lundi 26 février 2024

Rimbaldic

Dans l'après-midi, j'ai vu la photo du premier char M1-Abrams détruit.


Le dernier Bukowski se vend comme des petits pains. Première page, lendemain de cuite, le narrateur va à la boulangerie et il demande à la caissière Nuland une chocolatine, elle lui dit : "Je n'ai plus que des croissants, mais je vais vous en faire un !" Elle prend un croissant, elle le coince dans son cul, et elle y dépose le chocolat de l'oncle Sam.

Inquiétant, le discours va-t'en guerre de nos dirigeants, ils sont en train de faire un grand coup médiatique pour préparer les populations à un recrutement en prévision d'affrontements, c'est hallucinant ! Mais bon ils sont bien parvenus à vous imposer le confinement, la vaccination des adultes et des enfants. Je rappelle que, dans un monde, où les gens ont de la dignité, on pouvait concevoir une vaccination expérimentale pour les plus de quarante ans à condition qu'elle ne soit pas imposée aux jeunes. Mais bon... L'intelligence, ce n'est pas le fort des gens de notre époque.

A part ça, je lis un livre qui a atterri chez moi L'Empire immobile ou le choc des mondes d'Alain Peyrefitte, il y a des avis de différentes personnes à la fin du volume dont ceux de René Etiemble et Claude Roy. En fait, le livre commence avec un propos moralement répugnant de la part de Peyrefitte. Il fait un livre donc sur la rencontre des anglais et des chinois et les conséquences que ça a jusque dans le monde de la fin de vingtième siècle. Certes, il y a eu l'abus avec l'opium, etc. Mais ce con de Peyrefitte, il donne donc dans son prologue l'idée subtile que le millésime 1793 n'est pas qu'une année importante pour la France, puisque en 1793 une ambassade anglaise a eu lieu et a commencé à braquer les chinois, ce qui a structuré un aspect de la géopolitique mondiale jusqu'à nos jours et surtout il déclare que les anglais n'auraient jamais dû refuser le rituel du kotow et de se prosterner neuf fois au sol devant l'empereur de Chine pour se les mettre dans la poche. Quelle laideur morale ce Peyrefitte, quelle lâcheté ! Moi,n je lis ça, je me relève, et je cherche sur chaque mur quelqu'un qui doit rendre des comptes. Il est immonde, Peyrefitte ! De plus, c'est un mécanisme d'humiliation chez les gens qui ont un sentiment de supériorité. Quelle laideur morale ! Et vous avez Etiemble, un prétendu rimbaldien, qui écrit ceci : "Une suprise heureuse [...] Un bilan intelligent [...] Peyrefitte évalue le coût et l'évalue justement [...] On lit ce livre, ce fut mon cas, d'une traite nocturne." Ben, pas moi ! Je ne suis encore qu'à la page 38 tellement l'immoralisme, la bassesse, le vaniteux instinct de supériorité de Peyrefitte me font gerber ! Mais gerber !
Sinon, en lisant ce livre, je pense à Rimbaud par endroits. J'avais essayé une première fois de lire ce livre il y a une semaine, et donc voilà la citation d'Edmund Burke que je rapproche d'Une saison en enfer : "Je vois près de nous un bouleversement universel qui entraîne dans une ruine commune la religion, la morale, la tradition, le respect de toute autorité - régénération monstrueuse du genre humain, qui le ramènerait à l'état sauvage." La citation ne fait pas partie du livre publié en français en 1790 à ce que je comprends et c'est même une citation traduite apparemment, mais on comprend que le discours de "Mauvais sang" est une réplique à un discours réactionnaire apparu immédiatement au moment de la Révolution pour la désapprouver.
Il y a aussi les images sur l'infini de la mer qui sont intéressantes à rapprocher de Baudelaire et Rimbaud notamment, genre cette citation de Montesquieu de 1748 : "L'empire de la mer a toujours donné au peuple qui l'ont possédé une fierté naturelle, parce que, se sentant capables d'insulter partout, ils croient que leur pouvoir n'a pas plus de bornes que l'océan." Evidemment, l'orientation du discours de Montesquieu ne se retrouve pas de la sorte dans les poèmes de Rimbaud et Baudelaire. Le premier avertissement de La Chute d'un ange m'a offert aussi un ou deux rapprochements subreptices avec Rimbaud, mais je ne les ai plus en tête.
A part ça, pour le "travail fleuri de la campagne", il faudra établir un jour tout un historique sur les poèmes de Rimbaud qui mettent en place cette idée, en sachant qu'il faut aussi envisager le déplacement d'une zone d'influences sur Rimbaud d'écrits plus littéraires, soit tirés de l'Antiquité, soit tirés de la poésie en vers de son siècle, à une zone d'influence quelque peu renouvelée où, devenu un prosateur, Rimbaud va se nourrir plus directement d'écrits d'historiens et intellectuels, que ces écrits soient poétiques ou non.
En tout cas, outre "Sensation", "Soleil et Chair", "Les Poètes de sept ans", etc., il y a un passage au début des "Premières communions" qui retient mon attention. Je n'ai jamais consacré mes forces à un commentaire pointu des "Premières communions". Pourtant, je devrais. C'est un poème saisissant à lire, très particulier, connu par plusieurs manuscrits où étonnamment il n'y a quasi aucune variante, et il y a donc tout ce début sur l'opposition Nature et religion, un ensemble de quelques sizains :

La pierre sent toujours la terre maternelle,
[...]

vendredi 23 février 2024

"Dors-tu, ma vie ! ou rêves-tu de moi ?" Une connexion Dumas fils Desbordes-Valmore, Verlaine, Rimbaud ?

 Vers septembre 2023, j'ai lancé pas mal d'articles pour montrer que "Larme" de Rimbaud et plusieurs des "Ariettes oubliées" démarquaient des poèmes très précis des poésies de Marceline Desbordes-Valmore. Récemment, j'ai montré l'importance étonnante de la vie littéraire publique de Dumas fils pour comprendre les railleries du livre Une saison en enfer. Non seulement Rimbaud a fait allusion à La Dame aux camélias à la fin de "Alchimie du verbe", avec les mentions "Armand" et "Duval" qui valent preuve, mais j'ai montré qu'il fallait prendre en considération des plaquettes d'époque de trente pages de Dumas fils ou de gens qui lui répliquaient comme Tony Révillon, et c'est assez impressionnant de se rendre compte que la phrase : "La vision de la justice est le plaisir de Dieu seul", fait écho aux ralleries de Révillon sur le côté "moi et Dieu" de Dumas fils qui à la fin d'une de ses plaquettes parlait d'éviter de donner des conseils à Dieu, et cerise sur le gâteau, la phrase ampoulée : "Il faut être absolument moderne", jusqu'à sa forme d'alinéa ramassé, démarque l'alinéa bref de Tony Révillon : "Il faut être de son temps !" Cette phrase est taxée de formule d'hypocrisie de tous les écrivains, et à moins de bâder sur l'emploi de l'adjectif "moderne", il est clair que "Il faut être absolument moderne" n'est rien d'autre qu'une formulation alambiquée pour dire tout simplement : "Il faut être de son temps".
Donc, Verlaine parlait énormément de Dumas fils au moment même où Rimbaud compose Une saison en enfer en faisant une allusion précise à ce même auteur avec la mention "Armand" et "Duval", cas rare de désignation d'une autre oeuvre dans Une saison en enfer. Il y en a d'autres, par exemple le très limpide : "empereur, vieille démangeaison" qui renvoie à un poème de La Légende des siècles de Victor Hugo de 1859.
La correspondance de Verlaine est intéressante à lire pour cerner les lectures de Rimbaud à la source d'Une saison en enfer. Nous avons bien sûr aussi les brouillons avec les parodies de textes évangéliques inspirées d'extraits de la Vie de Jésus de Renan. Et donc Verlaine parle de Dumas fils, mais il lit aussi Lamartine et cite dans sa correspondance la Chute d'un ange, sujet qui cadre quelque peu avec les perspectives du projet rimbaldien. On sent qu'il y a une préoccupation thématique d'époque et qu'elle était partagée par Verlaine. Oui, on lit Romances sans paroles et Sagesse on ne se dit pas que Verlaine était lui aussi sur le plan des réflexions propres à Une saison en enfer, mais quand on fouille on trouve : récits en vers diaboliques, projets en prose, quelques poèmes épars. Notez d'ailleurs qu'en 1874 Verlaine va composer et envoyer par courrier une série de dix dizains à la manière de Coppée, dont les premiers poèmes furent sans doute composés en réalité du temps du compagnonnage avec Rimbaud. On y relève un jeu de mots sur Joseph Autran et les autans avec un rejet à l'entrevers : "La montagne", qui fait écho au "Bateau ivre" où l'expression "Poème / De La Mer" rejette à l'entrevers non la montagne, mais la mer, mais en s'appuyant sur une version au singulier d'un titre de recueil de Joseph Autran ! Et le dizain suivant, avec sa chute : "Souvenir des désastres", au-delà de la querelle de ménage qui fait songer au poème en prose rimbaldien "Ouvriers", renvoie à la littérature anticommunarde d'Armand Silvestre, de Théophile Gautier et d'autres Paris et ses ruines, Tableaux du siège.
Je vous cite le dizain satirique qui cite Autran et suppose à l'évidence une allusion fine à la matière satirique du "Bateau ivre" :
Les passages de Choiseul aux odeurs de jadis,
Où sont-ils ? En ce mil-huit-cent-soixante-dix
(Vous souvient-il ? C'était du temps du bon Badingue)
On avait ce tour un peu cuistre qui distingue
Le Maître, et l'on faisait chacun son acte en vers,
Jours enfuis ! Quels autrans soufflèrent à travers
La montagne ? Le Maître est décore comme une
Châsse, et n'a pas encor digéré la Commune ;
Tous sont toqués, et moi qui chantais aux temps chauds,
Je gémis sur la paille humide des cachots.
Vu sa chute, on me dira que le dizain a bien été en 1874 et non du temps de la compagnie avec Rimbaud. Peut-être qu'il n'a pas eu de version antérieure, mais peu importe. Il véhicule des pensées qui étaient ressassées à l'époque. C'est aussi un dizain d'érudition. Vous aurez remarqué qu'il faut une diérèse à "cuistre", ce qui demande un peu de vigilance à la lecture, et en fait on a une double allusion à des vers de Victor Hugo, puisque la césure sur trait d'union après "mil" est une allusion à un vers du drame Cromwell et Hugo parlait de chercher une rime en "-istre" pour un cuistre, autrement dit pour un cul (je n'ai plus la facétie exacte en tête). On a un règlement de compte à l'égard de Leconte de Lisle, censé être un ardent républicain, sauf qu'il touchait une rente du second Empire et a été horripilé par la Commune (tout comme George Sand, etc.). Le rejet de la montagne s'appuie sur une autre astuce hugolienne : "à travers / La montagne", pratiquée souvent à la césure et ici à l'entrevers. Et dans "Le Bateau ivre", Rimbaud a surenchéri sur cette configuration, même si le résultat rythmique est finalement peu discordant à cause de l'ajout de "lorsque" : "Et je voguais ! Lorsqu'à + travers mes liens frêles"... Et enfin, Verlaine nous fait la forme "comme une" à l'entrevers. On sait qu'il attribuait de 1865 à je ne sais quand l'invention des césures chahutées à Baudelaire. Ici, il prend acte des antériorités des vers de théâtre d'Hugo (le trait d'union, à travers), mais aussi de Musset, car la forme féminine "Comme une" vient d'une pièce en vers de Musset qui avait initié le "comme un" de Baudelaire.
Mais bref, au moment où Rimbaud compose Une saison en enfer, Verlaine fait d'autres citations intéressantes dans sa correspondance. On sait qu'à cause de la mention "Saxe" et du sujet de la damnation, à cause aussi d'une demande par lettre à Delahaye de ce livre, le Faust de Goethe est considérée comme une source possible d'Une saison en enfer, mais il n'y a pas d'étude très assurée sur le sujet, c'est resté à l'état de serpent de mer. Notons que Verlaine cite des vers du Petit Faust du chanteur Hervé, c'est loin d'être la piste de recherche la plus absurde qui soit.
Enfin, dans une lettre conséquente du 25 juin 1873 à Emile Blémont, où il est déjà question de Dumas fils et de la réaction de Pelletan, Verlaine conseille à son correspondant la lecture des recueils Pleurs et Pauvres fleurs de Marceline Desbordes-Valmore. En gros, les éditions de ces deux recueils sont alors tombées entre les mains de Verlaine qui loge en compagnie de Rimbaud à Londres. L'un ou l'autre a pris ces éditions en France en avril ou mai et les a emmenées à Londres.
Du coup, au lieu de lire Pleurs et Pauvres fleurs en songeant à une influence sur les vers de Rimbaud et de Verlaine, et notamment sur les vers du printemps 1872, on peut songer à une imprégnation toute fraîche sur l'écriture d'Une saison en enfer.
Rimbaud avait écrit l'octosyllabe : "Prends-y garde, ô ma vie absente !" sur un manuscrit des Fêtes de la patience, ensemble de quatre poèmes dont les mentions sont privilégiées dans "Alchimie du verbe". C'est dans "Vierge folle" que nous trouvons dans la bouche donc de la Vierge folle elle-même, la phrase la plus proche de ce vers valmorien dans la production rimbaldienne : "La vraie vie est absente."
Verlaine cite un passage sur la vision d'une abeille pendant le sommeil d'un enfant bercé. Moi, en titre de cet article, j'ai cité un vers significatif du poème "Dors-tu ?"
Mais, cerise sur le gâteau, le volume Les Pleurs a été préfacé par Alexandre Dumas, le père de Dumas fils, ce qui permet d'imaginer qu'il y a donc une sorte de terrain de jeu littéraire commun à Dumas fils et à Rimbaud sur lequel évidemment le dernier va faire contraster les points de vue et sa supériorité.
Voilà, j'avance énormément. Je me demande si Yann Frémy aurait apprécié tout ce que je dis de neuf sur Une saison en enfer. J'avançais déjà avant pendant vingt ans, mais je m'occupais surtout d'autres œuvres. Là, c'est l'avalanche de mises au point. Il m'aurait peut-être recontacté pour un ouvrage collectif.
Bon, effet de mon narcissisme aigu, je vais aller voir si mes derniers articles ont été cité sur le blog du maître d'Une saison en enfer. Boah ! non, je suis fatigué, je vais manger un peu et travailler pour gagner des sous.
Je voulais vous offrir un petit bonus. J'ai une séquence "-ées" à l'intérieur d'un alexandrin des Fleurs du Mal de Baudelaire, mais dans une édition du vingtième, en Garnier-Flammarion. Je songe bien sûr à "Fêtes de la faim" et je songe aussi à enquêter sur les licences grammaticales qui cachent subrepticement des séquences "ées" corrompues et masquées en "és" pour la mesure du vers, plutôt que de chercher des audaces antérieures éventuelles à Rimbaud. Mais, bon, je dois tout bien vérifier, et je suis fatigué.
Allez, tchao.

jeudi 22 février 2024

Inventer une langue / Trouver une langue / inventer la couleur des voyelles ; et Rimbaud dans son temps !

