dimanche 11 décembre 2022

Les liens du voyage (Baudelaire, Gautier, Rimbaud, Verlaine)

Il y a très longtemps sur des blogs qui ont disparu d'internet (poetes.com, mag4.net, etc.) je publiais pas mal d'idées sur Rimbaud, et je me souviens avoir en particulier mis en ligne des analyses non rimbaldiennes où je montrais à quel point des poèmes des Fleurs du Mal partaient d'un poème de Théophile Gautier. Il était question de poèmes des Poésies diverses de 1838 en particulier, de pièces du recueil Espana, etc. Comme à l'époque je vivais à Toulouse et que j'avais accès visiblement à l'une des meilleures couvertures bibliographiques mondiales sur des poètes comme Rimbaud et Baudelaire, je faisais des vérifications à l'université de Toulouse le Mirail. A part, à Paris, Toulouse proposait le plus large choix d'ouvrages critiques sur ces deux poètes. Bruxelles, Nice, Montpellier, vous êtes un étudiant qui travaille sur Rimbaud, vous êtes vite désespéré. Mais, bref ! Je constatais que dans des ouvrages un peu pointus on faisait bien remonter que différents poèmes des Fleurs du Mal s'inspiraient directement d'un modèle de pièce poétique de Théophile Gautier. Je ne sais plus les noms de ces ouvrages, je sais qu'il y avait aussi un cas particulier. Mario Richter avait publié en deux tomes je crois une étude critique des poèmes du recueil baudelairien, et je ne suis pas sûr que cette somme était possédée par les bibliothèques universitaires toulousaines. Dans mon souvenir, j'ai consulté cet ouvrage dans une librairie à l'intérieur de l'université. J'ai de toute façon eu accès à divers ouvrages.
Le problème qui se pose pour moi aujourd'hui, c'est de reconstituer l'ensemble du dossier des influences des poèmes de Gautier sur les compositions de Baudelaire tout en faisant le départ entre ce qui n'a jamais été dit par autrui et ce qui est déjà de l'ordre de l'acquis.
Ici, je voudrais parler en particulier du recueil Espana. Ainsi que je l'ai déjà dit à maintes reprises, les recueils de poésies de Théophile Gautier ne sont pas aisément accessibles. Dans les années 90, il fallait se contenter du recueil tardif Emaux et camées dans la collection Poésie Gallimard, et les plus vigilants complétaient avec La Comédie de la mort chez Orphée La Différence puis avec le volume Folio du Voyage en Espagne qui était suivi par Espana. On pouvait en lire plus avec des éditions anciennes ou en se rendant dans les bibliothèques universitaires, mais je n'arrive pas à faire passer le message qu'on a créé une image de Gautier en tant qu'homme de paille en le réduisant à un parnassien de l'art pour l'art, en le réduisant au recueil Emaux et camées par surcroît. On a fait mine que La Comédie de la mort ou les poésies diverses de 1838 ce n'était pas important. Le recueil Espana lui-même était rejeté à la suite d'un écrit en prose. Il devenait un bonus anodin. Les gens font comme si ce n'était pas important. Pourtant, cette réalité des éditions courantes était le syndrome d'une vision réductrice de ce poète.
Baudelaire est conscient des limites de Gautier, mais il en fait tout de même le dédicataire des Fleurs du Mal et le considère comme un "parfait magicien". Rimbaud en fait l'un des rares voyants de la poésie française. Lamartine est à peine dans le classement, Baudelaire est mis au-dessus du lot (j'ai déjà expliqué que la lettre respirait l'ambiguïté au sujet de Baudelaire et qu'il était sensible que Rimbaud était sous influence du milieu parisien dans l'émission de son jugement), et donc on avait un groupe restreint comprenant Baudelaire, Hugo, Gautier, Banville, Leconte de Lisle, Mérat et Verlaine. J'ai déjà souligné que Rimbaud avait visiblement rencontré Valade en février-mars 1871 à Paris. Rappelons que Valade se proclame le saint-Jean Baptiste de la promotion de Rimbaud dans ses lettres du début octobre 1871 et qu'André Gill fait explicitement le lien entre le séjour de Rimbaud à Paris en février-mars 1871 et le Cercle du Zutisme se réunissant en octobre-novembre 1871 avec Verlaine, Valade, Mérat et consorts.
