mercredi 23 février 2022

Qu'est-ce que la rivière de cassis ?

Le titre "La Rivière de cassis" subit souvent une présentation typographique altérée avec un "c" majuscule. Un des manuscrits comporterait un "c" majuscule", mais il s'agit peut-être d'un déchiffrement illusoire. Le second manuscrit connu impose d'y voir une minuscule. Toutefois, en optant résolument pour la minuscule, ce débat-là ne m'intéresse pas vraiment, je n'ai jamais songé à la ville de Cassis en lisant le poème, ni à ses célébrissimes calanques. Le vrai débat, c'est que signifie l'idée d'une rivière de la couleur sombre du cassis.
Dans un récent article, Yves Reboul prend le parti de la lecture formulée par Jean-Luc Steinmetz en 1989 d'une rivière de sang. Et pour soutenir cette identification métaphorique, il livre des exemples, mais des exemples qui, selon moi, ne correspondent pas au poème de Rimbaud. Il le fait dans une sous-partie de son article tout récemment paru dans le nouveau numéro de la revue Parade sauvage. L'article lui-même s'intitule "Corbeaux et mémoire du sang / A propos des Corbeaux et de La Rivière de Cassis". J'imagine que le choix du nom "mémoire" a été fait non seulement pour sa signification, mais pour l'écho qu'il peut entretenir avec le poème contemporain "Mémoire". La sous-partie qui nous intéresse pour le débat sur la signification du "cassis" a pour titre une alternative flanquée d'un point d'interrogation : "Forêt des Ardennes ou rivière de sang ?"
Reboul rappelle les données du problème. Le poème décrit un paysage, et nous ne sommes plus dans les références politiques évidentes du poème "Les Corbeaux" quand bien même il est à chaque fois question de "chers corbeaux délicieux". Au fil des générations successives, beaucoup de lecteurs se contentent de voir là un paysage imaginaire, une pure invention du poète. D'autres lecteurs y voient la description d'un paysage ardennais. Il est question d'une rivière et de sapins, Delahaye a orienté les rimbaldiens sur cette piste, Rimbaud et Delahaye étaient des habitants des villes de Charleville et Mézières, tandis que Bouillon en Belgique était une destination touristique voisine assez prisée. J'ai repéré des vidéos d'enseignants belges qui précisent que les forêts de sapins ne sont pas anciennes dans les Ardennes belges, mais je ne sais pas si je dois m'y fier, je ne sais pas comment évaluer la transformation du paysage belge au dix-neuvième siècle. Toutefois, Delahaye avait à un an près le même âge que Rimbaud, c'est son exact contemporain, donc ce débat n'a pas vraiment sa place ici. La lecture de Delahaye participe d'un effort d'ancrage réaliste. Notons tout de même que le poème est daté de mai 1872 et que Rimbaud est plutôt préoccupé par ce qu'il se passe à Paris, même s'il en a été écarté plus ou moins en mars-avril. Notons que l'idée d'une localisation ardennaise peut aller de pair avec une lecture politique à cause de la défaite de Sedan.
Dans la décennie 1990, Bernard Meyer a développé une idée émise par Benoît de Cornulier, qui est cité, selon laquelle le cassis peut être un purgatif.
Enfin, il y a donc cette idée de "rivière de sang" émise par Steinmetz en 1989. Une rivière de sang vaudrait identification aux massacres de la Commune, ou dans un cadre plus large aux morts tant de la guerre franco-prussienne que de la Semaine sanglante. Le poème prendrait alors une dimension allégorique en traitant l'actualité politique tout comme le poème "Les Corbeaux". Notons que le poème "Les Corbeaux" mentionne explicitement les morts de la guerre avec l'Allemagne et que le cadre ardennais est favorable à cette identification. Il me semble réducteur de voir dans "La Rivière de cassis", si jamais il est bien question de sang, une rivière dénonçant la seule Semaine sanglante.
Mais est-ce qu'il est question d'une rivière de sang ? Dans le poème "Les Corbeaux", il est question de "fleuves jaunis". J'ose penser que la "rivière de cassis" est plutôt une amplification de l'image des "fleuves jaunis", plutôt que l'expression fantasmatique et hyperbolique du sang versé par les soldats morts. Ou je pressens que le sang n'est qu'une composante possible parmi d'autres de la salissure de la rivière, et le cassis ne ferait d'ailleurs pas une rivière de couleur rouge, mais une rivière de couleur noire.
Tout en persiflant la lecture ardennaise de Delahaye, Reboul rapporte dans son article une citation intéressante sur la couleur qu'on peut concevoir au sujet de cette rivière. Delahaye croit identifier la Semoy (ou Semois), un affluent de la Meuse, et Delahaye prétend que, sans exagérer, cette rivière "peut être d'un noir violet, ressembler à du 'cassis' ". Telle est la citation faite par Reboul. Les "donjons visités" deviennent une référence au château de Bouillon, en réalité apparu après la mort du célèbre Godefroy, et ainsi de suite. Il va de soi que le principe de déchiffrement de Delahaye est assez décevant. Rimbaud mettrait décrirait avec joliesse des choses vues. Nous pouvons aisément rejoindre les réticences de Reboul au sujet de l'identification à la Semoy à partir d'une idée de coloration particulière du cours d'eau. Cette coloration n'a pas été constatée par les rimbaldiens depuis le temps que Delahaye en a lancé l'idée, Delahaye ne prétend même pas qu'il avait échangé avec Rimbaud sur ce sujet (on échappe au témoignage tendancieux) et il n'y a pas d'autorité autre que Delahaye pour fixer la réputation d'une rivière de couleur quasi violette. Je n'exclus pas sans appel l'idée d'une référence ardennaise, mais effectivement le motif de la "rivière de cassis" n'est certainement pas une jolie expression pour dire une chose vue. Pour moi, la rivière est dite de cassis parce qu'elles charrient des saletés comme les "fleuves jaunis", et on peut penser y ajouter les connotations d'un fruit qu'on écrase par exemple. Il y a tout un panel de connotations avec le mot "cassis" qui peuvent prendre de l'intérêt à la lecture du poème. Je suis plus favorable à ce genre de démarche.
Pour Reboul, l'idée est de passer à un paysage mental, mais pas un paysage mental, un paysage allégorique. Mais j'ajouterais : un paysage allégorique dont Rimbaud donne le premier coup d'archet ou qu'il reprend à quelqu'un d'autre ? Et suit alors l'idée de Steinmetz qu'il est question d'une rivière de sang ! Je connaissais cette lecture, mais, étant donné mon année de naissance, j'ignorais qu'elle était toute récente quand je lisais pour la première fois les poésies d'Arthur Rimbaud. Je ne l'ai jamais endossée. On peut peut-être me démentir en consultant avec des mots de recherche le présent blog, mais je ne la trouve pas naturellement convaincante. Reboul franchit ici le pas. Ce serait la seule explication plausible. Notons que dans sa lecture Steinmetz identifie une rivière de sang en référence à la seule guerre franco-prussienne. Je reprend une partie de la citation du texte de Steinmetz par Reboul, il ne s'agit pas de la citation de 1989, mais de la citation d'une édition des Œuvres complètes en 2010, quoique toujours chez Garnier-Flammarion :
[...] La Rivière de Cassis ne désignerait pas alors, comme l'a prétendu Delahaye, la Semois à Bouillon, mais (sans évacuer cette hypothèse réaliste) la rivière tachée du sang des morts d'avant-hier dont parlait le poème Les Corbeaux.
Steinmetz entre dans le champ des rimbaldiens qui pensent que les poèmes "Les Corbeaux" et "La Rivière de Cassis" n'ont pas seulement une expression frappante en commun, ils doivent tous deux traiter le même sujet.
Mais, Reboul prend le relais et affirme de lui-même ceci : "La Rivière de Cassis entretient avec Les Corbeaux un lien essentiel et l'énigmatique cassis du titre n'est autre que le sang - celui, bien entendu, des victimes de l'année terrible."
Cette identification ne s'appuie sur rien, elle est simplement affirmée soudainement. Et je cite la suite immédiate du commentaire, puisqu'une deuxième affirmation brusque est livrée :
   De toutes les victimes - celles d'avant-hier mêlées à celles d'hier - comme dans Les Corbeaux ? Ce n'est pas sûr. En dépit des apparences ardennaises du paysage (on y reviendra), on peut en effet soupçonner Rimbaud d'avoir pensé avant tout ici aux morts de la Semaine sanglante. C'est que la rivière tachée du sang des victimes de la répression était une image récurrente au XIXe siècle et qu'on retrouve sans surprise au moment de la Commune.
Je ne vois pas pourquoi dans un contexte caractérisé de sapinaies, la référence aux "morts d'avant-hier" de la guerre franco-prussienne s'effacerait devant des martyrs parisiens. Oui, je comprends que l'image de la rivière est mobilisée pour dénoncer un massacre qui indigne, mais outre que l'image peut correspondre à l'horreur des combats meurtriers d'août-septembre 1870, la référence aux sapinaies impose au minimum l'identification à la guerre franco-prussienne. Je ne vois pas comment en faire l'économie, d'autant plus que le poème "Les Corbeaux" en parle explicitement. Mais surtout, l'expression "La Rivière de Cassis" est avant tout le titre du poème et l'expression n'est reprise qu'au premier vers. C'est un peu léger pour parler d'une métaphore du sang. La suite du poème fait état de "vaux étranges", de l'action de corbeaux, de "vents" remuant "des sapinaies", de lieux visités ou importants, de "passions mortes". Le seul passage qui peut donner l'idée du sang est le suivant : "campagnes d'anciens temps", sauf que l'écart temporel supposé ne concorde même pas avec l'idée d'une vision immédiate du sang colorant la rivière. Le piéton n'est même pas horrifié par les prétendus flots de sang. En clair, je ne crois pas du tout qu'il soit question spécifiquement du sang dans la mention du cassis.
L'idée de rivière de sang est d'ailleurs un poncif, j'ai du mal à accepter une référence à un ouvrage de Lissagaray postérieur à la composition des deux poèmes rimbaldiens. Les exilés communards peuvent utiliser le cliché de la rivière de sang comme Hugo, comme Corneille ou qui que ce soit d'autre. Je ne vois pas en quoi ça va prouver la pertinence de la métaphore dans le cas du poème de Rimbaud. La citation de Lissagaray proposée par Reboul concerne la Seine, ça n'a rien à voir. Il ne s'agit même que d'une "longue traînée de sang" sur une "Seine marbrée". Des citations de Victor Hugo sont plus pertinentes, étant donné sa dimension de modèle littéraire, repoussoir ou non, pour Rimbaud. Mais une citation de l'ouvrage Napoléon le petit qui ne fait état que d'un ruisseau, on n'est toujours au plan de l'amplification supposée du poème de Rimbaud. Et il est toujours question de "ruisseau" quant à une citation des Châtiments. J'ai pourtant l'impression qu'il n'est pas franchement impossible de trouver l'expression "rivière de sang" ou peu s'en faut chez un auteur classique antérieur à Rimbaud, mais peu importe. Je ne suis pas convaincu par ce déchiffrement, je peux l'appliquer, je ne ressens rien à la lecture, il n'entre pas en jeu avec les autres éléments du texte, et l'idée que les sapinaies sont allégoriques est un peu courte pour faire admettre que Rimbaud parle de la semaine sanglante et d'elle seule. D'ailleurs, les morts de la Commune ne le sont pas que de la semaine sanglante, la guerre civile a commencé le 2 avril.
Dans le poème "Les Corbeaux", le "bois" n'est pas caractérisé, dans "La Rivière de cassis", l'élément de décor que sont les "sapinaies" doit avoir une motivation précise. J'en reviens toujours à l'idée qu'on ne saurait exclure la référence aux morts contre l'Allemagne.
En plus, les sapinaies symboliseraient le lieu ardennais de l'ultime défaite de Napoléon III, Sedan. Hugo écrivait de Waterloo que c'était une "morne plaine", je ne trouve vraiment pas aberrant de décrire de manière saisissante le décor ardennais, même un peu fantasmé, de la débâcle de Sedan.
Puis, il est question que tout "roule", verbe répété deux fois dans le poème. La rivière charrie, on retrouve l'idée des "fleuves jaunis". Rimbaud n'est pas en train de parler de morts qui sont charriés. La rivière charrie son époque, charrie un désordre d'époque.
Et, en réalité, c'est Reboul lui-même qui va nous amener à la solution, et la solution impliquera encore une fois l'idée que la cible principale de Rimbaud est Victor Hugo lui-même.
Dans le poème "La Rivière de cassis", on peut faire le tri entre les éléments qui ne nous surprennent pas dans le décor et ceux qui interpellent. Outre l'idée du "cassis", ce qui interpelle, c'est les "donjons visités" et "parcs importants", c'est les "chevaliers errants". Là, on devine un sujet qui se précise. Il ne s'agit pas d'éléments étonnants dans le décor, mais d'éléments qui impliquent un regain de significations. Il y a bien sûr le cas du "paysan", et il y a enfin l'image des "clairevoies", lesquelles sont en plus par un vers indiquées comme importantes à notre attention.
Or, Reboul a fait une recherche efficace sur les clairevoies. Hugo emploie plusieurs fois ce mot et parfois il l'emploie dans un sens métaphorique qui lui est propre.
Je vais éviter les mentions basiques des "clairevoies". Reboul fait une citation d'un extrait du roman Les Misérables :
Louis-Philippe a été un roi de plein jour. Lui régnant, la presse a été libre, la tribune a été libre, la conscience et la parole ont été libres. Les lois de septembre sont à claire-voie.
Cette première citation montre qu'Hugo laisse espérer une découverte importante, mais il est assez sensible que ce n'est pas là la source de la création rimbaldienne. Mais Reboul fait une deuxième citation. Je la reprends, mais je précise qu'il s'agit d'un poème en alexandrins avec des retours à la ligne au milieu de certains vers. Nous avons la fin d'un alexandrin et l'alexandrin qui le suite et non pas un octosyllabe suivi d'un alexandrin :
            Je sais que Dieu semble incertain
Vu par la claire-voie affreuse du destin.
Reboul met sur le même plan les deux citations. L'une vient des Misérables, l'autre du recueil L'Année terrible. Je cite le commentaire qui est fait :
Rimbaud a-t-il pu connaître ces deux textes hugoliens ? C'est certain pour ce qui est des Misérables, très possible pour L'Année terrible, paru en librairie en avril 1872. S'il y a porté attention, il n'aura pu qu'être frappé par la plasticité d'un mot avec lequel pouvaient aisément se superposer sens littéral et sens figuré. Et quoi qu'il en puisse être, c'est bien ainsi qu'il en a usé : ces clairevoies parachèvent l'édifice inauguré dans les premiers vers, lequel offre les éléments pour une représentation potentiellement allégorique de la France des Ruraux en ce printemps de 1872. [...]
La référence aux Misérables est improbable. Le sens n'est pas le même, les emplois n'ont rien à voir, et il s'agit d'un roman publié dix ans auparavant. Rimbaud l'a lu il y a moins de dix ans, certes, mais outre que je ne crois pas à un repérage par Rimbaud de la plasticité des mentions à quatre reprises ou un peu plus du mot "clairevoies" dans un sens métaphorique parmi les milliers et milliers de pages de Victor Hugo, il me semble évidemment que le recueil L'Année terrible a pour lui tous les privilèges. Le recueil vient d'être publié en avril, le poème "La Rivière de cassis" date de mai, le mois qui suit. Plus loin dans son article, Reboul insiste sur le fait que les poèmes "Les Corbeaux" et "La Rivière de cassis" critiquent les positions politiques revanchardes de la revue La Renaissance littéraire et artistique, revue alignée sur les positions du clan Hugo, et Reboul rappelle que la naissante revue a publié une lettre de soutien de Victor Hugo qui aide à identifier de qui les deux poèmes de Rimbaud font la satire, et en prime Reboul précise que dès le premier numéro de la revue Valade a fait un compte rendu élogieux du recueil L'Année terrible. Nous sommes en mai 1872, beaucoup de poètes ne sont plus, Lamartine, Sainte-Beuve, Musset, Vigny et bien sûr Baudelaire. Gautier les rejoindra bientôt. Il faut se représenter le contexte. Rimbaud, il n'attendait pas avec impatience mille livres par an, ni cent, ni cinquante, ni vingt. En plus, le recueil L'Année terrible traite spécifiquement de l'actualité politique. C'est évident que c'était là une lecture urgente pour Rimbaud. Or, nous savons que dans "Le Bateau ivre" Rimbaud réécrit plusieurs vers des poèmes "Pleine mer" et "Plein ciel" de Légende des siècles de 1859, tandis que "Voyelles" cible "La Trompette du jugement", en inversant "clairon suprême" en "Suprême Clairon", mais pas seulement. "Pleine mer", "Plein ciel" et "La Trompette du jugement", voilà que Rimbaud a cité les trois derniers poèmes de La Légende des siècles de 1859. Dans le dernier volume de la revue Rimbaud vivant, paru en 2021, mais aussi déjà sur le présent blog, j'ai précisé comment Rimbaud avait réécrit sous forme de tercets un sizain du "Saut du tremplin" conclusion des Odes funambulesques dans "Ma Bohême" et comment les tercets de "Au Rêvé pour l'hiver" réécrivait des passages d'un poème en sizains clôturant l'édition des Cariatides de 1842, sachant que Rimbaud possédait l'édition enrichie de plusieurs recueils de 1862. Récemment, j'ai rebondi sur des développements faits successivement par Pierre Brunel et Alain Bardel pour montrer que "Vies", poème en prose des Illuminations, était intégralement une démarcation de passages de la partie conclusive des Mémoires d'outre-tombe.
Sachant tout cela, cherchez maintenant à situer l'extrait hugolien cité plus haut avec "la claire-voie affreuse du destin". Reboul donne minimalement la référence, il s'agit d'un extrait du poème XII de la section intitulée "Juillet" du recueil L'Année terrible. Le recueil entre un prologue et un épilogue ("Dans l'ombre") regroupe les poèmes par mois. L'année terrible est dite commencer en août 1870, mais avec une unique composition paradoxale intitulée "Sedan", puis nous avons onze sections de poèmes de septembre 1870 à juillet de l'année suivante (1871). La guerre a commencé en juillet 1870, mais les défaites militaires ont débuté en août. Le recueil créé va du mois d'août 1870 au mois de juillet 1871 pour décrire une année entière, sans reste. En réalité, la citation des vers 33 et 34 du poème XII de la section "Juillet" sont la citation d'un poème de fin de recueil qui ne sera suivi que par le poème "Dans l'ombre" qui sert d'épilogue. Et, si l'année terrible va d'août 1870 à juillet 1871 inclus, il faut préciser que les mois de juin et de juillet 1871 sont un peu la queue de comète des événements, du point de vue des vainqueurs s'entend. Si Hugo inclut les mois de juin et de juillet, la guerre civile est finie depuis la toute fin du mois de mai 1871. Et on comprend le parallèle qui s'offre à nous. Rimbaud décrit une situation désolante dans "La Rivière de cassis", mais ce que le poète voit par les clairevoies le rend ou le rendrait plus courageux. Dans le poème de L'Année terrible, la vision est encore des plus alarmantes : "la clairevoie affreuse du destin". Plutôt que d'envisager que Rimbaud a étudié plume en main les différents emplois du mot "clairevoie" dans les livres d'Hugo, il est plus naturel de penser que Rimbaud cite le mot "clairevoie" pour qu'on identifie l'allusion à la conclusion du recueil hugolien. Il est significatif que Rimbaud cite de préférence le poème conclusif de L'Année terrible, on retrouve une conception tactique. Il ne s'agit pas toujours d'identifier une source perdue dans une masse de poèmes. Il s'agit d'une citation renvoyant à un emplacement stratégique simple d'un recueil : sa conclusion.
Du coup, le réflexe doit être de se reporter à ce poème, où, avant d'arriver à la clairevoie des vers 33 et 34, nous pouvons lire ceci qui est même le tout début du poème, ses premiers vers :
Terre et cieux ! si le mal régnait, si tout n'était
Qu'un dur labeur, suivi d'un infâme protêt,
Si le passé devait revenir, si l'eau noire,
Vomie, était rendue à l'homme pour la boire,
[...]
On a beaucoup de choses en quatre vers. La mention "le mal" nous rappelle que Rimbaud a composé un sonnet "Le Mal" qui était déjà fortement marqué par la lecture d'Hugo et de son recueil Châtiments. L'exclamation initiale : "Terre et cieux !" est à rapprocher de la mention "Seigneur" dans les deux poèmes de Rimbaud, mention religieuse plus spécifiquement hugolienne comme le fait remarquer Reboul en son article. Nous avons la mention du "passé" qui sous-entend l'idée d'avenir, et on songe aux "Corbeaux" avec "La défaite sans avenir", mais poème "Les Corbeaux" écrit avant la publication de L'Année terrible en avril selon toute vraisemblance. On songe aussi au "passé sombre" dans "Paris se repeuple" dans un développement qui sent encore une fois l'influence profonde du modèle hugolien. Oui, "La Rivière de cassis" ne parle pas directement d'avenir, mais elle parle quand même d'un piéton qui voit une situation désolante de l'instant présent et qui doit trouver le point à partir du quel il va retrouver le courage, c'est le sujet de ce poème conclusif. On voit bien dans ces quatre vers que la situation est critique et que le poète est en quête d'un élément de salubrité. Et surtout, il y a cette "eau noire", eau donc de la couleur sombre qu'on peut prêter à une rivière de cassis. Et quelques vers plus loin, le poète s'inquiète d'un "avenir" qui pourrait être fait de "méchanceté noire". Et à peine le poète a-t-il exprimé sa crainte d'un avenir perdu que non seulement il exprime son refus, mais encore il dit que l'action des vents ne nettoyant rien serait inutile. Rimbaud dit exactement l'inverse dans son poème : "Mais que salubre est le vent !"
Je cite les vers d'Hugo :
Non, ce ne serait pas la peine que les vents
Remuassent le flot orageux des vivants,
[...]
Ce ne serait même plus la peine "que l'oiseau chantât". Il faudrait se poser la question de l'éventuelle prépublication de ce poème dans une revue entre juillet 1871 et avril 1872.
Hugo parle de la France qui accomplissant son devoir fait une dette au Seigneur.
Et inévitablement l'image de la claire-voie permet à Hugo de revenir à ces jeux métaphoriques habituels d'un combat du jour contre la nuit.
Ce que voit le poète dans la clairevoie c'est Dieu, car malgré les visions désespérantes il a la foi.
On retrouve cette foi qui exaspère l'auteur du poème "L'Homme juste". On retrouve cette conviction spirituelle qui tourne comme rien les drames du moment. L'humanité semble avoir reculé, mais Hugo nous soutient qu'avec la foi on peut voir que le progrès est toujours en marche. Le problème, c'est que le poète se paie de mots, et cela Rimbaud ne le supporte pas quel que soit le talent rhétorique du grand romantique.
Dans "La Rivière de cassis", nous relevons le couple de vers suivants :
Tout roule avec des mystères révoltants
      De campagnes d'anciens temps[.]
Ces deux vers ont fait l'objet d'un commentaire dans l'article dont nous rendons compte actuellement. Mais nous ajouterons l'écho possible avec les vers suivants du toujours même poème hugolien :

