mercredi 10 février 2021

Sonnez les quatrains ! Ding Deng Dong !

Nous l'avons vu. L'étude formelle et la recherche des cibles permettent de faire progresser rapidement notre appréciation du contenu même des poèmes de Rimbaud.
Le premier parmi les lecteurs de Rimbaud après des décennies qui ne se comptent plus, nous avons lu les recueils de poésies des cibles parodiques de troisième ordre indiquées à l'attention : Belmontet, Louis-Xavier de Ricard, Armand Silvestre. Seul parmi les rimbaldiens, nous avons eu foi dans la fausse signature "Léon Dierx" placée au bas d'une production zutique énigmatique. Le premier parmi les rimbaldiens, nous avons travaillé sur la relation du poète à la presse de son époque jour par jour, en soulevant la question clef des publications de poèmes et en particulier des pré-originales dans des revues d'époque. Plus constant que n'importe quel rimbaldien, nous avons cherché à expliquer la motivation du Cercle du Zutisme pour les sonnets en vers d'une syllabe et nous avons montré que les parodies étaient plus conséquentes qu'on ne l'avait envisagé du côté des recueils d'Albert Mérat et d'Henri Cantel mobilisés pour composer le nouveau blason pour le recueil L'Idole. Refusant de considérer le génie poétique dans la gratuité d'un renoncement à la césure, seul parmi les rimbaldiens, nous avons identifié la césure unique de "Tête de faune", de "Jeune ménage", de "Juillet", de "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,...", de "Mémoire" et il nous reste à fournir des conclusions pour le poème final en décasyllabes, sans doute de chanson, de la "Comédie de la Soif". Seul parmi les rimbaldiens, nous avons indiqué pourquoi les vers de onze syllabes de Rimbaud jouaient probablement sur l'idée d'une césure après la quatrième syllabe. Seul parmi les rimbaldiens, nous arrivons à montrer que les poèmes en prose "Vies" et "Veillée" (alias "Veillées III") sont en majeure partie des réécritures avec des décalages ironiques de la "Conclusion" des Mémoires d'outre-tombe, quand d'autres en demeurent à la surface des rapprochements envisageables. C'est par la puissance de notre influence que d'autres, tout en nous insultant, peuvent exhiber une source au poème "Michel et Christine". Cette étude des implications "pastichielles" et parodiques des formes peut s'appuyer sur le relevé de rimes : le mot "étamine" par exemple qui relie "Lys" au troisième sonnet païen du premier recueil d'Armand Silvestre, ou bien la confrontation de "crépuscule embaumé"::"papillon de mai" et "soir charmé"::"fauvettes de mai" entre "Le Bateau ivre" et "Les Corbeaux" pour un rapport de reprise de soi à soi de la part du poète. Elle s'appuie volontiers sur les césures (le premier vers de "Oraison du soir" qui signe le lien du poème à "Un voyage à Cythère" de Baudelaire), sur des mots rares (le religieux "vibrements" venu d'un sonnet de Gautier, le chant du cygne au combat "strideurs" venu d'un poème d'O' Neddy, etc.). L'analyse prend aussi à cœur de faire le lien avec l'actualité. Le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" parodie un poème plus ancien de Gautier, mais parce qu'il importe de considérer la parution toute nouvelle d'un ouvrage de Gautier martelant sa haine des communards Tableaux du siège. Enfin, il y a la question des strophes. Dans son livre L'Art de Rimbaud, Michel Murat expliquait que Rimbaud n'était pas tellement important à étudier sous cet angle-là, cas à part de sa pratique du sonnet. Pourtant, l'étude des strophes est loin d'être innocente : "Rêvé pour l'hiver" correspond à une forme rare pratiquée par Sully Prudhomme dans le sonnet "Au désir" d'un recueil Les Epreuves que Rimbaud précise avoir relu en août 1870, deux mois avant la composition de "Rêvé pour l'hiver". Seul parmi les rimbaldiens, j'ai considéré avec importance la strophe des "Reparties de Nina" et de "Mes Petites amoureuses" pour les rapprocher de la "Chanson de Fortunio" de Musset, et si cela a été méprisé par les rimbaldiens il est visible que j'ai approfondi la pertinence du rapprochement tout récemment. Les quintils de Rimbaud sont foncièrement originaux et permettent d'approfondir la relation aux Fleurs du Mal de Baudelaire. Enfin, dans "Oraison du soir", la césure du premier vers renvoyant à Baudelaire et l'organisation des rimes des tercets pastichant Philoméla de Mendès, nous nous retrouvons petit à petit face à des réécritures qui désormais doivent être admises comme étant de l'ordre du fait.
Toutefois, il ne faut pas croire que le résultat de la recherche est prédéterminé par la manière de la poser. Il ne suffit pas de se dire que, "L'Etoile a pleuré rose..." étant un poème-quatrain, un relevé des poèmes-quatrains va suffire pour apporter une pleine lumière. C'est possible, mais ce n'est pas certain.
Le seul poème-quatrain de Baudelaire qui me vienne à l'esprit est celui repris dans Les Epaves et qui se veut selon son sous-titre une "Inscription pour le tableau d'Edouard Manet" :
Entre tant de beautés que partout on peut voir,
Je comprends bien, amis, que le désir balance ;
Mais on voit scintiller en Lola de Valence
Le charme inattendu d'un bijou rose et noir.
Malgré le prestige de l'auteur des Fleurs du Mal, un rapprochement avec le quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." n'est guère envisageable, à moins de broder sans conviction sur le couple de couleur final : "rose et noir".
Combien de poèmes-quatrains, Victor Hugo avait-il publiés avant le mois d'octobre 1871 ? Spontanément, je ne peux citer que deux exemples, tous deux viennent de La Légende des siècles (première série) de 1859, "Le Temple" et "Mahomet" :
Moïse pour l'autel cherchait un statuaire ;
Dieu dit : "Il en faut deux ;" et dans le sanctuaire
Conduisit Oliab avec Béliséel.
L'un sculptait l'idéal et l'autre le réel.