Que nous extrayons ou pas Mérat, cela reste un ensemble limité de poètes estimés par Rimbaud. Nerval, Desbordes-Valmore, Dierx, Glatigny ou Mallarmé n'ont pas été éligibles à ce prestige en mai 1871 !
Il est évident que les rimbaldiens ont tenu compte des écrits de Baudelaire, Verlaine et Hugo, ils l'ont en fait partie avec Banville. Ce qui reste nettement sous-évalué, c'est les massifs poétiques de Leconte de Lisle et Gautier, et on peut facilement considérer que l'image d'Epinal des parnassiens au vingtième siècle n'a pas peu contribué à la minimisation critique de Banville, Leconte de Lisle et Gautier précisément.
Je le dis depuis longtemps. J'ai du plaisir à lire les tout premiers recueils de poésies de Gautier, et j'ai aussi beaucoup de plaisir à le lire en prose, notamment le début du Capitaine Fracasse. Et j'ai un allié de poids qui n'est autre que Baudelaire, parce que je ne sais plus où mais Baudelaire l'a dit explicitement qu'il pensait au Gautier des recueils du début jusqu'à Espana inclus plus qu'à Emaux et camées. Vous pouvez chercher, je suis persuadé que Baudelaire a écrit cela. Et c'est logique !
Lorsqu'il a publié son livre Rimbaud et la Commune, Steve Murphy est venu sur mon terrain quand il a dit à propos du poème "Les Mains de Jeanne-Marie" étaient sans doute lié à une admiration du poète Gautier. Cependant, je pense différemment. Le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" est daté de février 1872 sur le manuscrit connu et il est admis que le poème parle de l'actualité des procès des femmes de la Commune, et notamment de Louise Michel. Or, à la fin de l'année 1871, Gautier a publié un livre en esthète Tableaux du siège où, en introduction il conspue le communards, avant de faire une revue touristique des ruines de la capitale, et au tout début de l'ouvrage, il évoque les strasbourgeois aux pieds d'une statue de la Madone. Gautier emploie le mot même de "Madone" pour la Vierge Marie. Il ne faut pas être spécialement intelligent pour comprendre que "Les Mains de Jeanne-Marie" est pour partie la réponse satirique à cette publication récente de Gautier.
Néanmoins, Rimbaud s'en prend à des poètes en vue qui ont un talent pas tout à fait négligeable. Comme le soutient Verlaine à la fin de sa vie, les premiers recueils de Coppée n'étaient pas de la mauvaise poésie. Et Rimbaud s'en prend bien évidemment à des poètes qu'il estime, au premier chef le "cabochard" Victor Hugo. Gautier et Mérat étaient célébrés en mai 1871, et dans les mois qui suivent ils ne peuvent qu'avoir les oreilles qui sifflent avec les "Vers pour les lieux", le "Sonnet du Trou du Cul" et "Les Mains de Jeanne-Marie".
Il est difficile de préciser de but en blanc l'intérêt de Rimbaud pour Gautier. C'est beaucoup plus facile de commencer par montrer l'importance de Gautier pour Baudelaire, je vais donc amorcer le sujet dans le présent article. Mais il me faut aussi parler du Voyage en Espagne et de ce qui fait la difficulté de réception critique du recueil Espana. Je rappelle que les deux ouvrages sont réunis dans un volume de la collection Folio avec une introduction et des notes de Patrick Berthier.
