Le titre "La Rivière de cassis" subit souvent une présentation typographique altérée avec un "c" majuscule. Un des manuscrits comporterait un "c" majuscule", mais il s'agit peut-être d'un déchiffrement illusoire. Le second manuscrit connu impose d'y voir une minuscule. Toutefois, en optant résolument pour la minuscule, ce débat-là ne m'intéresse pas vraiment, je n'ai jamais songé à la ville de Cassis en lisant le poème, ni à ses célébrissimes calanques. Le vrai débat, c'est que signifie l'idée d'une rivière de la couleur sombre du cassis.
Dans un récent article, Yves Reboul prend le parti de la lecture formulée par Jean-Luc Steinmetz en 1989 d'une rivière de sang. Et pour soutenir cette identification métaphorique, il livre des exemples, mais des exemples qui, selon moi, ne correspondent pas au poème de Rimbaud. Il le fait dans une sous-partie de son article tout récemment paru dans le nouveau numéro de la revue Parade sauvage. L'article lui-même s'intitule "Corbeaux et mémoire du sang / A propos des Corbeaux et de La Rivière de Cassis". J'imagine que le choix du nom "mémoire" a été fait non seulement pour sa signification, mais pour l'écho qu'il peut entretenir avec le poème contemporain "Mémoire". La sous-partie qui nous intéresse pour le débat sur la signification du "cassis" a pour titre une alternative flanquée d'un point d'interrogation : "Forêt des Ardennes ou rivière de sang ?"
Reboul rappelle les données du problème. Le poème décrit un paysage, et nous ne sommes plus dans les références politiques évidentes du poème "Les Corbeaux" quand bien même il est à chaque fois question de "chers corbeaux délicieux". Au fil des générations successives, beaucoup de lecteurs se contentent de voir là un paysage imaginaire, une pure invention du poète. D'autres lecteurs y voient la description d'un paysage ardennais. Il est question d'une rivière et de sapins, Delahaye a orienté les rimbaldiens sur cette piste, Rimbaud et Delahaye étaient des habitants des villes de Charleville et Mézières, tandis que Bouillon en Belgique était une destination touristique voisine assez prisée. J'ai repéré des vidéos d'enseignants belges qui précisent que les forêts de sapins ne sont pas anciennes dans les Ardennes belges, mais je ne sais pas si je dois m'y fier, je ne sais pas comment évaluer la transformation du paysage belge au dix-neuvième siècle. Toutefois, Delahaye avait à un an près le même âge que Rimbaud, c'est son exact contemporain, donc ce débat n'a pas vraiment sa place ici. La lecture de Delahaye participe d'un effort d'ancrage réaliste. Notons tout de même que le poème est daté de mai 1872 et que Rimbaud est plutôt préoccupé par ce qu'il se passe à Paris, même s'il en a été écarté plus ou moins en mars-avril. Notons que l'idée d'une localisation ardennaise peut aller de pair avec une lecture politique à cause de la défaite de Sedan.
Dans la décennie 1990, Bernard Meyer a développé une idée émise par Benoît de Cornulier, qui est cité, selon laquelle le cassis peut être un purgatif.
Enfin, il y a donc cette idée de "rivière de sang" émise par Steinmetz en 1989. Une rivière de sang vaudrait identification aux massacres de la Commune, ou dans un cadre plus large aux morts tant de la guerre franco-prussienne que de la Semaine sanglante. Le poème prendrait alors une dimension allégorique en traitant l'actualité politique tout comme le poème "Les Corbeaux". Notons que le poème "Les Corbeaux" mentionne explicitement les morts de la guerre avec l'Allemagne et que le cadre ardennais est favorable à cette identification. Il me semble réducteur de voir dans "La Rivière de cassis", si jamais il est bien question de sang, une rivière dénonçant la seule Semaine sanglante.
