Liens musicaux pour mettre dans l'ambiance pendant la composit..., pendant la lecture de l'article : Oui, "n'importe quoi... mais pas n'importe comment !"
Commençons, en profitant des possibilités infinies offertes par internet, par citer une "chronique" sur Arthur Rimbaud que Verlaine a rédigée à la toute fin de sa vie, suite précisément à la publication en 1895 de l'édition des Poésies complètes de Rimbaud chez Léon Vanier. Verlaine entame son article par une réponse d'actualité : il lui a été reproché d'exprimer une complaisance pour l'écrivain Henry Murger. Et Verlaine prend le temps d'y répondre, et pour faire transition il va opposer l'image du bohémien propre à Murger à ce qu'il se représente au sujet de Rimbaud.
Je cite tout le début de ce document :
Il y a quelques mois, à l'occasion d'un monument tout simple qu'on élevait à Murger dans le Luxembourg, j'écrivais ici même quelques lignes qu'on a taxées dans certains milieux, un peu bien grincheux, faut l'avouer, de "complaisance" : à qui et pour qui, grands dieux ! Et pourquoi ces soupçons, ou pour mieux dire ces semblants, ces façons, ces manières, ces grimaces de soupçons ? A cause, je le présume et je m'y tiens, de l'indulgence que j'ai, dans le cas qui m'occupait, professée envers une mémoire légère et gracieuse, quoi qu'en aient dit ces incompétents censeurs, et, l'indulgence, ces messieurs n'en veulent plus, étant, eux, tout d'une pièce, parfaits et ne souffrant que des gens parfaits... Il est vrai que si on les scrutait, eux enfin ! Mais passons, et sautons au sujet qui doit occuper ces quelques lignes. Il se trouve donc que quelques mois après mon article sur le bohème Murger, j'élucubre un article sur je ne dirai pas le bohème Rimbaud, le mot serait faux et il vaut même mieux, mieux même, lui laisser toute son "horreur" en supprimant l'épithète :
Rimbaud ! et c'est assez !
Non. Rimbaud ne fut pas un "bohème." Il n'en eut ni les mœurs débraillées, ni la paresse, ni aucun des défauts qu'on attribue généralement à cette caste, bien vague, toutefois, et peu déterminée jusqu'à nos jours.
Sans pourtant penser le moins du monde à la formule : "Je est un autre", Verlaine parodie ici un célèbre vers de l'horrifique Médée de Corneille :
Nérine.
Forcez l'aveuglement dont vous êtes séduite,
Pour voir en quel état le sort vous a réduite.
Votre pays vous hait, votre époux est sans foi :
Dans un si grand revers que vous reste-t-il ?
Médée.
Moi,
Moi, dis-je, et c'est assez.
Après cette citation, vous relirez probablement l'article de Verlaine différemment.
Vous pouvez trouver le texte de cette chronique dans les Œuvres en prose complètes de Verlaine dans la collection de la Pléiade, édition de 1972 établie par Jacques Borel. L'extrait cité figure à la page 977 et cette chronique clôt la rubrique conséquente des "œuvres critiques" de Verlaine. C'est le dernier article publié par Verlaine sur Rimbaud si je ne m'abuse !
Cette chronique a été publiée dans le périodique Les Beaux-Arts, le premier décembre 1895. Dans la même revue, Verlaine avait publié un article sur "Henri Murger" le premier juillet 1895. Un buste de Murger par Bouillon devait être érigé au jardin du Luxembourg en 1895, et certains ironisaient sur la "gloriette de Murger". Verlaine pour des raisons de santé avaient dû décliner une invitation à un banquet au café Le Procope en l'honneur de l'écrivain de la vie de Bohème, mais il prend la défense sympathique de l'auteur dans son article de juillet 1895. La pièce sur Henri Murger peut également être lue sur internet, et elle se trouve aux pages 946 à 948 du volume de la Pléiade cité plus haut. Et là encore, il convient de citer les propos de Verlaine qui médite la valeur du talent littéraire du célèbre Murger (noter que l'article a un début à brûle-pourpoint) :
A ce propos, en effet, de ce léger talent, de ce talent léger aussi, on a versé beaucoup d'encre et bu à droite et à gauche, peu de vin, m'est-il raconté. Je ne dirai pas tant pis, parce qu'au fond, cet esprit, charmant et plutôt sobre, n'a rien de rabelaisien du tout. Je ne dirai pas tant mieux non plus parce qu'après tout il fut cet esprit dont c'est ces jours-ci la fête [Oui, Verlaine a écrit ce passage à donner mal à la tête à Malherbe], insouciant au fond gai ou presque, en dépit de la vie et de ses choses, et qu'une rasade, ou deux, ne messiéent pas en pareil cas.
Et je ne dirai ni tant pis ni tant mieux à propos de l'encre employée bien ou mal à propos dans toute cette affaire où le nom de Murger a quasiment disparu pour laisser surgir à sa place beaucoup de noms de protestataires et d'anti et de sous et de contre protestataires, membres, secrétaires et présidents. L'encre, en effet, est faite pour être gâchée à tort ou à raison, toujours et dans tous les cas !
