samedi 31 décembre 2022

"Mais vrai, j'ai trop pleuré !" Ma petite annonce !

Une petite annonce pour bien commencer l'année 2023, même si les nouvelles ne sont pas bonnes pour les pays européens.
Je vous connais. Vous affichez un franc..., non ! pas un franc, un scepticisme automatique quand je vous dis qu'il faut aller plus loin qu'une liaison superficielle entre le recueil Les Feuilles d'automne et le poème "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,...", à partir du moment où on relève dans la préface parmi d'autres éléments la phrase "la terre tremble" et bien sûr un premier vers de poème IV source du premier vers du poème de Rimbaud : "Que t'importe, mon coeur,...", imitation que vous confinerez au seul premier hémistiche.
Et partant de là, vous n'apprécierez pas de lier un ensemble de poèmes contemporains de Rimbaud du début de l'année 1872 au recueil Les Feuilles d'automne.
Bon, alors, on va mettre les pieds dans le plat. En gros, "Le Bateau ivre" et "Voyelles" ne sont probablement pas des poèmes de 1871, mais deux créations du début de l'année 1872. Beaucoup en sont convaincus désormais dans le cas de "Voyelles" et quelques-uns le sont déjà pour "Le Bateau ivre". Le poème "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." est un peu plus tardif, mais doit être antérieur au départ du 7 juillet 1872, mais pour le raisonnement que j'ai à faire peu importe que vous vouliez le considérer encore plus tardif. L'idée, c'est que la preuve d'une relecture des Feuilles d'automne concerne pour l'instant le poème "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." qui est de toute évidence postérieure au "Bateau ivre" et "Voyelles", à moins de se lancer dans des hypothèses plus farfelues qu'ingénieuses. Par conséquent, mon discours d'une influence des Feuilles d'automne sur "Le Bateau ivre" semble devoir tomber à l'eau ou du moins n'être que suggestive et à jamais impossible à tenir pour vérité.
Alors, dans mon précédent article, j'ai parlé de la "colocase", mention qui semblait résulter d'une lecture récente de la préface d'un autre recueil hugolien, j'ai déjà su et écrit lequel, d'autres rimbaldiens ont d'ailleurs déjà cité ce fait qui relie Virgile, Hugo et le poème "Larme" de Rimbaud, il doit s'agit des Orientales, mais surtout quand j'ai écrit cela dans mon précédent article j'avais déjà dans la tête que le titre du poème est "Larme" et qu'il y a l'expression des pleurs au dernier vers. On pourrait penser à un lien avec "Le Coeur volé", soit dit en passant, mais les pleurs de "Larme" pourraient devenir franchement intéressants dans la perspective de rapprochements entre "Larme", "Le Bateau ivre" et Les Feuilles d'automne.
J'ai une autre idée en réserve, mais je vais la livrer ici, parce que normalement de toute façon j'ai déjà émis et publié l'idée que le passage du "Bateau ivre" : "Toute lune est atroce et tout soleil amer" s'inspirait d'un extrait du poème XVII des Feuilles d'automne. J'ai écrit cela sur internet, il y a très longtemps, ou peut-être que je l'ai écrit dans mon article paru en 2006 "Trajectoire du 'Bateau ivre' ". Je n'ai pas encore relu mon article.
Avant de citer cet extrait, je ne résiste pas à l'envie de faire une petite digression sur les poèmes qui précèdent, mais l'un des poèmes dont je vais parler finira pas être essentiel au raisonnement que je vais reprendre ensuite.
Dans le précédent article, j'ai parlé de la préface et des premiers poèmes, et je me suis arrêté au septième poème avant une oeuvre que j'aime beaucoup le poème intitulé "A M. David statuaire" (ça ne s'invente pas). Le poème IX a pour titre "A M. de Lamartine" et déploie une métaphore maritime du travail des deux poètes Lamartine et Hugo, ce que j'ai déjà aussi rapproché par le passé du principe métaphorique du "Bateau ivre", et je rappelle, citation de Lagarde et Michard à la clef, que Lamartine a la réputation d'avoir introduit les descriptions un peu déconcertantes du ciel en poésie, prouesse que "Le Bateau ivre" pousse plus loin mais dans une certaine continuité.
Je passe par-dessus quelques poèmes, et j'en profite pour vous conseiller de porter une certaine attention au poème XIII "A monsieur de Fontaney", cela n'intéresse pas directement la recherche rimbaldienne, mais vu les enjeux de liaison entre Les Feuilles d'automne et la poésie rimbaldienne du début de 1872 je me fais quand même un devoir de poser certaines choses. Dans ce poème XIII, Victor Hugo imite Corneille et les tragédies du XVIIe siècle, la grande tradition du vers classique français donc, les vers emphatiques de ce poème prennent un moule classique accentué :

C'est une chose grande et que tout homme envie
D'avoir un lustre en soi qu'on répand sur sa vie,
D'être choisi d'un peuple à venger son affront,
De ne point faire un pas qui n'ait trace en l'histoire,
[...]

A la fin du deuxième sizain, nous avons un vers conclusif plus hugolien, je le cite avec celui qui le précède pour qu'on puisse en apprécier l'intention :

Sans doute, ils sont heureux, les héros, les poètes,
Ceux que le bras fait rois, ceux que l'esprit fait dieux !

Le dernier sizain est moins nettement classique dans l'allure des alexandrins, mais il contient encore des vers d'une certaine superbe, l'antépénultième bien évidemment avec une frappe saisissante typiquement hugolienne dans un tour rhétorique proche de Corneille ou Racine :

Et que de vos vingt ans vingt siècles se souviennent !...

Et l'intérêt du poème, c'est la chute des deux derniers vers :

- Voilà ce que je dis : puis des pitiés me viennent
Quand je pense à tous ceux qui sont dans le tombeau !

Passons sur les souvenirs d'ivresse du poème XIV et ne faisons que rappeler que dans les vers que je n'ai pas cités du poème XIII, et dans d'autres parties de son recueil de 1831, Hugo exalte la figure de Napoléon. Nous en arrivons au poème XV qui est essentiel pour les études hugoliennes, puisque Hugo met en scène son attachement pour les enfants à partir d'une référence explicite au "Laissez venir à moi tous les petits enfants" christique.
J'y relève le martèlement du "Mais non", et je rappelle que dans "Le Bateau ivre" le poète aurait voulu montrer des dorades aux enfants. Le poème ramène des visions pour eux.
Je vais même vous glisser au passage que le vers qu'on considère d'esbroufe du "Bateau ivre" : "Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !" et dont j'ai déjà dit qu'il ressemblait à certains passages de Lamartine a aussi un modèle très ressemblant dans un vers des Feuilles d'automne. Je vous laisse chercher si vous désirez vérifier par vous-même. Il me semble que mon article sera plus convaincant si vous attelez à lire les recueils auxquels je renvoie.

J'éviterai de vous imposer les raisonnements un peu fous par lesquels j'ose rapprocher le poème XVI de "Veillées III". Passons.
Le poème "XVII" est enfin celui des pleurs, et c'est dans ce poème XVII que je relève le passage suivant dont la valeur de modèle pour quelques strophes du "Bateau ivre" relève de l'évidence, en principe pour tout le monde, mais en tout cas pour moi :

Mais non, ces visions ne te poursuivaient pas.
Il suffit pour pleurer de songer qu'ici-bas
        Tout miel est amer, tout ciel sombre,
Que toute ambition trompe l'effort humain,
Que l'espoir est un leurre, et qu'il n'est pas de main
         Qui garde l'onde ou prenne l'ombre !

Toujours ce qui là-bas vole au gré du zéphyr
Avec des ailes d'or, de pourpre et de saphir,
         Nous fait courir et nous devance ;
Mais adieu l'aile d'or, pourpre, émail, vermillon,
Quand l'enfant a saisi le frêle papillon,
          Quand l'homme a pris son espérance !

Pleure. Les pleurs vont bien, même au bonheur ; les chants
Sont plus doux dans les pleurs ; tes yeux purs et touchants
             Sont plus beaux quand tu les essuies,
L'été, quand il a plu, le champ est plus vermeil,
Et le ciel fait briller plus frais au beau soleil,
              Son azur lavé par les pluies !

[...]
On l'aura compris, j'ai énormément de chantiers en cours et à chaque fois une énorme besogne à abattre, peu compatible avec mes occupations de la vie courante. Je vais bien évidemment confirmer que j'avais vu juste en ce qui concerne les deux poèmes "Voyelles" et "Le Bateau ivre". Je me suis posé très tôt la question de l'imprégnation des lectures faites sur notre poète Rimbaud, et j'aurai les rimbaldiens à l'usure parce que je vais rendre manifeste que Rimbaud s'est bien imprégné des passages hugoliens que je ne cesse de mettre en avant.
Je vais bien sûr relire les articles sur "Le Bateau ivre", sinon livres, et je vais mentionner les passages où les rimbaldiens entendent faire le tri dans les sources hugoliennes pour souligner qu'ils mésestiment le phénomène d'imprégnation. Je l'ai dit en 2006. Le poème "Le Bateau ivre" raconte l'adhésion du poète à la Commune, mais sur le plan des pouvoirs du poète, et cela se fait dans un dialogue nourri avec l'ensemble de la production poétique hugolienne.
J'ai même un autre idée. Je vais écrire un article où je vais expliquer de manière basique que le récit du "Bateau ivre" parle de voir un au-delà de lumière, de partir à sa recherche en poète, et que tout cela forme un archétype de poésie romantique à la Hugo, sinon à la Lamartine. Rimbaud guette des oiseaux pleins de vigueur à l'horizon, et bien puisqu'il faut en arriver à cette minutie dans l'explication on citera les passages hugoliens qui ressemblent de manière caractérisée à ce qu'écrit Rimbaud. On ne parlera pas de réécriture d'un vers, d'un hémistiche, d'une pensée. On dira : "Est-ce qu'il n'y a une ressemblance dans la démarche ?" On va devoir le faire, parce que moi j'en ai marre des gens qui ne voient pas la continuité d'époque entre les poètes.
J'ai même dans l'idée de faire un jour un article amusant sur les livres de Bénichou où je montrerai l'écart entre une définition pertinente de ce qu'est un voyant romantique pour Hugo, Lamartine, Vigny et consorts, et les lignes consacrées à Rimbaud dans le même ouvrage où tout se passe comme si ce qui avait été dit des poètes romantiques ne pouvaient pas s'appliquer à Rimbaud, alors que ça lui convient parfaitement.
Il est plus que grand temps de mettre les points sur les "i".

lundi 26 décembre 2022

Bien connaître le recueil Les Feuilles d'automne permet d'entrer de manière divine dans la compréhension du "Bateau ivre", de "Voyelles", de "Qu'est-ce pour nous..." et quelques autres pièces rimbaldiennes !?