Mais est-ce qu'il est question d'une rivière de sang ? Dans le poème "Les Corbeaux", il est question de "fleuves jaunis". J'ose penser que la "rivière de cassis" est plutôt une amplification de l'image des "fleuves jaunis", plutôt que l'expression fantasmatique et hyperbolique du sang versé par les soldats morts. Ou je pressens que le sang n'est qu'une composante possible parmi d'autres de la salissure de la rivière, et le cassis ne ferait d'ailleurs pas une rivière de couleur rouge, mais une rivière de couleur noire.
Tout en persiflant la lecture ardennaise de Delahaye, Reboul rapporte dans son article une citation intéressante sur la couleur qu'on peut concevoir au sujet de cette rivière. Delahaye croit identifier la Semoy (ou Semois), un affluent de la Meuse, et Delahaye prétend que, sans exagérer, cette rivière "peut être d'un noir violet, ressembler à du 'cassis' ". Telle est la citation faite par Reboul. Les "donjons visités" deviennent une référence au château de Bouillon, en réalité apparu après la mort du célèbre Godefroy, et ainsi de suite. Il va de soi que le principe de déchiffrement de Delahaye est assez décevant. Rimbaud mettrait décrirait avec joliesse des choses vues. Nous pouvons aisément rejoindre les réticences de Reboul au sujet de l'identification à la Semoy à partir d'une idée de coloration particulière du cours d'eau. Cette coloration n'a pas été constatée par les rimbaldiens depuis le temps que Delahaye en a lancé l'idée, Delahaye ne prétend même pas qu'il avait échangé avec Rimbaud sur ce sujet (on échappe au témoignage tendancieux) et il n'y a pas d'autorité autre que Delahaye pour fixer la réputation d'une rivière de couleur quasi violette. Je n'exclus pas sans appel l'idée d'une référence ardennaise, mais effectivement le motif de la "rivière de cassis" n'est certainement pas une jolie expression pour dire une chose vue. Pour moi, la rivière est dite de cassis parce qu'elles charrient des saletés comme les "fleuves jaunis", et on peut penser y ajouter les connotations d'un fruit qu'on écrase par exemple. Il y a tout un panel de connotations avec le mot "cassis" qui peuvent prendre de l'intérêt à la lecture du poème. Je suis plus favorable à ce genre de démarche.
Pour Reboul, l'idée est de passer à un paysage mental, mais pas un paysage mental, un paysage allégorique. Mais j'ajouterais : un paysage allégorique dont Rimbaud donne le premier coup d'archet ou qu'il reprend à quelqu'un d'autre ? Et suit alors l'idée de Steinmetz qu'il est question d'une rivière de sang ! Je connaissais cette lecture, mais, étant donné mon année de naissance, j'ignorais qu'elle était toute récente quand je lisais pour la première fois les poésies d'Arthur Rimbaud. Je ne l'ai jamais endossée. On peut peut-être me démentir en consultant avec des mots de recherche le présent blog, mais je ne la trouve pas naturellement convaincante. Reboul franchit ici le pas. Ce serait la seule explication plausible. Notons que dans sa lecture Steinmetz identifie une rivière de sang en référence à la seule guerre franco-prussienne. Je reprend une partie de la citation du texte de Steinmetz par Reboul, il ne s'agit pas de la citation de 1989, mais de la citation d'une édition des Œuvres complètes en 2010, quoique toujours chez Garnier-Flammarion :
[...] La Rivière de Cassis ne désignerait pas alors, comme l'a prétendu Delahaye, la Semois à Bouillon, mais (sans évacuer cette hypothèse réaliste) la rivière tachée du sang des morts d'avant-hier dont parlait le poème Les Corbeaux.
Steinmetz entre dans le champ des rimbaldiens qui pensent que les poèmes "Les Corbeaux" et "La Rivière de Cassis" n'ont pas seulement une expression frappante en commun, ils doivent tous deux traiter le même sujet.