Oh ! si le mal devait demeurer seul debout,
Si le mensonge immense était le fond de tout,
Tout se révolterait ! Oh ! ce n'est plus un temple
Qu'aurait sous les yeux l'homme en ce ciel qu'il contemple,
[...]

Nous pouvons comparer une révolte vue comme nécessaire dans le futur et une révolte immédiate, un écroulement dans le futur contre un écroulement des choses passées. Nous avons dans les deux cas l'idée de totalité : "Tout roule", "Tout se révolterait". Nous pouvons même dire que les deux extrémités d'un unique vers de Rimbaud : "Tout [...] révoltants" reprennent la phrase ramassée : "Tout se révolterait !"
Et je vous laisse apprécier une autre inversion entre "le moignon sanglant du désespoir" d'un côté et le "moignon vieux" qui sert à trinquer au paysan.
Avec "grand azur noir", "puits de l'aurore", on songe à d'autres poèmes de Rimbaud, même si pour "azur noir" le poème envoyé à Banville est antérieur à la publication de L'Année terrible. Je songe à "Voyelles" quand je vois cette foi en un Dieu qui livre à profusion des univers comme des fleurs, et même des "splendeurs", qui nous répand des astres, des saisons, des vents. Rimbaud démarque sans arrêt les points forts de la rhétorique hugolienne dans "Le Bateau ivre", dans "Voyelles", dans "La Rivière de cassis".
Je ne vais pas mettre un nom pour l'instant sur le sens profond de la "rivière de cassis". On va prendre le temps de formuler les choses. De toute façon, vous l'aurez compris : dans les jours qui suivent, que ce soit par moi ou par d'autres, il va y avoir des approfondissements de la lecture du poème "La Rivière de cassis" en regard d'une lecture d'ensemble du recueil L'Année terrible, et je rappelle que dans l'article précédent de ce blog j'ai expliqué à quel point la lettre à Delahaye de Jumphe 72 était une réécriture tournant en dérision la lettre d'invitation au courage qu'Hugo a publié le 4 mai 1872 dans la revue La Renaissance littéraire et artistique. Tout ne venant pas du recueil L'Année terrible, c'est précisément l'invitation au courage à trois reprises de cette lettre que Rimbaud raille en parlant d'un piéton qui "ira plus courageux" dans "La Rivière de cassis", indice capitale pour confirmer que le poème a bien été composé en mai 1872, il l'a été obligatoirement après le 4 mai, voire après le retour à Paris en ce début de mois de mai de Rimbaud.
La suite prochainement, avec les "donjons visités", les "parcs importants", le "soir charmé", puisque nous avons désormais un patron pour contrôler la validité des interprétations, le recueil L'Année terrible. Songez que le poème suivant "Dans l'ombre" est souvent cité comme source possible au poème "Après le Déluge", il y est question de chasser le vieux, d'un flot qu'on croit marée et qui est le déluge, mais donc pas la révolution communaliste, puisque l'épilogue vient après. Et avec ce flot, tout roule, "Tout s'en va pêle-mêle..." Quant au poème XI de la section "Juillet", il permet de plaider de manière décisive pour une composition de "Paris se repeuple" en 1872 et non aux lendemains des événements comme Verlaine l'a laissé entendre et comme tout le monde tend à le croire.

Remarques sur la lecture en devenir des "Corbeaux" et de "La Rivière de Cassis"