Ce n'est pas pourtant un prétexte à trop en répandre d'encre, ni à trop se répandre en discours [note : ces circonlocutions, ce n'est pas le meilleur Verlaine...] ou en réclames inutiles qu'une inauguration d'un buste de "brave homme" qui, c'est vrai, fixa une époque, marqua une étape, mais de qui, après tout, la mémoire pourrait passer sans plus d'inconvénient à la postérité, qui lui est due, honorée, certes, estimée, mais oui, donc, sans tout ce bruit moins élogieux devers sa figure si sympathique, qu'agaçant un peu en fin de compte, pour le trop peut-être restreint public absolument acquis dont me voici, d'ailleurs, en somme.
[...]
Verlaine poursuit en distinguant l'admiration qu'il a pour les grands : Balzac, Hugo, Baudelaire, de son acceptation de la "gloriette de Murger", puis il définit l'esprit de Murger, dans des termes qui sont amusants à comparer avec ceux de Rimbaud sur Musset dans sa lettre du 15 mai 1871 à Demeny ("français pas parisien", "Printanier, l'esprit de Musset ! Charmant, son amour !", "Hugo trop cabochard"), ce qui renforce ma conviction que Rimbaud parle de Musset, Baudelaire à Demeny sous l'influence de réunions avec des proches de Verlaine entre le 25 février et le 10 mars 1871 :
Murger est charmant, d'esprit parisien, il écrit dans une langue claire, rarement incorrecte. Il a très bien parlé ex professo, c'est plus que probable, de liaisons du très jeune âge dont l'habitude sans doute s'était, à quelque dam sien, invétérée. A ce titre, il est plaisant et à mon sens, des plus et des mieux pardonnables aux yeux de la vraie Morale, indulgent à la façon du Christ 48 et peut-être moins effarouchant pour saint Bernard que pour tel apôtre "fin de siècle". Mais revenons à la littérature, s'il vous plaît.
Oui, M. Rodenbach, excellent poète à qui son incontestable talent en français a valu, chez nous, de par la Légion d'honneur, des lettres de grande naturalisation, a raison, cent fois raison de dire que Murger a fait des vers plutôt quelconques, bien que je lui demande la permission d'en adorer d'adorablement tournés, en effet, qui hantent et hanteront toujours, je le crains, et je crains de l'espérer, ma caboche d'éternel enfant.
Oui mais, Murger a écrit les Scènes de la vie de bohème en une prose très suffisante qu'aèrent, ventilent, essorent et parfois font s'envoler une fantaisie incessante, une gaieté résignée et l'immortelle mélancolie, sans trop de scepticisme inévitable en pareille matière, ni d'indispensable gouaillerie vengeresse parmi de telles banalement cruelles aventures et mésaventures.
[...]
Verlaine poursuit en considérant que au-delà ce relatif chef-d'œuvre dans le domaine du roman Murger "tenta le théâtre", gagna l'estime publique en accédant à la Revue des Deux Mondes et qu'il mourut après avoir écrit une œuvre Le Sabot rouge "où s'indique nettement à son talent mûr une voie nouvelle qui s'annonçait sûre". Et Verlaine conclut ainsi sa rubrique : "paix à son âme immortelle et un sourire qui dure à son œuvre souriante qui durera !"
Vous avez donc de la part de Verlaine une recommandation à lire non seulement le roman Scènes de la vie de bohème, mais aussi Le Sabot rouge, et bien sûr les poésies en vers.
Dans sa lettre à Demeny du 15 mai 1871, Rimbaud a évité de préciser de noms certaines des catégories qu'il fait défiler dans son panorama. Plus précisément, deux catégories consécutives sont les seules du panorama à n'être pas accompagnées d'un nom d'artiste : "les bohèmes, les femmes", alors que nous avons une catégorie pour les gaulois et les Musset, une catégorie pour les écoliers, une autre pour les fantaisistes, une enfin pour les talents. Il pensait nécessairement à certains noms quand il songeait à la catégorie des femmes poètes, comme à la catégorie des bohèmes. Pour les bohèmes, il restait quoi ? Nerval ? Glatigny ? Ou bien sûr Murger ? Ou Richepin, l'ami d'Izambard tant que nous sommes en si bon chemin ?
Evidemment, plus haut, nous avons cité un passage où Verlaine oppose Rimbaud à la figure du bohémien, mais cela n'en reste pas moins plus complexe. Rimbaud mérite l'admiration, il rejoint les grands que sont Balzac, Hugo et Baudelaire. Il n'est pas qu'un poète identifiable à l'esprit bohémien. D'ailleurs, si je prolongeais la citation de la tragédie Médée de Corneille, vous auriez un passage où elle dit qu'elle est le ciel et la mer, le fer, etc. Qui plus est, nous identifions surtout Rimbaud à la figure du bohémien à cause de ses écrits de l'année 1870, écrits qui seront quelque peu rejetés et donc estimés comme dépassés en juin 1871, quand Rimbaud demande à Demeny de brûler tous les vers qu'il lui a confiés (et non le recueil, merci de prendre note et d'acter).
Il n'écrit pas seulement cela dans ses vers, mais aussi dans son courrier à Izambard : il rêve de "liberté libre" et de "bohémienneries". Il écrit le sonnet "Ma Bohème" (orthographe corrigée) et il se compare à un bohémien dès le poème en deux quatrains placé en premier dans la lettre à Banville de mai 1870.
Et Banville est important dans cette réflexion. Banville a eu la primeur d'une première version sans titre de "Par les beaux soirs d'été..." (Izambard a dû lire des versions primitives de "Sensation" et "Credo in unam", mais sans les conserver, ou sans acquérir de manuscrit personnel à leur sujet). Et ça ne s'arrête pas là.
