samedi 21 décembre 2019

Pour clarifier le débat sur la pagination des Illuminations

Au sujet de la pagination des feuillets manuscrits des Illuminations, je vais développer prochainement un grand dossier de mise au point, parce que visiblement il faut clarifier à chaque fois le palier sur lequel une preuve ou un contre-argument porte un coup décisif.
En effet, il y a 22 transcriptions au crayon, neuf repassages à l'encre pour les pages 1 à 9 et deux numérotations à l'encre pour les pages 12 et 18.
Par exemple, dans le dernier article mis en ligne par Jacques Bienvenu (cliquer ici pour lire cet article "La lettre du 18 avril 1874..."), l'auteur propose d'éviter le "fatras de commentaires" pour ne considérer que le seul contre-exemple du chiffre 7 barré qui repasse à l'encre un 7 au crayon non barré. Il va de soi que cet argument ne suffit pas à prouver que la pagination n'est pas de Rimbaud. Pour celui qui pense que la pagination est de Rimbaud, il suffit de se réfugier derrière le fait que ce chiffre à l'encre ne fait que repasser sur un 7 au crayon non barré. Je veux contrer ces possibilités de dérapages. Or, les 7 non barrés ne sont pas propres au seul Arthur Rimbaud, donc un 7 non barré ne peut pas rien prouver en soi. En revanche, le fait qu'il n'existe aucun 7 barré dans toute la masse des écrits de la main de Rimbaud suffit à discréditer l'attribution à Rimbaud des neuf repassages à l'encre des feuillets paginés 1 à 9. Tous les nombres de la pagination ne sont pas de la main de Rimbaud, il y a une série de neuf exceptions. Ceci suffit donc à jeter un pavé dans la mare de ceux qui affirment que Murphy a montré avec évidence que toute la pagination ne pouvait venir que de Rimbaud. Le premier souci, c'est que Murphy n'a jamais répondu à la contestation de sa thèse par les articles de Bienvenu en 2012, ni Murat, ni Reboul qui dans son article sur "Barbare" témoigne adhérer à la thèse de Murat d'une position conclusive de ce poème sur le feuillet paginé 24. Murphy ne publiera sans doute jamais les très attendus volumes II et III de son édition philologique des œuvres complètes de Rimbaud chez Champion, sachant que le tome I appellerait plusieurs corrections. Quant à Michel Murat, il a déjà proposé une version remaniée de son livre de 2003 L'Art de Rimbaud, sans remettre en cause ses prises de position de 2003 sur le statut de recueil organisé des Illuminations. Il adresse une fin de non-recevoir aux articles de 2012 de Bienvenu dans une simple note au bas de la page 204 où il ne fait que botter en touche sur un point secondaire de l'article de Bienvenu. La suite de l'article n'est pas du tout mentionnée par Murat, ce qui est assez désinvolte.
Les éditions courantes de Rimbaud ont des notices et des annotations anciennes par des rimbaldiens d'une autre époque : Pierre Brunel au Livre de poche en 1999, Jean-Luc Steinmetz chez Garnier-Flammarion depuis 1989 environ (le texte n'ayant pas véritablement changé lors d'un remaniement récent en un seul volume), Louis Forestier depuis des lustres avec une participation à plusieurs collections à son actif : Bouquins chez Robert Lafont, Poésie Gallimard et Folio classique. Sur le net, le site d'Alain Bardel est le principal relais de la critique universitaire récente sur Rimbaud. Si Alain Bardel ne cite pas la contestation franche de la thèse de Murphy dans un important dossier sur la pagination, on se retrouve face à deux incidences problématiques. Premier point : les lecteurs devront attendre encore plusieurs années avant que d'autres personnes que Guyaux publient des annotations contestant la pagination de Murphy, cela pourrait venir d'Olivier Bivort, d'Henri Scepi, etc., je n'en sais rien et je ne connais pas leurs avis respectifs, mais un truc aussi important pour moi ne peut pas passer sous le tapis. Nous sommes dans une période de transition plus ou moins longue avant l'émergence de nouveaux meneurs dans le domaine des éditions commentées des œuvres de Rimbaud. Second point : il y a un effet indésirable, c'est qu'un article de réfutation vieillit sans susciter de réactions. C'est très dangereux, car cela donne l'impression, ici à tort, que la contestation n'est pas assise sur des bases solides, mais cela nuit encore plus gravement au rimbaldisme. C'est comme sur "Voyelles" on banalise sur le tard les progrès au sein de la recherche universitaire en les assimilant à un ventre mou d'idées anciennes qui n'expliquent pas grand-chose, alors qu'elles apportent d'importantes lumières, et on se retrouve à discuter d'égal à égal avec des gens farfelus du genre de Cosme Olvera. Un tel pense que, un tel pense que, on fait un sac de nœuds, et moi je pense que ou je pense pas... Ce n'est pas une vie culturelle saine qui se profile à l'horizon.
Bref, une partie des transcriptions en ce qui concerne la seule pagination n'est pas de Rimbaud.
J'ai subtilement pris soin de distinguer le repassage des pages 1-9 et le cas des deux feuillets 12 et 18.
Or, du coup, l'argument massue de Bienvenu, ce n'est pas sur le chiffre 7, mais sur le chiffre 8 du feuillet paginé 18. Or, dans la seconde partie de son article, Bienvenu a montré que le 8 non plus n'était pas rimbaldien, puisque le mouvement de la main pour former les deux boucles d'un 8 se fait sur ce feuillet à l'envers de tout ce qu'a toujours fait Rimbaud. Et là, cette fois, la contestation est beaucoup plus frontale. Le 8 n'en repasse pas un autre au crayon et la thèse de Murphy est exclusivement tributaire de l'affirmation que ce 8 soit de la main de Rimbaud. Je veux bien jouer au grand seigneur et amuser la galerie en suggérant que ce 8 peut venir de la main de Nouveau qui l'aurait transcrit en présence de Rimbaud et à sa demande, mais je pense que tout le monde commence à comprendre que cette histoire de pagination de la main de Rimbaud ne tourne pas rond.
Maintenant, pour établir que la pagination n'est pas de Rimbaud, il faut utiliser plusieurs arguments contraignants et convergents. Il faut donc lire les deux articles de 2012 de Bienvenu, et il faut aussi bien exposer pourquoi l'argument que j'ai soumis des quatre convergences a une importance capitale dans la démonstration d'ensemble. Il faut aussi longuement parler des chiffres romains et de certains titres "Veillée", "Veillées", "Villes" notamment, avec la mention allographe "Veillées" sur le manuscrit de "Jeunesse".
Enfin, pour faire barrage à la réfutation de Bienvenu, Murat et Bardel font remarquer que Fénéon n'est pas forcément l'éditeur des Illuminations dans les numéros de la revue La Vogue, il pourrait n'avoir organisé que la seule édition en plaquette. Mais, il suffit de conserver l'argumentation de Bienvenu sans mettre de nom sur la ou les personnes qui ont paginé les manuscrits pour l'édition dans les numéros 5 et 6 de la revue La Vogue. Ce qui est déjà établi, c'est que la pagination n'est pas de Rimbaud, mais des préparateurs ayant travaillé sur les manuscrits en vue de la publication dans les numéros 5 et 6 de la revue La Vogue. De ce point de vue-là, le débat est définitivement tranché. Savoir si c'est de la main de Fénéon, c'est accessoire.
Enfin, je reviendrai aussi sur l'idée que les poèmes en prose aient été recopiés avec Germain Nouveau non en avril-mai 1874 à Londres, ni à la fin de 1873 en France, car ce point de vue était tout autant défendable, mais au début de 1875 à Charleville. Cela modifie les perspectives et je suis convaincu par la nouvelle mise au point de Bienvenu sur le sujet. Par exemple, je trouvais invraisemblable que la critique rimbaldienne admette passivement que la plupart des Illuminations aient été composées entre septembre 1873 et juin 1874 avec autant de textes sur l'Angleterre, alors que Rimbaud n'y était quasi jamais. Je continue de penser que maintes proses furent écrites en présence de Verlaine avant Une saison en enfer, mais cette fois on a un cadre qui enfin peut légitimer l'idée d'un débat plus compliqué sur la datation des Illuminations, ce qui n'en déplaise à Murphy, Reboul et bien des rimbaldiens n'était pas le cas auparavant dans le cadre étroit d'une production partiellement et négligemment mise au propre en juin, sinon mai 1874.
Enfin, sur la pagination des manuscrits, il est piquant de constater l'importance qui lui est conférée, alors que les rimbaldiens n'en ont rien fait du tout pour avancer dans la compréhension. C'est pour cela que ma lecture de "A une Raison" et "Matinée d'ivresse" est un véritable pied-de-nez. Je montre qu'avant de voir du sens dans une distribution non avérée il faudrait déjà s'intéresser aux suites avérées. En effet, la plupart des lecteurs sont convaincus qu'il est question de paradis artificiels dans "Matinée d'ivresse", mais pas pour "A une Raison". Quelques critiques ont changé d'avis. Bruno Claisse était convaincu qu'il était question d'une allusion au hachisch et il a cessé de l'être dans un second article qu'il a consacré au poème (le premier article n'a paru qu'en revue). Aujourd'hui, plus personne n'affirme l'anachronisme selon lequel Rimbaud s'inspirerait de la définition baudelairienne du Beau dans le livre posthume Fusées publié en 1887. Au-delà de l'idée d'une allusion au hachisch, les lecteurs de Rimbaud sont habitués à considérer que Rimbaud se réclame des assassins qui seraient les communeux insultés ainsi par la réaction versaillaise.
Pourtant, si j'applique la lecture suivie des proses si chère aux tenants d'une pagination rimbaldienne pour un recueil savamment organisé, je constate que la logique entre ces deux textes, c'est que le poète adhère à une ivresse qui prend fin dans "Matinée d'ivresse" et qui cède la place au "temps des assassins". Il me semble plus logique de considérer que les "assassins" sont les tenants d'une ivresse qui s'oppose au "Beau" et au "Bien" rimbaldiens. Rimbaud, tout comme les communeux, peut très bien, au lieu d'endosser le terme injurieux d'assassins, l'utiliser pour nommer ses ennemis. L'allusion au hachsich, par le biais peu évident en soi du jeu sur l'étymologie, n'est pas clairement étayée par ceux qui la soutiennent. Et enfin, dans "Barbare", Rimbaud dénonce clairement des assassins comme un groupe qu'il fuit ("loin des anciens assassins") et jusqu'à plus ample informé dans l'expression "vieilles fanfares d'héroïsme" le mot "fanfares" sert à fustiger l'esprit cocardier des bonapartistes, comme peut suffire à l'attester la lecture du livre La Commune de Louise Michel par exemple. Or, si j'ignore l'avis de Murphy sur "barbare", plusieurs tenants de la pagination rimbaldienne des Illuminations (Claisse, Reboul, Murat, Bardel, etc.), loin de prendre en considération le fait que "A une Raison" et "Matinée d'ivresse" se suivent sur un feuillet manuscrit, loin de considérer la logique de succession chronologique de la nouvelle harmonie et du temps des assassins, loin de considérer les connotations communalistes du mot "fanfares", soutiennent que Rimbaud se reproche d'avoir fait partie des "anciens assassins" dans "Barbare" et cela va jusqu'à l'idée, pour moi hautement improbable, que Rimbaud a voulu qu'on lise d'abord "A une Raison" et "Matinée d'ivresse" pour qu'on constate comment il les récuse ensuite en composant "Barbare", poème qui vient plus loin dans le recueil, qui passe du coup pour avoir été composé plus tard, raisonnement que je me garderai bien de partager. Mais si Rimbaud a récusé "Matinée d'ivresse", pourquoi a-t-il conservé ce poème ? Il aurait uniquement cédé à la vanité de le trouver joli, bien écrit ! Ce recueil ne serait qu'un témoignage, moins poétique que documentaire, de son évolution de pensée. Les proses vous donnent-elles le sentiment que "Solde" ou "Génie" viennent après que "Barbare" ait récusé les discours de "A une Raison" et "Matinée d'ivresse"? J'attends les justifications de pied ferme. Face à la théorie d'un recueil aux poèmes clairement distribués dans cet ordre pour montrer une pensée qui révise progressivement la parole qu'elle délivre, je considère qu'il reste à prouver que les proses se contredisent entre elles et que la succession des textes "A une Raison" et "Matinée d'ivresse" fragilise considérablement les lectures consensuelles de "Matinée d'ivresse" et "Barbare". Mon effort pour donner du sens à la succession avérée de deux proses sur les feuillets manuscrits sera-t-il apprécié par les tenants de la pagination rimbaldienne ? Tout m'invite à penser que non.

samedi 7 décembre 2019

Retour sur la pagination des Illuminations, démenti formel au consensus actuel

J'ai découvert avec quelques jours de retard la mise en ligne d'un énorme dossier sur les manuscrits des Illuminations d'Arthur Rimbaud sur le site d'Alain Bardel.


