Dans les années 1990 ou en 1989, mais l'article a été repris dans le volume Le Soleil et la Chair, Antoine Fongaro a publié une petite étude sur le mot "strideur" employé dans "Voyelles" et "Paris se repeuple".
Le mot "strideur" n'est pas un latinisme. Le mot vient du Moyen Âge, mais avec des variations de forme inévitables : "strendor", "straindor", "stridour". La forme actuelle "strideur" daterait du XVIe siècle et le sens qu'on donne à ce mot est "bruit strident" ou "grincement". Le mot a une belle survivance au XVIIIe siècle avec deux exemples chez Buffon à propos des cygnes et des grillons, deux exemples qui seront cités par Littré le siècle suivant.
Ensuite, Fongaro rappelle une remarque de Suzanne Bernard qui insistait sur le fait que le mot "strideurs" chez Rimbaud était systématiquement associé au mot "clairon".
Une idée de Fongaro était de trouver une mention du mot "strideur" dans l'oeuvre de Victor Hugo, mais sa tentative a échoué. En revanche, il a découvert deux emplois du mot "strideur" dans le premier recueil en vers de Philothée O'Neddy (pseudonyme pour Théophile Dondey) : Feu et flamme. Il s'agit d'un poète romantique des années 1830 proche de Pétrus Borel.
Philothée O'Neddy a employé le mot "strideurs" au pluriel "à la cinquième strophe de la Nuit sixième (Succube): "J'eus le frisson, mes dents jetèrent des strideurs." Le vers est assez plat, mais il comporte effectivement une mention du mot "strideurs" à la rime. Cependant, la deuxième mention est plus intéressante, puisqu'elle est couplée au mot "clairons" dans un vers du "Fragment premier, intitulé Spleen" de "la section Mosaïque" : "La strideur des clairons, l'arôme du carnage !" Le rapprochement est troublant. Rimbaud a inversé le singulier et le pluriel des deux mots réemployés. Dans les deux cas rimbaldiens, "clairon" est au singulier et "strideurs" au pluriel : "Ô Suprême Clairon plein des strideurs étranges", "Amasse les strideurs au coeur du clairon lourd". Il faut remarquer que, quand Rimbaud reprend une rime à un poète, par exemple à Coppée dans certains dizains, il aime bien soit placer la rime dans une ordre inverse, soit passer du singulier au pluriel, ou l'inverse.
Le problème avec Fongaro, c'est que son analyse pour le sonnet "Voyelles" s'arrête là. Au lieu de chercher à éclairer le sens du célèbre sonnet, Fongaro fait un rapprochement entre le "Fragment premier" et Une saison en enfer, puis il rapproche l'avant-propos du recueil Feu et flamme de "Bonne pensée du matin" et "Ouvriers".
Ce n'est pas tout, si le mot "clairon" a convaincu Fongaro de chercher en vain une mention de "strideurs" dans l'oeuvre immense de Victor Hugo, c'est qu'il attribue au "clairon" de "Paris se repeuple" et à celui de "Voyelles" deux sources hugoliennes distinctes. Le "clairon" de "Paris se repeuple", ce serait quelque peu les "trompettes de Jéricho", les "clairons de la pensée" convoqués dans le recueil des Châtiments, et celui de "Voyelles", il s'agit bien évidemment selon l'identification faite depuis longtemps par Jean-Baptiste Barrère de la trompette du jugement dernier, assimilée encore une fois à un clairon dans le dernier poème de la première série de La Légende des siècles, parue en 1859, seule des trois séries déjà publiées quand Rimbaud compose "Voyelles" soit à la fin de l'année 1871, soit plus probablement dans les deux-trois premiers mois de l'année 1872.
Fongaro ne prête même pas attention au fait que le singulier "clairon" ne correspond pas au pluriel des "trompettes de Jéricho. Il ne voit pas non plus qu'entre "Paris se repeuple" et "Voyelles", pas moins de trois mots sont repris.