                                        **

Le divin Mahomet enfourchait tour à tour
Son mulet Daïdol et son âne Yafour ;
Car le sage lui-même a, selon l'occurrence,
Son jour d'entêtement et son jour d'ignorance.
Le second de ces deux poèmes-quatrains a été parodié par Léon Valade dans l'Album zutique, en-dessous des transcriptions "Conneries" "I Jeune goinfre" et "II Paris" de Rimbaud :
Le divin Cabaner, aux heures d'abandon,
Enfourchait tour à tour Vénus et Cupidon ;
Car le Sage lui-même a sans exclusivisme
Son jour de gougnottage et son jour d'enculisme.
                                                          Légende des siècles.
Ce quatrain semble vain à rapprocher de "L'Etoile a pleuré rose..." et même des autres poèmes-quatrains de Rimbaud. Toutefois, illustrons le cas d'une découverte non programmée par notre manière de poser notre recherche.
Dans un article à paraître, mais anticipé par une série d'études exclusives à ce blog, j'ai souligné que le titre "Conneries" était une déformation sarcastique des titres de recueils d'Amédée Pommier, un mélange des noms "crâneries", "colères" et "colifichets". Ce titre "Conneries" se justifie dans la mesure où il regroupe des sonnets en vers courts acrobatiques : "Jeune goinfre" et plus tard "Cocher ivre", le premier en vers de deux syllabes, l'autre carrément en vers d'une syllabe. Pommier n'est pas la seule cible parodique, il faut y inclure Alphonse Daudet, et bien comprendre que cela unit Daudet à Barbey d'Aurevilly en tant qu'ennemis de Verlaine et des parnassiens. Avant nous, les études s'étaient contentées de relever l'existence de sonnets en vers d'une syllabe antérieurs ou de poèmes en vers d'une syllabe antérieurs. Mais le sujet du jour n'est pas de refaire cette étude. Ce qui est intéressant, c'est que le quatrain parodiant La Légende des siècles (première série) de 1859 est transcrit en-dessous des deux premières "Conneries" de Rimbaud. On le sait : quelques pages auparavant, Valade avait fourni une série de trois poèmes en vers d'une syllabes dans le corps de l'Album zutique. On peut légitimement penser que Rimbaud avait prévu une suite en trois poèmes. Mais, sur le feuillet de transcription des deux premières "conneries" de Rimbaud, la fin du feuillet est occupée par une transcription à la verticale de parodies de maximes par Verlaine. L'idée est que Rimbaud s'est résolu à entamer une deuxième série quelques pages plus loin, mais laissant retomber cette veine d'inspiration notre poète semble s'être contenté de reporter le troisième sonnet prévu pour sa suite, même s'il le flanquera du chiffre I : "I Cocher ivre". La transcription est calée sur le bord extrême gauche du verso du feuillet 8, mais Rimbaud ne donnera aucune suite. Quelques mois plus tard, des parodies par Raoul Ponchon et Germain Nouveau compléteront le verso du feuillet. Mais, en reportant son titre "Conneries", Rimbaud l'a flanqué d'une précision "2e série" qui, à cause du quatrain de Valade, est peut-être moins anodine qu'il y paraît. Par son titre, futur source au "Bateau", le sonnet en vers d'une syllabe "Cocher ivre" cible très clairement les poésies d'Amédée Pommier. En revanche, la mention "2e série" assimile les "Conneries" à de "la légende des siècles" dérisoire, puisque Rimbaud semble avoir été influencé par la parodie de Valade dans le choix de cette formule "2e série". Victor Hugo a annoncé une suite à son recueil, et la dérision à l'égard de Pommier n'épargne pas le grand romantique. Une des dernières contributions rimbaldiennes à l'Album zutique est une parodie de François Coppée qui porte le titre "Les Remembrances du vieillard idiot", où une personne avant nous au moins, Jacques Roubaud, a identifié l'allusion sarcastique au même grand romantique : c'est une écriture maligne qui sous-entend la référence Les Contemplations de Victor Hugo. Le titre de poème moque les prétentions de Coppée à atteindre le modèle qu'est Hugo, mais il vaut également persiflage du modèle, lequel ne serait pas si pertinent qu'il y paraît.
On le voit, notre enquête livre en passant son lot de révélations insoupçonnées.