En gros, l'une des revendications des romantiques, c'était de faire de la couleur locale, ce qui finira par devenir une spécificité d'un courant qu'on oppose volontiers au romantisme, le courant réaliste. D'ailleurs, Prosper Mérimée fait partie des pourvoyeurs de couleur locale de l'époque, alors qu'aujourd'hui il est clairement inenvisageable de dire que Mérimée était un écrivain romantique. L'Espagne était à la mode dans nombre d'écrits, et on pense à Hernani, Ruy Blas, mais ça allait bien au-delà. Gautier s'explique d'ailleurs sur les raisons ayant présidé à son voyage. Le premier paragraphe est d'ailleurs d'une écriture magistrale. Gautier était un chroniqueur parisien qui a vu des tonnes de pièces de théâtre et quantité d'opéras ayant l'Espagne pour cadre. Et donc il y a une feinte d'Henri Heine faite à Gautier : "comment ferez-vous pour écrire sur l'Espagne quand vous l'aurez visitée ?" En effet, la prétendue couleur locale des romantiques était fondée sur des représentations imaginaires et ne cadrait avec aucune réalité.
Il y a un autre aspect important. La France venait de récupérer une quantité conséquente de tableaux de peintres espagnols et elle découvrait avec stupeur que c'était un patrimoine de qualité. Les jugements de Gautier ne vont pas être très visionnaires, comme le rappelle Berthier, mais le dédicataire du Voyage en Espagne est celui qui va débaucher et embaucher Gautier pour un séjour espagnol qui fera remonter la deuxième grande fournée de peintures. Ils n'avaient pas les fonds et il faudrait se poser la question des moyens de transport des oeuvres récupérées, mais en gros le voyage a fait chou blanc et Gautier s'est retrouvé endetté, coincé dans une activité journalistique alimentaire dont il ne parviendra plus à sortir.
De son voyage, Gautier a rapporté un récit en prose et un ensemble de poèmes mis en recueil.
Avant son Voyage en Espagne, Gautier avait déjà fait le récit en prose de son voyage en Belgique et aux Pays-Bas pour voir les femmes blondes des tableaux et les peintures flamandes et hollandaises. L'écrit sur la Belgique est particulièrement satirique, bien avant les frasques de Baudelaire, et même si à la différence de Gautier et Baudelaire Verlaine et Rimbaud aimèrent la Belgique, il me semble assez évident que la section des "Paysages belges" du recueil Romances sans paroles a connu une influence de l'ouvrage de Gautier. Dans sa correspondance, Verlaine parle de produire à son tour des récits de son séjour londonien. Il faut bien qu'il ait lu les ouvrages de référence d'un Gautier, d'un Hugo, pour avoir une idée de l'exercice littéraire que ça peut être. Verlaine ne va pas inventer la littérature de voyage, il va forcément lire les modèles. Le Voyage en Espagne fait lui aussi partie des modèles. Or, Gautier fait un récit chronologique et les premiers chapitres à valeur d'introduction racontent un peu le contexte parisien qui a présidé à son départ. Et dans la publication initiale, certains poèmes d'Espana étaient intégrés au récit en prose lui-même.
Le récit en prose à suivre la chronologie des faits peut s'imposer en tant que tel, mais le recueil Espana a lui l'inconvénient en suivant la chronologie d'être une succession incohérente de poèmes. Quand on lit l'ouvrage en prose, on comprend pourquoi il est question des villes comme Bordeaux, etc. Mais quand on lit un recueil qui s'appelle Espana, on passe d'un poème qui décrit tel endroit à un poème qui développe une suggestion à partir d'un autre endroit et ainsi de suite. On ne comprend pas notamment pourquoi le second poème du recueil "Le Pin des landes" évoque un cadre français. On n'est pas en Espagne ! Bref, le recueil Espana est réputé décousu.
Malgré cela, les poèmes divers ont un prix en soi et pour soi sauf à ne les lire qu'inattentivement comme la production descriptive gratuite d'un tenant de l'art pour l'art.
