samedi 27 février 2021

« N’oublie pas de chier sur le 'Dictionnaire Rimbaud' si tu le rencontres… » (partie 1 : contextualisation)

 

« N’oublie pas de chier sur le Dictionnaire Rimbaud si tu le rencontres… »

 

En 2014, un Dictionnaire Rimbaud placé « sous la direction de Jean-Baptiste Baronian » a vu le jour dans la collection « Bouquins » de l’éditeur Robert Laffont. Les collaborateurs furent nombreux : trente-six chandelles. Baronian avait composé une « Introduction » sous-titrée « Un état des lieux rimbaldiens » où il soulignait l’importance des conflits entre experts du poète : « […] le rimbaldisme est devenu, au fil des ans, une discipline foisonnante, presque une religion à part entière, pleine de contradictions, de conflits et de chicanes, y compris sur des sujets mineurs ou sur des détails. Et même une discipline périlleuse, où les haines, les détestations et les ukases sont monnaie courante. » Semblant se considérer au-dessus de la mêlée, Baronian finissait par des propos qui ne pouvaient que précipiter une réaction : « Mais ce Dictionnaire Rimbaud n’est pas seulement un ouvrage de synthèse comme il n’y en a encore jamais eu. Il est aussi un outil de référence pour approcher au plus près le poète dans sa vie et dans ses écrits […] » Le dictionnaire revendiquait aussi une certaine originalité dans les sujets abordés : « la chanson française, le rock, la bande dessinée, le merchandising ou la philatélie ». En-dehors du baratin sur le tissage des notices dans un dictionnaire, il était souligné que les études des poèmes seraient volontairement « assez courtes et purement informatives », tandis qu’André Guyaux était finalement « remerci[é] ici plus particulièrement ». L’ouvrage lui était même dédié, ce qui est un peu surprenant quand on envisage la différence de sens entre les verbes dédicacer et dédier.

Un fait remarquable s’imposait à l’esprit : l’absence de l’essentiel de l’équipe de la revue Parade sauvage parmi les collaborateurs. Or, le Dictionnaire Rimbaud sous la direction d’Adrien Cavallaro, de Yann Frémy et d’Alain Vaillant qui paraît maintenant en février 2021 aux éditions Classiques Garnier est à l’évidence une riposte à cet ouvrage de 2014. Le nouveau Dictionnaire Rimbaud recentre les notices sur des aspects plus volontiers littéraires et universitaires, et ses collaborateurs sont pour l’essentiel les personnes qui publient régulièrement dans les revues Parade sauvage et Revue Verlaine. Nous retrouvons plusieurs directeurs de ces deux publications : Steve Murphy au premier chef, mais aussi Yann Frémy, Seth Whidden, Denis Saint-Amand et Solenn Dupas. Quelques collaborateurs se retrouvent, il est vrai, dans les deux dictionnaires : Yoshikazu Nakaji, Yves Reboul, Denis Saint-Amand et Frédéric Thomas. Reboul s’est toujours déclaré en-dehors des clans, Saint-Amand et Thomas étaient de nouveaux venus en 2014, Nakaji est une figure internationale du rimbaldisme pour ne pas expliquer sa situation en plus de mots. Ces quatre exceptions n’empêchent pas de sentir le clivage entre les deux équipes. Dans le cas du nouveau Dictionnaire Rimbaud, d’autres rimbaldiens que Reboul et Nakaji peuvent être considérés en principe comme au-delà des oppositions claniques : Brunel, Murat, à tout le moins.

L’opposition entre les deux clans s’est quelque peu radicalisée à l’époque d’un article de Steve Murphy sur la pagination manuscrite des Illuminations qu’il a publié en 2001 dans la revue Histoires littéraires dirigée par feu Jean-Jacques Lefrère. La thèse défendue par Steve Murphy était très mal étayée au plan scientifique, et elle ne nous empêche pas de soutenir une conclusion inverse comme nous le verrons plus loin, mais cette thèse critiquait encore sévèrement les ouvrages antérieurs d’André Guyaux et elle a fait illusion au point de passer pour une vérité d’évidence auprès de critiques rimbaldiens comme Reboul et Murat, pourtant non pris dans les querelles de clans, et cela jusqu’à la réfutation, très cruelle, immensément cruelle, de Jacques Bienvenu à laquelle j’ai participé avec un argument aux petits oignons. Cette réfutation a eu lieu en deux temps. La première partie de l’article « La pagination des ‘Illuminations’ » par Jacques Bienvenu a été mise en ligne sur son blog Rimbaud ivre le dimanche 12 février 2012 et la « (suite) » est tombée comme un coup de massue dans un ciel serein le mardi 6 mars 2012. Cependant, cela n’a rien arrêté en terme de conflits. Il faut dire qu’entre-temps, André Guyaux a édité une nouvelle version depuis longtemps attendue des Œuvres complètes d’Arthur Rimbaud dans la collection de la Pléiade en 2009. Cela nous a valu une recension acrimonieuse de la part de Jean-Jacques Lefrère avec l’article « Rimbaud dans une Pléiade sans étoiles », qu’il n’a visiblement pas écrit tout seul, dans la revue de La Quinzaine littéraire en mars 2009. Affecté par de nombreuses coquilles, l’article peut être consulté en ligne sur le site La Revue des ressources. Lefrère était indigné par les insuffisances de l’ouvrage, mais il reprochait aussi à Guyaux « un monument de sectarisme et d’ingratitude ». Et, hâtivement, Lefrère reprochait la non-adhésion de Guyaux à des interprétations partisanes :

 

Les précédents éditeurs, les plus récents en tout cas, avaient au moins eu soin de respecter les « projets de recueil » conçus par Rimbaud lui-même, en les coiffant parfois de titres factices comme « Dossier Demeny » ou « Dossier Verlaine ». M. Guyaux a choisi de rejeter toute présentation basée sur ces ensembles. Il doute même, contre l’évidence, qu’il y ait eu chez Rimbaud des intentions de tels recueils et va même jusqu’à poser des questions presque délirantes, du genre : « Les Illuminations étaient-elles destinées à paraître dans son esprit ? »

 

Nous parlerons plus loin de ces prétendus « projets de recueil ». Nous constatons que, même si toutes les critiques ne sont pas infondées, une certaine liberté éditoriale était carrément refusée à Guyaux par Lefrère. Et nous en arrivons à un point important, l’accusation explicite de mauvaise foi au sujet de la pagination des Illuminations :

 

« Sans doute on n’oserait pas affirmer que la pagination est de Rimbaud lui-même, encore que la chose soit possible », écrit M. Guyaux dans un de ces exercices chèvre-chouistes où il montre une certaine virtuosité. Car cette affirmation selon laquelle on ne saurait attester que les paginations du manuscrit sont de Rimbaud est évidemment d’une certaine mauvaise foi. Certes, son édition révèle qu’il a plus ou moins capitulé devant les critiques adressées à ses précédents travaux sur Les Illuminations, mais il lui coûte, à l’évidence, d’admettre publiquement qu’il s’est jadis fourvoyé, et dans les grandes largeurs, sur la théorie du « fragment » dans la thèse qui lui a ouvert les portes de la Sorbonne sous le titre Poétique du fragment. […] Il adopte […] la solution préconisée par M. Murphy, mais ne se range pas pour autant avec franchise à la thèse de ce dernier, qui a établi que la numérotation figurant sur les vingt-quatre premiers feuillets du manuscrit des Illuminations, numérotation suivie par l’édition pré-originale de La Vogue, est de la main de Rimbaud. […Guyaux] essaie de nous tromper, mais n’apparaît pas disposé à reconnaître qu’il faut considérer ces Illuminations comme un projet de recueil assez avancé, préparé par l’auteur pour une éventuelle édition.

 

Un an après, Lefrère lançait la photographie du « Coin de table à Aden » …

Dans l’examen critique qui va suivre, nous évaluerons cette question de la nécessité ou non de s’aligner sur certaines positions déclarées consensuelles par Lefrère. Intéressons-nous maintenant à la liste des collaborateurs au nouveau Dictionnaire Rimbaud. Nous avons un total de trente-huit participants, nombre à peine supérieur à celui du Dictionnaire Rimbaud dirigé par Baronian. Les participations de Pierre Brunel, Yves Reboul et Michel Murat sont de pure prestige, une notice chacun. Steve Murphy a une contribution légèrement plus conséquente qui monte à cinq articles. Cependant, les autres directeurs des périodiques universitaires Parade sauvage et Revue Verlaine sont en général des créations de Steve Murphy, c’est lui qui les a mis en place, et nous relevons donc un certain nombre de contributeurs à placer sous le patronage de Murphy lui-même : Yann Frémy, Seth Whidden, Denis Saint-Amand et Solenn Dupas. Ils peuvent éventuellement s’émanciper, mais reste à voir ce qu’il en est. Notons que Yann Frémy est en outre un codirecteur de l’ouvrage avec Adrien Cavallaro, un nouveau venu dans les études rimbaldiennes, et Alain Vaillant, enseignant à Nanterre. La place prise par Yann Frémy est quelque peu étonnante. Il a été très tôt mis à la tête de la revue Parade sauvage et son titre de reconnaissance doit être sa thèse sur Une saison en enfer qui a été elle-même publiée, mais avec des remaniements tout de même, aux éditions Classiques Garnier, thèse que j’ai lue à la fois dans sa version sur microfiches à l’université de Toulouse le Mirail et dans son format aux éditions Classiques Garnier. La thèse incluait une analyse des proses dites « contre-évangéliques ». J’ai lu aussi des extraits de cette thèse qui furent adaptés sous forme d’articles dans des revues, Parade sauvage toujours, ou bien Studi Francesi. Frémy est devenu codirecteur de la revue Parade sauvage, mais aussi de la Revue Verlaine, et, avec le temps, on ne saurait plus vraiment dire de quel auteur Frémy est plutôt spécialiste, ni sur quelle partie de l’œuvre de Rimbaud il est capable de produire une analyse experte. En tout cas, ses titres de gloire sont visiblement discutés au sujet du livre Une saison en enfer, si nous en croyons Michel Murat dans le texte « Du nouveau sur Rimbaud ? » qui peut être consulté sur le site Rimbaud ivre et qui correspond au discours prononcé à l’ouverture du colloque « Les Saisons de Rimbaud » de 2017. Ce texte a été mis en ligne le dimanche 19 mars 2017 et nous pouvons y lire une opposition entre deux références critiques. Les « travaux » de Yoshikazu Nakaji sur Une saison en enfer « font toujours référence », tandis que :

 

[…] ceux de Yann Frémy, malgré leur intérêt, n’ont apporté aucun renouvellement décisif.

 

Pourtant, Frémy a une influence considérable. Il a dirigé un nombre conséquent d’ouvrages collectifs sur Verlaine ou sur Une saison en enfer. Il est invité régulièrement pour des émissions radiophoniques, notamment à France Culture. C’est quelqu’un qui diffuse très largement auprès du public une certaine idée critique de Rimbaud, du sens du livre Une saison en enfer, et il opère des choix en tant qu’éditeur. Pour ses contributions au présent Dictionnaire Rimbaud, nous constatons qu’il ne se surimpose pas au sujet du livre Une saison en enfer : il produit essentiellement un article général sur l’ouvrage, une étude de la section « Délires I », une de la phrase : « Il faut être absolument moderne, » et une sur le « brouillon » du poème « Ô saisons ! ô châteaux ! » Pour le reste, il s’éparpille sur un certain nombre d’articles franchement secondaires : « A la Musique », « Le Buffet », le « Cahier des dix ans », Delahaye, Dierx, Labarrière, Le Clézio, Siefert, Vitalie Rimbaud la sœur, « Sensation », « Première soirée », Arras, Dessins de Rimbaud, Homme de lettres, « L’Enfant qui ramassa les balles… » On ne peut pas dire qu’au-delà de son domaine de confort relatif, il se penche sur les principales questions herméneutiques. Les deux exceptions sont les articles sur « Ariettes oubliées » III et « Enfance I-II-III-IV-V ».

