de cinq et sept syllabes.
Avec ses octosyllabes, le poème "Les Corbeaux" ne peut pas retenir notre attention pour' ce qui est des césures. Le poète n'a pas pratiqué de rejets également d'un vers à l'autre. Les enjambements sont tous bien équilibrés.
Ceci dit, pour une étude pointue de la forme, ce poème a une singularité. La forme la plus courante du sizain (six vers), c'est d'avoir le troisième et le sixième vers qui riment entre eux, tandis que deux couples de rimes saturent d'un côté les vers 2 et 3, de l'autre les vers 4 et 5.
Evidemment, si on se dit que dans une strophe, la seule contrainte, c'est qu'il n'y ait pas de mot à la rime qui soit orphelin, on peut imaginer plein de schémas, des schémas sur deux rimes AAAABB, AAABAB, AABAAB, ABAAAB, ABBBBA, mais aussi ABABAB, ABABBA, ABBABA, etc., ou bien des schémas sur trois rimes : ABABCC, AABCCB, etc. Ce n'est pas si simple que ça. Les deux modèles qui vont prévaloir sont le modèle AABCCB où B est la rime qui unit trois vers à trois autres vers ou bien le modèle ABABAB où B unit trois groupes de deux vers entre eux. Les autres modèles sont des déviances par rapport à cette base. Les poètes du dix-neuvième siècle le savaient.
Maintenant, il y a un cas original, c'est les tercets dans un sonnet. Ces deux tercets forment un sizain. Normalement, les tercets devraient rimer soit en ABABAB à la manière de Pétrarque reprise par Catulle Mendès dans plusieurs sonnets de son recueil Philoméla ou bien à la manière classique AAB CCB. Or, la forme AAB CCB existe bien en France, on la note le plus souvent CCD EED, puisque A et B sont les rimes des quatrains, mais ce n'est que la deuxième forme la plus usitée. La forme la plus usitée est le profil AAB CBC (ou CCD EDE si on tient compte des rimes en principe identiques dans les quatrains). Banville, ni les autres, ne savent pas trop pourquoi la forme AAB CBC existe, ni pourquoi elle est la forme la plus courante du sonnet. Pourquoi la rime principale des deux tercets remonte à l'avant-dernier vers dans le second tercet ? C'est une licence particulière et il faudrait étudier les poèmes du Moyen Âge ou du début du seizième siècle qui n'étaient pas des sonnets pour essayer de raconter cette apparition.
Ce qui est certain, c'est que, dans son traité, alors qu'il traite des fausses suites de tercets qui cachent des sizains, Banville n'affronte pas la question de la strophe formée par les tercets des sonnets, strophe qui en plus a l'inconvénient d'être isolée, alors qu'il y a au moins deux quatrains qui s'enchaînent. Donc Banville se contente de dire que l'ordre des rimes doit être AAB CCB ou AAB CBC, il le dit avec sa manière à lui (la première et la deuxième, la troisième et la cinquième,..., la quatrième et la sixième...), mais il ne fait pas une analyse de strophe pour montrer que B est la rime qui relie les deux tercets et pour souligner la licence dans le dernier tercet, la rime qui doit conclure le poème pouvant remonter à l'avant-dernier vers.
Ceci dit, tous ces poètes écrivaient de nombreux poèmes et il ne leur échappait pas qu'il y avait une étrangeté de forme pour les tercets dans les sonnets, et ils pouvaient tous entrevoir que dans le fond ça se rapprochait d'un sizain. Mais, fait remarquable, les tercets de sonnets furent volontiers des inversions ABB ACC peu après la publication du recueil de Sainte-Beuve Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, alors qu'ils demeurèrent très réticents à composer des poèmes en sizains inversés ABBACC. Jusqu'à Rimbaud, le phénomène fut extrêmement rare.
Avec les débuts du romantisme, Sainte-Beuve qui a traduit des poèmes anglais a aussi composé des sonnets avec une organisation des rimes à la manière anglaise qui est de trois quatrains suivi d'un distique de rimes plates. Depuis, avec d'abord Musset et Gautier, puis Banville et Baudelaire, avant le choc parnassien des années 1860 où prédominent les audaces en la matière de Verlaine, Mendès, Mérat et Valade, ce dernier étant un membre clef de la revue La Renaissance littéraire et artistique, on a eu une exploration de toutes les organisations de rimes possibles dans deux tercets, et souvent même indépendamment de l'idée de composition d'une strophe. En revanche, ces abus ont été plus modérés dans le domaine des sizains.
Or, les sizains du poème "Les Corbeaux" ont un profil particulier. Il s'agit d'une inversion du modèle AABCCB, puisque nous avons un modèle ABBACC. Deux choix possibles. Ou on constate l'inversion : A étant l'équivalent de B dans le modèle inversé : **B**B contre A**A**, ou on constate un traitement à l'anglaise quatrain ABBA et distique CC.