Plusieurs poèmes ont inspiré Baudelaire, et on sait que c'est le cas notamment du poème "L'Horloge" avec la devise latine en épigraphe qui dit que chaque heure blesse et que la dernière tue. C'est la source d'inspiration du poème "L'Horloge" des Fleurs du Mal. Loin de plaider la cause de l'ouvrage qu'il publie en Folio, Patrick Berthier s'empresse de dévaloriser le poème "L'Horloge" en tant que production clichéique sans intérêt réel, et "L'Horloge" est un poème du tout début du recueil Espana. Ainsi, même si des liens évidents sont établis entre des poèmes de Gautier et de Baudelaire, les avis dépréciatifs sur Gautier font que l'analyse baudelairienne va inévitablement faire l'impasse sur la profondeur des rapprochements. D'ailleurs, le poème "Le Pin des Landes" est en quatre quatrains et il assimile le pin des Landes à la figure sacrificielle du pélican de "La Nuit de mai" de Musset. Ce poème "Le Pin des Landes" est aussi le second du recueil Espana. Et, face à cela, Baudelaire qui n'avait pas encore intégré le poème "L'Albatros" au recueil originel des Fleurs du Mal en 1857 va le mettre en seconde position de la section "Spleen et Idéal" en 1861, après la pièce "Bénédiction", et après le poème liminaire, ce qui ouvre au passage une possibilité de comparaison contrastée entre "Bénédiction" et le premier poème "Départ" du recueil Espana. Mais ce n'est pas tout ! "Départ", c'est le titre d'un poème très bref des Illuminations de Rimbaud, mais c'est aussi une source d'inspiration, admise (j'ai fait les recherches tant bien que mal sur la toile), du poème "Le Voyage" de Baudelaire. Et je vais ajouter ici quelque chose que je n'ai pas vu sur la toile, en ignorant si je suis le premier à l'établir ou non : le mot "inconnu" est à la rime au vers 3, l'expression "C'est l'heure" (on pense à "L'Horloge" de Baudelaire) est à la rime au vers 9, le mot "chimères" est à la rime un peu plus loin, et un peu après nous avons la rime "nouveau"::"cerveau" dont nous savons l'importance conclusive pour le recueil des Fleurs du Mal, malgré un changement de poème terminal entre l'édition de 1857 et les deux éditions de 1861 et 1868. On remarque d'ailleurs que "L'Albatros" et "Le Voyage" sont deux ajouts datant de 1861, que "L'Albatros" occupe une place quelque peu symétrique au "Pin des Landes" avec une analogie formelle de quatre quatrains d'alexandrins en plus de l'analogie thématique partielle, tandis que "Le Voyage" poème conclusif fait écho au poème d'ouverture du recueil poétique hispanisant de Gautier, qui est rappelons-le aussi le dédicataire des Fleurs du Mal. On voit bien que ce n'est pas négligeable. Ajoutons qu'on a les bruits familiers d'une sorte de forêt de symboles dans la pièce "Départ" de Gautier avec "bruits confus" et "rumeur" des "arbres touffus" à peu de distance de la rime "cerveau"/"nouveau", avec explicitation même "la Nature, ce livre...", Baudelaire s'étant inspiré par ailleurs pour "Les Correspondances" de Lamartine, Hugo et Chateaubriand, au-delà donc de E.T.A. Hoffmann, comme l'a déjà si bien établi Antoine Fongaro par le passé.
Le poème "Départ" n'est pas anecdotique, ce n'est pas simplement une mise en vers du projet de voyage en Espagne et les résonances avec l'ambiance mortifère du poème "Le Voyage" de Baudelaire sont saisissantes d'intérêt.