Plusieurs décennies durant, on a prêté à Rimbaud l'invention du concept de "voyant" pour la poésie, et cela prévalait encore dans les années 1990 quand j'ai découvert et lu Rimbaud pour la première fois. Il s'agissait en réalité d'un lieu commun déjà ancien qui avait repris du service avec les poètes romantiques qui en offraient maintes occurrences. J'ai assisté au refoulement discret de cette notion. Le mot "voyant" est toujours associé à Rimbaud et considéré comme important, mais il n'est plus sa propriété exclusive.
Or, il reste à baliser les sources pour l'ensemble des considérations de détail des lettres à Izambard et Demeny du 13 et du 15 mai 1871, malgré l'étude importante de 1978 de Gérald Schaeffer. Et puis, il y a cette idée de "trouver une langue", et dans "Alchimie du verbe", on a ce passage étonnant sur l'invention de la couleur des voyelles et sur un réglage de la forme et du mouvement de chaque consonne.
Certains sont tentés de n'y voir que dérision et caricature dans ce passage de "Alchimie du verbe", et ce manque de sérieux concerne également le sonnet "Voyelles".
Or, la nouvelle poésie du vingtième siècle, si hermétique, vient surtout de Rimbaud et Mallarmé. Et du coup il me semble capital de souligner que dans une lettre à Cazalis datée de 1864 Mallarmé a écrit des considérations aujourd'hui célèbres sur son désir d'inventer une langue. Cazalis est devenu le poète Jean Lahor et à l'époque, vers 1868 je crois, il a publié sous le nom Henri Cazalis un recueil Melancholia que je n'ai lu qu'une seule fois dans ma vie, tant les exemplaires conservés sont rares sur le territoire français, et le livre n'a pas été scanné et mis à disposition en fac-similé sur le site Gallica de la BNF (parce qu'il leur faudrait mon intelligence pour le faire). J'avais obtenu de faire venir à Toulouse un volume à l'époque, grâce aux prêts entre bibliothèques. Mais c'est Mallarmé qui nous intéresse et surtout cette lettre étant privée Rimbaud ne peut pas l'avoir lue lui-même pour s'en inspirer en 1871, sept ans après, mais au moins la lettre de Mallarmé date de 1864, et on comprend qu'il y a des recherches à effectuer sur le discours des poètes prétendent "inventer une langue", "trouver une langue", et bien évidemment c'est en écho à ces discours que Rimbaud développe ses idées ("trouver une langue") ou formule une caricature insoutenable ("j'inventai la couleur des voyelles", "je fixai des vertiges, je notai l'inexprimable", "je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne".)
Voilà pour relancer une démarche critique sur "Voyelles", "Alchimie du verbe" et le projet de poète "voyant". Je cite l'extrait célèbre de Mallarmé :
J'ai enfin commencé mon Hérodiade. Avec terreur, car j'invente une langue qui doit nécessairement jaillir d'une poétique très nouvelle, que je pourrai définir en ces deux mots : Peindre, non la chose, mais l'effet qu'elle produit.
Le vers ne doit donc pas là, se composer de mots, mais d'intentions, et toutes les paroles s'effacer devant la sensation.
On a ce choix étonnant du mot "sensation" qui en principe n'est pas le plus indiqué, si ce n'est que du coup il entre bien en écho avec l'emploi du mot "sens" par Rimbaud. On a l'expression "inventer une langue" qui correspond à "trouver une langue" et qui anticipe la réduction partiellement comique : "inventer la couleur des voyelles", puisque inventer la couleur des voyelles est un peu une partie de l'invention d'une langue. On a l'idée de "terreur" qui rejoint le commencement par la fixation de vertiges et le trouble du poète devant ses hallucinations, mot "hallucinations" d'ailleurs présent dans le théâtre d'Alexandre Dumas fils.
Bref, il y a des passerelles à identifier entre le discours de Mallarmé le 30 octobre 1864 et ceux de Rimbaud en mai 1871 et en 1873.
C'est une évidence ! L'absence de mention de Mallarmé par Rimbaud le 15 mai 1871 ne doit pas être un empêchement.

Mais, bon, tout le monde s'en fout !

mardi 20 février 2024

Retour sur l'éclairage d'une étude de "Voyelles" par Philippe Rocher

En 2021, j'ai rendu compte, et à mon avis un peu rapidement et pas de manière assez mûrie, d'un article de Philippe Rocher sur le poème "Voyelles". Voici un lien pour consulter cette étude que je n'ai même pas relue pour ma part à l'instant, je le ferai plus tard dans la journée, car je veux rester sur mon fil conducteur du jour.


Cet article fait nettement allusion à mes propres travaux, je suis cité à maintes reprises, et même la contre-rime "voyelles" - "Yeux" communiquée à Philippe Rocher par Benoît de Cornulier vient de moi, ce que Cornulier a précisé dans l'une ou l'autre de ses publications propres. Rocher suit l'idée de mon article initial "Consonne" de 2003 d'un développement d'une aube au cours du sonnet (je suis passé plutôt sur la référence optique à la trichromie en optique avec Young et Helmholtz). Je pense qu'il existe aussi une connaissance de ce que je pouvais écrire sur le forum Poetes.com, mais cette masse est perdue à jamais, et peu importe.
J'ai seulement survolé rapidement l'article en quête des mentions du poème "Les Phares" de Baudelaire, mais ce faisant j'ai repéré quelques autres idées, en particulier l'idée d'un passage du microcosme des "mouches" à la dimension Oméga des "mondes", le parallèle se fondant humoristiquement sur le format syllabique "mouches" et "mondes" avec identique consonne initiale.
Pied-de-nez à ce que dit Bardel dans son essai Une saison en enfer ou Rimbaud l'Introuvable, Rocher ne prend pas acte du début de "Alchimie du verbe" pour tourner en dérision le sens du sonnet "Voyelles" et il écrit ceci :
[...] Sa mention dans "Alchimie du verbe" indique d'une part que pour Rimbaud "l'histoire d'une de [s]es folies" a été malgré tout suffisamment sérieux, et même s'il y a sans doute une pointe d'ironie ou une forme d'autodérision qui pourrait suggérer le côté illusoire de l'entreprise, l'invention de la couleur des voyelles se situe néanmoins au commencement du récit d'une aventure poétique qui intègre des poèmes de 72/73 et qui contribuera au fait que Rimbaud lui-même finira par "trouver sacré" le "désordre de [s]on esprit". Sous cet angle, le sonnet se situe dans le prolongement des lettres dites "du voyant" (voyelles/voyant) où il s'agissait déjà d'arriver à l'inconnu, de dérèglement des sens, et de devenir "le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, - et le suprême Savant !"
Notez que dans cette dernière citation, on identifie un lien intéressant avec "Crimen amoris" de Verlaine (ce qui ne veut pas dire que Verlaine a lu telle quelle la lettre à Demeny bien sûr), puisque le "dérèglement des sens" va de concert avec les statuts de "maudit" et de "suprême Savant". Notez aussi l'emploi de l'adjectif "suprême" qui revient dans "Voyelles" et il est accouplé à un mot flanqué d'une majuscule "Savant", tout comme la mention finale "Ses Yeux" sur le manuscrit autographe de "Voyelles", et j'attire bien évidemment l'attention sur le poème "Conte" avec son alinéa de clausule : "La musique savante manque à notre désir."
Rocher reprend aussi une idée clef de nos propres études sur "Voyelles". La description est en réalité un récit avec une réelle progression narrative. Je cite les passages avec les occurrences "chronologie" et "chronologique" de l'étude de Rocher (respectivement page 423 et page 420) :
[...] ces images semblent se contaminer l'une l'autre dans le mouvement d'ensemble du sonnet et la chronologie de la lecture. [...]
[...] Autant d'oppositions qui ne sont pas seulement ici des contrastes de structure mais sont bien constitutives à la fois du développement chronologique global orienté du sonnet, et de l'idée de totalité également inhérente à l'Alpha et l'Oméga.
Il y a en revanche une idée qui ne me plaît pas et que je repère dans la note 11 page 422 dans un débat qui va d'une idée de Cornulier à une réappropriation par Rocher. L'idée, c'est qu'à la fin du poème les "Yeux" seraient ceux du poète lui-même, ce que je trouve complètement absurde. Pour Cornulier, les "Yeux" du voyant ou créateur, donc du propagateur du "rayon violet", verraient eux-mêmes les "voyelles colorées". Que les voyelles colorées soient vues par les yeux du voyant, c'est de toute façon une vérité de La Palice, mais que la mention "Ses Yeux" renvoie aux yeux du poète lui-même, c'est ce que ne dit certainement pas le poème, le déterminant "ses" ne renvoie clairement pas au poète lui-même, et on n'a aucun élément pour soutenir que le poète se dépeint en créateur à la troisième personne. Conciliant avec la lecture de Cornulier, Rocher répond ceci :
J'ajouterai pour ma part que les yeux en question sont à la fois ceux du voyant et ceux de l'aboutissement de sa création poétique à partir des voyelles, et donc aussi les yeux qu'il voit, vus par lui en tant que visions, en un effet miroir qui évoque "la double lumière", les "deux esprits", les "miroirs jumeaux" et "Nous échangerons un éclair unique," de "La Mort des amants" de Baudelaire. [...]
La citation de l'échange amoureux sous forme d'un "éclair unique" est intéressante, suggestive. Les deux regards se fondent en un en quelque sorte. Toutefois, la description ne peut s'appliquer ainsi pour "Voyelles".
Alors, j'explique.
Dans l'Antiquité grecque, il existe une théorie qui ne fait pas du tout honneur aux grecs, tellement elle est stupide, mais qu'on retrouve chez Platon, Aristote, etc. On ne sait pas toujours clairement où il se situe par rapport à cette théorie, s'il l'emploie de manière métaphorique, de manière passive par tradition, mais à la lecture de quelques extraits on comprend qu'il y a une théorie farfelue du "rayon visuel", c'est-à-dire que les grecs, très peu savants pour le coup, avaient la débilité de penser que l'oeil envoyait je ne sais quelle masse de rayons à l'extérieur, que ces rayons frappaient les objets et se réfléchissaient par retour en ligne droite jusqu'à l'œil émissaire des rayonnements. Cette théorie était débile pour des tonnes de raisons évidentes : problème de la vitesse de la lumière non résolu, mais aggravé par une telle théorie, problème des obstacles, problème de la réfraction, problème de la composition de l'œil, etc. Moi, ils étaient bons pour porter un bonnet d'âne avec une telle théorie. Il y a un moment où il faut arrêter d'être débile. Toujours est-il que cela a mis en place une image poétique du foyer lumineux du regard, et même si par la suite nous sommes passés à un modèle de compréhension de la perception visuelle plus rationnelle ces images ont continué d'être pratiquées, d'autant plus que l'œil est envisagé comme une sorte de fenêtre sur l'âme humaine. On lit les traductions des poètes grecs ou latins, et on ignore la théorie débile du "rayon visuel", mais on est imprégnés par les visées de sens des images du rayon du regard, rayon qui jaillit du regard. Nous sommes conditionnés à penser spontanément que le rayon qui vient d'un regard est en fait un reflet, comme pour les "rayons de la Lune", mais on ne s'y arrête pas, et on jouit des significations "rayon de la Lune" ou "rayon du regard".
Moi, je ne crois pas deux centièmes de seconde que Rimbaud ait pour objectif de réactiver le sens pseudo-scientifique du "rayon visuel", Rimbaud n'est pas là pour enregistrer la mémoire des erreurs lourdes du passé. Il a rencontré mille fois une telle expression, comme dans le vers de "Péristéris" souvent rapproché du dernier de "Voyelles: "Le rayon d'or qui nage en ses yeux violets". Dans "Péristéris", poème sur un motif de Grèce antique, le poète célèbre une femme qui est plus "chère à [s]es yeux [que] la lumière du ciel", et il convient même de citer le vers qui suit immédiatement :
Le rayon d'or qui nage en ses yeux violets
Et qui m'a traversé d'une flèche divine.
En clair, on a la métaphore du regard érotique, qui prend source dans la théorie du rayon visuel, mais qui ne s'y love pas, nuance capitale. Le rayon part directement de la belle, telle une flèche de Cupidon, et ce rayon est une émanation "divine". Dans la théorie du "rayon visuel", sa débilité est fondamentale si on l'applique aux hommes, on peut observer que qualifier le rayon de "divin" rend la théorie moins problématique, le regard devient lui-même la source de lumière puisque le regard est celui d'une divinité qui crée absolument sa lumière. Dans le cas de "Péristéris", l'idée est galante et on peut minimiser que Leconte de Lisle ait clairement penser à naturaliser la théorie du "rayon visuel" vu l'emploi du verbe "nage", vu que c'est un contexte de transposition galante.
Dans le cas du dernier vers de "Voyelles", où "violet" ressemble phonétiquement au mot "voyelles" comme l'a fait remarquer Rocher au début de son étude, le rayon est émis aussi par la divinité du coup féminisée, érotisée, divinité qu'on comprend comme l'explication dernière aux "naissances latentes". Pour moi, Rimbaud ne vise pas une restitution de la théorie du rayon visuel, il emploie la métaphore banalisée, la justification in fine de la théorie par le fait que le regard soit celui du créateur divin n'est pas très intéressante intellectuellement.
Mais, il y a l'idée du regard coup de foudre. D'ailleurs, il est question d'un contexte "plein de strideurs étranges".
Et donc je rejette dans cette note 11 page 422 l'idée que les "Yeux" désignent ceux du poète lui-même créateur du sonnet, comme je rejette l'idée d'éclair unique en miroir, et, tout en voulant éviter la thèse de la restitution de la théorie du rayon visuel en tant que telle, je maintiens que le "rayon violet" est le seul fait de la déesse féminine, autrement dit de la Vénus qui remplace Dieu dans le système de foi "parnassienne" de Rimbaud, et le poète est récepteur, pas émissaire.
Passons maintenant au poème "Les Phares" qui va permettre d'appuyer en ce sens.
Comme je possède une version numérisée de l'article de Philippe Rocher, j'ai pu relever toutes les mentions du poème "Les Phares" par Rocher. Nous avons quatre mentions du poème dans cet article. La première est en fin d'une énumération de poèmes de Baudelaire dans la note 8. La deuxième mention à la page 423 doit impérativement être citée :