Dans le volume Rimbaud, Verlaine et Cie, "un devoir à chercher", à la mémoire de Yann Frémy, volume collectif parallèle à la revue Parade sauvage pour dire vite, Philippe Rocher a publié en 2023 un article sur le poème "Ophélie" (pages 341-356), il s'intitule : "Et le poète dit... Ophélie, poésie, révolte". L'article est très bon, très intéressant. Il opère un lien important entre le dernier quatrain du poème "Ophélie" et le titre du poème envoyé à Banville en août 1871, plus d'un an plus tard : "Et le poète dit qu'au rayon des étoiles, / Tu viens chercher la nuit les fleurs que tu ceuillis / Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs voiles, / La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys[,]" face à "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", poème où parle de "lys" qu'on voit et trouve nulle part. Tout un programme ! Rocher s'en tient plutôt au poème de 1870, mais une lecture de "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" en fonction du poème "Ophélie" ce serait un vrai régal. Cependant, au bas de la page 343 et au début de la page 344, Rocher soutient en le répétant un propos surprenant. Les romantiques traitaient en poésie le thème d'Ophélie, mais allusivement au sein de poèmes de plus vaste envergure. Rimbaud serait le premier à lui avoir consacré tout un poème (soulignements nôtres) :
[...] Le premier écart important étant le fait que le jeune Rimbaud encore inconnu au-delà des Ardennes soit l'auteur du premier poème en vers français exclusivement consacré à Ophélie alors que la figure ophélienne était évoquée depuis longtemps par les romantiques dont le tournant mélancolicosmique, revisitant le drame shakespearien, contribuait à l'élaboration d'un mythe moderne qui traversera tout le XIXe siècle dans les œuvres picturales et littéraires, sans qu'un poème ne lui soit entièrement dédié. [...]
En 2019, dans un précédent volume collectif parallèle à la revue Parade sauvage : Rimbaud, Verlaine et zut à la mémoire de Jean-Jacques Lefrère (mais il manque une virgule !), Tim Trzaskalik avait fourni un article qui était l'adaptation en français d'un article préalablement publié en allemand : "La souricière ou ce que Rimbaud dit à propos des Ophélies de Banville", titre d'article qui joue lui aussi le rapprochement avec la seconde lettre à Banville de 1871. Donc, il y a une idée d'un thème d'Ophélie qui est présente parmi les poètes romantiques et parnassiens (Banville n'est pas un poète parnassien d'ailleurs, il appartient au romantisme stricto sensu, tout comme Gautier, Baudelaire et Leconte de Lisle), et Banville en serait le principal illustrateur, ce qui est commode vu qu'il est le principal destinataire de l'une des trois versions manuscrites du poème "Ophélie". J'aimerais déjà un recensement poussé des mentions d'Ophélie dans les poésies du dix-neuvième siècle. Il faut se pencher sur la question du cliché d'époque, avant de privilégier la réponse directe à Banville. Izambard a témoigné en ce sens, il prétend que Rimbaud s'est inspiré d'un sujet traité en classe, et nous avons les preuves que Rimbaud fonctionnait de la sorte à ses débuts. Le poème "L'Ange et l'enfant" de Jean Reboul a été travaillé en classe, a entraîné la création d'un poème en vers latin, lui aussi en contexte scolaire : "Jamque novus", et Rimbaud n a fait le poème "Les Etrennes des orphelins". Et le poème "L'Ange et l'enfant" a donné à Hugo l'idée de deux poèmes, au moins un dans Les Contemplations, avec la mère qui perd son premier enfant et qui à nouveau mère entend le second nouveau-né lui dire qu'il est revenu. Ou bien, il a un poème sur un enfant enlevé au ciel. Dans le même ordre d'idées, en contexte scolaire, Rimbaud a été primé pour un plagiat passé inaperçu de la traduction du début du poème de Lucrèce De Natura rerum par Sully Prudhomme, et cela nous vaut quelques vers sur un printemps rêvé dans "Les Etrennes des orphelins", puis un développement d'une tout autre envergure dans le poème "Credo in unam", et il faudrait y ajouter l'érotisme du bohémien dans la Nature des deux quatrains devenus le poème au titre "Sensation". Or, Izambard prétend que son modèle de sujet sur "Ophélie" était en latin, ce qui est assez déconcertant. Rocher rappelle ce fait au tout début de son article (page 341) :
[...] La première version du poème (mai 1870) serait, selon Izambard, une transposition personnelle d'un sujet en vers latins donné en classe, et le premier poème en vers français que Rimbaud lui a montré hors cadre scolaire [...]
Alain Chevrier a publié en 2020 un article, au moins antérieur à celui de Rocher, où il attirait l'attention sur le recueil Les Nuits d'hiver d'Henry Murger. Il n'y est fait aucune mention du poème "Ophélia", mais il s'agit d'un poème du début du recueil, et une simple consultation de la table des matière en révèle l'existence.
Personnellement, je ne possédais pas l'article de Chevrier quand j'ai publié en 2023 un article où je révélais l'existence du poème "Ophélia" dans le recueil Les Nuits d'hiver, et comme je n'avais pas fait attention, si je ne m'abuse, dans cet article j'ai aussi parlé de liens de certains vers avec "Ma Bohême" et "Sensation", sans remarquer que sur ce point précis Chevrier avait l'antériorité.