Au-delà de Baudelaire et Hugo, quel poète célèbre a-t-il laissé un poème-quatrain marquant avant octobre 1871 ? Lamartine, Vigny, Musset, Sainte-Beuve, Leconte de Lisle, Banville, Gautier, Glatigny, Verlaine ? Faut-il chercher du côté des pièces de circonstance ? Faut-il s'intéresser aux publications sous le manteau du Parnasse satyrique, etc. ?
Rimbaud a toutefois composé deux poèmes-quatrains qui, selon le témoignage de transcriptions verlainiennes, seraient des parodies d'Albert Mérat. Il s'agit des "Vers pour les lieux", titre de deux poèmes-quatrains et non d'un seul. Ces quatrains ont été composés en 1872 à l'époque où Verlaine écrivait à Mérat pour lui demander d'arrêter de répandre des bruits calomnieux à son sujet, autrement dit d'arrêter de répandre des moqueries sur la relation de Rimbaud et Verlaine, moqueries qui remontaient directement aux oreilles de la belle-famille Mauté de Fleurville. Les "Vers pour les lieux" peuvent dater de la période "janvier-mars 1872", mais ils peuvent également dater de la période "mai-juin 1872". En réalité, seul un des deux poèmes-quatrains "Vers pour les lieux" est faussement attribué à Mérat, celui en octosyllabes. Il existe une transcription des deux poèmes-quatrains en un seul tout avec le titre "Vers pour les lieux" qui les coiffe, et il existe encore des transcriptions sans titre des deux quatrains, mais avec cette fois une localisation et une date, puis pour l'un une fausse signature :
De ce siège si mal tourné
Qu'il fait s'embrouiller nos entrailles,
Le trou dut être maçonné
Par de véritables canailles.

                                          [Albert Mérat]
                                          Paris, 1872.
Quand le fameux Tropmann détruisit Henri Kink,
Cet assassin avait dû s'asseoir sur ce siège,
Car le con de Badingue et le con d'Henri V
Sont bien dignes vraiment de cet état de siège.