[...] L'association voyelles/couleurs est alors comme la constitution d'une palette pour des chromatismes sonores et graphiques. Ce rapport avec la peinture se renforce du lien avec "Les Phares" de Baudelaire où la syntaxe non verbale des premiers quatrains est du même type que celle de "Voyelles", avec cette différence toutefois que la lecture du poème baudelairien et des associations entre l'artiste et son œuvre (du type "Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,) est facilitée pour le lecteur par sa connaissance des œuvres, en dépit du caractère subjectif et souvent surprenant des évocations et des synthèses baudelairiennes.
Le texte cité est très précis. La méthode d'apposition est identique entre les deux poèmes. Nous avons un terme générateur, soit un nom d'artiste du côté de Baudelaire, soit une lettre voyelle en mention du côté de Rimbaud apposé à plusieurs syntagmes nominaux qui sont autant de descriptions définitoires quelque peu lacunaires mais voulues intensément suggestives. Illustrons cela par des exemples !

Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,
Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer,
Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse,
Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer ;
U, cycles, vibrements des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Qu'imprime l'alchimie aux grands fronts studieux ;
Le nom propre "Rubens" et "U" sont les deux éléments à définir. Ils le sont pas une série d'expressions juxtaposées. Les expressions sont nominales et séparées par des virgules, et c'est une virgule qui sépare aussi soit le "U", soit le nom "Rubens" des énumérations. Nous avons le même procédé de ponctuation, et la séparation entre les séquences recourt au point-virgule, du moins si on s'en tient à la copie autographe de "Voyelles".
De nombreux éléments lexicaux du poème "Les Phares" se retrouvent dans "Voyelles" et on pourrait parler de prolongements subtils, comme plus haut l'image de la mer pour Rubens après celle du fleuve entre en résonance avec la mer agitée du tercet rimbaldien qui est quelque peu un renforcement de l'idée de "vie" qui "afflue et s'agite sans cesse", et on peut aller loin, avec l'idée d'un "Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer" qui aurait à voir avec le charnier des "puanteurs cruelles", mais nous nous en abstiendrons ici. Rocher fait remarquer que la rime "anges"/"étranges" est commune aux deux poèmes, à cause du quatrain sur Delacroix, mais notons aussi que le mot "anges" apparaît dans le quatrain consacré à Léonard de Vinci, anges qui ont un "doux souris", l'adjectif "doux" figurant sur la version recopiée par Verlaine : "doux fronts studieux", et le quatrain de Vinci contient encore la mention "glaciers" qui ne figure pas sur la copie de Verlaine, mais sur l'autographe de "Voyelles" : "Lances des glaciers fiers". Le quatrain de Rembrandt contient la mention très clichéique dans les vers d'époque : "Traversé" couplée au mot "rayon" : "Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement". Une partie du poème "Les Phares" ne permet pas de tels rapprochements suggestifs : quatrains sur Puget, Goya, Watteau, Michel-Ange, mais cela importe peu. Pour ce qui est du quatrain de Delacroix, Rocher envisage aussi un lien du rouge et du vert, avec cette vision superposant un "lac de sang" à un "bois de sapins toujours vert", mais je reste sceptique à ce sujet. Pour le même quatrain, j'apprécie bien plutôt le parallèle avec inversion sonore pour la reprise de la rime "étranges"/"anges" : "lac de sang hanté des mauvais anges" et des "fanfares" étranges" qui "Passent" (équivalent de l'emploi de "Traversés" au vers 13 de "Voyelles") comme un "soupir étouffé". Dans "Voyelles", j'insiste depuis longtemps, d'ailleurs depuis l'article "Consonne" de 2023, sur le fait que l'association des voyelles couleurs permet de penser les "strideurs étranges" comme une vision de striures pensées comme du bruit strident de tonnerre.
Mais, en fait de rapprochement, il y a aussi les trois derniers quatrains du poème "Les Phares", mais avant d'en parler je veux achever ma revue des mentions du poème "Les Phares" par Rocher. J'en étais à la deuxième mention, et j'avais cité tout un extrait. Je disais que le texte cité de Rocher était très précis, puisque d'un côté il fixe une identité de présentation formelle et de l'autre il met en avant des différences. Sur la ressemblance formelle, rappelons que dans l'Album zutique, en s'inspirant quelque peu de revues de ce genre par Amédée Pommier, Rimbaud a conçu un sonnet énumératif, véritable suite pour l'essentiel de groupes nominaux, qui est un peu un modèle avant-coureur du système adopté dans "Voyelles". Mais, Rocher a raison d'identifier le modèle du poème "Les Phares", car dans le sonnet "Paris" nous n'avons pas ce système d'une mention suivie d'une énumération de groupes nominaux définitoires ou descriptifs. Dans "Paris", nous avons des énumérations, pas des mots définis par des énumérations.
Pour les différences, notons aussi que Baudelaire n'épure pas son modèle, il dénoue un peu dans le cas du quatrain sur "Puget", son nom étant mentionné vers la fin du quatrain, ce qui crée une rupture du modèle et laisse même planer un doute sur l'analyse syntaxique des noms propres dans l'ensemble du poème "Les Phares", puisque la mention "Puget" a une forte allure d'apostrophe.
Il y a autre chose. Rimbaud ne s'interdit pas les verbes dans des structures subordonnées, subordination qui permettent de conserver l'idée que le poème relève de la juxtaposition nominale et non de l'organisation verbale. Rimbaud arrive plus que Baudelaire à rendre minimales les insertions de verbes et de conjonctions de coordination. La différence est flagrante avec le premier quatrain sur "Rubens" du poème de Baudelaire. Les quatre premiers quatrains du poème "Les Phares" ont tous une subordonnée relative introduite par "où". Rimbaud n'emploie de subordonnées relatives que pour le "A noir" et le "U vert", et il évite l'emploi du "où" locatif pour privilégier des pronoms relatifs moins organisateurs de la vision : "qui bombinent", "qu'imprime l'alchimie". Ils sont organisateurs, mais pas de manière aussi caractérisée que le pronom "où". Baudelaire crée des images très organisés, les éléments énumérés sont disposés les uns par rapport aux autres, Rimbaud privilégie l'émiettement, le dissolu.
Autre chose à observer. Rimbaud invente-t-il la couleur des voyelles ou invente-t-il les cinq voyelles couleurs de son premier vers ? Quand Rimbaud reprend "A", "E", "I", "U" et "O" pour introduire chaque série de visions, en réalité, il y a une nuance : "A" reprend "A noir", "E" reprend "E blanc", "I" reprend "I rouge", "U" reprend "U vert" et "O" reprend "O bleu". Rocher a l'air d'être sensible à ce problème, vu qu'il écrit ceci dans son article (page 420) :
   La couleur des voyelles est ainsi déterminante dans cette alchimie, et le choix de ces dernières et de ces évocations associées est alors justifié par une orientation globale plutôt que par des propriétés intrinsèques quelconques (graphiques ou sonores) que Rimbaud aurait attribuées aux voyelles.
Cela fait écho à ce que je dis dès l'article "Consonne" de 2003 sur "Voyelles", mais il y a ici une zone importante de conflit cérébral à bien cerner. Le concept de "A noir" ne se limite pas une réversibilité des notions "A" et "noir". Le "A noir" n'est ni vraiment la lettre A, ni vraiment la simple couleur noire, le "A noir", c'est comment dire ? c'est le "noir corset velu des mouches éclatantes..." ou bien les "Golfes d'ombre". Il faut sentir qu'il y a un jeu, le "A noir" n'est pas une entité clairement définie, ce n'est pas une lettre qui est noire, ce n'est pas un code où la couleur noire est un A, c'est une métaphysique et ça change tout. Et bien sûr, Rocher s'aligne sur ce que j'ai dit : l'importance des cinq éléments dans le dispositif d'ensemble, alors que les rimbaldiens s'intéressent trop exclusivement à considérer les propriétés intrinsèques de chaque élément.
Philippe Rocher est visiblement le rimbaldien qui a le mieux compris ou qui est le plus proche de ma perception abstraite des éléments composant la théorie bien sûr ludique du sonnet "Voyelles". Il est le plus proche de ma lecture non terre à terre de l'organisation intellectuelle des voyelles couleurs à l'œuvre dans ce sonnet. Il y a une autre personne qui arrive à un haut degré d'abstraction, mais sinon les études rimbaldiennes de "Voyelles" sont désespérément terre à terre, ou alors elles sont directement de l'ordre de métaphysiques fumeuses sans support s'affrontant rigoureusement à la langue du poème.
Philippe Rocher cite une troisième fois le poème "Les Phares" dans une note 13 au bas de la page 423 :
Les liens avec "Les Phares" ne se limitent pas à la syntaxe. Outre l'adresse finale au "Seigneur", il y a aussi le quatrain sur Delacroix où la rime "anges :: étranges" et les "fanfares étranges" succédant à la complémentarité contrastée du "sang" et des "sapins toujours verts" synthétisent l'évolution d'ensemble de "Voyelles" jusqu'au tercet final. [...]
Je reste sceptique sur le rapprochement pour le rouge et le vert, j'ai soutenu plus haut l'intérêt pour les images autour de la rime commune "anges :: étranges", et maintenant c'est cette "adresse finale au 'Seigneur' qui commence à vouloir retenir toute mon attention.
Je cite rapidement la quatrième mention du poème "Les Phares", encore une fois dans une note de bas de page, la note 23 page 429, c'est intéressant, mais je ne commente pas, parce que ça se comprend en se lisant et que j'ai déjà traité le sujet plus haut, du moins sous l'angle de la comparaison avec "Les Phares", je voulais seulement citer ce passage par acquit de conscience avant de traiter l'adresse au Seigneur. La note veut préciser qu'entre "A noir" et "A, noir corset", il n'y a pas de répétition en tant que telle, et delà découle une idée plus générale sur la construction prédicative des cinq séries d'associations :
Cette "répétition" n'en est pas vraiment une, dans la mesure où les modifieurs ont une fonction épithétique de "nature" dans le premier vers (cinq syntagmes nominaux) et une fonction prédicative (indiquée par une virgule) dans les associations imagées des vers suivants. Ce sont ces relations sujets-prédicats qui, pour une bonne part, déterminent, comme dans "Les Phares", les rapports métonymiques et métaphoriques entre les voyelles et les images qui leur sont liées.
Maintenant, ce qui m'intéresse, c'est de peaufiner la comparaison d'ensemble entre "Les Phares" et le sonnet "Voyelles". Dans "Les Phares", nous avons huit quatrains qui sont autant de séries définitoires sur le même modèle que les vers 3 à 14 de "Voyelles", puis trois quatrains où en quelque sorte le poète reprend la parole organisée pour justifier les huit quatrains précédents. Il n'y a en revanche pas d'ouverture dans le poème de Baudelaire qui attaque directement par la première série. Le sonnet "Voyelles" inverse l'idée, nous avons deux vers d'introduction, et, en vérité, seul le second vers est de reprise en main du sens du poème par la parole explicative du poète : "Je dirai quelque jour vos naissances latentes", c'est la seule phrase verbale du poème, celle tout de même qui organise du coup l'ensemble, tandis que dans "Les Phares" nous avons des phrases sur l'espace de trois quatrains finaux. Et les phrases de Baudelaire sont une explication finale, conclusive, quand la phrase de Rimbaud est une forme d'introduction qui sent la dérobade. Notons tout de même un point de rapprochement entre le vers 2 introductif de Rimbaud et la conclusion de la pièce baudelairienne, puisque "Je dirai quelque jour vos naissances latentes" équivaut à justifier le poème en annonçant rendre un hommage. Je vais citer les trois derniers quatrains du poème "Les Phares" plus bas, donc vous allez pouvoir bientôt faire la comparaison. Je m'empresse de signaler aussi que l'avant-dernier quatrain des "Phares" a l'intérêt, notamment avec la répétition de "mille", d'offrir une amplification d'un "écho" ou "cri" quelque peu comparable aux "strideurs étranges". Je ne peux manque de souligner que le mot "éternité" clôt le poème de Baudelaire, mot qui devient le titre d'un poème de Rimbaud, poème célébrant une aube soit dit en passant, et poème de peu postérieur à la composition de "Voyelles" que les états manuscrits et les rapprochements avec "Les Mains de Jeanne-Marie" invitent à considérer comme datant approximativement du mois de février 1872, quand "L'Eternité" date de mai de la même année. La notion d'éternité implique tout comme la mention à majuscules "Ses Yeux" l'idée du divin, idée déjà appuyée par l'allusion à la trompette du jugement dernier dans "Suprême Clairon" (avec citation hugolienne à la clef). J'ajoute que dans "L'Eternité" nous avons une "âme sentinelle" qui fait écho aussi aux "mille sentinelles" du poème baudelairien.
Or, si le vers 2 de "Voyelles" fait écho à l'idée d'hommage du témoignage dans les derniers quatrains des "Phares", le dernier tercet de "Voyelles" est finalement l'intégration dans les séries visuelles de l'idée conclusive du poème de Baudelaire que pour sa part il a tenue en-dehors des huit quatrains d'associations d'idées. Au passage, on pourrait comparer "Ses Yeux" à la mention latin "Te Deum".
Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes ;
C'est pour les cœurs mortels un divin opium !