L'article d'Alain Chevrier a été publié dans le numéro 31 de la revue Parade sauvage et il s'intitule "Variations critiques sur Murger et Rimbaud". Il contient un important développement sur les retours à la ligne après une virgule, un double point ou même un mot dans les poèmes en prose de l'auteur, mais il contient aussi un développement sur l'influence possible des vers de Murger sur le sonnet "Ma Bohême".
Je vais développer ici mes propres idées.
D'abord, je reviens sur un raté de ma part. Quand j'étais lycéen et au début de ma vie d'étudiant, j'ai eu connaissance du roman Scènes de la vie de bohème, mais j'en ai expédié la lecture (un volume édité en Garnier-Flammarion) et je suis passé à autre chose, d'autant que Murger est en effet maintenu en-dehors des classiques de la Littérature du dix-neuvième siècle. Il est sur le seuil, mais pas dans la maison. Il est à peine évoqué dans l'anthologie Lagarde et Michard qui était mon support livresque en cours de français au lycée. Un peu comme tout le monde, je me suis contenté de considérer l'image d'Epinal d'un auteur qui avait popularisé en un roman une certaine figure du bohémien. Banville lui rendait hommage, mais comme il rend hommage à quantité d'auteurs que je n'ai jamais lu. Est-ce que vous avez déjà lu du Edmond About, par exemple ? J'en ai chez moi, mais je ne les ai pas encore lus.
Bref, je suis passé à côté de l'intérêt d'époque des livres de Murger, je suis passé à côté du Sabot rouge, de son théâtre et des poésies.
J'ai l'impression que j'ai déjà eu une amorce du côté des Nuits d'hiver il y a quelques années, mais peu importe, j'ai publié un article fin 2023 identifiant le poème "Ophélia" des Nuits d'hiver comme source au poème de Rimbaud. Et cela soulève aussi la question du cheminement jusqu'au sujet en vers latins donné par Izambard...
Ce qui est incroyable dans cette affaire, c'est que quand les critiques rimbaldiens citent la rime "Ophélie"/"folie" dans les poèmes de Banville, il cite inévitablement le poème des Odelettes "A Henri Murger".
Prenons l'article de Tim Trzaskalik mentionné plus haut. Il cite le couple de vers suivant du poème "Metz et Nancy" page 514 :
Mais l'éternel amour nous console. Ophélie
Cueille au bord du ruisseau la fleur déjà pâlie.
Outre l'intérêt de la mention du concept d'éternel amour, on a la rime "Ophélie" / "pâlie", la mention en attaque de vers d'une forme conjuguée du verbe "cueillir" avec inévitablement la mention d'une "fleur", et c'est précisément cette fleur qui est "pâlie". Mais Trzaskalik précise qu'il doit sa citation à la consultation d'un article de Miriam Robic : "Symbolique de l'eau dans les représentations d'Ophélie chez T. de Banville", et cet article est en ligne, et surprise il signale dès le début l'existence du poème "Ophélia" d'henry Murger.
La mention "Murger" apparaît à quinze reprises dans l'article et Robic compare le poème de Murger aux mentions d'Ophélie chez Banville.
Dans la section des "ouvrages consultés", Banville, Gautier, Rimbaud et Murger sont les seuls mentionnés comme auteurs, il y a une mention de Lamartine, mais en tant que sujet d'étude du livre répertorié. Gautier est mentionné pour l'ouvrage Les Beaux-arts en Europe en 1855. Dans le paragraphe d'introduction de son article, Robic cite aussi le poète Laforgue. Deux références ont de l'importance en peinture : Delacroix "La Mort d'Ophélie" en 1857 et Millais "Ophelia" en 1852, avec une troisième à leur adjoindre Delaroche "La Jeune martyre".
Le tableau "La Mort d'Ophélie" de Delacroix fait partie des collections du Louvre. Robic date le tableau de 1857, mais le Louvre et d'autres sources le datent de 1853. Cela a son importance, puisque Millais conserverait son antériorité, et son nom "Ophelia" a été retenu par Murger pour son poème. Mais il existe aussi un dessin de 1843 de Delacroix conservé au Metropolitan Museum of Art de New York, ce qui enlève l'idée d'une influence résolument première du peintre Millais. Carpeaux a sculpté une "Ophélie morte" en 1862. Le peintre préraphaélite Millais a joué un rôle évident avec son tableau idéalisant, d'autant que Murger, Banville et Rimbaud offrent une version idéalisante et non la version plus brutale de Delacroix.La peinture de Millais est clairement la représentation iconographique clef de 1952. Millais a des origines françaises, il vient de Jersey, mais j'ignore encore comment la création de son tableau a traversé la Manche pour faire parler d'elle en France et parmi les poètes français. En tout cas, Ophélie est idéalisé, la peinture n'est pas heurtante, et Ophélie allongée est représentée en train de chanter en train de se noyer. Il faut d'ailleurs méditer à nouveaux frais à quel point l'image d'Ophélie peut expliquer les noyés du poème "Le Bateau ivre".
Le tableau a la particularité de représenter Ophélie flottant encore quelque peu sur l'eau avec une ambiguïté sur son état : mort ou sommeil. Et le décor est particulièrement floral. Millais a intégré plusieurs fleurs citées dans la pièce Hamlet de Shakespeare (renoncules, orties, marguerites, "doigts d'hommes morts", salicaire pourpre), mais aussi d'autres de son cru, et je ne relève aucune mention du lys pour autant : coquelicots, roses, pensées, fritillaires, violettes,...