                                                           même "lieu", même date.
Je n'ai pas consulté directement le manuscrit, mais je me fonde sur le commentaire de Murphy lui-même dans son édition philologique. A la page 672 de cette édition, Murphy a transcrit le quatrain en alexandrins avec le texte libellé comme suit : "Paris, 1872." Cependant, la lecture des notes en-dessous des transcriptions des deux poèmes invitent à reconsidérer le problème. Murphy a rajouté la signature "Albert Mérat" en fonction du témoignage de Verlaine et il a abusivement corrigé la mention pourtant humoristique et significative "même 'lieu', même date".
Il importe ici de citer le témoignage même de la lettre de Verlaine, tel qu'il est rapporté par Murphy dans les deux pages d'annotations :
   Mais comme je prétends vous gâter, je vous donne - quel cadeau ! - par-dessus le marché deux quatrains scatologiques (Est-ce le mot ?) dont le premier a longtemps figuré avec la signature Albert Mérat sur un mur du n° 100 du café de Cluny. [...] Le second est d'une bonne folie à mon sens : [...]
Les crochets correspondent aux transcriptions des quatrains, ce qui confirme qu'ils peuvent être pris séparément. Une information retient l'attention. Verlaine témoigne que le premier des deux quatrains est demeuré transcrit un très longtemps sur les toilettes d'un lieu public, plus précisément sur le mur des lieux d'aisance du café de Cluny (Murphy s'empressant de préciser que le "n° 100" était souvent consacré aux toilettes dans les hôtels à l'époque). Cela justifie le titre "Vers pour les lieux", en englobant le second quatrain, sans que nous ne puissions déterminer qui a décidé de ce surtitre et quand. En revanche, étant donné la fugue de Rimbaud et Verlaine à partir du 7 juillet 1872, le premier quatrain a dû être transcrit bien avant les mois de mai-juin 1872. Il reste loisible d'imaginer que Verlaine a été mis au courant de la persistance du graffiti dans le temps par un contact demeuré à Paris, mais il me semble plus probable d'envisager que Verlaine a constaté lui-même le fait. Le quatrain d'octosyllabes et par conséquent son collègue en alexandrins dateraient plutôt des trois premiers mois de l'année 1872 et se rapprocheraient quelque peu de l'époque des contributions rimbaldiennes à l'Album zutique de la mi-octobre 1871 à la mi-novembre. Il n'est même pas impossible que la date de "1872" ne soit qu'une supputation approximative de la part de Verlaine, puisqu'il ne dit pas que cette date même figurait sur le mur du café de Cluny. Il faut verser au dossier une lettre de Verlaine à Albert Mérat datée du 16 février 1872 et qui ferait partie de la collection des manuscrits de Michael Pakenham lui-même :
                                                                                             Le 16 février

                 Mon cher Mérat,

              Il me revient que, dans le simple but de plaisanter (je n'en doute pas), vous allez colportant de prétendus propos de moi. Ces propos pouvant tomber dans des oreilles bêtes, et rien n'étant plus méchant qu'un imbécile, vous comprendrez immédiatement, j'en suis sûr, l'urgente nécessité pour moi de venir vous prier d'abord de cesser toute "blague" de ce genre, - ensuite de m'écrire le plus tôt possible un mot où vous prendrez soin de me confirmer dans la persuasion où je suis que vous n'avez absolument voulu que "rire".
             Persuadé que vous êtes assez mon ami pour ne me point forcer à des mesures spadassines que votre [biffé : silence] refus me forcerait à prendre et qui répugneraient tant à ma vieille affection pour vous qu'à mon profond amour de la placidité, j'attends votre lettre et je compte sur votre discrétion quant aux "bonnes farces" à venir.
                  Un ami avertit en vaut deux. C'est pourquoi je vous préviens.
                     Votre
                 P. Verlaine

