dimanche 5 mai 2024

Rimbaud et le romantisme, "orageux aquilons" !

Ceci est le début d'une rédaction de longue haleine, mais cela dit éloquemment le rapport de la poésie de Rimbaud à l'histoire littéraire de son siècle. Les rimbaldiens s'échauffent avec leur mauvaise foi quand on se dit qu'il faut attendre leur mort pour que notre parole soit libérée. Que font-ils d'autre que de tuer la parole qui dérange leurs vies mesquines, leurs intérêts de nantis ? On m'explique ?
Ce qu'il y a ci-dessous, ils ont décidé le plus résolument du monde de s'en amputer. C'est con, parce que ça contient de l'âme de Rimbaud. Ils doivent s'interdire d'explorer pleinement et sans reste de telles perspectives. C'est vrai ou c'est faux ? Ce sont des assassins, de moi, de Rimbaud, de la poésie, mais ils ont de beaux discours sur les bienséances morales, je n'en doute pas un instant. Ils ne peuvent seulement rien contre les rébellions absolues de tristesse...

***

Versifications romantiques :

 

Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques :

 

Publié en 1820, ce recueil a lancé la carrière littéraire de Lamartine qui avait déjà vingt-neuf ans, mais il s’agit aussi de la première œuvre romantique française en tant que telle, c’est le premier recueil de poésie romantique du patrimoine. Le recueil a eu un succès important immédiat et, bien que les poèmes aient été composés apparemment de 1815 à 1820, nous ne constatons aucune présence dans le discours critique de publications antérieures de l’un ou l’autre poème, ce qui coïncide avec le discours de l’avertissement sur le caractère jusque-là confidentiel et inédit des pièces rassemblées. L’édition de 1820 contenait 24 poèmes. Nous allons en tenir compte pour une première phase d’observation sur l’évolution du vers romantique dans la décennie 1820, nous nous intéresserons ensuite aux évolutions ultérieures du recueil dans la perspective d’une lecture par Rimbaud.

Le recueil pourrait être étudié dans sa continuité avec la poésie du dix-huitième siècle. Par exemple, le célèbre hémistiche : « Ô temps, suspends ton vol » du poème « Le Lac » est en réalité un plagiat, puisque Lamartine l’a repris au poème « Ode sur le temps » paru en 1762 de l’obscur Antoine-Léonard Thomas. La poésie de l’automne et des feuilles mortes vient également de poèmes du dix-huitième siècle, ainsi qu’une certaine propension à la méditation métaphysique. Mais Lamartine va renouveler la performance lyrique de ses modèles.

Le recueil est précédé d’un avertissement signé « E. G. » dont les dernières lignes servent de modèle à certaines préfaces de Victor Hugo pour ses recueils, notamment Les Feuilles d’automne :

 

[…] Nous sentons que le moment de cette publication n’est pas très heureusement choisi, et que ce n’est pas au milieu des grands intérêts politiques qui les agitent, que les esprits conservent assez de calme et de liberté pour s’abandonner aux inspirations d’une poésie rêveuse et entièrement détachée des intérêts actifs de ce monde ; mais nous savons aussi qu’il y a au fond de l’âme humaine un besoin imprescriptible d’échapper aux tristes réalités de ce monde, et de s’élancer dans les régions supérieures de la poésie et de la religion !

 

La formule de la poésie lamartinienne fait également l’objet d’une définition ou description rapide qui aura elle aussi des échos dans les discours des poètes ultérieurs : Hugo, Musset, etc. Je cite :

 

Le nom de Méditations qu’il a donné à ces différents morceaux en indique parfaitement la nature et le caractère ; ce sont en effet les épanchements tendres et mélancoliques des sentiments et des pensées d’une âme qui s’abandonne à ses vagues inspirations. Quelques-unes s’élèvent à des sujets d’une grande hauteur ; d’autres ne sont, pour ainsi dire, que des soupirs de l’âme.