Depuis plusieurs décennies, les recueils de poésies les plus cités de Victor Hugo sont sans aucun doute Les Châtiments et Les Contemplations, et nous pouvons y ajouter, bien que plein de gens, qui ont la pédanterie de prétendre savoir ce qu'est la vraie littérature, rabaisseront cela comme un plaisir coupable, La Légende des siècles. Des recueils posthumes se réclament également à l'attention, en particulier La Fin de Satan. Parmi les premiers recueils, celui des Orientales continue d'être mécaniquement cité. Mais, au dix-neuvième siècle, Victor Hugo a une réputation de poète qui s'est forgée dès ses débuts et qui s'est renforcée avec la série de quatre grands recueils de poésies lyriques de 1830 à 1840 : Les Feuilles d'automne, Les Chants du crépuscule, Les Voix intérieures et Les Rayons et les ombres.
Baudelaire flatte les goûts actuels en célébrant Les Contemplations et La Légende des siècles comme illustrations des pouvoirs de voyant de Victor Hugo dans ses "Réflexions à propos de quelques-uns de [s]es contemporains". Rimbaud s'est énormément inspiré, notamment en 1870, des recueils de l'exil Les Châtiments et Les Contemplations, voire de La Légende des siècles dans sa version initiale de 1859. Pourtant, si vous avez lu les écrits en prose de Verlaine, vous savez que celui-ci daube quelque peu les recueils volontiers estimés par Baudelaire et Rimbaud. La thèse de Verlaine, c'est que Victor Hugo en fait trop dans l'exil et qu'il avait une divine sensibilité dans les quatre recueils de la décennie 1830-1840.
Il va de soi que Rimbaud avait déjà une connaissance intime de l'œuvre hugolienne en mai 1871 lorsqu'il écrit à Izambard et Demeny, mais puisque Rimbaud veut devenir poète et qu'il monte à Paris pour profiter de la fréquentation de l'élite des écrivains contemporains il est normal qu'il relise à intervalles quasi réguliers les recueils du maître, il est normal qu'il les reprenne sans arrêt pour se familiariser avec eux. Et à partir du 15 septembre 1871, sa relation rapprochée avec Verlaine n'a pu que favoriser une lecture plus assidue des quatre recueils lyriques de la décennie 1831-1840. Par ailleurs, Victor Hugo prépare un recueil de poésies politiques pour l'année 1872 L'Année terrible et plusieurs poèmes jouissent de pré-originales dans la presse. L'identification des pré-originales de poèmes de Coppée et Hugo est essentielle aux études rimbaldiennes, et l'analyse du poème "L'Homme juste" s'est appuyée sur la réalité de publication d'un noyau de poèmes de L'Année terrible dans la presse avant juillet 1831. A la fin de l'année 1871, l'organe de presse hugolien Le Rappel a repris son activité et a publié d'autres pré-originales de poèmes de L'Année terrible qui deviennent des candidats pour s'imposer en tant que sources d'autres poèmes rimbaldiens, et c'est le cas tout particulièrement du "Bateau ivre" à partir du moment où sa date de composition présupposée recule du pseudo-témoignage favorable au mois d'août de Delahaye à l'idée d'une composition de l'hiver 1871-1872 solidement alimentée par la lecture de la presse anticommunarde des mois de septembre à décembre 1871 (ce qui exclut logiquement le témoignage de Delahaye et l'idée d'une lecture publique (nulle part attestée !) lors du dîner des Vilains Bonshommes de la fin septembre 1871. Un membre du Cercle du Zutisme publiait à cette époque même dans le journal Le Rappel. Il faut ajouter la publication de nouveaux poèmes de Glatigny parus eux aussi à la même époque dans le journal des hugoliens, sachant que Rimbaud continuait de s'intéresser de près à cet artiste quelque peu banvillien dont il suivait aussi l'actualité scénique parisienne.
La presse définit aussi une actualité que le poète peut suivre. Nous ne sommes pas dans la configuration d'un poète qui s'inspire simplement de grands modèles, mais nous voyons un poète réagir à des événements littéraires quotidiens, à des sujets de réflexion du jour qu'établissent les périodiques auprès du grand public. La méconnaissance de la presse a longtemps été un drame des études rimbaldiennes et elle continue d'être une lacune majeure en 2022. Il faut d'ailleurs apprécier toute la complexité du rapport à la presse, puisqu'il peut être question de poèmes inédits, d'articles débattant sur les mérites d'œuvres plus anciennes et de sujets d'actualité qui peuvent briguer l'intérêt du poète, comme d'œuvres intermédiaires qui invitent à se souvenir de l'impact de publications plus anciennes.
En ce qui concerne les recueils de poésies, les différences entre éditions ont une importance également. Il existe trois versions des Fleurs du Mal et un recueil appendice paru sous le manteau Les Epaves. Banville et Baudelaire modifiaient certains vers lors des rééditions. Ou bien, et cela vaut pour Lamartine, Hugo, Musset, Banville, plusieurs recueils étaient réunis en un seul volume. Le titre Les Cariatides de Banville est quelque peu piégeux, puisque quand Rimbaud en parle il faut déterminer s'il parle exclusivement du recueil de 1840 ou du titre générique réunissant plusieurs des premiers recueils de Banville, à l'exception des Odes funambulesques et des Exilés.
Dans le cas de Victor Hugo, seul le premier recueil a connu plusieurs transformations pour devenir Odes et ballades. Victor Hugo n'a pas réarrangé le nombre et l'ordre des poèmes dans ses recueils ultérieurs, et surtout il ne retouchait pas ses vers. Le recueil La Légende des siècles est l'exception, mais Rimbaud dans sa période poétique ne connaissait de toute façon que la version initiale de 1859.
Cela peut en réalité être quelque peu nuancé. En réalité, il existe des variantes et vers inédits pour le recueil Les Feuilles d'automne qui sont fournis dans la section de "Notes" en fin d'ouvrage en général. Ces variantes semblent dater de 1880 à une époque où Hugo décline mentalement et laisse le toilettage de ses publications à ses proches. Pour illustrer mon propos, prenons le célèbre premier poème des Feuilles d'automne. Vous connaissez tous la célèbre attaque de son vers initial : "Ce siècle avait deux ans [...]". En 1880, quatre autres vers précédaient ce qu'on croyait l'immuable "incipit" de cette pièce éternelle :
Sans doute il vous souvient de ce guerrier suprême
Qui, comme un ancien dieu, se transforma lui-même
D'Annibal en Cromwell, de Cromwell en César.
- C'était quand il couvait son troisième avatar.
Ce siècle avait deux ans. Rome remplaçait Sparte,
Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,
[...]
Bien qu'ils puissent être comparés au célèbre alexandrin de Mallarmé : "Tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change", la suppression de ces quatre vers fut heureuse à la dynamique poétique de la pièce d'ouverture des Feuilles d'automne. Il me faudrait enquêter sur la présence ou non de ces variantes dans les éditions antérieures à 1880. Plusieurs autres variantes sont répertoriées, dix-sept, ou dix-huit en incluant une dédicace.
Prenons le deuxième poème "A M. Louis B." Victor Hugo évoque la dernière maison où a vécu son père dans la ville de Blois. Le témoignage unique d'un dessin d'époque de cette maison qui a été depuis démolie peut être consulté sur internet.
Dans ce poème, Hugo évoque en passant la beauté de la ville de Blois, mais il va refouler cette description pour mieux mettre en valeur l'idée d'un pèlerinage à la maison de son père.
Usant des prestiges du poète, Hugo déforme un peu la réalité en parlant de "mille archipels" sur la Loire, d'une "ville étagée en long amphithéâtre", des "cent tourelles" de Chambord et d'un "escalier de rues". On n'aperçoit pas Chambord de loin en jouissant de la vue panoramique de Blois, il faut se déplacer sur les routes pour cela. L'idée d'amphithéâtre ou celle d'un "escalier de rues" ont quelque chose de pertinent, à condition d'effectuer la correction en esprit pour ceux qui ont réellement vu la ville. En effet, dans une configuration de pays assez plat comme l'atteste la vue à l'horizon sur les hauteurs de Blois, il se trouve que la ville s'élève soudainement d'un côté des rives de la Loire, et on a une vraie ascension rapide jusqu'au sommet de la ville, on a quelques espaces à flanc de colline avec des murets, jardins, constructions châtelaines en effet. Puis, avec les rues on n'a pas forcément la perspective panoramique vu qu'on voyage entre les maisons qui restreignent la portée du regard. Mais il y a des escaliers, des marches donc dans la rue, et notamment on a une allée perpendiculaire à la Loire avec un immense escalier, et quand on est au haut de cet escalier on a une vue plongeante saisissante d'une rue bordée de maisons qui va jusqu'à la rive du Loire. C'est cela que Victor Hugo met en scène dans ses vers, mais l'impression sur le lecteur sera difficilement la même selon qu'il ait vu ou non la ville de Blois.
Il est aussi question du château et d'une tour octogone flanquée de gorgone à chaque pan. A l'évidence, l'image existe parce que Victor Hugo a rencontré la possibilité d'une rime acrobatique :
Admirez, en passant cette tour octogone
Qui fait à ses huit pans hurler une gorgone ;
Mais passez. [...]
Quand on lit le poème sans connaître la ville, ce qui fut un certain temps mon cas, on ne comprend pas que la tour est un élément de la cour intérieure du château de Blois, et on s'imagine que le château et la tour sont deux architectures situées à des endroits bien distincts. En réalité, il ne s'agit même pas vraiment d'une tour. Hugo est tout simplement en train de parler du célèbre escalier en vis et extérieur au bâtiment qui fait l'un des attraits principaux du château de Blois, et comme cet escalier au sommet octogonal est calée à la façade et n'excède guère la toiture je n'ai pas dans le souvenir qu'il y ait une gorgone à chacun des huit flancs. Il y a bien quelques gorgones au sommet de cet escalier, mais il est amusant de voir Hugo s'attarder sur ce détail alors que c'est l'escalier à vis lui-même qui fait l'intérêt architectural de l'ensemble. Le poème hugolien élude complètement ce qui fait la valeur historique en prenant appui sur un terme imprécis qui nous induit en erreur, puisqu'en l'espèce "tour" est plutôt une désignation métaphorique pour l'escalier. Avec les trois mots, "tour", "octogone" et "gorgone", il est impossible de bien se représenter ce à quoi le poète fait allusion.
Mais dans l'édition de 1880, ces deux vers sont remplacés par une variante qui m'interpelle et dont je n'ai pas encore percé le mystère :
Admirez, en passant, cette tour transformée
En écurie, au gré des chevaux de l'armée ;
Mais passez.... [...]
Il n'est pas possible que l'escalier ait été un temps une écurie. La tour désignerait cette fois le château par métonymie.
Peu importe, je me suis plu à faire une petite digression.
J'en viens cette fois à mon sujet. J'ai parlé des variations des éditions, des variantes de vers, des rééditions d'actualité, parce que par rapport à l'enquête sur les influences décisives des lectures de Rimbaud les quatre recueils lyriques hugoliens de la décennie 1830-1840 posent le problème de datation des lectures faites par notre jeune poète ardennais.
Nous nous retrouvons dans la situation de base où que ce soit pour nous à la fin du vingtième siècle ou au début du vingt-et-unième, ou que ce soit pour Rimbaud, il suffit de considérer qu'il s'agit de quatre recueils connus et de lectures obligées pour tout grand amateur de poésies. En gros, on peut faire une référence à un extrait de ces quatre recueils hugoliens dès qu'on le souhaite, dès que cela nous paraît pertinent. Cela a l'air simple et commode, mais il faut pourtant considérer qu'il y a des subtilités derrière cette approche.
Vous ne vivez pas en permanence avec un souvenir frais de vos lectures, encore moins avec une mémorisation de maints détails pointus de tel ou tel poème d'un recueil, de tel ou tel page d'un roman. En plus, de nos jours, la technologie d'internet fait que nous avons en permanence une immense bibliothèque à côté de nous, et mieux encore nous pouvons faire des recherches au moyen de mots-clefs. A son époque, Rimbaud pouvaitt bien connaître un certain nombre de poèmes pratiquement par cœur, il était tributaire d'un accès à des étagères chargées de livres. Il est important de déterminer quand Rimbaud a eu accès ou non à une bibliothèque publique, ou à une bibliothèque privée, ou à une communauté d'écrivains qui fait circuler des ouvrages comme ce fut le cas à Paris du 15 septembre 1871 au début du mois de mars 1872. Si, dans un poème, Rimbaud réécrit un vers de Victor Hugo, ou un autre de Baudelaire, et ainsi de suite, soit il s'agit d'une référence à un poème emblématique de l'époque dont les artistes avaient une connaissance plus intime, et il n'est pas vain alors de dresser un catalogue des candidats en faisant le départ entre les poèmes qui ont marqué les gens au dix-neuvième siècles et les nouveaux choix anthologiques de notre monde actuel ; soit il s'agit d'une lecture que Rimbaud a pu faire ou reprendre récemment, à cause d'un proche qui l'y a invité, à cause d'un article dans la presse, à cause d'une publication d'actualité dans les librairies, etc. Et il faut ajouter à cela l'idée que si Rimbaud relit attentivement une oeuvre à une période donnée cela ne peut que rejaillir en termes d'influences potentielles sur l'ensemble des compositions de cette époque. Une influence sur un poème de Rimbaud ouvre la voie à l'idée que les autres poèmes composés au même moment ont pu profiter eux aussi de l'innutrition littéraire du même ouvrage précis.
On le sait, le poème "Après le Déluge" a été l'un des premiers textes en prose de Rimbaud à jouir d'une tentative d'élucidation conséquente. Il était question du monde ennuyeux se reformant après l'échec historique de la Commune. Auteur de la première étude décisive sur "Après le Déluge" dans la revue Les Temps modernes, Yves Denis avait cité le dernier vers du poème conclusif "Dans l'ombre" du recueil L'Année terrible. Il s'agit d'un dialogue entre "Le Vieux monde" et "Le Flot", avec une disproportion dans les répliques, "Le Flot" ne prononce que la chute du poème, que la réplique finale qui tient en un alexandrin :
Tu me crois la marée et je suis le déluge.