Je ne vais pas spéculer sur les autres contributeurs qui ne risquent pas de produire un son de cloche différent du saint évangile murphyen. Tout le monde est capable de consulter les revues d’études rimbaldiennes et verlainiennes et de se faire sa propre idée. En revanche, il convient également de faire un cas à part au sujet d’Alain Bardel. Il ne s’agit pas d’un universitaire, mais d’un enseignant à la retraite qui a développé sur la toile un site rimbaldien. Admiratif à l’origine des articles de Murphy, Claisse et Fongaro, il a fini par intégrer l’équipe de la revue Parade sauvage où il publie de temps en temps. Sur la page de « présentation des auteurs », la ligne consacrée à Bardel est éloquente : il est « l’animateur du site internet ‘Arthur Rimbaud, le poète’ ». Il nous refait le coup de Jean d’Ormesson qui écrit sur ses livres qu’il est agrégé de philosophie, comme si cela était aussi important que d’être académicien. Bardel, lui, est « animateur ». Je ne pense pas que l’expression soit correcte, mais peu importe. La question est la suivante : comment avec un titre de reconnaissance aussi mince Bardel peut-il occuper un tel empire dans la diffusion critique des études rimbaldiennes ? On ne peut pas lui reprocher le succès de son site sur internet qui est au demeurant une vitrine du discours de Murphy et de la revue Parade sauvage. C’est son initiative personnelle, et il est libre de parler de Rimbaud et les gens sont libres de lui accorder un certain crédit. Bardel a aussi le droit de publier des articles dans des revues universitaires. En revanche, il n’est pas normal qu’il soit recouru systématiquement à sa plume dans des publications collectives stratégiques. Bardel s’immisce dans le débat sur le sonnet « Voyelles » lorsqu’une journaliste Lauren Malka veut recueillir des avis d’experts ou supposés experts. Il fait partie des intervenants triés sur le volet pour publier dans Le Magazine littéraire avec Murphy et une poignée de personnes. Et cette fois, il lui est accordé une place prépondérante dans ce nouveau Dictionnaire Rimbaud. Je ne veux pas tout lui contester, il a une érudition réelle par ses vastes lectures de la critique rimbaldienne, et à cette aune il aurait été plus indiqué que pas mal d’autres collaborateurs de ce Dictionnaire Rimbaud pour produire des articles sur les poèmes en prose des Illuminations. Il aurait mieux tenu sa place que quelques-uns, il faut le reconnaître. En revanche, on ne peut pas décemment confier à Bardel des notices sur des sujets aussi décisifs que les manuscrits, sur des poèmes aussi importants et compliqués que « Mémoire » ou « Voyelles ». Et nous remarquons qu’à la différence de Frémy, il en a pas mal à son actif des articles variés sur lesquels s’affronter à des sujets rimbaldiens passionnants : « L’Homme juste », « L’Orgie parisienne ou Paris se repeuple », « Bonne pensée du matin », plusieurs poèmes en prose et les Proses dites « évangéliques » (je dis « contre-évangéliques », mais passons !). Je rappelle que, dans l’ouvrage dirigé par Baronian, la notice sur « Voyelles » a été confiée à Eddie Breuil, l’auteur d’un ouvrage qu’on peut dire unanimement décrié et qui, nous l’avons vu plus haut, est cité ironiquement par Murat lors du colloque « Les Saisons » : Du Nouveau chez Rimbaud. Quelque part, cela montre aussi que les près de soixante-dix contributeurs des deux dictionnaires ne sont pas prêts à affronter un discours de synthèse sur « Voyelles » auprès du grand public. Le malheur, c’est qu’on accorde à Bardel une autorité critique qui n’est pas légitime et qui prend un tour quasi systématique. Enfin, je ne vais pas me fatiguer à énumérer les passages du site de Bardel où les critiques à l’encontre de Guyaux fusent comme si c’était une de ses connaissances personnelles. Je vous offre quand même un extrait récent pour que vous puissiez vous en faire une idée. Le 10/12/2020, Bardel mettait en ligne, sinon remaniait, une étude sur le poème « Ô la face cendrée… » où il pratique à l’encontre de Guyaux un persiflage sensiblement comparable, si pas aux phrases outrancières de Lefrère, du moins à celles peu amènes de Murphy ou de certains collaborateurs de la revue Parade sauvage :

 

Dans sa récente édition des Œuvres complètes de Rimbaud de la Bibliothèque de la Pléiade, André Guyaux, jadis si partisan de la séparation, ne se montre plus aussi convaincu d’avoir affaire, avec ce court fragment, à un « poème autonome » […]

 

Comme neutralité, on a vu mieux. On sent le désir de mordre. Or, autant je suis plus proche des lectures des poèmes de Rimbaud par Murphy et certains contributeurs de la revue Parade sauvage (Claisse, Cornulier, Reboul,…), autant je sens que cette façon de persiflage est devenue maladive jusqu’à en être hors de tout contrôle lucide de la pensée. Il faut d’ailleurs dire qu’en l’occurrence Bardel est très mal avisé. C’est au contraire Murphy et Reboul qui ont nettement tort d’entretenir l’ancienne lecture selon laquelle « Ô la face cendrée… » serait (Murphy) ou pourrait être (Reboul) le second paragraphe du poème « Being Beauteous », et ce n’est pas faire allégeance à Guyaux de dire qu’il a explicitement raison et qu’il ne doit pas faiblir sur ce point. Sur les manuscrits des poèmes en prose, les titres sont systématiquement flanqués d’un point final à la manière d’Alphonse Lemerre, l’éditeur des parnassiens, et ce point derrière trois croix en position de titre ne vient pas des protes de la revue « La Vogue » qui ont manqué d’identifier certains titres (« Fête d’hiver » et « Les Ponts ») dans les éditions pré-originale et originale (en revue et en plaquette) de 1886 des Illuminations, il vient forcément de Rimbaud lui-même. Il est donc prouvé matériellement que ce paragraphe est un poème autonome. Il n’y a pas à chicaner. Et je remarque qu’en charge des deux articles sur « Being Beauteous » et « Ô la face cendrée… », Adrien Cavallaro a séparé les deux poèmes sans exprimer d’hésitation dans le nouveau Dictionnaire Rimbaud dont il est l’un des codirecteurs.

Ne me demandez pas comment je n’ai pas eu conscience que le Dictionnaire Rimbaud allait mobiliser tant de collaborateurs. J’ai complètement négligé l’annonce de cette publication. Je croyais que ce serait l’ouvrage de trois personnes : Cavallaro, Frémy et Vaillant. Je me rends compte rétrospectivement de mon manque d’attention, puisque dans le texte de Murat cité plus haut il était déjà question en 2017 de la future parution de ce Dictionnaire Rimbaud et il faut même citer ce qui était dit sur sa concurrence prévisible avec celui dirigé par Baronian :

 

La mise en chantier de dictionnaires Rimbaud signifie-t-elle que la recherche n’a plus grand-chose à apporter, et que l’heure de la synthèse est venue ? On peut sans doute regretter qu’il y ait deux dictionnaires concurrents, celui de Bouquins, dirigé par Jean-Baptiste Baronian, et celui qu’Alain Vaillant prépare pour Garnier. Il y aura des doublons ; mais on pourra aussi corriger l’un par l’autre. Les dictionnaires, grâce à leur caractère systématique, permettent de combler des lacunes […]

 

Je pense différemment. Je n’en ai pas fini avec la contextualisation du nouveau Dictionnaire Rimbaud. Depuis quelques années, il est pas mal question de l’intérêt renouvelé de la critique rimbaldienne pour l’Album zutique. Il y a eu une réédition du fac-similé de l’Album zutique aux éditions du Sandre et le volume La Muse parodique de Daniel Grojnowski (que je connais mal, ne le possédant pas et ne l’ayant consulté que fort peu en milieu universitaire). Mais, en 2009, j’ai communiqué certains de mes résultats à André Guyaux dans l’optique du meilleur établissement possible des textes de Rimbaud. C’est dans cette édition des Œuvres complètes dans la Pléiade qu’il a été révélé que les deux poèmes « Vieux de la vieille » et « Hypotyposes saturniennes ex Belmonter » étaient principalement des centons de citations authentiques de Belmontet. Il y était question également d’une réécriture d’un vers de Verlaine dans « L’Angelot maudit » et d’un modèle patent dans les poésies de Louis-Xavier de Ricard à l’alexandrin que lui attribuait Rimbaud dans l’Album zutique. Il était question également, même si c’était plus vague, des mots des poésies de Léon Dierx les plus susceptibles de se rapprocher du poème « Vu à Rome ». J’avais d’autres découvertes zutiques sous le coude, notamment la source au quatrain « Lys », le troisième des « Sonnets païens » du premier recueil publié par Armand Silvestre et j’avais un texte de Verlaine qui permettait de comprendre pourquoi les sonnets en vers d’une syllabe étaient si abondants dans l’Album zutique. Je n’étais pas maître de publier autant que je le désirais en un instant. J’ai publié un article contrôlé en nombre de caractères dans la revue Europe et puis un autre dans la revue Rimbaud vivant où j’ai fort heureusement développé toute mon analyse pour dater au plus près la période des contributions rimbaldiennes à l’Album zutique, ce dont Lefrère et Murphy étaient parfaitement au courant, puisque Murphy pilotait ma publication dans la revue Europe, tandis que Lefrère, avant notre conflit, avait souhaité que je publie un article complet sur Belmontet dans la revue Histoires littéraires. Pour la petite histoire, quand j’ai vu que mon article figurait dans la revue qui prétendait identifier Rimbaud sur la photographie d’Aden, j’ai écrit sur un forum : « Comment je vais m’en remettre », ce à quoi Lefrère m’a répondu par un courriel privé qui commençait par citer cette phrase. Or, pendant le conflit sur cette photographie où pendant longtemps moi et Jacques Bienvenu n’avons reçu le soutien public de pratiquement aucun rimbaldien, je publiais mes articles sur l’Album zutique et je me réjouissais d’en publier deux autres dans un nouveau volume collectif La Poésie jubilatoire, sans savoir que Lefrère, Pakenham et Murphy, qui, tous trois, connaissaient mes recherches inédites pour partie, collaboraient à l’écriture du livre de Bernard Teyssèdre Arthur Rimbaud et le foutoir zutique, celui-ci ayant acté le fait dans ses « Remerciements » par des propos qui se passent de commentaires :

 

Je remercie tout particulièrement Jean-Jacques Lefrère, qui m’a aidé de ses remarques critiques pendant toute la durée de la mise au point de ce livre […]

Je remercie Michael Pakenham et Steve Murphy qui comme lui ont pris la peine d’annoter, de commenter et de corriger mon texte page à page, parfois même ligne à ligne.