 

Etant donné la continuité évidente de la poésie lamartinienne avec celle du dix-huitième siècle, nous devons insister surtout sur l’idée d’un abandon aux vagues inspirations et sur les « soupirs de l’âme » pour vraiment pouvoir prétendre à une date de naissance officielle de la poésie romantique.

 

« L’Isolement » : 13 quatrains de rimes croisées ABAB tout en alexandrins (52 alexandrins). Il s’agit de l’un des poèmes les plus célèbres de Lamartine, et il contient précisément son alexandrin le plus connu : « Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé. » En même temps, ce poème s’inspire lui aussi de cette « Ode sur le temps » de Thomas citée plus haut. Dans cette « Ode sur le temps », le poète que le temps entraîne vers la mort dit qu’il ose « [s]’arrêter un moment pour contempler [s]on cours. » Touché par le deuil, Lamartine s’assied pour contempler la nature au couchant, mais il le fait dans un état d’indifférence triste : « Au coucher du soleil, tristement je m’assieds ; » « Je contemple la terre, ainsi qu’une ombre errante[.] » Une réécriture manifeste de vers se fait sentir, quand on compare les deux alexandrins suivants de Thomas : « Je n’occupe qu’un point de la vaste étendue ; » « Je parcours tous les points de l’immense durée, » et celui-ci de « L’Isolement » lamartinien : « Je parcours tous les points de l’immense étendue[.] » A cette aune, on peut se demander à quel point la rhétorique de tel vers de Thomas : « C’est en ne vivant pas que l’on croit vivre heureux[,] » a pu inspirer celle du célèbre : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. » Les ressorts du poème de Thomas font penser assez nettement à certains développements hugoliens. Ajoutons que l’anaphore en « Là » du poème « L’isolement » est issue elle aussi de la lecture du poème « Ode sur le temps » : « Là, de l’éternité commencera l’empire ; » et cela doit se doubler d’un intérêt de rimbaldien pour la dialectique « temps » et « éternité » du discours chrétien développé par Thomas. Dans « L’Isolement », l’anaphore en « Là » donne aussi l’idée d’une influence d’un tercet de l’un des plus célèbres sonnets de la deuxième édition de L’Olive de Joachim du Bellay :

 

Là, je m’enivrerais à la source où j’aspire,

Là, je retrouverais et l’espoir et l’amour,

Et ce bien idéal que toute âme désire

Et qui n’a pas de nom au terrestre séjour. (« L’Isolement », Lamartine)

 

Là est le bien que tout esprit désire,

Là, le repos où tout le monde aspire,

Là est l’amour, là, le plaisir encore. (du Bellay, L’Olive, CXIII)

 

Le dernier quatrain de « L’Isolement » s’inspire des « orages désirés » du René de Chateaubriand et eux-mêmes sont une référence pour la « Chanson d’automne » des Poèmes saturniens de Verlaine. L’influence de Lamartine sur Baudelaire doit également être prise en compte. Il était question des « régions supérieures de la poésie et de la religion » dans l’avertissement. Les éléments du poème « L’Isolement », admiration du couchant et cloches du soir ont à voir avec le dispositif mis en place dans Les Fleurs du Mal, et il faut déjà songer à des prestations telles que le poème « Elévation ». Fait amusant, Baudelaire est né en 1821, l’année qui a suivi la publication des Méditations poétiques. Enfin, il faut effectuer un retour sur Hugo et Rimbaud. Le titre Les Feuilles d’automne est une référence évidente au motif lamartinien repris au René de Châteaubriand :

 

Et moi, je suis semblable à la feuille flétrie :

Emportez-moi, orageux aquilons !

 

Rimbaud avait déjà quoi y prêter attention avec la « Chanson d’automne » de Verlaine, mais si Rimbaud a réécrit en « Qu’est-ce pour nous, mon Cœur, que les nappes de sang, » le premier vers du quatrième poème des Feuilles d’automne : « Que t’importe mon cœur ces naissances de rois / […] », je remarque que le « Qu’importe » figure dans le poème « L’Isolement » et cet élément s’inscrit dans la visée du vers : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé » :

 

Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières ?