L'idée d'une réécriture dans "Après le Déluge" ne pose aucun problème au plan chronologique. En revanche, le recueil hugolien n'a été publié qu'en avril 1872 et du coup il reste le cas de tous les poèmes en vers de Rimbaud qui assimilent le peuple à une marée révolutionnaire. Il faut citer "Les Poètes de sept ans" et "Le Bateau ivre", mais aussi le poème "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." Notons dans le cas de ce dernier poème qu'il suppose un dialogue du coeur et de l'esprit quand le poème "Dans l'ombre" fait dialoguer "vieux monde" et "flot". Les rapprochements ne s'arrêtent pas là. Le poème "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." décrit le mouvement de flots qui recouvrent les terres, sauf que cette fois la terre lutte et combat l'océan par des tremblements et explosions volcaniques. Et enfin, l'Esprit locuteur du poème "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." est du côté de l'océan qui s'oppose à la terre et au vieux monde et cela permet de constater un dernier effet de symétrie étonnant entre le dernier vers de L'Année terrible et le dernier alexandrin incomplet de "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." Le flot déclare submerger le vieux monde et étale sa présence dans la pièce hugolienne, tandis qu'ici nous avons une scène à relent biblique avec si pas le dernier humain la dernière résistance du "je" au rétablissement de l'ordre terrestre :
Ce n'est rien ! j'y suis ! j'y suis toujours !
Benoît de Cornulier a depuis longtemps compris qu'il s'agissait d'un début d'alexandrin, et donc d'un début de nouveau quatrain, dont l'inachèvement s'expliquait par une feinte : la mort physique du locuteur. Malheureusement, j'ai l'impression que Cornulier n'affirme pas avec conviction cette lecture incontestable et logique, et il ne défend même pas l'idée qu'il s'agit d'un début d'alexandrin, alors que l'alignement de la marge sur le manuscrit fait la preuve sans appel qu'il s'agit d'un alexandrin. Pour rappel, à la différence des éditeurs et universitaires contemporains, les poètes et les éditeurs au dix-neuvième siècle émargeaient différemment non seulement pour la prose et les vers, mais pour les vers de différentes longueurs. L'alignement manuscrit prouve l'intention de Rimbaud de rédiger un alexandrin inachevé.
Le problème que pose la pièce sans titre "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." c'est qu'elle n'est pas datée dans la production rimbaldienne. On présuppose que ce poème a dû être écrit après la parution du recueil L'Année terrible, mais sans avoir les preuves qu'il faille écarter l'éventualité d'une composition précoce en mars ou avril 1872. Un problème similaire se pose dans le cas de "Famille maudite" devenu "Mémoire".
En plus, le mot "marée" assez frappant dans le dernier vers de L'Année terrible favorise plutôt un rapprochement avec "Le Bateau ivre".
En réalité, la solution est assez simple. Rimbaud était imprégné de la lecture de l'ensemble des recueils hugoliens et il avait pu lire à de nombreuses reprises l'assimilation métaphorique du peuple émeutier en marée révolutionnaire, y compris dans les pièces des Contemplations. Du coup, la pièce finale de L'Année terrible ne doit être privilégiée pour "Qu'est-ce..." ou L'Année terrible qu'en passant à un repérage plus exigeant du travail de réécriture par Rimbaud. Notez en passant le contraste satirique violent que présuppose le rapprochement du vers avorté rimbaldien avec le vers final de L'Année terrible, puisque Rimbaud rappelle au maître qu'il y a eu un terme à la révolution avec la semaine sanglante. Il y a quand même un sentiment tragique qui perce dans le poème de Rimbaud. Les morts ne reviendront pas ainsi changer le monde.
Le malheur, c'est que les gens ont tendance à confondre les plans d'analyse et à considérer paresseusement qu'il suffit que le poème "Dans l'ombre" vaille attestation d'une assimilation métaphorique du peuple émeutier à une marée révolutionnaire et plus fort encore à un déluge. Cette paresse est problématique. Le poème "Le Bateau ivre", antérieur à la publication du recueil L'Année terrible, d'après tous les recoupements savant qu'on peut effectuer, prouve que la métaphore ne fut pas nouvelle à Rimbaud en avril 1872 et qu'il y a tout un arrière-plan qui nous vaut son traitement privilégié en poésie rimbaldienne.
Lorsque j'ai publié mes deux premiers articles clefs sur "Le Bateau ivre" autour de 2006, "Trajectoire du Bateau ivre" (volume numéro 21 de la revue Parade sauvage) et "Ecarts métriques d'un 'Bateau ivre' " (deux titres se faisant volontairement écho), j'ai avancé un certain nombre de sources parmi les vers hugoliens. Toutes ces sources n'ont pas reçu le même accueil et ce qui s'est surtout imposé c'est que comme il était déjà sensible que "Le Bateau ivre" devait quelque chose aux pièces "Pleine mer" et "Plein ciel" de La Légende des siècles il fut admis comme décisif que soit soulignée pour la première fois des réécritures très précises de vers hugoliens. L'influence n'était plus vague, mais il était désormais démontré que plusieurs vers furent l'objet d'une réécriture immédiate indiscutable. Malheureusement, d'autres rapprochements sont considérés comme moins évidents et l'idée d'un dialogue satirique essentiel avec Victor Hugo a été minorée, au profit d'une relation d'émulation avec "Le Voyage" de Baudelaire.
Parmi les sources que j'ai mises en avant, il y en a pourtant une qui m'est chère et dont le caractère structurant est incontestable. Dans le poème de Rimbaud, nous avons les mentions "lavé" et "pontons", mentions que nous pouvons élargir à un arrière-plan avec les idées de bain, de sang versé, etc. Or, j'avais martelé en 2006 que la liaison des mentions "lavé" et "pontons" était sensible dans plus d'un poème des Châtiments. Je citais une section de "Nox" et d'autres poèmes encore. Et on sait que le recueil Les Châtiments est un pôle essentiel à la poésie politique rimbaldienne. En 1870, disons qu'un tiers des poèmes de Rimbaud parle de l'actualité de la guerre franco-prussienne en dénonçant le régime impérial de Napoléon III. Rimbaud fait cela très souvent sous la forme de sonnets, forme non usitée par Hugo à l'époque (il n'en a encore publié aucun), mais les sonnets contre l'Empire de Rimbaud étaient saturés de reprises des Châtiments et cela valait encore pour la pièce "Le Forgeron". La filiation était naturelle puisque des Châtiments aux poèmes rimbaldiens de 1870 il s'agit de la même cible, le Second Empire, et du désir d'un soulèvement en faveur d'une République, même si la nature de cette République doit ensuite être sujet de débats clivants. En 1871, Rimbaud adhère à la Commune et que les compositions datent de mars à mai, ou soient un peu postérieures, le poète va se nourrir à nouveau de la rhétorique satirique des Châtiments, avec en particulier "Paris se repeuple", mais pas seulement. Encore une fois, un fonctionnement paresseux tend à limiter l'intérêt de la lecture des Châtiments aux poèmes antibonapartistes de 1870 et si ce lien est également bien mis en relief au sujet de "Paris se repeuple", cela ne débouche pas sur l'idée d'une importance séminale des Châtiments pour toute la carrière poétique de Rimbaud. On ne voit que les occasions, on ne saisit pas l'importance du phénomène d'imprégnation.
Il est alors temps d'en venir aux recueils lyriques hugoliens de la décennie 1830-1840.
Je le disais plus haut. La métaphore du peuple en marée révolutionnaire est dans plein de recueils hugoliens, y compris les productions lyriques telles que Les Contemplations. Cette métaphore se retrouve aussi dans un recueil tel que Les Feuilles d'automne.
Et puis, il y a ce fait étonnant sur lequel j'ai déjà insisté. Le tout premier vers de "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur, que les nappes de sang [...]" est une réécriture du tout premier vers du quatrième poème des Feuilles d'automne : "Que t'importe, mon coeur, ces naissances des rois, / [...]" Et je ne me suis pas contenté comme Steve Murphy ou Benoît de Cornulier à sa suite, de considérer que le poème "Qu'est-ce..." se contentait d'une réécriture d'un premier vers, j'ai soutenu que la construction d'ensemble du poème "Qu'est-ce" rimbaldien s'inspirait de la construction d'ensemble du quatrième poème des Feuilles d'automne et que le "Rien" martelé dans le dialogue poétique rimbaldien faisait écho à l'emploi du mot "rien" dans le poème hugolien de juin 1830 : "Rien ici-bas qui n'ait en soi sa vanité[,]" (vers 6 chez Hugo, milieu de vers 5 chez Rimbaud, deuxième strophe dans les deux cas), "Rien qui ne tombe et ne s'efface !"
On entre ici dans quelque chose de fascinant dans le domaine de la compréhension de la poésie rimbaldienne. Les poèmes "Le Bateau ivre", "Après le Déluge" et "Qu'est-ce..." tiennent des propos politiques engagés d'un adepte du soulèvement communaliste en mars-mai 1871 et les rapprochements avec des passages hugoliens permettent de renforcer le sentiment d'évidence d'un discours qui fait retour sur l'événement de la Commune avec son soulèvement et sa semaine sanglante, et cela permet aussi d'envisager l'articulation entre les ambitions de poète et les ambitions d'un personnage qui pense politiquement le devenir historique de la société dans laquelle il s'inscrit. On constate l'interpénétration bien concrète du poétique et du politique.
Mais, dans la foulée, le lien aux poésies hugoliennes permet de souligner que le plan méditatif s'élargit. Hugo n'est déjà plus légitimiste quand il publie Les Feuilles d'automne, il le signale à l'attention dans la préface, mais il est encore un défenseur de certaines valeurs, et notamment de valeurs de piété religieuse. Dans "Le Bateau ivre", j'ai déjà insisté sur le fait que quand Rimbaud déclare que les pieds lumineux des Maries ne pourront pas repousser les océans qui poussent ("poussifs" étant le choix railleur du poète pour s'exprimer) il s'agit d'une allusion sensible aux grandes poésies lamartiniennes, car avant Hugo il y a eu André Chénier et Lamartine. Dans ses recueils, Lamartine sélectionne la métaphore du peuple océan et comme il défend la piété religieuse il souligne à quelques reprises l'idée d'une toute-puissance divine qui arrête les océans, et il y a notamment cette phrase au discours direct : "Tu n'iras pas plus loin !" Cette idée d'opposer la foule et Dieu a été reprise par Victor Hugo, et notamment dans Les Feuilles d'automne. Hugo relaie donc l'idée lamartinienne et développe un discours le cul entre deux chaises, puisqu'il se déclare partisan passionné du peuple maintenant qu'il n'est plus légitimiste, mais il maintient ce recul critique de celui qui voit les errements des passions de la foule. Le peuple émeutier peut ne pas comprendre la sagesse que Dieu attend des hommes.
Le poème IV des Feuilles d'automne ne parle de l'actualité politique comme c'est le cas des pièces des Châtiments, et il faut noter que le poème "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." offre toutes les garanties d'un discours révolutionnaire de revanche des communards, mais il le fait sous une forme de généralité intemporelle. Cette similitude confirme la pertinence d'une lecture contrastée du poème de juin 1830 et du poème aux alexandrins chahutés de 1872. Et cela permet aussi de considérer que le poème "Le Bateau ivre" est à la fois un discours satirique répondant au positionnement hugolien hostile à la Commune en 1871, mais en même temps le support d'une réflexion rimbaldienne répliquant à l'édifice de discours moralisant hugolien au-delà de la mêlée politique événementielle. Et là, nous ne sommes plus dans le débat où il y a d'un côté ceux qui partent de l'évidence des allusions à la Commune pour ne voir "Le Bateau ivre" que comme un tombeau de la Commune et ceux qui, comme Steve Murphy, voient "Le Bateau ivre" comme un fourre-tout d'ambitions poétiques incluant les aspirations communardes à côté de l'ouverture des perceptions sensorielles, du projet métaphysique baudelairien d'exploration de l'inconnu, etc. Ma position est clairement plus proche de la première option : une lecture résolument communarde du "Bateau ivre", mais avec un plan élargi parce que le poète Rimbaud établit un dialogue des valeurs avec les pièces hugoliennes assez nombreuses auxquelles il fait allusion.
Je voudrais insister du coup sur d'autres singularités qu'il faut voir à la loupe.
Rimbaud fait un emploi étonnant du mot "colocase" dans le poème "Larme" qui semble le reflet d'une lecture d'une préface de Victor Hugo à un autre de ses recueils, peut-être les Orientales. En clair, on voit s'affirmer l'idée que Rimbaud a lu de manière particulièrement attentive l'ensemble des premiers recueils de Victor Hugo, cas à part des Odes et ballades, lors de ses séjours parisiens de septembre 1871 à juillet 1872. Difficile de ne pas songer aux goûts déclarés de Verlaine sur le sujet, mais Rimbaud aurait particulièrement médité la lecture des Orientales, des Feuilles d'automne, des Chants du crépuscule, des Voix intérieures jusqu'au volume de 1840 Les Rayons et les ombres, à l'époque clef où il composait "Le Bateau ivre", "Voyelles", "Tête de faune", "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur..." et plusieurs de ses poèmes en vers nouvelle manière.
Les préfaces des recueils hugoliens ne sont pas particulièrement longues et semblent être systématiquement reportées dans les diverses éditions.
Prenons celle des Feuilles d'automne. Le recueil date de la fin de l'année 1831 qui a connu les journées révolutionnaires que l'on sait. Je cite le début de cette préface :
Le moment politique est grave [...]
Quelques lignes plus loin, nous avons la formule "fournaise d'une révolution, puis nous avons cette phrase qui rappelle l'importance de lire les journaux pour comprendre nos auteurs favoris : "le ressentiment perpétuel de la tribune sur la presse et de la presse sur la tribune ; l'émeute, qui fait la morte [...]"
Il faut quand même mesurer que le titre de recueil L'Année terrible est une autre façon de dire "Le moment politique est grave". Avant même la publication de ce recueil de 1872, Rimbaud lecteur des Feuilles d'automne pouvait apprécier le sens des mots pour sa propre époque, après l'émeute bien morte de la Commune.
Le fameux discours du vieux monde balayé par le flot est déjà dans les mots de la préface de 1831 : "quelque chose de vermoulu qui se disloque", "le bruit sourd que font les révolutions, encore enfouies dans la sape, en poussant sous tous les royaumes de l'Europe leurs galeries souterraines, ramification de la grande révolution centrale dont le cratère est Paris." Ces lignes entrent en résonance avec "Qu'est-ce...", mais aussi avec des poèmes en prose tels que "Barbare" ou "Enfance V". Je parlais du plan métaphysique élargi qui fait que Rimbaud ne riposte pas simplement sur la question de l'adhésion à la Commune ou non en s'adressant à Hugo, et voici une citation sur les "croyances", la "foi" traditionnelle et les "nouvelles religions", puis de "formules", de "question de l'avenir" :