Pour commencer, dans le précédent article, je me suis trompé. Ayant lu le compte rendu d'Alain Bardel trop rapidement, j'ai attribué à Yves Reboul une mise au point qui était faite par Bardel lui-même dans une parenthèse.
La célèbre formule "N'oublie pas de chier sur la Renaissance [journal ceci cela] si tu le rencontres..." est une allusion à la lettre de soutien de Victor Hugo qui a été publiée le 4 mai 1872 dans la naissance revue. Je me demande si Bardel est le premier à opérer ce rapprochement, en tout cas il est important pour comprendre la raillerie de la lettre de juin 1872 à Delahaye et il n'est pas sans résonance avec la lecture des "Corbeaux". Je rappelle le passage que Bardel cite dans son compte rendu pour commencer :
   Un journal comme le vôtre, c'est de la France qui se répand, c'est de la colère spirituelle et lumineuse qui se disperse ; et ce journal sera certes importun à la pesante masse tudesque victorieuse, s'il la rencontre sur son passage.
Bardel écrit :
La similitude des deux formules (celle de Hugo : "s'il la rencontre" / celle de Rimbaud : "si tu le rencontres") n'est-elle pas évidente ? La grossière injure de Rimbaud s'est plus que probablement voulue une allusion outrageante aux propos tenus par Hugo, un mois environ auparavant, dans la[d]ite revue. [...]
Comment une telle perle avait pu m'échapper ? On a tout le sel de la plaisanterie. Il est clair que l'idée, c'est que comme un allemand Delahaye peut rencontrer sur son chemin ce journal qui répand sa colère spirituelle et lumineuse, et Rimbaud invite Delahaye à se répandre en retour. Le journal n'est pas qu'importun aux allemands. Il va aussi de soi que du coup Rimbaud épingle le discours revanchard de la ligne éditoriale, et partant le discours officiel d'Hugo qui est une autre cible par citation directe.
Il faut d'ailleurs aller plus loin dans les rapprochements, puisque d'autres éléments de la lettre font écho à cette injure et à la citation du texte de Victor Hugo. Premièrement, la lettre est datée "Parmerde, Jumphe 72." Il s'agit d'une anticipation du mot sur La Renaissance. Rimbaud voulait être un poète parisien, si on pratique les raccourcis entre le désir de soutenir la Commune des lettres de mai 1871 et la montée à Paris pour rejoindre le milieu des collègues de Verlaine. Paris s'opposait à la province, à cette maudite campagne française. La lettre de "Jumphe 72" développe d'ailleurs ce mépris de Rimbaud pour la campagne française, mais ici Paris est englobée dans le rejet. La ville devient elle-même une merde. Et la merde, ça "se répand". La lumière du journal comme de la France qui "se répand", c'est finalement la pensée des poètes de Paris qui se répand.
Ce n'est pas tout. La lettre de Victor Hugo se termine par une formule de salutation originale et motivée : "Encore une fois, courage, amis." La lettre de Rimbaud se termine par l'alinéa bref : "Courage." Il s'agit même d'une répétition, puisque l'alinéa précédent se termine par sa mention déformée : "et colrage."
On comprend dès lors que le dispositif de la lettre à Delahaye de Rimbaud imite le cadre épistolaire de la lettre d'Hugo à la revue : "Paris, 1er mai 1872" a donné : "Parmerde, Jumphe 72." La salutation finale vaut pour la reprise du mot "courage" de Victor Hugo. Mais comme je l'ai dit, Rimbaud finit plus précisément sa lettre par une répétition un peu excessive. Il vient de dire à son ami d'avoir du courage : "et colrage", puis il choisit de reprendre cette idée en forme de salutation : "courage". Mais, dans sa lettre même, Hugo scande le mot "courage". Il va non seulement en faire le mot de la fin, mais le disséminer dans sa lettre : "Courage." est une phrase nominale des toutes premières lignes. Le second paragraphe se termine par cette exhortation : "Courage donc, vous, combattants de l'esprit."
En clair, le mot "courage" est scandé à deux reprises dans les deux premiers paragraphes, puis il revient dans la salutation finale. Il va de soi que même si le mot n'est pas répété il éclaire tous les propos de cette lettre qui suppose une armée des idées finissant même par triompher de l'armée qui a gagné concrètement, physiquement la guerre.
Mais Rimbaud ayant repéré que le journal est assimilé à de la France qui se répand choisit de remplacer le discours de pugnacité par une constante d'éclaboussures excrémentielles. L'en-tête de la lettre donne le ton : "Parmerde" avec un effet de mouvement dynamique de l'idée de préposition "par", Paris est mouvement par vaux et par merdes. Il est question ensuite de "se coucher dans la merde", puis le poète comme le journal devient de la France parisienne qui se répand en disant "Merde à Perrin". Rimbaud retient moins l'angle de la propagation de la lumière que celui de l'expansion importune. Dans la foulée, Rimbaud pratique une autre inversion. Au lieu d'imaginer que le mouvement est importun aux troupes prussiennes, il imagine au contraire que les troupes d'occupation participent de l'emmerdement de la population ardennaise. Et le "merde aux saisons" est une autre inversion par rapport à la lettre d'Hugo. Hugo imagine une armée des idées qui quelque peu utopiquement renverse l'armée prussienne. Rimbaud imite ce modèle, il parle plusieurs fois de l'incommodité de l'été, et il imagine l'utopie d'un verbe défécatoire qui mettrait un terme à l'insolence du cycle des saisons.
Rimbaud parle de courage à Delahaye mais sur des sujets plus triviaux que ceux développés par le très engagé Victor Hugo.
Il s'agit bien d'une stratégie d'imitation générale, plus poussée qu'on ne le croit en s'en tenant au seul lien formel de la formule "si tu le rencontres".
Et on peut amplifier les rapprochements, comme quand Rimbaud déclare : "Je suis loin de vendre du baume [...]".
Un autre parallèle frappant est à relever. Comme à son habitude, Hugo qui parle de l'importance de "l'heure actuelle" salue les "confrères" comme une lumière qui combat les ténèbres. Or, s'il est évident que la lettre de Rimbaud traite de sujets différents et ne consiste pas à démarquer point par point des passages du discours hugolien, la lettre de Rimbaud célèbre l'émerveillement de l'heure indicible, première du matin. On sent encore la dimension de jeu, entre la célébration d'un vrai moment de réveil du jour, mais pris du coup dans sa simplicité, et la construction métaphorique ambitieuse, mais peut-être bien illusoire, du discours hugolien.
Enfin, si la lettre d'Hugo a été écrite le premier mai 1872, il va de soi que cette contribution a été préparée en amont. Même si dans "soir charmé", comme le fait remarquer Reboul dans son article, le mot "charmé" est employé dans son sens fort originel et non dans son sens ordinaire, il n'en reste pas moins que le sens ordinaire garde une empreinte du sens originel, et nous relevons, ce qui va de toute façon dans le sens de la lecture défendue par Reboul d'un "soir charmé" par les poètes, que Victor Hugo parle de ses "confrères" comme de "beaux et charmants esprits". Cette lettre parle d'ailleurs de combattre et répète à plusieurs reprises le mot "avenir", quand la clausule des "Corbeaux" parle de "défaite sans avenir".
Notons enfin qu'il n'est pas question de volatiles dans les métaphores hugoliennes, mais du "bourdonnement parisien".


Dans son article, Reboul cite l'extrait injurieux de la lettre à Delahaye, mais il ne fait pas le rapprochement avec la lettre de Victor Hugo. Bardel fait un rapprochement sommaire. On voit ce qu'on peut gagner à tirer le fil du rapprochement...

***

Pour le "soir charmé", Reboul, qui m'épingle en passant, fait remarquer que le mot "charmé" a un sens fort et que les rimbaldiens ont négligé de se poser une question décisive : qui a bien pu charmer le soir ? C'est un point essentiel de son analyse. L'idée, c'est que, depuis longtemps, l'idée s'est répandue que les "morts d'avant-hier" cachent dans le texte d'autre morts qui n'ont pas été nommés, et l'astuce a été de lire l'expression "dans l'herbe" comme le révélateur d'un autre charnier, les martyrs de la Commune. En réalité, les morts de la Commune ont été enterrés à Paris même, dans des endroits de fortune parfois, mais il va de soi que l'idée de charniers enterrés dans les bois est problématique. Par ailleurs, du moins en ce qui me concerne, j'ai rapproché le commentaire de Verlaine fait dans Les Poètes maudits de la structure du poème "Les Corbeaux" sur la base articulatoire du mot "Mais". Quand Verlaine dit que "Les Corbeaux" est une chose "patriotique, mais patriotique bien", je pars du principe que les trois premiers sizains des "Corbeaux" sont le patriotique à un premier niveau de compréhension, et ce n'est qu'à partir du "Mais" qui lance le sizain final que se dévoile le "patriotique bien". Reboul reprend mon principe, mais il le fait étrangement. Il suppose que seul le premier sizain est le "patriotique" de premier niveau, le "patriotique bien" serait au plan des deuxième et troisième sizains, et du coup le "Mais" de Rimbaud n'aurait rien à voir avec le "mais" de la lecture rapide de Verlaine. Il y aurait deux "mais" dans le poème de Rimbaud : un non formulé mais sous-entendu au deuxième sizain, et puis donc cet autre non précisé par Verlaine lançant le dernier sizain.
J'ai trouvé assez étrange que Reboul fasse un lien si bancal à l'explication sommaire et au "mais" de la phrase de Verlaine. C'est un peu bancal comme rapprochement. Autant ne pas le faire.
Il me semble que l'unité des trois premiers sizains se maintient pour le "patriotique" de premier niveau, ce qui n'empêche pas les indices de mise à distance, et c'est bien le dernier sizain qui est isolé dans tous les cas dans le poème de Rimbaud, mais évidemment, dans la lecture de Reboul le dernier sizain ne correspond à du "patriotique bien" ou alors Verlaine était lui-même ironique. La lecture traditionnelle du dernier sizain, qui est aussi la mienne dans ce que j'ai déjà publié, c'est que les "fauvettes de mai" sont une consolation aux martyrs oubliés de la Commune. Reboul réenvisage complètement la lecture d'ensemble du poème par un éclairage grinçant très intéressant. En réalité, vu qu'il est interdit de défendre le souvenir de la Commune et de s'opposer politiquement aux vainqueurs, les poètes de la Renaissance et Hugo effacent le souvenir de la Commune, même s'ils demandent une amnistie. Ils effacent ce souvenir en tant qu'avenir possible pour la France, et ils s'alignent sur le désir d'avenir revanchard. Mais, pour le reste, ils vont faire des "chansons des rues et des bois" pour le dire en citant le titre du dernier ou avant-dernier recueil publié par Victor Hugo à cette date, la parution de L'Année terrible était d'actualité toutefois.
Pour l'instant, j'ai besoin de digérer cette nouvelle mise en perspective. Elle vient après des années d'une lecture qui s'est fortement ancrée comme naturelle dans mon esprit. Puis, il y a pas mal d'hésitations dans le discours de Reboul sur ce dernier sizain. Les "saints du ciel" sont peut-être les corbeaux, peut-être pas. Il y a des éléments très intéressants, très forts, mais les conséquences ne vont pas de soi, ni pour "soir charmé", ni pour les autres détails.
Surtout, au sujet des expressions à la rime : "soir charmé" et "fauvettes de mai", il y a un problème dans la contre-argumentation de Reboul. Certes, entre "soir charmé" et "crépuscule embaumé", "charmé" et "embaumé", il n'y a pas synonymie, et, moi qui suis ciblé à ce sujet, je ne l'ai pas prétendu. Reboul en est réduit à me prêter cette intention. Je maintiens qu'il y a un écho sensible entre "Le Bateau ivre" et "Les Corbeaux", avec le rapprochement entre "Mât perdu" et "vaisseau perdu" et bien sûr avec le parallèle des expressions à la rime, d'un côté "crépuscule embaumé" / "papillon de mai" et de l'autre "soir charmé" / "fauvettes de mai". Certes, le mot "charmé" suppose qu'un charmeur a agi, tandis que le crépuscule peut être embaumé de parfums, mais cela ne réduit pas le rapprochement à néant du tout. Il s'agit de l'approfondir sur des bases à aguerrir, mais pas de le mettre sous le tapis. Quant au mois de mai, il va de soi qu'il évoque le printemps. Personne n'a jamais dit que "papillon de mai" veut uniquement dire "papillon de la Commune qui a été massacrée au mois de mai", ni que "fauvettes de mai" voulait dire "fauvettes de la Commune qui a été massacrée au mois de mai". Il est évident "mois de mai" dans un dizain zutique ou "Bannière de mai" dans un titre des Fêtes de la patience, ça parle directement et concrètement de printemps. Mais quand on voit la Commune en filigrane, on envisage le contrepoint. Le martyre a eu lieu au printemps, et retrouver l'espoir dans le renouveau du mois de mai est une idée poétique qui n'a rien de sot. D'ailleurs, dans le dizain zutique cité par Reboul, le "mois de mai" avoisine la mention "communale".
Mais même si on envisage de renoncer à toute allusion à la Commune dans "fauvettes de mai", et si on envisage comme ridicule de comparer le gentil volatile à l'expression "fauve renouveau" où là la Commune est clairement assimilée métaphoriquement à un printemps, pourquoi le rapprochement avec la strophe du "Bateau ivre" serait-il purement et simplement anéanti ? Le quatrain du "Bateau ivre" vient vers la fin du poème dans un moment de désespoir d'une "défaite sans avenir". Le poète va se reprocher de trop pleurer, mais il s'imagine dans une "flache", endroit d'où le bateau ne peut guère s'enfuir, ce bateau jouet de l'enfant étant pourtant un symbole d'évasion. L'enfant est "plein de tristesses" en lâchant son "frêle bateau" comme un espoir, le "frêle bateau" est donc bien comme les "fauvettes de mai".
Il y a un tout ou rien dans le changement de paradigme de la lecture formulée par Reboul qui me pose problème.
Précisons que le poème "Les Corbeaux" avec mention de "l'hiver" a probablement été composé en février ou mars 1872. Reboul tend à entériner cette idée en rappelant l'article de Bienvenu qui soulignait la montée du recours aux consonnes d'appui dans les derniers poèmes en vers "première manière" de Rimbaud. Accessoirement, la distribution des rimes des sizains ABBACC est elle aussi un indice, mais il est moins pertinent, étant donné les lointains exemples de désinvolture de poètes comme Musset.
Mais, surtout, aujourd'hui, on en est de plus en plus à se rendre compte que "Voyelles" et "Le Bateau ivre" ont été eux aussi composés au début de l'année 1872, et c'est encore le cas du poème "Les Mains de Jeanne-Marie" que la main de Verlaine sur le manuscrit date explicitement de février.
Or, qu'on le veuille ou non, c'est tout de même un ensemble de faits convergents caractérisés que les fins des poèmes "Le Bateau ivre" et "Les Corbeaux" aient une symétrie d'expressions à la rime "soir charmé" / "papillon de mai" et "crépuscule embaumé" / "fauvettes de mai" pour deux expressions de la lueur d'espoir à conserver au moment d'une "défaite sans avenir", que les fins des poèmes "Voyelles" et "Les Mains de Jeanne-Marie" aient en commun la rime "étranges"::"anges", que le "Mât perdu" des "Corbeaux" soit contemporain du "vaisseau perdu" du "Bateau ivre", et que ces mots "étranges" et "anges" se retrouvent dans "Les Corbeaux" et "La Rivière de cassis". Dans "Les Corbeaux", il est question des "angelus" qui se sont tus, et on comprend qu'ils sont aussi "faux" quand on fait le rapprochement avec "La Rivière de cassis" où les corbeaux ont la "vraie et bonne voix d'ange". Et si les corbeaux sont de vrais anges, ils sont aussi une "Armée étrange". Notons que cela fait songer au poème d'Hugo sur les poètes de la Renaissance comme armée de lumière. Quels textes hugoliens antérieurs Rimbaud avait-il pu bien lire ?
En tout cas, on observe une déclinaison, Rimbaud parle dans "Voyelles" de "Silences traversés des Mondes et des Anges", les "Anges" étant des créatures peuplant le ciel selon la religion, puis ils parle de "Mains d'anges" pour des condamnées de la Commune, signe d'un renversement de la notion d'ange. Il parle dans "Les Corbeaux" des "angelus" qui se sont tus, la référence aux anges est moins nette, puisque les angelus sont des prières à Marie, en fonction du mystère de l'incarnation de Jésus-Christ, mais l'idée y est donc présente subrepticement, puis dans "La Rivière de cassis", on retrouve l'idée d'une inversion blasphématoire explicite, puisque, comme les "mains" des pétroleuses sont les vraies mains d'anges, les noirs corbeaux seront plus vrais comme anges que les êtres de lumière de la religion.
On voit bien qu'il y a une continuité entre tous ces poèmes : "Voyelles", "Les Mains de Jeanne-Marie", "Les Corbeaux" et "La Rivière de Cassis", quatre poèmes qui ont été écrits dans de janvier à mai 1872, peut-être plus étroitement de février à début-mai. "Le Bateau ivre" est contemporain de ces quatre poèmes lui aussi et j'ai du mal à envisager que ce qui n'est pas gratuit comme rapprochement le serait dans l'autre cas, et j'ai encore plus de mal à considérer que les deux séries de rapprochements soient gratuites. Quelque chose ne va pas.