                 rue Lécluse 26, Paris Batignolles
La présence du quatrain sur des toilettes publiques est contradictoire avec la discrétion et les menaces de cette lettre. Toutefois, on se gardera d'en faire un argument pour considérer que le poème a dû être placé sur le mur du café de Cluny avant le 16 février, date à laquelle Verlaine aurait fait un virage à 180° au sujet de sa respectabilité sociale mise en péril.
Il est plus probable que ce soit l'inverse qui s'est produit. La situation a dû tout simplement dégénéré et je pencherais pour une transcription du poème en mars, ce qui n'est qu'une impression qui en tant que telle ne devrait pas être mentionnée, mais l'incident avec Carjat au dîner des Vilains Bonshommes aurait lieu le 2 mars 1872, tandis qu'un extrait de lettre à Rimbaud cité de mémoire par Delahaye fait dire à Verlaine : "... On t'en veut, et férocement !... Des Judiths ! Des Charlottes !..." en nous faisant nous demander au passage si "Judiths" ne cache pas une allusion à Catulle Mendès par la mention du prénom de son épouse, la fille de Théophile Gautier.
Le ton péremptoire de la lettre de Verlaine à Mérat ne me paraît pas conciliable avec la présence ostentatoire du quatrain au café de Cluny. Avant le 16 février, Rimbaud ne s'est pas encore mis tout le monde à dos : si le poème a été transcrit sur ce mur de lieux d'aisance avant le 16 février, il y a bien quelqu'un qui aurait dû déjà le rapporter à Mérat et la lettre de Verlaine serait peu indiquée. Mais, à la fin, nous ignorons tout du détail de l'évolution de cette relation conflictuelle entre les différents poètes. Citons tout de même la notice de Verlaine sur "Albert Mérat" dans la rubrique des "Hommes d'aujourd'hui" :
         Mérat, le meilleur des garçons, a un abord quelque peu froid qui correspond à merveille à son tempérament d'écrivain peu emballable ou du moins peu disposé à l'emballement. Sa mine grave et mieux que correcte, sa réserve britannique qui ne se fond que parfois en sourires il est vrai très indulgents sont le pur symbole de sa tenue littéraire : les groupes l'ennuient ; telle personnalité dont on cause tant soit plus qu'à l'ordinaire ne lui porte certes pas ombrage, mais l'obsède et le trouver nerveux. Je l'ai connu Parnassien sans entrain : lors de l'arrivée d'Arthur Rimbaud à Paris, en septembre 1871, et de l'émerveillement si sincère provoqué par ses vers dans notre milieu, à Valade, Cros, Cabaner, Mercier et d'autres, il se méfiait pour lui-même, se défendant peut-être contre lui-même d'un enthousiasme qu'il supposait d'être affecté chez ses camarades ; quelques-uns se sont étonnés et d'autres s'étonnent de ne pas plus le voir sympathiser avec le Rollinat des Névroses qu'avec le Moréas du Pèlerin passionné. Mallarmé l'a toujours étonné et il ne serait pas éloigné de prendre un peu sa concision pour un masque et sa subtilité pour une mystification, - ce dont je dois le blâmer pour mon compte.
            Mais quel mal à cela puisque Albert Mérat est un vrai, un bon poète qu'il convient d'aimer et d'admirer ?
Nous sommes loin des considérations superficielles d'un documentaire télévisé récent sur Rimbaud (et Verlaine). Verlaine nous invite à ne pas juger du poète à l'aune de sa jalousie maladie pour Rimbaud et Mallarmé. Il est vrai que, soucieux de réconciliation, Verlaine exagère peut-être quelque peu la note. On pourrait parler d'exagération de la sincérité quand il parle d' "un vrai, un bon poète", mais à tout le moins il faut rompre en visière avec l'idée que Mérat était parodié en tant qu'exemple de mauvais poète. Ce témoignage ne dit bien sûr rien du problème de l'opinion de Mérat sur la nature sexuelle de la relation entre Rimbaud et Verlaine. En revanche, nous apprenons que Mérat était jaloux et qu'il a réagi en se détachant du groupe qui se formait autour de Rimbaud. Et il est difficile de ne pas mentionner le Cercle du Zutisme duquel Mérat a fait quelque peu tacitement partie puisque Verlaine cite parmi les admirateurs de Rimbaud quatre zutistes. Verlaine aurait pu citer par exception quelqu'un n'ayant pas fait partie de ce Cercle. S'il ne le fait pas, nous pouvons y voir deux raisons. La première, c'est que Verlaine est en train d'évoquer le souvenir principal du conflit naissant avec Mérat et comme Mendès, et sans doute Dierx, furent du côté de Mérat, très vite parmi les amis de Mérat ayant cru en Rimbaud nous ne retrouvons que les membres du Cercle du Zutisme. Banville aurait pu être mentionné toutefois par Verlaine, mais il y a une énigme qui reste à interroger à ce sujet. La deuxième raison pour laquelle Verlaine ne cite que des membres du Cercle pourrait bien être que Rimbaud a été, peut-être pas le prétexte, mais le catalyseur de la création du Cercle du Zutisme.
Notons aussi la subtilité de Verlaine, même si son texte est mal écrit, en particulier au plan de la reprise du verbe "étonner" où nous passons de l'étonnement des gens devant les refus de Mérat à l'étonnement de Mérat lui-même face au succès de Mallarmé. Verlaine dénonce le rejet encore actuel de Mérat au sujet de Mallarmé. En revanche, nous ignorons si l'opinion de Mérat a pu changer au sujet de Rimbaud, mais Verlaine enferme l'avis de Mérat dans le passé. En quelque sorte, supérieur à Mallarmé, Rimbaud ne peut plus être objet de débat. Mérat s'était trompé, qu'il le reconnaisse ou pas à l'heure actuelle. Et il y a une autre subtilité, soucieux de sociabilité, Verlaine fait mine de mettre sur le même plan que le rejet de Rimbaud les refus de Mérat de considérer les poésies de Rollinat et Moréas, mais grâce au déplacement vers "d'autres" Verlaine évite de s'inclure dans cette admiration et maintient par conséquent une distance entre les valeurs de Rimbaud et Mallarmé et l'intérêt secondaire des poésies de Rollinat et Moréas. Notons au passage que Rollinat serait plutôt solidaire de Mérat dans le fait de tenir en mépris la poésie rimbaldienne, même obscène.