Il s'agit d'un dossier partisan qui affirme que plusieurs rimbaldiens tels que Steve Murphy, Michel Murat et d'autres ont raison de penser que la distribution habituelle des poèmes en prose des Illuminations correspond à un recueil voulu par Rimbaud et qu'il aurait été même publié dans l'ordre voulu par Rimbaud.
De Rimbaud, il n'existe comme œuvres achevées que la nouvelle Un cœur sous une soutane et le livre Une saison en enfer. Une unité existe pour Les Déserts de l'amour, mais nous ne pouvons pas affirmer qu'il s'agit d'une œuvre aboutie. Il est possible que l'ensemble devait être autrement étoffé. Nous avons un "avertissement" et deux textes brefs. Il y a même fort à parier que c'était une première version du début d'une œuvre perdue telle que La Chasse spirituelle.
Quant aux poésies de Rimbaud, elles n'ont jamais été fixées dans des recueils. On peut s'amuser à publier l'Album zutique en respectant scrupuleusement la distribution du livre manuscrit, mais il est facile de montrer que ce n'est pas un recueil avec un ordre de lecture prémédité.
J'ai déjà combattu avec la plus grande fermeté les recueils de poèmes en vers qui nous sont imposés : le cahier de Douai qui n'étant pas un cahier est devenu une parade universitaire abstraite le "Recueil Demeny", et le dossier manuscrit paginé confectionné par Verlaine, même pas par Rimbaud, où sans aucune preuve les critiques affirment que la pagination n'est pas celle d'un portefeuille, mais d'un recueil. En même temps que ce portefeuille paginé, Verlaine tenait une liste des œuvres de Rimbaud avec le nombre de vers pour chaque poème et cette liste était poursuivie par un nombre conséquent de poèmes non encore recopiés par Verlaine, poèmes non flanqués de la précision de leur nombre de vers, ce qui prouve bien qu'il ne pouvait les recopier, faute d'avoir les manuscrits sous la main.
Ces deux études peuvent être consultées sur le blog Rimbaud ivre de Jacques Bienvenu, et ces études avaient été signalées à l'attention par Alain Bardel lui-même, soit quand il a évoqué les débuts du blog Rimbaud ivre dans sa page "Rimbaud sur la toile", soit quand il a mentionné des articles d'actualité parus sur le net.
Voici les liens pour ces articles, car les gens constateront qu'il y a une continuité, une sorte d'envie irrépressible de nombreux critiques rimbaldiens de considérer que Rimbaud n'a pas laissé que des poèmes épars, mais qu'il a aussi conçu des recueils qui pourraient s'étudier formellement tout comme on étudie l'une des trois éditions des Fleurs du Mal, une édition des Contemplations, des Châtiments, un recueil de Verlaine comme Fêtes galantes, Romances sans paroles et Sagesse. Face à cela, je dénonce des arguments spécieux et je m'attache à montrer toutes les preuves formelles qui ne permettent pas un seul instant d'admettre ces recueils qu'on impose aux lecteurs, qu'on VOUS impose de lire comme des évangiles intouchables.


Dans le cas des Illuminations, au-delà de la question toujours en suspens s'il faut ou non y inclure les poèmes en vers nouvelle manière, car ce sujet n'a toujours pas de réponse tranchée jusqu'à plus ample informé, il faut rappeler que le débat pose un premier problème d'extension indue. Le débat ne devrait porter que sur la partie paginée des poèmes en prose, pas sur les feuillets non paginés contenant des poèmes en prose, pas sur les feuillets ayant une pagination indépendante comme "Génie" et "Solde". Et si le débat doit porter sur tous les feuillets paginés ou non, paginés différemment ou non, comment se fait-il qu'il n'y ait pas d'étude incluant le traitement des manuscrits des poèmes en vers seconde manière ?

En tout cas, depuis une vingtaine d'années, il est affirmé que la pagination en 24 pages de feuillets manuscrits des poèmes en prose des Illuminations est de la main de Rimbaud, sauf qu'il y a eu un démenti sur la toile par un article publié en deux parties par Jacques Bienvenu sur le blog Rimbaud ivre. Cette contestation date de 2012 et Alain Bardel ne peut pas l'ignorer, puisqu'il l'évoque sur son site. La page sur les actualités rimbaldiennes sur la toile ne remontent plus jusqu'en 2012, mais je signale à l'attention la page "Tableau historique de l'édition rimbaldienne", titre alternatif : "Chronologie de l'édition rimbaldienne", dont je donne le lien (cliquer ici).
Et j'en cite le passage suivant :
2012 Jacques Bienvenu, "La pagination des Illuminations", site Rimbaud ivre — Jacques Bienvenu conteste les arguments de Steve Murphy en faveur d'une numérotation auctoriale des vingt-quatre premières pages du manuscrit des Illuminations.
Dimanche 12 février 2012 :
http://rimbaudivre.blogspot.fr/2012/02/la-pagination-des-illuminations-par.html
Mardi 6 mars 2012 (suite) :
http://rimbaudivre.blogspot.fr/2012/03/la-pagination-des-illuminations-suite.html


Dans l'actuel dossier, cette contestation n'est rapportée nulle part.
Intéressons-nous à cette contestation sur laquelle dans son tableau Alain Bardel ne se prononce pas, visiblement parce qu'il n'a que réserve à son sujet.
Je précise que la partie intitulée (suite) est la plus importante, mais il faut prendre en compte les deux parties et lister les arguments.

Dans la première partie, mise en ligne le 12 février 2012 (cliquer ici), voici les arguments successifs.

1) En 1946, comme certaines transcriptions chevauchent plusieurs feuillets, l'idée se propage déjà que l'ordre du recueil vient de Rimbaud, mais la contestation qui va de soi, c'est que cela ne vaut que pour quelques suites, il y aura encore un grand nombre de ruptures à considérer.
2) Bouillane de Lacoste n'a pas étudié la pagination, mais il a interrogé Félix Fénéon cinquante ans après les faits, lequel a prétendu qu'il avait trié des manuscrits volants non paginés. Le témoignage n'aurait aucune valeur, parce que cinquante ans après les faits Fénéon n'a certainement pas une mémoire réelle des faits et d'ailleurs il exprime lui-même ses doutes sur ses souvenirs. La thèse de la pagination des manuscrits par Rimbaud s'appuie fortement sur le discrédit complet du témoignage de Fénéon. Or, Bienvenu exhibe le témoignage de Fénéon de 1886, l'année de la publication des Illuminations dans deux ordres bien distincts (revue et plaquette). En 1886, Fénéon ne devait avoir aucun problème de mémoire, il venait de publier le recueil de Rimbaud et il ignorait complètement à quel point ce jeune absent allait devenir un poète réputé. Ce témoignage de 1886 n'est jamais mis en avant dans l'étude de Murphy et dans l'ensemble des études qui se réclament de sa thèse. En octobre 1886, Fénéon a écrit dans le "journal hebdomadaire" Le Symboliste, à une époque où Rimbaud d'ailleurs est encore vivant, que "[l]es feuillets, les chiffons volants de M. Rimbaud, on a tenté de les distribuer dans un ordre logique. D'abord, des révolutions cosmiques, et s'ébat sa joie exultante et bondissante, aux tumultes, aux feux. Puis des Villes monstrueuses [...]." Pour en lire plus, il suffit de se reporter à l'article de Bienvenu qui livre aux yeux les plus sceptiques un fac-similé de ce précieux document. Avant d'accuser Fénéon de mentir, il va falloir expliquer l'omission de ce document d'époque dans la thèse d'une pagination voulue par Rimbaud. Fénéon mentirait auprès de Bouillane de Lacoste et il aurait de mauvais souvenirs en 1963, sauf qu'il disait exactement la même chose en 1886.
3) Une autre objection solidaire de celle développée dans le point 2, c'est que si Rimbaud a paginé lui-même les manuscrits, comment se fait-il que la première édition originale en plaquette et non plus en revue des Illuminations ne suive pas cet ordre. Les poèmes en prose n'étaient pas dans le même ordre selon qu'ils étaient publiés dans la revue ou dans la plaquette ! Et il faut ajouter à cela le mélange des proses et des vers, puisque si le dossier a été paginé par Rimbaud pourquoi à chaque fois les éditeurs de 1886 ont trouvé bon d'y mélanger les vers. Vous en connaissez beaucoup des recueils de poésies où les vers et les proses sont ainsi mélangés aléatoirement ? En tout cas, à la fin du dix-neuvième siècle ?
4) Enfin, il y a une objection formulée par Guyaux dans sa thèse de 1985 Poétique du fragment. Seule une partie des feuillets manuscrits est numérotée, le caractère partiel de l'opération doit suffire à créer un doute dans l'esprit du chercheur, mais en sus la pagination en 24 pages de 23 feuillets coïncide avec la publication dans les seuls volumes 5 et 6 de la revue La Vogue.
Je reprends ici l'argumentation pour dire qu'il y a deux options. Ou la pagination est le fait des éditeurs dans la revue La Vogue au moment de la confection des numéros 5 et 6, ou la coïncidence n'en serait pas une parce que les éditeurs auraient fait exprès de publier en deux numéros la partie paginée et aurait gardé la partie non paginée pour la suite.

Passons à la deuxième partie de cette étude. (cliquer ici)

En fait, la pagination des manuscrits n'est pas homogène. Il y a des numérations au crayon, d'autres à l'encre et il y aussi une façon d'entourer ou de souligner le numéro de page qui change. Et cette pagination concerne également des feuillets de formats différents.
Or, la pagination à l'encre ne concerne que les pages 1 à 9, puis la pagination se fait au crayon, sauf qu'il y a deux feuillets paginés 12 et 18 qui sont à l'encre et qui coïncident avec un formatage où un titre coiffe un texte en plusieurs parties. Il y a deux Veillées qui en rejoignent une troisième, et il y a un ensemble de poèmes brefs réunis sous le titre de "Phrases". Les feuillets 12 et 18 n'ont pas le même format que la dominante des autres feuillets paginés.
Le raisonnement qui passe pour une évidence, c'est que seul Rimbaud pouvait remplacer des manuscrits. Seul l'auteur peut renoncer à un manuscrit, en reprendre un autre ou en composer un autre. Seul l'auteur a plusieurs jeux de copies. Les feuillets 12 et 18 ne s'expliqueraient que par des remaniements d'auteurs. On refuse d'envisager l'hypothèse que Rimbaud a réellement laissé un manuscrit "Veillées I et II" et un manuscrit avec un premier poème intitulé "Veillée". On pense qu'il a lui-même rassemblé la série "Veillées I, II et III", alors même qu'on a pourtant une autre série sur les "villes" qui n'est pas du tout harmonisée de la sorte, puisqu'on a une "Ville" au singulier et plus loin deux poèmes avec le titre "Villes" au pluriel séparés l'un de l'autre par un poème ayant un tout autre titre "Vagabonds". Pour la section des "Phrases", on sait que le feuillet portant ce titre sépare trois textes par des traits ondulés, alors que le feuillet qui désormais est supposé lui faire suite sépare plusieurs poèmes brefs par une série de trois croix comme c'est le cas pour le poème qui suit "Being Beauteous". Personne n'envisagera que le poème "J'ai tendu des cordes..." suivrait plus naturellement ce poème "Ô la face cendrée..." à la suite de "Being Beauteous". Ici, nous oserons nous poser la question.
Remarquons au passage que le feuillet 12 est déchiré ou coupé vers le bas au niveau de trois croix, ce qui signifie qu'il y avait sans doute au moins un autre texte à la suite et ce qui discrédite l'idée que "Phrases" forme un unique poème nettement articulé incluant trois sections du feuillet 12 et cinq autres du feuillet 12. Il est évident que les cinq textes du feuillet 12 ont une lecture autonome, chacun se lit séparément autrement dit, alors que la question se pose pour les trois sections du poème "Phrases" sur le seul feuillet 11.
En fait, on croit que ces remaniements sont une évidence et que cela suppose obligatoirement la présence de copies concurrentes des mêmes textes, alors qu'on peut très bien imaginer que Fénéon avait les manuscrits que nous connaissons devant lui sans pagination et que c'est lui-même qui a forcé le rapprochement de "Veillées I et I" avec "Veillée", que c'est lui-même qui a cru à la suite "Phrases" que nous connaissons aujourd'hui. On rappellera quand même que le texte "Jeunesse" des Illuminations est réputé posé problème. Il est composé de quatre textes flanqués de chiffres romains, mais seuls trois textes ont un titre propre, le quatrième n'en a pas, et surprise, un ajout sur le manuscrit au crayon indique qu'il serait une sorte de "Veillées IV", preuve tangible que l'éditeur pouvait lui-même prendre l'initiative de donner des titres aux poèmes et réarranger certaines séries. L'initiative n'a pas été conduite à son terme, mais le manuscrit porte la marque d'une telle hésitation et cette mention "Veillées" n'est pas considérée comme étant de la main de Rimbaud, ni même de Germain Nouveau !
Pour sa démonstration, Murphy qui pense donc que la pagination est de Rimbaud lui-même est obligé d'étudier la forme des chiffres comme Bouillane de Lacoste a étudié la forme des lettres et a eu le bonheur de considérer une évolution remarquable dans le cas de la lettre "f". Or, pour les chiffres, l'idée d'une singularité de l'écriture est quasi inévitablement moins probante. Murphy n'arrive pas du tout à des résultats convaincants, mais, à rebours de tout son raisonnement, il concède que la forme du 7 dans le manuscrit des Illuminations est surprenante. Et c'est là que Bienvenu fait entendre une réserve extrêmement importante. Rimbaud ne barrait jamais ses 7, sachant qu'il a vécu jusqu'en 1891, et là le 7 est barré. C'est un trait distinctif remarquable pour un chiffre, c'est le seul sur toute la pagination qui permet de faire de la recherche graphologique à la manière de Bouillane de Lacoste et c'est précisément le signe distinctif qui laisse penser que la pagination n'est pas de l'écriture de Rimbaud. L'étude montre quelques fac-similés d'époque en face de ce "7" qui effectivement n'est pas rimbaldien.
Maintenant, il y a un passage de la démonstration qui me concerne et je vais citer cet extrait :