En effet, "Paris se repeuple" est composé de quatrains, et c'est dans un même quatrain que sont réunies les trois mentions : "suprême", "strideurs" et "clairon". "L'orage a sacré ta suprême poésie !" Tel est le vers qu'aurait dû citer Fongaro pour que le rapprochement soit complet avec "Voyelles". En revanche, dans le texte de Fongaro, nous n'avons pas la leçon "clairon lourd", mais la leçon "clairon sourd". C'est ici qu'intervient un lourd problème d'établissement du texte. Aucune version manuscrite de "Paris se repeuple" ne nous est parvenue. C'est pour cela que l'analyse du volume annoté du Reliquaire conservé à la Bibliothèque royale de Bruxelles, l'Albertine, est capitale. Ces annotations ont été faites par un éditeur qui a eu des manuscrits entre les mains. J'ai publié un article sur les versions de "Paris se repeuple" où je conteste d'ailleurs l'établissement actuel des textes. En revanche, je ne suis pas parvenu à trancher pour le mot "sourd". Selon toute vraisemblance, il s'agit d'une coquille pour "lourd", version qui elle a un vernis d'authenticité livrée par l'étude attentive des données. J'aurais bien aimé étendre le rapprochement à quatre mots : "sourd" à la rime dans "Paris se repeuple" irait bien avec "Silences" au vers 13 de "Voyelles", dans la suite immédiate de notre série des trois mots en commun avec un unique quatrain de "Paris se repeuple". Toutefois, malgré la meilleure mauvaise volonté du monde, je ne peux pas décider que "sourd" est une variante fiable, j'en resterai à trois mots pour un rapprochement, mais ce cadre est déjà tellement éloquent.
Pour moi, à la différence de Fongaro, le "clairon" est le même dans les deux poèmes de Rimbaud. Quant au vers d'O' Neddy, il correspond plus nettement au cadre du poème "Paris se repeuple", ce "clairon" a à voir avec les batailles livrées à la vie à la mort. En ce sens, je ne saurais minimiser le lien très fort que je perçois dans "Voyelles" entre les "puanteurs cruelles", le "Suprême Clairon plein des strideurs étranges" et les "ivresses pénitentes".
Mais, dans la mesure où il est question d'une "fête" au "dernier soupir" du poète, la mention "la strideur des clairons" dans le poème de Philothée O'Neddy suppose elle-même l'idée d'un jugement dernier si explicite dans "Voyelles", tandis que ce "dernier soupir" est aussi un peu de la "suprême poésie" vantée dans "Paris se repeuple".
Fongaro évoquait en passant deux emplois du mot "strideur" par Buffon qui étaient cités par Littré ensuite.
Or, le samedi 1er octobre 2011, Jacques Bienvenu a mis en ligne sur son blog "Rimbaud ivre" un article intitulé "Rimbaud et le chant du cygne", où il n'est pas du tout question des remarques de Fongaro, mais où il est constaté que Buffon avait lui-même associé "clairon" et "strideurs" avant Rimbaud.
Les mots "strideur" et "clairons" sont associés par Buffon au retentissement de la voix du cygne, et quelque peu à une idée corrigée que nous devrions nous faire d'un "chant du cygne". Je ne retiendrai pas l'idée d'associer les "rois blancs" à des cygnes, ni les développement sur la voix "sourde" du cygne et le "clairon sourd" puisque la variante "sourd" semble malheureusement une coquille pour "lourd". Je ne crois pas non plus à des coïncidences en cascade. Si je ne crois pas que Buffon, Rimbaud et O' Neddy aient tous trois associés ces deux mots indépendamment les uns des autres, j'ai presque autant de mal à imaginer Rimbaud avoir la même idée qu'O'Neddy sans en avoir conscience. Pour moi, il est clair comme de l'eau de roche que Rimbaud s'est inspiré à deux reprises du vers d'O'Neddy. A partir de là, il y a deux hypothèses. Ou l'emploi fait par O'Neddy l'a amené à consulter le Littré, et il aurait cerné la source d'O'Neddy, mais j'ignore les dates de publication des volumes du dictionnaire de Littré, alors que c'est le seul angle d'attaque par lequel Bienvenu pourrait envisager que Rimbaud s'est également inspiré du texte de Buffon. L'autre hypothèse, c'est qu'O'Neddy s'étant clairement inspiré de Buffon, son dernier soupir étant bien un chant du cygne dans l'idée, Rimbaud s'est inspiré d'O'Neddy sans savoir qu'il existait une référence à Buffon dans le poème d'O'Neddy.
Quelle que soit l'hypothèse retenue, la source première pour Rimbaud a été la lecture d'O' Neddy. Ensuite, il faudrait vérifier les dictionnaires du dix-neuvième siècle. Selon toute vraisemblance, Rimbaud a lu le mot "strideur" dans le recueil Feu et flamme, à deux reprises qui plus est, et il a été vérifié ce mot dans des dictionnaires. Littré l'aurait ainsi amené à la lecture du passage de Buffon cité par Bienvenu et ce serait peut-être même le constat de ce lien d'O'Neddy à Buffon qui aurait donné un surplus de motivation à Rimbaud pour employer à son tour le couple "strideurs" et "clairon".