C'est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C'est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !

Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !
Visiblement, Hugo et Baudelaire sont les deux poètes que Rimbaud médite le plus attentivement pour composer "Voyelles" et plusieurs autres poèmes de cette époque. Je m'empresse de rappeler que le poème "Les Phares" est à proximité du sonnet "Les Correspondances" dans l'économie du recueil des Fleurs du Mal, version de 1861 ou version de 1868. J'avais déjà donné par le passé sur le forum "poetes.com" aujourd'hui disparu une longue liste d'influences possibles des poèmes de Baudelaire sur "Voyelles" de Rimbaud, bien avant mon article de 2003, et j'avais notamment souligné qu'un nombre considérable de poèmes des Fleurs du Mal, sonnets ou non, se terminaient par une mention saisissante d'un regard, d'yeux.
Dans "Voyelles", le vers final déplace quelque peu les lignes, puisque au-delà de l'hommage qu'est le poème la divinité pose son regard sur le poète, échange un contact avec lui. Les "phares" dressés par les hommes rendaient témoignage, Rimbaud capte directement la lumière et le regard créateur de la divinité.


Nota bene : Cornulier est un excellent rimbaldien, mais il y a des points qui ne passeront jamais : dater absurdement "Juillet" de 1873 ou 1874 au lieu de l'été 1872, imaginer absurdement que les "Yeux" à la fin de "Voyelles" sont ceux du poète lui-même, refuser d'analyser les allusions aux vers dans la prose des Illuminations, ne pas passer d'un coup d'un seul à une lecture métrique forcée des vers de 1872, il est humain, il n'est pas parfait, il ne faut pas avoir peur de le contredire.