Mais, Reboul prend le relais et affirme de lui-même ceci : "La Rivière de Cassis entretient avec Les Corbeaux un lien essentiel et l'énigmatique cassis du titre n'est autre que le sang - celui, bien entendu, des victimes de l'année terrible."
Cette identification ne s'appuie sur rien, elle est simplement affirmée soudainement. Et je cite la suite immédiate du commentaire, puisqu'une deuxième affirmation brusque est livrée :
De toutes les victimes - celles d'avant-hier mêlées à celles d'hier - comme dans Les Corbeaux ? Ce n'est pas sûr. En dépit des apparences ardennaises du paysage (on y reviendra), on peut en effet soupçonner Rimbaud d'avoir pensé avant tout ici aux morts de la Semaine sanglante. C'est que la rivière tachée du sang des victimes de la répression était une image récurrente au XIXe siècle et qu'on retrouve sans surprise au moment de la Commune.
Je ne vois pas pourquoi dans un contexte caractérisé de sapinaies, la référence aux "morts d'avant-hier" de la guerre franco-prussienne s'effacerait devant des martyrs parisiens. Oui, je comprends que l'image de la rivière est mobilisée pour dénoncer un massacre qui indigne, mais outre que l'image peut correspondre à l'horreur des combats meurtriers d'août-septembre 1870, la référence aux sapinaies impose au minimum l'identification à la guerre franco-prussienne. Je ne vois pas comment en faire l'économie, d'autant plus que le poème "Les Corbeaux" en parle explicitement. Mais surtout, l'expression "La Rivière de Cassis" est avant tout le titre du poème et l'expression n'est reprise qu'au premier vers. C'est un peu léger pour parler d'une métaphore du sang. La suite du poème fait état de "vaux étranges", de l'action de corbeaux, de "vents" remuant "des sapinaies", de lieux visités ou importants, de "passions mortes". Le seul passage qui peut donner l'idée du sang est le suivant : "campagnes d'anciens temps", sauf que l'écart temporel supposé ne concorde même pas avec l'idée d'une vision immédiate du sang colorant la rivière. Le piéton n'est même pas horrifié par les prétendus flots de sang. En clair, je ne crois pas du tout qu'il soit question spécifiquement du sang dans la mention du cassis.
L'idée de rivière de sang est d'ailleurs un poncif, j'ai du mal à accepter une référence à un ouvrage de Lissagaray postérieur à la composition des deux poèmes rimbaldiens. Les exilés communards peuvent utiliser le cliché de la rivière de sang comme Hugo, comme Corneille ou qui que ce soit d'autre. Je ne vois pas en quoi ça va prouver la pertinence de la métaphore dans le cas du poème de Rimbaud. La citation de Lissagaray proposée par Reboul concerne la Seine, ça n'a rien à voir. Il ne s'agit même que d'une "longue traînée de sang" sur une "Seine marbrée". Des citations de Victor Hugo sont plus pertinentes, étant donné sa dimension de modèle littéraire, repoussoir ou non, pour Rimbaud. Mais une citation de l'ouvrage Napoléon le petit qui ne fait état que d'un ruisseau, on n'est toujours au plan de l'amplification supposée du poème de Rimbaud. Et il est toujours question de "ruisseau" quant à une citation des Châtiments. J'ai pourtant l'impression qu'il n'est pas franchement impossible de trouver l'expression "rivière de sang" ou peu s'en faut chez un auteur classique antérieur à Rimbaud, mais peu importe. Je ne suis pas convaincu par ce déchiffrement, je peux l'appliquer, je ne ressens rien à la lecture, il n'entre pas en jeu avec les autres éléments du texte, et l'idée que les sapinaies sont allégoriques est un peu courte pour faire admettre que Rimbaud parle de la semaine sanglante et d'elle seule. D'ailleurs, les morts de la Commune ne le sont pas que de la semaine sanglante, la guerre civile a commencé le 2 avril.