Commençons par traiter la question des chiffres des 9 premiers feuillets au crayon repassés à l'encre. David Ducoffre me soumet une idée séduisante. Il observe des coïncidences qui suggèrent que La Vogue a voulu dans un premier temps publier 9 feuillets. On a déjà vu que les numéros des 9 premiers feuillets sont repassés à l'encre. Au bas du feuillet 9, on trouve écrit au crayon la mention "Arthur Rimbaud" qui donne l'impression qu'on clôture une série comme à la fin de la série de poèmes du numéro 5 de la revue où était inscrit "Arthur Rimbaud". Par ailleurs, c'est seulement jusqu'au feuillet 9 que tous les titres sont entourés par des crochets fermés ou non au crayon. Enfin, André Guyaux observe que : "le verso du feuillet 9 est plus jauni que les autres et porte des marques digitales. Il est tout simplement sali, comme s'il avait servi de couverture à une série de feuillets [...]". Tout donne donc à penser que, dans un premier temps, les éditeurs de La Vogue, avaient l'intention de faire une première série avec les 9 feuillets. Le recopiage à l'encre semble bien être une indication de Fénéon (ou d'un autre dirigeant) pour l'impression.

En clair, il y a quatre points de convergence. Le bas du feuillet 9 porte la mention "Arthur Rimbaud" qui est une signature d'auteur qu'on a inscrite sur le manuscrit pour que l'ouvrière-typographe l'incorpore dans la préparation des planches. La pagination a été faite initialement au crayon, mais le repassage à l'encre tend à lui donner un caractère définitif. Le repassage des chiffres à l'encre coïncide bien avec la mention finale "Arthur Rimbaud". Et le papier jauni du feuillet 9 qu'évoque Guyaux, lequel songe lui-même à une couverture pour une liasse manuscrite, confirme à un troisième niveau l'unité de cet ensemble.
Certes, dans la revue, on n'a pas eu cette unité de neuf feuillets, mais le numéro 5 offre une série qui se termine par la mention "Arthur Rimbaud", il est donc facile d'en inférer que la série initialement prévue a été rallongée jusqu'au feuillet paginé 14. Le numéro 5 de la revue nous offre le texte des 14 premiers feuillets et la mention "Arthur Rimbaud" est tout simplement reportée du bas du feuillet 9 au bas de la transcription du poème "Ornières".
Pour apprécier cette signature d'auteur sur le manuscrit et sur l'édition originale des Illuminations dans le numéro 5 de la revue La Vogue, il suffit de vous mettre les liens pour accéder aux fac-similés de documents qui sont bien en ligne sur le site Gallica de la BnF.



Appréciez au passage, si pas le papier jauni, au moins les salissures visibles du fac-similé du feuillet 9 aussi bien au recto sur le lien précédant qu'au verso qui, malgré l'absence de texte, est lui aussi numérisé.


Il va de soi qu'une fois sur le document vous allez pouvoir vérifier page après page la numération des pages ou feuillets.
Mais j'ai insisté sur une quatrième convergence. Jusqu'au feuillet 9, les titres sont flanqués de ce que j'ai appelé des crochets. Il s'agit pour être plus précis de chevrons "<" et ">". On peut les appeler des "crochets obliques", des "anti-lambdas", d'anciennes formes de guillemets français, mais leur appellation communément admise aujourd'hui est celle de "chevrons".
Vous pouvez vous-même passer en revue les feuillets manuscrits. Ces chevrons sont tracés au crayon, tout comme la signature finale "Arthur Rimbaud" au bas du feuillet 9.
Précisons que les chevrons ont des usages importants en linguistique et en informatique, ainsi qu'en mathématiques, etc. Mais j'insiste sur l'usage linguistique et même si c'est anachronique sur l'usage informatique qui hérite évidemment des mécanismes d'encodage typographique. En linguistique, le chevron permet d'insister sur la transcription graphique de ce qui est encadré, et en informatique les chevrons permettent de créer un balisage autour de mots ou de passages écrits qui vont avoir leur propre formatage graphique.
Or, dans le cas des neuf premiers feuillets paginés du dossier des Illuminations, les crochets obliques concernent les titres des poèmes et uniquement les titres des poèmes. Par exemple, il n'y a pas de recours aux chevrons pour les trois croix du poème qui suit "Being Beauteous", ni pour les chiffres romains des textes intitulés "Enfance" et "Vies". Les chevrons servaient à indiquer la présence des titres et la nécessité d'un soin particulier à leur présentation typographique : majuscules, taille des caractères, éventuellement des espacements différents entre les lettres ou d'une ligne à l'autre et bien sûr émargement différent pour centrer le titre et éviter de commencer une transcription avec le simple retrait d'un début de paragraphe. On peut penser aussi que les chiffres romains et les trois croix (astérisques dans les impressions modernes des textes concernés) n'étaient pas interprétés comme des titres par les éditeurs des Illuminations en 1886.




Cette fusion du poème "Being Beauteous" avec "Ô la face cendrée..." révolte mon intuition, mais nous n'en débattrons pas ici.
Voici le détail des titres des feuillets flanqués d'un chevron. Je vais aller bien évidemment au-delà du feuillet paginé 9 et je ne citerai pas tous les feuillets, puisque sur certains feuillets on a des suites de transcription sans mention d'un nouveau titre, notamment dans le cas des séries "Enfance" et "Vies", puisque les chiffres romains I, II, III, IV ou V ne sont pas concernés par ce relevé. Je mets les deux chevrons, ou le seul chevron, ou aucun chevron selon l'état du manuscrit comme tout le monde peut vérifier à partir des liens ci-dessus.

<Après le Déluge> Feuillet 1
<Enfance> titre en haut du feuillet 2
<Conte> titre vers le haut du feuillet 5
<Parade> titre en haut du feuillet 6
<Antique titre en haut du feuillet 7
< Being Beauteous titre vers milieu du feuillet 7
<Vies titre en haut du feuillet 8
<Départ titre proche du milieu du feuillet 9
<Royauté titre vers le dernier quart du feuillet 9
Enfin au bas du feuillet 9, la mention Arthur Rimbaud et au crayon tout comme les crochets obliques < et > que j'ai signalés à l'attention au niveau des titres.

A partir du feuillet 10, pagination au crayon, et les crochets n'entourent plus les titres.
 A une Raison et Matinée d'ivresse feuillet 10 pas de crochets.
Phrases (je ne parle que du titre, pas de la délimitation de l'oeuvre) pas de crochet feuillet 11
Feuillet 12 aucun commentaire à faire sur les astérisques vu le cas du feuillet avec "Being Beauteous"
Les Ouvriers (déterminant barré, mais ici ça ne nous préoccupe pas) Les Ponts pas de crochets feuillet 13
Ville, Ornières, pas de crochet feuillet 14