samedi 17 février 2024

Vierge folle, retour sur les lectures croisées de Brunel, Vaillant et Bardel

Je voulais revenir sur plusieurs points. Dans le prochain numéro de la revue Parade sauvage dont nous pouvons consulter le sommaire, non seulement nous apprenons qu'Alain Vaillant fait partie du comité scientifique de la revue, non seulement nous découvrons qu'Alain Bardel y publie deux articles, non seulement nous découvrons qu'il y figure le compte rendu de deux ouvrages ayant Alain Bardel pour éditeur, non seulement deux comptes rendus sont rédigés par Alain Bardel lui-même, mais un fait complémentaire avait échappé à mon attention : Alain Bardel rend lui-même compte de deux ouvrages sur Une saison en enfer. Et il faut encore ajouter qu'il y a un compte rendu du Dictionnaire Rimbaud codirigé par Alain Vaillant où figurent plusieurs articles d'Alain Bardel, dont celui sur "Voyelles" même.
C'est du lourd quand on y réfléchit.
Normalement, les comptes rendus des livres sur Une saison en enfer de Patti Smith, de Yannick Haenel et de Grégoire Beurier auraient dû être confiés à une tierce personne. Vous avez à côté deux comptes rendus de deux livres édités par Bardel, dont un compte rendu d'un essai. Sur les deux articles de Bardel publiés dans la revue, l'un porte sur Une saison en enfer : "Les 150 ans d'Une saison en enfer et le fantôme d'Isabelle Rimbaud". Cette abondance confère une légitimité à Bardel qui n'est pas normale. Pourquoi ne rend-il pas compte de son propre essai tant que nous y sommes ? Puisque, de toute façon, le côtoiement de l'article et des deux comptes rendus sur Une saison en enfer le place en spécialiste exclusif de la revue Parade sauvage. Le compte rendu de l'essai de Bardel peut être signé par Mendél Péladeau-Houle ou Amélie Oudéa-Castéra, la messe est dite.
J'observe de plus que Yann Frémy, précédent codirecteur de la revue Parade sauvage, a fixé pendant des années un autre statut de spécialiste prédominant sur Une saison en enfer dans le comité rédactionnel de la revue Parade sauvage. Mais, au moins,  quand il y avait Yann Frémy, il y avait une diversité de voix qui s'exprimaient. Certes, par en-dessous, Frémy pilotait des choses, mais là ça devient hallucinant. Toute une revue est mise au pas par quelqu'un qui possède déjà comme moyen d'influence son propre site internet, on a une confusion maximale des genres, puisque Bardel fournit à la fois des articles au milieu des travaux de chercheurs et en même temps il arbitre les interprétations par des comptes rendus soit sur son site internet, soit dans la revue. Tout, absolument tout est mis au pas sur Une saison en enfer. Dans le Dictionnaire Rimbaud, on lui a confié l'article sur "Voyelles", le poème par excellence où se joue la difficulté de séparer la réflexion de chercheur et le compte rendu consensuel. On me dira que Bardel n'est pas important malgré la part qu'on lui donne et que je dois passer à autre chose. Moi, en 2023 et 2024, je vois un renforcement d'une influence bizarre, et les rimbaldiens le citent abondamment qui plus est. Alors, on peut voir les choses par l'autre bout de la lorgnette. Si Bardel s'occupe de "Voyelles" et d'Une saison en enfer, c'est que strictement aucun rimbaldien ne se considère compétent pour se risquer à formuler une opinion publique sur ces deux œuvres. Ce n'est pas mal non plus comme révélation ! Je continuerai à souligner ce qui doit l'être.
Dans les nombreux articles sur Une saison en enfer que je viens de mettre en ligne ces derniers mois, j'ai montré à plus d'une occasion qu'il n'y avait pas de véritable analyse de la signification d'Une saison en enfer. J'ai montré qu'une partie des notes accompagnant le fac-similé de l'édition originale du début de "Alchimie du verbe" étaient de l'ordre de la paraphrase de remplissage. Ainsi, pour : "A moi. L'histoire d'une de mes folies[,]" on ne va pas dire merci pour la glose : "Je prends la parole à mon tour. Voici l'histoire d'une de mes folies."
Et oui ! quand le poète annonce "l'histoire d'une de [s]es folies", il développe "en effet une 'histoire' ". Oui, une phrase comme : "je croyais à tous les enchantements", "souligne sa tendance à se nourrir d'illusion", La Palice n'aurait pas dit mieux, Rimbaud dira plus loin "se nourrir de mensonge", et oui, cela souligne aussi "sa prédisposition à la 'folie', annoncée par la première phrase du texte, et celle au 'délire' annoncée par le titre." Si un poème s'intitule "Soleils couchants, cela favorisera certainement la phrase de commentaire suivante : cette description de soleils bas qui brillent de diverses couleurs dans le ciel et qui disparaissent à l'horizon correspond à la vision de multiples couchants, comme cela est annoncé dans le titre "Soleils couchants".
Le livre Une saison en enfer ou Rimbaud l'Introuvable est de 195 pages, mais si j'écarte le fac-similé, les pages blanches, le sommaire, pages de faux-titres, illustrations, la bibliographie, etc., moins de 130 pages, et si j'enlève encore les demi-pages vierges, les graphiques on est à 125 pages environ.
Sur ces 125 pages, on a des parties dont la rédaction se fonde sur des travaux antérieurs, ce qui réduirait encore la part d'investissement, notamment l'introduction et les notes en vis-à-vis du fac-similé. Si on compare avec les livres de Brunel, Nakaji, Bandelier, Frémy sur Une saison en enfer, on a un spécialiste exclusif d'Une saison en enfer qui n'est pas particulièrement profus. J'ajoute que bien des notes sont le reflet d'une lecture des notes des éditions antérieures. Par exemple, à propos de "l'assomption [du] petit ami", Bardel écrit à la page 142: "C'est évidemment par moquerie à l'égard du pieux Verlaine que Rimbaud lui prête cette idée blasphématoire." Outre que Verlaine n'était pas "pieux" à cette époque et outre qu'il n'y a aucun dégagement des visées de sens du texte (voir plus bas ce que nous nous développons), le terme "blasphématoire" est repris des notes de Jean-Luc Steinmetz dans une au moins de ses éditions en Garnier-Flammarion. J'ai son volume des Œuvres complètes d'Arthur Rimbaud de 2010 sous main et il donne la vue suivante sur le passage de l'assomption : "[...] le terme, quoique doublement impropre, est particulièrement blasphématoire."
Un autre passage m'a paru étonnant dans l'annotation. C'est à propos du passage suivant de la confidence de la Vierge folle : "D'ailleurs, je ne me le figurais pas avec une autre âme : on voit son Ange, jamais l'Ange d'un autre, - je crois. J'étais dans son âme comme dans un palais qu'on a vidé pour ne pas voir une personne si peu noble que vous : voilà tout." Bardel glose ainsi la première phrase : "Comprendre : avec un autre partenaire que moi." Et plus loin, le commentaire accentue cette orientation forcée de la lecture (injonction à l'impératif "Comprendre") : "[...] elle est faite pour lui et, lui, fait pour elle : 'je ne me le figurais pas avec une autre âme'. Ils sont inséparables, 'dépendants' l'un de l'autre, comme chacun, selon l'enseignement du catéchisme, est inséparable de l'ange gardien qui veille sur lui partout et toujours."
J'ai été surpris, parce que jamais de ma vie je n'ai lu ainsi la phrase : "je ne me le figurais pas avec une autre âme". Pour moi, le sens littéral exclusif de la phrase est le suivant : "je ne me représentais pas l'Epoux infernal avec une autre âme que celle que je lui voyais." Le verbe "figurer" ne convient pas pour soutenir la lecture de Bardel. Et puis, il y a le double point qui introduit une phrase explicative sur le fait de ne jamais voir l'Ange d'un autre, ce qui se raccorde assez mal avec l'idée qu'elle ne le voyait pas le tromper avec quelqu'un d'autre. Qui plus est, ce passage est à rapprocher de "Conte", ce que je fais depuis trente ans. Dans "Conte", on a un récit sur l'impossibilité de découvrir une autre âme, un autre Ange en soi : "Le Prince était le Génie. Le Génie était le Prince[,]" après un massacre des femmes dans les palais personnels du Prince par le Prince lui-même, qui est noble par définition et tue parce que les femmes et les gens qui le suivent ne sont pas dignes de lui. Il faut ajouter que l'image du palais mériterait des recherches de sources éventuelles. Sans oublier d'évaluer au passage, la vision du "trône" au ciel dans "Bénédiction", l'envol en rejet du monde dans "Elévation" et le décor de "La Vie antérieure", j'en ai une possible dans "Châtiment de l'orgueil" au début des Fleurs du Mal : où l'intelligence du damné était "Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence, / Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui."
Je me suis demandé d'où venait la lecture terriblement réductrice de Bardel. Je constate que dans l'édition critique d'Une saison en enfer par Pierre Brunel, nous avons une note similaire, mais pour un autre passage de Vierge folle, note un peu mise en relief puisque tout en bas de la page 225 : "l. 115 Il ne connaît personne (d'autre que moi.)" Cela ressemble à s'y méprendre à la glose bardélienne, sauf que si on se reporte à la ligne 115 de l'édition critique il ne s'agit pas du tout du même passage : "Ah ! je n'ai jamais été jalouse de lui. Il ne me quittera pas, je crois." On dirait que de manière impropre Bardel s'est inspiré de cette note et l'a reportée à un autre passage.
Dans le cas de "Vierge folle", j'ai déjà souligné que la lecture biographique déroulée était au ras des pâquerettes. Il est acquis que Rimbaud est un génie de la poésie, donc on va identifier simplement des références biographiques dans "Vierge folle" et n'y voir que des railleries de mauvais couple. Voilà ce qu'en fait de haute poésie, on nous donne à comprendre : "Rimbaud en veut à Verlaine d'avoir la foi, il ne peut plus l'aimer, il se moque de lui et se casse", ou : "Rimbaud se plaint de ne pas trouver une âme qui lui corresponde, il est difficile, le Rimbaud ! Il ne se prend pas pour de la merde !"
Pour le passage sur l'assomption, la seule lecture envisagée, c'est que Rimbaud se moquerait encore et encore de la religiosité de Verlaine. La "Vierge folle" dont il est affirmé qu'elle est Verlaine sans reste parle toujours au premier degré, elle est incapable d'ironie : "Un jour peut-être il disparaîtra merveilleusement ; mais il faut que je sache, s'il doit remonter à un ciel, que je voie un peu l'assomption de mon petit ami !" L'adverbe "merveilleusement" doit nous mettre la puce à l'oreille. Tout au long de son récit, la Vierge folle a exprimé avoir des doutes sur les pouvoirs magiques de l'Epoux infernal, voire sur ses prétentions à posséder l'omniscience : "Il feignait d'être éclairé sur tout", "tout le décor, dont en esprit, il s'entourait", "comme il aurait voulu le créer pour lui", "des secrets pour changer la vie ? Non, il ne fait qu'en chercher", "Il ne me rendait pas meilleur", "Il l'a faite vingt fois, cette promesse d'amant. C'était aussi frivole que moi lui disant : "Je te comprends." Et ça continue : "Il veut vivre somnambule", "Ou je me réveillerai, et les lois et les mœurs auront changé", "grâce à son pouvoir magique", "Il ne peut pas", "S'il était moins sauvage, nous serions sauvés !"
J'ai une impression similaire avec le poème "Le Voyage" qui clôt Les Fleurs du Mal. Apparemment, je suis le seul au monde à percevoir l'ironie amère du dernier quatrain. On est dans la même configuration, exactement la même. Dans "Le Voyage", le poète toujours lassé de l'ici se propose systématiquement de relancer un nouveau voyage, et à chaque fois il est déçu, et en toute fin de poème il se fixe un dernier voyage, dernier puisque c'est la fin de l'ouvrage et c'est le suicide. Et ce suicide va se faire dans l'optique de découvrir du nouveau, de l'inconnu. Et comme tous les autres voyages appartenaient au passé, et celui-ci par le suicide appartient au futur on a des lecteurs de Baudelaire qui lisent ça au premier degré. Il en a tellement marre qu'il veut découvrir le nouveau par-delà la mort, alors que, normalement, le bon lecteur c'est celui qui prend la mesure de l'instabilité du récit. Baudelaire a passé son temps dans l'écriture des 144 alexandrins du "Voyage" à nous dire que le projet toujours relancé de découvrir du nouveau a toujours été déçu. Donc, au lieu de simplement dire que Baudelaire manifeste avec crânerie l'idée hyperbolique de se tuer pour voir s'il y a du nouveau dans un autre monde (ce qu'au passage il n'a pas fait au plan biographique et qui suffit à mettre la puce à l'oreille), il faut y voir un quatrain de pure amertume. Je croyais que c'était une lecture normale des lecteurs de Baudelaire et je me suis rendu compte que pas du tout. Je lis les annotations, les commentaires, ils sont tous à dire que cette quête de nouveau dans l'inconnu est le mot d'ordre. Mais, c'est le mot d'ordre dès le premier vers du "Voyage", et au bout du parcours on en tire une leçon d'exhaustion, non ? Je ne sais pas !  Je ne vous comprends pas bien.
Ici, dans "Vierge folle", il n'y a pas la revue complète des cas, mais on retrouve la pointe cime ironique du "Voyage", du moins si vous lisez "Le Voyage" comme je le fais moi, et pas comme les autres, puisque quand je lis le dernier quatrain du "Voyage", il y a un pari sur l'au-delà, mais avec un fort sentiment que c'est plutôt la fin de tout voyage. C'est pareil dans le récit de la "Vierge folle", l'Epoux infernal est décrit comme cherchant à s'évader à tout prix de la réalité, et la Vierge folle se demande pourquoi. Et il est question de la mort qui fait repentir, dans la bouche même de l'Epoux infernal : "Parfois, il parle, en une façon de patois attendri, de la mort qui fait repentir". Il parle aussi des "départs qui déchirent les cœurs". Et bientôt, la Vierge folle nous apprend qu'il menace de la quitter. Elle appréhende avec effroi cette perte. Alors, certes, tout au long du récit, il y a une instabilité où à la fois elle croit en la magie de l'Epoux infernal, et en même temps elle s'en défie, exprime des doutes. Mais, à la fin du récit, on a des rimbaldiens qui gomment cette instabilité fondamentale de la lecture, comme les baudelairiens gomment l'amertume des constats d'échecs à la lecture des quatrains finaux suicidaires des Fleurs du Mal. Certes, dans son esprit confus, la Vierge folle peut bien espérer voir son Epoux infernal monter au ciel et confirmer ainsi la réalité des pouvoirs dont il a fait miroiter la possession devant elle, mais bien sûr qu'elle a des doutes et de la rancune aussi. Le récit est de repentance, il est adressé au "Seigneur" et c'est au Seigneur qu'elle parle de l'Epoux infernal. Comme dirait Bardel, les mentions à la troisième personne "il" ou "mon petit ami", etc., montrent que la Vierge folle parle au Seigneur du début à la fin de sa confession, comme si l'Epoux infernal n'était pas là. Et moi, j'ajoute, parce que je vais quand même un peu plus loin dans l'évidence de base, je précise qu'elle semble avoir parlé sans se rendre compte que l'Epoux infernal a tout entendu, elle ne le croyait pas présent, mais il espionnait. Il faudra que je vérifie si jamais un rimbaldien a fait remarquer cette configuration d'espionnage. Il n'y a aucun mérite à le mettre à jour, mais je me demande carrément si ça a jamais été fait.
Enfin, bref ! La Vierge folle a des doutes tout au long de son récit, donc on peut quand même considérer qu'avec les mentions "peut-être" et "merveilleusement" elle ironise sur le pouvoir de l'Epoux infernal. De plus, elle a peur foncièrement de le perdre, ce qui veut dire que le désir d'assister à son assomption est contradictoire. Quand la Vierge folle penche du côté du pôle Epoux infernal, elle exprime un désir de présence, de compagnie : "Tout de suite, je me pressentais, lui parti, en proie au vertige, précipitée dans l'ombre la plus affreuse : la mort." Cette attirance est décrite au passé, et à présent elle se confesse à Dieu et rejette l'Epoux infernal. Mettons qu'elle soit hypocrite, le simple fait que son discours soit adressé à Dieu suppose qu'elle ne va pas manger le morceau en lui disant que décidément elle renonce à être sauvée par le Seigneur et replonge. Il es malgré toutt évident qu'avec l'Epoux divin comme confident elle ironise sur une mort permettant à l'Epoux infernal de monter au ciel. Oui, il y a un peu des deux, elle est confuse, mais quand même le sens ironique doit primer. Tout le contexte porte à ce constat. Et ce n'est pas tout. Elle emploie le mot "assomption" qui convient à l'enlèvement de Marie par les anges. Or, elle venait de décrire dans des propos rapportés entre guillemets, donc bien mis en relief, bien sacrés d'importance, que l'Epoux infernal lui reprochait de la faire mourir en abusant de sa charité. Et cela dans une identification à une prostituée Marguerite Gautier peinte en Marie se sacrifiant d'amour dans La Dame aux camélias. La Vierge folle a passé son temps à expliquer que l'Epoux infernal avait une "charité" comme "ensorcelée", elle a expliqué ses anomalies de raisonnement où il se disait "charitable", mais frivolement pour la confiner dans un "paradis de tristesse". Il lui annonce qu'il veut l'abandonner pour aller en aider d'autres, autrement dit pour aller voir ailleurs si on se met à la lecture de Bardel et de Brunel, et elle n'aurait pas de rancune. Evidemment qu'il y a de l'ironie à la fin de la confession. Evidemment qu'elle sait mettre un petit coup de griffe ! C'était un coup de griffe aussi violent quand elle disait qu'il ne faisait que chercher des moyens de changer la vie.
Pourquoi faire de la Vierge folle un personnage dont l'analyse est à encéphalogramme plat ?
J'ai pris la peine de vérifier les études de Brunel dans son édition critique de 1987 et dans ses notes pour l'édition du centenaire "Œuvre-Vie". Et, en fait, Brunel ne décèle lui non plus aucune ironie dans la réplique finale de la "Vierge folle" : "Si la Vierge demande à voir l'assomption de son petit ami, c'est parce qu'elle voudrait s'en assurer. Elle est de ceux qui, comme Thomas, ont besoin de voir pour croire." Brunel n'aurait pas ajouté l'allusion à saint Thomas, le commentaire ne serait rien d'autre qu'une paraphrase du sens littéral. Il paraît que c'est mal de proposer de la paraphrase en guise de commentaire. Moi, je constate que des écrits critiques de référence s'en contentent et ne vont pas plus loin. Quant à l'allusion à saint Thomas, est-ce qu'elle a sa place ici ? Est-ce que le propos de l'Epoux infernal en nous offrant la copie du discours qu'il a entendu veut reprocher à la Vierge folle ce manque de foi à la saint Thomas ? Non ! Certes, ça l'arrangerait et il peut donner du "avec votre confiance seulement, je serai content", mais on voit bien que la visée de sens de "Vierge folle" n'est pas du tout de cet ordre-là. Dans l'édition du centenaire, la note lacunaire fournie par Brunel ne s'accompagne pas d'une prise de position précise, à défaut cela équivaut à une acceptation de lire au premier degré les propos de la "Vierge folle" : "L'assomption est l'enlèvement de la Vierge au ciel par les anges."
Alors, il y a d'autres passages où je n'accepte pas comme évidentes les lectures fournies par Bardel, Brunel et Vaillant. Pour la variation verbale : "Je suis veuve, j'étais veuve", non la Vierge folle ne parle pas d'un côté de l'Epoux divin, de l'autre de l'Epoux infernal, comme le soutenait Brunel en 1987. Et il ne s'agit pas non plus d'un cafouillage de Verlaine qui ne saurait plus où il en est dans son ménage avec Mathilde, comme l'écrit Bardel. Vaillant en 2023 soutient que c'est "un écho aux Mémoires d'un veuf" (page 86), titre d'un livre de Verlaine qui date de 1886, quand Une saison en enfer date de 1873. Et dans son édition des Œuvres complètes en Garnier-Flammarion, Steinmetz nous offre une note sidérante, puisqu'il donne une information de qualité, avant de tout rabattre contradictoirement sur Verlaine (Note 1, page 359) :
[...] dans plusieurs poèmes de 1872, Rimbaud parle de veuvages ou de veuve, notamment dans "Vies II" et la "Chanson de la plus haute Tour", où l'on rencontre aussi l'expression "la si pauvre âme" (présentée ici comme une citation). Ces termes appartiennent évidemment au vocabulaire verlainien, repris et souvent moqué par Rimbaud.
Le commentaire de Steinmetz n'aura de valeur que s'il fournit des occurrences verlainiennes antérieures à Rimbaud, non ? Et encore, les exemples rimbaldiens continueraient de faire contrepoids.
Je passe à ma lecture du changement verbal de "Je suis veuve" à "J'étais veuve", lecture que je croyais faite par tout le monde spontanément, je ne faisais pas attention à ce qu'écrivaient les rimbaldiens à ce sujet.
Je mets en contexte : la Vierge folle s'adresse à l'Epoux divin, elle le sollicite à l'instant même "Un peu de fraîcheur" et enchaîne par cette fameuse variation : "Je suis veuve... - J'étais veuve..." Je n'ai plus le nom de la figure de style en tête, mais il s'agit d'une ressaisie. Et la suite du texte permet de n'avoir aucun doute sur la signification : "j'ai été bien sérieuse jadis, et je ne suis pas née pour devenir squelette". Elle dit qu'elle est perdue, mais qu'elle n'est pas perdue à jamais. Elle ne sera veuve que si tout retour à Dieu est mort. Or, elle s'adresse à lui, implorante ! Je suis veuve Dieu, puisque je me suis perdue, ah non, je travaille au rachat de mes péchés, je laisse la pourriture derrière moi, je ne veux plus être veuve, je ne le suis plus ! La lecture n'a rien d'extraordinaire. C'est du b.a-ba.
Je ne savais même pas que cette variation était incomprise des rimbaldiens. J'ai cru rêver quand j'ai lu les explications tour à tour de Brunel, de Steinmetz, de Vaillant et de Bardel.
Revenons enfin sur la problématique d'identification de la "Vierge folle". Voici ce qu'écrivait Brunel dans l'édition du Centenaire, vu que nous avons alors droit à une belle page de présentation du problème. Il y a "trois catégories" de "commentaires" : "1) Les interprétations biographiques qui font de Rimbaud l'Epoux infernal et de Verlaine la Vierge folle". Suzanne Bernard, Yves Bonnefoy et Jean-Luc Steinmetz sont cités comme trois tenants de cette lecture, lecture en réalité majoritaire qui aurait pu être associée à d'autres noms de la critique rimbaldienne. Brunel concède son importance : "[...] ces interprétations biographiques conservent tout leur crédit[,]" "2) Les interprétations symboliques." Brunel cite "Marcel-A. Ruff (1968), approuvé par Antoine Adam (1972)" et "la Vierge folle serait 'l'âme du premier Rimbaud, soumise et tournée vers Dieu, mais qui, comme dans la parabole, n'avait pas la réserve d'huile suffisante, et qui est maintenant entraînée par le Rimbaud libéré, devenu pour elle l'Epoux infernal". Il me faudrait lire directement les écrits de Ruff et d'Adam. Brunel ajoute cette remarque : "Ce type d'interprétation avait été inaugurée en 1931 par Raymond Clauzel." J'ignore tout de cette dernière référence. Notons que dans la présentation concise de cette thèse fournie par Brunel on voit tout de suite le problème. Le récit ne parle pas du tout d'un manque de quelque chose équivalent à l'huile de la Vierge folle et ne met pas du tout en scène un premier Rimbaud face à un Rimbaud libéré. Cette deuxième thèse de lecture crée un système étranger à la composition rimbaldienne pour lui apporter le sens souhaité, ce qui n'est pas une démarche recevable.  Avant de citer la troisième catégorie fournie par Bardel, j'ajoute une remarque étrange de Steinmetz dans son édition des Oeuvres complètes. Steinmetz rattache cette deuxième thèse à Claudel, mais de manière peu cohérente. En réalité, Steinmetz prend prétexte de la mention de cette thèse pour citer un passage de Claudel et il enchaîne comme si le passage de Claudel était la source de cette thèse (page 359) :
[...] Certains croient qu'il s'agit de Rimbaud en lutte contre lui-même : en somme, u ndialogue entre Animus et Anima, pour reprendre la parabole inventée par Claudel dans ses "Réflexions et propositions sur le vers français" [...] "pour faire comprendre certaines poésies d'Arthur Rimbaud". Toutefois, il est plutôt admis que la viege folle représente le faible Verlaine et que l'époux infernal est Rimbaud en personne. Le débat du texte semble le prouver.