***

J'avais proposé pour le dernier sizain des "Corbeaux" un rapprochement avec le dernier sizain de la plaquette "Plus de sang" de Coppée. Cela impliquait la rime "chêne" / "enchaîne" ou "déchaîne", il y avait l'idée d'un orage à mettre en relation avec le "Mât perdu" et bien sûr l'idée d'épargner un faible oiseau.
Je ne vais pas chercher pour l'instant à la remettre sur le tapis. Dans sa lecture, Reboul souligne l'importance du mot "chêne", c'est à creuser. Il souligne notamment l'idée de références à des écrits de Victor Hugo, et le commentaire poussé plus haut au sujet de la lettre de "Jumphe 72" conforte en diable l'intérêt d'une telle approche. Or, dans son commentaire de "La Rivière de cassis", Reboul a cette fois souligné l'origine hugolienne de la mention "clairevoies". Il donne plusieurs citations vraiment éloquentes à ce sujet, il s'agit d'une métaphore cliché spécifique à Hugo. C'est nettement un apport particulièrement important, je compte explorer à l'avenir tous les emplois de ce mot "clairevoies" par Hugo, bien sûr dans le contexte d'une observation révélatrice, pas dans un contexte d'emplois d'une banalité confondante.
Dans son article, Reboul relève même que la formule "Il ira plus courageux" n'est pas sans humour. Mais ce ne serait pas l'indice que en écrivant "La Rivière de cassis" Rimbaud fait allusion à la lettre d'Hugo publiée le 4 mai, ce qui signifierait que le poème "La Rivière de cassis" est bien une composition légèrement postérieure au 4 mai par la même occasion. Le mot "courage" imité par les reprises de la lettre de "Jumphe 72" est le mot clef de la lettre hugolienne comme nous l'avons vu.
Reboul cite des emplois considérés comme anecdotiques du mot "clairevoies" par Hugo, mais il en cite aussi de plus significatifs, de métaphoriques. Il cite notamment un extrait des Misérables, mais le rapprochement doit affronter quelques inconvénients, c'est une citation perdue dans un immense récit en prose, qui ne fait pas directement lien avec le propos de Rimbaud, et ce roman a été publié une décennie auparavant. La métaphore n'est pas la même également. En revanche, Reboul cite à mon avis l'extrait dont s'inspire clairement Rimbaud. Il s'agit d'un extrait d'un poème du recueil L'Année terrible qui venait précisément de paraître en avril 1872. Le poème "La Rivière de cassis" est daté de mai 1872 et par la mention "courageux" nous venons de voir qu'il est probablement postérieur au 4 mai et qu'il est question précisément de railler l'auteur Victor Hugo. Hugo vient de publier une lettre dans La Renaissance littéraire et artistique, et il vient de publier son recueil L'Année terrible. Il me semble désormais évident que "clairevoies" est repris à L'Année terrible comme "courageux" est repris à la lettre du 4 mai. Et la liaison de "courageux" à "clairevoies" est motivée par le fait que dans le poème de L'Année terrible Hugo parle de "la claire-voie affreuse du destin". On songe encore à "défaite sans avenir", mais on songe bien sûr à une inversion. Le fait de passer du singulier au pluriel est sans doute un indice de la volonté d'inversion subversive : "Que le piéton regarde à ces clairevoies" et non à "cette claire-voie". Il ne verra pas l'affreux destin, il ira plus courageux.
Etrangement, Reboul minimise sa source, il demeure dans l'idée d'une influence diffuse des emplois répétés du mot "clairevoies" par Hugo et se contente de dire qu'il est "très possible" que Rimbaud ait lu le recueil L'Année terrible avant de composer "La Rivière de cassis". Je serai beaucoup moins prudent. Reboul a cité la source (je proscris désormais l'usage du mot "intertexte") des "clairevoies" à la rime dans le poème de Rimbaud. Et vu que la lecture de L'Année terrible prend un certain temps (cela a dû bien occuper Arturo), il y a sans doute encore de quoi approfondir la réflexion.
Pour les "donjons visités", les "parcs importants" et les "chevaliers errants", je n'en traite pas pour l'instant. Je pense que déjà c'est pas mal avec le commentaire de la lettre de "Jumphe 72" sur une idée de départ d'Alain Bardel, puis le mot "clairevoies" mis en avant, je n'ai pas souvenir qu'il le soit dans le compte rendu de Bardel, alors que finalement c'est une clef décisive pour parler comme n'aime pas Jean-Pierre Bertrand (il dit que si on lit un poème avec une clef, c'est qu'un poème ne mérite pas d'être lu, ce qui revient pour moi à exagérer la portée métaphorique du mot "clef" pour envisager la compréhension d'un poème).

lundi 21 février 2022

Dérivées fantastiques : à propos de l'article de Reboul sur Corbeaux et Rivière de cassis

Je profite de l'instant café pour réagir à l'article d'Yves Reboul dans le nouveau volume de la revue Parade sauvage. je retourne bosser après, c'est promis.
Je n'ai pas encore lu l'article du tout. Il faudra que je sorte 29 euros ou 42, ça dépend dans deux mois, pas avant. J'aurais pu l'acheter en version numérique, mais le seul article de Reboul est annoncé à cinq euros et quand il est dans le panier il passe à sept euros. Et l'augmentation du prix concerne tous les articles, et même avec le prix de base, une sélection de même pas tous les articles finit par me coûter plus de 29 euros, donc je préfère raisonnablement acheter le volume physique en une fois, même si je ne comprends pas la logique entre le fait d'acheter un volume à 42 euros ou bien s'abonner pour un volume à 29 euros.
Bref, financièrement, je ne peux pas avoir l'article avant deux mois.
D'autres articles m'intéressent, puisqu'on parle des lettres dites du "voyant", du "Bateau ivre" et même les singularités m'interpellent sur "Oraison du soir", "Cirages onctueux".
J'avais annoncé dans mes récents articles mon intérêt pour l'étude sur "Les Corbeaux" et "La Rivière de Cassis", et sur son site Alain Bardel en a fait un compte rendu dans une section "Notes de lecture".


Je lis l'article de Reboul à travers un compte rendu, et c'est la première raison de mon titre de vaisseau ivre "dérivées fantastiques". La deuxième, c'est que je voudrais parler de la recherche des sources dans les études rimbaldiennes et d'un aspect de l'énonciation du poème "La Rivière de cassis".
J'ai publié en 2009 dans la revue Rimbaud vivant un article sur "Les Corbeaux". En-dehors du commentaire, une de ses spécificités était apparemment de fixer pour la première fois par écrit la reprise entre "Les Corbeaux" et "Le Bateau ivre" d'éléments communs en termes d'images et de rimes. Il y avait le "Mât perdu" pour le "vaisseau perdu", et il y avait la correspondance de rimes entre le sizain final des "Corbeaux" et un des derniers quatrains du "Bateau ivre" : "soir charmé" était un équivalent de "crépuscule embaumé" et "fauvettes de mai" faisait écho à "papillon de mai". J'ai également publié de nouveaux articles sur "Les Corbeaux", tantôt sur le blog de Jacques Bienvenu Rimbaud ivre (si je ne m'abuse), tantôt sur le présent blog. Et j'ai ajouté une autre source au dernier sizain du poème "Les Corbeaux", le sizain de la plaquette "Plus de sang" de François Coppée.
Je m'opposais aux lectures du poème "Les Corbeaux" qui envisageaient les corbeaux comme des figures des prêtres. Ces lectures défendues par Steve Murphy, Christophe Bataillé, Alain Vaillant et quelque peu par Benoît de Cornulier étaient nettement contradictoires avec la lettre du texte qui invitait les corbeaux à agir en faveur du poète en protégeant ceux qui étaient dans "La défaite sans avenir" et surtout en chassant le "paysan matois", puisque je considérais que forcément "Les Corbeaux" et "La Rivière de Cassis". J'ai donné un squelette de lecture pour "La Rivière de Cassis" en 2009, mais sans trop l'investir. Je restais perplexe face au texte. Il y avait deux problèmes qui me marquaient en particulier. Le premier point, c'est que si la "rivière de cassis" était assimilée à une rivière de sang de soldats morts il y avait tout de même un manque de logique à vouloir y voir une transposition des morts de la Commune. Le deuxième point, c'est que je ne comprenais pas l'intérêt des "donjons visités" et des "parcs importants". La logique m'échappait et ça met rapidement par terre toute une lecture. En plus, mon éventuelle source chez Banville pour "La Rivière de Cassis" n'a d'intérêt que d'une coïncidence formelle par les mots à la rime et les rimes, et l'alternance dans un sizain de vers longs et de vers mi-longs. En revanche, les liens du dernier sizain avec "Le Bateau ivre" et "Les Corbeaux" avaient immédiatement du sens pour la compréhension du poème. Je soutenais d'ailleurs une lecture du poème qui illustrait la formule de Verlaine "patriotique, mais patriotique bien", en rabattant cette formule sur l'articulation du "Mais" lançant le dernier sizain des "Corbeaux". C'était patriotique de songer au cri du devoir pour les morts d'avant-hier, mais il y avait aussi une pensée à avoir pour d'autres gens de la patrie, les victimes massacrées de la Commune.
Sur ces bases, j'avais une lecture assez suivie des deux derniers sizains et la lecture du premier sizain pouvait sembler n'appeler que des compléments contextuels simples a posteriori.
Je savais que plusieurs rimbaldiens se rapprochaient de ma lecture, mais il y avait donc une lecture concurrente selon laquelle le poème "Les Corbeaux" était une création anticléricale, et il fallait ajouter à cela le poison du débat sur la date de composition du poème. Il fallait affronter le relativisme selon lequel Rimbaud pouvait très bien composer concurremment des poèmes en vers déréglés et d'autres en vers traditionnels, relativisme qu'on ne peut pas réfuter dans l'absolu, mais le plus insupportable c'était cette idée que Rimbaud avait très bien pu composer ce poème en Belgique ou dès son arrivée en Angleterre, et l'envoyer par la poste. Cette thèse n'avait pas le sens commun, mais elle était martelée avec autorité.
Voyons maintenant ce qu'il en est.
D'après les citations et remarques faites par Bardel, Reboul se range résolument à l'idée que le poème a été composé en vue d'une publication dans La Renaissance littéraire et artistique, avant même que la revue ne soit lancée. Reboul considère que le poème "Les Corbeaux" daterait bien de la fin de l'hiver du début de l'année 1872 ou peu s'en faut, et qu'il irait de pair avec "La Rivière de Cassis". Pour moi, c'est déjà important de revenir aux probabilités les plus naturelles face aux thèses échevelées. C'est déjà un point important. Notons que pour commenter le sens des deux poèmes Reboul cite un document de La Renaissance littéraire et artistique, mais loin d'en faire un argument pour dire que les poèmes seraient composés après la prise de connaissance de la revue il souligne que les poèmes ont été composés avant, mais que les articles de la revue éclairent a posteriori le discours de Blémont, Hugo et autres auteurs que Rimbaud connaissait déjà. Rimbaud fréquentait les futurs gérants de la revue autour d'un "Coin de table", donc il savait quelle était leur ligne politique éditoriale à venir.
Dans le compte rendu de Bardel, pas une seule fois n'est citée la plaquette "Plus de sang" de Coppée, ce qui m'a surpris. Du moins, après coup, car quand j'ai lu le compte rendu, je n'y ai pas pensé immédiatement. Pas une seule fois non plus, il n'est fait mention des points de comparaison avec "Le Bateau ivre". Il me tarde décidément de lire l'article même de Reboul, il s'est forcément référé aux études antérieures. Le rapprochement avec le quatrain du "Bateau ivre" est important à deux égards quand je vois la lecture rapportée. Premièrement, il y a un commentaire très fin de la mention "soir charmé", il conviendrait d'étudier "crépuscule embaumé" sous ce jour. Deuxièmement, si les "fauvettes de mai" ne sont pas à lier à la Commune, il faut dans la foulée commenter sous un autre jour le lien entre "fauvettes de mai" et "papillon de mai". On devrait alors neutraliser l'idée d'une référence à la Commune tant pour "papillon de mai" que pour "fauvettes de mai". Il me tarde décidément de lire l'article lui-même directement sans médiateur. Intuitivement, ça ne me gêne pas d'éliminer la référence communarde "fauvettes de mai", mais justement je voudrais souligner ici comment la lecture de Rimbaud est troublée par les présupposés que nous pouvons y projeter. Si on part de la seule lecture du poème "Les Corbeaux", le mois de "mai" est un faible déclencheur d'une allusion sensible à la Commune, sachant que seule la Semaine sanglante est spécifiquement liée au mois de mai. Or, le fait qu'on soupçonne à bon droit que le poème parle de la Commune de manière voilée, avec bien sûr les "morts d'avant-hier" supposant des "morts d'hier", et le fait que des rimes soient reprises au "Bateau ivre" (au passage, il faut lier aussi la mention "l'hiver" des "Corbeaux" à la mention "l'autre hiver", ce qui confirme l'idée soulevée par Bienvenu que "Le Bateau ivre" est une composition du début de l'année 1872, par conséquent quasi contemporaine de la rédaction des "Corbeaux") tout cela renforce presque mécaniquement une lecture où on identifie la Commune, et il reste évidemment le problème de "La Défaite sans avenir". Et comme il y a un risque d'influence du rapprochement avec le quatrain du "Bateau ivre", il y a effectivement un risque de considérer comme une évidence l'annotation ou considération traditionnelle selon laquelle ceux qui sont "dans l'herbe" sont donc des morts qu'on a enterrés. Le mot de la fin est celui de "La défaite sans avenir", et il sonne différemment selon qu'on considère que c'est la défaite de gens déjà morts ou la défaite de survivants. Et ici Reboul a opté pour une lecture où il serait question des survivants. Le poème n'est plus comme je le soutenais avec d'autres que le patriotisme est "bien" comme dit Verlaine parce qu'il rappelle que les écrivains et journalistes oublient de mentionner les autres morts de la patrie, mais le poème devient patriotique bien parce qu'il dénonce un esprit revanchard qui fait fi de l'abondance de sang inutilement versé.
On remarquera que c'est à bon droit que je m'étonne que le sizain final de la plaquette "Plus de sang" ne soit pas cité, puisque, ne fût-ce que par son titre, il entre en résonance avec la thèse nouvelle de lecture formulée par Reboul : le poème "Les Corbeaux" est une invitation à ne plus verser de sang, et sachant que Coppée a écrit la pièce Fais ce que dois et était donc proche du discours revanchard d'Hugo, Blémont et d'autres, cela l'épingle en retour, en étant loin de lui renvoyer l'ascenseur.
Ce que j'ai bien aimé aussi parmi les éléments relevés par le compte rendu, c'est que l'image des corbeaux déployée par Rimbaud est reliée précisément à une lecture précoce d'un article de Jules Vallès, paru le 22 février 1871 dans Le Cri du peuple. Je n'ai jamais fait de lecture suivie pour l'instant de toute cette presse, bien que ce soit prévu. On voit bien que plus les années passent plus des aperçus importants sur les poèmes de Rimbaud viennent de révélations sur la presse de l'époque ou sur les publications chez les libraires dans les semaines qui précèdent la composition du poème. Ici, le cas est un peu différent. L'article cité de Vallès "Paris vendu" date du 22 février 1871, il est de près d'un an antérieur à la composition des "Corbeaux", voire d'un an complet en fait.
Nous avons peu de lettres de Rimbaud, mais elles sont d'un prix inestimable, elles citent parfois ses lectures ou ce qu'il a considéré avec importance. Et on tend à minimiser cette importance en se disant que, ce jour-là, il a fait telle citation, mais nous aurions eu d'autres citations dans d'autres contextes. Nous aurions d'autres lettres, d'autres ouvrages seraient cités, et ce serait comme pour nous des lectures ne portant pas à conséquence sur nos activités quotidiennes ou si peu. Non ! Rimbaud a fait un séjour précoce à Paris qui est une quasi exception, puisqu'auparavant il a fini à Mazas et Douai. Il existe des zones d'ombres quant à ce séjour parisien, mais dans sa lettre à Demeny qui ne date que du 17 avril Rimbaud parle de ses lectures dans la presse avant le 10 mars. C'est bien que les lectures de Vallès et Vermersch furent décisives et qu'il faut vraiment passer du temps à fouiller de ce côté-là, d'autant plus que parfois à la lecture nos cerveaux ne font pas les bons rapprochements, ou pas de rapprochements du tout. Face à la lecture selon laquelle les corbeaux sont une métaphore des prêtres et de leurs habits, Reboul rappelle le contexte, celui d'un "corbeau" éveilleur des consciences dans la littérature républicaine, puis il sort une référence à Vallès, au sein d'un ensemble d'écrits dont Rimbaud nous a explicitement dit qu'il leur attachait une importance fondamentale dans sa formation intellectuelle. La citation se trouve dans le compte rendu fait par Bardel, je ne la cite pas ici. Mais, nous avons directement, enfin ! une citation positive des corbeaux dans le discours pré-communard. La lecture selon laquelle les corbeaux sont des personnages négatifs s'effondrent enfin. Désormais, on a une référence contextuelle qui justifie ce que plusieurs (dont moi et même Bardel) disaient sur le sens naturel des propos déployés dans le poème. C'était évident que le poète prenait les corbeaux plutôt en bonne part qu'en mauvaise part dans le couple de poèmes "Les Corbeaux" et "La Rivière de Cassis". La preuve est tombée. Il ne s'agit pas seulement d'une image républicaine neutre, il s'agit cette fois carrément d'une image où un futur communard considère que le corbeau va signifier un message qui va dans le sens de la pensée des défenseurs de la Commune. La boucle est bouclée.
Mais la meilleure source apportée par l'article de Reboul est celle qui concerne la lettre à Delahaye de juin 1873. Rimbaud demande à Delahaye de chier sur le journal La Renaissance littéraire et artistique "si [il] le rencontr[e]". Plutôt que de se contenter d'identifier une réaction irritée de Rimbaud, Reboul part de l'idée que le sarcasme "si tu le rencontres" peut faire allusion au contenu du texte. Le journal est jugé pour son contenu, et "si tu le rencontres" doit avoir une signification sarcastique plus précise, et c'est effectivement le cas avec l'identification de la formule hugolienne "s'il la rencontre sur son passage". Rimbaud imite une manière de clausule. Et évidemment identifier la reprise permet de comprendre le reproche fait dans la lettre de juin 71. Il s'agit d'un texte hugolien publié dans La Renaissance littéraire et artistique. Il s'agit de stratégies éditoriales importantes pour lancer la revue en accueillant le prestige de la parole du maître, et il y avait un véritable unisson des idées politiques. On voit avec cette nouvelle source qu'il se confirme encore une fois que les études rimbaldiennes ont un avenir à lire systématiquement la presse d'époque, à systématiquement chercher quelles sont les mises en vente d'actualité dans les librairies, et on voit que la démarche intéresse aussi l'élucidation critique de la correspondance. Et on voit comment une identification formelle soutient énormément l'intérêt de rapprochements au plan du sens, puisque de "s'il la rencontre..." à "si tu le rencontres", nous avons une reprise formelle. La reprise formelle est le déclencheur d'une identification de la source et du message implicite.
Notons aussi que beaucoup de gens continuent de vouloir penser que la poésie de Rimbaud n'est pas politique, il ne s'y intéresserait qu'à l'occasion quand il est clair pour tout lecteur que l'énoncé est politique. Ici, la lecture politique des "Corbeaux" est mise en commun avec une lecture de "La Rivière de Cassis". Là aussi, c'est important pour l'avenir et la santé des études rimbaldiennes. la lecture politique des "Corbeaux" était attendue, mais le poème "La Rivière de Cassis" fait partie de l'ensemble des vers nouvelle manière, les "Derniers Vers" comme on disait il y a quelques décennies. Et si des lectures politiques sont déjà envisagées pour "Michel et Christine" ou "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." il y avait une stratégie de repli qui consistait à dire que les poèmes en vers plus courts étaient plutôt des chansons, moins ancrées dans un contexte politico-historique. Le poème "La Rivière de Cassis" décrit un paysage après tout. On voit à quel point tout cela vole en éclats. Reboul identifie la "rivière de cassis" à une rivière de sang, il n'est pas le premier à le faire et sa source est cette fois-ci postérieure à la composition du poème par Rimbaud, autrement dit il s'agit plus d'un exemple qu'une d'une source à proprement parler. J'attends donc de lire l'article plus attentivement. J'attends surtout de voir comment le départ est fait entre les morts de la guerre franco-prussienne et la Semaine sanglante. Il me semble que les voies prises amèneront à privilégier la référence aux morts de la guerre franco-prussienne. Toutefois, le dernier point fort de l'article, du moins d'après les notes disjointes de ce compte rendu, c'est le commentaire de "parcs importants", de "donjons visités" en liaison au commentaire de "soir charmé" du sizain final des "Corbeaux". On a le développement d'un art de la citation minimaliste. Le "soir charmé" est un poncif, on le savait, mais il ne suffit pas de le savoir, et cela est assez évident pour "parcs importants" et "donjons visités". Par les adjectifs "visités" et "importants", le poète gonfle son poème de la voix de quelqu'un d'autre par persiflage, mais il faut un certain seuil de rapports aux réalités décrites pour bien en digérer la mesure ironique, pour bien mesurer l'écart pris par le poète. Les "parcs importants" et les "donjons visités" sont donc si j'ai bien compris l'Histoire exaltée par Hugo et Blémont, mais cette exaltation d'un passé neutralisé dans son atrocité du côté des donjons va de pair avec l'exaltation d'une rivière de sang dans de futures défaites sans avenir.
Il y a une vraie réflexion à faire sur l'énonciation des adjectifs dans les trois mentions "soir charmé", "parcs importants" et "donjons visités", et cela permet de réenvisager à nouveaux frais la lecture de passages finalement équivalents dans d'autres poèmes.
Voilà, dans deux mois, je lirai directement cet article, et le reste.