Je remarque également que Buffon met à côté l'un de l'autre les mots "trompettes" et "clairons", quand il est assez connu que dans son poème "La Trompette du jugement" Hugo fait en réalité un emploi abusif du mot "clairon" au lieu du nom "trompette" du titre du poème.
Pour ce qui est du poème "La Trompette du jugement", procédons maintenant à quelques rappels.
Beaucoup de lecteurs contemporains ont peut-être lu La Légende des siècles dans sa version définitive, mais cette version définitive, outre qu'on se demande quel rôle a pu jouer un Hugo très diminué et proche de la mort dans sa confection, a été précédé par une publication des poèmes en trois séries. La deuxième série n'a été publiée que tardivement en 1877, à une époque où nous pouvons être sûrs que le sonnet "Voyelles" de Rimbaud existait depuis plusieurs années déjà. Rimbaud n'a connu que la première série de La Légende des siècles, celle qui porte le sous-titre "Les Petites Epopées". Cette première série a été publiée en 1859, six ans après Châtiments, trois ans après Les Contemplations. En fait de recueils de poésies, Hugo n'a publié ensuite que Chansons des rues et des bois et L'Année terrible, avant que Rimbaud ne compose son poème autour de l'hiver 1871-1872. En plus, le recueil La Légende des siècles fait partie des recueils encensés par Baudelaire dans ses "Réflexions à propos de quelques-uns de mes contemporains", car il faut bien comprendre qu'à notre époque des années 1960 à 2018, Victor Hugo est un poète et même un écrivain dé-mo-né-ti-sé dans les milieux universitaires. Il faut bien comprendre la situation. Si vous dites que vous aimez les petits contes poétiques de Victor Hugo, vous passez pour un gamin, vous ne passez pour un connaisseur, un gourmet, ni rien, vous passez pour grossier. C'est ça, l'idée ! En-dehors de la modernité de Baudelaire, point de salut ! C'est pour cela qu'il est croustillant de renvoyer ces censeurs à la lecture de ce que leur maître a pu dire d'exalté au sujet de l'oeuvre du Victor Hugo de l'exil. Nous sommes loin des sornettes du dernier Verlaine, vous pouvez me croire. Vous serez impressionnés.
En tout cas, en 2000, la première série de La Légende des siècles a eu les honneurs d'une édition au Livre de poche avec une présentation et des notes par Claude Millet. Ainsi, les lecteurs plus jeunes ont finalement peut-être plutôt lu la seule première série et non le volume définitif publié par les autres éditeurs, notamment dans la collection Poésie Gallimard.
La première série a le mérite, reconnu cette fois dans le milieu universitaire, d'avoir une superbe architecture de recueil, à la différence du volume définitif fourre-tout.
Or, où je voulais en venir ? Tout simplement à ceci : dans la série de 1859, le poème se termine par trois sections, intitulées respectivement : "Maintenant", "Vingtième siècle" et "Hors des temps". La section "Maintenant" contient quatre poèmes : "Après la bataille", "Le Crapaud", "Les Pauvres gens" et "Paroles dans l'épreuve". Le poème "Les Pauvres gens" est une source d'inspiration bien connue, non contestée et non contestable des "Etrennes des orphelins", poème des débuts de Rimbaud. Les titres "Après la bataille" et "Paroles dans l'épreuve" pour délimiter une section intitulée "Maintenant" ont du sens. Il s'agit bien d'insister sur les luttes du temps présent, et je songe au "I rouge" avec son "sang craché" et "son rire des lèvres belles / Dans la colère ou les ivresses pénitentes", mais aussi aux "puanteurs cruelles". Mais, le lecteur doit me suivre quand je précise que les trois derniers poèmes du recueil "Pleine mer", "Plein ciel" et "La Trompette du jugement" sont des sources d'inspiration incontestables du "Bateau ivre" et de "Voyelles" de Rimbaud.