Je reviens à la note de Brunel, page 421 de l'édition du centenaire : "3) Les interprétations narratologiques qui 'cherchent des liens internes, une structure intratextuelle du récit, avec la conviction que, même si le texte donne quelque éclaircissement sur la personnalité et la pensée de l'auteur, ce ne serait qu'à la suite de la logique qui règne à l'intérieur du texte' (Y. Nakaji, 1987), ou qui font observer que la Vierge folle, comme l'Epoux infernal, ressemble au narrateur du début (D. Bandelier, 1988)." Et Brunel ajoute : "Il paraît prudent de n'exclure aucune de ces hypothèses pour éclairer un texte aux significations multiples."
Admirez au passage que Bandelier ait fait remarquer que la Vierge folle ressemblait au "narrateur du début" !
Pour moi, la lecture symbolique de Ruff et Adam peut être abandonnée, elle n'est pas assez étayée, elle ne s'affronte pas suffisamment au texte et elle est en tension contradictoire avec le texte lui-même. Je pense qu'on peut l'abandonner. Mais, Brunel souligne l'existence d'une troisième catégorie qui, elle, peut légitimement faire cortège à la thèse de lecture biographique. Cette troisième catégorie est lestée de mots qui sentent l'approche structuraliste démonétisée : "narratologiques" et "intratextuelle", mais il n'en reste pas moins que le sens d'un texte doit être produit par le texte lui-même, et non pas par les apports extérieurs des commentaires, les éléments biographiques étant des apports extérieurs au texte en tant que tels. Bandelier a effectivement proposé une étude résolument structuraliste, étonnamment indifférente à la signification. Le cas est différent pour la thèse de Nakaji où de vraies interrogations sont posées sur la signification d'Une saison en enfer. Et pour éviter le renvoi de cette catégorie au structuralisme, je m'empresse de parler des allusions à Alexandre Dumas fils. Dans son édition critique, Brunel fait deux allusions à La Dame aux camélias et puis une troisième au moment d'identifier le renvoi à "Armand Duval" dans les propos de l'Epoux infernal, et Brunel dit étrangement qu'il a bien fait à deux autres reprises de faire des rapprochements avec La Dame aux camélias, vu que maintenant il relève une allusion directe à ce roman adapté ensuite au théâtre. Et Brunel répète dans son édition critique de 1987 comme dans l'édition du centenaire de 14991 que l'adaptation théâtrale a été jouée à Londres en juin 1873, au plus près de l'époque de composition du récit intitulé "Vierge folle". Or, la référence à Dumas fils était connue depuis longtemps et c'est parce qu'il la connaissait que Brunel a pensé à faire deux autres rapprochements à la lecture de "Vierge folle".
Mais, ce que moi je veux mettre en avant, c'est que comme Verlaine à cette époque s'intéressait de près aux pièces de Dumas fils Rimbaud a trouvé là un sujet de réflexion sur l'homme et la femme dont il a voulu traiter avec sa pensée propre dans un ouvrage de poète voyant. Au plan du courrier de Verlaine, il s'agissait de pièces de théâtre que celui-ci avait la possibilité de voir et qui étaient un plus intéressantes que les autres. Les grandes pièces de théâtre françaises du troisième quart du dix-neuvième siècle, en-dehors de celles inédites de Victor Hugo du Théâtre en liberté, quelles sont-elles ? Dumas fils s'intéresse au problème de l'égalité de traitement entre les hommes et les femmes, au châtiment de l'adultère, à sauver la famille, la morale, etc., selon des vues siennes, etc. Rimbaud ne parle pas d'homosexualité dans Une saison en enfer. Les tenants de cette lecture (Vaillant, Bardel) admettent que le seul argument est la forme masculine du mot "compagnon" pour introduire le discours de la Vierge folle. Or, en 1867, Verlaine a publié dans la revue Le Hanneton un récit intitulé "Le Poteau" où on pourrait croire qu'il parle de Rimbaud de manière cryptée : condamnation par contumace pour un meurtre par enlèvement et vie à Charlestown aux Etats-Unis, alors que non la nouvelle a été publiée telle quelle avant la rencontre entre Rimbaud et Verlaine, et dans cette nouvelle la femme enlevée est nommée "compagnon". On me soutiendra que c'est la preuve que Verlaine veut faire entendre que son récit parle d'homosexualité. Mais bon il y a un moment il faut dire halte à la mauvaise foi.
Cette prétendue preuve étant fragilisée, je reviens sur le sujet. Il est clair que Rimbaud a connu une expérience de couple avec Verlaine et qu'il en rend compte quelque peu dans "Vierge folle", mais il n'en rend pas compte scrupuleusement et de manière fouillée. Il a choisi des aspects qu'il a mis en avant et pas d'autres. Le récit de "Vierge folle" n'a rien à voir avec la lecture d'une biographie de Rimbaud et de Verlaine pour la période 1871-1873. On voit bien que les recoupements sont partiels. Rimbaud se sert d'un matériau biographique, il a certainement envie aussi d'épingler des considérations biographiques, mais il ne fait pas du biographique le tout de son récit.
Face à Rimbaud, Verlaine, plus d'une fois, va mettre en récit et en poésie l'idée d'une relation de deux hommes, se dressant dans leur vie de couple singulière face à la société réprobatrice : "roman de vivre à deux hommes", etc. Le récit des Romances sans paroles se nourrit du triangle amoureux biographique vécu par Verlaine avec d'un côté son épouse et de l'autre Rimbaud, et il contient plusieurs allusions cryptées ou fines à l'homosexualité. Mais, dans le cas du récit Une saison en enfer, nous n'avons rien de tel. Rimbaud ne fournit pas les indices d'une lecture codée en ce sens. Il faut ajouter que le problème de l'homosexualité face à la société, c'est un problème de discrimination ou d'acceptation. Or, le propos de Rimbaud dans plusieurs poèmes en prose des Illuminations ou dans Une saison en enfer, c'est de parler de la vérité en amour des couples qui se forment. Il n'y a aucune raison logique d'opposer l'homosexualité à l'hétérosexualité. Cela n'a strictement aucun sens. Et si tel était le cas, la majorité des lecteurs ne se sentirait pas concernée. Ce serait même risible : le problème de Rimbaud à avoir une relation épanouie avec Verlaine, mais ça n'a pas d'intérêt littéraire. Les gens vont lire ça et dire : "Mais c'est votre problème, on s'en fout !" Il est évident que Rimbaud parle d'amour au sens général. Il n'a aucune raison de remplacer l'image habituelle du couple homme et femme. Ce serait contre-productif.
Sinon, avec les idées d'un Epoux infernal trop "sauvage" et la remise en cause de la "morale", outre qu'il y a à dire sur les pièces moralisatrices et voulues paradoxalement édifiantes de Dumas fils, il y a un vieux motif révolutionnaire derrière. Je ne peux pas m'empêcher de penser aux phrases du réactionnaire Burke sur la Révolution française : la victoire du sauvage contre la civilisation, un renversement de la morale. Je n'ai pas les citations sous la main, mais ce serait bien de les faire, parce que ça a beaucoup de sens par rapport au discours de notre poète de "mauvais sang" qui tient tout de la "déclaration des droits de l'homme".

lundi 12 février 2024

Mais qui est l'Epoux infernal par rapport à la Vierge folle ?