Précisons que le numéro 5 de la revue La Vogue correspond à la transcription des quatorze premiers feuillets paginés ! L'idée, c'est que la revue prévoyait de ne publier que les neuf premiers feuillets et une rallonge a été accordée jusqu'au feuillet paginé 14. Cette fois, la pagination n'a pas été repassée à l'encre, les titres n'ont plus été flanqués de chevrons. La préparation des manuscrits a donc été moins soignée, soit qu'il a fallu se presser, soit que les éditeurs aient considéré que les ouvrières-typographes avaient bien compris le fonctionnement en traitant les neuf premiers feuillets.
Et notez bien que la non préparation des titres sur les manuscrits a eu une conséquence fâcheuse pour les transcriptions des feuillets désormais paginés 10 à 14, puisque le titre "Les Ponts" a été oublié et et les éditions originales des Illuminations ont créé un texte hybride intitulé "Ouvriers" qui fond ensemble les paragraphes des poèmes "Ouvriers" et "Les Ponts", sans la moindre mention du titre "Les Ponts". Il y avait donc un partage des tâches où la personne chargée des titres était distincte de la personne chargée des textes dans la préparation typographique des éditions. Et au moment de la mise en commun, les manuscrits n'étaient visiblement pas consultés une dernière fois. Ce problème pour le titre "Les Ponts" va se poser pour "Fête d'hiver" comme nous le verrons plus loin.
Les feuillets 10 à 14 sont au crayon à l'exception du feuillet 12. Dans son étude, Bienvenu précise que le geste d'écrire à l'encre sur un manuscrit d'auteur serait plutôt un geste de patron. Pour avoir étudié l'exemplaire annoté du Reliquaire qui a servi chez Vanier pour préparer l'édition des Poésies complètes de Rimbaud de 1895, j'ai pu constater l'usage du crayon gris habituel, du crayon bleu, du crayon rouge et de l'encre. Il semble aller de soi que l'encre a un certain caractère d'autorité dans le monde de l'édition. Repasser la pagination faite au crayon à l'encre, c'était une façon d'affirmer le caractère définitif d'une décision.
Maintenant, la résistance concerne la pagination à l'encre des feuillets 12 et 18.
En fait, il y a une pagination intégralement au crayon sauf pour les feuillets 12 et 18, ce qui ferait 22 pages sur 24 initialement paginées au crayon. Mais dans cette série de 22 pages, il y a deux exceptions. Normalement, tous les feuillets n'ont de transcription qu'au recto. L'avant-avant-dernier ou antépénultième feuillet fait exception, il y a une pagination 21) au recto et une pagination 22) au verso, mais l'originalité c'est que le nombre 22 pouvait difficilement figurer en haut à droite de la page, il est reporté dans la marge gauche et la boucle qui entoure le nombre est un peu différente, plus circulaire. Or, si le feuillet 23) est de nouveau en haut à droite, le dernier feuillet qui ne comporte pourtant qu'une transcription au recto ne permet pas non plus d'inscrire un 24 en haut à droite et on a à nouveau un report dans la marge de gauche avec le même effet d'encerclement bien rond du nombre 24 comme c'était le cas pour le nombre 22. Or, les feuillets 12 et 18 font précisément partie des feuillets qui n'ont pas le format de l'écrasante majorité des feuillets de l'ensemble paginé.
Le feuillet 12 correspond à un enchaînement de textes brefs séparés entre eux à chaque fois par trois croix et un certain espacement. Ce feuillet a été découpé et il a été découpé au niveau de trois croix, ce qui laisse penser qu'il devait y avoir encore au moins un autre texte, et si tel est le cas sa suppression permet d'envisager l'autonomie de chaque texte et d'exclure l'idée d'un poème suivi ayant son unité. Tout au haut du feuillet, le texte ne permet pas de transcrire la pagination à droite, la pagination a été reportée dans la marge gauche et un peu à la manière des feuillets paginés 22 et 24 on a un soulignement différent du nombre, ni deux côtés d'un carré, ni un cercle, mais un trait oblique. Le cas des feuillets 22 et 24 permet de ne pas nous étonner de la variante de soulignement du nombre, variante qui va concerner le feuillet 18 également. Ensuite, dans la relation au feuillet 11 qui contient le poème "Phrases", plusieurs éléments invitent à ne pas considérer comme évidente du tout la création d'un poème transcrit sur deux feuillets intitulé "Phrases" par le seul auteur Arthur Rimbaud. Outre que la lecture enchaînée des deux feuillets ne flatte pas l'intuition que nous avons affaire à un poème unique, sur le manuscrit du feuillet 11, les séquences sont séparées par des traits ondulés, alors que nous avons parlé de séries de trois croix pour les textes du feuillet paginé 12. Il faut par ailleurs remarquer que le feuillet 12 n'est accompagné d'aucun texte avec un titre. Rien, absolument rien ne permet d'affirmer que Rimbaud a voulu l'enchaînement de ces deux feuillets. Le feuillet 12 n'offre aucun titre et il a un format différent du reste de la liasse. Le nombre à l'encre semble témoigner d'une décision d'éditeur qui veut que ce feuillet soit considéré comme la suite du poème "Phrases". Sa pagination n'est pas au crayon, parce qu'il a fait l'objet d'une réflexion mûrie et parce qu'il est question d'insérer ce document dans la masse. Vu le nombre de poèmes non paginés, et cela implique la série en quatre parties "Jeunesse", on ne voit pas pourquoi Rimbaud aurait paginé ce feuillet d'une manière distincte des autres dans sa liasse. Il s'agit d'une trace d'un moment de négociation dans la préparation d'une édition des poèmes de Rimbaud.
Le cas du feuillet 18 semble présenter un aspect plus original, puisque le feuillet 18 livre le début et non la fin de la série de trois "Veillées". Ceci dit, le feuillet a son unité, il est intitulé "Veillées", il comprend deux poèmes I et II, et le bas de la page aurait permis le début de transcription d'une suite et pourtant il est resté intact. Le feuillet 19 contient une prétendue suite, mais le manuscrit a eu un état originel dans tous les cas. On a un titre au singulier "Veillée" qui est authentique. Il a été biffé et remplacé par un chiffre romain III pour faire suite à "Veillées I et II". Rien ne permet d'affirmer que Rimbaud a conçu lui-même cette suite. Il suffisait à Fénéon ou un autre éditeur de constater qu'il y avait une proximité entre les titres "Veillées" et "Veillée", puis de barrer le titre au singulier en le remplaçant par un III, avant de paginer l'ensemble. Le feuillet bien distinct de l'ensemble a été paginé 18 à l'encre parce qu'il était avec le feuillet 12 l'objet de débat. On peut penser que cela n'est pas certain, que Rimbaud pourrait réellement être l'auteur de ces remaniements, mais on ne peut pas prétendre avoir prouvé qu'il était impossible à Fénéon et aux éditeurs de La Vogue de créer eux-mêmes cette série, surtout à partir du moment où nous savons que le manuscrit de "Jeunesse" montre une écriture allographe qui a un temps envisagé de faire passer le texte "Tu en es encore à la tentation d'Antoine..." comme une quatrième "veillée", alors même que ce texte numéroté IV figurait à la suite de II Sonnet et de III Vingt ans, ce qui a suffi à les réunir à Jeunesse I Dimanche.
Si Rimbaud a créé la suite des trois "Veillées", c'est quand même impressionnant cette coïncidence qui veut qu'ait avorté de justesse le projet par un éditeur de La Vogue de transformer "Jeunesse IV" en "Veillées IV". En tout cas, cela montre que les manipulations de La Vogue pour créer des séries de poèmes sont une réalité, ce qui encore une fois fragilise énormément la thèse d'une pagination voulue par Rimbaud. Au plan de la rigueur philologique, Rimbaud a laissé un manuscrit de "Veillées I et II" et un autre de "Veillée". On peut spéculer qu'il ait ensuite créé une suite I, II et III, mais ce n'est pas du tout certain, loin de là. Dans le cas de "Phrases", personne, même parmi les tenants de la thèse d'une pagination de la main de Rimbaud, ne soutient que les textes du feuillet paginé 12 font corps avec les trois textes ou trois paragraphes de "Phrases".
Et pour prendre les choses sous l'angle de vue le plus étroit, imaginons que Rimbaud ait lui-même fait se suivre les feuilles 11 et 12, et les feuillets 18 et 19, tels que nous les connaissons aujourd'hui, il ne serait même pas exclu que Fénéon ait lui-même insisté sur la pagination de ces feuillets dans la crainte qu'ils ne soient séparés de leur suite respective. Or, plein de manuscrits de Rimbaud ne sont pas paginés, cela inclut "Jeunesse" pour lequel nous avons les poèmes II, III et IV sur un feuillet séparé sans rappel du titre "Jeunesse". S'il n'a pris aucun soin du manuscrit de "Jeunesse", pourquoi en aurait-il eu dans le cas de "Veillées", alors que dans l'état initial le titre autonome "Veillée" n'avait rien de problématique ?
Le raisonnement de Murphy sur la pagination des feuillets 12 et 18 n'a pas du tout le caractère d'évidence qu'il prétend et que beaucoup admettent à sa suite.
En revanche, les chevrons, la signature Arthur Rimbaud, les mentions allographes "Veillées" ou "Illuminations" sont des réalités. L'usure du feuillet 9 est une réalité, la coïncidence de la signature "Arthur Rimbaud" avec le repassage de la pagination à l'encre est une réalité. Le témoignage de Fénéon sur des feuillets qu'il a réorganisé est une réalité qui date de 1886 même, et la distribution différente du recueil entre les numéros de la revue La Vogue et la plaquette, d'ailleurs ultérieure, sont aussi de la réalité. Et le mélange des vers avec les proses est aussi une réalité. La non pagination ou pagination distincte de plusieurs manuscrits est une réalité. Le fait que les 24 pages numérotées coïncident avec le contenu des numéros 5 et 6 de la revue La Vogue en 1886 est encore une réalité.
Non, mille fois non, nous n'avons jamais eu de recueil des Illuminations de Rimbaud entre les mains. On en a menti !
L'inspection pour le soulignement des titres peut se poursuivre. A partir du feuillet 15, les éditeurs ont cafouillé, il y a deux titres au pluriel "Villes". Il y a eu des hésitations sur l'ordre à donner aux deux poèmes, hésitations qui pourraient s'expliquer si les feuillets volants leur étaient parvenus dans le désordre et si les éditeurs avaient dû reconstituer les suites de textes. Les feuillets Villes, Vagabonds et Villes ont quelque chose d'original, puisque, transcription continue sur plusieurs feuillets, le chiffre romain I accompagne le deuxième texte "Villes" et le premier est flanqué d'un II, ce qui est illogique. L'incident peut venir de ce que les éditeurs ont cafouillé et n'ont pas mis immédiatement les feuillets dans le bon ordre. Il est hélas ! difficile de traiter du caractère allographe ou non d'un chiffre romain I. Cependant, on voit qu'à partir du feuillet 15, c'est la panique, les titres "Villes", "Vagabonds" et "Villes" sont tous entourés, et le premier titre "Villes" est accompagné de la mention "Ier" elle-même entourée, puis de la mention "A" elle-même entourée. Les chiffres romains sont-ils une anomalie du temps de Rimbaud et de Nouveau ou du temps des éditeurs de La Vogue ? Difficile à déterminer à partir de fac-similés, mais cela coïncide avec la reprise de la publication dans le numéro 6 de la revue La Vogue. Et la coïncidence va plus loin, parce que tous les titres suivants sont encerclés au crayon, y compris le titre "Veillées" en tête du feuillet 18 paginé à l'encre. Seul le titre biffé Veillée ne l'est pas, vu qu'il est remplacé par un III. Sur le même feuillet que "Veillée" biffé et remplacé par un III, les titres "Aube" et "Mystique" sont entourés au crayon. Et ça continue avec "Fleurs", puis sur un feuillet de format différent avec du texte au recto et au verso pour les titres "Nocturne vulgaire" et "Marine". Le titre "Fête d'hiver" a été oublié. Mais, ensuite, les titres sont bien encerclés au crayon pour "Angoisse", "Métropolitain" et "Barbare".
Or, si vous consultez les éditions originales, vous n'ignorez pas qu'il y a eu un problème d'édition pour certains poèmes. Le titre "Les Ponts" est passé à la trappe, et le poème "Ouvriers" est devenu le texte que nous connaissons mais allongé du texte du poème "Les Ponts", et le même problème s'est posé pour "Fête d'hiver", titre non souligné sur les manuscrits comme je viens de le préciser. Ce fut cause d'un oubli capital et du coup dans les éditions de 1886 le poème "Marine" n'est pas un poème en vers libres modernes, puisqu'il est composé d'une partie en vers libres et du paragraphe constitutif du poème "Fête d'hiver". Il est clair que des feuillets 15 à 24 les titres sont encerclés pour des raisons éditoriales, pour orienter le travail de préparation typographique. Ces encerclements de titres sont liés à une étape préparatoire où il y a eu hésitation sur les titres à donner aux deux poèmes intitulés "Villes". Il y a eu hésitation sur le fait de leur réunir avec des chiffres romains I et II. Ces encerclements sont liés avec le remaniement des trois veillées. Il faudrait croire que Rimbaud a d'abord biffé "Veillée" et mis un III, que Rimbaud a surimposé un I et un II, maladroitement inversés, sur les deux titres au pluriel "Villes" et que cela coïncide avec la procédure d'encerclement des titres des feuillets 15 à 24. Si tel était le cas, Fénéon aurait eu entre les mains une suite manuscrite avec "Villes II" devant "Vagabonds" et "Villes I" et on lui serait reconnaissant d'avoir su comprendre que ces chiffres "II" et "I" n'étaient rien et d'avoir maintenu l'ordre de la transcription, vraie volonté du poète. Si Rimbaud a voulu cet ordre de transcription, alors il n'a pas pu communiquer des manuscrits perturbants avec des chiffres II et I à l'envers qui de surcroît bifferaient le titre "Villes", puisque les transcriptions sont l'une au-dessus de l'autre. Il est beaucoup plus simple de considérer que Fénéon a biffé le titre "Veillée" pour y substitue un III, qu'il a voulu faire pareil avec les deux "Villes", mais comme il s'est rendu compte de son erreur il y a renoncé. C'est l'explication la plus simple qui soit. Et cela va de pair avec cette autre que nous rappelons. Plutôt que de penser que Rimbaud a biffé le titre au singulier "Veillée" pour y substituer un III et créer une série, puis que Fénéon a hésité à déplacer Jeunesse IV pour en faire "Veillées IV", il est bien plus naturel de penser que Rimbaud avait un poème "Ville", deux poèmes "Villes", un poème "Veillée" et un enchaînement "Veillées I et II", mais que Fénéon a voulu créer des suites homogènes en se fiant aux titres identiques, sauf qu'il s'est emmêlé les pinceaux dans le cas de "Ville" et des deux "Villes", et que dans le cas de "Jeunesse IV" l'accès au manuscrit lui a fait défaut en 1886, sachant que la publication a été interrompue et que "Jeunesse" n'a été publié que bien plus tard.
Les manuscrits ne sont paginés que partiellement que suite à l'interruption de la publication initiale dans la revue La Vogue. Il faut arrêter de se mentir et de parler de l'organisation en recueil évidente des Illuminations.
En revanche, il ne faut pas croire que, parce qu'il est désormais prouvé, que la pagination n'a pas été le fait de Rimbaud, que le recueil a été réorganisé par Fénéon, d'ailleurs à deux reprises, le débat sur l'ordre de défilement des poèmes est clos. Il reste bien sûr le cas des transcriptions qui s'enchaînent sur plusieurs feuillets. Tout ne peut pas se résumer à de l'aléatoire au sujet de ces suites. Il y a des indices de recoupements thématiques et si parfois un poème semble ajouter parce qu'il avait la place pour être transcrit à d'autres reprises il n'est pas innocent de constater l'enchaînement de deux ou trois poèmes. Dans le cas de "A une Raison" et "Matinée d'ivresse", on a des échos évidents entre ces deux poèmes. Or, le début de "Matinée d'ivresse" est transcrit sur le même feuillet que "A une Raison", à sa suite, et on peut penser qu'il y a beaucoup de sens à enchaîner la lecture de ces deux poèmes dans cet ordre, puisque "A une Raison" décrit le début de la "nouvelle harmonie" et "Matinée d'ivresse" décrit sa suite et sa chute, avec la crainte de l'ancienne inharmonie et son retour, sachant qu'il existe une énigme passée inaperçue sur la mention finale : "Voici le temps des Assassins." Beaucoup de lecteurs sont persuadés qu'il y a une allusion à la secte des hachischins et que Rimbaud s'identifie aux assassins, mais le poème décrivant la fin de la fanfare et annonçant un retour à l'ancienne inharmonie, il semble plus logique de considérer que le "temps des Assassins" est celui du retour à la réalité atroce, lecture que je propose et qui prend le contre-pied du consensus d'à peu près tous les amateurs de la poésie de Rimbaud.
 Mais ce n'est pas en figeant sans preuve l'ordre de lecture des Illuminations dans le second des deux ordres de défilement déterminé par Fénéon que nous parviendrons à lire et interpréter correctement les souffles poétiques d'Arthur Rimbaud.