"Pleine mer" et "Plein ciel", avec leurs titres en jeu de miroir pourraient n'être considérés que comme un seul poème, ils forment le tout de la section "Vingtième siècle". Jusqu'aux années 1970 environ, ils étaient considérés comme des sources sensibles, "Pleine mer" surtout, du poème "Le Bateau ivre", ce qui nous valait plusieurs notes en ce sens dans les éditions commentées des oeuvres de Rimbaud par Suzanne Bernard. Des années 1970 aux années 2000, l'idée d'une influence de ces deux poèmes de Victor Hugo sur "Le Bateau ivre" a été traitée comme moins certaine et beaucoup plus accessoire, jusqu'à mon article de 2006 où j'ai montré, ce qui n'était pas le cas dans les annotations de Suzanne Bernard, que Rimbaud avait décalqué plusieurs vers précis de "Pleine mer" et de "Plein ciel". "Pleine mer" et "Plein ciel" étant réunis dans une rubrique intitulée "Vingtième siècle", il n'est pour moi pas négligeable de considérer que "Le Bateau ivre" est précisément une réflexion au seuil d'un avenir incertain. Pourtant, malgré mon article de 2006, une idée forte demeure figée dans la pensée de commentateurs : "Le Bateau ivre" s'inspirerait du "Voyage" de Baudelaire comme "Voyelles" s'inspire du sonnet "Les Correspondances". Or, si le lien des "Correspondances" à "Voyelles" est indiscutable, il n'est pas exclusif, tandis que, dans le cas du "Bateau ivre", aucun lien au poème "Le Voyage" n'a été établi avec certitude : il n'existe aucune étude d'un rimbaldien qui fasse consensus pour dire que tel aspect est un développement exprès d'un aspect du poème "Le Voyage" de Baudelaire. Personne n'a jamais dit : un tel critique a établi que ceci dans "Le Bateau ivre" vient du poème "Le Voyage", donc il faut nous accorder là-dessus. Tout ce que nous avons, c'est des déclarations de principe, une sorte de foi.
Et maintenant, si "Voyelles" a bien un lien avec le sonnet "Les Correspondances", il a un lien tout aussi fort avec "La Trompette du jugement" de Victor Hugo. Et, tandis que "Les Correspondances" et "Le Voyage" sont deux poèmes aux extrémités du recueil Les Fleurs du Mal, "Pleine mer", "Plein ciel" et "La Trompette du jugement" sont à la fois les trois derniers poèmes successifs de La Légende des siècles de 1859, mais encore ces trois poèmes forment l'ensemble du recueil consacré au regard tourné vers l'avenir en formant des sections significativement intitulées "Vingtième siècle" et "Hors les temps". Dois-je préciser que pour Hugo et Rimbaud le "Vingtième siècle" est une projection dans l'avenir qui n'a rien à voir avec ce que nous en avons vécu ou appris ?
De tels rapprochements ont du poids. Quand on sait cela, on ne peut pas dire que "Le Bateau ivre" n'a aucun sens ambitieux, qu'il s'agit d'étonner les Parisiens par de la virtuosité, on ne peut pas dire non plus que "Voyelles", c'est une fumisterie, un poème codé personnel, une chose à ne pas prendre au sérieux, etc, une théorie sur l'aléatoire des associations en poésie, etc.
"Le Bateau ivre" et "Voyelles" sont deux oeuvres où Rimbaud se situe en tant que mages par rapport à Hugo et même quelque peu par rapport à Baudelaire, et Rimbaud se met en concurrence avec de tels poètes en tenant bien compte de la perspective historique qui se dégage au moment où il compose, c'est-à-dire au tournant des années 1871 et 1872.
Un reproche qui peut être fait à l'ancienne critique des sources, c'est qu'elle pouvait se contenter des rapprochements d'idées et ne pas suffisamment tenir compte des rapprochements formels. Le rapprochement était fait avec "La Trompette du jugement", mais on ne citait que des passages frappants du poème hugolien, notamment son début : "Je vis dans la nuée un clairon monstrueux." Barrère et tous ceux qui l'ont suivi ne citaient jamais la mention "clairon suprême" que Rimbaud a inversée en "Suprême Clairon", alors qu'il s'agit de la signature qui permet de constater qu'il y a bien un renvoi au poème hugolien. Un récent article d'Yves Reboul, dont nous contestons à peu près toutes les conclusions, fait exception, le passage avec la mention "clairon suprême" est effectivement cité. La mention "clairon suprême" figure également dans le poème "Eviradnus" du même recueil de 1859, ce que j'avais fait remarquer dans un article paru en 2004.
Le poème "La Trompette du jugement" est composé de 184 alexandrins.
Le "clairon" est qualifié de plusieurs façons. La mention "clairon suprême" n'apparaît qu'au vers 36. Auparavant, nous avons rencontré les désignations : "clairon monstrueux" (vers 1), "buccin fatal" (vers 6), "clairon de l'abîme" (vers 17), "cet impénétrable et morne avertisseur" (vers 22), "clairon souverain" (vers 25). Il y a d'autres éléments de description, mais je ne vais pas m'éparpiller.