J'ai perdu beaucoup de données, je ne dis pas que Rimbaud est le premier à faire ce type de strophe, je pense qu'on en trouve un tout petit peu dans les poésies de Musset ou de Banville, et encore je n'en suis pas sûr, mais ce que je sais c'est que si vous prenez les recueils de poètes et que vous commencez à chercher cette strophe dans la poésie antérieure à l’œuvre rimbaldienne, vous n'allez pas en trouver une quantité élevée. C'est une forme rare. Les critiques qui ont commencé par dire que la versification des "Corbeaux" était normale au milieu du vingtième siècle ne maîtrisaient pas ce sujet de l'inversion de l'organisation des rimes dans un sizain, alors que c'est une originalité métrique manifeste du poème "Les Corbeaux". Ce n'est pas la plus spectaculaire, ce n'était pas une première, ni une révolution, mais dans le débat sur la datation du poème, ça veut dire que cette création a peu de chances de dater de 1870, mais vraiment vraiment peu de chances. Jusqu'en septembre 1870 et même octobre 1870 avec la brochette de sonnets supplémentaires, Rimbaud apprenait plutôt à respecter les strophes canoniques, on le voit retoucher "Vénus Anadyomène" créant deux quatrains asymétriques mais pour respecter l'alternance du masculin et du féminin, etc. Ce n'est qu'en 1871 que Rimbaud s'intéresse aux quintils ABABA des Fleurs du Mal de Baudelaire, aux sonnets à tercets à la Pétrarque ABA BAB rencontrés dans Philoméla ("Oraison du soir" et deux sonnets dits "Immondes"), etc. Rimbaud a effectué peu de combats au plan des strophes, contrairement à ce qu'il a fait pour le vers et pour la rime. Le livre L'Art de Rimbaud a un chapitre sur le vers, plutôt l'alexandrin, un chapitre sur la rime, et un chapitre sur le sonnet, mais pas de chapitre général sur les strophes.
Du point de vue formel, le poème "Les Corbeaux" se rapproche des compositions de Rimbaud à Paris de septembre 1871 à mars 1872 ! Je ne trouve pas cela innocent, bien évidemment.
Ajoutons qu'au milieu du vingtième siècle, et même encore à la toute fin du vingtième siècle, "Le Bateau ivre" et "Voyelles" passaient pour des poèmes de 1871, ainsi que "Les Chercheuses de poux", "Oraison du soir", "Les Douaniers" et d'autres, pour ne pas parler de "Paris se repeuple" qui daterait de "mai 1871", ce qui est invraisemblable au vu de son contenu. Seul le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" faisait exception à cause d'une date manuscrite. Même "Tête de faune", avec ses problèmes de césure, était considéré comme un poème de 1871. C'est dans ce contexte que le poème "Les Corbeaux" publié en septembre 1872 était considéré comme une expérience formelle avec laquelle Rimbaud avait rompu de huit à neuf mois auparavant. Aujourd'hui, nous sommes plus prudents, nous pensons que les poèmes à la versification déréglée ont plutôt émergé en avril-mai 1872. L'écart se réduit de quelques mois et nous constatons que, quand Rimbaud pose pour le "Coin de table" avec le futur personnel de la revue La Renaissance littéraire et artistique, il écrit encore avec des strophes, des rimes et des vers à la façon du poème "Les Corbeaux". Songeons que le préjugé allait plus loin encore ! Le poème "Le Bateau ivre" était considéré comme ayant été écrit avant la montée à Paris de la mi-septembre 1871. L'idée, c'était qu'à part quelques sonnets, les pièces de l'Album zutique et "Les Chercheuses de poux", Rimbaud n'avait plus écrit de poésie avec une versification traditionnelle, une fois arrivé à Paris.
L'idée qui prédominait, c'est qu'entre septembre 1871 et mai 1872 l'essentiel de l’œuvre de Rimbaud nous était inconnue, et puis voilà.