jeudi 14 novembre 2019

Être de lumière contre Being Beauteous

Dans mes trois précédents articles sur le poème "Michel et Christine", j'ai mis en avant l'idée que la raillerie au sujet du soleil qui cède la place à la pluie torrentielle faisait écho à plusieurs poèmes de Verlaine, au recueil La Bonne chanson comme à celui à venir des Romances sans paroles, et j'insistais sur le motif de la pluie dans certaines des "Ariettes oubliées" ou dans la section anglaise au titre significatif "Aquarelles". J'ai cité également un dizain du recueil La Bonne chanson où à la boue et à la pluie du décor s'oppose la perspective d'avenir du mariage par l'entremise de la vision de Mathilde la fiancée.
Poursuivons cette investigation.
Suite à l'arrivée de Rimbaud à Paris qui a initialement logé dans la demeure de la belle-famille de Verlaine, le couple formé par Paul Verlaine et Mathilde Mauté se retrouve en péril. Verlaine a rencontré Mathilde en juin 1869, il s'est marié un an plus tard avec elle au cours de l'été 1870 et cela coïncidait avec la mise sous presse d'un recueil consacrant cette union, celui de La Bonne chanson. Or, à cause de la guerre franco-prussienne suivie de la Commune de Paris, le recueil n'a pas été lancé et en quelque sorte il est mis en vente au moment même où Rimbaud arrive à Paris. Nous n'allons pas débattre ici si Rimbaud a pu lire un exemplaire privé du recueil en 1870, près de Bretagne par exemple, l'ami carolopolitain de Verlaine, mais ce qu'il faut bien mesurer c'est l'actualité de la mise en vente au moment où Rimbaud arrive à Paris. En effet, d'ordinaire, la critique littéraire se contente d'insister sur la date de publication d'un ouvrage. Par exemple, on se contentait de considérer que le Petit traité de poésie française de Banville n'avait été publié qu'en 1872, au moment où Rimbaud pratique une versification dérégulée. Par conséquent, le traité de Banville n'était pas envisagé comme ayant encouragé une quelconque réflexion de Rimbaud sur les rimes, les césures, etc. Ce traité était convoqué tout au plus en tant que document d'époque pour servir de repoussoir face à la nouveauté des vers rimbaldiens. Jacques Bienvenu a montré que le traité avait été publié plus tôt qu'on ne l'avait cru, et notamment plusieurs parties avaient été pré-publiées dans une revue. Ceci a pour effet de changer le regard que nous pouvons avoir sur la potentielle influence du traité de Banville. Nous pouvons engager d'autres exemples. Avant les débuts de Rimbaud comme poète, Victor Hugo a publié de très nombreux recueils. En général, la critique littéraire se contente d'estimer que Rimbaud a déjà pu lire tous les recueils passés de Victor Hugo dès la composition des "Etrennes des orphelins". Mais ce n'est pas si simple. Outre qu'une seule lecture ne suffisait sans doute pas à Rimbaud pour bien se représenter toute la portée des poésies hugoliennes et en mémoriser l'essentiel, Rimbaud a pu les découvrir dans un ordre qui n'est pas chronologique et à des périodes diverses. Si le poème "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." offre dans son premier vers une réécriture manifeste du premier vers du quatrième poème des Feuilles d'automne, c'est peut-être qu'il faut envisager que Rimbaud a eu une lecture attentive de certains des premiers recueils hugoliens plutôt en 1872 qu'en 1869 ou 1870. Par ailleurs, il y a trente ans, on proposait parfois encore de voir des sources aux poèmes de Rimbaud dans des œuvres que Victor Hugo n'a publiées que plus tard, sans parler de publications posthumes. Ainsi, si une version de La Légende des siècles a été publiée en 1859, on prétendait trouver des intertextes au "Forgeron" ou à plusieurs poèmes en fonction de poèmes publiées en 1877 et 1883 dans des versions ultérieures de La Légende des siècles. Or, l'histoire littéraire doit s'intéresser aux conditions matérielles de l'accès aux œuvres d'autres poètes, surtout dans le cas d'un poète itinérant comme l'était Rimbaud. Il faut ajouter à cela la prise en compte de l'actualité littéraire. J'en reviens donc au recueil La Bonne chanson. Ce recueil commence à être diffusé au moment de l'arrivée de Rimbaud à Paris, mais cela signifie une convergence importante entre le fait que ce recueil désormais sonne faux et la situation de Rimbaud qui est la cause même de cette remise en question. De septembre à décembre 1871, Rimbaud manifeste son animosité à l'égard de Mathilde, provoque des incidents, et surtout sa relation sexuelle avec Verlaine devient assez patente pour avoir quelque écho malveillant dans la presse. Il est déjà question de "mademoiselle Rimbault" et d'un Mérat au bras de Mendès qui singe la relation non dissimulée de Rimbaud et Verlaine lors d'une représentation à l'Odéon. Le fait est d'autant plus fondamental que les artistes et poètes ne pouvaient pas manquer de faire des retours à Verlaine au sujet du recueil La Bonne chanson, lequel Verlaine était alors fourré dans la compagnie constante de Rimbaud. La biographie de Rimbaud de Jean-Jacques Lefrère précise bien toutes les données, mais s'arrête à l'idée que le recueil La Bonne chanson a été publié un an plus tôt, et s'il est remarqué qu'il a fallu remettre en vente le recueil en septembre 1871, ce très fort fait d'actualité n'est pas mis en tension avec la situation explosive que provoque l'arrivée de Rimbaud au milieu du ménage verlainien. Et par-delà, nous pouvons penser que Rimbaud a relu à plusieurs reprises le recueil La Bonne chanson dans un contexte où il n'a de cesse de faire voler en éclats l'union de Paul Verlaine et Mathilde. Ceci donne une idée littéraire de l'emploi qu'il pouvait faire de ce recueil dans le cas de citations voilées dans ses propres poèmes.
Avec Verlaine, nous avons le suivant recueil des Romances sans paroles qui nous en dit beaucoup sur la remise en cause des belles promesses du recueil La Bonne chanson. Verlaine pose explicitement l'idée d'un recueil qui s'oppose au précédent en tant que "mauvaise chanson".
Or, Rimbaud a été éloigné une première fois de Paris entre mars et le début du mois de mai 1872, précisément pour permettre au couple Verlaine de se donner une nouvelle chance. Le 7 juillet 1872, Rimbaud parvient à entraîner Verlaine dans une fugue en Belgique qui va devenir une fugue décisive avec le séjour anglais et l'incarcération de Verlaine, cependant que la séparation sera juridiquement prononcée en 1874. Peu avant le 7 juillet, Rimbaud a commis un poème intitulé "Jeune ménage" daté du 27 juin 1872, poème qu'il est forcément tentant de rapprocher de la situation du couple Verlaine, et poème qui, avant le Christ de "Michel et Christine", se ponctue par une vision trouble de "Bethléem", de la Nativité et du couple saint de Joseph et Marie.
Un peu comme Verlaine, Rimbaud écrivait une "mauvaise chanson" en poésie. Cela ne prenait pas le même tour systématique, cela était moins limpide, mais cela était.
Dans "Michel et Christine", Rimbaud reprend les motifs verlainiens de la pluie du temps présent, mais retourne la tristesse en réjouissances. Loin d'appeler le soleil, il en nargue la fuite. Et tout cela est mis en scène dans la vision d'un paysage.
Il suffit de faire contraster cela avec le premier poème du recueil La Bonne chanson :

Le soleil du matin doucement chauffe et dore
Les seigles et les blés tout humides encore,
[...]

Verlaine insiste ainsi :

[...] le songeur aime ce paysage
Dont la claire douceur a soudain caressé
Son rêve de bonheur adorable, et bercé
Le souvenir charmant de cette jeune fille,
Blanche apparition qui chante et qui scintille,
Dont rêve le poète et que l'homme chérit,
Evoquant en ses voeux dont peut-être on sourit
La Compagne qu'enfin il a trouvée, et l'âme
Que son âme depuis toujours pleure et réclame.

Le début de ce poème est retourné par le début de "Michel et Christine" et sa fin reçoit la réponse ironique de la fin du même "Michel et Christine", tandis que le "moi" du poète songeur revendique la joie de cet instant de pluie torrentielle :

Zut alors si le soleil quitte ces bords !
[...]
Mais moi, Seigneur ! voici que mon esprit vole,
[...]

- Et verrai-je le bois jaune et le val clair,
L'épouse aux yeux bleus, l'homme au front rouge, ô Gaule,
Et le blanc agneau Pascal, à leurs pieds chers,
- Michel et Christine, - et Christ ! - fin de l'Idylle.

 Et, comme "Michel et Christine" s'inspire de "Malines" de Verlaine, il n'est pas inutile de remarquer que ce goût du songeur pour le paysage est reformulé dans "Malines" à partir d'une citation célèbre de Fénelon :

Le train glisse sans un murmure,
Chaque wagon est un salon
Où l'on cause bas et d'où l'on
Aime à loisir cette nature
Faite à souhait pour Fénelon.

Le troisième poème de La Bonne chanson introduit le motif de la "Fée" qui s'applique à Mathilde et parle du jour de juin, estival ou pré-estival, de la première rencontre. Nous enchaînons ainsi avec le poème IV qui avec une emphase hugolienne des subordonnées en amorce consacre l'apparition de la lumière avec l'aurore, et le motif de la Fée cède ici à un autre motif celui d'un "Être de lumière" :

Puisque l'aube grandit, puisque voici l'aurore,
Puisque, après m'avoir fui longtemps, l'espoir veut bien
Revoler devers moi qui l'appelle et l'implore,
Puisque tout ce bonheur veut bien être le mien,

C'en est fait à présent des funestes pensées,
C'en est fait des mauvais rêves, ah ! c'en est fait
Surtout de l'ironie et des lèvres pincées
Et des mots où l'esprit sans l'âme triomphait ;

Arrière aussi les poings crispés et la colère
A propos des méchants et des sots rencontrés ;
Arrière la rancune abominable ! arrière
L'oubli qu'on cherche en des breuvages exécrés !

Car je veux, maintenant qu'un Être de lumière
A dans ma nuit profonde émis cette clarté
D'une amour à la fois immortelle et première,
De par la grâce, le sourire et la bonté,

Je veux, guidé par vous, beaux yeux aux flammes douces,
Par toi conduit, ô main où tremblera ma main,
Marcher droit, que ce soit par des sentiers de mousses
Ou que rocs et cailloux encombrent le chemin ;

Oui, je veux marcher droit et calme dans la Vie,
Vers le but où le sort dirigera mes pas,
[...]
Ce sera le devoir heureux aux gais combats.

[...]
Et vraiment je ne veux pas d'autre Paradis.