On le sait, le poème "Le Voyage" parle de découvrir l'inconnu et se termine sur l'idée d'accepter la Mort pour trouver enfin du nouveau. Ce poème est mis en relation, abusivement à mon sans, avec "Le Bateau ivre" dont je me suis acharné à montrer que c'était avant tout un dialogue avec Hugo comme le prouvent les évidentes réécritures, de "Pleine mer" et "Plein ciel", mais pas seulement, et on met aussi en relation "Le Voyage" de Baudelaire avec la lettre "du voyant" envoyée à Demeny le 15 mai 1871 avec le projet de ramener de l'inconnu et de le faire dans des "formes nouvelles". Il me semble toutefois que la critique baudelairienne commet un contresens généralisé sur la pointe perfide qui clôt le recueil des Fleurs du Mal, contresens équivalent à celui qu'elle commet sur "Les Etrennes des orphelins" où pourtant le mot final "A notre mère" explique le mot "étrennes" du titre. Comme les rimbaldiens refusent d'admettre l'idéalisation du rêve de l'ange protecteur qui rend la lecture de "A notre mère" plus apaisée, les baudelairiens croient que les derniers vers du "Voyage" correspondent à un dernier refuge pour l'exaltation, alors que le propos est largement teinté d'ironie. Baudelaire vient de dire en 144 alexandrins qu'à chaque fois qu'il a cru trouver du nouveau il a été désabusé et les lecteurs de Baudelaire font mine de croire que notre poète n'est pas pince sans rire quand il dit qu'il va se plonger dans le mystère de la mort pour trouver du nouveau ! Pour moi, cette façon n'est pas logique, sauf qu'elle fait consensus. Mais revenons-en au "Départ" de Gautier. Il faut citer quelques vers pour s'apercevoir de la profondeur sombre du propos. Voici le début :

Avant d'abandonner à tout jamais ce globe,
Pour aller voir là-haut ce que Dieu nous dérobe,
Et de faire à mon tour au pays inconnu
Ce voyage dont nul n'est encor revenu,
J'ai voulu visiter les cités et les hommes,
Et connaître l'aspect de ce monde où nous sommes.
Depuis mes jeunes ans d'un grand désir épris,
J'étouffais à l'étroit dans ce vaste Paris ;
Une voix me parlait, et me disait : "C'est l'heure :
"Va, déracine-toi du seuil de ta demeure ;
[...]

On note l'emploi de l'adjectif "vaste" commun au poème de Baudelaire, on observe qu'il est l'heure de se déraciner, et la mort dans le recueil de Baudelaire est comme un déracinement. Nous avons l'idée aussi du dualisme chrétien, la conceptualisation de l'au-delà, qui est un peu la perspective tacite suspecte qui donne de l'ironie au final baudelairien, et j'ai même envie de dire avec la comparaison que permettent les premiers vers de Gautier de dire que finalement les derniers vers des Fleurs du Mal sont en même temps un blasphème et une inscription du mythe prométhéen dans la mythologie chrétienne.
Gautier évoque de "bleus océans, visibles infinis" et alors que, forcément, son voyage en Espagne se fait exclusivement par voie terrestre avec une vision de l'océan et de la mer à la marge à deux moments distincts du voyage, dans le poème "Départ" on a volontiers des images de voyage en mer. Je passe sur l'imitation de la comparaison homérique (bien que son intérêt soit confirmée par le thème tiré de l'Odyssée du chien attendant le retour de son maître en toute fin de poème) :
Comme au jour du départ on voit parmi les nues
Tournoyer et crier une troupe de grues,
mais je ne passe pas sur l'écho qui me paraît envisageable avec le poème "Oraison du soir", poème dont j'ai montré sur ce blog et dans un article de la revue Rimbaud vivant paru en 2021, les liens étroits avec des poèmes des Fleurs du Mal, et notamment "Un Voyage à Cythère" :
Mes rêves palpitants, prêts à prendre leur vol,
Tournoyaient dans les airs et dédaignaient le sol ;
Au colombier, le soir, ils rentraient à grand-peine,
Et des hôtes pensifs qui hantent l'âme humaine,
Il ne s'asseyait plus à mon triste foyer
Que l'ennui, ce fâcheux qu'on ne peut renvoyer !
[...]
Il conviendrait de citer encore "L'Albatros", mais je ne sais pas si vous mesurez le potentiel d'implication d'une telle citation face au "Voyage" de Baudelaire et face à "Oraison du soir" de Rimbaud. En langage familier, ce que je viens de livrer, c'est une bombe atomique.
En plus, les vers suivants parlent du poète sur un "âpre rocher", la mise en écho possible avec Baudelaire elle crève les yeux.
Gautier quitte donc ses "pâles visions", ses "chers ennuis", toutes expressions signifiant quelque chose pour un Rimbaud, pour un Baudelaire, et part.