Rappelons aussi que la notice de Verlaine est postérieure au décès de Léon Valade et qu'elle a pour particularité de ne pas dissocier Albert Mérat de Léon Valade, à tel point que nous avons des digressions sur le recueil "A mi-côte" de Valade qui ne concerne pas Mérat, digressions qui au passage évoque l'intéressante filiation à Lucrèce et Epicure, ce que le désormais catholique Verlaine joue à désavouer, alors qu'en réalité il admire toujours cela dans les poèmes de Rimbaud. Verlaine est devenu un exquis jésuite.
Je remarque aussi que la notice de Verlaine fait état d'écrits en prose inédits de Mérat qu'il posséderait depuis longtemps. J'avoue ma curiosité, vu qu'il doit s'agit de documents antérieurs à leur dispute de la fin 1871 et du début 1872, et de textes en prose qui, du coup, peuvent avoir été lus par Rimbaud lui-même. Mais, passons.
Je ne vais pas non plus citer ici les lettres de Valade du début du mois d'octobre 1871. Je vais juste me contenter de rappeler que Valade se revendiquer le "saint Jean Baptiste sur la rive gauche" de la révélation rimbaldienne, ce qui accentue l'écart entre les deux amis Valade et Mérat au sujet de Rimbaud.
Cependant, en fin de cette longue digression, nous nous retrouvons avec un problème étrange. Mérat n'est pas connu pour avoir composé des poèmes-quatrains. Pourtant, Rimbaud lui en a attribué un. Il est vrai que la transcription sur des lieux d'aisance tend à justifier à soi seul le recours à une forme brève. Cependant, tout a commencé dans l'Album zutique. En-dessous d'une parodie de L'Idole d'Albert Mérat par Verlaine et Rimbaud, ce dernier a fait succéder un quatrain attribué à Armand Silvestre, lequel n'est pas connu non plus pour avoir composé des poèmes-quatrains. La suite sonnet et quatrain forme une colonne toutefois. Or, ce principe de la colonne nous a valu sur le feuillet suivant une autre colonne de transcriptions rimbaldiennes avec un poème en trois quatrains "Vu à Rome" et un autre en trois tercets "Fête galante". Puis, à la gauche du feuillet contenant la colonne du "Sonnet du Trou du Cul" et du quatrain "Lys", Camille Pelletan et Léon Valade ont créé une autre colonne similaire avec le sonnet parodiant Charles Cros de Pelletan et le quatrain de Valade intitulé "Autres propos du Cercle". Notons que, si Valade, un peu plus loin, en-dessous d'autres contributions rimbaldiennes, va composer un quatrain parodique du "Mahomet" de La Légende des siècles, cela permet de relever une autre liaison, le sonnet de Pelletan cite Cabaner tout comme le quatrain parodiant Hugo en-dessous des "Conneries" de Rimbaud. Or, en 1872, vraisemblablement lorsque Rimbaud a dû être éloigné de Paris en mars-avril, Verlaine a préparé un portefeuille paginé de copies de poèmes de Rimbaud à des fins de préservation et il a accompagné cela d'une liste de titres de poèmes avec les nombres de vers respectifs. Or, nous retrouvons l'idée d'une colonne sonnet et quatrain avec un feuillet qui fait se succéder le sonnet "Voyelles" et le quatrain "L'Etoile a pleuré rose...", un lien évident quant à la symbolique des couleurs confortant la pertinence d'une telle liaison.
Faut-il chercher un modèle inconnu où un sonnet serait suivi d'un poème-quatrain ? En tout cas, si "Voyelles" et "L'Etoile a pleuré rose..." ne désignent pas par de fausses signatures des cibles parodiques, il faut considérer que le poème-quatrain a pour titre possible celui de genre qu'est le mot "Madrigal". Le titre n'est pas assumé quant à la transcription du poème, mais il est utilisé par commodité sur la liste de titres qui sert quelque peu de sommaire. Ensuite, l'Album zutique nous impose des références parodiques : Albert Mérat, Henri Cantel, Catulle Mendès et Léon Dierx pour "Sonnet du Trou du Cul" et "Vu à Rome". Léon Valade est impliqué également, il produit des poèmes-quatrains, et il faut d'ailleurs préciser que, dans la presse, Valade publiait des poèmes en triolets, différentes pièces satiriques incisives, qui ne figurent pas dans l'élite de sa production publiée par Lemerre. Il y a enfin un nom important, celui d'Armand Silvestre : il convient à l'évidence de mettre "L'Etoile a pleuré rose..." en regard du poème-quatrain "Lys". Toutefois, ni Mérat, ni Silvestre ne nous fournissent de poèmes-quatrains antérieurs à octobre 1871, sauf erreur de notre part. Mérat a pu intituler "Madrigal" l'une ou l'autre composition, mais il est délicat d'exploiter une publication du début du vingtième siècle qui n'offre pas de rapport sensible avec "L'Etoile a pleuré rose..."
Cependant, Armand Silvestre est plus intéressant qu'il n'y paraît. Non seulement il n'est pas absurde de comparer "Lys" et "L'Etoile a pleuré rose..." pour leur contenu, mais Armand Silvestre, dans son premier recueil Rimes neuves et vieilles, a publié un poème en trois tercets qu'il a intitulé "Rimes tierces".
Ce poème est intéressant à citer, car s'il n'a pas l'organisation des rimes de "Fête galante" la contribution zutique que Rimbaud a du coup placé en vis-à-vis de "Lys" sur la double page du verso du feuillet 2 et du recto du feuillet 3 de l'Album zutique, il a tout de même une organisation rimique originale revendiquée comme telle pour trois tercets et il a l'autre intérêt étonnant de coïncider avec la matière traitée dans le troisième des sonnets "payens" du recueil et par conséquent avec le poème-quatrain "Lys" de Rimbaud :
Voici que les grands lys ont vêtu leur blancheur ;
Sur les gazons tremblants l'aube étend sa fraîcheur.
- C'est le printemps ! C'est le matin ! Double jeunesse !