[...] Enfin, au dehors comme au dedans, les croyances en lutte, les consciences en travail ; de nouvelles religions, chose sérieuse ! qui bégayent des formules, mauvaises d'un côté, bonnes de l'autre ; les vieilles religions qui font peau neuve ; Rome, la cité de la foi, qui va se redresser peut-être à la hauteur de Paris, la cité de l'intelligence ; les théories, les imaginations et les systèmes aux prises de toutes parts avec le vrai ; la question de l'avenir déjà explorée et soudée comme celle du passé. [...]

Dans "Génie", poème d'une nouvelle religion s'en prenant à l'ancienne en lui prenant sa "peau neuve", le "pôle tumultueux" est une image politique que je n'hésite pas à rapprocher de la reprise abondante du terme dans la préface des Feuilles d'automne, puisque la répétition par Hugo prouve qu'il s'agit d'une image cliché du discours politique : ["orageux conflit",] "concile tumultueux de toutes les idées", "le tumulte de la place publique", ["accidents politiques", "orages politiques",] "tempête", "torrent", "point là de la poésie de tumulte et de bruit",...
La préface hugolienne avait une raison d'être conjoncturelle. Le poète avait composé un ensemble de pièces lyriques avant les journées de juillet, et au moment de les publier en recueil la sérénité des vers en question risque de ne pas être en phase avec l'actualité fébrile. Hugo a d'ailleurs publié des poèmes sur les événements en cours dans la presse. Il s'empresse d'annoncer que ces pièces sont reportées au recueil suivant pour ne pas dénaturer le présent projet. Notons tout de même une continuité entre les deux recueils en question en citant leurs deux titres : Les Feuilles d'automne et Les Chants du crépuscule. La préface des Chants du crépuscule sera l'occasion de réinterroger en termes visionnaire l'idée d'orient en rappel du titre des Orientales, et on sait l'importance que cela aura pour Rimbaud, pas seulement à cause d'Une saison en enfer. Dans son effort de justification, Hugo déploie une métaphore proche du poème "Qu'est-ce". Si la "terre tremble", l'art n'en a pas moins sa loi, et il faut continuer de marcher. Le "sol de la vieille Europe" connaît les "guerres", mot répété cinq fois, et les "écroulements des choses anciennes" face au "bruyant et sonore avènement des nouveautés". Et Hugo ironise sur le fait qu'entre deux contemporains Luther et Michel-Ange c'est l'artiste dont l'oeuvre n'a pas encore été remisée parmi les vieilleries, propos dont la perfidie n'échappe pas à un Rimbaud apte à l'élargir à un rejet intégral du christianisme.
Je vous épargne le relevé de tout ce que j'ai pu noter dans cette préface, mais une autre idée est à souligner en regard du poème "Qu'est-ce". Selon Hugo, "les révolutions transforment tout, excepté le coeur humain". Hugo ajoute que "[l]e coeur humain est comme la terre", puis qu'il est "la base de l'art" et que "Pour que l'art fût détruit, il faudrait donc commencer par détruire le coeur humain."
Voilà un propos qui rend plus piquant encore le vers brisé ultime de "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,...."
Le "qu'importe" ou "Qu'est-ce pour nous" a ses équivalents dans la préface hugolienne : "Mais qu'est-ce que cela fait ?" Et quand on songe à l'aquilon et aussi au bateau frêle du "Bateau ivre", nous avons ici l'idée d'un poète emporté comme une feuille à tous les vents. La métaphore du "vent" revient abondamment sous la plume de Victor Hugo, préface en prose ou pièces en vers :

[...] parce que le vent, comme on dit, n'est pas à la poésie, ce n'est pas un motif pour que la poésie ne prenne pas son vol. Tout au contraire des vaisseaux, les oiseaux ne volent bien que contre le vent. Or la poésie tient de l'oiseau. Musa ales, dit un ancien.
La sérénité et tranquillité du recueil lyrique va "prouve[r] la vitalité de l'art au milieu d'une révolution" car "le poète qui fait acte de poésie entre deux émeutes, est un grand homme, un génie, un oeil [...]". Ce seront aussi des vers du foyer, de la vie privée, de l'intérieur de l'âme et non d'agitations, des vers qui mesureront avec mélancolie aussi "ce qui est, et surtout ce qui a été". Quant aux poèmes politiques, ils seront reconduits dans un prochain recueil, mais Hugo voudrait encore qu'on ne les appelât pas politiques, mais historiques.
J'observe au passage que la préface des Feuilles d'automne contient un renvoi à la préface d'une pièce de théâtre Marion Delorme [sic].
Il se trouve que dans "Le Bateau ivre" nous avons un couple de vers où la présence au pluriel du mot "juillets" imposé aisément l'allusion à la métaphore du flot révolutionnaire :
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs

[...]
Même si le mois de juillet est aisément associé aux orages, l'allusion à la Révolution est sensible. La rime "triques" / "électrique" vient d'ailleurs de la lecture des Châtiments. J'ai souligné que non seulement "juillets", mais "crouler" et "coups de triques" (avec source hugolienne à la clef et renvoi au poème "Morts de Quatre-vingt-douze...") étaient des termes révolutionnaires connotés. L'image de la chute dans les "ardents entonnoirs" confirme l'idée de combat dans une émeute, même s'il existe une tension troublante entre l'image des "ardents entonnoirs" et celle proche des "Maelstroms épais", puisque "ardents" ne correspond pas à l'idée de courant froid du Maelstrom. Une contamination de l'imaginaire volcanique paraît ici sensible, imaginaire volcanique également déployé dans la préface des Feuilles d'automne que j'ai déjà pas mal citée jusqu'ici.
Une autre idée qui m'est venue a été de souligner la mention "ultra" dans "ultramarin". Le bleu outremer est celui du plafond étoilé de fleur de lys de la Sainbte Chappelle à Paris et par équivoque la mention "ultra" peut fait songer aux royalistes. J'ai fait remarquer en 2006 qu'une phrase de la préface de Hernani réunissait les mentions "juillet", "crouler" et "Ultras" avec le sens politique explicite que je prête aux deux vers en question de Rimbaud. Ce lien n'a pas paru probant, mais j'en profite pour faire remarquer que la préface des Feuilles d'automne invitait Rimbaud à lire les préfaces des pièces de théâtre, et sur des plans d'idées politiques.
Je vais faire une petite pause, l'article étant déjà assez conséquent. Je peux tout de même tenter une mise en bouche pour la suite.
Nous avons commencé par évoqué le premier poème des Feuilles d'automne. Vous vous rappelez que j'ai déjà soutenu que le second vers inhabituel du sonnet "Voyelles" pouvait se rapprocher de deux passages de "Ce siècle avait deux ans" ?