Face à cette idée exagérée que le poème "Les Corbeaux" devait dater de 1870, ce qui explique sa position dans maintes éditions, celle de Steinmetz en Garnier-Flammarion en 89, celle de Louis Forestier commune aux collections Folio et Poésie Gallimard, etc., toutes éditions où il est placé juste après les poèmes remis à Demeny en 1870, face disais-je à cette exagération, l'exagération inverse s'est constituée. Le poème daterait de septembre 1872 même. Rimbaud aurait vite envoyé son poème pour être publié. Ce récit n'est fondé sur rien, mais il s'appuie tout de même sur une idée qui ne meurt pas tout entière dans le rejet de la première exagération. Si Rimbaud n'écrivait plus de vers traditionnels depuis la fin de l'année 1871, on pouvait comprendre qu'en septembre 1872 le poème "Les Corbeaux" était une concession. En revanche, si Rimbaud a écrit des vers traditionnels jusqu'en mars 1872, après les séances de pose pour le "Coin de table" et quand la création de la revue devient de plus en plus imminente, premier numéro fin avril, là il n'y plus aucun sens à parler de concession. Et il faut aller plus loin. La revue publiait des poèmes en prose, certains avec une virgule en fin d'alinéa ou paragraphe. A cette aune, l'idée que la revue n'aurait pas publié des poèmes mal rimés ou mal versifiés comme "Bannières de mai", "Bonne pensée du matin", n'existe que dans la tête des critiques qui veulent affirmer qu'ainsi pensaient les éditeurs bornés d'une revue pourtant un peu "avant-gardiste" quand même.
Il est plus naturel de penser que le poème a été composé en mars ou avril 1872, un peu avant le lancement de la revue dans laquelle il fut publié. Cela élimine un récit invraisemblable, selon lequel Rimbaud mettrait sa colère contre la revue, colère du coup d'origine inconnue, sous l'étouffoir, et enverrait à toute vitesse une création pour être publié au moment même où il passe à la deuxième étape d'une fugue qui est le rejet des Parisiens qu'il a fréquentés. Rimbaud et Verlaine partent pour l'Angleterre le 7 septembre, une semaine avant la date de publication des "Corbeaux" qu'il a fallu préparer qui plus est, mais il fausdrait croâre que Rimbaud a dans le même temps envoyé cette pièce afin d'être reconnu à Paris.
Plusieurs éléments favorisent l'idée que "Les Corbeaux" a été composé à peu près en février ou mars 1872, sinon en janvier. J'en donnerai une autre ensuite pour tirer jusqu'en avril ou mai.
Premièrement, le poème est publié en septembre 1872, plutôt au début de l'automne, mais il contextualise "l'hiver", saison qui va de la fin décembre à la fin mars plutôt. Cela fait six mois de retard. C'est un peu rapide de rétorquer qu'on peut contextualiser son poème quand on veut. C'est l'été qui vient de passer et au vu du sujet qui doit être perçu comme d'actualité on ne comprend pas bien pourquoi le poète ressent le besoin de parler de l'hiver en plein mois de septembre, à moins d'une vacherie tirée par les cheveux au sujet du climat anglais qu'il découvre ou va découvrir. Ensuite, je ne reviens pas sur les poses pour le "Coin de table", la fréquentation de Blémont, Valade au dîner des Vilains Bonshommes et ailleurs, ce que je retiens, c'est que la mention "chers corbeaux délicieux" tous les lecteurs savent qu'ils la retrouvent dans un poème de mai 1872 intitulé "La Rivière de Cassis". Ce rapprochement permet aussi de dire que, dans tous les cas, une partie de l'inspiration du poème "Les Corbeaux" se retrouve dans "La Rivière de Cassis". il est plus naturel d'imaginer que les poèmes préoccupés par ces idées ont été composés à peu près dans la foulée. Quand on réécrit beaucoup plus tard un de ses poèmes, il y faut au moins un caractère rétrospectif. Ici, on veut nous faire croire que le sujet est un prétexte que Rimbaud peut travailler indifféremment quand il veut, à dix mois d'écart, ou à quinze ans d'intervalle, peu importe. Et il referait à distance un poème qu'il a nié.
Il y a un autre argument. Dans une lettre d'avril 1872 de Verlaine à Rimbaud qui a pu ne pas parvenir à Rimbaud, mais qui nous est parvenue, Verlaine parle de projets de Rimbaud de mauvais vers et de prières, et dans les poèmes mal rimés mal versifiés il y a des prières, des adresses au "Seigneur". Cette prière est au centre du poème "La Rivière de Cassis" justement, et elle est au coeur du poème "Les Corbeaux". Il me semble élémentaire de se dire que "Les Corbeaux" correspond au projet dit de "prière", mais pas au projet de "vers mauvais".
Or, le poème ne contextualise pas que "l'hiver" il parle aussi de l'arrivée du printemps avec les "fauvettes de mai". Du coup, la vraie contextualisation du poème, c'est le passage de l'hiver au printemps. Décidément, le mois de mars est idéal, c'est précisément le mois du passage de l'une à l'autre saison. Par prudence, on peut envisager que le poème a été composé de février à avril 1872, mais imaginer une composition en septembre au prétexte qu'on peut écrire sur l'hiver et le printemps quand on veut c'est traiter les choses à la légère et se targuer de tout relativiser à tout prix. Alors, on va essayer la gentille concession à ce discours-là : oui, c'est vrai et c'est indiscutable, la revue a publié un poème évoquant le passage de l'hiver au printemps comme un fait d'actualité en plein mois de septembre. Que cette gratuité fasse le plus grand bien à la critique rimbaldienne, et passons !
