lundi 24 janvier 2022

"La France, fille aînée de l'église"

La formule de "la France fille aînée de l'église" a connu un regain d'actualité en deux temps. Le premier juin 1980, de passage en France, Jean-Paul II s'était écrié devant les évêques du pays : "France, fille aînée de l'Eglise, es-tu fidèle aux promesses de ton baptême ?" Et le pape François a fait écho à cela en 2015 en disant devant des lycéens français : "On dit que la France est la fille aînée de l'Eglise, mais c'est une fille bien infidèle". La boutade n'est guère orthodoxe pour un pape, mais le pape se sert aussi de cette formule pour inviter les gens à prier pour la France au moment des attentats, et finalement on peut se dire que cette formule "France, fille aînée de l'Eglise" a un long passé derrière elle, puisqu'on la trouve sous la plume de Rimbaud dans Une saison en enfer et qu'elle semble nous venir du Moyen Âge. Or, c'est plus compliqué que ça.
La formule ne vient pas du haut Moyen Âge. Clovis s'est converti à la foi catholique et son peuple a été converti avec lui. Il s'agissait du premier peuple barbare converti au christianisme après le concile de Nicée. On prétend que le titre vient de cet événement, mais en réalité il semble que le titre vienne plutôt de la création des états pontificaux par Pépin le bref. C'est lui qui serait vraiment le premier roi à être désigné comme fils aîné de l'église en 754. La France étant considéré comme un royaume élu au moment des croisades, la valeur de ce titre spirituel s'enrichit et devient politique. Au tournant de la Renaissance, les papes accordèrent généreusement ce titre au roi de France et plusieurs rois de France le revendiquèrent expressément : Charles VIII, Louis XII, François Ier, et cela va perdurer jusqu'à Charles X. De temps en temps, le titre est accordé au royaume, mais l'expression demeure alors au masculin : "fils aîné de l'Eglise", et une mention au féminin a existé mais en faveur de Catherine de Médicis.
Ce que je n'avais pas compris, c'est que la mention "fille aînée de l'Eglise" est retorse et retoquée. En réalité, suite à la Révolution française, il n'est plus facile de parler tout uniment d'un royaume de France, fils aîné de l'Eglise. Il y a eu la période révolutionnaire, l'Empire, et après quelques années sous la Restauration, il y a eu la Monarchie de Juillet, un court instant d'une seconde République et bien sûr le second Empire de Napoléon III. Et quand Rimbaud écrit Une saison en enfer en 1873 la Troisième République est encore naissante et incertaine. Pourquoi parler de "fille aînée de l'Eglise" en 1873 ? C'est la question qu'on devrait se poser, mais si on ne fait pas attention et qu'on croit l'expression ancienne on admet passivement que Rimbaud polémique avec une notion qui nous vient de l'Ancien Régime, voire de plus loin. Or, tel n'est pas le cas. Avec la Monarchie de Juillet, le roi a refusé d'être roi de France pour être roi des français. Et c'est dans cette espace de la Monarchie de Juillet que s'est constituée l'idée d'une "France, fille aînée de l'Eglise". Il s'agit d'une notion qui prend acte de la situation politique nouvelle du pays. La formule ne vient pas comme on semble y insister de Lacordaire, mais de Frédéric Ozanam. La formule telle quelle "France, fille aîné de l'Eglise" est déclarée provenir d'un discours de Lacordaire en 1841, on tend à souligner ce fait, sauf qu'en 1836 Frédéric Ozanam a lancé une formule similaire et qu'en 1856 Lacordaire a publié un ouvrage sur Ozanam dont le titre est d'ailleurs tout simplement Frédéric Ozanam. Il devient sensible que Lacordaire se réclame de la pensée initiale d'Ozanam et on observera que les mentions initiales d'Ozanam et de Lacordaire, en 1836 et 1841, nous situent toutes deux dans le cadre de la Monarchie de Juillet.
Du coup, j'ai envie de reprendre la lecture de "Mauvais sang" en considérant avec plus d'attention les discours idéologiques qui ont mis en place ce concept de "France, fille aînée de l'Eglise". Il est clairement question d'un combat contre-révolutionnaire de l'église au dix-neuvième siècle, la formule définit de nouvelles prédispositions combatives des hommes de religion. Je soulignais déjà dans mes articles antérieurs que les souvenirs dans "Mauvais sang" étaient spécifiquement des souvenirs livresques, des souvenirs de lectures édifiantes, de lectures scolaires pour formater les enfants. La phrase : "Je me rappelle l'histoire de la France fille aînée de l'Eglise[,]" n'est pas à prendre au premier degré, il s'agit d'un persiflage sur l'enseignement de l'Histoire où on fait toujours comme si cette Histoire était une partie de notre vécu authentique, alors qu'elle peut être conçue pour nous intégrer à un système de valeurs que nous remettons en cause. C'est bien le cas avec le concept de "France fille aînée de l'Eglise" qui n'appartient pas au temps long, mais au temps court du débat politique. Quant à l'amorce de la phrase : "Je me rappelle...", derrière sa neutralité apparente de formulation, elle est reprend il me semble les tours rhétoriques ronflants : "Rappelez-vous de vos pères, etc." Et dans la suite de son alinéa, Rimbaud passe au conditionnel et évoque les croisades qui sont étroitement liées à la promotion du titre spirituel de "fils aîné de l'Eglise" pour les rois de France au tournant de la Renaissance: "J'aurais fait..." Le conditionnel met à distance le contenu livresque de livres d'Histoire relevant d'une pensée louis-philipparde.
Evidemment, lire Ozanam et Lacordaire, puis d'autres, devraient révéler une belle caisse de résonance ironique dans le corps du livre Une saison en enfer.
Avant Lacordaire, en 1836, Ozanam a qualifié la France de "fille aînée de l'église de Jésus". Les termes sont claires et je ne vois pas pourquoi accorder la primauté à Lacordaire en 1841, sous prétexte que le nom "France" est accolé directement à l'expression "fille aînée de l'Eglise". Certes, la formule ramassée de Lacordaire sera appelée à un certain succès et c'est celle-là même qui est reprise par Rimbaud dans "Mauvais sang", mais pour l'histoire de la notion le discours d'Ozanam prime et cette préséance logique est confirmée par le fait que Lacordaire a publié le livre Frédéric Ozanam en 1856.
J'ai téléchargé cet ouvrage, je le lirai ultérieurement, mais il ne semble pas contenir de reprise de cette nouvelle notion.
Je n'ai pas encore réussi à mettre la main sur le discours d'Ozanam en 1836. En revanche, l'ensemble des discours de Lacordaire tenus dans la cathédrale de Notre-Dame de Paris seraient consultables sur le site Gallica de la BNF, et en tout cas il me semble avoir découvert une version numérique d'un de ces discours. J'ai récupéré ce texte sur un blog. Je me permets de le copier/coller ici. Il n'y est pas fait mention de la "France, fille aînée de l'Eglise", mais c'est déjà plein de résonances intéressantes avec l'idée d'une renaissance des vocations monastiques, et plusieurs autres idées dont je ferai le traitement en leur temps.


Je vais maintenant livrer ce texte, mais j'anticipe le comportement de mes lecteurs en précisant que je le fais suivre aussi d'une conférence du père Barbarin de 2013 sur cette notion de "France, fille aînée de l'Eglise".
Je ferai des articles de réflexions personnelles ultérieurement, mais notez la présence des mots "charité", "science", etc., dans le texte même de Lacordaire...

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R.P. HENRI-DOMINIQUE LACORDAIRE

DISCOURS SUR LA VOCATION DE LA NATION FRANÇAISE

PRONONCÉ À NOTRE-DAME DE PARIS, LE 14 FÉVRIER 1841,

POUR L'INAUGURATION DE L'ORDRE DES FRÈRES PRÊCHEURS EN FRANCE.

Voulez-vous voir un spectacle plus consolant encore, et qui n'avait pas de modèle dans l'ancienne France ? Regardez, voici des adolescents, des étudiants, des jeunes hommes placés à l'entrée de toutes les carrières civiles et industrielles, sans distinction de naissance et de fortune ; la charité chrétienne les a réunis, non pour assister le pauvre d'un argent philanthropique, mais pour le visiter, lui parler, le toucher, voir et sentir sa misère, et lui porter, avec le pain et le vêtement, le visage pieux d'un ami. Chaque ville, sous le nom de Conférence de Saint- Vincent-de-Paul, possède une fraction de cette jeune milice, qui a placé sa chasteté sous la garde de sa charité, la plus belle des vertus sous la plus belle des gardes.

Quelles bénédictions n'attirera pas sur la France cette chevalerie de la jeunesse, de la pureté et de la fraternité en faveur du pauvre ! Avec la même ardeur que nos pères combattaient autrefois les infidèles en terre sainte, ils combattent aujourd'hui l'incroyance, la débauche et la misère, sur cette autre terre sainte de la patrie. Que la patrie protège leur liberté de sa reconnaissance, et vous, Messieurs, assemblés ici précisément en faveur de cette oeuvre, ne considérez pas seulement dans vos bienfaits les pauvres qui en attendent le secours, mais aussi la main qui vous sollicite pour eux. Payez à la fois dans l'aumône un double tribut, le tribut de la charité et celui de l'admiration.

Je n'ai pas fini, Messieurs, de vous dire toutes les causes d'espérance qui réjouissent dans notre pays le cœur du chrétien. Où s'est réfugiée, dites-moi, la pénitence chrétienne ? Où découvrirez-vous, dans le reste du monde, rien qui égale la solitude, le travail et l'austérité de la Trappe ? Après avoir erré, durant vingt-cinq années, de la Suisse à l'Autriche, de l'Autriche à la Russie, de la Russie à la Prusse, partout victime d'une hospitalité passagère et sans entrailles, la Trappe est revenue à la France, son berceau ; elle y a multiplié ses maisons, sous la protection de la liberté commune, et jamais, en aucun temps, la vertu de la croix n'a mieux et plus largement fleuri que sous le froc fécond de ces descendants de saint Bernard et de Rancé.

Ne voyez-vous pas aussi, sous toutes les formes, ressusciter l'esprit monastique, cet esprit qui s'éteignait dans l'ancienne France avant même que des lois usurpatrices eussent frappé du marteau les vieux cloîtres tant aimés de nos aïeux ? Le Chartreux, le Jésuite, le Capucin, le Bénédictin rapportent à la France leur dévouement multiple, la prière, la science, la parole, la contemplation et l'action, l'exemple de la pauvreté volontaire, le bénéfice de la communauté. Et aujourd'hui même, devant cette foule qui m'écoute et qui ne s'en étonne pas, apparaît, sans audace et sans crainte, le froc séculaire de saint Dominique.

Que sera-ce, si vous arrêtez votre pensée sur les maisons religieuses où les femmes ont réuni leurs vertus sous la tutelle de la pauvreté, de la chasteté et de l'obéissance ? Là il ne vous sera plus possible de nombrer les ordres et les œuvres. La charité a mis le doigt sur les nuances mêmes des besoins ; elle a des mains pour les cicatrices autant que pour les blessures. Et pas un scandale depuis quarante ans ! Pas une plainte ! Pas un murmure ! La liberté a été plus féconde que les vieilles mœurs féodales ; elle a tiré des familles plus de suc généreux et dévoué. La France est toujours le pays des saintes femmes, des filles de charité, des soeurs de la Providence et de l'Espérance, des mères du Bon-Pasteur, et quel nom pourrai-je créer, que leur vertu n'ait baptisé déjà ?