Dans le poème "Les Corbeaux", le "bois" n'est pas caractérisé, dans "La Rivière de cassis", l'élément de décor que sont les "sapinaies" doit avoir une motivation précise. J'en reviens toujours à l'idée qu'on ne saurait exclure la référence aux morts contre l'Allemagne.
En plus, les sapinaies symboliseraient le lieu ardennais de l'ultime défaite de Napoléon III, Sedan. Hugo écrivait de Waterloo que c'était une "morne plaine", je ne trouve vraiment pas aberrant de décrire de manière saisissante le décor ardennais, même un peu fantasmé, de la débâcle de Sedan.
Puis, il est question que tout "roule", verbe répété deux fois dans le poème. La rivière charrie, on retrouve l'idée des "fleuves jaunis". Rimbaud n'est pas en train de parler de morts qui sont charriés. La rivière charrie son époque, charrie un désordre d'époque.
Et, en réalité, c'est Reboul lui-même qui va nous amener à la solution, et la solution impliquera encore une fois l'idée que la cible principale de Rimbaud est Victor Hugo lui-même.
Dans le poème "La Rivière de cassis", on peut faire le tri entre les éléments qui ne nous surprennent pas dans le décor et ceux qui interpellent. Outre l'idée du "cassis", ce qui interpelle, c'est les "donjons visités" et "parcs importants", c'est les "chevaliers errants". Là, on devine un sujet qui se précise. Il ne s'agit pas d'éléments étonnants dans le décor, mais d'éléments qui impliquent un regain de significations. Il y a bien sûr le cas du "paysan", et il y a enfin l'image des "clairevoies", lesquelles sont en plus par un vers indiquées comme importantes à notre attention.
Or, Reboul a fait une recherche efficace sur les clairevoies. Hugo emploie plusieurs fois ce mot et parfois il l'emploie dans un sens métaphorique qui lui est propre.
Je vais éviter les mentions basiques des "clairevoies". Reboul fait une citation d'un extrait du roman Les Misérables :
Louis-Philippe a été un roi de plein jour. Lui régnant, la presse a été libre, la tribune a été libre, la conscience et la parole ont été libres. Les lois de septembre sont à claire-voie.
Cette première citation montre qu'Hugo laisse espérer une découverte importante, mais il est assez sensible que ce n'est pas là la source de la création rimbaldienne. Mais Reboul fait une deuxième citation. Je la reprends, mais je précise qu'il s'agit d'un poème en alexandrins avec des retours à la ligne au milieu de certains vers. Nous avons la fin d'un alexandrin et l'alexandrin qui le suite et non pas un octosyllabe suivi d'un alexandrin :
Je sais que Dieu semble incertainVu par la claire-voie affreuse du destin.
Reboul met sur le même plan les deux citations. L'une vient des Misérables, l'autre du recueil L'Année terrible. Je cite le commentaire qui est fait :
Rimbaud a-t-il pu connaître ces deux textes hugoliens ? C'est certain pour ce qui est des Misérables, très possible pour L'Année terrible, paru en librairie en avril 1872. S'il y a porté attention, il n'aura pu qu'être frappé par la plasticité d'un mot avec lequel pouvaient aisément se superposer sens littéral et sens figuré. Et quoi qu'il en puisse être, c'est bien ainsi qu'il en a usé : ces clairevoies parachèvent l'édifice inauguré dans les premiers vers, lequel offre les éléments pour une représentation potentiellement allégorique de la France des Ruraux en ce printemps de 1872. [...]