Passons maintenant aux références dans les poèmes de Banville et Murger.
Deux recueils de poésies sont associés à Henry Murger (1822-1861). Murger a publié un premier recueil Ballades et Fantaisies en 1854, les "fantaisies" sont des poèmes en vers, tandis que les "ballades" sont des poèmes en prose.
En 1861, l'année de sa mort, il mettait sans doute la dernière main à un recueil, mais il a été édité à titre posthume : Les Nuits d'hiver. Le recueil reprend les pièces de 1854 et est composé de sections. Il s'ouvre par un "Sonnet au lecteur", se poursuit par une "Dédicace de la vie de Bohème", puis nous avons cinq sections de poèmes. La première "Les Amoureux" commence par le poème "A Ninon" suivi de la pièce "Ophelia", et plus loin y figure "La Chanson de Musette". On imagine tout le parti à tirer d'une telle section en regard des poèmes de Rimbaud "Ophélie", "Les Reparties de Nina", "Mes petites amoureuses" et aussi "Rêvé pour l'hiver". Les autres sections portent les titres : "Chansons rustiques", "Fantaisies", "Petits poèmes" et "Ballades". Le titre "Fantaisies" proche du concept si propre à Murger de "bohème", voilà qui renforce l'intérêt d'une lecture à la lumière de Murger de "Sensation", "Ma bohème", mais aussi de quelques autres poèmes.
Enfin, nous avons une dernière section d'hommages qui réunit des interventions publiques d'époque, la section s'intitule "Etudes critiques" et contient des notices de plumes connues de l'époque Jules Janin, Théophile Gautier, P.-A. Fiorentino, Arsène Houssaye et Paul de Saint-Victor. Le dernier sera un anticommunard notoire avec son livre Barbares et bandits. Arsène Houssaye suppose évidemment pas mal de ramifications avec Banville, la revue L'Artiste, les seconds romantiques, Baudelaire, Charles Cros, etc. Gautier est bien sûr un nom clef, et si Fiorentino m'était inconnu jusqu'à présent Jules Janin est un nom qui revient souvent dans les études sur les milieux littéraires de l'époque, et son article qui vient en premier contient quelques propos troublants.
J'y reviendrai.
Murger a daté son poème "Ophélia" de 1845. Pourquoi ne l'avoir publié en recueil que si tardivement ? Pourquoi ne figurait-il pas dans Ballades et fantaisies, sept ans plus tôt. Cette date de 1845 prend de court l'idée d'une référence au tableau de 1852 de Millais. Toutefois, le récit n'est pas idéalisé, il a une tournure nettement dramatique.
Ce qui frappe à la lecture, c'est que si le poème date bien de 1845 il a dû avoir une influence profonde sur Baudelaire, l'auteur de poèmes tels que "Harmonie du soir", Banville faisant inévitablement le lien qui peut aller de son ami Murger à son autre ami Baudelaire. Qu'on en juge ! A noter que le nom de l'héroïne shakesperienne est flanqué d'un accent aigu conforme à la prononciation française :
Ophélia
Sur un lit de sable, entre les roseaux,
Le flot nonchalant murmure une gamme,
Et dans sa folie, étant toujours femme,
L'enfant se pencha sur les claires eaux.
Sur les claires eaux tandis qu'elle penche
Son pâle visage et le trouve beau,
Elle voit flotter au courant de l'eau
Une herbe marine, à fleur jaune et blanche.
Dans ses longs cheveux elle met la fleur,
Et dans sa folie, étant toujours femme,
A ce ruisseau clair, qui chante une gamme,
L'enfant mire encor sa fraîche pâleur.
Une fleur du ciel, une étoile blonde
Au front de la nuit tout à coup brilla.
Et, coquette aussi comme Ophélia,
Mirait sa pâleur au cristal de l'onde.
La folle aperçoit au milieu de l'eau
L'étoile reluire ainsi qu'une flamme.
Et dans sa folie, étant toujours femme,
Elle veut avoir ce bijou nouveau.
Elle étend la main pour cueillir l'étoile
Qui l'attire au loin par son reflet d'or,
Mais l'étoile fuit ; elle avance encor :
Un soir, sur la rive on trouve son voile.
Sa tombe est au bord de ces claires eaux,
Où la nuit, Stella, vint mirer sa flamme,
Et le ruisseau clair, qui chante une gamme,
Roule vers le fleuve entre les roseaux.
1845.
Le poème est en vers de dix syllabes de chanson (deux hémistiches de cinq syllabes). Rimbaud, poète se forgeant un début d'expérience, a privilégié l'alexandrin. Les échos sont évidents entre ce poème et la pièce de Rimbaud, avec surtout le fait que le poème de Murger a offert un modèle à Rimbaud de répétitions musicales que ne lui offraient pas les poèmes de Banville mentionnant Ophélie. Rimbaud a récupéré également la mention "Ophélia" qu'il utilise comme variante.