 

Le livre La Poésie jubilatoire a permis à divers rimbaldiens de s’exprimer, j’y ai eu ma place, mais petit à petit la musique a été d’attribuer des antériorités à Teyssèdre et de confondre dans la masse des gens qui parlent mes apports propres. D’autres articles sur l’Album zutique ont été publiés dans la revue Parade sauvage. Puis, Denis Saint-Amand a publié un livre Sociologie du Zutisme. Le Dictionnaire Rimbaud de 2014 avait été l’occasion de produire des notices sur les poèmes zutiques sans citer de sources. Prenez l’article « Lys » aux pages 385-386, mes idées sont du domaine public, idées pour lesquelles je n’ai jamais été salué personnellement. Il est vrai que certaines notices étaient accompagnées de courtes indications bibliographiques où il était possible de remonter aux sources de telles et telles affirmations, de telles et telles mises au point. Le nouveau Dictionnaire Rimbaud a lui l’intérêt d’avoir une bibliographie, mais à y regarder de plus près elle fait double emploi avec les petites bibliographies notice par notice. Ce n’est qu’une reprise, et par conséquent la constitution de la bibliographie est tributaire des aléas de la distribution du travail entre les différents intervenants. Ensuite, les notices consacrées aux poèmes sont plus longues que dans l’ouvrage de 2014 et elles sont l’occasion de faire entendre une petite musique sur laquelle je vais passer la loupe. Le problème de l’Album zutique me concerne tout particulièrement, mais je vais passer la loupe aussi sur les sujets soulevés plus haut par Lefrère, les manuscrits, les prétendus « projets de recueil », la pagination. Je vais m’intéresser à différents sujets et dans la seconde partie de mon étude je vais essayer de vous montrer comment on devient musicien… Et je ne perdrai pas de vue que les motifs musicaux se travaillent dans le temps au fil de publications successives.

La deuxième partie de l’étude va éplucher le discours tenu dans l’avant-propos par Alain Vaillant, puis nous ferons une synthèse critique sur les diverses contributions.

vendredi 26 février 2021

Mendès, chevelure, enfant appelant à la pitié et chercheuses de poux (1/2)

Il n'existe pas d'étude de référence au sujet du poème "Les Chercheuses de poux". Dans son livre de 1990 Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion, Steve Murphy nous a livré ce qui a pu en faire office jusqu'à présent avec son chapitre "VI : Envoûtement : Les Chercheuses de poux", p. 149-161. En écartant les blancs de la mise en page, voire la transcription du poème en tête de chapitre, l'étude tient en dix pages seulement. Elle est subdivisée en quatre parties : "1. Hypothèses biographiques", "2. Rêves, délire, hypnose", "3. Jeux intertextuels : du pou vers l'araignée", "4. Le pou et la révolte". Or, je n'ai jamais retenu et signalé à l'attention qu'une seule chose dans cet article, c'est le poème "Le Jugement de Chérubin" de Catulle Mendès exhibé en tant que source. Le restant de l'article ne me convient pas. En 2009, nous avons eu la surprise de découvrir dans le livre Rimbaud dans son temps d'Yves Reboul un chapitre inédit sur "Les Chercheuses de poux" qui tient en quatorze pages : "Les poux et les reines / A propos des Chercheuses de poux", p. 163-176. Reboul considère que Brunel a été le premier à comprendre que l'enfant ne faisait que rêver la scène, mais cette hypothèse était déjà formulée par Murphy à la fin de son étude de 1990. Ensuite, le meilleur aspect de l'étude de Murphy est rejeté sans façon par une simple note 3 de la page 167 :
Il ne me semble pas pour autant nécessaire d'envisager ici, comme le fait Steve Murphy (Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion, p. 155) un rapport parodique avec le poème de Mendès, Le Jugement de Chérubin (paru dans son recueil Philoméla).
Il est vrai que Murphy, lui-même, ne faisait rien de précis avec la source qu'il exhibait, il semblait plus en être embarrassé qu'autre chose.
En clair, les rimbaldiens semi-récents : Murphy, Brunel, Murat, Reboul, etc., ont rompu en visière avec l'ancienne lecture biographique du poème "Les Chercheuses de poux", mais ils tentent tous d'établir une lecture du poème indépendamment du renvoi parodique à Mendès.
Passons en revue ce rejet du biographique.
Dans son édition au Livre de poche, Brunel rejette dans la notice toute une série de lectures biographiques : les "chercheuses de poux" ne peuvent pas être comme l'avançait Paterne Berrichon Mme Hugo et Mme de Banville, elle ne peuvent pas non plus être les demoiselles Gindre, les "trois" et non "deux" tantes d'Izambard. L'hypothèse d'une allusion aux sœurs Gindre est également mise en doute dans la notice au Dictionnaire Rimbaud dirigé par Jean-Baptiste Baronian, et, dans sa notice pour le Dictionnaire Rimbaud dirigé par Adrien Cavallaro, Yann Frémy et Alain Vaillant, Chevrier qui rend quelque peu compte de la lecture de Murphy, sans jamais citer Mendès, met lui aussi en doute ce renvoi biographique. Il convient de citer l'avertissement ferme de Reboul au début de son chapitre "Les Poux et les reines" :
[...] Les Chercheuses de poux a été livré comme aucun autre [poème] aux pièges de l'anecdote. Tout s'est passé en effet comme si le dernier mot n'en pouvait être trouvé que dans un renvoi au biographique, dans le dévoilement surtout de l'identité des deux grandes sœurs charmantes qui en sont les figures centrales. Sans surprise, on a donc cherché cette identité en se fondant sur des données plus ou moins hasardeuses, jusqu'à tenir pendant longtemps pour à peu près acquis que les sœurs en question n'étaient autres que les tantes de l'ancien professeur de Rimbaud, Georges Izambard, lesquelles avaient hébergé par deux fois le poète adolescent lors de ses fugues de l'automne 1870.
Pourquoi m'attarder sur cette ineptie de lecture biographique du poème ? Cela permet déjà de constater qu'il y a bien un problème béant d'interprétation correcte du poème. Ensuite, je voudrais revenir sur ce qui me satisfait pas dans l'étude de 1990 délivrée par Murphy. Lui aussi rejette les "Hypothèses biographiques" indues dans la première des quatre subdivisions du chapitre consacré au poème. Le dossier livré par Murphy est d'ailleurs plus fourni.
Je ne m'attarderai pas sur l'hypothèse de Berrichon. Rimbaud logeant chez Théodore de Banville, rue de Buci, aurait reçu la visite de Mme de Banville et de Mme Hugo qui l'aurait épouillé. Cela n'offre aucun intérêt. C'est une hypothèse sortie de nulle part. En revanche, il convient de citer l'espèce de source qui a amené tout un temps la critique rimbaldienne à soutenir l'idée d'une allusion aux demoiselles Gindre. Une note manuscrite de Georges Izambard a été publiée et c'est son libellé : "CAROLINE. La chercheuse de poux" qui a précipité l'engouement critique autour du poème de Rimbaud. Ce qui me dérange dans l'article de Murphy, c'est qu'on ne comprend rien à ce qu'il écrit. L'hypothèse d'une identification aux demoiselles Gindre aurait été proposée Pierre Petitfils en 1945, en plein fin de Seconde Guerre Mondiale, mais la note d'Izambard aurait été publiée seulement en 1950 dans une revue rimbaldienne d'époque Le Bateau ivre. Murphy ne cite pas Petitfils en 1945, on ne comprend pas ce que la référence de 1950 apporte de plus, on ne comprend pas ce qu'est cette note. Elle n'est pas contextualisée. Il faut tout de même être conscient qu'Izambard connaissait le poème "Les Chercheuses de poux" tel qu'il avait été publié dans Les Poètes maudits et il peut tout à fait citer rétrospectivement le poème pour désigner sa tante. Tout cela ressemble à de la recherche rimbaldienne hydroponique. Il y a une citation hors-sol d'Izambard, débrouillez-vous avec ! Dans la note 1 de bas de page 163, Reboul est à peine un peu plus clair :
[...] Cette identification fut proposée par P. Petitfils dès 1945 et presque tout le monde la tint pour quasi certaine dès lors qu'il fut révélé (dans la revue Le Bateau ivre, septembre 1950) que, sur la chemise où il avait rangé les lettres des tantes en question (dont l'une s'appelait Caroline), Izambard avait écrit : "Caroline. La chercheuse de poux". Mais Izambard écrit cela bien des années après et ce n'est visiblement de sa part qu'une conjecture tirée du poème.
Il y a à boire et à manger dans cette note. Au moins, l'inscription est rejetée en tant que tardive : "Izambard écrit cela bien des années après", et nous apprenons qu'elle figure sur une chemise. En revanche, je ne comprends pas pourquoi Murphy et Reboul insistent sur une révélation en deux temps, comme si, en 1945, Petitfils s'était prononcé indépendamment de la révélation de cette note en 1950. Cela m'étonnerait, mais Murphy et Reboul auraient dû expliciter. Ensuite, je ne comprends pas non plus pourquoi il est prêté une "conjecture" à Izambard. Il y a une explication autrement naturelle. Izambard a envie de caractériser pour des raisons qui lui sont toutes personnelles sa tante Caroline et il songe à une expression de Rimbaud qui fait sens pour lui, mais qui ne suppose en aucun cas une interprétation du poème.
Personnellement, je n'aurais jamais consacré trois secondes à cette hypothèse de lecture si les rimbaldiens ne cessaient de la rappeler à l'attention comme un fait important de l'histoire de l'étude du poème. Mais ce qui m'oblige à m'y attarder, c'est, je le répète, l'étude de 1990 de Murphy. Celui-ci augmente la perspective d'une approche biographique d'un autre document important. Avant même de citer la dérisoire anecdote du côté d'Izambard, Murphy cite un document autrement percutant, un extrait des Mémoires de Mathilde, l'ancienne épouse de Verlaine :
   Rimbaud, à cette époque [octobre-novembre 1871], était horriblement sale. Après son départ de la maison, étant entrée dans la chambre qu'il avait occupée, je fus surprise de voir marcher sur l'oreiller des petites bêtes que je voyais pour la première fois : c'étaient des poux. Lorsque je le dis à mon mari, il se mit à rire, racontant que Rimbaud aimait à avoir ce genre d'insectes dans sa chevelure, afin de les jeter sur les prêtres qu'il rencontrait.
Murphy a fait de cette citation le support d'une lecture idéologique du poème où "l'enfant" des "Chercheuses de poux" est assimilé à notre rebelle Rimbaud face à deux bourgeoises, et, dans le cheminement d'une telle lecture, il est assez frappant de constater que Murphy se laisse contaminer par l'hypothèse d'un renvoi possible aux demoiselles Gindre, puisqu'à plusieurs reprises Murphy évoque l'expérience, pourtant de peu de durée, de l'incarcération à Mazas qui est antérieure à la rencontre avec les tantes d'Izambard à Douai :
Au moment de son séjour à Mazas, où il a été peuplé de poux, le Second Empire est mort et la Troisième République est née. [...] Ici, les poux deviennent comme un symbole non seulement des pensées cauchemardesques qui habitent la tête de l'enfant, et donc un nouveau synonyme des hannetons et araignées de l'argot, mais aussi l'emblème métonymique de la souffrance de Rimbaud à Mazas, d'une pauvreté qui n'est pas sans orgueil, relevant d'un encrapulement et d'un déclassement prouvant sa participation oblique dans les rouges tourmentes des conflits civils de l'époque. Ainsi voit-on une justification inattendue de l'hypothèse traditionnelle, mais on constate que ce point de départ biographique, peut-être en effet émouvant, subit un travestissement satirique et une interrogation inquiète. A Mazas, malgré son désarroi, Rimbaud avait été, un peu comme Julien Sorel et Fabrice dans leurs prisons respectives, assez libre. Dépouillé de ses poux, il est maintenant propre à se faire renvoyer à Charleville, chez sa mère, où l'attendent sans doute un pot de pommade et une fessée.
L'interprétation est en roue libre et l'article se termine par des phrases tout aussi prises dans le carcan d'une interprétation systématique non appuyée sur la lettre du poème :
[...] Accepter le rêve compensatoire contre l'authenticité des tourmentes aurait été une véritable preuve de régression politique. Ainsi, Rimbaud pleure la mort des petits poux comme un signe de virginité existentielle perdue, comme un symptôme des dangereuses séductions de la bourgeoisie, qui espère toujours récupérer et neutraliser le bohémien.
Puisque Verlaine a soutenu que Rimbaud aimait jeter les poux sur les prêtres, c'est que le poème est un rejet de l'épouillage par les bourgeois, et ce n'est qu'à la lumière de cette thèse que la source parodique de Mendès est mobilisée. Les sœurs charmantes sont des bourgeoises qui ont le tort d'être séduisantes et propres. Malheureusement, ce raisonnement me paraît quelque peu farfelu et surtout il n'exploite pas la construction du poème lui-même.
Quant à la deuxième partie de l'étude de Murphy "2. Rêves, délire, hypnose", elle n'est pas sans intérêt en soi et elle précise ce qu'est l'harmonica pour le poète. Cependant, nous avons un long développement sur le mesmérisme qui se fonde sur deux indices ténus : l'usage thérapeutique supposé de l'harmonica et l'électricité échangée entre les doigts et la chevelure. J'ai plutôt l'impression que le développement nous sort du poème.
Dans son ouvrage L'Art de Rimbaud, Michel Murat mentionne parfois notre poème et fait état d'une lecture quelque peu différente :
[...] Les trois poèmes ["Les Sœurs de charité", "Les Premières communions", "Les Chercheuses de poux"] sont une approche du monde féminin, de son intimité, de sa destinée ; ils sont empreints d'une compréhension douloureuse qui contraste avec la violence misogyne de Mes petites amoureuses. Par une sorte de tension stoïcienne, Les Sœurs de charité évoque le ton de Vigny ; Les Chercheuses de poux est plutôt, à nouveau, un poème valmorien. [...] (p.116)
Alors que Murphy et Reboul développent l'idée que les "poux" sont un emblème provocateur du chemineau, du poète qui revendique fièrement sa bohème, Murat souligne plutôt l'acceptation érotique de ces deux femmes dans le poème.
Que penser d'une telle divergence ?
Avant de la penser, il convient de constater un point commun à toutes ces lectures : elles tendent à assimiler "l'enfant" du poème à une projection de Rimbaud lui-même, lequel était encore un adolescent lorsqu'il a composé ce poème à Paris, soit plus probablement à la toute fin de l'année 1871, sinon dans les premiers mois de l'année 1872.
La lecture de Murat sous-entend que le rapport de "l'enfant" à la féminité des "épouilleuses" dit quelque chose de la pensée du poète lui-même, tandis que Murphy et Reboul envisagent que l'enfant se rebelle contre l'épouillage, ce qui n'est dit nulle part dans le poème pourtant.
Et ce poème ne pourrait-il pas être avant tout parodique ?
Murphy a identifié une source avec le poème "Le Jugement de Chérubin", mais comme cela arrive souvent avec lui l'analyse n'a pas été poussée jusqu'au bout. Plein de choses n'ont pas été explorées à ce sujet.
Murphy ne cite que trois quatrains.
Il cite d'abord les deux quatrains suivants le noyau dur du rapprochement :
Elles firent asseoir sur un divan de moire
Cet enfant décoré du nom de Chérubin,
Eprises de mêler leur chevelure noire
A ses lourds cheveux d'or parfumés comme un bain.