Mon dernier regard sera sur une église de Paris solitaire il y a peu d'années, aujourd'hui le rendez-vous des âmes de cent pays, qui y prient de près et de loin pour la conversion des pécheurs : c'est vous rappeler Notre- Dame-des-Victoires, et terminer cette courte revue des travaux de la France dans le bien par un nom trop heureux pour qu'il ne soit pas le dernier.

Il est vrai, Messieurs, tous les obstacles ne sont pas vaincus ; toutes nos conquêtes ne sont pas acceptées ; l'erreur ne voit pas d'un oeil tranquille nos efforts persévérants. La bourgeoisie, qui nous gouverne, n'a pas encore fait acte de réconciliation pleine et entière avec le Christ et Son Église. Mais la bourgeoisie n'est pas une classe à part, inabordable, enfermée dans ses privilèges et ses préjugés ; la bourgeoisie, c'est nous tous. Par un bout, elle touche au peuple, où elle se recrute incessamment, et, par l'autre bout, à la noblesse et au trône, dont ses membres d'élite tendent à se rapprocher par l'inévitable attrait de la distinction pour tout ce qui est distingué. Cette classe est donc mobile, sans cesse renouvelée par l'ascension de ses parties inférieures, qui ne lui permettent pas de se créer un esprit à toujours, et sujette aussi au souffle qui vient des hautes régions. Dieu a dit à la bourgeoisie française : Tu veux régner, règne ! Tu apprendras ce qu'il en coûte pour gouverner les hommes, tu jugeras s'il est possible de les gouverner sans Mon Christ. Pourquoi penser qu'elle demeurera toujours ce qu'elle est encore trop généralement aujourd'hui ? Pourquoi n'entendrait-elle pas les leçons répétées de l'expérience ? Beaucoup de ses fils grossissent déjà nos rangs ; ce sont eux qui forment, pour la plus grande partie, la Société de Saint-Vincent-de- Paul, et qui recrutent par leur dévouement les ordres religieux.

Ne désespérons pas d'une classe qui est le fond de la société moderne, et dont l'avènement au pouvoir, signalé par tant de faits considérables, se rattache sans doute au plan général de la Providence. Les difficultés ne doivent qu'animer notre zèle. Elles sont loin d'être aussi fortes qu'il y a cinquante ans, et cependant, dès 1795, le comte de Maistre, entrevoyant l'horizon qui s'est ouvert depuis sous nos yeux, écrivait ces remarquables paroles : «L'esprit religieux n'est pas éteint en France, il y soulèvera des montagnes, il y fera des miracles». Justifions par notre persévérance une prophétie que la résurrection de notre Église place déjà parmi les plus hauts pressentiments de la pensée ; rappelons à Dieu les cœurs par la charité, autant que les esprits par la lumière. Que ceux qui travaillent ne se découragent point ; que ceux qui n'ont encore rien fait mettent la main à l'œuvre. Et dans ce moment même, Messieurs, avant de sortir d'ici, unissez-vous au moins par l'aumône à tous les vœux, à tous les efforts, à toutes les prières, à tous les sacrifices, qui depuis cinquante ans montent vers le ciel en faveur de notre patrie.

Monseigneur, la couronne de saint Denis est tombée sur votre tête dans une heure à jamais mémorable, à l'heure où plus que jamais s'opère la réconciliation entre l'Église et la France ; j'en ai pour garant cette foule qui se presse autour de votre siège. Je prie Dieu, Monseigneur, que vous portiez longtemps cette couronne. Je ne puis oublier qu'à une autre époque je fus soutenu dans cette chaire par vos conseils et votre affection. L'occasion solennelle de vous en remercier m'avait manqué jusqu'aujourd'hui ; je la saisis avec joie. Je me félicite de me retrouver sous les mêmes auspices, au jour où je viens inaugurer l'ordre et l'habit des Frères Prêcheurs français en face de mon pays, et vous achèverez, Monseigneur, de couronner ce moment de ma vie en répandant sur nous votre bénédiction.


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Le cardinal Philippe Barbarin

La France est-elle encore la « fille aînée de l'Eglise » ?

séance du lundi 15 avril 2013

Introduction : A propos de l'adverbe « encore »

Pourquoi faut-il que l'adverbe « encore » vienne si souvent prendre place dans tellement de questions et s'y nicher dans les titres de tant de livres, d'articles et de conférences ? « Peut-on encore croire aujourd'hui ? » « Peut-on encore parler du péché aux jeunes, à notre époque ? » « Le message de la Création et de la Résurrection est-il encore audible dans un monde scientifique ?.... »

A chaque fois que j'entends cet adverbe, j'ai envie de le remplacer par « tout à fait ». On peut tout à fait croire dans un monde scientifique ; il y a d'ailleurs la même proportion de croyants et d'athées chez les intellectuels et les chercheurs que chez les sportifs, les hommes d'affaires ou les charbonniers… Oui, on peut et l'on doit parler du péché, car il fait des ravages dans nos vies, et ce serait de la lâcheté ou du mensonge d'éviter le sujet pour ne pas déplaire. De deux choses l'une, ou bien la Révélation est une vérité libératrice qui vient de Dieu et traversera les siècles et les cultures, malgré les railleries et les attaques, ou bien elle est une invention de l'homme. Sur ce point, chacun fait son choix.

Quand on a lu Lucrèce ou le curé Meslier, on sait que l'athéisme ou les objections à la foi ne datent pas de l'ère scientifique. Mais on peut aussi remarquer comment les refus très assurés du positivisme, au milieu du XIX° siècle, la certitude que les découvertes de la science allaient rapidement débarrasser l'humanité de toutes « ces supersti-tions obscurantistes », ont fait long feu. Parfois, l'attitude religieuse est perçue comme l'antidote à une névrose et les révélations comme des défenses contre le désespoir d'une existence humaine qui vient inéluctablement se fracasser contre la muraille de la mort.

Cela n'empêche pas ceux qui partagent cette conviction de respecter l'univers religieux et peut-être même, secrètement, d'être intrigués par lui. J'aimerais interroger les spécialistes de Sigmund Freud sur le paradoxe de cet homme qui peut à la fois, dans un de ses ouvrages les plus difficiles, évoquer la religion comme « l'avenir d'une illusion (1) » et laisser son épouse donner une solide éducation juive à leurs enfants et participer lui-même fidèlement aux célébrations religieuses familiales.


I - La France, « fille aînée de l'Eglise ».

Pourtant, dans le titre de cette causerie, c'est pour une autre raison que l'utilisation de l'adverbe est contestable. On se pose la question de savoir si l'on peut « encore » utiliser l'expression « France, fille aînée de l'Eglise », comme si elle était très ancienne et devenue inadaptée à la société française actuelle. On croit généralement ce titre lié au baptême de Clovis, à Reims, qui aurait fait de la France, en 496, « la première nation chrétienne ». Mais est-ce bien le cas ?

Remarquons tout d'abord que le premier pays dont le roi se fit baptiser et décida que le christianisme deviendrait religion d'Etat, fut l'Arménie, en 301. Vinrent ensuite l'Ethiopie, peu après le Concile de Nicée, au temps de l'évêque saint Frumence consacré par saint Athanase, puis l'Empire romain en 380, par la décision de Théodose, qui était comme une suite logique de l'édit de Milan, en 313. Le royaume des Francs n'occuperait donc que la quatrième place. Mais comme la décision de Clovis est la première à intervenir après le sac de Rome et l'effondrement de l'Empire d'Occident, après les Conciles d'Ephèse et de Chalcédoine, en 431 et 451, on peut comprendre que le peuple franc soit regardé comme le premier des peuples barbares païens à avoir été baptisé dans la foi de Nicée et à avoir déclaré son attachement à l'Eglise catholique.

Les choses ne sont pourtant pas si simples. Je voudrais vous partager maintenant cette remarque étonnante : tout le monde se souvient que le Bienheureux Jean-Paul II a utilisé l'expression à la Messe célébrée au Bourget le dimanche 1er juin 1980, lors de son premier voyage apostolique en France. Durant son homélie, où il commentait les dernières lignes de l'Evangile selon saint Matthieu : « Allez, enseignez toutes les nations, baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et apprenez-leur à garder les commandements » (28, 19-20), le pape a parlé de la longue histoire de la foi dans notre pays. Il a évoqué « Irénée, ce grand martyr et Père apostolique qui fut évêque de Lyon », puis « le Martyrologe romain, [où l'] on fait très souvent mention de Lutetia Parisiorum ». Puis il s'est exclamé : « D'abord la Gaule, et ensuite, la France : la Fille aînée de l'Eglise ! (…) Je voudrais répéter ces paroles qui constituent votre titre de fierté : la Fille aînée de l'Eglise ! »

Il a parlé du « grand chapitre » de l'histoire de l'Eglise qui est inscrit dans l'histoire de notre patrie et au moment de prononcer le nom des saints de notre pays, il a dit : « Il me serait difficile de les nommer tous, mais j'évoquerais au moins ceux qui ont exercé la plus grande influence dans ma vie : Jeanne d'Arc, François de Sales, Vincent de Paul, Louis-Marie Grignion de Montfort, Jean-Marie Vianney, Bernadette de Lourdes, Thérèse de Lisieux, Sœur Elisabeth de la Trinité, le Père de Foucauld, et tous les autres .» A la fin de l'homélie, il a lancé cette apostrophe mémorable : « Alors, permettez-moi de vous interroger : ''France, fille aînée de l'Eglise, es-tu fidèle aux promesses de ton baptême ?'' Permettez-moi de vous demander : ''France, fille aînée de l'Eglise et éducatrice des peuples, es-tu fidèle, pour le bien de l'homme, à l'alliance avec la sagesse éternelle ?'' Pardonnez-moi cette question. » Reprenant son propos l'après-midi, devant les évêques de France réunis à Issy-les-Moulineaux, Jean-Paul II avait ajouté : « Cela crée beaucoup de devoirs (2). »

Ce qui est étrange, c'est que lorsqu'il est revenu en France, seize ans plus tard, précisément pour le XVème centenaire du baptême de Clovis, il n'a pas utilisé de nouveau cette expression. Certains disent qu'on lui a fait remarquer entre temps qu'elle manquait de fondement historique. Certes, du XIIIème au XIXème siècle, lorsque le Pape appelle la France au secours pour défendre ses intérêts temporels, elle répond. C'est Grégoire IX le premier qui demande, en 1239, l'aide de saint Louis contre l'empereur Frédéric II, en lui écrivant : « Le Royaume de France a été placé par Dieu au-dessus de tous les peuples ; Jésus-Christ l'a choisi comme l'exécuteur spécial des volontés divines (3). » Et sept siècles plus tard, l'empereur Napoléon III vole encore au secours des Etats pontificaux, menacés par le projet de l'unité italienne et Monsieur Thiers offre à Pie IX le château de Pau comme refuge.