Le poème "Metz et Nancy" de Banville étant une pièce inédite posthume selon Robic, Rimbaud n'a pu la connaître, ni s'en inspirer en 1870. Remarquez toutefois que Murger ne pratique pas la rime "Ophélie" / "folie". Le mot "folie" revient tout de même à trois reprises à la césure, mais il est certain que le poème "Ophélie" de Rimbaud, vu la rime "Ophélie" et "folie" du deuxième quatrain, s'inspire aussi des vers de Banville. Rimbaud a bien évidemment une double référence à Banville et Murger quand il compose ce poème. Mais ce n'est pas tout. La fin du premier poème "Clair de Lune" des Fêtes galantes de Verlaine a tout l'air de s'inspirer de répétitions précises du présent poème de Murger :
[...]
Et leur chanson se mêle au clair de lune
Au calme clair de lune triste et beau,
Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
Et sangloter d'extase les jets d'eau,
Les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres.
Verlaine adopte l'autre décasyllabe, le littéraire avec un hémistiche de quatre syllabes suivi d'un hémistiche de six syllabes, mais les deux pièces sont en quatrains, et Verlaine rend plus souple et moins mécanique le retour des répétitions, mais en s'inspirant nettement de la technique d'envoûtement musical de la pièce de Murger :
[...]
L'enfant se pencha sur les claires eaux.
Sur les claires eaux tandis qu'elle penche
Son pâle visage [...]
J'identifie le modèle de reprise "sur les claires eaux", tout en observant l'habile reprise de Murger de "pencha" à "penche". Verlaine a repris aussi la rime en "-eaux".
De toute évidence, le poème "Ophélia" qui a des mérites personnels réels a fortement impressionné Banville, Verlaine et Rimbaud, au point que deux poèmes célèbres, l'un de Rimbaud, l'un de Verlaine, s'en inspirent directement. Et je maintiens qu'il faut envisager l'influence sur Baudelaire et son "Harmonie du soir".
Il faut même songer à une influence sur Léon Dierx, en soulignant non seulement les répétitions d'une fin de vers à un début de vers, mais aussi les à peu près dans les répétitions ou bien la construction de séries en résonance : "entre les roseaux", "sur les claires eaux", "au milieu de l'eau", "au courant de l'eau"...
La mention "Stella" est frappante également, puisque dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871 "Stella" illustre la hauteur de vue du voyant Victor Hugo, Rimbaud ne pouvant ignorer la résonance avec le poème "Ophélia" de Murger qu'il avait quelque peu démarqué...
Au fait, à la lecture du poème, vous dénombrez combien de noyades : Ophélia, ou Ophélia et Stella ?
L'inflexion idéalisante du poème de Rimbaud passe-telle par Millais, par Banville ?
Banville a mentionné en poésie Ophélie avant Murger, puisqu'Ophélie est citée dans le poème "La Voie lactée" des Cariatides de 1842 (attention, Banville a remanié les vers des poèmes de ce recueil au fil des éditions). Par ailleurs, on se retrouve à tourner autour de l'idée que le motif d'Ophélie prenait de l'intérêt dans les années 1840, avec la mention de Banville dès 1842, le dessin de Delacroix précurseur de son tableau en 1843 et le poème de Murger en 1845.
Il est clair que Rimbaud cite les deux vers de "La Voie lactée" où "Ophélie" rime avec "folie" dans son poème de 1870 :
Qui répétant tout bas les chansons d'Ophélie,
Ne retrouve des pleurs pour sa douce folie ?
Nous avons le registre compassionnel, la rime bien sûr ! et la forme adverbiale "tout bas" initialement empruntée par Rimbaud "version Izambard" avant qu'il ne lui préfère l'inversion "tout haut" :
- C'est que les vents tombant des grands monts de Norwège
T'avaient parlé tout bas de l'âpre liberté.
Dans cette version initiale remise à Izambard, les "vents" sont identifiés à ceux qui compatissent, mais alors que chez Banville nous avons des admirateurs qui répètent les chansons apprises par Ophélie, ici les vents apprennent les chansons à Ophélie, et dans la liaison opérée par la mention "tout bas" entre les deux poèmes on retrouve la même étreinte émotionnelle de la voix, une communion d'âmes entre les inspirants et les inspirés en quelque sorte. Notez aussi comment Rimbaud s'inspire de Banville. Il ne reprend pas ici "douce folie", mais "âpre liberté" est une sorte de décalque : "âpre" inverse "douce" et "liberté" valorise l'idée de "folie", tandis que les "vents" sont évidemment un substitut sonore à l'idée de "chansons" quasi inaudibles (les vents ont parlé tout bas, malgré leur souffle puissant, tandis que les admirateurs chantent pour eux-mêmes à voix basse chez Banville).
Banville va exploiter à d'autres reprises la mention d'Ophélie, et il le fait en privilégiant nettement les mentions à la rime. Cela se retrouve dans le poème "Mascarades", dans le poème "Rouvière", dans le poème "A Henry Murger". Banville privilégie clairement la rime reprise par Rimbaud : "Ophélie" / "folie", puisqu'elle apparaît dans "La Voix lactée", "A Henry Murger", "Rouvière". Le poème "Mascarades" fait exception avec une rime "Ophélie" / "mélancolie", tandis que la rime "Ophélie" / "pâlie" est à écarter, faute d'accès de l'adolescent Rimbaud au poème "Metz et Nancy".
En hexasyllabes, le poème "Mascarades" s'inspire clairement de la pièce d'Henry Murger :
Que la pâle Ophélie,
En sa mélancolie,
Cueille dans les roseaux
Les fleurs des eaux !