La référence aux Misérables est improbable. Le sens n'est pas le même, les emplois n'ont rien à voir, et il s'agit d'un roman publié dix ans auparavant. Rimbaud l'a lu il y a moins de dix ans, certes, mais outre que je ne crois pas à un repérage par Rimbaud de la plasticité des mentions à quatre reprises ou un peu plus du mot "clairevoies" dans un sens métaphorique parmi les milliers et milliers de pages de Victor Hugo, il me semble évidemment que le recueil L'Année terrible a pour lui tous les privilèges. Le recueil vient d'être publié en avril, le poème "La Rivière de cassis" date de mai, le mois qui suit. Plus loin dans son article, Reboul insiste sur le fait que les poèmes "Les Corbeaux" et "La Rivière de cassis" critiquent les positions politiques revanchardes de la revue La Renaissance littéraire et artistique, revue alignée sur les positions du clan Hugo, et Reboul rappelle que la naissante revue a publié une lettre de soutien de Victor Hugo qui aide à identifier de qui les deux poèmes de Rimbaud font la satire, et en prime Reboul précise que dès le premier numéro de la revue Valade a fait un compte rendu élogieux du recueil L'Année terrible. Nous sommes en mai 1872, beaucoup de poètes ne sont plus, Lamartine, Sainte-Beuve, Musset, Vigny et bien sûr Baudelaire. Gautier les rejoindra bientôt. Il faut se représenter le contexte. Rimbaud, il n'attendait pas avec impatience mille livres par an, ni cent, ni cinquante, ni vingt. En plus, le recueil L'Année terrible traite spécifiquement de l'actualité politique. C'est évident que c'était là une lecture urgente pour Rimbaud. Or, nous savons que dans "Le Bateau ivre" Rimbaud réécrit plusieurs vers des poèmes "Pleine mer" et "Plein ciel" de Légende des siècles de 1859, tandis que "Voyelles" cible "La Trompette du jugement", en inversant "clairon suprême" en "Suprême Clairon", mais pas seulement. "Pleine mer", "Plein ciel" et "La Trompette du jugement", voilà que Rimbaud a cité les trois derniers poèmes de La Légende des siècles de 1859. Dans le dernier volume de la revue Rimbaud vivant, paru en 2021, mais aussi déjà sur le présent blog, j'ai précisé comment Rimbaud avait réécrit sous forme de tercets un sizain du "Saut du tremplin" conclusion des Odes funambulesques dans "Ma Bohême" et comment les tercets de "Au Rêvé pour l'hiver" réécrivait des passages d'un poème en sizains clôturant l'édition des Cariatides de 1842, sachant que Rimbaud possédait l'édition enrichie de plusieurs recueils de 1862. Récemment, j'ai rebondi sur des développements faits successivement par Pierre Brunel et Alain Bardel pour montrer que "Vies", poème en prose des Illuminations, était intégralement une démarcation de passages de la partie conclusive des Mémoires d'outre-tombe.
Sachant tout cela, cherchez maintenant à situer l'extrait hugolien cité plus haut avec "la claire-voie affreuse du destin". Reboul donne minimalement la référence, il s'agit d'un extrait du poème XII de la section intitulée "Juillet" du recueil L'Année terrible. Le recueil entre un prologue et un épilogue ("Dans l'ombre") regroupe les poèmes par mois. L'année terrible est dite commencer en août 1870, mais avec une unique composition paradoxale intitulée "Sedan", puis nous avons onze sections de poèmes de septembre 1870 à juillet de l'année suivante (1871). La guerre a commencé en juillet 1870, mais les défaites militaires ont débuté en août. Le recueil créé va du mois d'août 1870 au mois de juillet 1871 pour décrire une année entière, sans reste. En réalité, la citation des vers 33 et 34 du poème XII de la section "Juillet" sont la citation d'un poème de fin de recueil qui ne sera suivi que par le poème "Dans l'ombre" qui sert d'épilogue. Et, si l'année terrible va d'août 1870 à juillet 1871 inclus, il faut préciser que les mois de juin et de juillet 1871 sont un peu la queue de comète des événements, du point de vue des vainqueurs s'entend. Si Hugo inclut les mois de juin et de juillet, la guerre civile est finie depuis la toute fin du mois de mai 1871. Et on comprend le parallèle qui s'offre à nous. Rimbaud décrit une situation désolante dans "La Rivière de cassis", mais ce que le poète voit par les clairevoies le rend ou le rendrait plus courageux. Dans le poème de L'Année terrible, la vision est encore des plus alarmantes : "la clairevoie affreuse du destin". Plutôt que d'envisager que Rimbaud a étudié plume en main les différents emplois du mot "clairevoie" dans les livres d'Hugo, il est plus naturel de penser que Rimbaud cite le mot "clairevoie" pour qu'on identifie l'allusion à la conclusion du recueil hugolien. Il est significatif que Rimbaud cite de préférence le poème conclusif de L'Année terrible, on retrouve une conception tactique. Il ne s'agit pas toujours d'identifier une source perdue dans une masse de poèmes. Il s'agit d'une citation renvoyant à un emplacement stratégique simple d'un recueil : sa conclusion.