Ce poème IV de La Bonne chanson ne doit pas nous arrêter à cause de sa grandiloquence trop affectée. Nous retrouvons cette mention du "Paradis" procuré par la promise, comme dans le dizain qui vient un peu plus loin dans le recueil "Le bruit des cabarets..." Mais, nous avons aussi dans le second quatrain une théorie repoussoir de la mauvaise chanson, prémisses paradoxales des Romances sans paroles, mais aussi expression de la songerie de "Michel et Christine". On peut d'ailleurs opposer la revendication : "voici que mon esprit vole," à l'image de "l'espoir" qui veut bien "revoler" vers le poète verlainien. Les mentions "Arrière" du troisième quatrain ont de quoi faire songer à un procédé similaire dans "Génie" de Rimbaud, et précisément dans "Génie" on a une invocation pour sortir l'humanité de sa nuit profonde, tandis qu'ici on a une expérience plus privée de la part du poète fiancé. On sait que plusieurs allégories sont quelque peu interchangeables dans les Illuminations et précisément du "Génie" on va rapprocher la "Raison" du poème "A une Raison" et un "Être de Beauté" du poème "Being Beauteous". Une citation de Longfellow avait été prévue dans le cas de l'ariette oubliée qui a finalement bénéficié d'une épigraphe inédite de Rimbaud : "Il pleut doucement sur la ville." Difficile de ne pas penser que "Being Beauteous" et "Être de Beauté" sont des répliques à cet "Être de lumière" assimilé à Mathilde sur fond de pensée chrétienne un peu bien pieuse. Le désir de "marcher droit" dans la "Vie" reçoit une réponse subtile dans l'adhésion à la torture de la "mère de beauté" du poème "Being Beauteous", et une autre réponse encore dans l'en avant et la marche du poème "A une Raison", ce poème des Illuminations et "Génie" formulant à leur manière l'idée des "gais combats", l'idée du "chant clair des malheurs nouveaux".
Ce poème IV est à rapprocher également du poème qui clôt Romances sans paroles, à savoir "Beams".
Les poèmes V et VI du recueil La Bonne chanson continuent de broder sur les motifs de la lumière, en en considérant la fragilité ou fugacité. Puis vient ce poème VII qui a l'intérêt d'établir le contraste d'un turbulent voyage en train où le paysage donne des visions fantastiques qu'on ne saurait manquer de rapprocher de "Michel et Christine" :

Le paysage dans le cadre des portières
Court furieusement, et des plaines entières
Avec de l'eau, des blés, des arbres et du ciel
Vont s'engouffrant parmi le tourbillon cruel
Où tombent les poteaux minces du télégraphe
Dont les fils ont l'allure étrange d'un paraphe.
Une odeur de charbon qui brûle et et d'eau qui bout,
Tout le bruit que feraient mille chaînes au bout
Desquelles hurleraient mille géants qu'on fouette ;
Et tout à coup des cris prolongés de chouette.

- Que me fait tout cela, puisque j'ai dans les yeux
La blanche vision qui fait mon coeur joyeux,
Puisque la douce voix pour moi murmure encore,
Puisque le Nom si beau, si noble et si sonore
Se mêle, pur pivot de tout ce tournoiement,
Au rythme du wagon brutal, suavement.

Ce poème fait du nom de Mathilde un centre du monde, et ce centre du monde permet de chasser l'épouvante du tournoiement ambiant. Il est question du nom, de la voix et de la vision de Mathilde. Or, dans "Michel et Christine", on a un paysage aux tourments similaires, où les mille géants cèdent la place à des loups, etc., on a l'allusion au rythme du train, mais on n'a que l'interrogation sur la vision en une sorte de pied-de-nez qui laisse deviner un refus, tout comme dans le poème "Larme".
Au passage, même si je ne peux pas le prouver et si c'est un peu en marge de la présente réflexion, je me demande si ce poème de Verlaine que je viens de citer n'est pas une source au poème "Rêvé pour l'hiver" jusqu'à la reprise de la césure sur la préposition "dans" au premier vers. On a dans les deux poèmes un voyage en train avec un extérieur inquiétant et une pensée intérieure suave et rassurante.
Tout en y mêlant de l'érotisme, les poèmes suivants de La Bonne chanson dressent un portrait de petite "sainte" au sujet de la future épouse de Verlaine. Le poème X tourne en lettre galante sur le motif du "Doute" et le poème XI en distiques d'octosyllabes fait songer aux motifs de quelques "ariettes oubliées" : "Ils sont passés les jours d'alarmes / Où j'étais triste jusqu'aux larmes." Ce poème est peut-être à confronter au célèbre "Ô saisons ! ô châteaux !" de Rimbaud.
Le poème XII reprend nettement le discours de la lumière qui dissipe les ténèbres, tandis que le poème XIII se risque à faire un écho au poème final des Fêtes galantes "Colloque sentimental" en demeurant en équilibre entre espoir et doute. Célèbres, les poèmes XIV et XV réintroduisent la confiance, avant que ne vienne le dizain que nous avons récemment commenté et rapproché de "Michel et Christine" : "Le bruit des cabarets..."
Le poème XVII se gonfle d'un ton maladroitement édifiant : "N'est-ce pas ? en dépit des sots et des méchants [...]" Or, ce poème contient un vers remarquable : "Isolés dans l'amour ainsi qu'en un bois noir," qui impose irrépressiblement un rapprochement avec un passage du poème "Phrases" des Illuminations. Deux tercets plus loin, nous trouvons une idée de confrontation au "Monde" qui justifie encore une fois un rapprochement avec "Phrases" ainsi qu'avec un passage de "Jeunesse" où il est question du devenir du monde, mais aussi avec "Being Beauteous" où le monde "loin derrière nous" lance sur l'être de beauté et ses fidèles de "rauques musiques" et des "sifflements mortels". Le rapprochement peut également concerner la cinquième des "ariettes oubliées" qui avec un vers de onze syllabes à la Desbordes-Valmore évoque le couple maudit des "âmes sœurs" Verlaine et Rimbaud.

Quant au Monde, qu'il soit envers nous irascible
Ou doux, que nous feront ses gestes ? Il peut bien,
S'il veut, nous caresser ou nous prendre pour cible.

Quand le monde sera réduit en seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés, [...]
Le poème XVIII est assez étonnant dans l'économie du recueil La Bonne chanson. Tout son début pourrait servir à revendiquer la fierté du couple de Rimbaud et Verlaine face au monde, sauf qu'à l'époque Rimbaud n'existe pas dans la pensée de Verlaine, il est question de Mathilde et la fin du poème ramène cet orgueil à un pieux apaisement. Le poème XIX annonce le  mariage pour un "clair jour d'été" avec un vers final qui peut inévitablement être rapproché du dernier de "Michel et Christine" : (les étoiles) "Bienveillamment souriront aux époux."
Le poème XX est une tierce rime (ou terza rima dans la langue de Dante), ce qui n'est pas anodin. Je songe non seulement au rapprochement avec le sujet religieux de l'épopée de Dante, mais aussi aux tierces rimes en treize vers et deux rimes du recueil Philoméla de Mendès. Cette tierce rime pour son sujet et traitement est à rapprocher du poème liminaire de Sagesse: "Bon chevalier masqué..." Enfin, le recueil se termine par la pièce XXI qui commence ainsi : "L'hiver a cessé". Il faut céder "A l'immense joie éparse dans l'air" quand bien même il faut faire face à "ce Paris maussade et malade", lequel tout de même "Semble faire accueil aux jeunes soleils".
Et, le dernier quatrain est encore à citer pour ses échos sensibles avec "Chanson de la plus haute tour", sinon "Ô saisons, ô châteaux !"

Que vienne l'été ! que viennent encore
L'automne et l'hiver ! Et chaque saison
Me sera charmante, ô Toi que décore
Cette fantaisie et cette raison !

Mon enquête va se poursuivre. Il semble bien que quelque chose d'important se joue au sein de ces nombreux rapprochements... Cela vaut aussi pour la lecture de Verlaine, des Romances sans paroles.

Supplément :

Dans le recueil Sagesse, le troisième poème de la troisième et dernière partie du recueil retient mon attention : "Du fond du grabat [...]". Sur un manuscrit de ce poème, Verlaine a précisé quasi strophe par strophe la série d'évocations qui le constitue. La première strophe concerne le mois de décembre à Paris, la deuxième et la troisième strophe concerne le séjour de Verlaine à Charleville, sans Rimbaud, cet hiver-là. Et Verlaine imite nettement Rimbaud, qu'il ait eu connaissance ou non d'une version des "Reparties de Nina" : "Les sèves qu'on hume, / Les pipes qu'on fume !" La quatrième strophe nous fait soudainement passer à Charleroi en 1872, sachant qu'un poème des Romances sans paroles est déjà consacré à ce séjour. La différence, c'est que le poème "Charleroi" est en vers de quatre syllabes, tandis que notre strophe correspond à la règle du poème d'une suite de dizain de vers de cinq syllabes. On observe la reprise du mot "bruyères" cher à Rimbaud dans "Larme" et "Michel et Christine". La cinquième strophe concerne bien le séjour bruxellois d'août 1872, et avant de le constater j'avais pressenti un rapprochement de ces deux derniers avec le refrain de "Fêtes de la faim". Pour l'instant, mon intuition d'une rapprochement entre ces deux passages est caressée dans le sens du poil.

Anne, Anne, / Fuis sur ton âne !

Face à :

- Oh ! fuis la chimère ! / Ta mère, ta mère !

L'anaphore : "C'est l'ivresse à mort, / C'est la noire orgie, / C'est l'amer effort / De ton énergie / [...]" fait également écho au martèlement particulier du poème rimbaldien d'août 187 : "Mais faims, c'est les bouts d'air noir ; / [...] / - C'est l'estomac qui me tire, / C'est le malheur."

Le poème de Verlaine enchaîne avec une strophe de souvenir de sa femme, puis nous avons une strophe sur la traversée d'Ostende à Douvres où il est question de la "mer au grand cœur" dont on espère qu'elle puisse "Laver [l]a rancœur", la mer est la "Grondeuse infinie / De ton ironie !"
Au nom de l'autonomie littéraire du livre Une saison en enfer, le recours aux indices biographiques n'est pas très apprécié au sujet de la section "Alchimie du verbe". Pourtant, il y a bien une perspective où après avoir cité plusieurs compositions du printemps et l'été 1872, Rimbaud avant de citer une version de "Ô saisons, ô châteaux" précise qu'il a voyagé en bateau, et il écrit une idée fort similaire à celle exprimée par Verlaine dans cette strophe : "Sur la mer, que j'aimais comme si elle eût dû me laver d'une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice."
Le poème de Verlaine enchaîne avec une strophe où il est question du "désespoir", d'une vanité où "Ceci n'est que jeu", ce qui se traduirait presque en salut à la beauté. Cette strophe et la suivante de Verlaine concerne Londres et dresse la vision d'un "naufragé d'un rêve / Qui n'a pas de grève !" L'édition dans la collection Bouquins chez Robert Laffont ne m'apporte pas de précision pour la dixième strophe, peut-être n'y en a-t-il pas ? Cette dixième strophe rappelle un peu le poème "Âge d'or" de Rimbaud et aussi l'heure du trépas de "Ô saisons ! ô châteaux !" : "Vis en attendant / L'heure toute proche." La onzième strophe nous fait soudainement passer à Bruxelles en 1873 et la suite du poème va plutôt se centrer sur l'incarcération de Verlaine : strophes 12 et 13 pour Mons en août 1874 et strophes 14 et 15 pour Mons en août-septembre 1874. D'après un brouillon de la section "Alchimie du verbe", Rimbaud pouvait résumer le poème "Ô saisons ! ô châteaux" au mot "Bonheur", comme si c'était un titre possible au poème. La onzième strophe accentue avec la majuscule le surgissement du "Malheur" et le balancement entre bonheur et malheur est une clé de lecture essentielle du recueil Sagesse, à commencer par la très grande réussite des deux premiers vers du poème liminaire où l'attaque "Bon chevalier masqué" est une périphrase pour désigner le "Malheur" nommé au vers suivant, périphrase remarquable qui anticipe les connotations négatives du mot "Malheur" et présente le "Malheur" comme un bienfait.
On le sait depuis longtemps qu'il y a des éléments de dialogue entre les deux œuvres, mais c'est à reprendre détail par détail, plume en main.

dimanche 10 novembre 2019

Michel et Christine... et Verlaine

Je poursuis mes investigations avec un troisième article consécutif sur le poème "Michel et Christine".
Avant de parler de mon axe de recherche en fonction de Verlaine, je voulais appuyer mes arguments en ce qui concerne la métrique du poème. Je soutiens depuis quelques années déjà qu'il faut lire les vers de 1872 avec une métrique forcée. Ainsi, je ne lis pas les poèmes "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." et "Mémoire" (ou "Famille maudite") comme des poèmes en vers de douze syllabes sans césure, mais je les lis comme des poèmes en alexandrins où il faut s'efforcer de reconnaître la césure habituelle, même si elle est fortement chahutée. J'ai aussi montré pour les poèmes en vers de dix syllabes tels que "Tête de faune", "Juillet" et "Jeune ménage" qu'il fallait identifier une césure traditionnelle après la quatrième syllabe et que des parallèles évidents entre les vers montraient que Rimbaud chahutaient plusieurs vers de la même façon et que cela devenait l'indice d'un fait exprès et donc d'un traitement faisant nécessairement apparaître la césure traditionnelle. Par exemple, dans "Juillet", si on les prend isolément certains vers ont l'air de ne pas avoir de césure du tout :

Kiosque de la folle par affection

Cage de la petite veuve ! o iaio iaio !