samedi 19 février 2022

Vous voulez des indices de ce qui va suivre ?

C'est amusant. Personne ne me demande avec sentiment d'impatience quand est-ce que je reprends la série entamée sur "Voyelles", ni sur une quelconque des autres séries en cours d'ailleurs.
Marrant, marrant !
Sinon, j'annonce un peu du contenu qu'il y aura mêlé à la suite de ma revue par époque des commentaires rimbaldiens au sujet du prologue d'Une saison en enfer et aussi de la section "Adieu" du même livre.
A propos de cette relation essentielle entre le "prologue" et la section "Adieu" entre la crainte du "dernier couac" et la proposition en italique : "posséder la vérité dans une âme et un corps", j'ai un gros projet de mise au point sur la notion de péché mortel spécifiquement, et comme il se trouve que je travaille pas mal sur la correspondance de François Xavier en ce moment, je vais mettre cela à profit pour Une saison en enfer. A l'instant même, je suis sur une page qui me permet une citation intéressante, donc je vais la mettre d'emblée. Il s'agit d'une "Manière de prier et de sauver son âme", texte écrit approximativement entre juin et août 1548, à Goa. Je cite cet extrait à partir de l'édition de la Correspondance 1535-1552 de François Xavier dans la traduction d'Hugues Didier chez Desclée de Brouwer, parue en 1987, l'extrait est à la page 237, je suppose que c'est être en état de péché que de retranscrire ce passage en écoutant No fun des Stooges :

   Un péché mortel, c'est de vouloir, de dire ou de faire quelque chose de contraire à la Loi de Dieu, ou d'omettre de faire ce qu'elle ordonne. Et il s'appelle "mortel" parce qu'il tue le corps et l'âme éternellement de celui qui, sans en avoir fait pénitence, alors que c'était un péché mortel, est mort. Par lui, l'homme perd Dieu qui l'a créé et il perd la gloire qu'il lui a promise, et il perd le corps et l'âme qu'il a rachetés pour lui, et il perd les mérites et les bienfaits de la sainte Mère Eglise ; il perd en outre les bonnes actions qu'il a accomplies en état de péché mortel, parce qu'elles ne lui servent pas pour son salut, quoiqu'elles lui soient profitables pour l'accroissement de sa santé et de ses biens temporels, afin d'atténuer ses peines et de parvenir à la connaissance du péché où il se trouve et de s'en sortir. [...]
Emporté par l'élan, la citation est un peu plus longue que prévu. Il me semble évident qu'une telle citation (que je pourrais renforcer d'autres) montre assez à quel point les raisonnements conjoints de Mario Richter, Bruno Claisse et Alain Vaillant pour interpréter comme un pied-de-nez au dualisme en tant que dualisme la proposition en italique qui clôt Une saison en enfer n'a aucun appui logique derrière elle : "posséder la vérité dans une âme et un corps". On essaie de considérer que seule la séquence "posséder la vérité" a une résonance chrétienne type. Mais, François Xavier est clairement dualiste et se revendique clairement chrétien, et je ne vois pas au nom de quoi on peut faire le départ entre les formulations dualistes du père jésuite : "il tue le corps et l'âme éternellement" (la tournure syntaxique a même l'air bien étrange) "il perd le corps et l'âme", et du coup la formule de Rimbaud en bout de parcours infernal. Observez combien cette citation peut entrer en résonance avec les écrits de Rimbaud : "il perd le corps et l'âme", cela fait écho à "Gagne la mort" de Satan. Pour précisions, dans ce document, avant d'arriver à notre extrait cité, François parle bien sûr du "sentier de la justice" pour aider le pécheur à ne pas rester dans l'erreur et il parle aussi d'écarter "la tentation de Satan à l'heure de la mort", car mourir en état de péché c'est le pire, puisque la pénitence aurait pu tout réparer. Et songez aux rapprochements à faire avec des poèmes en prose des Illuminations, "âme", "corps" et "promesse", "créés", ça ne vous fait pas penser à "Matinée d'ivresse" ?
Au passage, comme j'ai annoncé méditer la question métaphysique des "silences" dans "Voyelles", il se trouve que je répète depuis assez longtemps que "ivresses pénitentes" est une alliance de mots, une réunion comme contradictoire de deux mots pour le dire autrement, qui tombe pile au milieu du poème en terme de structure de la composition, puisque c'est le mot de la fin des deux quatrains. J'essaie d'éprouver à partir de ma lecture d'écrits sur la repentance dans le domaine chrétien si je peux plaider une lecture qui n'est pas chrétienne, mais qui pourrait convenir à "Voyelles" : au lieu d'une ivresse sacrée faite de repentance, des "ivresses pénitentes", car l'homme est ivre d'un agrandissement de son être tout en considérant sa finitude. Je réfléchis à ce sujet, mais je dois évidemment bien le justifier, vu la levée de boucliers que j'affronte depuis vingt ans sur "Voyelles", alors que petit à petit tous les éléments que je développe gagnent en évidence.
Et précisément, je suis sur une autre idée en ce qui concerne "Voyelles". Vous connaissez le poème "Mémoire" et surtout sa version antérieure révélée en 2004 : "Famille maudite" ? Cette première version est coiffée d'un surtitre énigmatique "d'Edgar Poe". Or, si "Famille maudite" est un poème daté d'environ juin 2004 et "Voyelles" un poème qui finalement aurait été composé à la limite de l'éloignement de Rimbaud exilé de la capitale fin-février, début mars 1972, on retrouve un écart de composition comparable au cas des poèmes "Les Corbeaux" et "La Rivière de Cassis". Je n'ai pas encore acheté ni lu le tome qui vient de paraître de Parade sauvage, il y figure un article d'Yves Reboul sur ces deux poèmes, il me tarde de lire ce qu'il a fait, mais bon, ça risque d'attendre le mois de mai. Néanmoins, pour "Famille maudite", on sait qu'on retrouve un jeu rhétorique en provenance de "Voyelles" sur "ombelle" et "ombre". Or, si en juin 1972, Rimbaud écrit déjà un poème avec un surtitre "d'Egar Poe" aussi peu évident de prime abord, c'est que Rimbaud n'a pas attendu juin pour lire assidûment les nouvelles américaines dans la traduction de Baudelaire. Une idée que j'ai, j'ignore si quelqu'un y a jamais pensé, il faudrait vérifier, mais je pense que non personne n'y a pensé, c'est que quand Verlaine a écrit "Mon rêve familier" en 1865 avec la formule "et que j'aime et qu'il m'aime", il avait à l'esprit la publication encore récente de la nouvelle Eureka traduite par Baudelaire. Ce texte a eu une publication à tout le moins en 1864, le sonnet de Verlaine n'étant composé qu'un an plus tard. Or, le texte Eureka contient une préface avec une coordination qui me fait mécaniquement songer, pour parler comme un scribe policier de 1873, à la formule de Verlaine "et que j'aime et qui m'aime". Je cite le début de cette préface : "A ceux-là, si rares, qui m'aiment et que j'aime [...]" D'après la mise en ligne du document sur le site Wikisource, la nouvelle publiée en 1864 est précédé d'un extrait d'une biographie d'Edgar Poe traduite là encore par Baudelaire, et cette préface est citée dans l'extrait de la biographie, ce qui montre son importance. Elle n'échappe pas à l'attention. On la lisait dans le court extrait biographique, on la relisait en tant que préface une page ou deux plus loin, avant de passer à la lecture des chapitres de la nouvelle même. Cette préface parle d'une notion de Vérité qui n'est pas celle allégorique des Fleurs du Mal, mais on rencontre du Baudelaire (les rimbaldiens seront contents, je vais peut-être avoir quelques appuis pour développer mon idée du coup) et il est question de la "Beauté qui abonde dans sa Vérité", celle du livre, et ce livre s'adresse aux "rêveurs", ce qui me permet de justifier la probabilité d'une allusion à ce texte dans le sonnet "Mon rêve familier". Je m'en servirais aussi pour justifier mes lectures de poèmes des Fleurs du Mal où l'allégorie féminine est selon moi directement la solitude selon un principe métaphorique issu de "La Nuit de décembre" de Musset. Bref, ça fourmille d'idées, et enfin, le récit Eureka a le titre alternatif suivant : "Essai sur l'univers spirituel et matériel".
Voilà, je travaille tout ça, en faisant mon petit bonhomme de chemin entre les ronces du monde des rimbaldiens et des amateurs de Rimbaud qui ricanent beaucoup en me voyant passer.