Premier passage. A cause du retour à la ligne, il va manquer deux syllabes au premier alexandrin cité :

    Je vous dirai peut-être quelque jour
Quel lait pur, que de soins, que de voeux, que d'amour,
Prodigués pour ma vie en naissant condamnée,
M'ont fait deux fois l'enfant de ma mère obstinée,
Ange qui sur trois fils attachés à ses pas,
Epandait son amour et ne mesurait pas !

Second passage :

Je pourrai dire un jour, lorsque la nuit douteuse
Fera parler les soirs ma vieillesse conteuse,
[....]

Ces rapprochements troublants sont confortés dans l'optique d'une lecture assidue des recueils hugoliens de la décennie 1830-1840 dans les mois où furent composés "Le Bateau ivre", "Voyelles", "Tête de faune", puis "Qu'est-ce".
Les "grands fronts studieux" ont toujours été rapprochés de la mention du "grand front" dans les écrits hugoliens, puis dans les satires et caricatures tournées contre Hugo. En 2003, dans mon premier article sur "Voyelles", je dégageais l'idée de l'alchimie chez Hugo à partir du recueil Les Rayons et les ombres ce qui est parfois cité comme plausible par les rimbaldiens, puis je soulignais l'idée des "rides" permettant de lire des enseignements de la sagesse dans divers poèmes hugoliens. La pièce "Ce siècle avait deux ans" en fait partie, et donc devient une pièce candidate pour deux vers clefs du sonnet "Voyelles", ce qui ne veut pas dire que ces deux vers s'en tiennent à une seule source d'inspiration pour autant. Les vers hugoliens sont connus et ont inspiré Baudelaire qui plus est :

J'ai plus d'un souvenir profondément gravé
Et l'on peut distinguer bien des choses passées
Dans ces plis de mon front que creusent mes pensées.
Le poème suivant sur lequel j'ai plus haut aimé digresser comporte la même image avec un recours immédiat au verbe "imprimer" lui-même :

"Il continûra donc sa tâche commencée,
"Tandis que sa famille, autour de lui pressée,
"Sur son front, où des ans s'imprimera le cours,
"Verra tomber sans cesse et s'amasser toujours,
"Comme les feuilles d'arbre au vent de la tempête,
"Cette neige des jours qui blanchit notre tête !
"[...]"

Bien que le recueil soit annoncé comme un ensemble lyrique et non pas plein des passions politiques, nous verrons que les poèmes en question parlent pourtant de politique, de révolutions, de vie comme une épreuve de bateau en mer, etc. Nous verrons aussi que comme à la fin de "Voyelles" il est question de voir un être dans le ciel et de ne rien manquer des splendeurs sidérales dont il faut savoir entendre le discours. Nous reparlerons des "flots que Dieu seul peut dompter".
Il faut vraiment une vanité immense comme l'espace entre deux étoiles pour dire que tous ces rapprochements n'éclairent pas de jolies perspectives la signification de plus d'un des plus célèbres poèmes de Rimbaud.

samedi 24 décembre 2022

Actualités des publications rimbaldiennes

Comme je suis abonné à la lettre hebdo des parutions et actualités des éditions Classiques Garnier, j'ai découvert dans celle du 22 décembre les publications rimbaldiennes suivantes...
Premièrement, je cite un ouvrage d'Annick Louis intitulé Homo explorator. C'est le sous-titre qui évidemment m'a retenu : "L'écriture non  littéraire d'Arthur Rimbaud, Lucio V. Mansilla et Heinrich Schliemann."
Je ne connais pas Lucio V. Mansilla et j'ai d'énormes doutes en ce qui concerne la valeur de Heinrich Schliemann, le prétendu découvreur du site de Troie à partir d'une lecture des trajets de L'Odyssée. J'ai toujours considéré que c'était du pipeau complet de reconstituer le trajet d'Ulysse d'après le texte d'Homère. En réalité, Schliemann avait des notions culturelles sur la répartition des mythes objets de récits dans L'Odyssée et surtout il savait où la rumeur fixait Troie sur les côtes de l'Empire Ottoman. Il faut arrêter de nous farcir de légendes autour des découvreurs. Mais je ne sais comment l'autrice se positionne là-dessus. Ce qui nous intéresse, c'est le cas de Rimbaud. En plus, il y a du débat avec des textes à découvrir à la clef puisqu'il semble avoir été journaliste dans sa vie africaine...
J'en profite pour parler d'un projet d'étude de ma part sur l'histoire de la prose française avec bien sûr un arrêt sur les manières en prose de Rimbaud.
Je ne peux pas me plonger dans les évolutions de la langue au Moyen Âge, mais prenez les anthologies de textes littéraires du XVIe au XXe siècle et vous pouvez arriver à des constats très intéressants. Au XVIe siècle, si on écarte les écrits de poètes (Marot, du Bellay, Ronsard, Aubigné, Scève et quelques autres), deux prosateurs dominent : Rabelais et Montaigne, mais les phrases sont longues, très chargées, avec énormément de ruptures de construction, ça part dans tous les sens et cela se confirme avec les autres auteurs en prose de l'époque : des écrits en prose de du Bellay ou Ronsard, des extraits de Monluc, de la Satire Ménippée, de Bonaventure Des Périers, etc., etc. Au XVIIe siècle, la langue classique se met en place. Bien qu'ils soient moins des écrivains que des philosophes, Descartes et Pascal avaient une place significative dans les volumes de la collection Lagarde et Michard, et en gros avec le Discours de la méthode de Descartes on a un texte qui nous explique à l'époque où cela s'est joué les énormes changements de la manière de rédiger en prose qui se sont joués. Il va de soi que ce qui s'est joué est différent dans le cas d'un texte à caractère scientifique et dans le cas d'un roman, mais les romans ont une matière plus ordonnée et des phrases plus faciles à lire. On peut penser à l'Histoire comique de Francion par Charles Sorel, aux écrits de Scarron, à La Princesse de Clèves de madame de Lafayette, dont le début résonne pourtant si fort avec la manière de Chrétien de Troyes, etc. Et cela s'est peaufiné jusqu'au XVIIIe siècle avec l'Histoire de Gil Blas de Santillane de Lesage, et puis les romans de l'Abbé Prévost parmi lesquels le récit de Manon Lescaut, et puis les écrits philosophiques ou non de Voltaire, Montesquieu et Diderot.
On le sait, les adjectifs n'ont pas bonne presse. Bien écrire, c'est éviter d'aligner des adjectifs quelque part. Et l'idée c'est qu'à la lecture des romans en prose du XVIIe ou du XVIIIe siècle, bien qu'il y ait des descriptions, etc., les phrases s'enchaînent en laissant filer peu d'adjectifs. Les phrases décrivent plus volontiers des actions ou des activités mentales. Les compléments sont eux-mêmes verbaux dans une phrase de roman classique. Et, parallèlement, vu qu'une recherche a été faite pour avoir des phrases moins profuses, on arrive au dix-huitième siècle à une langue qui donne l'impression d'être satinée. Il y a quelque chose qui se joue, on lit des phrases très dépouillées, très simples, soit du côté des contes de Voltaire, soit du côté des romans d'un Marivaux, et on a l'impression d'un lustre malgré tout. Et quand on y réfléchit, ce n'est pas si étonnant, puisque jusqu'à la première moitié du dix-septième siècle les romans ou écrits en prose avaient une sorte d'emmitouflement des subordonnées, une sorte de gonflement des phrases longues, et cela va repartir au début du dix-neuvième siècle. Au dix-neuvième siècle, on va retrouver une prose beaucoup plus descriptive, parfois aussi plus alanguie. Les subordonnées et les adjectifs vont revenir en force, mais avec un certain raffinement. Chateaubriand est un exemple précoce de ce changement. Stendhal et Mérimée seront des écrivains plus classiques qui s'opposeront à des plumes romantiques plus emphatiques.
Et ici, il convient de prendre en considération les générations héritières de l'effet libératoire de la Révolution française. Jules Michelet est né en 1798, Honoré de Balzac en 1799 et Victor Hugo en 1802, et comme par hasard ces trois écrivains ont une manière d'écrire démiurgique étonnamment comparables. Le plus flagrant, c'est la manière rhétorique commune à Victor Hugo et Jules Michelet. Balzac écrit quelque peu différemment, mais il les rejoint tout de même dans la manière démiurgique, dans le fait de partir de petits faits pour déployer une vision d'ensemble un peu époustouflante. Zola sera un héritier de ce côté démiurgique, mais en moins efficace. Zola est un imitateur très peu connu comme tel de la manière hugolienne. Mais visiblement Hugo, Michelet et avec sa différence particulière propre Balzac étaient trois écrivains nés dans une atmosphère de Révolution française qui fait que leur côté débridé et ambitieux leur était résolument naturel et facile.
Théophile Gautier est une plume différente. Il se nourrit de cette manière romantique, alors qu'il a les prédispositions classiques. Je lisais récemment Spirite, récit en prose tardif de 1865-1866. Ce n'est pas la meilleure lecture en prose que j'ai pu faire de Théophile Gautier, mais je perçois nettement un écrit qui serait un peu l'équivalent du classique avec une présence plus lourde et en l'espèce moins heureuse des adjectifs. Je sens à la lecture de Spirite une écriture plus classique, plus raffinée, endommagée par une façon moins heureuse de poser les adjectifs, adjectifs qui ne sont pourtant pas en surnombre dans cet écrit en prose. J'ai plus senti la magie éblouissante de Gautier dans ses écrits des années 1830. En revanche, le fait de ne pas être satisfait par l'élégance des phrases de la nouvelle Spirite me permet d'envisager un autre élément puissant de l'écriture en prose de Gautier. Il y a un don qui me fascine dans la prose de Gautier et qui n'est pas dans l'écoulement gracieux des phrases. Ce qui me fascine, c'est la précision de contour des idées enchaînées. Gautier est souvent capable de mettre l'idée à la place où elle doit être de façon à ce que ce soit dit dans le moins de mots possibles. Gautier n'est pas l'écrivain, selon moi, qui s'arrête dans son récit pour apporter des compléments d'information, pour s'excuser d'oublier un propos, une précision. Il y a une manière d'enchâssement qui est assez divine chez lui. Et quand Baudelaire célèbre la capacité de Gautier à choisir le mot juste, moi je pense que c'est plutôt le résultat de sa capacité à organiser l'enchaînement des idées dans un récit. C'est un plan auquel on ne travaille pas à l'école ou à l'université, mais il me semble que Gautier a cette capacité à tourner les idées dans un moule magnifiquement conduit. Et cela est sensible encore dans Spirite, même si ce n'est pas l'exercice de plus belle écriture du maître.
Evidemment, je n'ai pas parlé des interventions de la manière orale dans les récits avec Diderot et ses dialogues, avec les effets du discours indirect libre chez Hugo, Flaubert, puis Maupassant et Zola, et bientôt avec la manière propre à Céline qui ne fut jamais réellement reprise efficacement par un successeur.
Il y a eu à la fin du dix-neuvième siècle et tout au long de la première moitié du vingtième siècle, malgré des expériences singulières comme Proust et Céline, un autre âge d'or classique de la prose française. Je m'en rends compte personnellement que je savoure facilement la lecture de quantité de romans de langue française de la première moitié du vingtième siècle, alors même que ces romans ne sont pas les plus réputés du patrimoine. En revanche, depuis au moins les années soixante, plus rien ne trouve vraiment grâce à mes yeux. Nous sommes dans une phase de bouillie culturelle assez désespérante et il y aurait énormément de choses à dire sur les vices d'écriture des écrivains français, de renom ou non, de ces soixante dernières années.
J'en reviens alors à Rimbaud. Je prévois un jour de travailler à un article pour commenter la manière d'écrire en prose de Rimbaud, tantôt dans Les Illuminations, tantôt dans Une saison en enfer. C'est très différent de la manière de Baudelaire, et là encore j'ai un sujet à développer. Baudelaire a une prose lourde et il ne peut pas entrer en concurrence avec les plus belles plumes, mais il compense par l'invention d'une atmosphère intellectuelle que sa manière d'écrire favorise.
Cela fait des dizaines d'années que j'ai envie de travailler sur de tels projets d'articles. La synthèse que je viens de faire montre assez à quel point ce serait intéressant, je précise des points très simples à procéder. Avec un peu de méthode et en se bornant à des constats sur des éléments saillants, simples et dépouillés, il y a moyen de dire des choses saisissantes sur l'histoire de l'écriture en prose en langue française.
Cela n'a jamais été fait, loin de là !