Ce quatrain en rimes plates manque nettement de talent et d'intérêt. On observe tout de même la mention ramassée : "pâle Ophélie" retenue par Rimbaud.
Le poème "A Henry Murger" est également en hexasyllabes et il ne fait aucun doute que Banville se réfère du coup au poème "Ophélia" de Murger. En clair, après avoir lu "La Voie lactée" de Banville, Murger a composé un poème musical exceptionnel intitulé "Ophélia" et, circularité des influences entre amis poètes, Banville a fait des mentions d'Ophélie à la rime un leitmotiv poétique renforçant son amour commun du funambulesque et de la bohème avec Murger. Rimbaud a clairement identifié l'étendard, il a lu et les poésies de Banville, et celles de Murger, et peu importe dans quel ordre il a fait le lien entre les aspirations de Banville et celles de Murger.
Et quand Rimbaud a composé "Ophélie" il a pris soin de s'inspirer à la fois des vers de Banville et des vers de Murger. Plus fort encore, quand il envoie sa lettre de mai 1870 à Banville, où figure "Ophélie" en deuxième position, il a tendu un premier poème à Banville où il était loisible d'identifier le motif de la vie de bohème propre à Murger.
Je vais d'ailleurs y revenir.
Je passe sur les implications pour "Credo in unam" contenu dans la même lettre.
Passons à la fin de l'année 1870, dans le cadre du séjour douaisien. Rimbaud a composé plusieurs sonnets en octobre 1870, et peut-être pas seulement sept, puisqu'il y a à débattre sur "Rages de Césars". Or, je l'ai déjà dit : les tercets de "Rêvé pour l'hiver" s'inspirent du poème en sizains final des Cariatides de 1842 : "A une Muse folle", avec des reprises nettes et précises, et les tercets de "Ma Bohême" démarquent un sizain très précis du dernier poème des Odes funambulesques, "Le Saut du tremplin". Or, le poème "Rêvé pour l'hiver" contient dans son titre l'idée d'une bohème bénie malgré l'hiver où une richesse rêvée compense la misère réelle, c'est précisément ce qu'on trouve dans l'idée du titre Les Nuits d'hiver, et on va aller voir les échos possibles dans les compositions de Murger et les oeuvres critiques qui lui rendent hommage. Quant au sonnet "Ma Bohème", je ne peux que souscrire à l'approche fournie par Murger.
Justement, je parlais du poème en deux quatrains : "Sensation".
Prenons le poème "Dédicace de la vie de Bohème". Il s'étale sur deux pages du recueil Les Nuits d'hiver, mais il est résolument court, puisqu'il s'agit d'un poème en six quatrains d'heptasyllabes. En gros, il n'a pas autant de syllabes qu'un sonnet d'alexandrins. Surtout, dans l'édition de 1861, il est distribué sur deux pages, avec une première page comportant les seuls deux premiers quatrains. Et je trouve saisissante la ressemblance d'esprit de ces seuls deux premiers quatrains avec "Sensation" de Rimbaud :
Comme un enfant de Bohème,
Marchant toujours au hasard,
Ami, je marche de même
Sur le grand chemin de l'art.
Et pour bâton de voyage,
Comme le bohémien,
J'ai l'espoir et le courage :
Sans cela je n'aurais rien.
Je vous cite à présent le poème "Sensation" dans sa version initiale sans titre :
Par les beaux soirs d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais un amour immense entrera dans mon âme,
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, - heureux comme avec une femme.
Rimbaud a repris la comparaison "Comme le bohémien" (déjà appelée par "Comme un enfant de Bohème") en lui imposant une légère variation : "Comme un bohémien", mais ce faisant il a repris aussi la rime "rien" / "bohémien" en inversant l'ordre de passage. Notez que la rime est dans les deuxièmes quatrains des deux poèmes. Notez aussi que derrière les alexandrins les rimes léonines montrent un Rimbaud tenté par la mesure de chanson de l'hexasyllabe, si proche de celle du vers de sept syllabes de la pièce de Murger : "loin" / "bohémien" au vers 7, avec écho à "rien", ou assonance en "é" aux trois premiers hémistiches de "Sensation" : "été", "sentiers", "blés" avec renfort "Picoté".
Il va de soi que le poème de Rimbaud explore aussi d'autres thèmes, d'autres idées indépendantes du poème de Murger, mais le lien est réel.
La page suivante avec les quatre autres quatrains du poème de Murger ne convient plus guère au rapprochement avec "Sensation", mais elle contient l'idée inverse des "pieds meurtris", idée de Murger sur laquelle revient Rimbaud dans deux poèmes d'octobre 1870 : "Ma bohème" et "Au Cabaret-vert".