Leurs yeux enveloppaient d'une caresse humide
Son front rougissant comme un front de jeune Miss :
Alphéos n'était pas plus beau sous la chlamyde,
Pâtre ingénu suivant la chasse d'Artémis !
Plus loin, Murphy nous gratifie d'une citation d'un autre quatrain, mais moins en tant qu'objet d'une réécriture, malgré le mot "reprise" à la rime, qu'en tant que témoin de la condition sociale bourgeoise des deux sœurs :
Les deux femmes étaient de celles-là qu'on prise
Pour le rayonnement liliaque des chairs,
Et tel dont l'habit porte au coude une reprise
N'a jamais becqueté leurs sourires trop chers.
Il est vrai que le mot "Reprises" chez Rimbaud est au pluriel, n'est pas à la rime et n'a le même sens, mais faites-moi confiance pour vous montrer dans la suite de cette étude à quel point "Les Chercheuses de poux" réécrit des passages des poésies en vers de Mendès et je vais mobiliser aussi une source en prose jamais ciblée par la critique jusqu'à présent. Je parle d'un récit en prose de Catulle Mendès lui-même.
Il faut d'ailleurs apprécier un autre fait original en ce qui concerne ce poème. Aucun manuscrit ne nous en est parvenu. Verlaine en possédait un à partir duquel il a publié la pièce dans Les Poètes maudits et c'est cette version imprimée qui est la base de toutes les éditions du poème. C'est notre seule référence. Le poème aurait dû figurer dans la suite paginée remise à Forain, puis Millanvoye, mais il en a été subtilisé dans la période 1878-1885. Des personnages malveillants, peut-être Rollinat, en tout cas Champsaur et Mirbeau ont eu accès aux manuscrits détenus par Millanvoye. Champsaur a visiblement subtilisé le manuscrit des "Chercheuses de poux" avec les vingt premiers vers de "L'Homme juste" au verso pour en extraire deux quatrains qu'il a cité dans son roman à clefs Dinah Samuel. De son côté, Octave Mirbeau, dans un but tout aussi malveillant, est lié à la disparition du manuscrit des "Veilleurs" dont il n'a cité qu'un seul vers dans un texte en prose qui doit sans doute camoufler pas mal d'allusions vachardes au poème lui-même et à ce qu'il savait de la relation de Verlaine à Rimbaud. Mirbeau a également cité un vers inédit à l'époque des "Sœurs de charité" sans subtiliser le manuscrit cette fois.
Félicien Champsaur a publié deux états distincts de son texte. Félicien Champsaur, auteur extrêmement hostile aux communards ou même ne fût-ce qu'à Rochefort, était très proche des Hydropathes, tous auteurs qu'on voit en continuateurs de l'esprit du Zutisme, sauf qu'ils n'avaient aucun goût pour les poèmes de Verlaine et Rimbaud. Il faut même concevoir un début de haine. Rollinat, qui a participé au volume des Dixains réalistes, est de toute évidence un lecteur précoce de l'Album zutique. il citait le texte inédit du "Sonnet du Trou du cul" dans son courrier à son ami ariégeois Lafagette. En 1878, un long poème faussement attribué à Baudelaire, tout en vers d'une syllabe, a été cité dans Le Figaro, et il témoigne d'une allusion directe au poème rimbaldien "Cocher ivre" de l'Album zutique. De 1880 à 1885, nous avons une convergence d'événements : amnistie des communards, ce qui irrite des gens comme Champsaur, recherche des manuscrits de Rimbaud par Verlaine qui, dans la foulée, publie Les Poètes maudits, développement d'une tendance à des lectures publiques de poésies dans la ville de Paris, puis développement des cercles potaches avec les Hydropathes, le Chat noir, les nouveaux zutistes, etc., mais des nouveaux cercles très mondains et très peu portés sur la qualité poétique, Verlaine n'y sera convié qu'à la marge. Cros a l'air de faire lien, mais les mouvements des années 1880, qui impliquent d'ailleurs aussi Charles de Sivry, peu suspect de sympathie pour Rimbaud, ont une différence profonde de nature avec le Cercle du Zutisme d'octobre-novembre 1871. Dans le Dictionnaire Rimbaud dirigé par Cavallaro, Frémy et Vaillant, une confusion importante est déjà faite entre le Parnassiculet contemporain et l'Album zutique, au point qu'il est soutenu que les sonnets en vers d'une syllabe des derniers sont une reprise hommage du sonnet "Le Martyre de saint Labre" de Daudet. Non, ce n'est pas de la critique rimbaldienne sérieuse de dire cela. Daudet et les auteurs du Parnassiculet contemporain détestent Verlaine et se moquent des parnassiens, et Verlaine avec les zutistes s'avisent de leur rendre la monnaie de retour. Il ne faut pas mettre tous les mouvements débauchés à la même enseigne. Les Hydropathes, c'est le public de Champsaur, voire de Mendès, c'est pas le public de Rimbaud et Verlaine. On peut évaluer de manière plus nuancée le nouveau cercle zutique de Charles Cros ou le succès du Chat noir, mais l'âme de ses mouvements ne tient pas dans une admiration possible pour les poèmes de Rimbaud et de Verlaine. Et il est au contraire fort à craindre que ces mouvements ne soient pas étrangers à la perte des "Veilleurs", du début de "L'Homme juste" et d'un manuscrit des "Chercheuses de poux".
En tout cas, en 1980, Champsaur a eu accès au poème "Les Chercheuses de poux" et imagine dans une chronique "Le Rat mort" publiée dans L'Etoile française, le 21 décembre 1880, une lecture publique d'un poème de Rimbaud en présence d'un public identifiable où nous reconnaissons Catulle Mendès, un mélange d'écrivains et de peintres de l'époque. La mode de telles lectures publiques battait son plein au moment même de la publication de la chronique de Champsaur. Deux ans plus tard, Champsaur a intégré en le remaniant quelque peu le texte de cette chronique dans son roman à clefs Dinah Samuel. Dans son livre de 2009 Rimbaud dans son temps, Reboul cite la chronique publiée en 1880, tandis que dans son livre de 1990, Murphy cite l'extrait du roman Dinah Samuel. Dans les deux versions, celui qui lit le poème de Rimbaud est nommé "Paul Albreux". Murphy l'identifie à Cézanne, et Reboul à Renoir. Personnellement, j'y lis une allusion limpide à Paul Verlaine. La mention "peintre impressionniste" sert à donner le change. Champsaur connaissait-il le mot de Gautier à l'égard de son gendre : "Crapule m'embête" ? En tout cas, il corrompt superficiellement son nom en "Catulle Tendrès", ce qui en fait le personnage le plus nettement identifiable du récit. Ceci se prolonge d'une saillie qui devait tenir à la peau de Mendès : "parnassien, toujours jeune, depuis très longtemps," puisqu'en 1904 un article de journal écrit encore :
Il y a soixante ans, disent ses biographies, et en le voyant toujours si jeune, si actif, si plein d'ardeur et d'enthousiasme, on comprend une fois de plus l'innocente vanité des dates.