Le premier ouvrage d'actualité sur Rimbaud m'a fait pas mal digresser. J'ai un deuxième ouvrage à mentionner. Ce mois-ci, toujours aux éditions Classiques Garnier, paraît un recueil d'articles en hommage à Georges Kliebenstein. Le principal mérite rimbaldien de Kliebenstein, c'est d'avoir identifié de quelle ville il est question dans la projection au pluriel "Khengavars" du poème "Les Mains de Jeanne-Marie". Et il faut relier plusieurs articles pour avoir la démonstration  jusqu'à l'orthographe choisie par Rimbaud, car Kliebenstein n'a pas donné d'un coup l'explication complète, mais j'ai constaté qu'il l'a fait en deux ou trois mises au point. J'ai découvert des choses par moi-même avant de voir l'arborescence des articles de Kliebenstein sur le sujet. En revanche, pour tout le reste de la production rimbaldienne de Kliebenstein, je suis incompétent, parce que je trouve ses articles illisibles, ils partent dans tous les sens avec des calembours qui ne m'attirent pas, et du coup je ne lis pas ses articles, même quand je les possède dans mes volumes personnels.
Ce livre d'hommages ne porte pas que sur Rimbaud, mais il y a quelques articles quand même le concernant. Il y en a sur le "on" dans le poème "Roman", je suis curieux aussi de lire l'article sur l'expression de Baudelaire "plonger dans l'inconnu", sachant qu'à plusieurs reprises sur ce blog j'ai dénoncé que les baudelairiens faisaient visiblement un contresens sur le quatrain final du "Voyage", et donc le troisième article qui m'intéresse et que j'ai acheté en format numérique est celui de Benoît de Cornulier à propos du "Bateau ivre". Je vais le lire et en rendre compte prochainement.
Après, j'ai ouvert des sujets en annonçant des suites. Ne soyez pas frustrés, je travaille quarante à cinquante heures par semaine, je trouve que je produis déjà pas mal sur mon temps libre. Je vous presse fortement de vous reporter à mon précédent article "Oraison du voyage", où on voit vraiment que le sonnet "Oraison du soi" qui décrit un buveur tellement ivre qu'il n'arrive plus à se retenir d'uriner et qui le fait en blasphémant ne fait pas à l'arrière-plan qu'érotiser cet humour bravache. Le sonnet "Oraison du soir" parodie l'idée du "voyage" selon Baudelaire et selon sans doute ce qu'en font un Gautier ou un Mendès avec l'idée de "rêves" assimilés à la dimension scatologique de la pièce. Il ne s'agit pas d'un poète dépravé qui au lieu de nous éblouir par des roses gracieuses se dévoile en train d'uriner copieusement, il y a derrière ce sonnet une satire sur le voyage en pensée du poète, et le fait d'amorcer la réflexion sur les réécritures de vers de Mendès, Gautier et Baudelaire permet de complètement recentrer la lecture sur cette dimension d'image du poète pourvoyeur d'un voyage par les rêves. L'idée des rêves au colombier est essentiel au sonnet, on n'est plus dans le sonnet qui développe une obscénité avec des images comiques et une confusion coquine avec les thèmes amoureux.
Je suis très content d'avoir cerné le premier l'importance des réécritures de vers de Baudelaire, de Mendès et de Gautier dans "Oraison du soir".

vendredi 23 décembre 2022

Oraison du voyage

Pour les amateurs de Rimbaud, le sonnet "Oraison du soir" est une jolie création au caractère blasphématoire obscène explicite dont le dernier vers fut d'emblée salué par une élite de lecteurs : "Avec l'assentiment des grands héliotropes". L'interprétation obscène est souvent envisagée comme étant doublée : le poète se décrit explicitement en train de pisser, mais le caractère érotique de l'acte n'exclut pas une allusion à l'éjaculation.
La lecture du sonnet s'en tient dans ces limites et ce sonnet ne fait donc pas partie des nombreuses pièces de Rimbaud qui opèrent des réécritures d'autres poètes.
Pourtant, le sonnet a une distribution remarquable des rimes dans les tercets. Il s'agit d'une distribution alternant deux rimes sur six vers dans un ordre impeccable : ABA BAB. Cette distribution est typique des sonnets en langue italienne de Pétrarque, mais cette distribution  n'a pas été reprise en France où le sonnet a été considéré comme un sizain avec soit la lecture de base AAB CCB, soit la lecture plus acrobatique AAB CBC où il faut bien voir que la rime B décisive ne conclut pas le poème mais est bien celle qui relie les deux tercets.
Cette distribution de rimes ABA BAB est un fait remarquable dans "Oraison du soir". Charles Nodier l'a exploitée exceptionnellement dans un poème récupéré par certaines anthologies, et dans ce poème figure qui plus est une mention du nom "hysope" également présent dans "Oraison du soir". Toutefois, la piste Charles Nodier ne semble pas devoir être fructueuse. En revanche, cette distribution est abondante dans le recueil Philoméla de Catulle Mendès. Cas à part de Nodier, Mendès est le premier à diffuser ce modèle pétrarquiste dans les sonnets de langue française. Or, Rimbaud a parodié "Le Jugement de Chérubin" dans "Les Chercheuses de poux", et ce même poème avec quelques autres de Mendès semble faire l'objet d'allusions dans "Oraison du soir".
Le sonnet "Oraison du soir" fait partie d'un petit ensemble de compositions poétiques rimbaldiennes en vers première manière effectuées à Paris entre septembre 1871 et mars 1872, et c'est le cas également des sonnets "Les Douaniers" et "Voyelles", comme du poème "Les Chercheuses de poux".
Inévitablement, des poèmes comme "Les Chercheuses de poux" et "Oraison du soir" font songer à un prolongement des expériences parodiques de l'Album zutique, puisque nous avons une cible, un poète objet de réécritures allusives : Catulle Mendès, et cette cible rejoint la sphère des poètes hostiles quelque peu à Rimbaud et à la Commune, avec Mérat, Coppée, Armand Silvestre, Daudet, voire Dierx et quelques autres.
Dans un numéro récent de la revue Rimbaud vivant, paru en 2021 (mais des articles de ce blog précisent déjà tout ce que j'ai mis dans la revue), j'ai souligné que "Oraison du soir" et "Accroupîssements" étaient saturés de réécritures de vers des Fleurs du Mal de Baudelaire, et je justifiais les réécritures par des arguments précis d'analyse métrique. Il va de soi que la relation parodique à Baudelaire ne saurait se confondre avec les propos satiriques d'allusions à Mendès, Coppée et d'autres. L'intérêt de mes rapprochements, c'est que les réécritures de Baudelaire dans la poésie de Rimbaud sont rarement clairement établies. En général, les rimbaldiens se contentent de formuler des hypothèses. Ici, nous avons une démonstration que les poèmes "Accroupissements" et "Oraison du soir" font exprès de provoquer des renvois à des poèmes précis de Baudelaire, et le poème "Un voyage à Cythère" est capital dans les rapprochements, sachant que "Accroupissements" et "Oraison du soir" ont en commun l'idée d'une prière blasphématoire obscène par l'évacuation du bas corporel.
L'idée du voyage est fortement intéressante.
Le sonnet "Oraison du soir" commence par la formule "Je vis assis..." alors même que ce premier quatrain concentre les réécritures du poème "Un voyage à Cythère". Nous pouvons comprendre le poème comme "Je voyage assis". Le second quatrain de Rimbaud parle de ses rêves comme de pigeons voyageurs retenus au bercail quand il parle de "mille rêves" qui demeurent au colombier.
Depuis quelques jours, j'ai nonchalamment affirmé que je voyais un lien entre le poème "Départ" qui lance le recueil Espana de Théophile Gautier et le sonnet "Oraison du soir", en soulignant les reprises "mille rêves" et "colombier", mais en précisant en même temps que "Départ" est une source connue au poème "Le Voyage" qui clôt Les Fleurs du Mal. L'importance des poésies de Gautier pour Baudelaire était un secret de polichinelle à l'époque de Rimbaud, lequel a lu Les Fleurs du Mal dans l'édition posthume de 1868 longuement préfacée par Gautier, lequel Gautier recevait aussi la dédicace du recueil par Baudelaire avec les mots louangeurs de "parfait magicien".
Dans la mesure où ce mot "voyage", qui est un thème à lui tout seul, figure aussi dans le titre "Un voyage à Cythère" du poème dont "Oraison du soir" opère quelques réécritures, il devient sensible que "Oraison du soir" peut très aisément superposer des allusions aux trois poètes Mendès, Baudelaire et Gautier, sachant que Mendès et Gautier sont parodiés à cette époque par Rimbaud, l'un avec "Les Chercheuses de poux", l'autre avec "Les Mains de Jeanne-Marie". Mendès est quelque peu hostile à la Commune, comme l'atteste son livre des "73 Journées", et Gautier l'était encore plus nettement comme l'atteste son livre Tableaux du siège paru à la toute fin de l'année 1871. Et dans la mesure où Catulle Mendès, dont le recueil Philoméla s'essaie à une filiation satanique baudelairienne, pouvait se vanter en société d'être le beau-fils de Théophile Gautier, cela ouvre des perspectives intéressantes sur la portée satirique latente et méconnue du sonnet "Oraison du soir".
Je veux bien qu'on fasse des recherches sur un cliché du colombier des mille rêves, mais on a quand même un dossier de liens difficile à ébranler : une organisation des rimes dans les tercets à la Philoméla de Catulle Mendès, des réécritures de vers de Baudelaire et tout particulièrement de "Un voyage à Cythère" en continuité avec l'écriture obscène antérieure du poème "Accroupissements" et enfin le colombier des mille rêves et le buveur un peu flamand à la Gautier. Puis, ce motif solaire dans "héliotropes".
Vous ne pensez pas que l'important du sonnet on est en train de le cerner comme jamais ?

dimanche 11 décembre 2022

Les liens du voyage (Baudelaire, Gautier, Rimbaud, Verlaine)