Enfin, Verlaine dit que Rimbaud semble avoir renié son poème sitôt composé. La pièce a pu demeurer dans les papiers de Blémont et être publiée à l'insu de Rimbaud, mais effectivement elle ne figure pas dans le dossier manuscrit établi par Verlaine et passé par Millanvoye puis Forain, dossier qui contient d'autres pièces non paginées, mais datées de mai 1872, parmi lesquelles "La Rivière de Cassis".
Pourquoi soutenir que Verlaine ment ou se trompe ? Non, la pièce "Les Corbeaux" n'a pas été retenue au même titre que "Tête de faune" ou "Les Mains de Jeanne-Marie" et cela expliquerait que le poème "La Rivière de Cassis" reprenne une expression de ce poème, expression qui plaisait à Rimbaud et qu'il a voulu conserver. Et cela encourage même le critique littéraire à chercher en quoi "La Rivière de Cassis" correspondrait à une remise en cause d'une idée qui déplaisait finalement à Rimbaud dans "Les Corbeaux".

Au plan formel, il faut encore s'intéresser aux mots à la rime dans le dernier sizain des "Corbeaux". Je n'ai jamais lu la thèse de Murphy de 1986 et, dans mon souvenir, Christophe Bataillé ne parle pas des rimes communes au "Bateau ivre". De toute façon, comme cela est aisé à vérifier, l'article de Bataillé rentre dans les Actes d'un colloque où j'ai moi-même participé par une autre conférence, et j'étais intervenu oralement après la conférence de Bataillé à Charleville-Mézières. On dirait qu'il y a des chasses gardées pour les rapprochements intertextuels. Je ne vais pas m'avancer sur le cas des "Corbeaux", à ceci près que l'article de Bataillé prouve que ce n'était pas connu. J'ai publié un article où j'ai fait valoir cette question de rime et je me permets de préciser au passage que le jeu de mots "croire":croassement se trouve dans mon article sans le sens religieux qui a mis ultérieurement  Alain Vaillant, ce qui devrait être signalé, car on en fait un argument pour dire que le poème est anticlérical et identifie les corbeaux à des curés, interprétation à laquelle je ne souscris pas le moins du monde et je suis bien content de voir l'étude de Bardel s'opposer à cette idée avec une contre-argumentation bien étayée.
Bref ! J'ignore qui a pu le premier publier un rapprochement entre les rimes des "Corbeaux" et "Le Bateau ivre", mais je l'ai poussé très loin, ce rapprochement. Car je ne me suis pas arrêté au rapprochement "fauvettes de mai"::"papillon de mai" et j'avais d'emblée bien insisté qu'il était renforcé par l'écho "Mât perdu" avec "bateau perdu". Surtout, j'ai aussi souligné l'écho entre "soir charmé" et "crépuscule embaumé". J'ignore qui a le premier ciblé ce rapprochement, mais est-ce que quelqu'un avant moi avait étalé autant de détails ? Car, si tel est le cas, je ne comprends pas pourquoi je ne suis pas cité un minimum dans le débat sur "Les Corbeaux". Et j'insiste encore sur le fait que je considère que "Le Bateau ivre" a été composé à Paris et certainement pas avant le dîner des Vilains Bonshommes du 30 septembre 1871 où Rimbaud fut exhibé pour la première fois. J'ai aussi insisté sur l'écho "étrange" et "angelus" avec la rime "étranges"::"anges" qui concerne "Voyelles" et "Les Mains de Jeanne-Marie".
Cependant, je voudrais ici effectuer un autre rapprochement et, cette fois, il ne s'agit de querelles de préséance et d'antériorité, puisque là, arrêtez-moi si je me trompe, mais il s'agit d'une déclaration inédite. Je vais citer un texte d'une importance majeure, puisque Rimbaud y réplique. Mais, auparavant, je vais faire une petite digression sur "Vu à Rome", poème de l'Album zutique présenté comme une parodie de Léon Dierx, mais qui est une charge contre l'Eglise face à une poussée schismatique, mouvement gallican en France et surtout, en septembre-octobre 1871, mouvement des "vieux catholiques" en Allemagne.