Mais l'expression « fille aînée de l'Eglise », on ne la trouve pas ! En fait, c'est le roi de France qui est regardé et qui se considère comme « le fils aîné », « le roi très chrétien ». Lorsque Charles VI vient, en 1389, visiter le Pape Clément VII en Avignon, celui-ci lui dit qu'en lui « comme au bras dextre de l'Eglise, et vrai champion et très chrétien, il a singulière fiance ». Au début du XVIe siècle, la célèbre rencontre de Bologne entre François Ier et Léon X, le 11 décembre 1515, nous est ainsi rapportée par le Chancelier du Prat : « Tandis que les autres rois et princes chrétiens ont l'habitude de témoigner au pape leur obéissance filiale par simple délégation, lui, François, est venu en personne jurer fidélité à Léon, comme le fils aîné à son père, le plus grand des rois au Souverain Pontife, le prince très chrétien au chef de la chrétienté. » Il est plus amusant de retrouver ce langage un siècle plus tard, quand il est appliqué à Henri IV, le premier et unique chanoine du Latran. Apprenant sa mort, le pape Paul V dit à l'ambassadeur Pierre de l'Estoile : « Ah, mon ami, vous avez perdu votre roi et votre bon maître, et moi, j'ai perdu mon bon fils aîné(4). »

Sans prétendre avoir suffisamment cherché, je dois avouer que je n'ai jamais trouvé cette expression avant le 14 février 1841. Elle vient sur les lèvres du P. Lacordaire dans son discours sur la vocation de la nation française, à Notre-Dame de Paris, pour l'inauguration de l'Ordre des Frères Prêcheurs en France. L'étonnant, c'est justement que nous sommes dans la monarchie de juillet. Depuis l'abdication de Charles X, il n'y a plus de « bon fils aîné » et Lacordaire essaie de comparer l'élection du peuple juif dans la Bible au choix de la France : « Dieu, voyant les peuples s'éloigner de lui, en choisit un et il le forma Lui-même, annonçant à Abraham que toutes les nations seraient bénies en lui » et, après avoir traversé les siècles en évoquant la venue du Seigneur, puis Constantin, Clotilde, Clovis et saint Rémy, Lacordaire conclut en disant : « De même que Dieu a dit à son Fils de toute éternité : ''Tu es mon premier-né'', la papauté a dit à la France : ''Tu es ma fille aînée.'' Elle a fait plus, s'il est possible, elle a créé un barbarisme sublime : elle a nommé la France le Royaume christianissime – christianissimum regnum. » Après avoir pris connaissance de ces lignes, j'ai eu besoin… d'un peu de silence intérieur, peut-être par gêne qu'on en arrive à utiliser un langage aussi grandiloquent. Puis je me suis souvenu de l'admiration de l'Emir Abd el Kader pour la foi des Lyonnais, lors de son passage dans notre ville, en décembre 1852. Après sa détention à Amboise, il descendit la Saône et le Rhône avant de s'embarquer pour la Syrie où il sauva quelques années plus tard, la vie de milliers de chrétiens. Arrivé à Lyon juste au moment où l'on venait de monter la statue de la vierge de Fabbisch au sommet du clocher de Fourvière où elle se trouve depuis, il eut cette phrase qui nous remplit aujourd'hui de confusion : « la France sera sauvée par son clergé. » Une lettre de Pauline Jaricot à son ancien père spirituel, devenu évêque de Montauban, atteste la forte impression spirituelle ressentie par l'Emir durant ce séjour.

La France, « fille aînée de l'Eglise » : l'origine de l'expression est aujourd'hui oubliée, le rapport entre les nations s'est considérablement modifié, le paysage du catholicisme en France n'a plus rien à voir avec celui que connaissait Lacordaire… Mais l'expression est toujours là, dans les esprits ; elle vient sur les lèvres, même si elle ne concerne plus les relations entre le Souverain Pontife et « son bon fils aîné ». Elle renvoie à un passé spirituel, théologique et missionnaire impressionnant dont je voudrais vous parler maintenant dans une deuxième partie.

 

II - Un patrimoine intellectuel et spirituel stimulant

En fait, dans l'homélie du Bourget que j'ai citée, Jean-Paul II ne cache pas son admiration et sa gratitude pour la vitalité du christianisme à l'intérieur de notre pays. Il a tellement aimé passer à Lisieux aussitôt après ses journées à Paris, lors de ce premier voyage apostolique en France. En 1983, il était à Lourdes (qui fut aussi son dernier voyage, en 2004), puis en 1986 à Lyon, Taizé, Paray-le-Monial, Ars et Annecy. En 1988, il s'est exprimé sur les racines chrétiennes de l'Europe à Strasbourg, avant d'aller à Metz et Nancy. Puis en 1996, il s'arrêta en d'autres hauts lieux de la foi dans notre pays : Sainte Anne d'Auray, Reims, Tours et Saint Laurent sur Sèvre… En 1997, il revint à Paris pour les J.M.J. et pour la béatification de Frédéric Ozanam.

Dans le seul voyage d'octobre 1986, il a montré avec enthousiasme la lumière des figures marquantes de ces lieux : saint Irénée, saint Jean-Marie Vianney, saint Claude la Colombière et saint Marguerite-Marie, saint François de Sales et sainte Jeanne de Chantal, sans oublier le Bienheureux P. Antoine Chevrier, l'infatigable serviteur des pauvres, qu'il était venu béatifier lui-même. Au cours de ces journées dans notre province, il dit : « La France demeure un grand pays à l'histoire prestigieuse et une grande tradition culturelle, avec à sa racine, une tradition spirituelle, fruit de la foi de tout une peuple qui a bâti ses cathédrales, produit des œuvres mystiques, développé d'innombrables initiatives de charité, entrepris une épopée missionnaire. »

En ce domaine, le cardinal Ratzinger, devenu Benoît XVI, n'était pas en reste. Plus que d'autres, vous gardez dans cette Académie où vous l'avez élu au fauteuil d'Andreï Sakharov, en 1992, le souvenir de son immense culture et de son attachement à la France à laquelle il était toujours heureux de rendre hommage. Lorsqu'il reçut à notre Ambassade près le Saint Siège les insignes de commandeur de la Légion d'honneur, il déclara : « J'ai toujours été, dès ma jeunesse, un admirateur zélé de la Douce France » et ne voulant évoquer que les auteurs contemporains, il se mit à citer ses préférés : Claudel, Bernanos, Mauriac, Péguy, « mais aussi des laïques comme Anouilh et Sartre ». Toutefois, c'est au P. de Lubac qu'il rendit ensuite le plus vibrant hommage : « Pour moi, l'amitié [avec lui] mûrie pendant le Concile et à l'occasion de tant de travaux communs au sein de la Commission Théologique Internationale est un des plus grands dons que j'ai reçus dans ma vie. Ce grand chrétien était pour moi l'incarnation de l'humanisme chrétien authentique capable de fonder une Europe dans la communion fraternelle avec tous les continents. Le cardinal de Lubac s'imposait à moi comme l'incarnation de la noble France et un modèle parfait de savoir-vivre évangélique. Je félicite la France pour ses grandes personnalités, je remercie la France pour le don de sa culture humaniste (5). »

C'est la France entière et pas seulement son Eglise, vous l'entendez dans ces paroles, qui est regardée avec admiration : sa culture, son histoire, tant de ses grandes figures… Est-ce la raison pour laquelle Jean-Paul II lui a donné ce second titre plus étonnant et moins connu de nous, d'« éducatrice des peuples », dans l'homélie du Bourget, le 1er juin 1980 ? Dans son livre France, fille aînée de l'Eglise, le cardinal Poupard rapporte de nombreux propos qui donnent un fondement à cette expression, par exemple celui du légat pontifical Eudes de Châteauroux : « La Gaule est le four où cuit le pain intellectuel du monde entier » et celui d'un prédicateur du XIIIème siècle, repris par Paul VI dans son discours aux évêques français, le 18 novembre 1963, en plein Concile : « Paris est la source de la doctrine d'où partent des aqueducs s'étendant, non pas jusqu'à trente milles comme ceux de Rome, mais jusqu'aux extrémités du monde ». Le même Paul VI aimait répéter : « Le Français exerce la magistrature de l'universel » et c'est lui qui, en recevant le Général de Gaulle le 31 mai 1967, parla de la France en ces termes : « Cette nation qui a tant contribué à enrichir le patrimoine culturel de l'humanité et dont l'incomparable rayonnement religieux et missionnaire est d'un si grand prix aux yeux de l'Eglise (6). »

Mais je voudrais en venir maintenant à l'Eglise elle-même, et à sa fécondité impressionnante. Combien de fois j'avais entendu, et sans doute aussi tenu, des propos superficiels ou ironiques sur ce sujet, par exemple : « Parmi les choses que Dieu ne sait pas, il y a le nombre des congrégations religieuses féminines fondées en France au XIXè siècle ! » Mais, dans les années 80, j'ai eu l'occasion de m'intéresser aux travaux du Professeur Claude Langlois sur la question et de constater que précisément, la période que nous avons vécue en France, mettons de 1830 à 1930, n'a pas d'équivalent dans toute l'histoire de l'Eglise (7). En l'an 1900, une religieuse sur deux dans le monde est française et 80% de celles qui sont parties servir dans les pays de mission viennent de notre pays. Mais comment est-ce possible, quand la France est loin d'être la seule nation chrétienne ? L'Espagne, l'Italie ou la Pologne n'envoient-elles donc personne ? Lorsque le Président Giscard d'Estaing accueille le Pape Jean-Paul II en 1980, il lui dit qu'une religieuse sur huit dans le monde est française ; nous sommes en 1980. Cette prodigieuse fécondité ne se borne pas à la vie religieuse ni aux femmes, car entre 1820 et 1970, la France a donné 540 évêques missionnaires, dans tous les continents : 253 des Missions Etrangères de Paris, 64 Spiritains, 57 Lazaristes….

Toutes les Œuvres Pontificales Missionnaires partent de France, durant cette période : « la Propagation de la Foi » en 1822, à Lyon, grâce à Pauline Jaricot, « la Sainte Enfance », lancée par Forbin Jeanson à Metz en 1843 et « Saint Pierre Apôtre », par Jeanne Bigard à Caen, en 1889. Il faudrait aussi parler des martyrs d'Extrême Orient : François-Régis Clet de Grenoble, Jean-Gabriel Perboyre du diocèse de Cahors, saint Pierre Chanel, le premier martyr d'Océanie, Théophane Vénard « dont la vocation missionnaire s'éveille à la lecture du martyre de Jean-Charles Cornay de Poitiers : 'Moi aussi, je veux aller au Tonkin. Moi aussi, je veux être martyr'. C'est un enfant de neuf qui parle (8). »

Permettez-moi de diriger aussi notre regard vers Lyon. Lorsque j'ai reçu la charge pastorale de ce diocèse en 2002, on m'a conduit d'abord à l'amphithéâtre des trois Gaules, au pied de la colline de la Croix Rousse, je me suis mis à genoux et on m'a lu le récit des martyrs de l'an 177. Certes, j'avais entendu parler de sainte Blandine et des lions depuis mon enfance, mais j'ai eu l'impression qu'un poids, sarcina, pour reprendre le mot de saint Augustin, de dix-huit siècles me tombait soudain sur les épaules. Quel héritage ! Le premier des 135 évêques de Lyon, saint Pothin avait alors 91 ans et il est mort dans son « cachot » de Fourvière, avant qu'on ait pu le faire descendre dans l'amphithéâtre. Parmi la quarantaine de martyrs (9), il y avait aussi l'esclave Blandine, l'adolescent Pontique…. Heureusement, Irénée était à Rome, en ambassade de paix auprès de Pape. Il prit donc la suite de Pothin ; c'est lui qui manifesta pour la première fois la théologie dans toute son ampleur, la faisant jaillir tout entière du trésor des Ecritures. Parmi les Pères de l'Eglise, il est regardé comme le premier, vénéré autant par les chrétiens d'Orient que par ceux d'Occident.

Bien des fois, j'ai vu passer des hiérarques des Eglises d'Orient comme le Patriarche de Constantinople, le Catholikos d'Etchmiadzine ou l'actuel patriarche de Moscou, Kirill, quand il était métropolite de Smolensk. Tous ont toujours voulu commencer leur visite de Lyon par un pèlerinage au tombeau de saint Irénée et à l'amphithéâtre des Trois Gaules. C'est pourquoi j'ai demandé au pape Benoît XVI s'il accepterait de nommer, avec les responsables des autres Eglises chrétiennes, saint Irénée « Docteur de l'Unité ».