Du coup, le réflexe doit être de se reporter à ce poème, où, avant d'arriver à la clairevoie des vers 33 et 34, nous pouvons lire ceci qui est même le tout début du poème, ses premiers vers :
Terre et cieux ! si le mal régnait, si tout n'étaitQu'un dur labeur, suivi d'un infâme protêt,Si le passé devait revenir, si l'eau noire,Vomie, était rendue à l'homme pour la boire,[...]
On a beaucoup de choses en quatre vers. La mention "le mal" nous rappelle que Rimbaud a composé un sonnet "Le Mal" qui était déjà fortement marqué par la lecture d'Hugo et de son recueil Châtiments. L'exclamation initiale : "Terre et cieux !" est à rapprocher de la mention "Seigneur" dans les deux poèmes de Rimbaud, mention religieuse plus spécifiquement hugolienne comme le fait remarquer Reboul en son article. Nous avons la mention du "passé" qui sous-entend l'idée d'avenir, et on songe aux "Corbeaux" avec "La défaite sans avenir", mais poème "Les Corbeaux" écrit avant la publication de L'Année terrible en avril selon toute vraisemblance. On songe aussi au "passé sombre" dans "Paris se repeuple" dans un développement qui sent encore une fois l'influence profonde du modèle hugolien. Oui, "La Rivière de cassis" ne parle pas directement d'avenir, mais elle parle quand même d'un piéton qui voit une situation désolante de l'instant présent et qui doit trouver le point à partir du quel il va retrouver le courage, c'est le sujet de ce poème conclusif. On voit bien dans ces quatre vers que la situation est critique et que le poète est en quête d'un élément de salubrité. Et surtout, il y a cette "eau noire", eau donc de la couleur sombre qu'on peut prêter à une rivière de cassis. Et quelques vers plus loin, le poète s'inquiète d'un "avenir" qui pourrait être fait de "méchanceté noire". Et à peine le poète a-t-il exprimé sa crainte d'un avenir perdu que non seulement il exprime son refus, mais encore il dit que l'action des vents ne nettoyant rien serait inutile. Rimbaud dit exactement l'inverse dans son poème : "Mais que salubre est le vent !"
Je cite les vers d'Hugo :
Non, ce ne serait pas la peine que les ventsRemuassent le flot orageux des vivants,[...]
Ce ne serait même plus la peine "que l'oiseau chantât". Il faudrait se poser la question de l'éventuelle prépublication de ce poème dans une revue entre juillet 1871 et avril 1872.
Hugo parle de la France qui accomplissant son devoir fait une dette au Seigneur.
Et inévitablement l'image de la claire-voie permet à Hugo de revenir à ces jeux métaphoriques habituels d'un combat du jour contre la nuit.
Ce que voit le poète dans la clairevoie c'est Dieu, car malgré les visions désespérantes il a la foi.