En revanche, puisque nous avons la qualification au vers 36 de "clairon suprême", la citation du vers 8 s'impose: ce clairon "Avait été forgé par quelqu'un de suprême".
De ce clairon, il est également dit au vers 14 (qui n'est pas le dernier d'un sonnet!) : "Il semblait un réveil songeant près d'un chevet." Et le réveil était facile à associé à l'idée d'une aube dont la lumière ramène l'activité sur Terre, citons aussi ces deux vers qui signifient expressément l'idée d'une aube latente au sein du redoutable instrument :
Je le considérais dans les vapeurs funèbres
Comme on verrait se taire un coq dans les ténèbres.
Je viens de citer les vers 23 et 24 où je relève une mention au pluriel "vapeurs", mais pour désigner autre chose que celles de "Voyelles". Cependant, le rapprochement n'en est pas moins pertinent, puisqu'il est question ensuite du "coq" tapi dans l'ombre, dont on comprend qu'il attend le jour pour s'époumoner et annoncer le jour avec ses vapeurs qui elles ne seront pas funèbres.
Dans le poème de Rimbaud, les "strideurs" sont liées aux "Silences", à tel point qu'on peut hésiter entre une série de trois associations : "clairon", "silences" et "rayon" ou une série de deux associations : "clairon" et "rayon", "silences" étant en apposition à "strideurs".
En fait, la métaphore du poème est d'associer des voyelles à des couleurs. Les voyelles sont tirées de l'alphabet et renvoient donc aux lettres, au code graphique, à l'écriture, mais il n'en est pas moins question de parole, de langage. Les couleurs sont assimilées à un langage. Pour moi, les "strideurs" ne sont pas simplement des "bruits stridents, grinçants", plutôt sourds qu'éclatants pour reprendre le discours de Buffon, mais ce mot "strideurs" qui consonne avec plusieurs autres du sonnet "Voyelles" : "puanteurs", "candeurs", "vapeurs", évoque inévitablement pour moi le terme "splendeurs" consécration religieuse par la lumière. Le mot "strideurs" est une métaphore pour des éléments bleus-violets qui deviennent le langage aigu des anges, ce que je vais étayer un peu plus loin. Je pense à un jeu de mots latent avec "striures". En ce sens, ces "strideurs" peuvent être des "silences", puisqu'il s'agit d'un langage suraigu de la lumière, de la couleur elle-même. Ce jeu de mots réside dans le nom "clairon" également avec la présence de "clair" dans sa composition.
Or, pour "Paris se repeuple" et "Voyelles", je faisais remarquer que Fongaro se limitait au couple "clairon" et "strideurs", sans voir que s'il élargissait la comparaison entre un quatrain et un tercet, nous avions trois termes communs, en y ajoutant "suprême". Maintenant, dans le cas de "La Trompette du jugement" et "Voyelles", le rapprochement est à nouveau de trois termes. Hugo n'a pas employé le mot "strideurs", mais juste après l'expression "clairon suprême" inversée par Rimbaud Hugo lance son vers par l'emploi verbal "Se tairait" (vers 37), et juste avant il attaquait le vers 35 par la mention "Ce silence..."
Ce silence tenait en suspens l'anathème.
On comprenait que tant que ce clairon suprême
Se tairait, le sépulcre, obscur, roidi, béant,
Garderait l'attitude horrible du néant,
[...]
La proposition s'étend jusqu'au vers 47 avec l'idée de "La pourriture, orgie offerte aux vers convives", en passant par les "héros ivres, les tyrans soûls", mais un point-virgule fait repartir la phrase dans une proposition complémentaire, solidaire, qui progresse jusqu'au vers 57 à la révélation non pas d'un regard, mais d'un front divin avec le rayonnement d'une aube intense :
Blanchissant l'absolu, comme un jour qui se lève,
Le front mystérieux du juge apparaîtrait !
On a bien une grande idée de révélation latente par les couleurs, puisque, finalement, dans "Voyelles", ni le noir, ni le rouge, ni le vert, ni le bleu-violet, ni le blanc, ne sont la pleine vision de la source !