En partant d'Irénée, on peut tracer deux lignes magnifiques, l'une d'ordre théologique qui va de la fin du IIème siècle jusqu'à Henri de Lubac professeur et chercheur à Lyon de 1929 à 1974, et dont l'œuvre fait aujourd'hui l'objet de nombreuses thèses, dans le monde entier. Et une seconde ligne, celle de la passion pour l'unité, qui part aussi d'Irénée et vient jusqu'à nous. Un de ses grands moments est le second concile de Lyon en 1274, où l'on chercha sans y parvenir à refaire l'unité avec Constantinople. Vers les années 1920-1930, l'Abbé Paul Couturier, chargé par le cardinal de s'occuper des réfugiés russes, découvrit leur ferveur à travers leurs icônes, seule richesse qu'ils avaient pu emporter avec eux, placarda dans les rues de Lyon des affiches avec ces deux mots : « Intolérable scandale » pour parler de la division des chrétiens. C'est de là que partit la belle aventure de la « Semaine d'universelle prière pour l'Unité des chrétiens », fidèlement suivie aujourd'hui par tant de communautés, dans le monde entier. La recherche d'unité et de rencontre s'est depuis étendue au domaine du dialogue interreligieux, et je peux dire que nous en vivons de beaux moments entre chrétiens, juifs et musulmans, dans l'agglomération lyonnaise.

L'exceptionnel dynamisme missionnaire de nos communautés, je l'ai déjà signalé en parlant de divers fondateurs et de Pauline Jaricot pour qui j'ai un attachement particulier. J'aimerais tant qu'un miracle nous permette d'avancer vers sa béatification et sa canonisation, pour que l'Eglise entière découvre cette personnalité si ardente et ingénieuse, et que de nombreux fidèles renouvellent grâce à elle leur élan missionnaire. Je souhaite mentionner quelques moments marquants comme un voyage en Nouvelle Zélande, durant l'été 2006 ; j'ai découvert une Eglise jeune, où le souvenir des missionnaires lyonnais et la gratitude à leur endroit restent très vifs. J'ai été encore plus impressionné par l'Eglise du Bénin où l'on m'avait invité à célébrer le 150ème anniversaire de la première Messe des prêtres des Missions Africaines de Lyon, le dimanche 11 avril 2011. La découverte de ce passé et de tous les fruits qu'il porte aujourd'hui est une belle occasion d'action de grâce et une vraie stimulation pour renouveler aujourd'hui notre élan missionnaire.

Evidemment, cette énumération qui vous paraît peut-être longue et qui serait vraiment interminable si je la voulais exhaustive, montre aussi le danger que représente un si riche patrimoine. Passer son temps à célébrer des centenaires et à raconter l'épopée de nos aînés risque de nous endormir. Le passé peut « encombrer » l'Eglise et l'empêcher d'aller de l'avant, de « sortir » comme nous y invite constamment le pape François depuis un mois, mais déjà l'Evangile où l'on voit constamment Jésus « sortir » à la face de son Père pour prier, « le matin, bien avant le jour » (Marc 1, 35 et 38).

 

III - Regard sur la situation actuelle de l'Eglise de France.

La figure de Pauline me permet de relier ce passé foisonnant à la vie actuelle de l'Eglise de France. Cette jeune femme a inventé, à quelques années d'intervalle, le « Rosaire Vivant » et la Propagation de la Foi. Chez elle, se marient étonnamment la piété profonde, l'engagement social et le dynamisme missionnaire. Et, précisément, ces trois points me semblent être une caractéristique toujours actuelle du catholicisme français. Je commence par donner quelques explications.

Contemporaine du début de l'ère industrielle, elle est scandalisée par le sort que ses proches, à commencer par son père et ses frères, font aux ouvriers. Elle leur reproche de leur imposer des conditions de travail qui volent un papa à ses enfants, un mari à son épouse, un fidèle à son Dieu. C'est ainsi qu'elle décide de lancer sa propre entreprise à Rustrel, près d'Apt, dans le Vaucluse, une usine où les ouvriers seront respectés ; c'est la mise en œuvre de la doctrine sociale de l'Eglise, plusieurs décennies avant la publication de Rerum Novarum. Simultanément, comme elle est liée avec les Missions Etrangères de Paris par les amis de son frère Philéas, elle décide de lancer une campagne des « petits sous », demandant aux ouvriers de donner un sou par semaine pour les missions. Elle institue ainsi des chefs de dizaines, de centaines et de milliers qui ramassent chaque semaine de belles sommes auprès des plus pauvres et font d'eux concrètement des missionnaires, puisque cet argent est donné pour l'évangélisation de la Chine et de bien d'autres lieux de mission.

Elle sait par ailleurs qu'il est difficile de réciter le Rosaire entier chaque jour et elle propose à des groupes de se réunir pour constituer des « rosaires vivants », des groupes (de quinze et aujourd'hui vingt personnes puisque Jean-Paul II a ajouté cinq mystères lumineux au Rosaire) où chacun dit une dizaine du chapelet pendant un mois et une autre le mois suivant. Ce mouvement est sans doute un des plus importants dans l'Eglise de France, aujourd'hui. Il ne fait pas de bruit, il permet de vivre une fidélité pauvre dans la prière et entretient une belle solidarité spirituelle entre des fidèles de conditions très différentes. J'appartiens moi-même à un groupe dont les membres sont étonnamment divers par l'âge et les conditions de vie. A Lyon, je vois ainsi toutes ces équipes envahir la Cathédrale, une fois par an, à l'occasion de la fête du Rosaire, au mois d'octobre. Merveilleusement rénovée en 2005, la Maison de Pauline attire sur la colline de Fourvière des foules de pèlerins de tous pays, et elle est regardée comme un centre missionnaire mondial.

Quant au christianisme social, il demeure une des caractéristiques de la ville de Lyon. On pourrait évoquer dans les siècles passés de belles figures comme Pierre Valdo, Charles Démia, Antoine Chevrier, Louis Querbes ou Joseph Rey. Mais au XXème siècle, Mgr Ancel, l'évêque ouvrier issu d'une grande famille bourgeoise lyonnaise qui vivait dans un Algeco avec des collègues de travail maghrébins marque encore toutes les mémoires. Gabriel Rosset, un professeur de lettres des grands lycées lyonnais, en fondant Notre-Dame des Sans Abri a enrôlé et formé de jeunes lycéens de l'époque qui sont aujourd'hui des responsables politiques ayant toujours à cœur le souci des pauvres. Cette institution accueille aujourd'hui un millier de SDF chaque soir. Avec mes évêques auxiliaires, nous avons grande joie à aller y célébrer la Messe de la nuit de Noël.

Le Maire du 7ème arrondissement me disait qu'issu d'une famille nettement anticléricale de la région de Nîmes ou Montpellier, il avait toujours entendu dire du mal des chrétiens. Mais, dans son arrondissement, il voit bien que 90% de ceux qui sont engagés dans ces institutions sont chrétiens, actifs et discrets. Alors, a-t-il ajouté, j'ai dit à mes collaborateurs que, si je n'envisageais pas de me faire baptiser, je demandais qu'au moins on arrête de dire du mal des chrétiens. Dans les difficultés actuelles dues à la présence et à l'accueil des Roms, il faut reconnaître que la politique de nos responsables gouvernementaux et municipaux est difficile à comprendre, mais tous admettent que les chrétiens soient aux côtés des Roms et s'occupent, pour eux et leurs enfants, du logement, de la nourriture et des vêtements…

Sur le sujet, douloureux également, du mariage entre deux personnes du même sexe et des rudes débats auxquels il donne lieu depuis plusieurs mois, la position de l'Eglise catholique en France est claire. Il était frappant de voir, lors des récentes visites ad limina qui ont eu lieu de septembre à novembre 2012, la reconnaissance des dicastères romains pour l'attitude des catholiques de France. En Belgique et en Hollande, aucune voix ne s'était fait entendre contre ce projet. Au Canada, celle du cardinal Ouellet s'était élevée, seule et forte, face au Parlement et au gouvernement du Québec. En Espagne, une Messe avait rassemblé un million de personnes sur la Plaza de Cibeles à Madrid, mais on imagine mal l'archevêque de Paris invitant la foule à se rassembler pour une célébration au Rond-Point des Champs-Elysées ! Les Portugais sont fort différents, vous le savez, de leurs voisins de la Péninsule ibérique. Ils se sont très peu exprimés, mais lorsque la loi a été votée (au Portugal le mariage est autorisé, mais pas l'adoption), on a interrogé le patriarche de Lisbonne qui a répondu en substance : « Le Parlement portugais perd la tête, comme tous les parlements européens, mais rassurez-vous, tout le monde sait bien que le mariage, c'est l'union d'un homme et d'une femme. »

Les autorités romaines ont été impressionnées par l'attitude des catholiques de France et nous en ont remerciés. Chez vous, nous ont-ils dit, les pasteurs ont commencé par appeler à la prière et au jeûne. Les fidèles et les pasteurs sont entrés dans une réflexion très riche, menée en commun avec les juristes, les éducateurs, les philosophes, les psychologues et les représentants des autres religions. Puis, vous avez agi dans la vie sociale, les médias, les manifestations, les auditions parlementaires…. Je pense à mes conversations avec M. Antoine Veil dont les obsèques sont célébrées en ce moment et à qui je suis heureux de rendre hommage. Il avait apporté sa réflexion, son engagement et sa signature dans une tribune publiée dans Le Monde pour que ce projet donne lieu à un vrai débat. A Rome, donc, on nous a chaleureusement remerciés de ce témoignage, considéré comme une « voie française ». Il manifeste une réelle maturité dans les rapports avec l'Etat et avec la société : un mélange de clarté, de respect, de force, toujours dans la légalité et la paix. C'est sans doute la richesse contrastée, à la fois belle et douloureuse, de notre histoire qui nous donne de pouvoir témoigner avec cette liberté. Plusieurs responsables, au Vatican, nous ont assuré que cette attitude serait utile à d'autres pays comme l'Allemagne ou l'Italie quand le débat y apparaîtrait. Est-ce un exemple qui peut éclairer la formule de Jean-Paul II, parlant de la France, « éducatrice des peuples » ?

A ce stade de la réflexion, on a droit en général à un développement sur la laïcité, chacun donnant son regard sur ce concept et la bonne manière de le vivre. Je vous épargnerai cette réflexion, en me contentant de dire que c'est un problème ancien dans notre pays. Il y a une loi dont tout le monde parle, celle du 9 décembre 1905. En France, chaque citoyen est censé connaître la loi, mais M. Emile Poulat, qui a travaillé cette loi plus que quiconque - ce qui lui a valu les félicitations du Président de la République - explique qu'il lui a fallu plusieurs mois, seulement pour en établir le texte. Les mots avec lesquels on la désigne ne s'y trouvent même pas.

La loi dit des choses simples, qui doivent nous permettre de vivre en paix, et je me demande toujours pourquoi il faut qu'on ajoute des adjectifs pour qualifier ce terme de « laïcité ». C'est sans doute parce qu'il n'est pas si clair que cela. Que veut dire, par exemple, un mot comme « laïcisation » ? La laïcisation progressive de la société, cela signifie le progrès de la paix et du respect mutuel ou la disparition progressive de toute religion dans l'espace social ? Si je pense que c'est un problème ancien, c'est qu'avant la loi de 1905 et déjà avant la Révolution, il y avait, et il y a toujours, dans notre pays les courants opposés, celui de Jeanne d'Arc qui proclame « Dieu premier servi » et celui de Voltaire ou du célèbre « Ecr'linf » qui veut vraiment éradiquer tout ce qui est religieux de notre pays.