Il y a très longtemps sur des blogs qui ont disparu d'internet (poetes.com, mag4.net, etc.) je publiais pas mal d'idées sur Rimbaud, et je me souviens avoir en particulier mis en ligne des analyses non rimbaldiennes où je montrais à quel point des poèmes des Fleurs du Mal partaient d'un poème de Théophile Gautier. Il était question de poèmes des Poésies diverses de 1838 en particulier, de pièces du recueil Espana, etc. Comme à l'époque je vivais à Toulouse et que j'avais accès visiblement à l'une des meilleures couvertures bibliographiques mondiales sur des poètes comme Rimbaud et Baudelaire, je faisais des vérifications à l'université de Toulouse le Mirail. A part, à Paris, Toulouse proposait le plus large choix d'ouvrages critiques sur ces deux poètes. Bruxelles, Nice, Montpellier, vous êtes un étudiant qui travaille sur Rimbaud, vous êtes vite désespéré. Mais, bref ! Je constatais que dans des ouvrages un peu pointus on faisait bien remonter que différents poèmes des Fleurs du Mal s'inspiraient directement d'un modèle de pièce poétique de Théophile Gautier. Je ne sais plus les noms de ces ouvrages, je sais qu'il y avait aussi un cas particulier. Mario Richter avait publié en deux tomes je crois une étude critique des poèmes du recueil baudelairien, et je ne suis pas sûr que cette somme était possédée par les bibliothèques universitaires toulousaines. Dans mon souvenir, j'ai consulté cet ouvrage dans une librairie à l'intérieur de l'université. J'ai de toute façon eu accès à divers ouvrages.
Le problème qui se pose pour moi aujourd'hui, c'est de reconstituer l'ensemble du dossier des influences des poèmes de Gautier sur les compositions de Baudelaire tout en faisant le départ entre ce qui n'a jamais été dit par autrui et ce qui est déjà de l'ordre de l'acquis.
Ici, je voudrais parler en particulier du recueil Espana. Ainsi que je l'ai déjà dit à maintes reprises, les recueils de poésies de Théophile Gautier ne sont pas aisément accessibles. Dans les années 90, il fallait se contenter du recueil tardif Emaux et camées dans la collection Poésie Gallimard, et les plus vigilants complétaient avec La Comédie de la mort chez Orphée La Différence puis avec le volume Folio du Voyage en Espagne qui était suivi par Espana. On pouvait en lire plus avec des éditions anciennes ou en se rendant dans les bibliothèques universitaires, mais je n'arrive pas à faire passer le message qu'on a créé une image de Gautier en tant qu'homme de paille en le réduisant à un parnassien de l'art pour l'art, en le réduisant au recueil Emaux et camées par surcroît. On a fait mine que La Comédie de la mort ou les poésies diverses de 1838 ce n'était pas important. Le recueil Espana lui-même était rejeté à la suite d'un écrit en prose. Il devenait un bonus anodin. Les gens font comme si ce n'était pas important. Pourtant, cette réalité des éditions courantes était le syndrome d'une vision réductrice de ce poète.
Baudelaire est conscient des limites de Gautier, mais il en fait tout de même le dédicataire des Fleurs du Mal et le considère comme un "parfait magicien". Rimbaud en fait l'un des rares voyants de la poésie française. Lamartine est à peine dans le classement, Baudelaire est mis au-dessus du lot (j'ai déjà expliqué que la lettre respirait l'ambiguïté au sujet de Baudelaire et qu'il était sensible que Rimbaud était sous influence du milieu parisien dans l'émission de son jugement), et donc on avait un groupe restreint comprenant Baudelaire, Hugo, Gautier, Banville, Leconte de Lisle, Mérat et Verlaine. J'ai déjà souligné que Rimbaud avait visiblement rencontré Valade en février-mars 1871 à Paris. Rappelons que Valade se proclame le saint-Jean Baptiste de la promotion de Rimbaud dans ses lettres du début octobre 1871 et qu'André Gill fait explicitement le lien entre le séjour de Rimbaud à Paris en février-mars 1871 et le Cercle du Zutisme se réunissant en octobre-novembre 1871 avec Verlaine, Valade, Mérat et consorts.
Que nous extrayons ou pas Mérat, cela reste un ensemble limité de poètes estimés par Rimbaud. Nerval, Desbordes-Valmore, Dierx, Glatigny ou Mallarmé n'ont pas été éligibles à ce prestige en mai 1871 !
Il est évident que les rimbaldiens ont tenu compte des écrits de Baudelaire, Verlaine et Hugo, ils l'ont en fait partie avec Banville. Ce qui reste nettement sous-évalué, c'est les massifs poétiques de Leconte de Lisle et Gautier, et on peut facilement considérer que l'image d'Epinal des parnassiens au vingtième siècle n'a pas peu contribué à la minimisation critique de Banville, Leconte de Lisle et Gautier précisément.
Je le dis depuis longtemps. J'ai du plaisir à lire les tout premiers recueils de poésies de Gautier, et j'ai aussi beaucoup de plaisir à le lire en prose, notamment le début du Capitaine Fracasse. Et j'ai un allié de poids qui n'est autre que Baudelaire, parce que je ne sais plus où mais Baudelaire l'a dit explicitement qu'il pensait au Gautier des recueils du début jusqu'à Espana inclus plus qu'à Emaux et camées. Vous pouvez chercher, je suis persuadé que Baudelaire a écrit cela. Et c'est logique !
Lorsqu'il a publié son livre Rimbaud et la Commune, Steve Murphy est venu sur mon terrain quand il a dit à propos du poème "Les Mains de Jeanne-Marie" étaient sans doute lié à une admiration du poète Gautier. Cependant, je pense différemment. Le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" est daté de février 1872 sur le manuscrit connu et il est admis que le poème parle de l'actualité des procès des femmes de la Commune, et notamment de Louise Michel. Or, à la fin de l'année 1871, Gautier a publié un livre en esthète Tableaux du siège où, en introduction il conspue le communards, avant de faire une revue touristique des ruines de la capitale, et au tout début de l'ouvrage, il évoque les strasbourgeois aux pieds d'une statue de la Madone. Gautier emploie le mot même de "Madone" pour la Vierge Marie. Il ne faut pas être spécialement intelligent pour comprendre que "Les Mains de Jeanne-Marie" est pour partie la réponse satirique à cette publication récente de Gautier.
Néanmoins, Rimbaud s'en prend à des poètes en vue qui ont un talent pas tout à fait négligeable. Comme le soutient Verlaine à la fin de sa vie, les premiers recueils de Coppée n'étaient pas de la mauvaise poésie. Et Rimbaud s'en prend bien évidemment à des poètes qu'il estime, au premier chef le "cabochard" Victor Hugo. Gautier et Mérat étaient célébrés en mai 1871, et dans les mois qui suivent ils ne peuvent qu'avoir les oreilles qui sifflent avec les "Vers pour les lieux", le "Sonnet du Trou du Cul" et "Les Mains de Jeanne-Marie".
Il est difficile de préciser de but en blanc l'intérêt de Rimbaud pour Gautier. C'est beaucoup plus facile de commencer par montrer l'importance de Gautier pour Baudelaire, je vais donc amorcer le sujet dans le présent article. Mais il me faut aussi parler du Voyage en Espagne et de ce qui fait la difficulté de réception critique du recueil Espana. Je rappelle que les deux ouvrages sont réunis dans un volume de la collection Folio avec une introduction et des notes de Patrick Berthier.
En gros, l'une des revendications des romantiques, c'était de faire de la couleur locale, ce qui finira par devenir une spécificité d'un courant qu'on oppose volontiers au romantisme, le courant réaliste. D'ailleurs, Prosper Mérimée fait partie des pourvoyeurs de couleur locale de l'époque, alors qu'aujourd'hui il est clairement inenvisageable de dire que Mérimée était un écrivain romantique. L'Espagne était à la mode dans nombre d'écrits, et on pense à Hernani, Ruy Blas, mais ça allait bien au-delà. Gautier s'explique d'ailleurs sur les raisons ayant présidé à son voyage. Le premier paragraphe est d'ailleurs d'une écriture magistrale. Gautier était un chroniqueur parisien qui a vu des tonnes de pièces de théâtre et quantité d'opéras ayant l'Espagne pour cadre. Et donc il y a une feinte d'Henri Heine faite à Gautier : "comment ferez-vous pour écrire sur l'Espagne quand vous l'aurez visitée ?" En effet, la prétendue couleur locale des romantiques était fondée sur des représentations imaginaires et ne cadrait avec aucune réalité.
Il y a un autre aspect important. La France venait de récupérer une quantité conséquente de tableaux de peintres espagnols et elle découvrait avec stupeur que c'était un patrimoine de qualité. Les jugements de Gautier ne vont pas être très visionnaires, comme le rappelle Berthier, mais le dédicataire du Voyage en Espagne est celui qui va débaucher et embaucher Gautier pour un séjour espagnol qui fera remonter la deuxième grande fournée de peintures. Ils n'avaient pas les fonds et il faudrait se poser la question des moyens de transport des oeuvres récupérées, mais en gros le voyage a fait chou blanc et Gautier s'est retrouvé endetté, coincé dans une activité journalistique alimentaire dont il ne parviendra plus à sortir.
De son voyage, Gautier a rapporté un récit en prose et un ensemble de poèmes mis en recueil.
Avant son Voyage en Espagne, Gautier avait déjà fait le récit en prose de son voyage en Belgique et aux Pays-Bas pour voir les femmes blondes des tableaux et les peintures flamandes et hollandaises. L'écrit sur la Belgique est particulièrement satirique, bien avant les frasques de Baudelaire, et même si à la différence de Gautier et Baudelaire Verlaine et Rimbaud aimèrent la Belgique, il me semble assez évident que la section des "Paysages belges" du recueil Romances sans paroles a connu une influence de l'ouvrage de Gautier. Dans sa correspondance, Verlaine parle de produire à son tour des récits de son séjour londonien. Il faut bien qu'il ait lu les ouvrages de référence d'un Gautier, d'un Hugo, pour avoir une idée de l'exercice littéraire que ça peut être. Verlaine ne va pas inventer la littérature de voyage, il va forcément lire les modèles. Le Voyage en Espagne fait lui aussi partie des modèles. Or, Gautier fait un récit chronologique et les premiers chapitres à valeur d'introduction racontent un peu le contexte parisien qui a présidé à son départ. Et dans la publication initiale, certains poèmes d'Espana étaient intégrés au récit en prose lui-même.
Le récit en prose à suivre la chronologie des faits peut s'imposer en tant que tel, mais le recueil Espana a lui l'inconvénient en suivant la chronologie d'être une succession incohérente de poèmes. Quand on lit l'ouvrage en prose, on comprend pourquoi il est question des villes comme Bordeaux, etc. Mais quand on lit un recueil qui s'appelle Espana, on passe d'un poème qui décrit tel endroit à un poème qui développe une suggestion à partir d'un autre endroit et ainsi de suite. On ne comprend pas notamment pourquoi le second poème du recueil "Le Pin des landes" évoque un cadre français. On n'est pas en Espagne ! Bref, le recueil Espana est réputé décousu.
Malgré cela, les poèmes divers ont un prix en soi et pour soi sauf à ne les lire qu'inattentivement comme la production descriptive gratuite d'un tenant de l'art pour l'art.
Plusieurs poèmes ont inspiré Baudelaire, et on sait que c'est le cas notamment du poème "L'Horloge" avec la devise latine en épigraphe qui dit que chaque heure blesse et que la dernière tue. C'est la source d'inspiration du poème "L'Horloge" des Fleurs du Mal. Loin de plaider la cause de l'ouvrage qu'il publie en Folio, Patrick Berthier s'empresse de dévaloriser le poème "L'Horloge" en tant que production clichéique sans intérêt réel, et "L'Horloge" est un poème du tout début du recueil Espana. Ainsi, même si des liens évidents sont établis entre des poèmes de Gautier et de Baudelaire, les avis dépréciatifs sur Gautier font que l'analyse baudelairienne va inévitablement faire l'impasse sur la profondeur des rapprochements. D'ailleurs, le poème "Le Pin des Landes" est en quatre quatrains et il assimile le pin des Landes à la figure sacrificielle du pélican de "La Nuit de mai" de Musset. Ce poème "Le Pin des Landes" est aussi le second du recueil Espana. Et, face à cela, Baudelaire qui n'avait pas encore intégré le poème "L'Albatros" au recueil originel des Fleurs du Mal en 1857 va le mettre en seconde position de la section "Spleen et Idéal" en 1861, après la pièce "Bénédiction", et après le poème liminaire, ce qui ouvre au passage une possibilité de comparaison contrastée entre "Bénédiction" et le premier poème "Départ" du recueil Espana. Mais ce n'est pas tout ! "Départ", c'est le titre d'un poème très bref des Illuminations de Rimbaud, mais c'est aussi une source d'inspiration, admise (j'ai fait les recherches tant bien que mal sur la toile), du poème "Le Voyage" de Baudelaire. Et je vais ajouter ici quelque chose que je n'ai pas vu sur la toile, en ignorant si je suis le premier à l'établir ou non : le mot "inconnu" est à la rime au vers 3, l'expression "C'est l'heure" (on pense à "L'Horloge" de Baudelaire) est à la rime au vers 9, le mot "chimères" est à la rime un peu plus loin, et un peu après nous avons la rime "nouveau"::"cerveau" dont nous savons l'importance conclusive pour le recueil des Fleurs du Mal, malgré un changement de poème terminal entre l'édition de 1857 et les deux éditions de 1861 et 1868. On remarque d'ailleurs que "L'Albatros" et "Le Voyage" sont deux ajouts datant de 1861, que "L'Albatros" occupe une place quelque peu symétrique au "Pin des Landes" avec une analogie formelle de quatre quatrains d'alexandrins en plus de l'analogie thématique partielle, tandis que "Le Voyage" poème conclusif fait écho au poème d'ouverture du recueil poétique hispanisant de Gautier, qui est rappelons-le aussi le dédicataire des Fleurs du Mal. On voit bien que ce n'est pas négligeable. Ajoutons qu'on a les bruits familiers d'une sorte de forêt de symboles dans la pièce "Départ" de Gautier avec "bruits confus" et "rumeur" des "arbres touffus" à peu de distance de la rime "cerveau"/"nouveau", avec explicitation même "la Nature, ce livre...", Baudelaire s'étant inspiré par ailleurs pour "Les Correspondances" de Lamartine, Hugo et Chateaubriand, au-delà donc de E.T.A. Hoffmann, comme l'a déjà si bien établi Antoine Fongaro par le passé.
Le poème "Départ" n'est pas anecdotique, ce n'est pas simplement une mise en vers du projet de voyage en Espagne et les résonances avec l'ambiance mortifère du poème "Le Voyage" de Baudelaire sont saisissantes d'intérêt.
On le sait, le poème "Le Voyage" parle de découvrir l'inconnu et se termine sur l'idée d'accepter la Mort pour trouver enfin du nouveau. Ce poème est mis en relation, abusivement à mon sans, avec "Le Bateau ivre" dont je me suis acharné à montrer que c'était avant tout un dialogue avec Hugo comme le prouvent les évidentes réécritures, de "Pleine mer" et "Plein ciel", mais pas seulement, et on met aussi en relation "Le Voyage" de Baudelaire avec la lettre "du voyant" envoyée à Demeny le 15 mai 1871 avec le projet de ramener de l'inconnu et de le faire dans des "formes nouvelles". Il me semble toutefois que la critique baudelairienne commet un contresens généralisé sur la pointe perfide qui clôt le recueil des Fleurs du Mal, contresens équivalent à celui qu'elle commet sur "Les Etrennes des orphelins" où pourtant le mot final "A notre mère" explique le mot "étrennes" du titre. Comme les rimbaldiens refusent d'admettre l'idéalisation du rêve de l'ange protecteur qui rend la lecture de "A notre mère" plus apaisée, les baudelairiens croient que les derniers vers du "Voyage" correspondent à un dernier refuge pour l'exaltation, alors que le propos est largement teinté d'ironie. Baudelaire vient de dire en 144 alexandrins qu'à chaque fois qu'il a cru trouver du nouveau il a été désabusé et les lecteurs de Baudelaire font mine de croire que notre poète n'est pas pince sans rire quand il dit qu'il va se plonger dans le mystère de la mort pour trouver du nouveau ! Pour moi, cette façon n'est pas logique, sauf qu'elle fait consensus. Mais revenons-en au "Départ" de Gautier. Il faut citer quelques vers pour s'apercevoir de la profondeur sombre du propos. Voici le début :