mardi 15 février 2022

Lire Une saison en enfer et comparer avec des écrits chrétiens

Depuis longtemps, je me dis qu'une bonne étude du livre Une saison en enfer passe par une connaissance intime des écrits de propagande chrétienne à l'époque de Rimbaud. Quand j'étais encore résident à Toulouse, j'avais consulté plusieurs ouvrages de Lamennais conservés à la bibliothèque universitaire de Toulouse le Mirail. Je ne m'étais pas du tout contenté du titre souvent mentionné Paroles d'un croyant. J'avais pris des tas de notes que, du coup, je n'ai jamais exploitées, tout un travail à reprendre. Quelques années plus tard, je me suis procuré l'édition critique d'Une saison en enfer par Pierre Brunel (ouvrage que j'ai racheté il y a quelques jours) et je constatais qu'il avait eu lui-même l'idée de lire Lamennais attentivement pour voir comment cela pouvait entrer en résonance avec le livre de Rimbaud Une saison en enfer. Mais cela restait encore loin du compte. J'ai eu d'autres idées. Par exemple, je récupérais à l'occasion des petits fascicules Prions à l'église pour étudier comment une messe était conçue, comment on découpait un choix de textes dans l'espace d'une messe et ce que cela signifiait, comment on privilégiait tels textes à tels moments de l'année, etc. J'ai été obligé, enfant, d'aller tous les dimanches à la messe jusqu'à l'âge de quatorze ans, mais je n'écoutais pas à la messe. Je comptais les secondes dans ma tête. Quand j'étais en sixième primaire, équivalent de la classe de 6ème au collège en France, je faisais le signe de croix en y mélangeant un bras d'honneur, ce qui m'a valu d'être repéré par l'instituteur que j'avais en sixième qui, devant toute la classe, a expliqué que certaines personnes ne savaient pas faire le signe de croix, m'a demandé de me lever et d'en faire, et comme je me suis exécuté il a dit : "C'est un peu mieux !" En Belgique, j'avais des heures de catéchisme à l'école également, etc. Mais, bon, la messe, je n'écoutais pas. Je regardais les murs, je n'étais pas concerné. Je retenais rien. Sur ma chaise, je considérais que c'était du temps à accorder à des rêveries, à penser divers trucs, je m'évadais complètement. En revanche, j'allais manger l'hostie, c'était le petit plaisir gourmand de la messe. Je méditais de faire un tour de la main sur le ventre une fois que je l'avais reçue, mais je n'ai jamais eu le courage de le faire, on était trop exposé au regard du public. En plus, les chants et la façon de parler à la messe, ce n'était pas des belles phrases. La grammaire était pauvre, au ras des pâquerettes. Ce n'était pas du tout enlevé. Donc, je savais des choses à force de les entendre répéter, mais j'étais loin d'avoir un avis sur les formules, sur les différents moments de la messe. Un peu avant 2000, je me suis occupé à Blagnac d'un prêtre qui avait la maladie d'Alzheimer, mais qui, bizarrement, au lieu d'être avec des gens de sa vocation, était dans une maison de retraite normale. Je devais lui tenir compagnie deux heures par jour, le promener en poussant sa chaire roulante, et lui lire la Bible pour essayer de le raccrocher par ses souvenirs de sa vie de prêtre. Le vendredi, il y avait une messe, tout en bas, en-dessous même du rez-de-chaussée, je crois, et j'y allais avec lui. Il y avait un retraité qui après une des messes parlait alors des anges gardiens à toute l'assistance, etc. C'était un peu atypique du coup comme messe. On voyait que l'ancien prêtre boudait d'y être amené. Puis, un jour, le prêtre le fait communier en lui offrant l'hostie. Le jeune prêtre a poussé l'hostie dans la bouche, mais l'ancien prêtre l'a crachée avec ostentation. Il y a une femme qui est arrivée vers moi avec un mouchoir, j'ai pris le mouchoir pour récupérer l'hostie au sol et je l'ai rendue à cette femme qui m'a regardé droit dans les yeux avec un sourire fier, et elle m'a dit : "on le brûlera !" Hostie étant un mot féminin, je crois que j'ai compris de quoi elle parlait précisément. Bref, c'est à cette époque que je me suis servi des petits fascicules Prions en l'église pour enfin avoir une idée de la construction intellectuelle qu'est une messe. Et j'essayais de me rendre plus sensible aux tournures de phrases favorites, etc. J'ai eu aussi l'idée de lire l'Ancien et le Nouveau Testament, j'ai écrit des notes avec des passages de psaumes que j'envisageais susceptibles de faire écho à ce qu'écrivait Rimbaud. Tout un dossier encore une fois qui n'a jamais servi, j'avais même sélectionné sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France des ouvrages anciens de commentaires des psaumes. Je sais qu'il y a quelques années dans la revue Parade sauvage il y a eu un article qui allait dans le sens de ce projet avec un repérage de citations bibliques, mais il n'y a plus rien eu depuis.
Bref, je sens que ce truc-là est important à mener, il faudrait vraiment se mettre au travail et non seulement prendre des notes et repérer, mais produire un compte rendu écrit.
Il y a peu, du fait des articles qui me sont proposés sur Google quand je l'utilise sur mon téléphone portable, je me suis rendu compte que l'expression "France fille aînée de l'église" datait de l'époque de Louis-Philippe et impliquait deux noms d'église déjà cités par les rimbaldiens à l'occasion, Frédéric Ozanam et Lacordaire. Et je rappelle que la mention "France fille aînée de l'église" essuie une réplique sarcastique quand le poète dit qu'il ne se croit pas embarqué dans une noce avec "Jésus-Christ pour beau-père", puisque l'église est aussi l'épouse du Christ dans le langage métaphorique des catholiques. Bref, on se rend compte qu'il faut étudier les débats des gens d'église propres au dix-neuvième siècle. La notion de "France fille aînée de l'église" a connu un regain de popularité vers 1896 à cause des 1400 ans de la conversion de Clovis, mais Rimbaud emploie la formule en 1873. Il faut donc étudier la portée de la formule avant la Troisième République. Rimbaud a dû lire des ouvrages où elle était mise en avant, et il faudrait voir de près tout le discours dont elle était solidaire pour mieux identifier dans Une saison en enfer ce à quoi Rimbaud réplique très précisément.
J'ai encore eu d'autres idées, j'ai des livres d'instruction pour les enfants qui parlent à la fois de sciences, d'Histoire et de religion avec l'histoire édifiante d'un François Xavier par exemple. Le titre Veillées revient souvent pour ce genre d'ouvrages. Je me suis également intéressé au traitement édifiant des ouvrages souvent intitulés Les Merveilles de la Nature. J'ai mis la main sur des livres d'Histoire du dix-neuvième siècle à l'adresse des élèves, et j'ai repéré la présence des gaulois qui beurrent leur chevelure, alors qu'il est convenu que Rimbaud cite Chateaubriand dans Une saison en enfer. Et enfin, récemment, j'ai mis la main sur une Histoire sainte du père jésuite Gazeau, éditée à Tours en 1886. La préface nous apprend que cette Histoire sainte date de 1806 et il convient de citer des passages de cette préface pour montrer que nous sommes sur le terrain d'une guerre littéraire idéologique :
   Cette Histoire sainte parut pour la première fois en 1806. L'auteur croyait alors que le règne de la Révolution était terminé, et il offrait son livre aux parents et aux maîtres qu'une cruelle expérience avait convaincus de la nécessité d'une éducation chrétienne. [...]
Gazeau faisait se succéder "une Histoire sainte, une Histoire ecclésiastique, une Histoire ancienne, une Histoire romaine et une Histoire de France". Et la préface célèbre ainsi l'initiative :
   C'était tout un cours d'histoire, et c'était le premier qui parût en France à l'usage de la jeunesse. Qui ne sait qu'il eut d'abord le mérite d'introduire dans notre pays l'enseignement classique de l'histoire, et d'y exercer longtemps une influence sans rivale ? [...] Sans doute, au début de notre siècle, il y avait une tendance naturelle à chercher dans les leçons du passé un moyen de prévenir le retour de récentes calamités. [...]
Au-delà du positionnement hostile à la Révolution, on relève les mentions clefs : "nécessité d'une éducation chrétienne", "à l'usage de la jeunesse", "influence", "leçons du passé", "un moyen de prévenir"...
L'auteur anonyme de la préface insiste sur la fonction édifiante de l'ouvrage :
   C'est qu'il avait l'avantage, a-t-on dit, d'être l'expression plus fidèle des sentiments religieux qui commençaient alors à reprendre faveur. [...] On peut même affirmer qu'il n'existe point d'ouvrage classique qui ce soit mieux inspiré des principes et de l'esprit de la philosophie chrétienne, la seule vraie philosophie de l'histoire. [...] Faut-il donc s'étonner que ses leçons d'histoire, données au nom de la Religion, n'en aient été que plus imposantes et plus populaires ? Après une époque agitée, où l'on n'avait appris à la jeunesse ni d'autre morale que celle du citoyen, ni d'autres exercices que ceux du soldat, comment n'y aurait-il pas eu un charme irrésistible dans cette voix si longtemps étouffée de la Religion, qui a reçu de Dieu, avec la famille, le don spécial de parler au cœur des enfants, de leur faire comprendre et aimer les grandes vérités ?
C'est intéressant de lire de tels textes car on voit s'incarner le discours auquel Rimbaud s'oppose, soit par la raillerie, soit par la contre-argumentation, en rédigeant Une saison en enfer. Le discours de Rimbaud devient plus clair par le fait de connaître ce à quoi il réplique précisément.
Bien évidemment, l'ouvrage jésuite n'était pas attaqué que par le seul Rimbaud. La préface ironise sur le fait que le père Gazeau passait pour un "Corrupteur de la jeunesse" en refusant de citer en tant que modèles et bienfaiteurs de l'humanité "Voltaire et Jean-Jacques Rousseau". Et la préface précise alors la cible à contrecarrer :
   [...] Combien d'autres partisans obstinés de l'incrédulité philosophique n'éprouvaient que les mêmes sentiments d'antipathie contre un prêtre assez fidèle à l'Eglise pour rejeter tout compromis avec les idées révolutionnaires qu'elle avait frappées de ses anathèmes les plus solennels !
    Ce que personne alors n'ignorait, ce qu'on a trop oublié depuis, c'est que le Père Loriquet s'était signalé parmi ces généreux confesseurs de la foi qui avaient préféré à un serment schismatique les cruelles souffrances de l'exil. [...]
Ayant échappé au martyre, le Père Loriquet avait reçu du Concordat le droit d' "inculquer à l'élite de la jeunesse française ces mêmes principes qu'il avait défendus au prix de sa liberté." Ces ouvrages recevaient "l'estime intéressée des maîtres et des élèves", ce qui leur permettait de résister aux tentatives de proscription ministérielle. Situé dans ce courant, le génie particulier du père Gazeau serait d'avoir su créer la forme parfaite d'un "abrégé" :
   Un abrégé, tel qu'il le concevait, est une véritable histoire, dans laquelle la suppression des faits moins importants laisse la facilité de s'étendre suffisamment sur les plus instructifs et les plus frappants, et de les raconter avec cette juste mesure de détails qui doit leur conserver l'intérêt dont ils sont susceptibles. Les faits sans détails n'ont plus de physionomie qui leur soit propre ; ils n'ont plus rien qui les distingue les uns des autres, et qui aide à les graver dans la mémoire. [...]
On s'étonne quand Rimbaud parle d'une "absence de facultés instructives et descriptives" des feuillets qu'il dédie à Satan. Cela semble absurde en soi. Si le livre n'instruit pas, pourquoi l'écrire ? Quel est le but ? Le propos rimbaldien ne semble plus absurde si nous songeons qu'il raille un discours élitiste qui prétend donner la formule, la méthode de l'écrit descriptif et instructif. Et on comprend aussi que le désordre de l'ouvrage rimbaldien fasse peur à l'église, car ce désordre correspond au fait d'accepter l'informe et d'en témoigner tel qu'il est, sans en préjuger par un arrangement habile la valeur instructive.
A propos du cours d'histoire du père jésuite Gazeau, le préfacier célèbre encore l'art d'agrément du récit qui impressionne les enfants :
[...] La plupart de ces narrations sont de petits chefs-d'œuvre, que les élèves lisent toujours avec plaisir, et qui se gravent sans peine dans leur mémoire. Pour la netteté et le charme du récit, pour la simplicité, la précision, le naturel et le goût exquis d'un style éminemment classique, il faut convenir que, depuis soixante ans, l'auteur n'a pu être surpassé, ni même égalé.
La fin de la préface décerne tout de même quelques mauvais points. Gazeau a soutenu quelques idées malheureuses à son époque. Mieux informés rétrospectivement, les éditeurs ont trouvé des choses à corriger, des propos à éviter. Il a fallu aussi "répondre aux exigences des programmes officiels" et de nouveaux tomes ont vu le jour : "une Histoire du moyen âge et une Histoire moderne".
Enfin, malgré les remaniements, un principe n'a pas été abandonné, les éditeurs ont "maintenu l'ancienne méthode par demandes et par réponses." Ils s'en justifient ainsi :
[...] C'est, sans contredit, la méthode la plus avantageuse dans les classes inférieures. On remarquera sans doute que le récit est présenté de manière à fournir aux élèves toutes les réponses aux questions que le maître jugerait utile de leur adresser.
C'en est fini de la préface, mais le travail du jésuite Gazeau a son propre avant-propos : "Objet et utilité de l'Histoire sainte". Le "D." est à l'évidence l'abréviation pour "Demande", et le "R." celle pour "Réponse".