Mais est-ce si sûr que ce mariage entre la laïcité et les racines chrétiennes d'un pays soit impossible ? J'ai lu les derniers livres de Mgr Claude Dagens et je me suis bien retrouvé dans cet itinéraire intellectuel et spirituel : une famille française, catholique, des études dans les établissements publics et les grands lycées d'Etat auxquels nous gardons une grande reconnaissance, même si dans cette époque du marxisme régnant, la laïcité était assez malmenée… Mais les jeunes ne sont pas idiots ; ils comprennent ce qui se passe et ils sont capables d'être heureux dans cette histoire qui est bien la leur et où ils ont envie de prendre leur place.

C'est justement ce qui me frappe dans les contacts que j'ai avec eux. J'ai de beaux échanges, par lettres et dans des rencontres directes, avant les célébrations de confirmation, dans nos universités d'été, que nous appelons « laboratoires de la Foi » (un titre suggéré par Jean-Paul II) et dans la grande expérience des J.M.J. Après les générations contestataires, en voici une autre qui arrive. Les jeunes, aujourd'hui, savent bien qu'il ne leur sera pas facile d'être fidèles au Christ. Ils ne rejettent rien ce que la Parole de Dieu et l'Eglise leur enseignent. Et comme ils voient bien qu'il leur sera difficile de vivre tout cela, ils viennent demander des explications, une formation en profondeur, intellectuelle et spirituelle. Ils participent activement, avec une étonnante docilité et, en même temps, avec une belle énergie innovante.

Combien en ai-je vu, depuis que je suis archevêque de Lyon, venir me proposer des nouvelles formes d'évangélisation, en entrant dans la vie et les rythmes actuels de la société ! Il s'agit de musique et de concerts, en particulier le jour de la « Fête de la musique » ; ce sont aussi des portails informatiques d'évangélisation, des manifestations sportives, des rencontres œcuméniques ou interreligieuses, car ce qui paraissait une nouveauté il y a quarante ans est pour eux, maintenant, une évidence, et ils trouvent que nous sommes bien à la traîne… Béni soit Dieu pour le réveil qui sonne à nos oreilles grâce à leur présence et à leurs initiatives !

Dans plusieurs de ces domaines, je me sens totalement incompétent, mais très heureux de leur dire ma confiance. Constamment, je soutiens et encourage les jeunes prêtres de mon diocèse qui sont leurs serviteurs et nous accueillons les communautés nouvelles qui surgissent ici et là, à notre grand étonnement. Tous ont une énergie infatigable, ils prennent sans cesse de nouvelles initiatives adaptées à cette génération qu'ils connaissent bien mieux que moi, et ils sont d'abord soucieux d'implanter la lumière du Royaume de cieux au fond du cœur des jeunes. Notre génération doit se laisser bousculer et croire à son charisme de discernement. Notre mission est, comme le dit saint Paul de leur donner tout « l'équipement » intellectuel, spirituel et sacramentel dont ils ont besoin pour accomplir leur « diaconie », leur service en vue de l'unité du grand corps de l'Eglise et de toute la famille humaine (cf. Eph 4, 12).

Je terminerai cette dernière partie en élargissant le regard sur la place de la France dans l'Eglise universelle. On entend dire parfois que son influence a beaucoup diminué dans la Curie romaine, par rapport à l'époque encore récente où le pape Paul VI, pétri de culture française, avait choisi mon prédécesseur à Lyon, le cardinal Jean Villot comme Secrétaire d'Etat. Pourtant, Jean-Paul II et Benoît XVI n'ont jamais caché leur admiration pour la culture et la spiritualité françaises, je l'ai déjà souligné. C'est le cardinal Wojty?a qui avait eu cette phrase étonnante, alors qu'il était archevêque de Cracovie : « Heureusement, le marxisme nous venait d'Allemagne ; s'il était venu de France, nous aurions tous été marxistes. »

La figure exceptionnelle du cardinal Lustiger a beaucoup marqué l'Eglise catholique ; il était proche du Pape Jean-Paul II et du cardinal Ratzinger, devenu Benoît XVI. Il a beaucoup fait progresser les relations entre les juifs et les chrétiens et c'est lui qui, dans un lien étroit avec le cardinal Decourtray, a rendu possible la solution de la douloureuse question du carmel d'Auschwitz. Grâce à lui, des rencontres annuelles ont été instaurées à New York et Washington ou à Paris, entre grands rabbins et évêques pour approfondir notre dialogue. C'est aujourd'hui le cardinal Vingt-Trois qui poursuit cette œuvre ; la rencontre de 2013 a eu lieu la semaine dernière aux Etats-Unis.

Tout cela n'est donc pas seulement du passé. Je peux dire qu'au Conclave du mois dernier, l'intervention de l'archevêque de Paris était attendue et écoutée par tous. Le nom du nouveau Pape a été proclamé par le cardinal Jean-Louis Tauran, Protodiacre, à la loggia de la Basilique Saint-Pierre. Cet homme très fin est aujourd'hui Président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, et, comme l'a dit Benoît XVI, le dialogue avec l'Islam est certainement l'un des défis majeurs de l'Eglise aujourd'hui. C'est ce même Mgr Tauran qui fut le chef de la diplomatie vaticane - poste où lui succède aujourd'hui encore un français, Monseigneur Dominique Mamberti - durant les années où Jean-Paul II a été si actif en ce domaine, pour tenter d'éviter les guerres du Koweït et, douze ans plus tard, d'Irak. Entre temps, on se souvient qu'il a été le responsable de la Bibliothèque et des Archives du Vatican. En ce haut lieu de la culture et du dialogue entre le Vatican et de nombreux pays du monde - je pense en particulier à la Chine, fascinée par tout ce que « la Vaticane », comme on l'appelle, possède sur sa propre histoire -, les Français ont vraiment une belle place, du cardinal Eugène Tisserand à Monseigneur Jean-Louis Bruguès qui occupe aujourd'hui ce poste majeur.

Dans l'admirable livre, J'ai senti battre le cœur du monde, le cardinal Roger Etchegaray raconte comment il avait été le premier à atterrir à Kigali en avril 1994 et à dénoncer les événements du Rwanda comme un véritable génocide, puis comment il fut le dernier à aller voir Saddam Hussein en 2003. C'est au cardinal Etchegaray que Jean–Paul II avait confié le pilotage du grand Jubilé de l'an 2000. On sait l'attachement profond de Jean-Paul II à la culture : il y voit la marque caractéristique d'une nation, même lorsqu'elle est, comme son pays d'origine, la Pologne, malmenée par les violences de l'histoire. Or, c'est précisément un français, le cardinal Paul Poupard, que le pape slave a mis, pendant vingt-cinq ans, à la tête du Conseil Pontifical pour la culture qu'il a fondé en 1982.

L'Eglise de France poursuit sa route, débarrassée de tout triomphalisme, je l'espère ; vraiment pauvre intérieurement, je l'espère plus encore. Les chrétiens en France sont de vrais français, donc ils se plaignent et se lamentent souvent. Mais ils n'ont rien perdu de leur énergie. Combien d'évêques d'autres continents me le disent lors de leur passage chez nous. Je pense au cardinal Sarah, un guinéen, président du Conseil pontifical Cor Unum, venu donner un bel enseignement sur les fruits du Concile Vatican II à notre grande fête diocésaine le 14 octobre dernier, à Eurexpo. Et il me disait : « Pourquoi, vous, les Français, dites-vous toujours que votre Eglise va mal ? On ne voit nulle part ailleurs des fêtes aussi joyeuses, profondes, priantes, familiales et parfaitement organisées… ! »

Le regard que nous portons sur la situation de notre pays et la vie de notre Eglise demande à être corrigé ou élargi par les autres. Ainsi, lors de notre récente visite ad limina, quelle ne fut pas ma surprise d'entendre l'un des responsables du Conseil Pontifical pour la nouvelle Evangélisation nous dire que, parmi toutes les initiatives prises dans l'ensemble de l'Eglise, deux pays sortaient nettement du lot : le Brésil d'abord, et la France ensuite, sans comparaison avec les autres pays de l'Europe ou de l'hémisphère Nord. Rares probablement sont les catholiques français à en avoir conscience, et c'est sans doute mieux ainsi.

 

Conclusion : Un présent à vivre dans la foi.

Dans son ouvrage récent et si stimulant, Catholiques en France, réveillons-nous (10) ! , Mgr Claude Dagens résume son propos dans une belle formule : « Non à la résignation et non à la reconquête. » Il affirme, et je le rejoins dans cette analyse, qu'après un affrontement entre les deux France (la France catholique et la France laïque), nous avons maintenant une Eglise et une société civile toutes deux fragilisées. « L'évangélisation, dit Mgr Dagens, c'est la rencontre et la jonction entre la Révélation chrétienne de Dieu et nos réalités humaines, nos attentes, nos blessures et nos projets. » « Nos actes ecclésiaux, ajoute-t-il, ont une valeur sociale et des effets sociaux. »

Pour moi, les maîtres-mots de notre action et de notre mission sont le service, la pauvreté et le témoignage, dans une grande espérance. Le Serviteur, c'est celui que le livre Isaïe nous annonce et nous décrit dans les célèbres « chants du Serviteur ». Et nous le voyons prendre un visage dans la personne de Jésus au soir du jeudi saint, lavant les pieds de ses disciples, un peu éberlués de le voir dans cette position d'esclave. Si l'Eglise, épouse du Christ, a une vocation essentielle, et toujours la même, au fil des siècles et dans des cultures et des sociétés si différentes, c'est bien celle d'être une servante. Voilà vraiment son seul titre de gloire, et elle ne sera capable d'y être fidèle que si elle est pauvre, vraiment pauvre. C'est d'ailleurs le mot de la première Béatitude, l'ouverture de tout l'enseignement de Jésus : « Heureux les pauvres en esprit » (Mat 5, 3). Le grec dit ptôchoï, un mot que l'on peut aussi traduire par mendiant. Il est nécessaire de se débarrasser de tout orgueil, d'aller mendier auprès de Dieu tous les biens spirituels, la foi, l'amour, la joie, la douceur, la paix intérieure, tout ce dont avons besoin comme « pain de chaque jour », pour tenir jusqu'à demain. En vous parlant de pauvreté et de service, j'ai dans l'esprit l'image du Pape François lavant les pieds d'une femme musulmane serbe, le soir du jeudi saint, dans une prison romaine. Une belle décision… qui nous bouscule quelque peu !

Enfin, la dernière phrase de Jésus sur terre, au moment de l'Ascension, est une consigne que je demande aux jeunes confirmés d'apprendre par cœur, car elle leur explique ce qu'ils sont en train de vivre. : « Vous allez recevoir une force, celle du Saint Esprit, qui viendra sur vous. Alors vous serez mes témoins à Jérusalem … et jusqu'aux extrémités de la terre » (Ac 1, 8). La mission se résume dans le mot témoin et chacun sait qu'en grec, il se dit martyr. Voilà donc notre programme : être ses témoins. L'expérience nous montre qu'il y a des souffrances, des humiliations et des railleries. Cette semaine, à Lyon et dans plusieurs cathédrales de France, nous avons vécu « la nuit des témoins », qui rendait hommage à tous ceux qui sont morts cette année, à cause de leur foi dans le Christ. Une liste aussi terrible que merveilleuse ! Mais il faut dire aussi que notre plus grande joie est de voir que ce témoignage porte aussi des fruits inattendus. L'un des derniers prêtres que j'ai ordonnés, en octobre dernier, m'a raconté qu'il avait demandé le baptême grâce au témoignage d'un camarade de lycée, au moment de sa confirmation. « J'ai senti qu'il avait une joie que je n'avais pas », m'a-t-il dit. Et une fois ses études d'ingénieur terminées, il est entré au Séminaire et le voilà prêtre depuis quelques mois.