Je n'ai pas fini mes citations, je vous épargne même certains détails. En tout cas, au sujet des "candeurs des vapeurs et des tentes", j'ai déjà expliqué qu'il s'agissait de l'aube qui tombant sur les tentes réveillent les humains et les renvoient à leurs activités. J'ai cité le début du poème "Moïse" de Vigny où il est question de l'aube qui touche les tentes et les blanchit. Je pourrais faire d'autres citations, mais vu que "La Trompette du jugement" est une source explicite au sonnet "Voyelles" de Rimbaud, je ne saurais manquer de citer (à nouveau) les vers 97 à 100 de "La Trompette du jugement" :
Alors, dans le silence horrible, un rayon blanc,
Long, pâle, glissera, formidable et tremblant,
Sur ces haltes de nuit qu'on nomme cimetières,
Les tentes frémiront, quoiqu'elles soient de pierres,
[...]
Il va de soi que le poème orchestre un basculement de la voix contenue à la profération splendide. Dans "Voyelles", on a bien la matrice du "A noir" où les "Golfes d'ombre" ne peuvent manquer d'imposer à l'esprit l'idée du recueillement, avant que la parole ne se fasse expression tournée vers le monde. C'est pour moi toute la superbe du glissement de "Golfes d'ombre" à "frissons d'ombelles" avec cette reprise phonématique partielle "omb-" qui permet de créer une équivalence entre la parole recueillie dans l'ombre et la parole blanche qui communie et rayonne. Même si je peux trouver cela passablement inutile, je vais quand même citer les vers suivants qui montrent quand même que l'ombre n'est pas l'opposé net de la lumière quand il est question de parole sacralisée :
Quelque chose tremblait de vaguement terrible,
Et brillait et passait, inexprimable éclair.
Toutes les profondeurs des mondes avaient l'air
De méditer, dans l'ombre où l'ombre se répète,
L'heure où l'on entendrait de cette âpre trompette
Un appel aussi long que l'infini jaillir.
Dans cette citation, nous avons toujours l'idée d'aube, puisque l'heure de la trompette déjà préparée par l'image du coq qui veille y renvoie, nous avons l'idée de lumière comme éclair, nous avons l'ombre et donc le "A noir" mais associée aux "profondeurs des mondes" et donc à une image du tercet du O bleu-violet. Nous cernons bien une méditation qui peut à tout instant devenir lumière. Un peu plus loin, il est question "Du silence où l'haleine osait à peine éclore". Si le clairon de Rimbaud est plein de strideurs qui sont des silences, vers la fin de son poème, Hugo lâche encore tels vers: une main s'apprêtait :
A saisir ce clairon qui se tait dans la nuit,
Et qu''emplit le sommeil formidable du bruit.
Je n'ai aucun mal à rapprocher le "sommeil formidable du bruit" de l'idée de "strideurs étranges" qui sont des "silences". Nous avons vu qu'il était question des "Mondes" dans le poème hugolien, voici maintenant vers sa toute fin, alors que non des yeux mais cinq doigts se révèlent qu'il est question des "Anges" :
- Sans doute quelque archange ou quelque séraphin
Immobile, attendant le signe de la fin, -
Plongeait [...]
Parmi les détails du poème hugolien que j'ai laissés de côté, il en est que je veux ici évoquer en dernier. Dans le poème de Rimbaud, nous rencontrons au vers 9, centre du sonnet, puisque premier vers des tercets, le mot "vibrements". Là encore, dans les années 1990 ou en 1989, Fongaro avait publié une note pour préciser qu'il ne s'agissait pas d'un néologisme. Longtemps avant Rimbaud, Gautier avait employé ce mot à deux reprises, une fois dans la nouvelle fantastique "La Cafetière" parfois étudiée dans les classes de collège de nos jours, une fois dans son recueil de Premières poésies. Le mot "vibrement" est-il une création de Gautier ? En tout cas, le mot a du sens. Le mot "vibrer" est très employé en poésie au dix-neuvième siècle, et même dans le champ littéraire en général. Il peut être lié au lexique amoureux, mais il a aussi des connotations religieuses : la vibration des cloches d'une cathédrale, etc. Le mot "vibrer" renvoie aussi à l'idée d'unisson romantique dans l'univers, avatar de l'idée pythagoricienne d'harmonie des sphères, idée pythagoricienne à laquelle il est fait allusion d'ailleurs au vers 168 de "La Trompette du jugement" : "Et je ne sentais plus ni le temps ni le nombre."
Le verbe "vibrer" est un terme clef du poème "Credo in unam" rebaptisé "Soleil et Chair".
Je ne manque évidemment pas de relever la présence de l'infinitif "vibrer" au vers 60 de "La Trompette du jugement" et du mot "vibration" au vers 87 du même poème hugolien.