Mais la symétrie révèle un travail évident sur la césure traditionnelle. Si Rimbaud veut qu'il n'y ait pas de césure dans ce poème, il doit éviter d'attirer l'attention avec une construction similaire : "Kiosque de la" et "Cage de la". Ces deux segments de quatre syllabes, ce qui correspond à la longueur du premier hémistiche d'un décasyllabe traditionnel, correspondent à un même patron tant au plan de la grammaire qu'au plan lexical : Kiosque répond à cage sans qu'on n'ait rien à préciser pour la même reprise "de la" de leurs compléments du nom respectifs. Le fait serait isolé, cela ne serait pas suffisant pour assurer l'existence d'une césure, mais d'autres symétries sont disséminées dans le poème. Rimbaud a recours par exemple à deux mots composés "ici-bas" et "très-bas" où le même terme "bas" est le deuxième mot de la composition. Selon un usage de son époque qu'on retrouve dans la poésie de Baudelaire, Rimbaud transcrit l'expression "très-bas" avec un trait d'union, ce qui n'est plus le cas pour nous ("très bas", car on observera que maintes transcriptions du poème modernisent l'orthographe du mot et font donc disparaître ce trait d'union). Or, là encore, Rimbaud joue sur la longueur de l'hémistiche traditionnel attendu. Dans les deux cas, le trait d'union se loge à la frontière traditionnelle entre le premier hémistiche de quatre syllabes et le second hémistiche de six syllabes du décasyllabe traditionnel, et, surtout, le même terme "bas" a ainsi l'air d'être placé en rejet. "Balcon ombreux et très/-bas de la Juliette", "Qui dort ici/-bas au soleil. / Et puis," et il faut insister dans un poème dont le premier vers commence par l'indice de platitude "Platebandes" que nous avons même un écho interne intéressant entre la première syllabe de "Balcon" en tête de vers et le rejet "-bas" en tête du second hémistiche pressenti.
Ces symétries se poursuivent dans "Juillet" et il suffit de quelques vers significatifs pour impliquer l'idée que la césure doit s'appliquer à l'ensemble du poème. Cette analyse vaut également pour "Jeune ménage" et "Tête de faune", mais dans "Tête de faune" nous avons en prime une répétition dans les deux premiers vers qui établit une scansion d'autant plus évidente que c'est la mesure traditionnelle du premier hémistiche d'un décasyllabe : "Dans la feuillée [...]".
Rappelons l'évolution de la pensée critique sur les vers de 1872 de Rimbaud. Jusqu'à la fin des années 1970, personne ne faisait véritablement attention à la césure. Les vers du printemps et de l'été 1872 étaient perçus comme plus irréguliers que ceux des productions antérieures comme "Le Bateau ivre" ou "Les Premières communions", mais on admettait à l'époque, sans autre forme de procès, qu'il y avait des alexandrins qui n'avaient pas de césure, ou pas de césure régulière, dans "Le Bateau ivre". Depuis la fin des années 1970, avec les travaux de Jacques Roubaud et de Benoît de Cornulier, il est de nouveau devenu prégnant qu'il fallait opposer les vers bien césurés aux vers aux césures déviantes. Ce discours n'est devenu consensuel qu'au milieu des années 1990, sinon au début des années 2000, dans le monde universitaire. Or, depuis les années 1980-1990, dans le cas de Rimbaud, le partage est devenu net entre d'un côté les poèmes à la versification régulière, de qui inclut "Le Bateau ivre", et les poèmes à la versification dérégulée. "Tête de faune" serait le premier cas de poème à versification dérégulée, mais comme il se trouve dans un ensemble de manuscrits de poèmes réguliers, il a même pour son irrégularité un statut à part. Il était considéré comme un poème changeant d'étalon de quatrain en quatrain, plutôt aux hémistiches de quatre et six syllabes pour le premier quatrain, plutôt aux deux hémistiches de cinq syllabes pour le second quatrain, et plutôt aux hémistiches de six et quatre syllabes pour le dernier quatrain. J'ai contesté cette lecture au moyen de plusieurs arguments. 1°) Une césure vaut pour tout un poème et même s'il existe des cas particuliers (Armand Renaud, Alfred de Musset,...) nous ne connaissons pas d'exemple tranché de variation de la césure de strophe en strophe. Donc il faudrait à tout le moins que le cas soit clair, net et précis avec "Tête de faune", ce qui n'est pas le cas, les trois mesures par quatrain ne semblent correspondre qu'approximativement. 2°) La césure traditionnelle appliquée à l'ensemble des trois quatrains témoignait de moins d'irrégularités que la proposition de trois césures. 3°) Les enjambements de mots permettaient de souligner un jeu sur les terminaisons ou les préfixes, sur le phonème [e], et entraient en résonance avec des audaces récentes de Verlaine. 4°) La reprise initiale "Dans la feuillée" avait une valeur de scansion qui ne pouvait pas passer pour anodine.
Désormais, pour les poèmes en vers de dix ou douze syllabes de Rimbaud, seule la "Conclusion" de la "Comédie de la soif" pose un problème d'identification de la césure. Cet apport vient de ma part, mais il a déjà été pris en considération par des métriciens comme Cornulier qui a publié de nouvelles analyses récentes sur "Juillet" ou "Mémoire" où est envisagée l'idée d'une métrique forcée. Philippe Rocher s'est posé la même question et fait remarquer que la gageure est plus forte d'écrire avec une césure méconnaissable que d'aligner des vers sans césure. Notre idée est donc bel et bien prise au sérieux. Il reste alors le cas très compliqué des vers de onze syllabes. Quatre poèmes sont concernés : "La Rivière de Cassis", "Larme", "Est-elle almée ?..." et "Michel et Christine".
Pour les vers de douze syllabes, l'alexandrin a imposé une césure traditionnelle exclusive, ce qui facilite la réflexion sur "Mémoire", "Qu'est-ce" et le dernier vers de "Bonne pensée du matin". Pour les vers de dix syllabes, deux césures sont en concurrence. La césure traditionnelle après la quatrième syllabe que nous voyons s'imposer finalement dans "Tête de faune", "Juillet" et "Jeune ménage" et la césure après la cinquième syllabe qui a eu un certain succès au dix-neuvième siècle. C'est cette concurrence qui explique la difficulté de trancher pour la "Conclusion" de "Comédie de la soif" où les effets de symétrie ne sont pas sensibles. En revanche, il n'existe pas de césure après la sixième syllabe dans la tradition française, et il s'agit d'un cas très particulier de la versification italienne dont nous ne débattrons pas ici.
Pour les vers de onze syllabes, ils ne sont pas courants par nature, mais le peu d'exemples qui nous sont parvenus permettent de plaider une césure après la sixième syllabe, ou bien une autre après la cinquième syllabe. Pour le dix-neuvième siècle, et Rimbaud étant un lecteur de Marceline Desbordes-Valmore, c'est la césure après la cinquième syllabe qui semble devoir s'imposer. Et précisément, au moment même où Rimbaud compose ses quatre poèmes aux vers de onze syllabes, Verlaine a composé un poème qu'il tient en réserve pour son futur recueil Romances sans paroles : "Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses...", qui évoque son compagnonnage avec Rimbaud et qui offre un exemple de vers de onze syllabes avec une césure après la cinquième syllabe. Hélas ! C'est un argument qui ne peut suffire à lui seul pour prétendre que les quatre poèmes de Rimbaud concernés par les vers de onze syllabes ont une césure forcée après la cinquième syllabe. Il se trouve que si on applique cette lecture forcée les résultats ne sont pas concluants, on n'observe pas les mêmes symétries massives que pour les vers de dix syllabes de "Tête de faune", "Jeune ménage" et "Juillet". On se retrouve devant un cas étonnant. Rimbaud aurait césuré de manière forcée tous ces vers de plus de huit syllabes en 1872, sauf quand il s'agissait de vers de onze syllabes. C'est difficile à croire.
Depuis longtemps, j'ai fait remarquer que le premier vers de "Larme" offre une allure ternaire pour nous leurrer et nous donner l'illusion d'un trimètre en tête d'un poème en alexandrins. La tromperie se fonderait sur un écart d'une seule syllabe : "Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises," sachant qu'il est difficile de ne pas sursauter et de ne pas voir le manque d'une syllabe dans le groupe central "des troupeaux". Le caractère ternaire du groupement est volontairement souligné par si pas des rimes, des échos internes : rime interne entre "oiseaux" et "troupeaux", écho interne entre l'attaque "oiseaux" et la fin de mot à la rime "villageoises". Il me semble tout de même évident que nous avons affaire à un fait exprès d'artiste. La mesure n'y est pas, mais on s'amuse à consolider le lien poétique des trois membres du vers par des échos (rimes ou assonances), échos qui sont le conjoint de la mesure des syllabes dans l'écriture en vers de la poésie française. Du coup, ce premier vers de "Larme" invite à étudier d'autres positions dans le vers, après la quatrième syllabe "Loin des oiseaux" ou après la septième syllabe "Loin des oiseaux, des troupeaux, (...)". Dans la mesure où les rimes ont tendance à supposer deux premiers découpages, dans la mesure aussi où la première borne est moins choquante que la seconde, puisqu'à la septième syllabe le lecteur a déjà pu remarquer le non respect du découpage en alexandrins, j'ai tendance à considérer que pour l'enquête il faut privilégier la frontière après la quatrième syllabe. Ceci va de pair avec deux éléments ludiques. Si Rimbaud veut jouer à brouiller notre perception à partir d'une référence au trimètre, le premier segment de quatre syllabes a d'emblée une pertinence en soi, pas encore métrique, mais la délimitation de quatre syllabes a de quoi retenir l'attention du chercheur de régularités métriques. Ensuite, et les exemples contemporains de "Tête de faune", "Jeune ménage" et "Juillet" le confirment, l'hémistiche traditionnel de quatre syllabes du vers de dix syllabes peut aussi s'imposer dans un premier temps à l'esprit du lecteur innocent de "Larme". En effet, le vers de onze syllabes avec un découpage ternaire et un premier membre de quatre syllabes a la particularité d'être à la fois à une syllabe de la reconnaissance d'un alexandrin trimètre (une syllabe de moins) et à une syllabe de la reconnaissance d'un décasyllabe traditionnel (une syllabe de plus).
Hélas ! Pour l'instant, je n'ai que des éléments pour dire que la lecture des vers de onze syllabes de Rimbaud avec une césure après la quatrième syllabe est une piste très sérieuse, intéressante et prometteuse, qui, pour certains vers, permet des considérations critiques saisissantes, mais je n'ai pas réussi à mieux étayer cette impression. Il y a un pourtant un argument capital. Verlaine a écrit différents poèmes en vers de onze syllabes, parfois avec une césure après la cinquième syllabe, parfois avec une césure après la sixième syllabe, mais aussi il a écrit un certain nombre de poèmes dont les vers de onze syllabes ont une césure après la quatrième syllabe, objet culturel inédit dont il a l'antériorité tant qu'on n'aura pas établi que Rimbaud lui-même y a eu recours dans l'un de ses quatre poèmes en vers de onze syllabes de l'année 1872. Or, le fait est, mais il faut justifier cela au cas par cas avec une lecture attentive, que tous les poèmes en vers de onze syllabes avec des hémistiches de quatre et sept syllabes de Verlaine font allusion à sa relation avec Rimbaud. Je me contenterai de citer ici le cas le plus flagrant qui est "Crimen amoris", poème qui est admis écrit essentiellement avec un tel type de césure, et poème dont je prétends moi qu'il est intégralement écrit en vers aux hémistiches de quatre et sept syllabes, des parallèles de construction permettant de dire que les vers chahutés ont eux-mêmes cette césure.
J'ai prétendu que, dans "Michel et Christine", une lecture avec une césure après la quatrième syllabe permettait de suppose un enjambement de mots sur "lent-ement" et une décomposition du mot "Christ" dans la mention "Christine" du dernier vers. Or, je m'aperçois encore que, dans le cas du premier vers, l'application forcée de cette césure permet, est-ce un hasard ? (je ne le crois pas du tout), de souligner le décrochage par rapport au refrain de chanson attendu :