Les chrétiens étonneront toujours, et détoneront aussi dans toutes les sociétés dans lesquelles ils vivent et où ils doivent et savent s'adapter. Déjà, la célèbre Epître à Diognète, à la fin du IIème siècle, les décrivait comme des gens ordinaires qui vivent, travaillent, s'habillent et mangent comme tout le monde, mais qui pourtant ont un comportement familial et communautaire particulier, dans le rapport à l'argent, le mariage, l'accueil des enfants, la réunion du dimanche… Et le texte conclut l'analyse sociologique par cette belle formule : « Ils obéissent aux lois paradoxales de leur étrange république spirituelle. »

Je laisserai le mot de la fin à mon ami Emile Poulat qui, parlant de l'Eglise de France écrit : « Elle a tendance à sous-estimer sa force et à surestimer sa place. Il est vrai qu'elle est réduite à une place modeste (…) mais elle a toute liberté d'occuper la place dont elle est capable, sans se troubler d'être mise en accusation par des esprits ou des courants qui, de leur côté, jouissent de la même liberté (11)» Il dit vrai, me semble-t-il, à nous d'avancer dans l'espérance, sans chercher de résultats, mais en n'oubliant jamais ces trois mots essentiels : pauvres, serviteurs et témoins.

 

1) Sigmund FREUD, Die Zukunft einer Illusion, 1927

2) Avant de quitter Rome, le 27 mai, le pape avait dit lors d'un entretien radiophonique : « Tout d'abord, la France est la fille aînée de l'Eglise. Et elle a engendré tant de saints ! »

3) Cardinal Paul Poupard, France, fille aînée de l'Eglise, éd. Regnier, 1995, p. 17. Cet ouvrage (225 p.) a été publié à l'approche du voyage de Jean-Paul II à Reims en 1996, à l'occasion du XV° centenaire du baptême de Clovis.

4) Ibid., pp. 17-20.

5) Discours prononcé à la Villa Bonaparte, le 11 mai 1998, La Documentation Catholique, 2005. Hors-série, p. 111.

6) Op. cit., pp. 25 et 27. La formule d'Eudes est rapportée de l'une des conférences de carême données par le cardinal Baudrillard, à Notre-Dame de Paris, en 1928.

7) Claude LANGLOIS, Le Catholicisme au féminin. Les congrégations françaises à supérieure générale au XIX° siècle, Le Cerf, janvier 1984, 776 p.

8) Cardinal Paul Poupard, Ibid., p. 36. Le chapitre II, « La vocation missionnaire de la France », pp. 29-48, dresse un panorama impressionnant de ce dynamisme missionnaire.

9) Combien étaient-ils au juste ? On lit dans la Lettre des chrétiens de Vienne et de Lyon…: « On sait les noms de quarante-huit de ces saints confesseurs de Jésus-Christ ; mais ils étaient infiniment plus nombreux, car saint Eucher, qui gouvernait l'Eglise de Lyon, au cinquième siècle, les appelle un peuple de martyrs.» François RICHARD, professeur d'histoire romaine à l'Université de Nancy écrit qu'il y avait peut-être des noms doubles ou triples, parmi les quarante-huit relevés. « Mais même avec 38 martyrs comme on l'a soutenu, la persécution lyonnaise serait, et d'assez loin, la plus importante du IIème siècle » Eglise à Lyon, Hors-série, 2005, p. 19.

10) Bayard, 2012, 405 p.

11) Emile POULAT, « La France, l'Eglise et l'Etat » in Communio, XXVIII, 1, janvier-février 2003, pp. 61-71, ici p. 71..

Un parallèle entre Une saison en enfer et Aube des Illuminations !