Tout à l'heure, en librairie, je suis tombé sur la biographie de Jeancolas sur Rimbaud. J'ai feuilleté, parcouru quelques paragraphes, et j'ai trouvé ça bien affligeant. A l'époque où il a publié son livre, ça passait encore, mais il devient criant qu'on ne peut pas laisser passer des réflexions sur Rimbaud dans un tel état. Et puis, j'ai très vite repéré le discours tenu sur Une saison en enfer et Jeancolas ménage la chèvre et le chou. L'Epoux infernal c'est un peu Rimbaud, la Vierge folle c'est un peu Verlaine, mais ce serait réducteur jusqu'à l'autobiographique de n'y voir que cela, et donc c'est aussi deux allégories de l'âme. Bref, Jeancolas fait une petite place pour accueillir la thèse de lecture si décriée de Marcel Ruff suivi par Antoine Adam. Le truc, c'est que comme on sent qu'il y a un problème d'alternative, on tend à se rabattre sur la seule alternative qui ait été clairement proposée, ou il s'agit du couple biographique des deux poètes ou il s'agit d'un débat allégorique entre deux formes de l'âme du poète. Pour moi, le second terme de l'alternative ne tient pas. L'Epoux infernal est identifiable au poète qui prend la parole dans "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer", et dans "Mauvais sang" il y a une conversion forcée qui échoue, mais prend un certain temps (sections 5 à 7) et avant même cette conversion forcée nous avons l'expression d'élans vers Dieu (section), élans vers Dieu que nous retrouvons dans "Nuit de l'enfer", signe que la conversion a échoué, mais n'a pas été révoquée à la fin de "Mauvais sang". Quant à expliquer pourquoi le brouillon correspondant à "Nuit de l'enfer" s'intitule "Fausse conversion", c'est une sacrée énigme rimbaldienne que personne ne semble désireux de mettre en lumière. Moi, quand je lis Une saison en enfer, je me dis qu'on peut à la limite parler de "fausse conversion" pour les sections 5 à 7 de "Mauvais sang", mais pour "Nuit de l'enfer" ça pose un problème énorme, problème jadis résolu par l'idée que le poison était le baptême, sauf que visiblement tout le monde tend à dire que nous en sommes revenus de cette hypothèse de lecture.
Alors, je ne vais pas traiter pour l'instant des problèmes de lecture posés par "Nuit de l'enfer". Ce que j'ai posé, c'est que l'époux infernal a déjà des élans vers Dieu et avant sa conversion forcée au royaume des enfants de Cham et pendant la "Nuit de l'enfer". La Vierge folle tient un discours de repentance plus prononcé, mais les deux êtres damnés sont beaucoup plus similaires qu'on a voulu nous le dire dans le comportement. 
Dans l'essai Une saison en enfer ou Rimbaud l'Introuvable, Alain Bardel soutient que la Vierge folle est un prête-nom pour Verlaine, tandis que l'Epoux infernal représente la figure fantasmée de Rimbaud, et il nous soutient que le travestissement homosexuel est confirmé par le recours au mot "compagnon" qui est masculin. Dans son essai paru un ou deux mois plus tôt, Alain Vaillant dit exactement la même chose.
Or, voici le début de "Vierge folle" :
   Ecoutons la confession d'un compagnon d'enfer :
   " O divin Epoux, mon Seigneur, ne refusez pas la confession de la plus triste de vos servantes. Je suis perdue. Je suis soule. Je suis impure. Quelle vie !
   "[...]"
Si Rimbaud joue sur le masculin du mot "compagnon", comment se fait-il que bien que clairement au courant des lectures de Bardel et Vaillant je ne ressente aucune gêne à passer du premier au second alinéa. L'attaque est directe avec l'apostrophe : "O divin Epoux". J'ai lu tant de fois ce passage que je sais qu'elle s'adresse à un Epoux qui doit être le sien. Et quand je lis "servantes", je ne ressens pas une contradiction immédiate avec "compagnon d'enfer", et d'ailleurs depuis centre trente ans la plupart des lecteurs ne sont pas embarrassés par le glissement de "compagnon" à "la plus triste de vos servantes" d'un alinéa à l'autre. C'est par d'autres arguments que les gens ont considéré que la Vierge folle désignait Verlaine, et c'est un argument récent - qu'on croit subtil parce que grammatical - qui fait dire que "compagnon" est une astuce pour identifier un travestissement. Je ne ressens pas cette astuce à la lecture, elle n'est pas sensible. Peut-être que Rimbaud écrit mal ? En tout, c'est la conclusion d'Alain Bardel et d'Alain Vaillant, puisqu'ils expliquent ce truc comme simple mais non compris de la quasi-totalité des lecteurs.
Pour moi, le mot "compagne" avait un sens proche d'épouse, "compagnon" est un terme volontairement neutre, un terme choisi à dessein, mais pas à des fins de signifier l'homosexualité par la bande.
Puis, j'observe une symétrie qu'il faut savoir apprécier en tant que telle. La Vierge folle se sent au fond du monde et tellement délaissée qu'elle est prête à des élans vers Dieu, tout comme le poète le disait pour lui-même à la quatrième section de "Mauvais sang". Et dans cette symétrie, l'Epoux infernal va être pour la Vierge folle l'équivalent de ce qu'est Satan pour le poète de "Nuit de l'enfer". Satan réagit surtout verbalement dans la prose liminaire et dans "Nuit de l'enfer", ici l'Epoux infernal bat sa proie comme un mari brutal.
Les schémas de la repentance ne sont pas identiques. Le poète de "Mauvais sang" s'y est soumis de mauvaise grâce, il a fui l'Europe avant de subir une conversion forcée. Il va tenir un certain temps un discours de converti qu'il va prétendre sincère, sauf que celui-ci va être miné assez rapidement. Dans le cas de la "Vierge folle", certaines faiblesses de damnée se font remarquer, mais la repentance est plus constante. Il y a un discours plus ferme pour en finir avec l'Epoux infernal. Certains commentaires, dont ceux de Bardel et Vaillant, insistent sur le glissement de "confession" à "confidence", ils y voient le signe d'une dévaluation de la confession. Toutefois, le mot "confession" est dans la bouche de l'Epoux infernal, pas dans la bouche de la "Vierge folle", ce qui fait que le contraste des deux mots "confession" et "confidence" n'est peut-être pas si pertinent qu'on veut bien le vendre.
Malgré ses faiblesses, la Vierge folle est constante dans son récit. L'autre peut la "battre maintenant", elle veut revenir vers l'Epoux divin. A la fin du récit, elle parle bien sûr de sa volonté de voir l'assomption de son petit ami, mais il ne faut pas perdre de vue que l'ironie fuse de tous côtés. On repère avec évidence l'encadrement ironique de la part de l'Epoux infernal : "Ecoutons la confession d'un compagnon d'enfer" et "Drôle de ménage !" Toutefois, l'ironie de la mention "Drôle de ménage" l'implique également, il y a de l'autodérision dans cette clausule. Ce n'est pas que de l'ironie sur la conception du ménage que se faisait la Vierge folle à être dans sa compagnie.
Mais il y a un autre fait d'ironie important.
La "Vierge folle" a ironisé sur les prétentions de l'Epoux infernal à "changer la vie". Et, pourtant, à la fin du récit, elle formule le souhait de vérifier en y assistant si son petit ami en disparaissant connaîtra une assomption. Dans son commentaire, note en marge de ce passage de son édition fac-similaire (page 142), Bardel soutient que "c'est évidemment à l'égard du pieux Verlaine que Rimbaud lui prête [à la Vierge folle qui se doit d'être Verlaine] cette idée blasphématoire". Et Bardel rappelle que l'assomption correspond à l'enlèvement de la Vierge Marie par les anges. Mais, donc, Bardel ne conçoit pas une seconde que la "Vierge folle" puisse se moquer des prétentions magiques de l'Epoux infernal, alors qu'elle nous a donné une idée sans détour. Vaillant fait à peu près la même lecture, et donc il y a aussi l'argument que Marie est un personnage féminin alors qu'ici c'est l'Epoux infernal qui va connaître l'assomption et non la Vierge folle. Mais pourquoi la Vierge folle dit-elle que l'Epoux infernal en disparaissant va peut-être connaître une assomption ? Ce faisant, si elle est sincère, elle fragilise son acte de contrition. En réalité, elle vient de citer des propos de l'Epoux infernal qui lui ont fait très mal : "Tu me feras mourir comme il a fait mourir cette femme. C'est notre sort, à nous, cœurs charitables..." La Vierge folle réplique précisément à cette remarque désobligeante de la part de l'Epoux infernal, il me semble, non ? Et dans cette phrase de l'Epoux infernal, c'est là que nous avons explicitement l'identification de l'Epoux infernal à un rôle féminin, et qui plus est à un rôle féminin exerçant la charité. Pour moi, il ne faut pas lire les réflexions de la Vierge folle au premier degré, elle se moque de l'Epoux infernal avec cette histoire d'assomption d'une Marie, en réalité une femme damnée, une courtisane à la Marguerite Gautier tirée de La Dame aux camélias. Mais Alexandre Dumas fils, il a joué la comédie de la prostituée mariale. On aura ça avec Maupassant, on a eu la pitié pour les prostituées de Victor Hugo et autres romantiques. Plaindre les saintes prostituées, c'est un peu motif qui fait très dix-neuvième siècle. La Vierge folle est précisément une femme perdue repentante qui pour échapper à la damnation entend se mettre en coupe réglée avec Dieu et en finir avec l'Epoux infernal qui la tire du côté de la damnation. Et voilà que l'Epoux infernal se fait passer pour celui qui exerce la charité, ce qui est en contradiction flagrante avec l'ensemble du discours tenu par la Vierge folle tout au long de sa confession-confidence. S'il est charitable, en quoi damne-t-il la Vierge folle ? Elle fait évidemment de l'ironie en disant que peut-être s'il disparaît il connaîtra une assomption.
Et j'en arrive à un autre élément problématique. Vers le début de sa prise de parole, la Vierge folle dit de l'Epoux infernal qu'il est "celui qui a perdu les vierges folles". En note à ce passage du fac-similé (page 134), Bardel rappelle que, dans l'Evangile selon saint Matthieu les "vierges folles" "représentent le mauvais chrétien", car elles ne se sont pas préparées "par une vie conforme aux préceptes de la morale et de la religion", puis il précise un écart important : dans la parabole, l'égarement des "vierges folles" n'est pas imputé directement à Satan. Est-ce qu'il est si important de relever cette différence ? Pas tellement. Mais, ce que n'affronte pas Bardel, c'est la difficulté posée par ce passage à une lecture biographique pure et simple. En effet, au plan biographique, que sont ces vierges folles que Rimbaud aurait transformées en femmes perdues avant d'entraîner Verlaine ? On peut négocier la difficulté, en considérant que la caractérisation en Epoux infernal et donc en démon transcende forcément le portrait biographique de Rimbaud, puisque c'est une sorte de vision du Mal par-delà la réalité biographique. Pourtant, Bardel ramène tout à la question suivante : Verlaine se compare-t-il à un amas de prostituées ?
On voit bien que la lecture biographique de Bardel force l'interprétation du texte à plus d'un endroit. Ici, il s'agit plutôt d'un point aveugle : que seraient les vierges folles déjà perdues par Rimbaud si la lecture est résolument biographique ? Et pour l'assomption, Bardel n'accorde aucun crédit d'ironie à la parole de la Vierge folle. En surface, on peut de toute façon sauver la lecture biographique, il suffit d'admettre qu'elle aussi est ironique à la fin de son récit et il suffit d'admettre une transcendance fantasmée de Rimbaud en démon. C'est ce que je fais spontanément à la lecture, mais ce qui se dégage c'est que non seulement Bardel et Vaillant prônent une lecture biographique, mais il s'agit d'une lecture à charge contre Verlaine où la subtilité disparaît complètement. Ce dont il est question dans "Vierge folle", c'est d'une idée d'accès à la vie éternelle rédemptrice du côté de la Vierge folle et son discours jette un éclairage cru sur les illusions du contre-modèle que prétend opposer l'Epoux infernal. Et obnubilé par le déchiffrement biographique, Bardel passe visiblement à côté des propos, à côté du sens du discours tenu par la Vierge folle, à côté de la signification critique de la clausule : "Drôle de ménage !"
J'ajoute que, comme il y a une allusion à La Dame aux camélias d'Alexandre Dumas fils avec les mentions "Armand" et "Duval", il faut songer qu'en 1873 Dumas fils est d'actualité dans la mesure où dans le prolongement de pièces de théâtre sur les thèmes des amours déchus (prostitution, adultère, etc.), Dumas fils participe au débat politique sur les droits de la femme mariée qui doivent être égaux à ceux de l'époux. Dumas fils ne se contente pas d'élaborer des intrigues de théâtre, il développe des thèses qu'il fait exposer crûment sur scène par certains des personnages, et Dumas fils commence en 1872 à publier des essais qu'il croit d'un philosophe. Citer Dumas fils n'est pas anodin. L'auteur est justement en train d'intéresser fortement Verlaine qui cite en particulier deux pièces Les Idées de Mme Aubray et La Princesse Georges. Il n'a pas encore lu La Femme de Claude qui fait aussi parler, et il aurait pu citer la pièce plus ancienne L'Ami des femmes. Or, il faut remarquer que la pièce Les Idées de Mme Aubray contient des passages qui sont repris dans des études critiques publiées dans la presse d'époque de 1867 à 1872, passages qui sont également repris dans l'anthologie de textes de Dumas fils qu'est le volume La Question de la Femme publié par une association féministe en 1872. Et à ces passages souvent cités, amplifiés de réputation, il faut ajouter qu'il y a l'idée que madame Aubray étant veuve elle considère que son mari est présent dans toutes choses, et même dans son fils, pour se rappeler à elle, que les autres assimilent à un ange. On a précisément des idées de voix de l'au-delà des maris dans les récits diaboliques en vers composés par Verlaine et si ce n'est pas dans le cas dans "Vierge folle", on a quand même des idées d'échanges sur d'autres vies des gens dans "Alchimie du verbe" et dans "Vierge folle" on a au contraire un discours ironique sur les prétentions magiques de l'Epoux infernal jusqu'à une disparition qui pourrait être pure et simple à défaut d'assomption. Car, si la Vierge folle assistait à l'assomption de son petit ami, elle pourrait se mettre dans la peau d'une Mme Aubray finalement.
Pour moi, le récit "Vierge folle" ne consiste pas à dire que le poète a du mal à trouver une âme sœur parmi les hommes. Ce n'est pas du tout ça le propos ! Je pense que c'est plus sérieux que ça, largement plus sérieux que ça !