Dans son étude, Bardel cite une source possible au poème de Rimbaud, source que Bardel n'est pas le premier à citer, il s'agit d'un extrait de la plaquette Paroles du vaincu de Léon Dierx datée du 14 octobre 1871 pour l'impression. Cette source m'intéresse, car dans l'Album zutique Rimbaud a publié un poème en trois quatrains intitulé "Vu à Rome". Dans un récent article publié dans la revue Parade sauvage, Yves Reboul a adressé une fin de non-recevoir à mon rapprochement avec la publication des Paroles du vaincu, même si par ailleurs le critique considère que j'ai lancé une bonne piste pour ce qui est des "vieux catholiques" et qu'il rebondit en l'explorant un peu plus. Par ailleurs, sur le blog Rimbaud ivre de Jacques Bienvenu, j'ai publié une étude de "Vu à Rome" qui semble finir curieusement puisqu'après avoir livré en vrac les indices de réécritures de poèmes de Dierx je montre que "Vu à Rome" a l'air de réécrire le premier sonnet du Reliquaire de François Coppée.
Eh bien, je maintiens tous mes rapprochements !
D'abord (oui j'écris familièrement), j'ai rassemblé plusieurs éléments pour montrer que "Vu à Rome" parodie bien en partie la manière de Dierx dans le traitement d'un sujet, dans les thèmes, la symbolique et les mots choisis, et cela est important pour goûter l'humour du poème et justifier que Rimbaud l'ait désigné comme cible parodique. Ensuite, je maintiens que l'octosyllabe de "Vu à Rome" ne peut pas être rattaché aux publications antérieures de Dierx dominée par le recours aux alexandrins et qu'il s'agit d'une allusion volontaire à sa publication d'actualité Paroles du vaincu, allusion qui a un sens satirique ne serait-ce qu'en désignant les gens du Vatican comme des vaincus. Je pense qu'il nous manque des éléments sur Dierx, mais on sait que Dierx était présent lors de la soirée à l'Odéon qui a valu un article dans la presse où Verlaine était évoqué au bras d'une mademoiselle "Rimbault". En tant que critique, je voudrais retrouver des informations sur Dierx de septembre à novembre 1871. Il ne faut vraiment pas négliger l'idée que cela pourrait éclairer les intentions satiriques de "Vu à Rome". Enfin, je maintiens que "Vu à Rome" peut renvoyer parodiquement au sonnet qui introduit le recueil Reliquaire de Coppée. Dans les contributions zutiques, les parodies de Coppée dominent, et Rimbaud parodie plus Coppée que tout autre poète lui aussi. Rimbaud a ciblé Coppée dans plus d'un de ses poèmes antérieurs à la montée à Paris, c'est un poète qu'il a beaucoup lu. Je ne vois rien d'anormal à ce qu'il lui soit plus facile d'introduire dans une charge de Dierx une reprise d'éléments qui lui sont plus familiers dans l’œuvre de Coppée.  Je m'en moque de conformer mon opinion sur la poésie de quelqu'un à un ressenti sur son positionnement politique, ni de me pas m'inscrire à plein dans le rejet manifesté par Rimbaud, Verlaine et les autres.Coppée n'était pas un mauvais poète dans ses premiers recueils (Verlaine lui-même l'a dit) et Dierx était un grand poète, mais Coppée et Dierx semblaient se contreficher des communards, Coppée souhaitant même leur défaite publiquement. La pièce "Fais ce que dois" a été jouée en octobre 1871 même. Je n'exclus pas que Rimbaud ait entendu Dierx se prononcer favorablement sur cette pièce et, en tout cas, "Vu à Rome" appartient à cette époque où allait bientôt se jouer la première de la pièce "Fais ce que dois".
Et c'est là que j'enfonce le clou. Paroles du vaincu et Fais ce que dois sont des textes d'appel à la revanche suite à la guerre franco-prussienne qui ont été rendus publics au même moment, vers le milieu du mois d'octobre 1871 ! Je dois relire le texte de Dierx, mais Coppée dénonce la Commune dans "Fais ce que dois". Or, je ne m'arrête pas là. Quelques mois auparavant, Coppée a lui-même publié une plaquette de dénonciation de la Commune intitulée Plus de sang. Or, si la revue La Renaissance littéraire et artistique voulait être à l'avant-garde des révolutions formelles en poésie, mais aussi défendre un message, et si Blémont avait les manuscrits de "Voyelles" et "Les Corbeaux", il se trouve que "Les Corbeaux" peut se lire aisément comme une réplique à deux poètes des plus importants du milieu parisien d'époque, Coppée et Dierx, deux poètes qui avaient publié des plaquettes avec un discours politique engagé, mais un discours fermé au martyre des communards. Rappelons qu'en 1872 la plupart des grands poètes des générations antérieures sont morts : Musset, Lamartine, Nerval, Sainte-Beuve, Vigny, Baudelaire et Gautier en 1872 même. Il reste Leconte de Lisle qui n'a plus exactement le statut d'un maître et il reste surtout Banville. Hugo demeure, mais il est à part, socialement c'est un vieux peu accessible. Le poème "Les Corbeaux", c'est une réplique au positionnement politique parisien de Coppée, Dierx ou Mendès, de Banville même sans doute un peu aussi, de Bergerat et de beaucoup d'autres qui triomphent dans la presse et insultent les communards ou les prisonniers dont les procès furent de la plus haute actualité dans les premiers mois de 1872. Et Blémont et Valade l'ont parfaitement compris, et quelles que soient les raisons du retard ils ont publié un poème qu'ils savaient d'opposition à Déroulède; Coppée, Dierx et consorts.