Le poème en prose "Aube" est révélateur du divorce entre l'esprit profond de la poésie rimbaldienne et l'approche des lecteurs. L'écrasante majorité des lecteurs interprète l'alinéa final : "Au réveil, il était midi[,]" en tant qu'échec. Le nom "réveil" suffirait pour prétendre que le récit n'a été qu'un rêve, une simple lubie imaginative de poète. Dans un article pourtant souvent cité dans les bibliographies rimbaldiennes, j'ai démenti catégoriquement cette lecture à partir d'une mise à jour de contraintes logiques qui, aujourd'hui encore, me paraissent imparables. J'ai mobilisé deux idées fortes. J'ai exploité la ressource symbolique du mot titre "Aube", et j'ai insisté sur le fait que le rayonnement solaire de midi allait plutôt dans le sens métaphorique du titre "Aube". L'aube annonce un avènement solaire dont la réalisation idéale est l'heure de midi, heure de midi que Rimbaud valorise aussi à la toute fin du poème de mai 1872 "Bonne pensée du matin", et on observera le parallèle d'un titre qui parle du matin avec un dernier vers qui apporte la réjouissance de cette heure particulière du jour que serait midi. "Aube" et "Bonne pensée du matin" offrent ainsi un parallèle tout à fait frappant. J'ai plaidé une lecture où le songe de l'aube conduit à l'éveil de la vie solaire à midi. Des lecteurs peuvent être réticents dans la mesure où la notion de réveil a l'air de ridiculiser le processus du songe. On pourrait penser que le poète se donnait le ridicule de poursuivre le premier rayon matinal du soleil alors que pendant qu'il dormait le soleil progressait déjà dans le ciel, à tel point que, surpris à son réveil, le poète découvre que l'avènement qu'il prétendait amener par lui-même a eu lieu en son absence. Il dormait en rêvant à son travail, et pendant cette absence le soleil faisait le travail tout seul en quelque sorte. Je ne peux pas prouver aisément que cette lecture pied-de-nez est fausse à m'en tenir à mon approche symbolique, même s'il est sensible que le poème ne crée pas les jalons pour comprendre les choses de la sorte. Je pense avoir raison de souligner la cohérence symbolique qui va de l'aube à midi et qui allie l'efficacité du songe à un réveil. Mais, j'avais donc ce deuxième argument qui lui est prouvé et irréfutable. J'ai insisté sur un fait de structure narrative, partiellement approché par Sergio Sacchi mais ce dernier n'en a pas tiré toutes les conséquences dans son article des années 1990. En fait, dans un récit, il faut distinguer les moments où le narrateur parle en se détachant du récit. C'est un point qu'on oublie assez souvent dans les études littéraires et c'est même un point qui me paraît difficilement conciliable avec la théorie ambiante enseignée doctement dans les collèges des focalisations interne, externe et zéro. Quand je lis un roman de  Balzac, il y a de nombreux passages d'interventions du narrateur que je me sens incapable de réellement ranger commodément dans la tripartition focalisation interne, focalisation externe, focalisation zéro (sans oublier que je pense qu'on commet une erreur à mettre sur le même plan la focalisation zéro qui est globale avec les focalisations interne et externe qui peuvent être locales). En tout cas, il existe une autre construction simple qui permet de faire la différence entre le discours tenu dans le présent par le narrateur et le discours qui s'immerge dans le passé qu'il raconte. Trêve pourtant de propos compliqués. Il faut dire très clairement que le premier alinéa : "J'ai embrassé l'aube d'été[,]" est un discours sur l'instant présent : le poète déclare à son lecteur qu'il a réussi un exploit. En revanche, tous les autres alinéas du texte, du second au dernier inclus, sont le récit de ce qu'il s'est passé, et partant de là tous ces alinéas sont l'illustration du propos du premier alinéa. Le récit entier du second au dernier alinéa consiste à illustrer le triomphe du poète. Le dernier alinéa : "Au réveil, il était midi[,]" est formulé à l'indicatif imparfait : il s'agit bien d'un élément du passé.
C'est ici qu'il convient de faire attention. L'écrasante majorité des lecteurs du poème "Aube" tend à oublier, alinéa après alinéa, le discours de réussite du premier alinéa, et quand ils arrivent au dernier alinéa ils le lisent comme une pirouette ironique. Cette lecture serait concevable si et seulement il n'y avait pas un alinéa du profil du premier : "J'ai embrassé l'aube d'été." On ne peut même pas dire que le dernier alinéa met en doute le premier en permettant l'interrogation : "Ai-je vraiment embrassé l'aube d'été si je ne faisais que dormir ?" La phrase : "J'ai embrassé l'aube d'été[,]" englobe le dernier alinéa et ce surplomb impose des conclusions définitives et décisives : le poète prétend bien avoir embrassé l'aube d'été et le dernier alinéa ne remet pas cela en cause, et partant de là il faut admettre de réfléchir selon une logique subtile où le songe du poète a participé à la réalité du monde éveillé. L'aube devait naître en songe pour être réalité à midi, tous les sens en éveil.
 Cette lecture a l'air un peu mystique, mais elle ne l'est pas tant que ça, il est tout à fait envisageable de considérer qu'il y a une continuité. Pour cela, il faut sortir du cadre où un rêve charmant d'amant de l'aube est superposé à un réveil à midi pour envisager que ce soleil de midi a bien été créé par l'action du poète et ce soleil de midi symbolise non pas le réel face au poète mais la transformation enchantée du réel par la volonté du poète qui se bat pour son idéal.
Après, si ça ne vous plaît pas de lire de jolies choses ainsi tournées, c'est que vous n'aimez pas la poésie et qu'il faut vous contenter d'ouvrages de philosophie, d'ouvrages sur les sciences et les connaissances, de livres d'Histoire dûment renseignés. Il va de soi que Rimbaud veut tenir un propos quelque peu sérieux, mais dans un récit métaphorique il y a inévitablement une fantaisie gratuite.
Maintenant, bien qu'il soit de loin le plus mentionné de mes articles sur les Illuminations, mon article sur "Aube" a échoué à influencer les lectures de quelque rimbaldien que ce soit. Tout se passe comme si je n'avais rien dit dans cet article.
Mais passons maintenant à Une saison en enfer. Le cas est connu : la prose liminaire qui sert de préface ou d'avant-propos suppose la préexistence de toute la suite du récit Une saison en enfer. En termes de construction littéraire, quand on lit la prose liminaire d'Une saison en enfer, on a déjà entre les mains les feuillets de "Mauvais sang", "Nuit de l'enfer", "Vierge folle", "Alchimie du verbe", "L'Impossible", "L'Eclair", "Matin" et "Adieu". Ce sont précisément les feuillets que le poète prétend détacher de son carnet pour les offrir à Satan. A cette aune, il est amusant de constater la révérence à Satan qui coïncide mal avec l'idée que le poète se soit sorti de l'enfer ou qu'il n'y ait passé qu'une saison. Cette révérence est quelque peu factice, elle sent le persiflage. Mais, c'est un fait important pour mesurer la qualité de la sortie de l'enfer par le poète, puisque l'idée de présenter Satan comme un maître confirme, par exemple, que la sortie de l'enfer n'a pas consisté en un retour à la foi catholique.
Mais, du coup, cette prose liminaire occupe une place comparable au premier alinéa du poème "Aube" en termes de structure narrative. Il est alors assez saisissant de constater que le parallèle va plus loin. Je parlais des titres "Aube" et "Bonne pensée du matin" qui avaient en commun de célébrer positivement l'aube et la prière devant l'aube, tandis que dans les deux poèmes concernés le vers final ou l'alinéa final célébraient l'heure de midi, consécration solaire des promesses de l'aube ou du matin.
Le titre Une saison en enfer est une inversion de la symbolique de l'aube par la symbolique d'ombre de l'enfer. Quant à la ligne finale avec l'italique du récit Une saison en enfer : "posséder la vérité dans une âme et un corps[,]" elle correspond non à une inversion, mais bien à un unisson avec la symbolique solaire de midi. Il va de soi que cette ligne finale parle de l'idée d'un esprit sain dans un corps sain en s'opposant aux discours chrétiens sur l'âme et le corps. L'italique permet de renforcer l'orientation de la lecture en ce sens. Il faut même aller plus loin, puisque cela permet un rapprochement avec le poème "Conte", quand le poète décrit "Un Prince" qui "voulait voir la vérité", vision donc d'un midi symbolique, tandis que le poème "Aube" évoque la possession du corps solaire : "j'ai senti un peu son immense corps".
"Aube" décrit une quête sous un angle plutôt positif, tandis que Une saison en enfer décrit des épreuves difficiles. Le poème "Aube" affirme une réussite, tandis que le poème "Adieu" se promet une réussite, emploi du futur simple de l'indicatif.
Je ne pense pas que Rimbaud se promette la réussite dans Une saison en enfer pour expliquer plus tard sa réussite dans "Aube". Je suis convaincu que "Aube" a été composé avant Une saison en enfer et qu'il fait partie avec "A une Raison" et d'autres des poèmes ciblés par le renoncement à la prétention d'inventer de "nouveaux astres", de "nouvelles fleurs", dans la section "Adieu". Mais quoi qu'on pense de l'ordre des compositions et de ce que cela implique, on peut déjà s'accorder sur le parallèle de structure narrative entre ces différents poèmes. J'hésite à m'éparpiller en comparaisons avec "Matinée d'ivresse" et d'autres poèmes pour l'instant.
Maintenant, pour s'en tenir à "Aube" et la prose liminaire d'Une saison en enfer, il faut cerner le propos initial. Dans "Aube", le propos est métaphorique mais explicite : "J'ai embrassé l'aube d'été." Le récit consiste à nous raconter comment il y est parvenu. Et pour partie mon combat c'est que l'on cesse de débattre si le poète a ou non embrassé l'aube d'été pour se concentrer sur la signification métaphorique compliquée du poème. Oui, il a embrassé l'aube d'été, ne pas l'admettre c'est être dans le contresens.
Dans le cas de la prose liminaire, il fut clair pendant longtemps que la "charité" désignait la vertu chrétienne. C'est le cas par exemple des ouvrages de Margaret Davies dans les années 1970. Mais, de 1990 à 2009 environ, cette vérité fondamentale s'était effondrée. Le critique Jean Molino soutenait qu'il s'agissait d'une charité non théologique et même personnelle à Rimbaud. De nombreux rimbaldiens donnaient raison à Molino, et même ceux qui avaient soutenu le sens théologique s'alignait sur l'article influent de Molino. C'est le cas de Yoshikazu Nakaji dont l'ouvrage de 1987 Combat spirituel ou immense dérision? avait admis le sens théologique, sauf que le critique publiait désormais des articles, tels que celui-ci : "La charité dans Une saison en enfer" où la notion n'était plus admise comme théologique. Jean Molino avait créé sa lecture en réagissant à un contresens de Pierre Brunel qui, dans son édition critique d'Une saison en enfer de 1987, concevait un Satan reprochant à Rimbaud de fuir la charité, mais Molino produisait lui-même du contre-sens dans son effort de correction. J'ai patiemment démonté tout cela à plusieurs reprises, notamment dans l'article "Trouver son sens au livre Une saison en enfer". Il est frappant de voir les rimbaldiens se rattacher à mon affirmation d'un retour à la norme ancienne que Rimbaud parle bien de la charité vertu théologique. Frémy, Bardel et plusieurs autres s'y sont rangés. Malheureusement, ils ne reprennent jamais le détail de ma lecture de tous les points articulatoires de la prose liminaire, alors même que je prétends avoir évacué bien d'autres prétendues difficultés de lecture au sujet de cette première section sans titre d'Une saison en enfer. Et si on lit ma démonstration, il s'impose que le poète ne voulant pas mourir a été tenté de rechercher la clef ancienne de la charité chrétienne, mais l'a aussitôt récusée. Le récit d'Une saison en enfer va raconter la tentation de retour à la foi chrétienne et le refus final du relaps (façon Jeanne d'Arc pourrait-on dire) mais il est clair que la section "Adieu" ne peut être lue comme le cas d'un retour à la charité chrétienne. Cela est déterminé par la construction du récit de la prose liminaire. Le propos de la prose liminaire est précisément le refus de mourir en s'abandonnant sans nuance à la révolte contre la beauté, la justice et la société du festin ancien. Le propos d'Une saison en enfer, c'est le refus de la mort, et par conséquent cela peut s'exprimer par le terme métaphorique de l'enfer, et l'idée de "saison" trouve son jour. Le poète allait en perdition à la mort, s'y abandonnait. Le poète se vantait d'avoir le courage d'aimer la mort, et cela s'exprime même assez tard dans l'économie de l'ouvrage, mais dans "L'Eclair" le poète prend définitivement le pli d'une révolte contre la mort qui quelque part double habilement la révolte contre Dieu, et suite à cette déclaration de révolte ferme le témoignage n'est plus constitué que de deux sections aux titres significatifs : "Matin" et "Adieu". Le poète se demandait pourquoi "aller ses vingt ans" dans "L'Eclair" et en réagissant il martelait dans la foulée une étape temporelle qui valait jalon résolutoire de la crise : "à présent, je me révolte contre la mort !"
Quel crédit accorder à un rimbaldien qui n'a pas ces repères à la lecture ? Ces repères font clairement le départ entre un certain nombre de lectures qui se défendent et un certain nombre d'autres purement irrecevables ou approximatives.
Il faut noter que cela vaut pour l'acceptation qu'il est question de la charité vertu théologale dans la prose liminaire. Le festin pouvait être rattaché à plusieurs référents culturels : Bible, modèle antique, Gilbert le poète maudit. Le critique Mario Richter, avec une certaine faveur parmi les rimbaldiens, soutient régulièrement que la beauté rejetée est celle démoniaque de Baudelaire. Il était important de montrer à quel point la beauté avait partie liée avec la charité, la justice, et dans "Alchimie du verbe" avec un bonheur qui est celui du chrétien vivant dans l'application de la loi de charité chrétienne, etc.
Sous prétexte que le texte est difficile, les lecteurs n'admettent jamais aucune mise au point. Pourtant, cette mise au point sur la prose liminaire est imparable, elle est rigoureusement démontrée. On ne peut pas prétendre au nom de tout ce qu'on ne sait pas encore sur "Mauvais sang", "Nuit de l'enfer", "L'Impossible", "Adieu", etc., que cette mise au point n'en est pas une. On ne peut pas librement interpréter à son envie les détails du texte de Rimbaud.
On s'aperçoit également que les plans métaphoriques réagissent par-delà des œuvres qu'on sépare volontiers : le livre Une saison en enfer d'un côté et des poèmes en prose du recueil Illuminations d'un autre côté ("Aube", "Conte", etc.).
On observera que le "Matin" est associé du coup au refus de la mort dans Une saison en enfer et que nous avons beaucoup à gagner à comparer régulièrement les poèmes "Conte", "Aube", "Génie" et d'autres avec les récits métaphoriques d'Une saison en enfer, quand bien même une prudence s'impose sur la chronologie des compositions, chronologie non innocente pour la signification précise des poèmes en prose.
Métaphores du corps, de la lumière, etc., sont mobilisées pour de comparables recherches d'une vérité.
Le problème, c'est que les rimbaldiens font fi de telles conclusions. Mais, comment ensuite les convaincre de mises au point sur "Mauvais sang", "Alchimie du verbe", "L'Impossible", s'il n'y a jamais moyen de leur admettre le moindre acquis.
C'est désespérément triste. Rimbaud a tout simplement écrit pour rien à cause d'eux.

***

Une idée bonus : je n'arrive pas encore à remettre la main sur le livre Lectures des Poésies et d'Une saison en enfer d'Arthur Rimbaud dirigé par Murphy, dans lequel il y a divers articles dont un de Pierre Laforgue qui étudiait "Mauvais sang" à l'aune de repères sociologiques ou de repères d'historiens. L'expression utilisée par Rimbaud "fille aînée de l'église" était toute récente à l'époque. C'est le roi de France qui était "fils aîné de l'église", mais l'expression appliquée à la France date du milieu du dix-neuvième siècle (Ozanam (1836) au lendemain de la révolution de 1830, puis Lacordaire (1841), auteur par ailleurs d'un ouvrage sur Ozanam daté de 1856, et Lacordaire le fait dans les termes de Rimbaud lui-même. La formule a eu du poids sous la Troisième République et surtout à la commémoration de Clovis en 1896, mais Rimbaud écrit son texte en 1873, donc il faut sourcer le débat qui eut lieu avant 1873). J'ai envie de lire les ouvrages d'époque à ce sujet, mais aussi de vérifier ce que les rimbaldiens ont déjà pu dire en ce qui concerne cette expression.
Je reprendrai un peu plus tard ma série sur "Voyelles" ou sur les "Lettres du voyant", mais je suis à plein régime dans la réflexion sur la poétique rimbaldienne, tous mes articles sont rattachés à cette grande perspective critique en ce moment.

jeudi 20 janvier 2022

Des chiffres et des lettres (réflexion autour des lettres du voyant et d'Alchimie du verbe)