Ma mie, en s'éveillant, m'a dit : "Le beau soleil !
Le temps est donc venu que tout charme renaisse.
Partout des chants ! Partout des fleurs ! Double réveil !"

Et, la tiédeur de l'air la rendant moins farouche,
Je me penchai vers elle et je posai ma bouche
Sur sa bouche et sur ses cheveux, double trésor !
On aura remarqué une rime orpheline finale. Il y a aussi un jeu ostentatoire sur les trimètres. Je me garderai de considérer que le passage au discours direct du vers 4 fait lien avec le quatrain "Le Temple" de La Légende des siècles, il ne faut pas charger les coïncidences. En revanche, je vous demande de déjà prêter attention à la rime "soleil"::"réveil" et à la forme verbale elle aussi à la rime "renaisse", celle-ci permettant de faire pont avec le titre du second recueil d'Armand Silvestre Les Renaissances. Les deux premiers vers, vous n'aurez pas manqué de les comparer à ceux du poème-quatrain "Lys" et du troisième sonnet païen de ce recueil Rimes neuves et vieilles.
Mais je ne vais pas m'arrêter en si bon chemin. Je possède une édition, très abîmée, des poésies de Silvestre datant de 1872, quand Lemerre a rassemblé les premiers recueils Rimes neuves et vieilles, Les Renaissances et La Gloire du souvenir. Mais, j'ai eu la bonne idée de consulter l'édition originale de 1866 sur le site Gallica de la BNF. Il y a bien deux anomalies dans le document mis en ligne, mais ce qui m'a intéressé c'est qu'il y a un poème en trois quatrains dont le titre est une dédicace "A Henri Cantel", la cible parodique seconde du "Sonnet du Trou du Cul" ou plutôt le second poète pastiché pour rendre plus violemment parodique le blason à ajouter à L'Idole d'Albert Mérat. Et j'observe avec amusement qu'il a la forme d'un poème d'octosyllabes en trois quatrains.
J'ai bien foulé de douces choses
Sur le chemin des cœurs blessés.
- Trop vite, j'ai cueilli les roses,
Trop vite, hélas ! et pas assez !

J'ai bien vu de doux fronts de femme,
De blonds cheveux de fleurs tressés,
- Trop vite, j'enivrai mon âme,
Trop vite, hélas ! et pas assez !