Champsaur insiste aussi sur la chevelure blonde de Mendès dont celui-ci devait être très fier : "cheveux toujours blonds" et "barbe d'or". Les photographies de Catulle Mendès ne sont pas très avantageuses physiquement, mais il devait mettre en avant leur éclat lumineux, coloré.
Catulle Mendès a eu un certain rôle littéraire, mais c'est aussi un manipulateur et un coureur de femmes. Avant d'épouser la fille de Théophile Gautier, il avait déjà quelques enfants naturels, et son mariage avec Judith Walter a été rapidement suivi de nouvelles tromperies, notamment avec Augusta Holmès. Or, Champsaur lui fait la lecture d'un poème qui ne peut être qu'à son goût : un enfant précoce se trouve dans une situation équivoque avec des attouchements féminins.
La situation est scabreuse, mais une comparaison érotique est faite avec les "rimes raciniennes". Cette comparaison est mise dans la bouche de "Paul Albreux", qui, pour moi, est Verlaine, et il se trouve que Verlaine a lui-même fait cette comparaison avec des "rimes raciniennes" dans son étude des Poètes maudits, sauf que celle-ci est postérieur à la chronique de Champsaur. Verlaine fait-il entendre à demi-mots qu'il a repéré l'article malveillant de Champsaur ? Ou bien Champsaur citait-il une remarque que Verlaine avait déjà faite et qui aurait frappé les esprits ? Spontanément, les "Chercheuses de poux" étant une parodie de Catulle Mendès, je songe à Bérénice de Racine. Il y a peut-être un élément à découvrir dans la relecture de cette tragédie élégiaque.

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Interlude : un mot rapide sur les variantes de l'extrait cité par Champsaur. Les différences de ponctuation sont dérisoires et elles peuvent autant venir du manuscrit que des initiatives de Champsaur lui-même. Dans de telles conditions, les variantes ne sont pas si importantes qu'il y paraît. Sur huit vers, seuls les deux premiers sont concernés, et plus précisément seuls deux mots sont concernés : "craintives" des Poètes maudits et "fleurent" cèdent la place à "plaintives" et "pleurent".
Il n'est pas impossible que Champsaur ou le prote de la revue Lutèce aient mal déchiffré le manuscrit. Cependant, aucun des deux manuscrits ne nous est parvenu. Dans le cas de la transcription faite par Champsaur, un couple apparaît avec les attaques consonantiques de mot "pl-" pour "plaintives" et "pleurent". Rimbaud a-t-il recherché un tel effet ? Il s'agit d'un procédé typiquement baudelairien, mais on sait que Rimbaud qualifiait la forme tant vantée chez Baudelaire de mesquine. Rimbaud a une écriture beaucoup plus déliée, plus proche d'Hugo et Banville. Baudelaire a une écriture alanguie plus de l'ordre du ruminement qui ne doit pas dérailler, avec une emphase qui est plus engagée dans des moyens un peu primaires, un peu sommaires : les énumérations "La sottise, l'erreur, le péché, la lésine," ou "Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents, / Les monstres glapissant, hurlant, grognant, rampant," les ralentis de la construction grammaticale et justement une caractéristique prosodique de l'écriture baudelairienne c'est l'envoûtement par les échos dans les attaques de mots, mais au détriment de la magie verbale d'un Hugo ou d'un Banville, même si inévitablement le procédé baudelairien a son efficacité propre. Cependant, c'est une vraie différence de nature dans l'approche poétique, car Baudelaire conditionne l'élan de sa parole en étant aussi sensible aux reprises de phonèmes : "miasmes morbides", "crimes maternels", "pieds dans ses pas", etc., etc. Il faudrait passer du temps à étudier les poèmes de Rimbaud sous cet angle prosodique, car Rimbaud est un poète de la réécriture, et même s'il est plus proche de Banville et d'Hugo il a une tendance baudelairienne qui existe au plan de la distribution des phonèmes.
Les leçons de la version citée par Champsaur ont l'inconvénient de ne correspondre qu'à un extrait du poème, car autrement il s'imposerait immédiatement à l'esprit des lecteurs la fusion d'état d'âme entre les sœurs ("plaintives", "pleurent") et l'enfant ("désir de pleurer"). Les variantes ont des chances d'être authentiques, mais cette authenticité ne plaide pas franchement pour une lecture où l'enfant se rebellerait contre l'assistance maternelle des deux bourgeoises.
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Visiblement, Catulle Mendès n'ignorait pas que le poème "Les Chercheuses de poux" était une charge contre lui et cela ne semblait pas l'affecter, ou mieux il répondait par le mépris, la condescendance, accordant par exception à ce poème de Rimbaud d'être une réussite dans sa Légende du Parnasse contemporain. Remarquons que c'est très certainement la chronique de Champsaur qui a permis à Murphy d'identifier la source de réécritures dans "Le Jugement de Chérubin".
Toutefois, le relevé a été insuffisant. Murphy cite les trois premiers quatrains du poème "Le Jugement de Chérubin". Il faut étoffer la citation et même mentionner d'autres poèmes. Rimbaud a repris la rime "tourmente(s)"::"charmante(s)" à Mendès également, il il a repris la rime "croisée"::"rosée" et la mention adjectivale "rosés" à un autre poème de Philoméla. La distribution en deux quatrains : "Il écoute...", "Il entend..." reprend en raccourci la partie dialoguée ou dramatique du poème "Le Jugement de Chérubin". D'autres éléments encore sont repris. Le motif de la chevelure cible quelque peu la personne même de Catulle Mendès, tandis que l'homosexualité latente entre les deux "sœurs" cible d'évidence l'hostilité de Mendès qui se moquait de Rimbaud au bras de Verlaine à l'Odéon en se mettant au bras de Mérat, selon la chronique d'Edmond Lepelletier à la première de L'Abandonnée de Coppée en novembre 1871. Quelque part, Catulle Mendès a un patronage latin qui devait parler à Rimbaud et Verlaine. Catulle se disait amoureux d'une femme nommée "Lesbie" par référence à Sapho et il était amoureux à la fois d'hommes et de femmes. Enfin, en 1868, Mendès a publié un recueil de Contes érotiques dont le premier intitulé "Elias" développe en long et en large l'idée de l'enfant malade dont il faut s'occuper avec la femme qui vient à son chevet, le motif de la croisée à partir de laquelle l'enfant voit apparaître une femme et a la révélation de l'amour. Dans cette nouvelle, il est question de séduire par l'appel à la pitié et le motif érotique de la chevelure est bien mis en avant. On y trouve suffisamment d'ingrédients pour éclairer le sens parodique des "Chercheuses de poux" sous un nouveau jour.

A suivre...

jeudi 25 février 2021

Du Faune de Verlaine à Tête de faune de Rimbaud, un lien passé inaperçu !

Le motif du faune et même de la statue du faune a eu un certain succès en poésie au dix-neuvième siècle. Parmi les poètes romantiques, Hugo joue un rôle important dans la mise en place du motif avec le poème "La Statue" du recueil Les Rayons et les ombres de 1840. De nos jours, le poème "Le Satyre" de la première série de La Légende des siècles de 1859 est devenu fort célèbre, mais il ne faut pas oublier qu'Hugo a cessé de publier des recueils de poésie de 1840 à 1853. La réputation des poésies des premiers recueils était beaucoup plus prégnante au dix-neuvième siècle. Par ailleurs, le poème "La Statue" est une source décisive pour les Fêtes galantes de Paul Verlaine. C'est une source pour le poème en deux quatrains "Le Faune" avec cette idée de pénétrer dans les pensées de la statue, mais c'est aussi une source pour le poème final des Fêtes galantes "Colloque sentimental" et pour toute l'impression de désolation mélancolique du recueil verlainien. Nous pourrions comparer le morceau hugolien avec "L'amour par terre" et "Clair de lune" également.

[...]
Une pauvre statue, au dos noir, au pied vert,
Un vieux faune isolé dans le vieux parc désert,
[...]

Peut-être dans la brume au loin pouvait-on voir
Quelque longue terrasse aux verdâtres assises,
Ou, près d'un grand bassin, des nymphes indécises,
Honteuses à bon dans ce parc aboli,
Autrefois des regards, maintenant de l'oubli.

[...]
Le vieux faune riait ; c'est à lui que je vins,
Emu, car sans pitié tous ces sculpteurs divins
Condamnent pour jamais, contents qu'on les admire,
Les nymphes à la honte et les faunes au rire.