En regardent derrière lui, il se sépare de sa vie, il la voit parmi des "amantes délaissées" ("ma vie et mes pensées" écrit-il). On peut accessoirement songer au poème "Vies" de Rimbaud, au passage sur les "vies" dans "Alchimie du verbe" comme on peut remarquer que le départ est décrit comme une mort ce qui renforce l'intérêt de la comparaison avec "Le Voyage" de Baudelaire.
Vu que j'ai déjà songé à citer "Oraison du soir" et "Départ" parmi les pièces rimbaldiennes avec son anaphore en "Assez", si j'éviterai de rapprocher la mention à la rime "Chanaan" du "Sonnet du Trou du Cul", en revanche, je peux difficilement faire l'impasse sur la mention "assez" et la mention "rêves gonflés d'air" du couple de vers suivant :
N'as-tu pas dans les mains assez crevé de bulles,
De rêves gonflés d'air et d'espoirs ridicules ?
Les vers suivants développent l'idée du pouvoir trompeur de la vue dans l'éloignement avec une manière d'écrire que Baudelaire fera quelque peu sienne : "Approchez, ce n'est plus que..." Pensons au "Masque", au "Voyage à Cythère" avec la figure du pendu, à "Une charogne", etc.
Je pense même au mouvement déceptif du "Bateau ivre". Gautier dit que les escarpements abrupts sont du côté du déceptif quand Rimbaud exalte les grands "écroulements" parmi les visions, mais outre le parallèle de ces énumérations utilisées différemment par les deux poètes, il y a une sorte de "Hélas, j'ai trop pleuré" tout réveil est amer, dans le poème de Gautier qui dit "Déception amère!" en hémistiche à la rime et qui dit le risque de désillusion du voyage quand tout cela retombe.

Hélas, j'ai trop souvent pris au vol ma chimère !

Je ne voudrais pas ici surimposer aux lecteurs l'impression d'échos plus aventureux avec "Le Bateau ivre". Le rapprochement de base demeure avec "Le Voyage" et j'ai en vue des liens étonnants et inattendus avec "Oraison du soir", puis un reflet dans le "Départ" des Illuminations. C'est ça qui m'importe présentement.
On observera un écho possible avec le poème "Le Soleil" des "Tableaux parisiens", mais ancien second poème de "Spleen et Idéal" dans la version de 18757, quand Gautier dit qu'il ne pense pas trouver les strophes toutes faites aux carrefours des sentiers que les poètes peuvent prendre.
On appréciera l'idée qu'il ne faudra pas rêver trouver "les fleurs de l'idéal" parmi les chardons du chemin.
Enfin, vers la fin du poème, il y a ces vers qui sont au moins depuis la première moitié du vingtième siècle, d'après ma recherche sur la toile, considérés comme une source au poème "Le Voyage" de Baudelaire, mais ces vers ont aussi une idée propre à Gautier celle de l'oubli par le voyage qui est une autre forme de la mort et une révélation désabusée sur l'être humain, ce qui montre que ce poème n'est pas que de l'art pour l'art, mais un exercice de pensée quelque peu visionnaire en tant que tel :

Le voyage est un maître aux préceptes amers ;
Il vous montre l'oubli dans les coeurs les plus chers,
Et vous prouve, - ô misère et tristesse suprême ! -
Qu'ingrat à votre tour, vous oubliez vous-même !
[...]
On songerait à nouveau au "Bateau ivre" : "Pauvre atome perdu, point dans l'immensité !" "Votre départ n'a rien changé au monde !" "Déjà votre sillon s'est refermé sur l'onde !" "Par l'absence à la mort vous vous accoutumez."
Au-delà d'un rapprochement vague avec "Le Bateau ivre" on a bien affaire à des idées originales saisissantes.
Je vous laisse vous reporter à la lecture intégrale du poème "Départ", il est facile de le lire sur la toile. A votre avis, ça va approfondir votre plaisir de lecture du "Voyage" de Baudelaire, du poème "Oraison du soir" de Rimbaud ? Ou pas du tout ?

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