"Plus de sang" est sorti en plaquette comme "Paroles du vaincu", c'est une œuvre de dénonciation de la Commune et il y a un écho patent entre la dernière strophe du poème de Coppée et la dernière des "Corbeaux", en sachant que, puisqu'il est question aussi d'une source à l'image des "corbeaux" dans la plaquette de Dierx, nous avons dans "Les Corbeaux" une double allusion à Coppée et Dierx comme cette double allusion me semble se dessiner en filigrane dans "Vu à Rome" !
J'ai déjà publié sur le net des articles signalant ce document à l'attention. Le voici à nouveau ! Je vous mets les deux dernières strophes (en précisant qu'il s'agit de sizains), car l'avant-dernière strophe coïncide avec le discours de devoir de revanche des premières strophes des "Corbeaux".

Alors, ô jeunes fils de la vaillante Gaule,
Nous jetterons encor le fusil sur l'épaule
    Et le sac, chargé d'un pain bis,
Nous irons vers le Rhin pour laver notre honte,
Nous irons, furieux comme le flot qui monte
    Et nombreux comme les épis.

- Dis-leur cela, ma mère, et messagère ailée,
Mon ode ira porter jusque dans la mêlée
    Le rameau providentiel,
Sachant bien que l'orage affreux qui se déchaîne
Et qui peut d'un seul coup déraciner un chêne,
    Epargne un oiseau dans le ciel.

Nous sommes d'accord qu'il s'agit d'une des rares plaquettes anticommunardes à avoir été publiées pendant les événements, qu'elle l'a été par un poète en vue et par un poète qu'ont beaucoup parodié, avec l'envie de bien lui répliquer, les membres du Cercle du Zutisme, et notamment Rimbaud. Nous sommes d'accord que nous avons affaire à un poème en sizains, mais en mode normal AABCCB avec une alternance d'alexandrins et d'octosyllabes. Nous sommes d'accord que la dernière strophe du poème "Plus de sang" véhicule une rime "se déchaîne" :: "chêne" qui coïncide avec celle-ci dans la dernière strophe du poème de Rimbaud publié en septembre 1872 : "chêne" :: "enchaîne". Et l'idée finale du dernier vers du poème de Coppée se retrouve elle aussi dans la même dernière strophe du poème de Rimbaud, nous passons d'un orage qui "épargne un oiseau dans le ciel" à une sollicitation du poète pour que les corbeaux qui ont l'air de vents qui plongent et s'abattent sur les hameaux désolés en plein hiver ne chassent pas les "fauvettes de mai". Et la dernière strophe de Rimbaud suit un discours d'appel à un devoir qui est celui-là même dont parle Coppée dans l'avant-dernière strophe de "Plus de sang". Je pourrais écrire un article plus long et étudier par le menu les plaquettes Paroles du vaincu et Plus de sang.J'ai déjà publié cette découverte et je trouverais normal qu'au minimum un rimbaldien ou Bardel sur son site fasse état de ce rapprochement, pour que les lecteurs puissent se faire leur propre opinion.

vendredi 7 décembre 2018

Articles à venir et deux articles sur le site d'Alain Bardel

Je continue de préparer pas mal de choses sur Rimbaud.
Je rédige un article intitulé pour l'instant : "Train, vie de bohème, voyage en mer, journaux : ce qu'exprimait Rimbaud!"
J'ai d'autres projets qui sont lancés que j'ai déjà annoncés. Je vais essayer de revenir en force avec des articles de synthèse.
Une fois n'est pas coutume, je signale à l'attention deux articles nouveaux sur le site d'Alain Bardel. Je n'ai pas encore lu ces articles.
Le plus récent "Le débat critique autour des 'Corbeaux' : un cas d'école" (cliquer sur ce lien) m'intéresse, puisque je m'oppose depuis longtemps à la lecture selon laquelle le titre serait à comprendre comme une métaphore anticléricale visant les curés. Je ne l'ai pas encore lu, mais survolé, ça a l'air intéressant. Je suis surpris de voir que mon nom est volontairement écarté du débat, alors que j'y ai nettement pris part, et notamment dans des articles en version papier ou présents sur le site "Rimpbaud ivre" que la critique rimbaldienne accepte de citer. C'est une énième preuve que j'ai raison depuis le début de dénoncer une loi tendancieuse tacite du silence à mon égard. A noter qu'il y a apparemment une corruption du lien donné sur la page d'accueil, j'accède en deux clics seulement à la page désirée.