   D. Qu'est-ce que l'Histoire sainte ?
  R. L'Histoire sainte est l'histoire de la vraie Religion depuis le commencement du monde jusqu'à la naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Elle nous apprend les grandeurs de Dieu et les merveilles qu'il a opérées pour nous pendant plus de quatre mille ans. Nous y voyons que ces merveilles servent à préparer la plus grande de toutes, l'avènement du Messie, Notre Seigneur Jésus-Christ, qui doit nous racheter de la faute de notre premier père, et nous donner une loi plus parfaite que celle de l'Ancien Testament.
[...]
Nous avons affaire à un cours sur l'histoire du genre humain qui annonce explicitement un enseignement religieux. Nous remarquons également que l'idée de faute du premier père est transférée à tout le genre humain, ce qui est à rapprocher des traitements dans Une saison en enfer où le poète classe parmi ses souvenirs un festin chrétien primordial du type d'un Paradis de l'aube de l'humanité et bien sûr plusieurs événements des siècles passés. Le livre d'Histoire devient un répertoire de souvenirs qui nous deviennent propres et qui constituent notre identité. Il me semble assez évident que l'absurdité apparente du discours de Rimbaud au premier alinéa d'Une saison en enfer ou dans divers passages de "Mauvais sang" relève d'une métaphore de l'instruction édifiante de cours d'histoire où les faits rapportés sont considérés comme constitutifs de nos êtres. L'enfant de 1873, en apprenant l'Histoire, apprend son passé et se reconnaît des souvenirs dans l'apprentissage des croisades, des grands événements historiques, etc. La seconde réponse, au sujet d'une demande sur la signification des mots "Ancien et Nouveau Testament", définit l'idée d'une "alliance que Jésus-Christ a faite, non plus avec un seul peuple, mais avec tous les hommes, en leur donnant la loi évangélique." Il est frappant de voir qu'est formulée l'idée d'une alliance à tout le genre humain, et non d'une alliance avec les convertis. Citons la réponse faite à la troisième et dernière demande : "Quels avantages l'Histoire sainte a-t-elle sur l'histoire profane ?" Voici :
   R. L'Histoire sainte a trois grands avantages sur l'histoire profane, la certitude, l'ancienneté et l'utilité pratique : la certitude, en ce qu'elle a été écrite par des hommes inspirés de Dieu ; l'ancienneté, en ce que Moïse, l'auteur des premiers livres de l'Histoire sainte, vivait plus de mille ans avant Hérodote, le père de l'histoire profane ; enfin, l'utilité pratique, en ce que l'Histoire sainte, qui nous montre Dieu parlant aux hommes dès l'origine, fortifie notre confiance en lui par sa fidélité à tenir toutes ses promesses, notre amour pour lui par le spectacle des nombreux bienfaits dont il nous a prévenus, et toutes nos vertus par les admirables modèles qu'il nous invite à imiter parmi les justes de l'Ancien Testament. D'ailleurs, l'Histoire sainte, comme l'histoire profane, peut bien faire des politiques et des savants ; mais elle a de plus ce grand avantage de pouvoir faire des saints. Dieu nous y enseigne d'une manière également claire et certaine ce qu'il est, ce que nous sommes, ce à quoi il nous destine, et d'où il nous a tirés. Sur la véritable origine de l'homme et de l'univers, nous n'avons point d'autre histoire que la Genèse, le premier livre de la Bible, et le plus ancien du monde.
Il y a un tour de passe-passe, puisqu'il faudrait expliquer d'où tire sa légitimité ce prétendu récit de nos origines. Pourquoi est-il plus vrai qu'un autre ? On retrouve finalement l'idée du premier alinéa d'Une saison en enfer d'un festin primordial dont le souvenir n'est pas une certitude ! Quelque part, nous sommes invités à identifier non pas notre relation à Dieu dans la vie de tous les jours, mais à l'évaluer à partir d'un récit dont on a décidé qu'il était vrai. Dieu est fidèle à ses promesses, parce que dans le récit il est raconté ceci. Dieu ne mérite-t-il pas d'être aimé quand on voit les bienfaits qui sont racontés dans la Bible ? Oui, mais concrètement, moi humain de 1873, je le vois en quoi que Dieu me fait profiter personnellement de ses bienfaits, qu'il tient des promesses qu'il m'aurait faites, sachant que je ne me rappelle même pas avoir sollicité de telles promesses ? C'est ce biais cognitif que dénonce très clairement Une saison en enfer. Quant au grand avantage de "faire des saints", que Rimbaud ait lu ou non cet avis du père Gazeau, nous pouvons lui trouver un fin de non-recevoir dans tel passage de "Mauvais sang" :
   Si Dieu m'accordait le calme céleste, aérien, la prière, - comme les anciens saints. - Les saints ! des forts ! les anachorètes, des artistes comme il n'en faut plus !
L'Histoire sainte du jésuite Gazeau est divisée en époques. La première époque va de la "création du monde jusqu'au déluge, de l'an 4004 à l'an 2348 avant Jésus-Christ". Nous avons le récit de la création du monde en sept jours, les premiers jours d'Adam et Eve au Paradis, le récit de la tentation et de la chute. Puis nous enchaînons avec le récit d'Abel et Caïn et un rapide récit de la corruption de l'humanité faite des descendants d'Abel et Caïn et de leurs frères et sœurs anonymes jusqu'à la décision du déluge. Au sein du récit de la chute d'Adam et Eve, nous avons eu un autre récit de chute concernant Lucifer et d'autres anges. Je ne vais pas citer tout ce qu'il y a d'intéressant, je vais m'en tenir à quelques éléments qui sont à ne pas négliger dans le cas du livre Une saison en enfer. Pour ce qui est de la création du premier homme et de la première femme, l'homme étant à l'image de Dieu, il faut noter l'union d'un corps et d'une âme, et le fait que l'âme soit "libre et raisonnable, capable de connaître et d'aimer son Créateur." La raison est liée au fait d'identifier un Créateur auquel on peut rendre grâce.
Pour ce qui est du paradis comme image possible d'un "festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient", citons le passage suivant :
[...] Tout y servait au plaisir de l'homme ; tout y était si docile à son empire, que les animaux terrestres et les oiseaux du ciel passèrent devant lui pour qu'il donnât à chacun le nom qui lui convenait. Nos premiers parents étaient maîtres d'eux-mêmes comme des créatures : aussi leur bonheur consistait-il à aimer Dieu et à converser familièrement avec lui.
Nous retrouvons l'idée d'une pleine concorde et d'une possession totale des biens. A "tous les vins coulaient" correspond le droit de manger "tous les fruits". Et cela est confirmé par le constat que fait Dieu lors de son repos du septième jour :
[...] Toutes les œuvres du Créateur avaient reçu de lui ce témoignage, qu'elles étaient bonnes, toutes contribuaient au bonheur de l'homme, et l'homme ne devait s'en servir que pour rendre gloire à Dieu, son principe et sa fin.
Dieu fixe une exception dans la Bible, et une exception qui si elle n'est pas respectée conduit à la mort. Dans Une saison en enfer, il y a de quoi réfléchir différemment sur la transgression, puisqu'aucune exception n'est évoquée. Le poète rompt tout de même avec un interdit tacite en injuriant, puis en s'armant contre la justice. Et cela le conduit à un danger de mort, que d'abord il nargue en voulant mordre la crosse des fusils, puis qu'il appréhende en tant que "dernier couac!" Le mouvement est comparable à celui de l'interdiction de manger d'un certain fruit :
[...] Dieu leur permit de manger de tous les fruits qui se trouvaient dans le Paradis ; mais, pour mettre à l'épreuve leur fidélité, il excepta l'arbre de la science du bien et du mal, dont il leur défendit de manger sous peine du châtiment le plus terrible : Du moment, leur dit-il, où vous mangerez du fruit de cet arbre, vous mourrez.
Le fait de trouver "amère" la Beauté est une façon de remise en cause de "la science du bien et du mal", c'est une prise de conscience que le "festin" n'est pas que bien. Et le fait d'injurier la beauté puis de s'armer contre la justice, cela revient à refuser de "rendre gloire" à son "principe et sa fin".
Le récit de la chute d'Adam et Eve commence par une demande formulée ainsi :

   D. Comment Adam et Eve perdirent-ils le bonheur pour lequel ils avaient été créés ?

L'idée de finalité de la création du genre humain est exprimée ici, et nous avons des échos de ce style de formulation dans Une saison en enfer ou dans "Matinée d'ivresse" et d'autres poèmes. Mais, le premier paragraphe de réponse a l'intérêt d'imposer le parallèle explicite entre la chute de Lucifer et celle d'Adam, tout en soulignant la perte d'une qualité, l'innocence, dont nous savons son importance pour la lecture d'Une saison en enfer, puisqu'elle est confortée par les compléments de la lettre à Delahaye de mai 1873 sur le projet de "Livre païen" :
   R. Ce fut par leur désobéissance qu'Adam et Eve perdirent leur bonheur avec leur innocence. Les Anges avaient été, comme eux, créés dans l'état d'innocence et soumis à une épreuve ; mais leur chef, Lucifer, se révolta contre Dieu et eut pour complices un grand nombre d'autres esprits célestes. A l'instant même, tous ces mauvais anges ou démons, en punition de leur orgueil, se virent précipités du ciel en enfer, pour y souffrir des tourments éternels.
Sans oublier que nous pourrions citer ici "Crimen amoris" de Verlaine, il faut souligner que le récit de chute de la prose liminaire d'Une saison en enfer correspond à la fois à la chute d'Adam et à la révolte de Satan, surtout si nous prenons bien en considération que Rimbaud n'adapte pas l'idée de l'interdit, mais privilégie l'expression de la révolte venant de soi-même. Il faut ajouter que c'est le démon Lucifer lui-même qui sous la forme du serpent va travailler à tenter Eve pour perdre le genre humain, et autrement dit pour le tuer vu que manger le fruit défendu c'est mourir. Satan joue bien ce rôle de tentateur en s'écriant "Gagne la mort" face au poète. Qui plus est, dans la section "Adieu", le poète précise qu'il s'est cru "mage ou ange" et il décrit une chute où il est "rendu au sol" qui donne l'idée illusoire qu'il s'est envolé comme Satan et qu'il a fait une chute, moins profonde, mais comparable. Gazeau insiste sur l'idée que manger le fruit défendu représente bien un "danger de mort". Et le serpent tentateur dit à Eve le contraire de la parole divine : "vous ne mourrez point." Dans la prose liminaire d'Une saison en enfer, je prétends identifier une inversion subtile : "Gagne la mort" est une parole qui déguise la vérité : "perds la vie". Les parallèles sont assez évidents entre les récits. La possession de la connaissance du bien et du mal est censée faire de l'homme l'égal de Dieu, selon le tentateur : "vous deviendrez semblables à Dieu, ayant la science du bien et du mal". Dans Une saison en enfer, pour fruit défendu, le poète prend les "pavots", rêves mensongers que procure Satan. Le démon est défini "l'esprit de mensonge" dans l'Histoire sainte du père jésuite, et dans Une saison en enfer le poète parlera de sa chute comme d'un sommeil et cherchera à demander pardon pour s'être nourri de mensonges. L'orgueil sera un péché capital mis en vedette dans le récit. Le père Gazeau conclut par une formule à faire pâmer Blaise Pascal avec son fameux "Qui veut faire l'ange fait la bête !" Il écrit :
[...] Au lieu de devenir semblables à Dieu, ils étaient devenus, par leur révolte, semblables au démon.
Le récit du père Gazeau au sujet d'Adam et Eve, récit dont je rappelle qu'il inclut un court récit de la révolte et de la chute de Lucifer, se termine avec le premier couple humain chassé du Paradis terrestre. Les deux êtres sont "déchus de l'état d'innocence, condamnés au travail, aux misères, aux maladies et à la mort."
Tout cela est évidemment bien connu quand on a un tantinet de culture religieuse. Rappelons tout de même que, dans la Saison et dans la lettre de mai 1873 à Delahaye, l'innocence est rejetée comme fléau, le malheur devient le dieu du poète : "Le malheur a été mon dieu." alors qu'ici malheur et crime sont envisagés comme funestes. Et dans la section "Adieu", l'arbre du bien et du mal est évoqué comme un "horrible arbrisseau" laissé dans le dos, en liaison avec une phrase d'acceptation que "la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul." Or, dans la prose liminaire, s'il n'y a pas un fruit interdit, et donc pas d'arbre du bien et du mal, cela est remplacé par une injure à la beauté et une agression contre la... justice. Le mot "justice" relie le début et la fin du livre Une saison en enfer en confirmant nettement l'idée de références bibliques bien prégnantes.
Et la dernière demande à propos du récit adamique réunit les mots "éspérance" et "salut" :