De regrets, l'amour est suivie,
Qui lentement sont effacés.
- Trop vite s'écoule la vie,
Trop vite, hélas ! et pas assez !
Dans leur livre, visiblement fait dans l'urgence pour me contre-carrer, Jean-Jacques Lefrère et Bernard Teyssèdre ont voulu évacuer la pertinence de la fausse signature Léon Dierx et ils se sont égarés dans de nombreuses hypothèses. L'une d'elle consistait à prétendre que le poème "Vu à Rome" s'inspirait lui aussi d'Armand Silvestre, mais que Rimbaud aurait eu la fatuité de ne pas avoir voulu avouer qu'il avait parodié deux fois le même auteur. Le raisonnement est absurde, mais il faut avouer que Rimbaud devait être fort imprégné de sa lecture des recueils de Silvestre et l'idée de ponts n'est pas impossible. Ceci dit, j'en envisage de bien différents, puisqu'ici, à cause de la forme en trois quatrains et à cause de la mention d'Henri Cantel, je songe à rapprocher le vers : "J'ai bien vu de doux fronts de femme," du titre "Vu à Rome" lui-même. Il faut ajouter que le vers 7 de "Vu à Rome" : "Où se figea la nuit livide," correspond à une formulation qui frise le tic d'écriture dans les deux premiers recueils d'Armand Silvestre. J'en ferai une recension bientôt, mais j'en cite un exemple : "Ta bouche où le baiser se fige ?" (Rimes neuves et vieilles, "Mignonne XVII".
Rappelons que tout au long des sonnets païens la prêtresse de Vénus mise en scène par Silvestre est prénommée Rosa, ce qui est à rapprocher de la mention de la couleur "rose" dans le quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." Enfin, j'ai déjà repéré dans des sonnets publiés dans des revues dans les années 1870 le mot "latente(s)" à la rime, et cela dans le premier quatrain même s'il me souvient bien, mais les poèmes ne justifiaient pas de rapprochements avec Rimbaud, il s'agit d'une ou deux compositions de poètes complètement inconnus, il ne s'agit même pas de poètes secondaires, et enfin ces publications étaient postérieures à la composition du sonnet rimbaldien. En revanche, que dire du sonnet suivant qui figure dans le recueil Rimes neuves et vieilles ?             
                    Eloge de la Mort.

La Mort revêt d'éclat la Nature immortelle,
Et c'est elle qui fait la gloire du printemps !
Aux germes, sous la pierre endormis et latents,
Elle garde l'honneur d'une forme nouvelle.

C'est la vestale assise au temple de Cybèle,
Qui veille sans relâche au feu toujours vivant ;
C'est la grande nourrice, et l'univers enfant,
Un jour, boira notre âme au bout de sa mamelle,

Oh ! la nouvelle vie et le grand renouveau !
- C'est le monde des fleurs qui jaillit du tombeau ;
- C'est la rose de mai saignant sur la bruyère ;

- C'est l'or que le vent roule aux cimes des moissons ;
- C'est l'odeur des jasmins naissant sous les gazons ;
- C'est la splendeur des lys qui monte de la terre !
Lucrèce, l'idée de mort, des idées clefs de ma lecture du sonnet "Voyelles", mais, pour parodier Mérat, comment se fait-ce ?
Nous retrouvons les lys également.
Il faut dire que le sonnet Rimes neuves et vieilles contient d'autres faits intéressants. Nous avons plusieurs poèmes sur le principe des triolets enchaînés, cas rare pratiqué par Banville, Daudet ("Les Prunes") et Rimbaud ("Le Cœur supplicié"), mais cela est encore anecdotique. Je donnerai d'autres éléments demain. En attendant, pour ce qui est de la forme du poème-quatrain, notons que Silvestre nous offre quelques poèmes en deux quatrains, en tout cas sous le titre "Tableautins" et nous avons bien un poème-quatrain exclusif, sauf qu'il joue sur le contraste d'une alternance entre alexandrins et vers courts de trois syllabes.
Pour Octave Feuillet, ne soyez plus sévère,
                 O Sarcey :
Son verre n'est pas grand, mais il boit dans le verre
                  De Musset.
Il est vrai que ça n'a rien à voir avec le quatrain "Lys". A la limite, le mot "sévère" à la rime a pu inspirer Verlaine quand il écrit "Maxime sévère", quelques pages plus loin dans l'Album zutique.
Toutefois, en attendant des recherches sur ce qu'est un "Quatrain dans le goût de Pibrac" comme en fait état Paul Bourget au verso du feuillet 30 de l'Album zutique, il me reste à vous annoncer que je vais publier une suite à cet article où je vais montrer que le quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." s'inspire maximalement des deux recueils de Silvestre, notamment des poèmes au début du recueil Les Renaissances. L'idée de l'étoile qui pleure vient de Silvestre. Nous y trouverons plusieurs mentions de "l'infini", toute l'origine de l'idée de l'Homme qui saigne au "flanc souverain", la mer, les perles, les "mammes vermeilles"...

A demain !

1 commentaire:

  1. J'ai oublié, même si c'est en marge de l'article, de mettre le lien du tableau de Manet qui nous vaut un quatrain de Baudelaire.
    Il vous suffit de consulter la page Wikipédia "Lola de Valence" qui parle du tableau de Manet en citant le quatrains.
    Voici un lien pour voir le tableau.

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Lola_de_Valence#/media/Fichier:Edouard_Manet_044.jpg

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