Vains objets dont pour moi le charme est envolé ;

Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,

Un seul être vous manque et tout est dépeuplé.

 

Que le tour du soleil ou commence ou s’achève,

D’un œil indifférent je le suis dans son cours ;

En un ciel sombre ou pur qu’il se couche ou se lève,

Qu’importe le soleil ? je n’attends rien des jours.

 

Lorsqu’il réécrivait un vers des Feuilles d’automne pour composer « Qu’est-ce pour nous, mon Cœur,… » Rimbaud était parfaitement conscient que Victor Hugo avait conçu son recueil et son discours dans la référence aux Méditations poétiques de Lamartine. Le mot « aquilon » figure dans les deux premiers poèmes du recueil des Feuilles d’automne. Rimbaud avait identifié les modèles, d’un côté Lamartine et de l’autre Chateaubriand. Et il en joue dans « Qu’est-ce pour nous, mon Cœur,… », il reprend notamment le mot « aquilon » qui figure deux fois dans « L’Isolement », une fois au singulier, une fois au pluriel en mot de la fin !

 

De colline en colline en vain portant ma vue,

Du sud à l’aquilon, de l’aurore au couchant,

Je parcours tous les points de l’immense étendue,

Et je dis : Nulle part le bonheur ne m’attend.

 

[…]

Emportez-moi comme elle, orageux aquilons.

 

Cette réflexion sur le bonheur intéresse la lecture d’Une saison en enfer ou de « Ô saisons, ô châteaux ! » Rimbaud ignorait peut-être que Lamartine inversait le discours pieux de Thomas dans son « Ode sur le temps », mais il est évident que le poème de Lamartine chante un « désespoir » bien peu compatible avec l’exercice de la foi, et il est amusant de voir qu’entre le poème IV des Feuilles d’automne à « Qu’est-ce pour nous, mon Cœur,… » on passe d’une dénonciation classique de la vanité à une révolte au plan politique qui est finalement équivalente à l’abandon de tristesse de Lamartine.

Poursuivons… Baudelairiens ou rimbaldiens, nous n’en avons pas fini avec les bonnes surprises à la lecture de Lamartine.


1 commentaire:

  1. En fait, en cherchant, j'ai découvert que le vers "Un seul être vous manque et tout est dépeuplé", est lui-même un plagiat d'un autre vers du dix-huitième : "Un seul être me manque et tout est dépeuplé" de Léonard. Il y a des gens réticents qui ne supportent pas la révélation et émettent du conditionnel. Ceci dit, c'est vrai qu'il faut lire le poème directement du dix-huitième, ce que je n'ai pas encore pu faire ce matin. J'ignore s'il y a des articles pointus sur cette influence, j'ai l'impression d'être le premier à donner du prolongement avec la réécriture d'un autre vers de l'Ode sur le temps dans L'Isolement. C'est fascinant, parce que je pense aussi à "l'absente de tout bouquet" de Mallarmé, puis à quelques propos de peintres comme Matisse.
    Evidemment que les poésies de Lamartine et Hugo, et Vigny, ont un pied dans celle du dix-huitième, ce que notre enseignement littéraire a tronqué. On fait même un caca nerveux quand on parle de poète préromantiques avec un argument aussi spécieux que celui qui consiste à dire qu'on ne peut pas être pré quelque chose (comme si la définition préromantique attribuait une conscience de pionnier... n'importe quoi !). Moi ça ne me gêne pas "préromantique". Le problème de définition est plus lié au fait que le mot désigne un mouvement allemand précis et est repris très délesté par tous les autres.
    Personnellement, je repérais déjà que le salut à l'automne lamartinien venait des poèmes du XVIII grâce aux Lagarde et Michard, il y a dedans des poèmes sources pour Lamartine.

    RépondreSupprimer