Pour "Les Corbeaux", j'ai signalé à l'attention un intertexte "Plus de sang" dans l'oeuvre de François Coppée, et là ce n'est pas la moitié d'un propos inédit, c'est de l'inédit et du décisif à part entière, mais bon...
L'autre article qui verse dans le calembour et que je n'ai pas lu non plus : Divagations rimbaldo-fouriéristes en quête d'Illuminations (cliquer sur ce lien) m'intéresse plus encore. Avant la révélation de la lettre à Jules Andrieu, j'ai bien dit que Rimbaud devait être lu en regard des vraies références intellectuelles des communards, non pas Marx, mais Proudhon, Fourier, Blanqui. C'est marrant les convergences de dates pour l'intérêt des rimbaldiens pour certains sujets. Je m'étais en particulier indigné au sujet de l'interprétation bienpensante de la première phrase du poème en prose "Solde" par Steve Murphy et Bruno Claisse, parce qu'il faut accepter les données telles qu'elles sont. La critique littéraire, c'est de dire les choses telles qu'elles sont, même quand ça dérange. Il va de soi qu'un débat public en prime time sur la première ligne de "Solde" n'est pas souhaitable dans le contexte actuel, mais ce n'est pas une raison pour masquer la réalité du discours de Rimbaud qui correspond à une époque et au milieu politique dont il était proche. C'est l'honnêteté intellectuelle qui est en jeu. En tout cas, il est grand temps de se pencher sur ces questions des références politiques de Rimbaud.
Prenons le livre Le Soleil et la Chair d'Antoine Fongaro, réunion de l'essentiel de ses articles sur les poèmes en vers de Rimbaud au cours de sa vie. Ce volume a été publié en 2009 aux éditions Classiques Garnier.
Dans le chapitre De quelques vocables, au sein d'une section sur les mots "Alme et panadif", Fongaro fait remarquer à la page 23, à propos de la mention "alme" chez Rimbaud que "[c]e mot a été rajeuni de nos jours par la plume énergique de M. Proudhon : L'alme nature ne fait jamais de mal à ceux qui lui appartiennent." La citation n'est pas de Fongaro qui l'emprunte à un volume paru en 1866 du Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse. La publication s'est étalée de 1866 à 1876, mais pour le mot "alme" le volume a été publié en 1866 même.
Le problème, c'est que Fongaro en homme du vingtième siècle sous-évalue complètement l'intérêt de cette citation, puisqu'il enchaîne ainsi : "Mais il n'est pas besoin de supposer que Rimbaud avait lu Proudhon (qui, lui, emploie correctement l'adjectif "alme"), parce qu'il est indiscutable qu'il avait rencontré l'adjectif alme chez Verlaine [vers 17 du "Prologue" des Poëmes saturniens : "Une connexité grandiosement alme", vers 17 à nouveau mais du poème "A Clymène" des Fêtes galantes : "sur d'almes cadences"]. C'est Verlaine qui a appris à Rimbaud à employer "alme"' n'importe comment." Une note de bas de page allonge la liste des exemples verlainiens.
Verlaine est un poète affectionné par Rimbaud, donc ce lien est suffisant pour Fongaro, il n'y aurait plus rien à dire sur l'influence de Proudhon, influence double puisqu'elle a pu s'exercer à la fois sur Verlaine et sur Rimbaud. Même si on croit écarter l'hypothèse d'une lecture de Proudhon par Rimbaud, Fongaro ne fait que reporter le problème : si ce n'est plus l'origine de l'emploi par Rimbaud qui interpelle, c'est cette fois celle de son emploi par Verlaine qu'il faut de toute façon élucider'.
Fongaro sous-évalue l'importance de ses découvertes à d'autres reprises. Toujours dans ce chapitre intitulé "De quelques vocables", il fait une recherche sur l'origine de l'emploi du mot "éclanche" dans "Mes petites amoureuses" et établit un lien avec le poème de Musset "Le Voyage à Pontchartrain" recueilli dans les Poésies posthumes. Le mot "éclanche" y désigne bien l'épaule de mouton prête à être mangée, etc. Et Fongaro risque d'autres rapprochements, mais ce qui m'impressionne c'est qu'il ne dit pas un mot de la forme adoptée par Musset dans son poème. Nous avons une alternance d'octosyllabes et de vers de deux syllabes avec une disposition en quatrains et un rejet du verbe "Fumait" qui fait précisément suite au vers de deux syllabes : "L'éclanche"... Ce qui s'impose d'emblée à mon esprit, c'est que le rapprochement est renforcé par le parallèle entre les formes métriques, puisque "éclanche" se retrouve dans "Mes petites amoureuses", "Fumait" résonne dans "Les Reparties de Nina", et justement "Mes petites amoureuses" et "Les Reparties de Nina" ont en commun une alternance d'octosyllabes et de vers de quatre syllabes qui est reprise à la "Chanson de Fortunio" de Musset, forme elle-même proche de celle adoptée dans "Le Voyage à Pontchartrain".