Avant d'abandonner à tout jamais ce globe,
Pour aller voir là-haut ce que Dieu nous dérobe,
Et de faire à mon tour au pays inconnu
Ce voyage dont nul n'est encor revenu,
J'ai voulu visiter les cités et les hommes,
Et connaître l'aspect de ce monde où nous sommes.
Depuis mes jeunes ans d'un grand désir épris,
J'étouffais à l'étroit dans ce vaste Paris ;
Une voix me parlait, et me disait : "C'est l'heure :
"Va, déracine-toi du seuil de ta demeure ;
[...]

On note l'emploi de l'adjectif "vaste" commun au poème de Baudelaire, on observe qu'il est l'heure de se déraciner, et la mort dans le recueil de Baudelaire est comme un déracinement. Nous avons l'idée aussi du dualisme chrétien, la conceptualisation de l'au-delà, qui est un peu la perspective tacite suspecte qui donne de l'ironie au final baudelairien, et j'ai même envie de dire avec la comparaison que permettent les premiers vers de Gautier de dire que finalement les derniers vers des Fleurs du Mal sont en même temps un blasphème et une inscription du mythe prométhéen dans la mythologie chrétienne.
Gautier évoque de "bleus océans, visibles infinis" et alors que, forcément, son voyage en Espagne se fait exclusivement par voie terrestre avec une vision de l'océan et de la mer à la marge à deux moments distincts du voyage, dans le poème "Départ" on a volontiers des images de voyage en mer. Je passe sur l'imitation de la comparaison homérique (bien que son intérêt soit confirmée par le thème tiré de l'Odyssée du chien attendant le retour de son maître en toute fin de poème) :
Comme au jour du départ on voit parmi les nues
Tournoyer et crier une troupe de grues,
mais je ne passe pas sur l'écho qui me paraît envisageable avec le poème "Oraison du soir", poème dont j'ai montré sur ce blog et dans un article de la revue Rimbaud vivant paru en 2021, les liens étroits avec des poèmes des Fleurs du Mal, et notamment "Un Voyage à Cythère" :
Mes rêves palpitants, prêts à prendre leur vol,
Tournoyaient dans les airs et dédaignaient le sol ;
Au colombier, le soir, ils rentraient à grand-peine,
Et des hôtes pensifs qui hantent l'âme humaine,
Il ne s'asseyait plus à mon triste foyer
Que l'ennui, ce fâcheux qu'on ne peut renvoyer !
[...]
Il conviendrait de citer encore "L'Albatros", mais je ne sais pas si vous mesurez le potentiel d'implication d'une telle citation face au "Voyage" de Baudelaire et face à "Oraison du soir" de Rimbaud. En langage familier, ce que je viens de livrer, c'est une bombe atomique.
En plus, les vers suivants parlent du poète sur un "âpre rocher", la mise en écho possible avec Baudelaire elle crève les yeux.
Gautier quitte donc ses "pâles visions", ses "chers ennuis", toutes expressions signifiant quelque chose pour un Rimbaud, pour un Baudelaire, et part.
En regardent derrière lui, il se sépare de sa vie, il la voit parmi des "amantes délaissées" ("ma vie et mes pensées" écrit-il). On peut accessoirement songer au poème "Vies" de Rimbaud, au passage sur les "vies" dans "Alchimie du verbe" comme on peut remarquer que le départ est décrit comme une mort ce qui renforce l'intérêt de la comparaison avec "Le Voyage" de Baudelaire.
Vu que j'ai déjà songé à citer "Oraison du soir" et "Départ" parmi les pièces rimbaldiennes avec son anaphore en "Assez", si j'éviterai de rapprocher la mention à la rime "Chanaan" du "Sonnet du Trou du Cul", en revanche, je peux difficilement faire l'impasse sur la mention "assez" et la mention "rêves gonflés d'air" du couple de vers suivant :
N'as-tu pas dans les mains assez crevé de bulles,
De rêves gonflés d'air et d'espoirs ridicules ?
Les vers suivants développent l'idée du pouvoir trompeur de la vue dans l'éloignement avec une manière d'écrire que Baudelaire fera quelque peu sienne : "Approchez, ce n'est plus que..." Pensons au "Masque", au "Voyage à Cythère" avec la figure du pendu, à "Une charogne", etc.
Je pense même au mouvement déceptif du "Bateau ivre". Gautier dit que les escarpements abrupts sont du côté du déceptif quand Rimbaud exalte les grands "écroulements" parmi les visions, mais outre le parallèle de ces énumérations utilisées différemment par les deux poètes, il y a une sorte de "Hélas, j'ai trop pleuré" tout réveil est amer, dans le poème de Gautier qui dit "Déception amère!" en hémistiche à la rime et qui dit le risque de désillusion du voyage quand tout cela retombe.

Hélas, j'ai trop souvent pris au vol ma chimère !

Je ne voudrais pas ici surimposer aux lecteurs l'impression d'échos plus aventureux avec "Le Bateau ivre". Le rapprochement de base demeure avec "Le Voyage" et j'ai en vue des liens étonnants et inattendus avec "Oraison du soir", puis un reflet dans le "Départ" des Illuminations. C'est ça qui m'importe présentement.
On observera un écho possible avec le poème "Le Soleil" des "Tableaux parisiens", mais ancien second poème de "Spleen et Idéal" dans la version de 18757, quand Gautier dit qu'il ne pense pas trouver les strophes toutes faites aux carrefours des sentiers que les poètes peuvent prendre.
On appréciera l'idée qu'il ne faudra pas rêver trouver "les fleurs de l'idéal" parmi les chardons du chemin.
Enfin, vers la fin du poème, il y a ces vers qui sont au moins depuis la première moitié du vingtième siècle, d'après ma recherche sur la toile, considérés comme une source au poème "Le Voyage" de Baudelaire, mais ces vers ont aussi une idée propre à Gautier celle de l'oubli par le voyage qui est une autre forme de la mort et une révélation désabusée sur l'être humain, ce qui montre que ce poème n'est pas que de l'art pour l'art, mais un exercice de pensée quelque peu visionnaire en tant que tel :

Le voyage est un maître aux préceptes amers ;
Il vous montre l'oubli dans les coeurs les plus chers,
Et vous prouve, - ô misère et tristesse suprême ! -
Qu'ingrat à votre tour, vous oubliez vous-même !
[...]
On songerait à nouveau au "Bateau ivre" : "Pauvre atome perdu, point dans l'immensité !" "Votre départ n'a rien changé au monde !" "Déjà votre sillon s'est refermé sur l'onde !" "Par l'absence à la mort vous vous accoutumez."
Au-delà d'un rapprochement vague avec "Le Bateau ivre" on a bien affaire à des idées originales saisissantes.
Je vous laisse vous reporter à la lecture intégrale du poème "Départ", il est facile de le lire sur la toile. A votre avis, ça va approfondir votre plaisir de lecture du "Voyage" de Baudelaire, du poème "Oraison du soir" de Rimbaud ? Ou pas du tout ?