   D. Dieu laissa-t-il nos premiers parents sans espérance de salut ?

La réponse nous apprend que Dieu a promis à Adam et Eve la venue d'un sauveur qui "délivrerait le genre humain de la servitude du péché."
Je ne vais pas raconter tous les récits qui suivent. Pour ce qui est d'Abel et Caïn, il faut remarquer que nous avons à nouveau un récit de chute, celle de Caïn et de sa descendance, descendance appelée à se mêler à celles des autres enfants d'Adam et Eve, ce qui finit par corrompre tout le genre humain. Caïn permet aussi d'envisager l'idée de l'impénitence finale, pour citer un titre de poème de Verlaine, et une image caïnique sera chère à Rimbaud et Verlaine, ce dernier en faisant un titre de poème dans sa version latine : "il fut condamné à vivre errant et vagabond sur la terre [...] il mourut dans l'impénitence."
L'histoire du déluge raconte peut-être moins une chute qu'une destruction du genre humain. Il faut préciser que ce déluge est lié au fait de voir les humains refuser de faire pénitence. Le déluge a aussi une conséquence que je tenais à souligner. Avant le déluge, les humains vivaient plusieurs centaines d'années. Adam et Mathusalem vécurent plus de 900 ans chacun. La longévité humaine s'est considérablement réduite à partir du repeuplement du monde par Noé. Je ne trouve pas idiot de comparer cela à l'idée du festin ancien perdu dans Une saison en enfer, festin qui est une vie pourvue de tous les bienfaits. On voit ici que, petit à petit, la vie est de moins en moins ornée d'avantages.
Pour moi, il est décidément significatif que les deux premiers alinéas d'Une saison en enfer synthétisent superbement les enseignements constants de plusieurs récits successifs de l'Histoire sainte ou de la Genèse si vous préférez. Et cela est inversé dans la mesure où la révolte n'est pas dénoncée en tant que telle.
Mais le récit de Noé se poursuit avec une scène d'alcoolisme. Noé découvre la vigne et devient saoul. Dans ce cadre où on peut dire que "tous les vins coulaient", Cham joue le rôle du poète de la Saison qui se moque de la figure du vénérable père. Sem et Japhet furent plus respectueux, mais Cham qui ne peut pas être maudit à cause de la promesse faite à Noé va passer sa malédiction à son fils Chanaan et à sa descendance, et en jouant sur l'idée traditionnelle d'un Cham ancêtre des africains Rimbaud dira qu'il "entre au vrai royaume des enfants de Cham" dans "Mauvais sang". Rimbaud est plus que généreux en allusions aux révoltes et chutes concentrées dans le récit de la Genèse. Il est encore question ensuite du récit de la Tour de Babel du côté de l'Histoire sainte. C'est la fin de la deuxième époque, je ne vais pas prolonger les relevés.
Mes lecteurs pourraient dire qu'ils n'avaient pas besoin de citations de l'Histoire sainte pour découvrir toutes ces références qu'ils connaissent déjà. Il me semble tout de même que je les ai rendus sensibles à la structure continue du récit biblique, que je les ai rendus sensibles aux choix linguistiques, aux choix conceptuels, du récit de la Genèse sous la plume de gens de religion du dix-neuvième siècle.
Pour montrer que d'autres écrits religieux peuvent être consultés pour travailler à mieux cerner les implications polémiques du récit Une saison en enfer, je pourrais citer maintenant des extraits de la correspondance du père jésuite François Xavier. Une partie de sa correspondance était déjà publiée et traduite au dix-neuvième siècle. Je possède des ouvrages plus récents et plus fournis en documents. Je peux tantôt citer des extraits de lettres, tantôt des passages de textes liturgiques : catéchisme, etc. Le présent article est assez long, je vais me réserver la possibilité d'y revenir ultérieurement. Ces citations permettront d'avoir une discussion théorique sur les concepts et les formules que Rimbaud reprend au christianisme.
Pour terminer quant à mon présent développement, je voudrais souligner un point non négligeable qui fait que la lecture d'Une saison en enfer est difficile.
Dans la prose liminaire, le poète explique qu'il s'est révolté contre le monde des valeurs chrétiennes, mais que face à la mort il a considéré qu'il était dans une impasse et qu'il lui fallait trouver une solution, un moyen de réorienter son existence. Mais, le prologue ne livre pas la solution. Le poète dit que, face au danger de mort, il a cherché à retrouver la vie comme "festin". La "charité" s'est présentée à lui, mais il l'a rejetée aussi sec. Satan a pris la parole à son tour pour lui dire que la mort n'était pas un problème, mais une victoire. Or, le poète a maintenu sa défiance envers le "dernier couac" tout en continuant de s'admettre en tant que disciple de Satan. Dans quel entre-deux la solution du poète peut-elle bien se situer ? Il ne le dit pas dans la prose liminaire, il faut donc chercher la réponse dans les feuillets, et plus particulièrement dans les dernières sections, sinon dans la dernière section "Adieu".
L'énorme problème, c'est que toute la fin d'Une saison en enfer ressemble à s'y méprendre à un discours que tiendrait lui-même un croyant bien pieux.
Pourtant, la prose liminaire nous avertit clairement que la fin du récit ne peut être de retour à la religion chrétienne, puisque la prose liminaire définit le reste du livre comme un ensemble de feuillets rédigés avant la prise de parole de la prose liminaire. Si, dans la prose liminaire, le poète flatte Satan, c'est que "Adieu" n'est pas un récit de retour à la sagesse de la conduite chrétienne. Par ailleurs, même si cela n'a pas été compris de tous les rimbaldiens, il est clair que la "charité" chrétienne a été rejetée comme illusoire avec brusquerie et de façon immédiate dans la prose liminaire : "La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" Le rejet instantané est inscrit dans le présent du locuteur, le poète ne dit pas qu'il rejetait la charité, il dit qu'il la rejette à l'instant présent. Donc, la section "Adieu" ne pourra être assimilée à un retour à la "charité" comme solution. Et il va de soi que la charité n'est pas une tentation du diable, et il va de soi que Rimbaud ne parle pas de la charité au sens laïc. J'aurai d'autres choses à dire ultérieurement sur le concept de "charité" dans Une saison en enfer, notamment quand Rimbaud parle de deux amours, le divin et le terrestre, car spontanément je n'identifie pas une opposition de la charité chrétienne et d'un amour profane, mais deux facettes ici mal coordonnées du concept de charité. Mais passons !
Dans la prose liminaire, un autre avertissement doit retenir notre attention. Rimbaud cite deux des trois vertus théologales, l'espérance et la charité, il n'y manque que la foi. Or, la charité comme clef est qualifiée d'inspiration, sans la qualification religieuse attendue de "divine", tandis que l'espérance est elle au contraire spécifiée en tant qu' "humaine". Dans un cas, l'adjectif "divine" manque, dans l'autre "humaine" s'y substitue. Il me semble là encore assez évident que c'est de l'ordre du fait exprès. Je rappelle que par rapport à l'idée d'un festin où n'injurier personne et n'offenser aucune justice, le concept de charité vertu théologale est un amour de Dieu et de tous les hommes en vue de Dieu. Je ne comprends pas que des rimbaldiens puissent s'échiner à envisager que Rimbaud parlerait d'une notion de charité non spécifiquement chrétienne dans un texte aussi saturé de références polémiques à la religion. Ce refus de l'évidence me dépasse. Pour ce qui est de l'espérance, on cite bien entendu la phrase de Dante citant le frontispice du monde infernal. Le rapprochement va de soi puisque Rimbaud parle d'un séjour aller et retour en enfer, ce qui le rapproche des récits antiques à la manière de celui d'Ulysse dans l'Odyssée et bien sûr du récit de Dante dans sa Divine Comédie. Mais la référence littéraire ne doit pas empêcher de souligner que l'espérance est une vertu théologale et que cette vertu théologale est importante au chrétien. L'espérance consiste à mettre sa confiance en Dieu et non dans la science, dans les soutiens matériels qui nous entourent, dans les objets créés par les humains, etc. Des citations de François Xavier seraient utiles à introduire ici pour montrer comment cela se déploie au plan rhétorique.
Mais traitons de la difficulté de lecture d'Une saison en enfer. Je ne vais pas traiter ici de l'énonciation compliquée des sections "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer", quand le poète passe du défi à la soumission, conspue puis fait mine de se convertir, etc. Je ne vais pas non plus étudier les deux sections de "Délires", ni le débat placé sous le titre "L'Impossible". Je vais directement m'intéresser aux dernières sections. Le discours est égrené de formules que nous pourrions retrouver telles quelles dans la bouche d'un pieux chrétien. Je cite déjà la clausule de la section "L'Eclair" : "Alors, - oh ! - chère pauvre âme, l'éternité serait-elle pas perdue pour nous !"
Rien n'empêche de lire les sections "Matin" et "Adieu" en les attribuant à quelqu'un qui aurait retrouvé la foi ! Du moins, c'est une apparence que le texte laisse affleurer continuellement.
Les citations suivantes de "Matin" sont-elles irrécupérables par un chrétien ?
    [...] Par quel crime, par quelle erreur, ai-je mérité ma faiblesse actuelle ? [...]

   Pourtant, aujourd'hui, je crois avoir fini la relation de mon enfer. C'était bien l'enfer ; l'ancien, celui dont le fils de l'homme ouvrit les portes. [...]

   Du même désert, à la même nuit, toujours mes yeux las se réveillent à l'étoile d'argent, toujours sans que s'émeuvent les Rois de la vie, les trois mages, le cœur, l'âme, l'esprit. Quand irons-nous, par delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer - les premiers ! - Noël sur la terre !
   Le chant des cieux, la marche des peuples ! Esclaves, ne maudissons pas la vie.
On peut à peine soupçonner la perfidie de la mention de "la fin de la superstition", et le sens laïc d'un "Noël sur la terre" n'est pas exclu par le discours chrétien quelque part.
Pour identifier que le discours n'est pas chrétien, il faut avoir identifier les mises au point en amont qui donnent leur jour au présent récit. Je ne suis évidemment pas partisan de lectures qui vont s'échiner à prouver qu'au plan linguistique ces citations sont nécessairement contre-chrétiennes. Non, il faut anticiper les mises au point à leur lecture, et l'intérêt est bien évidemment de constater que Rimbaud fait exprès de donner un discours extrêmement consensuel tout en surface. Rimbaud fait exprès de rendre le moins visible possible toutes les marques que ce discours n'est plus celui d'un chrétien digne du "festin où s'ouvraient tous les cœurs".
Et aussi extraordinaire que cela paraisse, Rimbaud va se maintenir dans ce défi malin tout au long des deux parties de l'ultime section "Adieu". Rimbaud dit que "nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine". Et notez que cette fois l'adjectif "divine" apparaît pour qualifier l'objet de la quête. Dans "L'Eclair", avant de se révolter enfin contre la mort, le poète annonçait  qu'il allait feindre, qu'il allait jouer avec ses rêves, et finalement s'il ne se plaint plus des apparences du monde, ne les querelle plus, il joue malgré à feindre, sauf qu'il feint le discours chrétien. C'est à croire que pour ne pas mourir il n'a pas trouvé d'autre solution que d'arrêter d'attaquer à droite, à gauche, pour faire croire qu'il n'avait rien ni contre la beauté que désormais il saluerait avec correction, ni contre la justice, etc. Il ferait semblant d'être comme tout le monde en pleine concorde. Le poète ne se révolte plus, il feint d'être rentré dans le rang. Il va de soi que le poète ne rentre pas réellement dans le rang, nous l'avons établi en relevant les indices livrés par la prose liminaire. Rimbaud ne ment pas directement, la feintise est dans les omissions du discours. Tout en donnant l'apparence d'un sage discours chrétien, Rimbaud fait entendre qu'il peut faire entendre ce discours, à la condition qu'on lui reconnaisse d'avoir supprimé certains appuis à pareil type de réflexion. Rimbaud nous montre qu'il peut parler comme un chrétien tout en n'adhérant pas à l'idée de la trinité, à l'idée de la croyance en un paradis, tout en rejetant les trois vertus théologales. Et commenter la fin d'Une saison en enfer impose de bien connaître le discours chrétien pour montrer point par point ce qui, le plus discrètement du monde dans l'économie du texte rimbaldien, s'en sépare radicalement.
Des signes d'humeur apparaissent tout de même dans le récit de la section finale "Adieu" et à propos de la "main amie" dont finalement Rimbaud se moque nous avons l'indice d'une absence de logique comportementale selon la charité, et des citations de François Xavier sur ses amis dans la foi seraient là encore utiles pour achever de l'établir. Ce concept d'amitié est clairement lié à celui de la charité en tant que vertu théologale, n'en déplaise aux commentateurs qui ont suivi Jean Molino, puisque la charité est envisagée comme une possible "soeur de la mort" par un poète qui s'inquiète de ne pas avoir une main amie, et la dernière évolution est de se moquer de cette amitié par la charité. Dans cette espace, nous comprenons que Rimbaud a alors redéfini ce qu'est le mensonge ("vieilles amours mensongères"), ce qu'est la vérité ("posséder la vérité", formule typiquement chrétienne), dans un espace dérobé à l'appropriation chrétienne. La formule finale est pourtant pleinement chrétienne dans son allure linguistique : "posséder la vérité dans une âme et un corps". Dans les explications des articles de Foi par François Xavier, il est question de l'union de l'âme et du corps. Il est question aussi du cas singulier de Jésus, dont l'âme éternelle a été scellée dans un corps humain, puis le Christ a connu la mort, donc son âme a été séparée du corps, mais ce corps est devenu éternel pour sa part et le troisième jour l'âme a réintégré son corps ce qui s'appelle résurrection, et même si cette âme était dans un corps elle était toujours aussi en Dieu en tant qu'élément de la sainte trinité. C'est ça le charabia philosophique du christianisme, avec des résolutions théoriques qui n'en sont pas; Il n'y a évidemment aucune formulation moniste à dire qu'on possède la vérité dans une âme et un corps. C'est le langage dualiste même de la religion chrétienne. C'est un contresens d'y voir une formulation moniste comme le fait Mario Richter. Claisse qui va dans le sens moniste, mais moins frontalement, soutient que la vérité est dans l'âme mais aussi dans le corps, et que cette précision sur le corps serait étrangère au christianisme. Là encore, je citerai des passages de François Xavier pour montrer que ces affirmations sont bien fragiles. Il est d'ailleurs résolument plus intéressant de montrer que Rimbaud joue jusqu'au bout un jeu linguistique difficile qui consiste à imiter le discours chrétien tout en s'en démarquant comme subrepticement quoique radicalement. Enfin, vu que le poète a tenu à éviter la mort, vu que le poète ne veut plus vivre d'illusions pour le corps comme pour l'âme, il me semble qu'il existe un sens possible pour la vérité à la fois dans une âme et dans un corps. Alain vaillant a publié un article sur la formule en italique qui clôt Une saison en enfer. Il fait bien évidemment remarquer que la vérité se contient plus logiquement dans une âme que dans un corps. Mais, si la vérité est moins un contenu de pensée qu'un rapport au réel, réalité rugueuse à étreindre, est-il aberrant d'envisager que la vérité soit à la fois exprimée dans l'âme et dans le corps ? Dans les premiers mots d'Une saison en enfer, le poète cite "ma vie". Elle était définie comme un souvenir incertain, objet d'une révolte. Le poète parle de rejeter les "vieilles amours mensongères", d'en rire, et quelques lignes il parle d'une vérité qu'il est loisible de posséder, vérité pensée comme un impondérable de la pensée finalement, puisque Rimbaud n'écrit pas la phrase plus prononcée : il me sera possible de posséder..., mais il me sera loisible de posséder la vérité...
C'est le rapport entre vie et mort qui est pensé dans Une saison en enfer et c'est dans les interstices subtils de ce cadre dialectique que Rimbaud parvient à tenir sur une longue distance narrative un discours qui en surface pourrait sembler chrétien et qui en profondeur le laisse sur le bas-côté pour une autre forme de philosophie apaisée de l'existence. L'existence peut être pensée comme une peine dont ne pas se plaindre sans nécessairement relever de la foi en un au-delà chrétien, mais Rimbaud a tenu à tendre un défi à ses lecteurs qui doivent se rendre compte par eux-mêmes de la finesse des replis du discours final d'Une saison en enfer.
Il paraît que certains rimbaldiens comme Jean-Luc Steinmetz se plaignent que jamais un écrit décisif sur le sens d'Une saison en enfer n'a été rédigé. Ce que vous venez de lire ne lève-t-il pas tous ces genres de frustrations ?