On retrouve cette foi qui exaspère l'auteur du poème "L'Homme juste". On retrouve cette conviction spirituelle qui tourne comme rien les drames du moment. L'humanité semble avoir reculé, mais Hugo nous soutient qu'avec la foi on peut voir que le progrès est toujours en marche. Le problème, c'est que le poète se paie de mots, et cela Rimbaud ne le supporte pas quel que soit le talent rhétorique du grand romantique.
Dans "La Rivière de cassis", nous relevons le couple de vers suivants :
Tout roule avec des mystères révoltantsDe campagnes d'anciens temps[.]
Ces deux vers ont fait l'objet d'un commentaire dans l'article dont nous rendons compte actuellement. Mais nous ajouterons l'écho possible avec les vers suivants du toujours même poème hugolien :
Oh ! si le mal devait demeurer seul debout,
Si le mensonge immense était le fond de tout,
Tout se révolterait ! Oh ! ce n'est plus un temple
Qu'aurait sous les yeux l'homme en ce ciel qu'il contemple,
[...]
Nous pouvons comparer une révolte vue comme nécessaire dans le futur et une révolte immédiate, un écroulement dans le futur contre un écroulement des choses passées. Nous avons dans les deux cas l'idée de totalité : "Tout roule", "Tout se révolterait". Nous pouvons même dire que les deux extrémités d'un unique vers de Rimbaud : "Tout [...] révoltants" reprennent la phrase ramassée : "Tout se révolterait !"
Et je vous laisse apprécier une autre inversion entre "le moignon sanglant du désespoir" d'un côté et le "moignon vieux" qui sert à trinquer au paysan.
Avec "grand azur noir", "puits de l'aurore", on songe à d'autres poèmes de Rimbaud, même si pour "azur noir" le poème envoyé à Banville est antérieur à la publication de L'Année terrible. Je songe à "Voyelles" quand je vois cette foi en un Dieu qui livre à profusion des univers comme des fleurs, et même des "splendeurs", qui nous répand des astres, des saisons, des vents. Rimbaud démarque sans arrêt les points forts de la rhétorique hugolienne dans "Le Bateau ivre", dans "Voyelles", dans "La Rivière de cassis".
Je ne vais pas mettre un nom pour l'instant sur le sens profond de la "rivière de cassis". On va prendre le temps de formuler les choses. De toute façon, vous l'aurez compris : dans les jours qui suivent, que ce soit par moi ou par d'autres, il va y avoir des approfondissements de la lecture du poème "La Rivière de cassis" en regard d'une lecture d'ensemble du recueil L'Année terrible, et je rappelle que dans l'article précédent de ce blog j'ai expliqué à quel point la lettre à Delahaye de Jumphe 72 était une réécriture tournant en dérision la lettre d'invitation au courage qu'Hugo a publié le 4 mai 1872 dans la revue La Renaissance littéraire et artistique. Tout ne venant pas du recueil L'Année terrible, c'est précisément l'invitation au courage à trois reprises de cette lettre que Rimbaud raille en parlant d'un piéton qui "ira plus courageux" dans "La Rivière de cassis", indice capitale pour confirmer que le poème a bien été composé en mai 1872, il l'a été obligatoirement après le 4 mai, voire après le retour à Paris en ce début de mois de mai de Rimbaud.
La suite prochainement, avec les "donjons visités", les "parcs importants", le "soir charmé", puisque nous avons désormais un patron pour contrôler la validité des interprétations, le recueil L'Année terrible. Songez que le poème suivant "Dans l'ombre" est souvent cité comme source possible au poème "Après le Déluge", il y est question de chasser le vieux, d'un flot qu'on croit marée et qui est le déluge, mais donc pas la révolution communaliste, puisque l'épilogue vient après. Et avec ce flot, tout roule, "Tout s'en va pêle-mêle..." Quant au poème XI de la section "Juillet", il permet de plaider de manière décisive pour une composition de "Paris se repeuple" en 1872 et non aux lendemains des événements comme Verlaine l'a laissé entendre et comme tout le monde tend à le croire.