Enfin, si Hugo a intitulé son recueil La Légende des siècles, je n'oublie pas la résonance qu'il y a avec un livre d'édification chrétienne La Légende dorée. Et ceci m'amène à une autre étape de mon article. Je vais effectuer quelques comparaisons entre le sonnet "Voyelles" et le roman d'Emile Zola Le Rêve. Ces rapprochements ne seront pas du même ordre. Le roman de Zola ne saurait en aucun cas être une source au poème de Rimbaud, il vaudrait mieux même chercher une démonstration en sens inverse, puisque le roman de Zola a été publié en 1888 et en tout cas composé quelques années après la première publication par Verlaine d'une version du sonnet "Voyelles" dans Les Poètes maudits.
Le roman de Zola est à mon sens l'un des moins bons de la série des Rougon-Macquart, un de ceux où il éclate en même temps avec le plus d'évidence que Zola n'a jamais été un écrivain réaliste ou naturaliste malgré toute son envie de paraître tel. Mais ce n'est pas le sujet ici. Je ne ferai pas non plus de rapprochement indu entre le poème "Larme" et les premières lignes du roman où il est question de l'Oise qui gela lors du "rude hiver de 1860". Ce qui m'a amusé, c'est que plusieurs rapprochements sont faciles à faire avec "Voyelles". Premièrement, je peux ajouter à la liste des rapprochements douteux l'idée développée dans un des chapitres du roman zolien que la brodeuse doit employer le noir, le blanc, le rouge, le vert et le bleu, avec parfois de l'or pour broder les chasubles. Je me trompe peut-être, je ne sais plus s'il était question du bleu ou du violet, mais je crois bien que c'était le bleu, parce que le violet il était du côté de l'héroïne principal dont il est rappelé un nombre conséquent de fois, surtout vers le début du roman, au moins une fois vers la fin qu'elle a les yeux couleur de violette. Et au beau milieu du roman, on apprend que les fleurs lui donnent la migraine, sauf les violettes qui l'apaisent.
L'héroïne est une fille adoptée, moyennant une fausse idée selon laquelle sa véritable mère serait morte. Elle tombe amoureuse du fils naturel inavoué d'un "Monseigneur". Les deux enfants vont être sacrifiés à l'égoïsme religieux des parents. Le prêtre ne veut pas marier son fils à cette fille, il a sa propre faute à faire laver par son fils, tandis que, dans les parents adoptifs, c'est la mère qui s'en croit une, mais qui n'en est pas une, qui mène la danse, qui reproche à son mari la stérilité de son couple comme la punition d'une faute pour déclassement social, mère qui donc punit la fille pour achever le châtiment de ce qu'elle croit sa propre faute, en mentant et opérant en cachette pour l'empêcher d'être à celui qu'elle aime. Du sordide que les écrivains romantiques ou naturalistes n'admettaient pas encore en tant que tel, mais qui n'en était pas moins du sordide ! Evidemment, la petite se meurt d'amour, les adultes se rétractent trop tard, c'est-à-dire que l'héroïne meurt pendant la cérémonie du mariage dans une ambiance de fête, juste après son union et juste quand elle vient de donner le premier et donc unique baiser d'épouse. C'est du tarabiscoté. Zola est content, la symbolique, l'université aussi, c'est un des romans les plus lus de Zola, bien que peu présents dans les programmes scolaires, tout le monde s'y retrouve, sauf moi qui pense à la Rimbaud que c'est pondu comme une m... Enfin, bref ! On retrouve l'idée d'une éducation par les livres, mais à rebours des lectures romanesques d'Indiana, Emma Bovary, etc. Ici, nous avons une lectrice captivée par les choses de la religion, par les mortifications, par l'édification des vierges martyres, etc., par les récits précisément de La Légende dorée, ouvrage mentionné à bien des reprises au fil des chapitres.
Par exception, je n'ai pas accompagné ma récente relecture de ce roman de prises de notes, mais je signale à l'attention deux autres éléments importants à rapprocher du sonnet "Voyelles".
Premièrement, je l'ai déjà dit souvent, mais la candeur liée au "E blanc" renvoie à l'idée de pureté au plan religieux, il faut songer rien qu'avec Rimbaud aux "candeurs plus candides que les Maries", mais ce motif n'est pas personnel à Rimbaud. Or, dans le roman, plusieurs fois, il est question du caractère candide du personnage, avec emploi des mots "candeur" ou "candide" bien sûr, mais aussi avec l'idée d'une chambre toute blanche, car la jeune fille est passionnée par le blanc et dérobe tant, tant et plus, d'objets insignifiants de couleur blanche. C'est même ce blanc qui va l'empêcher à un moment donné de quitter sa chambre pour fuir avec Félicien. Ce blanc de candeur religieuse, c'est la soumission et l'obéissance, elle le dit elle-même au moment de renoncer à la fuite.