Ah ! Zut alors si ta sœur est malade !
Ah ! Zut alors si Nadar est malade !
Zut alors si le soleil quitte ces bords !
Rimbaud n'a pas conservé l'interjection "Ah!" initial, mais la série "Zut alors si" forme un ensemble de quatre syllabes. Ceux qui ont connu la chanson au sujet de Nadar et qui s'en sont beaucoup amusés, et Verlaine doit être du nombre, prêtent donc attention à l'amorce et apprécient le moment où le texte est altéré. Rimbaud lance l'hémistiche de quatre syllabes et le rejet souligne l'altération, double altération, puisque nous n'avons ni la mention "ta sœur", ni la mention "Nadar".
Si j'ai bien compris, Pierre Brunel a fait remarquer l'allusion à la chanson sur Nadar dans les années 1980. Depuis, aucune étude critique du poème n'a précisé les liens du poème "Michel et Christine" avec cette chanson. Yves Reboul et Steve Murphy ont publié plusieurs pages importantes sur ce poème, mais ils n'ont pas creusé la piste de cette scie d'époque qui concerne tout de même le milieu artiste parisien des années 1860. On se contente de repérer le mot "Zut" pour dire que le poème est en lien avec le Zutisme, alors qu'il n'est pas difficile de pressentir que la chanson parodique au sujet de Nadar a des implications qui permettraient de préciser les intentions et la tonalité satirique précise du poème "Michel et Christine". Il y a là une lacune critique béante à combler.
Par ailleurs, autre fait remarquable, parmi les poèmes en vers de onze syllabes de Rimbaud, "Larme" et "Michel et Christine" imposent un rapprochement évident. Il est à chaque fois question d'une vision spirituelle finale problématique, à chaque fois à la suite d'un bouleversement climatique impliquant la pluie, à chaque fois il est question de motifs architecturaux et de trains pas tout à fait attendus "gares" et "colonnades" contre "railway" et "aqueducs", à chaque fois il est question de "bruyère". Il n'est sans doute pas aberrant de prolonger les rapprochements avec "La Rivière de Cassis", mais la certitude c'est qu'il y a des passerelles importantes entre "Larme" et "Michel et Christine".
Maintenant, passons aux rapprochements avec des poèmes de Verlaine. Dans les deux précédents articles que j'ai mis en ligne, j'ai insisté sur une pièce tardive "Hou ! Hou !" qui comme "La Rivière de Cassis" alterne un vers de onze syllabes et un vers plus court, un poème "Hou ! Hou !" qui dans la production de Verlaine fait partie de la petite poignée de poèmes qui ont des hémistiches de quatre et sept syllabes tout comme "Crimen amoris", et ce poème "Hou ! Hou !" a pour caractéristique remarquable de reconduire le jeu de découpage de "Michel et Christine". Même quelqu'un qui refuse de s'intéresser aux questions de césure admettra que dans les deux poèmes il faut détacher tantôt la mention "Christ", tantôt la mention "Mal" d'une terminaison en "-ine" ou "-ines". Cela est évident par l'écho entre "Malins" et "Malines"' dans le poème de Verlaine, cela est évident par le luxe de la précision "et Christ" dans le poème de Rimbaud. Or, dans les deux cas, si on applique la césure forcée après la quatrième syllabe, c'est bien la terminaison "-ine" ou "-ines" qui est en rejet.
Ce qui conforte l'idée que Verlaine songe précisément au poème de Rimbaud, c'est que comme l'a montré Steve Murphy le poème "Michel et Christine" où il n'est pas du tout question de la ville belge de Malines apparemment a pourtant de nombreux éléments communs avec le poème contemporain "Malines" des Romances sans paroles, ce qui prouve qu'un des deux poèmes a été écrit en fonction de l'autre malgré tout.
Selon Murphy, c'est Rimbaud qui s'est inspiré du poème de Verlaine et la complexité du poème de Rimbaud favorise cette impression qui pourtant n'est peut-être qu'un préjugé. D'autres critiques ont fait observer que l'influence a pu se faire en sens inverse. Mon intuition personnelle, c'est que, toute idée de simultanéité des compositions mise à part, Rimbaud a composé son poème en août 1872, immédiatement à la suite de la création de Verlaine. Mais mon intuition n'a pas à peser dans la balance. En revanche, l'idée reste à creuser d'une inspiration de Rimbaud en fonction de plusieurs poèmes de Verlaine.
Il y aurait beaucoup de débats si nous commencions à essayer de cerner l'ensemble des poèmes que Verlaine a pu composer en présence de Rimbaud. En revanche, pour un premier degré d'enquête, nous pouvons nous repérer au moyen des Romances sans paroles. Nous y trouvons une section de poèmes intitulés "Paysages belges" parmi lesquels nous rencontrons précisément la pièce "Malines" datée du mois d'août. Nous y rencontrons aussi plusieurs poèmes autour de la ville de "Bruxelles", ce qui est à rapprocher du poème "Juillet" de Rimbaud avec son en-tête : "Bruxelles, Boulevart du Régent," qui apporte une précision quant au sujet des vers. D'après Jeancolas, les deux manuscrits connus de "Juillet" et "Michel et Christine" ont des pliures similaires et une tache au même endroit, ce qui invite à penser que ces deux manuscrits étaient réunis. C'est un peu pour cela que je chercher à explorer l'hypothèse d'un poème "Michel et Christine" où il serait question du séjour belge, d'une vue à partir d'un paysage belge, éventuellement la plaine de Waterloo avec son récent aqueduc. Mais un autre fait troublant retient mon attention quand je rapproche "Michel et Christine" des Romances sans paroles. Le séjour belge ne s'est pas fait sous la pluie, mais la pluie est très présente dans le recueil de Verlaine. Elle l'est déjà dans la section des "Ariettes oubliées" que, par souci de fiction chronologique, le poème a daté du printemps 1872 et le cas est remarquable, puisqu'il est question de rien moins que la célèbre ariette "Il pleure dans mon coeur..." flanquée d'une épigraphe inédite d'un poème inconnu de Rimbaud "Il pleut doucement sur la ville." Mais ça ne s'arrête pas là, l'Angleterre est connue pour son ciel pluvieux, et en pendant à la section de "Paysages belges" nous avons droit à une section "Aquarelles" sur des lieux anglais, où le titre "Aquarelles" confond l'intérêt artistique pour la peinture transposé en poèmes avec le motif climatique qui caractérise Londres et ses environs, en automne et en hiver qui plus est. Le titre "Aquarelles" signifie clairement que le ciel londonien est lavé par la pluie et que cela contribue à créer une atmosphère poétique retranscrite par les poèmes de Verlaine.
Tout ceci, je l'ai posé pas à pas, mais j'en viens maintenant à une autre idée que j'ai eue bien plus tôt, mais que j'exprime à ce temps de mon raisonnement : le poème "Michel et Christine" est singulier dans la mesure où, dans une lecture non informée, nous assistons à une description vertigineuse d'un paysage sous l'orage, puis nous passons, pour ainsi dire, sans crier gare à l'hypothèse d'une vision du Christ et d'une sorte de fin des temps en quelque sorte. Cela justifie déjà un rapprochement avec "Larme" du même auteur comme nous l'avons dit plus haut, mais il est un poème de Verlaine que je voudrais verser au débat, un dizain réaliste non avoué comme une parodie de Coppée, mais un des premiers de Verlaine, qui figurent donc dans le recueil La Bonne chanson. Ce recueil, où il est questions d'épithalames, est celui qui raconte les préparations de Verlaine à son mariage avec Mathilde Mauté de Fleurville, et on sait que pour Verlaine Romances sans paroles est quelque peu une "mauvaise chanson", autrement dit le recueil La Bonne chanson retourné, et on sait qu'en mai 1872 Rimbaud a écrit un poème "Bonne pensée du matin" qui pourrait se lire comme une raillerie du titre verlainien de "bonne chanson".
Attention, je ne suis pas en train de dire que "Bonne pensée du matin" et "Michel et Christine" parleraient de manière cryptée de Verlaine et de sa femme Mathilde. Ce n'est pas le sujet. En revanche, s'il date du mois d'août 1872, "Michel et Christine" est contemporain de l'écriture de "Birds in the night", et on peut se dire que, du coup, "Michel et Christine" aurait à voir avec une sorte de mise au point, autocritique ou non, ironique ou non, de l'idée de compagnonnage des poètes Rimbaud et Verlaine. Il y aurait quelque chose de leur programme de vie en commun, notamment au plan politique, dans les vers de "Michel et Christine". Mais il est temps de citer le dizain de Verlaine, car c'est un rapprochement dans la composition qui a retenu mon attention.

Le bruit des cabarets, la fange du trottoir,
Les platanes déchus s'effeuillant dans l'air noir,
L'omnibus, ouragan de ferraille et de boues,
Qui grince, mal assis entre ses quatre roues,
Et roule ses yeux verts et rouges lentement,
Les ouvriers allant au club, tout en fumant
Leur brûle-gueule au nez des agents de police,
Toits qui dégouttent, murs suintants, pavé qui glisse,
Bitume défoncé, ruisseaux comblant l'égout,
Voilà ma route - avec le paradis au bout.

Verlaine décrit un coin de Paris peu valorisant. Le mot "fange" est repris dans "boues". Nous avons un excès de pluie ou en tout cas d'humidité qui est accentué à trois reprises dans un même vers : "dégouttent", "suintants", "pavé qui glisse". Et au vers suivant, nous avons l'expression "ruisseaux comblant l'égout" qui permet de se représenter la raison de s'éloigner des "aqueducs" dans le discours de "Michel et Christine". L'association d'un moyen de transport à un effet de tempête se retrouve dans les deux poèmes. Il y a l'image du "railway" dans "Michel et Christine", et dans le dizain de La Bonne chanson nous avons l'assimilation à un "ouragan" de "l'omnibus" qui tiré par des chevaux traverse un "bitume défoncé" sur lequel ces quatre roues sont secouées. Les ouvriers du poème de Verlaine défient quelque peu l'ordre. L'adverbe "lentement" que je pense à cheval sur la césure dans "Michel et Christine" est à la rime dans le poème de Verlaine. Il est question de "l'air noir", la notation de couleurs "verts et rouges" est renforcée par une série d'échos du couple "r" et "ou" : "roues", "roule", "rouges" et si on admet une inversion des phonèmes nous pouvons encore citer "ouvriers". Or, le poème de Verlaine se termine sur une pointe galante qui parle très précisément de la perspective d'un mariage à venir en consacrant l'événement comme une sorte de fin des temps : "- avec le paradis au bout." Le poème de Rimbaud parle lui aussi d'une sorte d'union amoureuse correspondant à une fin des temps, et la mention "Christ" permet de faire écho à la notion chrétienne de "paradis" du poème de Verlaine. Parmi les différences de traitement, notons que le poème de Rimbaud met en doute cette foi en la vision d'avenir, doute qui survient dans d'autres des poèmes de Verlaine de La Bonne chanson.
Je suis persuadé que cet axe de recherche à de l'avenir et je n'hésite donc pas à vous en faire part dès à présent. Bien sûr, tout cela appelle des recherches complémentaires, des réflexions plus poussées, mais cet article espère avoir une influence décisive pour précipiter un certain renouvellement de l'approche en ce qui concerne les poèmes du printemps et de l'été 1872.