vendredi 9 février 2024

Verlaine parlant de Dumas fils au moment où Rimbaud compose la Saison

   A la fin de "Vierge folle", l'Epoux infernal fait une allusion indirecte au personnage masculin principal de La Dame aux camélias :
    - Tu vois cet élégant jeune homme, entrant dans la belle et calme maison : il s'appelle Duval, Dufour, Armand, Maurice, que sais-je ? Une femme s'est dévouée à aimer ce méchant idiot : elle est morte, c'est certes une sainte au ciel, à présent. Tu me feras mourir comme il a fait mourir cette femme. C'est notre sort à nous, cœurs charitables..."
Armand Duval est le nom de l'amant de la courtisane Marguerite Gautier dans le roman La Dame aux camélias d'Alexandre Dumas fils. Il s'agit d'un classique secondaire de la littérature française, ce qui fait que le lecteur de 2023 peut se rendre dans une librairie pour faire l'achat du roman en question et ensuite le lire et éprouver la finesse d'allusion de Rimbaud dans le passage cité ci-dessus. Nous savons par ailleurs qu'il s'agit d'un roman à succès des débuts littéraires d'Alexandre Dumas fils qui transpose pour partie son vécu. Armand Duval est une représentation de l'auteur lui-même, d'où la symétrie des noms "Dumas" et "Duval", et l'identique initiale en "A" pour "Armand" et "Alexandre", la suite graphique "and" favorisant nettement le rapprochement. Avec le relief de la préposition "Du", les noms "Duval" et "Dumas" favorisent les jeux de mots, ce que Rimbaud prolonge ici avec le nom "Dufour". Notons que Rimbaud ne cite pas le héros de La Dame aux camélias, puisqu'il en fragmente l'identité : "Duval, Dufour, Armand, Maurice". Personne pour l'instant n'a identifié un "Maurice Dufour". L'emploi du prénom Maurice demeure gratuit en l'état de nos connaissances. Le glissement de "Duval" à "Dufour" a toutefois un aspect comique qui ressort. Une interprétation que les rimbaldiens ne déduisent pas du texte, mais qui me semble pourtant s'imposer, c'est le mépris de Rimbaud pour Dumas fils, puisque le personnage qui pourrait s'appeler "Armand" "Duval" est traité de "méchant idiot", il est vu aussi comme la cause de la mort d'une femme au cœur charitable.
Les rimbaldiens se contentent d'identifier une allusion à l'histoire de La Dame aux camélias sans impliquer une critique directe de Dumas fils. Par ailleurs, il faut rappeler que Dumas fils, à l'époque, composait essentiellement des drames pour le théâtre, et son roman La Dame aux camélias date de 1848 et a été adapté pour le théâtre par Dumas lui-même à partir de février 1852. Et cette pièce a eu elle aussi un énorme succès. Rares sont les éditions courantes actuelles qui offrent le texte de la pièce à la suite du roman. De nos jours, c'est surtout le roman qui est édité au format de poche. C'est suite au succès de la pièce que, en 1853, Verdi a immédiatement composé sur ce sujet l'opéra La Traviata dont, même sans le savoir vous avez dû entendre certains airs dans votre vie, comme c'est souvent le cas avec les opéras de Verdi.
Des romans, contes et nouvelles de Dumas fils, il n'est guère resté que La Dame aux camélias. il existe aussi une curiosité pour l'année 1866, L'Affaire Clémenceau, mémoire de l'accusé, ouvrage qui ne parle bien sûr pas du personnage qui allait devenir historique à partir de la Commune. Le théâtre de Dumas fils est tombé en désuétude, mais il connaissait du vivant de l'auteur un relatif succès. On cite principalement Le Fils naturel et Un père prodigue, mais vu les enjeux de "Vierge folle" empressons-nous de souligner une série sur l'image de la femme : La Dame aux camélias de 1852, l'origine des tendances du théâtre de Dumas fils, Diane de Lys, autre adaptation d'un récit en prose, L'Ami des femmes, Les Idées de Mme Aubray, La Princesse Georges, La Femme de Claude, et en collaboration nous avons encore Le Supplice d'une femme et Héloïse Paranquet. Le titre La Princesse Georges fait penser au nom de plume de la romancière George Sand qui couvait précisément Dumas fils et qui a également collaboré avec lui dans l'écriture d'une pièce en 1864 Le Marquis de Villemer.
Après les événements de L'Année terrible, Dumas fils va produire un certain nombre d'essais, certains tardifs ne peuvent avoir été connus de Rimbaud, comme La Question du divorce en 1880, mais en 1872 nous avons deux ouvrages, d'un côté L'Homme-Femme et de l'autre La Question de la Femme, ce dernier ouvrage publié par une association féministe est un recueil de citations tirés des publications antérieures de Dumas fils.
Enfin, Dumas fils a publié des réactions à chaud au lendemain de la Commune où il a injurié copieusement les insurgés vaincus. Le texte le plus célèbre a été publié en juin 1871 même dans la presse Le Monde illustré avant une édition en plaquette de trente pages Lettre sur les choses du jour et une seconde plaquette de trente pages a été publié au début de l'année 1872 Nouvelle lettre sur les choses du jour. Ces deux lettres ont entraîné la réaction de Tony Révillon, un proche du Clémenceau personnage historique, qui a lui-même publié une plaquette en réponse aux deux lettres de Dumas fils. J'ignore si Tony Révillon est parent avec le musicien communard Ferdinand Révillon, qui lui était un ami personnel de Verlaine (lettre du 17 juillet 1869 à Nina de Callias qui parle de la "femme charmante" de Ferdinand Révillon. Toutefois, le fils de Tony Révillon se réclamera de Camille Pelletan, un zutiste qui était proche de Victor Hugo à la fin de l'année 1871.
Pour l'instant, les rimbaldiens n'allaient pas plus loin que la célébrité de La Dame aux camélias et comme l'adaptation théâtrale allait être jouée à Londres en juin 1873 cela n'encourageait pas à chercher un autre prétexte à l'allusion fine de Rimbaud.
Et c'est là que la coïncidence de la représentation londonienne a fermé la voie à une recherche plus prometteuse.
Verlaine parle très peu de Dumas fils dans la correspondance qui nous est parvenue de lui, mais il le fait à deux reprises en mai et juin 1873 même, c'est-à-dire avant la représentation théâtrale londonienne et au moment même où Rimbaud compose Une saison en enfer. Rimbaud a commencé Une saison en enfer en avril 1873 selon les données fiables que nous possédons (lettre "Laitou" à Delahaye et datation fournie pour le livre lui-même). Le 16 mai 1873, Verlaine qui dans d'autres courriers d'époque, dit qu'il compose alors énormément de vers, étale ses projets dans une lettre à Edmond Lepelletier et il écrit ceci :
[...] Je fourmille d'idées, de vues nouvelles, de projets vraiment beaux. - Je fais un drame en prose, je te l'ai dit, Mme Aubin. - Un cocu sublime (pas à la manière de Jacques, le mien est un moderne extrêmement malin et qui rendra des points à tous les aigrefins de ce con de Dumafisse. [...]
Je cite d'après la transcription de Pakenham de son tome I de la Correspondance générale de Verlaine (page 313). Verlaine semble avoir oublié de refermer la parenthèse.
Remarquez qu'il y a une corruption du nom "Dumas" qui devient "Dumafisse", via l'habitude de l'appeler "Dumas fils". Remarquez aussi que Dumas fils est traité de "con". Je disais que dans "Vierge folle", l'expression "méchant idiot" épinglait nécessairement l'auteur suggéré par les mentions "Armand" et "Duval". Sur son courrier, Verlaine a souligné "cocu sublime", mais aussi l'adjectif "moderne". D'ailleurs, il y aurait un lot de citations à faire remonter du courrier de Verlaine pour les premiers mois de l'année 1873, tant ils entrent en résonance avec certains propos d'Une saison en enfer : "Ma santé est toute détraquée", "tout dernièrement", "Je suis mourant de chagrin, de maladie, d'ennui, d'abandon", "Je suis en proie à la sottise et à l'avidité la plus grossièrement féroces : tout cela m'a tué", "ma vie est bien finie maintenant", "Me sentant plus malade qu'à l'ordinaire et craignant que ce ne fût la crise inévitablement rapprochée de la fin", "lettre d'adieux à mes vrais amis", "les forces me manquèrent", "ma pauvre existence damnée", "je me sentais positivement crever", "me sauver cette fois, non d'une claquaison prochaine, mais d'une crise qui eût certes été mortelle dans la solitude", "j'ai bien besoin de témoignages amicaux", "L'heure me presse et d'ailleurs ma faiblesse est extrême", "on m'a cassé ma vie", "il y aura pour moi mains et mains, et il importe que je sache d'avance celles que je ne serrerai pas", "à Namur, où par parenthèse j'ai cru mourir encore une fois de je ne sais quelle attaque cérébrale", "je m'ennuie atrocement", etc., etc. D'ailleurs, la phrase "Je fais un drame en prose" a de quoi résonner avec la lettre de Rimbaud à Delahaye des jours qui suivent.
Le drame en prose n'est autre que Madame Aubin. Le titre ressemble à une allusion au titre de Dumas fils Les Idées de Mme Aubray. Le problème, c'est que la gestation de Madame Aubin fut longue. La pièce ne fut publiée qu'en 1886 dans le volume Louise Leclercq. L'incarcération a dû mettre le projet en berne. Cette pièce Mme Aubin n'en demeure pas moins un témoignage importante pour tenter de cerner les préoccupations de Verlaine et Rimbaud dans les premiers mois de l'année 1873. Verlaine revendiquant la composition de nombreux vers, il faut évidemment songer aussi aux fameux récits diaboliques dont il n'est pas crédible qu'ils aient pu être intégralement composés lors des premiers mois d'incarcération.
Mais venons-en à la deuxième mention de Dumas fils dans une lettre de Verlaine. Il s'agit d'une lettre à Emile Blémont cette fois, lettre très longue datée du "Mardi Midi 25 juin 73". Dans très peu de jours, Verlaine abandonnera Rimbaud à Londres et partira pour Bruxelles avec les suites que nous savons. La date du 25 juin permet aussi de penser que la représentation londonienne de La Dame aux camélias est d'actualité pour Rimbaud et Verlaine. En tout cas, Verlaine parmi les sujets divers qu'il aborde conteste l'opinion formulée par Camille Pelletan sur les idées de Dumas fils dans la revue La Renaissance littéraire et artistique dirigée précisément par Blémont. Je cite l'extrait en question :
   Nous avons ici deux troupes françaises. L'une à Princess Theatre, Desclée, etc., l'autre à St-James theatre, les artistes de l'Alcazar de Bruxelles. J'y vais presque tous les soirs que je n'ai pas de leçons. Les billets pleuvent. Hier, avoir revu pour la 10e fois au moins les Cent Vierges. Que c'est drôle ! - C'est des colons qui n'ont pas de femmes. On leur en envoie. Quatre d'entre elles, dont 2 hommes déguisés, s'insurgent et soufflettent leurs maris obligatoires. Sur ce, Sir Plupersonn, le Gouverneur de l'Ile Verte, s'exclame : "Ces dames, on les envoie ici pour accomplir le plus saint des devoirs, et leur première besogne est de calotter leurs maris !"
   Je ne suis pas de l'avis de Pelletan sur Dumas fils. Et l'Homme-femme n'est pas si apocalyptique que ça, - bien que je ne sois pas disposé à suivre le "Tue-là !" qui est là pour la vente. - Mais, vrai, Mme Aubray, la Princesse George, c'est très fort et très neuf. Je ne connais pas encore la Femme de Claude. Mme Desclée va, j'espère, la jouer.
    Mon drame est fait - dans ma tête. Mon roman aussi. Mon prochain volume de vers, L'Ile [...] aussi.
Verlaine cite le titre abrégé "Mme Aubray", juste avant de parler de son drame déjà fait dans sa tête, ce qui confirme l'idée que le théâtre de Dumas fils a à voir avec la genèse de Mme Aubin. Le nom "George" n'a pas de "s" final, influence possible de la romancière Sand. Verlaine n'a pas eu accès à une édition du théâtre complet de Dumas fils, semble-t-il, il ne connaît pas encore La Femme de Claude. Il va tous les soirs disponibles voir la même troupe théâtrale française et cela implique de revoir plusieurs fois certaines pièces dont Les Cent vierges qu'il apprécie en particulier. Notons que Rimbaud doit souvent l'accompagner à ce moment-là. Quand Verlaine dit apprendre l'anglais en lisant tout Poe, tout Swinburne et des recueils de chansons populaires, on songe aussi qu'il s'agit de lectures communes avec Rimbaud (le Robertson mentionné est en revanche l'auteur d'une méthode pour apprendre l'anglais, je ne crois pas qu'il soit question d'un écrivain réaliste plus obscur). Dans la lettre à Lepelletier, l'allusion à Dumafisse était suivie précisément d'une allusion aux représentations londoniennes des Cent Vierges et de Mme Angot. Il est clair que ces pièces populaires tombées dans l'oubli devraient intéresser les rimbaldiens et les verlainiens.
Et donc Verlaine dit ne pas être d'accord avec un article de Camille Pelletan sur l'essai de 1872 L'Homme-femme d'Alexandre Dumas fils. Camille Pelletan est en liaison avec Tony Révillon, premier point important à souligner. Verlaine dit un désaccord sur lequel il faudrait se pencher, mais pour cela il faudrait d'abord que je lise pour en rendre compte l'article de Pelletan, surtout qu'après la formule "ce con de Dumafisse" il faut se garder de penser à une admiration au premier degré de la part de Verlaine. Rimbaud, vu le texte de "Vierge folle", n'est sans doute pas admiratif en tout cas. Dumas fils a tenu des propos d'une violence extrême sur les communards, et notamment sur des gens exécutés sommairement (le sieur Cerisier) et sur les femmes (les femelles de la Commune ressemblent à des femmes quand elles sont mortes). Dumas fils quand il écrit qu'il faut tuer ceux qui ne sont pas d'accord avec le bon peuple et qu'il publie cela en juin 1871 même valide les actes versaillais de la Semaine sanglante. Il y a un problème béant posé par Dumas fils. Rimbaud ne l'ignore certainement pas. Notons tout de même que, pour sa part, Verlaine se détache de la réprobation politique pour admirer le côté artiste et drôle avec Mme Aubray et La Princesse Georges, tout en se disant supérieur à Dumas fils dans les idées et conceptions.
Verlaine minimise la perception du côté apocalyptique de l'essai olé-olé de Dumas fils et il épingle le côté racoleur de l'idéologie du "Tue-la". Je n'ai pas encore rendu compte du texte L'Homme-femme, mais il s'agit d'une réponse à un texte de presse de M. de Ideville qui posait la question si le mari avait le droit de tuer sa femme adultère, en liaison avec des faits divers récents dont un concernant un certain monsieur Dubourg, et cela rejoint l'idée de la fin de "Vierge folle" qu'Armand Duval a tué un coeur charitable dans La Dame aux camélias, coeur charitable toutefois d'une prostituée de luxe. Et nous avons un chassé-croisé où la Vierge folle occupe bien qu'elle soit une femme perdue, le rôle d'Armand Duval qui pourrait causer la mort de l'Epoux infernal en jouant abusivement de sa charité et de son dévouement.
Ces citations du courrier de Verlaine étant faites, il y a clairement une importante analyse à fournir avec des documents désormais bien délimités pour éclairer les intentions de Rimbaud quand il compose "Vierge folle", mais encore quand à la fin de "Adieu" dans Une saison en enfer il joue ainsi avec l'hypocrisie, le mensonge de la société, pour réécrire la leçon hypocrite des écrivains livrée par Révillon : "Il faut être de son temps" en "Il faut être absolument moderne" et pour prendre le contrepied de Dumas fils qui dit se dispenser de conseiller Dieu qui sait ce qu'il a à faire, ce qu'épinglait Révillon dans sa réponse, pour dire "La vision de la justice est le plaisir de Dieu seul." Il n'est plus question d'un Rimbaud qui avoue l'impuissance humaine, mais il est question d'un persiflage où Rimbaud jouant l'humilité humilie l'orgueil de Dumas fils qui prétend savoir ce qu'est la morale, ce qu'est la politique bien entendue où la semaine sanglante devient un acte irréprochable.
Donc, prochainement, compte rendu du livre L'Homme-femme, puis de l'article de Pelletan, puis d'au moins les pièces Les Idées de Mme Aubray et La Princesse Georges, et puis on fera Mme Aubin et Les Cent vierges et Mme Angot.
Il y a un nombre conséquent de lectures à faire. Et je n'oublie pas la liaison entre l'image de la sainte au ciel et l'ironie sur l'assomption (mariale) de l'Epoux infernal.