Deuxièmement, les "strideurs" sont à rapprocher du fait que les "Silences" du "clairon sont "traversés des Mondes et des Anges". Vous vous êtes déjà demandé quel bruit ça fait un ange ? Eh bien Zola répond à cette question dans le cas du séraphin. Dans un chapitre de son roman, même s'il me faudrait retrouver le passage, je peux affirmer qu'il est question d'une comparaison imaginaire avec le cri aigu d'un séraphin, il y avait une expression du genre "comme le cri aigu d'un séraphin".
Je pense que ces petites remarques suggestives ne manquent pas d'intérêt.
Que pensait lui Rimbaud de la métaphysique qu'il mobilisait dans "Voyelles" ? Dans "La Trompette du jugement", l'instant de basculement est assimilé à une vision de l'éternité. Rimbaud a composé un poème ayant pour titre "L'Eternité" où il veut nous faire entendre qu'elle est là ici et maintenant. Dans un poème en prose des Illuminations, "Les Ponts", "un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie", dit le poète, ce que je rapprocherais là encore d'un extrait cité plus haut de "La Trompette du jugement" : "Alors, dans le silence horrible, un rayon blanc [...]"
Dans "Voyelles", plusieurs mots rares sont employés qui font songer à un arrière-plan religieux. Fongaro a publié des notes sur "strideurs" ou "vibrements", mais aussi sur "bombinent" où ressort constamment un rapprochement avec un texte en latin de Rabelais. J'y reviendrai ultérieurement, comme je reviendrai sur l'expression "ivresses pénitentes" où le mot "pénitentes" à la rime s'avère un élément bien au centre du poème, puisque c'est le dernier mot des quatrains.
Comme Verlaine le fait entendre dans une lettre qu'il a écrite à Rimbaud au cours du printemps 1872, mais qui ne lui est peut-être pas parvenue, Rimbaud voulait alors écrire des poèmes qui seraient des prières et la note de la prière est bien présente dans les poèmes de cette époque, "Les Corbeaux" ou des poèmes de sa nouvelle manière.
Pour l'instant, je suis en train de lire des poésies en vers peu plébiscitées de nos jours. Je lis tout Desbordes-Valmore, je lis les pièces de Favart, etc. C'est un dossier qui se constitue lentement. Par exemple, le mot "asservie" à la rime est très présent dans les poèmes de Desbordes-Valmore. Je laisse tout ça mûrir, mais si vous pensez pouvoir prédire tout ce ce que je dirai à ce sujet, publiez vite, cela fera gagner du temps à tout le monde.
Je songe aussi au poème "Mémoire". La mémoire de l'eau, c'est bien sûr le reflet de la lumière du ciel, et le poème se fonde, une analyse de Cornulier allant nettement en ce sens, sur la superposition d'un flot de lumière au flot de la rivière elle-même. Je vais laisser mûrir tout ça, et quand ce sera bien prêt je publierai quelque chose. Je n'ai pas à précipiter les choses. Dites-vous que quelque chose se prépare et que "Voyelles", sonnet que je date du début de l'année 1872, véhicule une sorte de pensée métaphysique qui est très proche des poèmes du printemps et de l'été 1872.
Pour "Le Bateau ivre", il faut inévitablement se reporter à mon article de 2006 qui n'est pas si ardu que ça, qui est très bien composé, n'en déplaise aux mauvaises langues. J'aurai des corrections à apporter, sur les "noyés" en particulier je pense, mais l'essentiel de la lecture du "Bateau ivre" est posée dans cet article, selon moi.
Enfin, vu les enjeux et vu le nombre d'idées nouvelles qui fleurissent à chaque fois, et toujours en phase avec les idées principales que je défends, personne ne pourra me reprocher de m'éterniser sur le cas des "Voyelles" de Rimbaud. C'est autrement passionnant que de prendre un crayon et que de compter comme on l'verra des signes graphiques jusqu'au nombre 666, avant de se rendre compte que des "vibrements divins des mers virides", des "strideurs étranges" ou des "ivresses pénitentes" on ne sait pas ce que c'est et qu'on a aucune conversation avec les gens...