Dans sa lettre à Demeny, Rimbaud me semble imiter avec emphase une compétition du poète face au philosophe et au mathématicien. Notre jeune ardennais fait clairement allusion au cogito cartésien quand il lance son "Je est un autre", mais aussi quand il écrit ceci au paragraphe suivant : "Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que la définition fausse [...]". Rappelons que dans la lette précédente du 13 mai, dans le même paragraphe où Rimbaud lançait le "Je est un autre", nous avions un emploi verbal significatif "ergoter" qui vaut allusion au "cogito ergo sum" :
Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et Nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu'ils ignorent tout à fait !
La philosophie de Descartes a souvent été contestée, notamment par les philosophes anglais, notamment par Diderot. Il est même à la fin du vingtième siècle et au début du vingt-et-unième des lecteurs de Husserl qui pensent que Husserl s'oppose à Descartes, ce qui est faux. Husserl est clairement dans la continuité de Descartes au point que certains de ses ouvrages portent le titre de Méditations cartésiennes. Mais la phénoménologie a apporté au vingtième siècle un correctif intéressant avec "toute conscience est conscience de quelque chose".
La phénoménologie husserlienne n'existait pas à l'époque de Rimbaud, mais il faut rester prudents quant aux prétentions du poète. Les propos qu'il tient sont provocateurs, et il ne s'agit pas de lui prêter une science assurée supérieure à Descartes et à un quelconque de ses successeurs en philosophie. Ce que je veux souligner, c'est que cette lettre s'attaque à un problème central en philosophie. Rimbaud choisit la marque de compétition la plus haute. Il choisit aussi un sujet qui permet bien évidemment de revenir sur la modernité du romantisme.
Ici, il cite un point central de l'histoire de la philosophie en se positionnant au-dessus des experts, mais cette mention est naturelle car elle concerne aussi les prétentions des poètes avec le développement moderne du Moi lyrique en poésie. Et pour bien faire sentir que c'est important, il convient de développer la comparaison suivante.
Dans les sociétés qui découvrent l'écriture et qui entrent dans l'Histoire, il existe un ordre du monde. Et les écrivains vont rendre compte de cet ordre du monde auquel leur société adhère, mais ils ne vont pas imposer leur perception, ils vont se mettre à l'unisson de l'ordre du monde défini par la société dans laquelle ils sont immergés. Sans surprise, cette approche prédomine dans la littérature religieuse ou dans la littérature de fiction défendant les valeurs spirituelles de la collectivité.
Avant le XIXe siècle, en France, c'est essentiellement les poètes du XVIe siècle qui ont prétendu être des visionnaires, en particulier Ronsard. Mais Ronsard va écrire contre Agrippa d'Aubigné au nom des convictions d'une collectivité. Il ne va pas inventer son discours de chrétien catholique opposé à l'esprit de la Réforme. Ronsard rappelle qu'il a été favorable au mouvement évangélique, il précise que les protestants allaient trop loin (ce qui est exact, parce que la sainteté des protestants moi je n'y adhère pas un quart de seconde) et qu'il a du coup rétropédalé. Il développe des arguments, mais tout est sous contrôle du groupe auquel il prétend se rattacher finalement. Quand Marot, Ronsard et d'autres parlent d'eux-mêmes, ils le font sur la base de convenances sociales, sur la base d'idées recevables par la société. Quant aux gens d'église, ils ont une logique de pasteurs du troupeau. L'homme d'église tombe sur les gens et les sermonne, mais il est lui-même passé par des années de flagellation politique de sa pensée. L'homme d'église fait la morale, mais il rend lui-même des comptes à une autorité. Et même tout en haut de la hiérarchie, il y a un cadre qui est fixé. L'homme d'église va demander aux gens de se confesser à lui, il va donner des conseils, mais tout ça fait partie de logiques sociales bien huilées. C'est un peu la République en marche, quoi ! Ou l'ingénierie sociale à l'américaine. Et, face à l'Histoire, l'homme d'église ne cherche pas une vérité naissant de constats empiriques, etc. Non, il s'en moque du détail des événements historiques. Il est dans la sélection de ce qui peut faire sens au plan d'une édification de la morale chrétienne, et sa logique est entièrement subordonnée à un tel impératif. Par quel tour de passe-passe, sa mauvaise foi sensible ne l'empêche pas de s'autopersuader que sa démarche est sincère, rationnelle et imparable, ça c'est ce que j'ignore ! Mais il est clair que la littérature d'édification religieuse au plan historique relève de cette drôle de logique. Après, je pense qu'ils avaient beaucoup plus conscience de leur mauvaise foi que ce qu'on leur accorde, mais peu importe ! Avec les poètes romantiques, qui il faut le rappeler étaient paradoxalement des légitimistes au départ (Hugo, Lamartine, Vigny), nous avons eu droit à des discours se voulant édifiants sur le plan religieux, mais qui en réalité était des professions d'individualisme narcissiques. Lamartine établissait son Moi dans une relation cosmique à Dieu, et Victor Hugo a suivi. Or, les discours tenus, tout en se disant croyants et défenseurs du christianisme, n'étaient en rien orthodoxes. Je n'ai pas besoin ici de parler du Moi lyrique qui s'intéresse à d'autres sujets que la religion. J'ai volontairement souligné ce qui avait une signification particulièrement forte dans la perspective de révolte propre à Rimbaud. Un Moi peut dire la vérité sur le Monde, le moi du poète n'est plus un passeur d'idées qui le dépassent, et évidemment Rimbaud s'empare des possibilités de remise en cause radicale que permet cette posture.
Mais je parlais d'une compétition de Rimbaud avec à la fois les philosophes et les mathématiciens. Reprenons la lettre à Demeny du 15 mai 1871. J'ai dit que le paragraphe lançant la formule "Je est un autre" était suivi d'un autre sur la fausse définition du Moi. Or, si nous poursuivons la lecture, au paragraphe suivant nous avons une attaque de paragraphe qui souligne l'idéal d'harmonie de la civilisation grecque antique : "vers et lyres rhythment l'Action." Rimbaud va demander autre chose à la poésie et il développe alors son idée du poète qui doit être "voyant".
Plus loin, le poète lance une autre assimilation, le poète est comme Noé : "il est chargé de l'humanité, des animaux même" [...]. On peut sentir une allusion orphique dans ce propos en principe loufoque ou qui n'est cohérent que dans la mesure où on pourrait gloser qu'indirectement le poète sauve les animaux en exerçant son influence sur les sociétés humaines.
Mais, le poète enchaîne alors sur l'idée de trouver une langue universelle ridiculisant la science des académiciens. Il évoque alors un vers du sonnet "Les Correspondances", mais juste avant il lance cette phrase qui va retenir mon attention : "Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l'alphabet qui pourraient vite ruer dans la folie !" C'est après cette phrase que nous avons un paragraphe où se concentre l'allusion à un vers des "Correspondances", à la formule de "l'art pour l'art" retournée à la façon hugolienne "l'âme pour l'âme", etc. Et à la fin du paragraphe, nous avons le langage de la science de son temps : "formule de sa pensée", "notation sa marche au Progrès", "multiplicateur de progrès". Je pense que, à moitié sérieux, Rimbaud bouffonne quand même quelque peu. Il sait qu'il est dans la parade expressive du poète sur le modèle de ce qu'il a vu faire par Hugo ou par d'autres.
Enfin, nous arrivons à un paragraphe différent qui annonce un avenir "matérialiste", mais ce point mériterait des développements à part. Surtout, signe d'organisation de son discours, Rimbaud revient sur l'idée de la poésie grecque antique en disant qu'il en sera toujours question sauf que cette fois la poésie ne rythmera plus l'action, mais sera en avant. Et je retiens la formule : "Toujours pleins du Nombre et de l'Harmonie ces poèmes seront faits pour rester". Rimbaud fait clairement allusion à la pensée pythagoricienne, et on comprend le procédé rimbaldien qui consiste à sélection des motifs forts qui concernent à la fois l'histoire des connaissances et l'histoire de la poésie. Après le problème du "Moi" qui superposait Descartes et le romantisme, l'idée du "Tout est Nombre" pythagoricien permet de nouer la recherche mathématique et des visions mythiques fortes issues de l'Antiquité dont le prestige peut intéresser un poète du temps présent qui prétend à être quelque chose de plus qu'un joueur de quilles positiviste, qui prétend valoir mieux qu'un Malherbe transposant dans un délire d'ambition superfétatoire la pensée d'Auguste Comte en sonnets.
Cette concurrence apparaît à nouveau dans "Alchimie du verbe" où le poète se compare explicitement aux peintres, en s'en prêtant l'activité en tant que poète, ce qui n'est pas résolument cohérent. Il dit alors : "posséder tous les paysages possibles", alors que jamais sa poésie n'a consisté à décrire des paysages, ni même des scènes en quelque sorte. Et cette comparaison en permet une autre plus implicite, mais pas moins décisive, avec l'invention de la photographie et même de la photographie en couleurs. J'ai parlé du brevet déposé par Cros en 1869 et de formules étonnamment similaires entre l'écrit scientifique de Cros et la prose de "Alchimie du verbe".
Mais Rimbaud ne formule pas systématiquement cet esprit de compétition. Certaines idées sont purement littéraires et il n'a pas besoin de s'appuyer sur un référent dans l'histoire de la philosophie ou des mathématiques, même si on sent encore parfois une tendance à le faire, comme quand il parle à la façon d'un mécanicien d'un réglage de la forme et du mouvement de chaque consonne dans "Alchimie du verbe".
Et j'en viens à cette formule selon laquelle un faible qui méditerait la lettre A pourrait vite ruer dans la folie.
Contrairement à beaucoup de lecteurs (du moins, je pense), cette phrase est loin d'être convaincante pour moi. Prenons les chiffres. Les chiffres 1, 2, 3 ou le nombre d'or ou le nombre Pi n'existent pas dans la Nature, mais pourtant nous en avons besoin pour les sciences, pour notre connaissance aiguisée des lois de la Nature. Je dénombre un, deux, trois, quatre poussins, mais les poussins ne portent pas ces chiffres sur eux, ni individuellement, ni collectivement. Cette remarque m'a déjà été faite par Bienvenu à propos d'arbres, et j'avais répondu que pour moi le chiffre 1 est déjà un rapport qui présuppose la division et les autres opérations mathématiques. Il n'y a pas d'abord les chiffres, puis l'addition, puis la soustraction, puis la multiplication, puis la division, ni d'abord les entiers naturels, puis les autres catégories de chiffres. A cette aune, on peut dire que le chiffre 1, qui représente l'unité, est un mystère qui peut rendre fou. On appréciera aussi qu'entre l'addition et la multiplication on passe du zéro effaçable au 1 effaçable, tandis que le 0 dans les divisions et les équations a un autre statut particulier. On ne peut pas diviser par zéro ou faire des équations sans se poser la question du x=0.
Donc, non seulement le nombre d'or et Pi, mais 0 et 1 sont des mystères, et d'autres nombres encore.
Or, j'en viens à la lettre A. La lettre A correspond, en général (on va éviter de se compliquer la vie), à la transcription d'un phonème vocalique [a]. Il existe des voyelles et des consonnes, des contreparties lettres et phonèmes, mais le propos de Rimbaud m'a l'air profondément absurde malgré tout. D'abord, il y a un problème de précision de la prononciation du "a". Il existe plusieurs "a" en français, et ce problème est rendu plus évident avec l'apprentissage de langues étrangères, notamment l'anglais. Mais, ce "a" il ne s'agit que d'un accident. Nos cordes vocales seraient conçues différemment, nous privilégierions d'autres sons. A la différence du 1 qui a un caractère universel, le A est un fait contingent et sa place de première lettre dans l'alphabet est un autre fait contingent, et le A, en tant que phonème, ne sert pas à fabriquer les autres voyelles, ce n'est pas un point de départ pour les autres voyelles, alors que dans la suite 1, 2, 3, 4 et 5, etc., le 1 a une importance et il en a même plus que le 3 ou que le 5 quelque part. J'ai donc l'impression que Rimbaud a tout simplement singé le discours des mathématiciens qui plus que les littéraires peuvent dire : "vous vous mettez à penser sur tel nombre et vous ruez dans la folie, notamment 1, Pi ou le nombre d'or." Pour moi, la phrase de Rimbaud a quelque chose d'insensé, comme une idée lancée en l'air pour se faire remarquer. J'ai énormément de mal à la prendre au sérieux. J'essaie de la prendre au sérieux, parce que l'ensemble de la lettre tient un propos assez fin, qui va quelque part. Mais, malgré tout, je n'oublie pas que cette lettre est faite de beaucoup de déclarations à l'emporte-pièce, de beaucoup de promesses moulées dans des conjugaisons au futur de l'indicatif, sinon au conditionnel. Il y a pour moi des affirmations à dégrossir dans cette lettre à Demeny. Soit il s'agit de propos provocateurs, et à ce moment-là l'honneur de Rimbaud est sauf, il s'est un peu joué de la contagion d'enthousiasme sur ses lecteurs, et il faut alors trier ce qui est à prendre au premier degré, et ce qui doit être pris avec du gros sel. Soit Rimbaud, impatient, prend le risque de formules qu'il ne maîtrise pas parce qu'il ne voudrait pas donner l'impression qu'il n'a pas grand-chose dans son jeu qui serait plus fait d'aspirations que de réelles prises de conscience.
Voilà ce qu'il me semblait important de faire remonter quant à ces fameuses lettres qui ont fait couler beaucoup d'encre, mais qui sont lues aujourd'hui plus selon une approche par le raisonnable que par une approche des logiques de Rimbaud lui-même au moment précis où il la concevait, alors âgé de seize ans et demi.