L'arrière-plan des formes poétiques est un atout non négligeable et pourtant trop négligé dans l'étude de la poésie en vers de Rimbaud. Le repérage d'une forme peut donner du crédit à une étude thématique ou lexical, une communauté de forme peut mettre en confiance le chercheur qui, au départ, n'a que des intuitions, car, petit à petit, ce qui semble un rapprochement aléatoire devient probant par accumulation d'indices. Par exemple, ce que je viens de dire ne suffit pas, mais c'est l'amorce d'une recherche où la sélection des textes à observer en priorité est facilitée, Nina ou Ninon étant, qui plus est, non pas simplement une désignation éculée de la grisette, mais un nom que Musset a contribué à populariser dans la poésie lyrique de son siècle.
Pour "alme", il faut élargir la fenêtre et ne pas s'en tenir à une émulation entre poètes. Le mot "alme" ainsi employé fait partie d'une époque qui n'implique pas que des poètes.
Prenons le poème "A la Musique". Nous savons qu'il a pour modèle un poème précis de Glatigny, poète de la bohème. Mais le motif de la bohème n'est pas une création de Glatigny. La bohème, cela renvoie à un roman de Murger, mais aussi à une origine romantique impliquant un certain comportement en société avec les bousingots, les Jeune-France, et cela implique le journalisme. Quand Rimbaud se décrit en train de fumer, mais aussi en train de méprises ceux qui fument des roses, etc., etc., nous comprenons jusqu'à un certain point la signification. Mais Rimbaud lisait les journaux. L'artiste qui méprise ceux qui fument des roses, c'est un poncif du monde du journalisme, un poncif dont un initiateur ne semble être autre que Félix Pyat, journaliste devenu communard, mais communard à un âge avancé, car il avait déjà pas mal vécu. En 2012, Jean-Didier Wagneur et Françoise Cestor ont réalisé et annoté une anthologie Les Bohèmes 1840-1870 Ecrivains - journalistes - artistes aux éditions Champ Vallon et ils ont offert un article de Pyat datant de 1834 intitulé "Les Artistes". On y trouve le modèle de la hiérarchie sociale dans les mots que déploiera Hugo dans "Réponse à un acte d'accusation", signe que cet article n'est vraiment pas passé inaperçu. Plusieurs rapprochements sont à faire entre cet article ancien de Pyat et l'oeuvre de Rimbaud : "Pour avoir inventé le clysopompe, artiste", etc., dont le mépris de l'artiste pour le bourgeois "fumant des roses". Cela prendrait du temps de retrouver la citation, mais je peux garantir qu'elle s'y trouve. Si je me trompe, c'est dans un article voisin de l'anthologie de toute façon.
J'ai plein d'autres choses à faire remonter, mais j'insiste ici sur cet article de Pyat. D'abord, ce qui a été lancé comme saillies en 1834 a tourné dans la presse et a dû devenir cliché. Ensuite, ce cliché a certainement eu les faveurs de ceux qui partageaient les convictions politiques de Pyat. Pyat lui-même a pu ressortir ses inventions ultérieurement. Enfin, quand il n'y a pas si longtemps j'ai pas mal cité le livre de Maxime Vuillaume sur la Commune, on m'a répliqué que c'était une référence peu pertinente, ce n'est pas un grand historien de la Commune, son ouvrage est pour se justifier, etc. Mais quand même, c'est un compagnon de journalisme d'Eugène Vermersch lui-même, et il ne faut jamais oublier que Rimbaud a adhéré à la Commune à travers la lecture de la presse et que les journalistes communards eurent une certaine importance dans le mouvement. Proudhon, Fourier, Blanqui, Vermersch, Andrieu, des journalistes bien précis, tout cela est encore une vaste mer à fouiller pour mieux éclairer le sens de l'oeuvre de Rimbaud.
Je prépare un article sur la question des trains et des réseaux ferroviaires. Là encore, il y a des mises au point à faire pour ne pas que nous en restions à des moitiés de mise en perspective, comme si tout avait déjà été bien balisé. Il y a encore beaucoup de choses négligées dans la portée des poèmes de Rimbaud comme de Verlaine.