[...]
Et, sans froisser d'un mot son oreille blessée,
Car le marbre entend bien la voix de la pensée,
[...]
J'aurais pu citer quelques autres vers à rapprocher de l'univers des Fêtes galantes et je pourrais aussi en citer quelques-uns pour faire pont avec Rimbaud, puisqu'il est question des "lieux déserts où dort l'ombre assoupie", d'un "antique alphabet" d'un faune qui "Continuait de rire à la nuit qui tombait"...
Dans la mesure où le poème "Tête de faune" de Rimbaud s'inscrit dans le prolongement de "Credo in unam", il est intéressant également de considérer que "Tête de faune", même si les parnassiens sont passés par là, prend le contrepoint de la désolation exprimée dans le poème "La Statue", tout comme "Credo in unam" retourne en optimisme le poème de Banville "L'Exil des Dieux".
Mais ce n'est pas tout.
Le poème "Le Faune" de Verlaine est en deux quatrains, tandis que "Tête de faune" est en trois quatrains. Et, dans l'Album zutique, Rimbaud a fait se succéder un poème en trois quatrains "Vu à Rome" et une parodie de Verlaine intitulée "Fête galante" en un neuvain de trois faux tercets. Une spécificité du recueil des Fêtes galantes est son absence de sonnets. Verlaine évoque cette forme avec la distribution des rimes du poème "L'Allée" : poème de quatorze vers qui cache la forme d'un sonnet inversé. En effet, l'organisation des rimes, chaotique de prime abord, correspond au déroulement à l'envers de l'ordre des rimes dans un sonnet de Ronsard. Rimbaud n'a sans doute pas ignoré cette particularité du recueil. En effet, dans l'Album zutique, si le sonnet "Jeune goinfre" est une parodie de Louis Ratisbonne dans une forme poétique qui a servi à Daudet pour railler Paul Verlaine, Paul étant le nom du personnage du poème parodié de Ratisbonne "Le Gourmand" que nous retrouvons nommé dans "Jeune goinfre", il est une autre parodie de Louis Ratisbonne dans l'Album zutique que Rimbaud a de nouveau associée à Verlaine, en réécrivant cette fois un vers de la pièce "L'Heure du berger" du recueil Poëmes saturniens, poème en trois quatrains que désormais nous vous invitons aussi à rapprocher de "Tête de faune". Rimbaud a réécrit le dernier vers de "L'Heure du berger", et a repris la rime "sans bruit"::"c'est la Nuit" dans "L'Angelot maudit".
Les chats-huants s'éveillent, et sans bruit
Rament l'air noir avec leurs ailes lourdes,
Et le zénith s'emplit de lueurs sourdes.
Blanche, Vénus émerge, et c'est la Nuit.
Le second distique de "L'Angelot maudit" reprend ce quatrain de Verlaine, en adaptant les reprises, puisque nous passons de décasyllabes à des octosyllabes :
Au bout de la ville sans bruit
La Rue est blanche, et c'est la nuit.
Or, le poème "L'Angeot maudit" est distribué en sept distiques à faire trépasser Banville de crise cardiaque, puisqu'il s'agit en réalité d'un poème en sept rimes suivies. Cependant, la malice est poussée assez loin si on veut bien y regarder de plus près. D'abord, les sept distiques nous amènent à la longueur d'un sonnet avec quatorze vers, ce qui fait une sorte de clin d'œil au poème "L'Allée" des Fêtes galantes. Ensuite, c'est assimiler Ratisbonne à Coppée, puisque ce dernier a réinventé le dizain qui correspondait à une structure authentique ABABCCDEED en passant à une suite de cinq rimes plates.
Fort de cet enseignement, nous pouvons revenir à la comparaison des Fêtes galantes avec la colonne de "Vu à Rome" et "Fête galante" de Rimbaud dans l'Album zutique. Même si le premier poème est une parodie de Léon Dierx, et même s'il est question de deux poèmes distincts, d'une part Rimbaud fait à nouveau allusion à la forme du sonnet par une colonne de trois quatrains et trois tercets, et d'autre part Rimbaud sépare les poèmes en quatrains des poèmes en tercets, à la manière des Fêtes galantes dont c'est une spécificité flagrante. J'observe par ailleurs que, bien qu'absent des réunions zutistes d'octobre-novembre 1871 avec Rimbaud et Verlaine, Germain Nouveau a reporté sur l'Album zutique une autre parodie intitulée "Fête galante", et cette fois il s'agit d'un poème tout en quatrains. Visiblement, il avait été mis au courant des implications formelles de la parodie rimbaldienne.
Et nous en revenons avec d'autant plus de force à l'idée que ce n'est pas innocent si après le poème en deux quatrains "Le Faune" de Verlaine, Rimbaud produit une pièce augmentée d'un quatrain "Tête de faune".
Notons que le poème "Le Faune" de Verlaine est sur deux rimes, ce qui conforte partiellement l'idée d'un début de sonnet amputé de ses tercets, mais on me reprochera très rapidement de ne rien pouvoir faire de précis avec cette idée. En revanche, nous avons quelques points de comparaison : le rire du faune, même si c'est un attendu du motif, l'idée d'une perturbation au milieu d'instants sereins qui débouche sur un nouveau rapport au monde, et puis l'idée de "fuite", dernier mot de la suite rimique féminine : "cuite"::"suite"::"conduite"::"fuite".
Il va de soi que Rimbaud s'est fort éloigné du poème de Verlaine et que la comparaison n'apporte pas grand-chose. Pourtant, il est sensible que la pièce de Verlaine a été un point de départ à la réflexion rimbaldienne, quand bien même les deux poèmes n'ont ensuite plus rien à voir au point qu'on pourrait exclure l'idée que l'un soit la source de l'autre.
Mais il me reste un dernier argument pour continuer de justifier la réalité d'un lien profond entre les deux poèmes.
Le motif du faune est lié à la sculpture et cela se retrouve au plan poétique dans le cas des poèmes "La Statue" d'Hugo et "Le Faune" de Verlaine". Les représentations du faune étaient surabondantes dans l'Antiquité. Au dix-neuvième siècle, la statue du "faune dansant" retrouvée dans les ruines de Pompéi a contribué à lui redonner de l'intérêt, et une sculpture du faune, aujourd'hui visible dans les jardins du Luxembourg, a été créée à l'époque de composition des poèmes de Verlaine et Rimbaud.
Toutefois, ce n'est pas la piste d'une influence du drame de Pompéi qui doit être privilégiée, ce qui est sensible avec le poème "La Statue" d'Hugo.
En revanche, il est un quatrain du poème "Les Phares" de Baudelaire qui m'a toujours laissé songeur. Qui de nous connaît bien les sculptures du marseillais Pierre Puget ? Son nom ne reste dans les mémoires qu'à hauteur de l'hommage rendu par Baudelaire dans le poème "Les Phares". Nous connaissons plusieurs noms d'artistes français, notamment des peintres, mais le nom de Puget est complètement tombé dans l'oubli. Il fut pourtant une gloire de son vivant. Les italiens semblaient eux-mêmes le comparer à Michel-Ange ou au Bernin. Puget avait appris la sculpture à Gênes en compagnie de Pierre de Cortone. Au milieu du dix-neuvième siècle, la réputation de Pierre Puget est encore considérable et c'est ce qui explique sa présence privilégiée dans le poème de Baudelaire.
Les lecteurs ne sont-ils pas bien paresseux de ne jamais s'étonner de son nom à la lecture des "Phares" de Baudelaire ? Jugez d'un peu plus près ! Baudelaire cite deux artistes italiens (Léonard de Vinci, Michel-Ange), deux autres de langue néerlandais (l'un flamand : Rubens, l'autre de l'Ecole hollandaise : Rembrandt), un artiste espagnol lié quelque peu au dix-neuvième siècle (Goya) et trois artistes français (Puget, Watteau et Delacroix), avec de nouveau un nom du dix-neuvième siècle en la personne de Delacroix. Le relevé confirme la position de prestige de Puget. Il est même, en tant que sculpteur et non peintre, le rival de Michel-Ange au sein de cette liste.
Le discrédit de Puget a commencé à la fin du dix-neuvième siècle et il est tombé dans un oubli tout à fait impressionnant en regard de la réputation qui fut longtemps la sienne.
Puget est pourtant un artiste complet : architecte, sculpteur et peintre. Dans l'architecture marchande faite de bric et de broc de la ville de Marseille, il fait partie de ceux qui ont apporté une touche plus soutenue avec la Halle et la "Vieille Charité". Sa peinture ne sera pas évidente à réhabiliter, mais ce qui s'impose à l'évidence c'est l'intérêt de ses sculptures. Et c'est de cela que nous parle Baudelaire avec une symétrie qu'il établit en regard de l'idée de force des compositions de Michel-Ange. Et, le quatrain consacré à Puget étant original dans sa composition même, puisque c'est le seul qui nomme d'abord des aspects des œuvres, avant de mentionner l'artiste, ce qui retient toute notre attention, c'est la mention "faunes" à la rime :
Colères de boxeurs, impudences de faunes,
Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,
Grand cœur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune,
Puget, mélancolique empereur des forçats.
Boxeurs ou lutteurs, faunes, forçats, goujats : quel programme !
Pourtant, tout cela ne nous dit rien. Si nous connaissons Puget, c'est essentiellement pour le "Milon de Crotone", un peu pour "Persée et Andromède", éventuellement pour les Atlantes de Toulon, toutes sculptures qui ne confortent pas pleinement les expressions choisies par Baudelaire. Il y a visiblement d'autres sculptures à identifier, car je pense tout de même que Baudelaire évoque plus le sculpteur que le peintre. Et quand on effectue une recherche, on découvre que le Musée des beaux-arts de la ville de Marseille abritent deux pièces du maître qui cette fois justifient le discours de Baudelaire : nous avons un "Faune" en marbre et un "Faune" en terre cuite.
J'ai repéré sur la toile un commentaire du poème "Le Faune" de Verlaine où il est dit que le faune est en terre cuite parce que c'était sans doute une technique de fabrication banale à l'époque, en plus d'être un moyen de rendre expressive la figure. La statue de Puget date du dix-septième siècle et non du dix-neuvième, mais elle a le mérite d'apporter la caution d'un artiste illustre au quatrain de Baudelaire et au poème de Verlaine. Ensuite, Verlaine nomme la statue avec une certaine précision du regard artiste au premier vers de son poème : "Un vieux faune de terre cuite...", et, accessoirement, la mention "vieux" tend à en faire un contemporain de l'invention de Puget. De son côté, Rimbaud a composé un poème intitulé "Tête de faune", où, même si le titre est éventuellement une abréviation du titre de Valade et Mérat "A une tête de faune" de leur recueil anonyme Avril, Mai, Juin, il faut reconnaître là encore une mention digne d'un historien de l'art, digne d'un amateur d'art. L'expression "tête de faune" a un sens pour les spécialistes de la sculpture, et elle renvoie à Michel-Ange, précisément le sculpteur que Baudelaire a mis face à Puget dans "Les Phares". La "tête de faune" est un motif affectionné par les sculpteurs de la Renaissance et l'idéal est une création aujourd'hui perdue de Michel-Ange, mais connue iconographiquement grâce à des déclinaisons artistiques. Je ne prétendrai nullement que Rimbaud a créé une symétrie entre Michel-Ange et Puget, ni qu'il a songé au poème de Baudelaire, mais ce qui est frappant c'est que Rimbaud a gardé l'idée de mention du caractère d'œuvre d'art de "vieux faune de terre cuite" (Verlaine) à "Tête de faune" (son titre). Il va de soi que le faune de Rimbaud n'est pas une statue, mais si nous songeons à l'importance des marbres dans "Credo in unam" la transfiguration charnelle fait elle-même sens.

mardi 23 février 2021

Les contributions à l'Album zutique : un état des lieux ! (Partie 1 : les "Vieux Coppées", les 'Dixans réalistes' et les alexandrins orphelins)

Je passe en revue ce que nous trouvons comme profils de poèmes dans l'Album zutique. Pour des raisons qui vont se préciser en cours d'analyse, j'inclus les Dixains réalistes. Derrière le travail ingrat de recension, il y a la part d'informations clefs.
La première forme qui s'impose est celle du dizain à la manière de Coppée. Nous les appellerons "Vieux Coppées" en regard d'un titre de Verlaine pour son recueil Cellulairement et nous décidons d'accorder au pluriel le nom Coppée quand il y a lieu. Je parlerai de dizains, sans adopter l'orthographe archaïsante ironique "dixains". Toutefois, rappelons que le dizain est une forme poétique toute classique qui réunit un quatrain ABAB, sinon ABBA, et un sizain CCDEED. Le dizain à la manière de Coppée est une suite de rimes plates AABBCCDDEE. Ce découpage en strophes de dix vers a pour origine "Mardoche" de Musset, il a été repris par d'autres poètes, dont Banville avec le premier état du poème "Les Baisers de pierre" sous le titre "Stephen" dans l'édition originale des Cariatides. Cette origine est siganlée à l'attention par Jean-Louis Aroui.


Toutefois, Coppée a inventé le dizain-poème et non le dizain-strophe. Et surtout, Aroui n'a pas rendu complètement compte des spécificités du recueil Intimités qui contient des poèmes en quatorze vers de rimes plates, en douze vers de rimes plates, en dix vers de rimes plates, par couples, avec un contraste entre un poème à dernier vers isolé par un blanc typographique et un poème sans séparation par un blanc typographique. Or, les dizains adopteront parfois le principe du dernier vers isolé par un blanc typographique et il est remarquable que dans son recueil Les Chimères Mérat, zutiste tacite à ses dépens, a publié un poème en dix vers avec le dernier vers isolé par un blanc, ce qui devrait être mentionné dans la genèse du genre. Avant l'Album zutique, Verlaine a publié deux dizains à la manière de Coppée dans son recueil La Bonne chanson, mais ils n'y apparaissent pas comme étant parodiques. Ceci a été relevé également par Jean-Louis Aroui et permet de déterminer que Verlaine est celui qui a de toute évidence inventé la mode parodique du "Vieux Coppée". Avant l'Album zutique toujours, Verlaine a envoyé une lettre avec deux "Vieux Coppées" parodiques enchaînés par une numérotation comique. Ces deux dizains ont été reportés, mais dissociés, dans le corps de l'Album zutique. Enfin, les deux premiers "Vieux Coppées" transcrits dans l'Album zutique l'ont été par Rimbaud qui logeait avec Verlaine en octobre 1871 chez la belle-famille Mauté de Fleurville. Or, il est significatif que Rimbaud ait adopté l'enchaînement de deux dizains, même s'il ne les a pas numérotés : il a donc lu le manuscrit à nous inconnu de Verlaine, sachant que nous connaissons cet autre manuscrit qu'est la lettre en contenant une transcription en juillet 1871.
En effet, le 14 juillet 1871, Verlaine a envoyé à Léon Valade une suite aux "Promenades et intérieurs" de Coppée avec le dizain supposé LXII "Bien souvent, dédaigneux..." et le dizain supposé LXIII "Le sous-chef est absent...", un numéro LXIV suivi de pointillés nous laissant espérer une suite prochaine.
Rimbaud n'a probablement pas lu directement la lettre à Valade, il a dû lire le manuscrit perdu de Verlaine. Cependant, nous comprenons que la genèse des contributions de Valade peut remonter au 14 juillet, ce qui peut expliquer qu'il ait autant placé de dizains dans le corps de l'Album zutique. Remarquons que Verlaine a reporté tardivement les deux dizains en question dans l'Album zutique. Il faut bien voir que les reports n'étaient pas immédiats. Il est clair que Verlaine est l'inventeur de cette mode parodique, comme il est explicable que Verlaine, Valade et Rimbaud aient composé l'essentiel des dizains de l'Album zutique, puisque Valade est dans la confidence de Verlaine depuis la réception de la lettre datée du 14 juillet, et Rimbaud l'est au minimum depuis son arrivée à Paris à la mi-septembre. Charles Cros, André Gill et les autres furent pris de court. Cros semble avoir été le plus réactif, puisqu'il a très tôt suivi les exemples de Rimbaud et Verlaine, et son dizain "Oaristys" a précédé une quelconque transcription d'un dizain de Verlaine dans le corps de l'Album. Cros sera très fier de son poème qui, en moins obscène, sera remanié pour figurer dans son recueil Le Coffret de santal avant d'en revenir à une forme plus sulfureuse dans les Dixains réalistes en 1876.