Le poème "A Ninon" qui ouvre les amoureux n'a peut-être pas inspiré de vers précis aux "Reparties de Nina", mais il contient les variations "Ninon", "Ninette", "Nini", pose le ton du persiflage et traite d'un amant qui s'est ruiné pour cette femme entretenue Ninon et qui pleure de savoir que maintenant qu'il est ruiné elle va le congédier. Rimbaud s'inspire plus directement de Musset, Ofenbach et Glatigny, mais cette pièce est d'évidence à verser au dossier. Or, de part et d'autres du poème "Ophélia", les pièces "A Ninon" et "Madrigal" offrent un diptyque comparable à celui de Musset avec la "Chanson de Fortunio" et "Réponse à Ninon", on trouve le "vous en rirez" notamment dans "Madrigal". Les poèmes suivants "Chanson", "Renovare", "Le Requiem d'amour" et bien sûr "La Chanson de Musette" supposent tous un rapprochement potentiel avec "Ce qui retient Nina" et "Mes petites amoureuses". Le poème "Chanson d'hiver" confirme pour sa part que Rimbaud pratique la double allusion à Banville et Murger dans "Rêvé pour l'hiver" : "Enfermons-nous pour nous aimer !" "Verrous tirés, ô ma petite!", "Quand le givre aux carreaux burine", "Que notre amour frileux s'exile / Dans l'égoïsme du chez nous." Le poème "Chanson d'hiver" a même un lien avec la thématique de "Noël" des "Effarés" et aussi on observe une mention de Gavarni qui inévitablement lie encore Murger à Banville dans l'esprit de Rimbaud : "Qu'à son gré Gavarni déguise," et je précise que je suis loin de trouver d'une banalité décevante tous les vers de Murger. Verlaine faisait semblant d'en tant concéder à la critique acerbe d'un Rodenbach. Il est vrai toutefois que les ballades poèmes en prose de Murger sont assez laborieuses, et que nous avons affaire à une production en vers qui a parfois de sacrées faiblesses. Le poète n'était pas assez investi à temps plein dans la confection de ses poèmes. Il est tout simplement irrégulier, mais avec du génie ici et là.
Je reprendrai ma recension ultérieurement, je me suis même écarté de l'analyse des mentions du nom "Ophélie" chez Banville, mais je voulais aussi attirer votre attention sur les études critiques, notamment celle de Jules Janin.
Janin reconnaît à Murger de faire partie des rares poètes à avoir été un inventeur : "un chercheur de nouveaux mondes", un "des rares artistes qui ont trouvé quelque chose" (comparez avec "Vies" : "un inventeur [...] qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l'amour"). Nous retrouvons cette manière de qualifier le poète de charmant. Janin entre ensuite dans la définition de trois types de bohème pour dire ensuite, par pirouette, que Murger appartient à une autre catégorie encore. La première catégorie des imprévoyants fait nettement écho aux développements de Rimbaud : "l'artiste ignoré et faisant de l'art pour l'art, sans trop songer qu'il faut avoir en ce bas monde un domicile, un habit présentable, et pour le moins un repas chaque jour." Le poème "Ma bohème" développe l'idée de la nudité désirée, du refus du foyer, idée qui a des échos à identifier dans d'autres poèmes, comme les effarés qui crèvent leurs culottes, dénuement bohémien révolutionnaire. La deuxième catégorie n'est pas valorisante, celle des minables aigris. La troisième catégorie est celle des enfants prodigues, autrement dit de ceux qui tâtent la misère un temps, mais l'abandonne quand ça va trop loin, et là encore on voit que le sonnet "Ma bohème" fait référence au texte de Janin : "quand leur habit est un haillon et leur chemise une loque, aussitôt les voilà qui retournent au foyer domestique". Le sonnet "Ma bohème" décrit clairement un tenant de la première catégorie, celle qui d'ailleurs insulte les bourgeois selon la définition même de Janin. Et on observe un jeu de mots "petits bohèmes de leur composition". Revenus de leur folie, les enfants prodigues écrivent des poésies sur leur passé rebelle.
Et Murger trouve ces trois voies ridicules pour une autre plus authentique, car le bohème authentique va se différencier de la première catégorie par une capacité à vivre riche même dans la pauvreté, par une capacité à pouvoir passer de la pauvreté à l'aisance, et réciproquement. Son bon goût le préserve de n'aimer que la misère. Tout de même, les bohèmes de Murger sont les ennemis du propriétaire et du portier, "portier" profession évoquée dans "Les Premières communions" de Rimbaud soit dit en passant.
Ce sont des "chanteurs de la mansarde" et on pense à la lettre "Parmerde, Jumphe 72". Ils ont aussi "de l'espoir plein le coeur", formule qui entre en résonance avec l'hémistiche final de "Ma Bohème". Et Murger pour ne pas lasser avec la misère du bohème "appelle à son aide un grand frou-frou de belles toilettes un peu risquées, des robes à n'en pas finir, des chapeaux qui commencent à peine, et la fortune passagère des vingt ans de Musette. Le "frou-frou" à la rime dans "Ma bohême" vient de Banville, mais difficile de ne pas envisager un double emploi face au texte de Janin...
Murger a-t-il compris le romantisme comment dirait Rimbaud? En tout cas, Janin lui prête d'avoir compris des choses sur l'homme et sur la vie...
Enfin bref, je vais m'arrêter là, cet article brasse large et il vous suffira de lire le recueil Les Nuits d'hiver, les sens bien mis en alerte par les jalons posés ici pour que vous en cerniez l'importance pour Rimbaud lecteur, et vous comprendrez plein d'astuces à la lecture des pièces de Rimbaud. Il y a de vraies perspectives qui se dessinent.
J'en dis aussi suffisamment ici aussi pour faire sentir qu'un article d'analyse des vers du poème "Ophélie" reste en réalité à écrire, pour faire sentir aussi que même l'étude de Robic sur Banville pourrait gagner des forces nouvelles avec de nouvelles formes de réflexion.
Et j'ai bien sûr oublié deux ou trois trucs que je rajouterai prochainement.
Ouf !