Précisons le détail de tout cela. Considérons les dizains "Vieux Coppées" de l'Album zutique et faisons-en le relevé ! J'abrège recto du feuillet 3 en (3r) et verso du feuillet 3 en (3v). Je mets un ? pour les feuillets non numérotés antérieurs au feuillet déchiré, un D pour le feuillet déchiré et un X pour les feuillets non paginés postérieurs au feuillet déchiré, tout cela afin de ne pas ruiner complètement le reflet d'un ordre de défilement entre les feuillets numérotés 11 et 19.

Rimbaud : "J'occupais un wagon..." (3r), "Je préfère sans doute..." (3r), "Etat de siège ?" (9r), "Le Balai" (9v), "Mais enfin,[...]" (Dr), "Les Soirs d'été..." (Dr), "Aux livres de chevet..." (Xr), "Ressouvenir" (25v). Rimbaud a composé huit "Vieux Coppées". Aucun "Vieux Coppée de Rimbaud ne nous est parvenu en-dehors de cette liste, même s'il faudra parler plus bas du cas du dizain de Verlaine "L'Enfant qui ramassa les balles..." qui a été recopié par Rimbaud.
Total : 8

Valade : "Malgré son nez d'argent..." (3v), "L'Orpheline" (8r), "Oh ! qui n'a pas rêvé..." (9r), "Pieux souvenir" (11r), "Epilogue" (?r), "Intérieur" (22r). Valade a composé six "Vieux Coppées". Nous verrons qu'un septième poème peut faire débat plus loin. Je n'ai pas enquêté si Valade avait composé des "Vieux Coppées" par ailleurs.
Total : 6

Charles Cros : "Oaristys" (4r), "Dans les douces tiédeurs..." (Xr). Charles Cros a publié plusieurs autres "Vieux Coppées" dans le recueil des Dixains réalistes. Et quelques dizains peuvent être lus dans l'édition de ses deux recueils Le Coffret de santal et Le Collier de griffes. Mais, dans l'Album zutique, Charles Cros n'a produit que deux "Vieux Coppées". Visiblement, le "Vieux Coppée" fut initialement l'affaire des trois poètes Verlaine, Rimbaud et Valade.
Total : 2

Verlaine : "Souvenir d'une enfance..." (?r), "Le sous-chef est absent..." (19r), "Bien souvent dédaigneux..." (23r), "Bouillons-Duval" (26r). Verlaine n'aurait transcrit que quatre dizains dans l'Album zutique. Toutefois, il faut ajouter à cette liste un cas semi-problématique, un "Vieux Coppée" de Verlaine en huit vers : "Remembrances" (4v). Ultérieurement, dans le recueil publié sous le manteau Hombres, Verlaine produira enfin une version en dix vers de ce poème sous le titre "Dizain ingénu", il doit donc faire partie de notre recension. Verlaine a transcrit non pas quatre, mais bien cinq "Vieux Coppées" dans l'Album zutique.
Total : 5

Un autre cas problématique : "L'Orgue" de Valade est comme la version initiale de "Remembrances" un poème en huit vers à rimes plates (AABBCCDD). Il est suivi de la fausse signature "Paul Verlaine" et de la mention "Pour copie conforme L. V." Cette parodie de Léon Valade pourrait bien être une allusion au dizain incomplet de Verlaine figurant au verso du feuillet 4. Non sans hésitations, je décide de laisser de côté ce poème, dans la mesure où il est déclaré en tant que parodie de Verlaine.

André Gill : "Il la battait sans fiel..." (26v)
Total : 1

Raoul Ponchon : "Intérieur (d'omnibus)" (19r)
Total : 1

P. N. : "Garçons de café" (22v)
Total : 1

Un autre cas problématique !
André Gill : "(Oh ! n'avoir pas trouvé même...)" 7v) signé "Etienne Carjat" et rimes AABBCDDCEE. Nous pouvons hésiter. Mais le choix d'Etienne Carjat comme cible parodique et l'organisation des rimes nous incitent à écarter ce poème.

Nous avons un total de 24 dizains, dont deux sont incomplets, mais pour des raisons complètement différentes. Un "Vieux Coppée" de Verlaine est en huit vers, mais notre poète l'a complété ultérieurement et réintitulé "Dizain ingénu" avec donc une mention de son appartenance au genre des "Vieux Coppées". L'autre dizain de Rimbaud a été déchiré et le texte qui nous est parvenu est inexploitable. C'est comme si le poème ne nous était pas parvenu du tout. Nous avons écarté deux poèmes, sans exclure pour autant qu'ils ne fassent référence aux "Vieux Coppées" pour autant. Cela aurait augmenté notre liste à un ensemble de 26 poèmes. 

Les dizains de Rimbaud, Verlaine, Valade et André Gill ont été transcrits en octobre-novembre 1871, et cela vaut aussi pour au moins un des deux dizains de Charles Cros, le second dizain a été probablement transcrit à la même époque, mais nous pouvons hésiter pour une partie de l'année 1872 (mai par exemple, à cause des dessins autour de la tête coupée de Mérat). En revanche, Charles Cros n'a pas participé à la fournée de contributions impliquant Germain Nouveau, Raoul Ponchon et quelques autres à la fin de l'année 1872. Un seul dizain est obligatoirement de la fin de l'année 1872, celui de Raoul Ponchon. Cela en dit long sur l'importance décisive de Charles Cros au sujet des Dixains réalistes. Entre les contributions à l'Album zutique et la publication des Dixains réalistes, Charles Cros a publié quatorze "Vieux Coppées" en 1873 dans son recueil Le Coffret de santal, et à la différence de Jean Richepin et de Germain Nouveau qui ont écrit sur l'Album zutique seul Charles Cros a été témoin des contributions de Rimbaud et Verlaine sur le vif et a composé des dizains à la manière de Coppée dans l'Album zutique. Parmi les poètes qui ont contribué aux Dixains réalistes (et je précise entre parenthèses le nombre de dizains qui leur sont attribués), nous avons la dominante à nouveau de Charles Cros (15), puis un ensemble d'auteurs qui ne sont pas considérés comme ayant assisté à une quelconque rencontre du Cercle du Zutisme en 1871 : Nina de Villard (9), Maurice Rollinat (10), Auguste de Chatillon (1), Hector l'Estraz (2) et Charles Frémine (1). Antoine Cros est l'exception avec Charles Cros : il a assisté aux réunions du Cercle du Zutisme à l'Hôtel des Etrangers dans la compagnie directe de Rimbaud et Verlaine. Toutefois, il n'avait laissé aucun dizain sur l'Album zutique. Nous pourrions dire qu'il y remédie avec les deux contributions aux Dixains réalistes. Germain Nouveau et Jean Richepin ont tous deux écrits sur l'Album zutique, surtout Germain Nouveau, mais leurs contributions datent de la fin de l'année 1872. Ils n'ont pas connu les réunions du Cercle du Zutisme proprement dit en octobre-novembre 1871. La participation de Jean Richepin aux Dixains réalistes est assez maigre, il n'offre qu'un seul "Vieux Coppée" au recueil. En revanche, Germain Nouveau a presque rejoint le régime imposé par Charles Cros, en étant l'auteur de neuf "Vieux Coppées".
Or, c'est ici qu'il faut soulever un nouveau problème d'attribution des contributions zutiques. On prétend en général que Germain Nouveau a contribué à l'Album zutique avec un dizain "Garçon de café" que, par exception, il aurait signé "P. N." Dans le volume des Dixains réalistes, Cros a fourni quinze "Vieux Coppées", en reprenant les deux contributions zutiques qu'il avait faites. En revanche, parmi les neuf "Vieux Coppées" de Germain Nouveau, sans parler de la question du style très subjective, nous n'avons aucune reprise du dizain "Garçon de café" signé "P. N." dans l'Album zutique. Voici ce que dit Pascal Pia dans son édition fac-similaire de l'Album zutique, au sujet du dizain "Garçon de café" et de sa signature "P. N." :
   Ce dizain, signé François Coppée, est suivi de deux initiales qui se déchiffrent mal, mais où nous croyons pouvoir lire P. N. [...] Elles correspondent au nom de P. Néouvielle, pseudonyme qu'utilisa Germain Nouveau en 1872, quand, pour la première fois, il se fit imprimer en donnant des vers à la Renaissance littéraire et artistique.
   Fallait-il attribuer Garçon de café à P. Néouvielle, alias Germain Nouveau ? Nous avons d'abord hésité à le faire. A côté de ce dizain figure dans l'Album zutique un sonnet de Nouveau, signé de son monogramme habituel, et dont l'écriture est différente. [...]
L'étude graphologique se limite à des comparaisons dérisoires avec un sonnet parodique de Musset ailleurs dans l'Album :
La façon dont s'achèvent dans Garçon de café certains mots terminés par un s (las, toujours, jamais), la manière de barrer les t (trop, éternel), de réduire les f à un trait vertical (fameux, café), le dessin du v commençant un mot (vers), tous ces détails de graphie se retrouvent dans un sonnet de Nouveau qu'on a lu plus haut et au bas duquel il y a le nom d'Alfred de Musset.
La comparaison ne concerne qu'un seul autre poème. Plusieurs difficultés sont contournées. Et en particulier celle-ci : pourquoi Germain Nouveau qui, partout ailleurs signe "G. N" accompagné d'un monogramme, va-t-il signer "P. N." ? Je ne connais aucune étude graphologique de cette transcription de "Garçon de café" en-dehors de ces lignes écrites par Pascal Pia, lequel avoue ses doutes.
Nous ignorons par conséquent si ce dizain est une contribution d'octobre-novembre 1871 ou bien de l'année 1872. Nous ignorons qui est l'auteur de ce dizain, même si Pia suppose qu'il s'agit de Nouveau. Notons un autre argument étrange de Pia dans sa notice à ce dizain zutique :
Ajoutons que Nouveau s'amusait volontiers à imiter Coppée. Neuf poèmes sont de lui dans le recueil collectif de Dixains réalistes, publié en 1876 [...]
En partant du même argument, nous avons envisagé une conclusion inverse. Cros a repris ses contributions zutiques, mais Nouveau ne reprend pas le dizain "Garçon de café" qui est une composition inédite. Je prévois de travailler à une étude des Dixains réalistes et même des "Vieux Coppées" zutiques en envisageant non seulement la parodie des poésies de Coppée, mais l'influence des "Vieux Coppées" antérieurs sur les suivants. Je pense que ça va donner un profilage intéressant. J'ai déjà quelques repères significatifs à formuler.
En tout cas, n'étant pas moi-même spécialiste pour identifier de qui est une écriture manuscrite, je me permets d'insister sur le cas fort problématique du dizain "Garçon de café". En-dehors de ce cas problématique, seul Raoul Ponchon semble avoir composé un dizain "Vieux Coppée" à ajouter à l'Album zutique à la fin de l'année 1872. J'ai envie de soumettre une idée farfelue à la réflexion. Les initiales de Raoul Ponchon sont "R. P." Dans l'alphabet, le P est deux lettres avant le R, et le N deux lettres avant le P. Ce serait amusant si on identifiait l'écriture de Raoul Ponchon au sujet de ce dizain. Il va de soi que je dis ça, juste pour amuser la galerie, je n'ai aucune conviction personnelle.
Je remarque également en passant que Léon Valade n'a pas participé à la confection des Dixains réalistes, ce qui est tout de même quelque peu étonnant. Pour quelle raison est-il demeuré en retrait ? Je l'ignore. La même réflexion vaut pour André Gill.
Enfin, contrairement à ce qu'écrivent plusieurs rimbaldiens (Denis Saint-Amand, Solenn Dupas, notices du Dictionnaire Rimbaud d'actualité, etc.), les recueils Dixains réalistes et Hombres prouvent que la publication des poèmes zutiques n'était pas exclue. Il faudrait citer également la Revue du Monde Nouveau de Mercier et Cros qui a publié des poèmes en vers d'une syllabe de Valade.

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Les alexandrins orphelins sont une autre caractéristique des contributions à l'Album zutique. Mais ce que je voudrais dire d'intéressant là-dessus est lié aux "Vieux Coppées".
Faisons-en le relevé !

"L'Humanité chaussait le vaste enfant Progrès." (3r) Fausse signature : Louis-Xavier de Ricard, vraie signature "A. Rimbaud". Plus haut, Rimbaud a signé "A. R." et parodiquement "François Coppée" deux dizains enchaînés.  J'ai déjà montré que l'alexandrin-orphelin réécrivait bien des vers de Ricard, mais j'ai déjà dit une chose très importante sur la publication d'une nouvelle série de "Promenades et intérieurs" dans la revue Le Monde illustré.
La nouvelle série de "Promenades et intérieurs" a été publiée dans deux revues hebdomadaires : Le Moniteur universel, puis Le Monde illustré. La publication a eu lieu à la page 30 du numéro du 8 juillet 1871. Or, comme il s'agit d'un journal, la première colonne de la page 30 offre la fin d'un article de Maxime Vauvert qui se termine par la citation d'une sentence célèbre de Corneille, autrement dit par un alexandrin orphelin : "A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire."


Il va de soi qu'à l'époque nos poètes n'avaient pas d'autre choix que de consulter ce journal pour effectuer toutes leurs parodies successives. Ces nouveaux dizains n'avaient pas encore été rassemblés dans un recueil. Et si nous ne pouvons exclure l'idée d'une transcription manuscrite des dizains, cette hypothèse est fragilisée par la quantité de dizains à prendre en considération. Or, poursuivons le relevé des alexandrins orphelins dans le corps de l'Album zutique.

"L'idée à Bergerat, et la forme à Coppée !" (5v). Les mots "idée" et "forme" sont soulignés sur le manuscrit. Cet alexandrin orphelin semble avoir été écrit par Valade. Il n'est pas signé, mais c'est l'attribution qui prévaut. Je suppose que l'expertise graphologique a tranché, voici ce qu'en dit Pascal Pia :
Cet alexandrin ponctué d'un point d'exclamation est de Léon Valade.
Dans sa concision, il ne manque par de malice. Autant la forme, chez Coppée, était banale, autant l'idée chez Bergerat était pauvre.
Il ne relevait pas le calembour possible avec "pharmacopée". Mais il faut aller plus loin. Pia identifie-t-il l'allusion au dizain ? Il parle d'un problème de forme chez Coppée comme d'une réalité générale qui peut concerner les sonnets ou les longs poèmes en rimes suivies finalement. Le phénomène étrange, c'est que cet alexandrin orphelin ne figure pas en-dessous de "Vieux Coppées", mais en-dessous de deux sonnets, l'un "Cabaner cantinière" signé par Valade et le sculpteur Jean Keck, l'autre sans titre qui correspond à l'unique contribution d'Henri Mercier. A tout le moins, cet alexandrin orphelin a été transcrit hasardeusement dans le corps de l'Album. Nous n'essaierons pas de le relier à la forme des deux sonnets, il est certainement question des échanges de nos compères au sujet des dizains qui figurent sur des pages voisines.
Ce qui est intéressant, c'est qu'à nouveau un alexandrin orphelin suppose un lien aux "Vieux Coppées", après la sentence de Corneille dans Le Monde illustré et le monostiche attribué à Ricard de Rimbaud.
Au recto du feuillet 8, Verlaine a fait figurer un distique parodiant une sentence cornélienne en vers:
A tuer son beau-père il faut qu'on se décide,
C'est s'immortaliser par un beau-parricide.
                                         Un gendre.
Valade a enchaîné avec une réécriture d'un titre de brochure de Napoléon III : "A l'extinction du beau-pèrisme !...."
Accessoirement, un dizain de Valade figure au recto du feuillet 8 à côté de ces deux saillies, mais le lien à Corneille suffit à justifier un rapprochement avec la publication des "Promenades et intérieurs" dans le numéro du 8 juillet 1871 de la revue Le Monde illustré.
A la suite de la parodie "L'Aumône" d'un poème d'Eugène Manuel par Valade au recto et au verso du feuillet 10, Verlaine a laissé un nouvel alexandrin orphelin : "- ô Oui, Manuel, ô oui ! - nos deux âmes sont sœurs !-" (Faites bien une synérèse en lisant "Manuel", effet recherché par Verlaine) Et parallèlement à la signature "Un gendre", Verlaine a produit la signature d'autodérision : "Un poëte obscur" qui, finalement, relève moins de l'autodérision que de la critique du très prétentieux Manuel. L'édition du recueil des Poèmes populaires venait d'avoir lieu. Valade ironise en parlant de "(1001e édition)" qui a une double visée ironique : illusion du succès et fausse annonce d'un recueil ayant le charme des récits des Mille et une nuits. Cette transcription parodique est datée du 22 octobre 1871, et Rimbaud cite Manuel dans le sonnet "Paris" de sa première série de "Conneries". De toute évidence, il y a des informations à glaner dans la presse au sujet d'Eugène Manuel. Nous apprendrons certaines raisons qui expliquent les parodies de Valade et Rimbaud. La pratique de l'alexandrin orphelin déjà liée à Coppée concerne désormais Eugène Manuel, et on sent que Coppée et Manuel sont des ennemis politiques communs de Verlaine, Valade et Rimbaud en octobre 1871. Le 22 octobre 1871, la première de la pièce anticommunarde Fais ce que dois de Coppée est encore toute fraîche à la pensée des contributeurs zutiques.
Un dernier alexandrin orphelin est à relever au recto du feuillet 29 : "A manger sans excès on digère sans honte." Il est signé "Corneille" ce qui se conçoit et il s'agit précisément d'une parodie du vers du Cid cité par Maxime Vauvert sur la page du Monde illustré où figure la nouvelle série de "Promenades et intérieurs" de Coppée.
A cette aune, il peut devenir pertinent d'envisager que le monostiche attribué à Ricard est un petit peu l'équivalent de la sentence cornélienne mise involontairement en présence des dizains de Coppée dans Le Monde illustré. Toutefois, le vers attribué à Ricard ne parle ni de victoire ni de gloire, mais fait sous-entendre la mauvaise digestion du péril.
Cependant, une autre idée est à creuser.
Il est d'autres alexandrins-orphelins dans l'Allbum zutique. Nous ne parlerons pas des citations d'alexandrins d'autres auteurs insérées de force dans un poème parodique : "Oaristys" de Charles Cros qui cite un vers de Coppée en conclusion, (au-delà de l'Album zutique "L'Enfant qui ramassa les balles..." de Verlaine qui se conclut par une quasi citation du Passant de Coppée ou bien "L'Orgue" de Valade qui cite un vers de Molière, etc. Nous avons un alexandrin orphelin qui est cité à la fin des "Hypotyposes saturniennes ex Belmontet" et nous en avons un autre à la fin de "Vieux de la vieille". Le caractère de centons des deux parodies de Belmontet ne doit pas empêcher de constater que les deux textes se terminent par des alexandrins orphelins.
Malgré le montage d'extraits en prose, le poème "Vieux de la vieille" continue d'être un bon candidat en tant que premier poème en vers libres, car si les premières lignes sont de la prose la dernière est la reprise d'un alexandrin, lequel est fondu aux quatre lignes en prose. Quant aux "Hypotyposes...", il est amusant de constater que l'alexandrin orphelin final fait écho au monostiche attribué à Ricard, notamment à cause de l'imparfait à la césure, et aussi à l'alexandrin orphelin de Verlaine qui fait suite à la parodie de Manuel par Valade :
Oh ! l'honneur ruisselait sur ta mâle moustache. ("Belmontet, archétype Parnassien" a précisé Rimbaud)

L'Humanité chaussait le vaste enfant Progrès.

- ô Oui, Manuel, ô oui ! - nos deux âmes sont sœurs !
Dans cette hypothèse, nous pouvons rapprocher encore du monostiche de Verlaine, le distique de Belmontet cité par Rimbaud dans les "Hypotyposes" :
L'amour veut vivre aux dépens de sa sœur,
L'amitié vit aux dépens de son frère.
Je dois ajouter un autre alexandrin orphelin dans les "Hypotyposes", mais je n'ai rien à en dire pour l'instant : "Renversons la douleur de nos lacrymatoires."

**
J'allais oublier un point important au sujet des dizains. Le principe est de faire figurer en entier la signature "François Coppée". Rimbaud se permet une variante : "Françis Coppée" qui est une idiotie voulue. La cédille n'a pas sa place, c'est une faute d'orthographe enlaidissante exprès, mais Rimbaud a repéré que parfois Coppée signe ses productions "Francis" dans la presse. La signature "François Coppée" est en général suivie de la signature de l'auteur réel de la parodie mais sous forme d'initiales : "LV" pour Léon Valade, "AR" pour Arthur Rimbaud. Mais entre zutistes, il devient amusant de ne pas signer du tout le dizain, et Rimbaud a adopté une autre astuce, celle de signer "F C" le dizain "Le Balai". En effet, c'est faire barrage ainsi à l'identification de l'auteur réel de la parodie. Coppée prendra en charge le statut d'auteur du dizain "Le Balai".
Je ferai une recension plus rigoureuse ultérieurement, mais à ceux qui veulent attribuer le dizain "L'Enfant qui ramassa les balles..." à Rimbaud, j'annonce que j'en parlerai dans mon compte rendu du Dictionnaire Rimbaud et je rappelle déjà que Félix Régamey n'était pas un membre du Cercle du Zutisme, ce qui fait qu'il est énormément suspect qu'il ait pu signer "PV", des initiales de Paul Verlaine, deux "Vieux Coppées" parodiques. Seuls Rimbaud et Verlaine connaissaient la convention de signer ainsi les parodies.


La suite, prochainement...