La première section sans titre du livre Une saison en enfer, avec son apparence de prologue, doit occuper une place capitale dans notre désir de compréhension du sens global de l'œuvre.
Je vais passer en revue les positions principales de la critique rimbaldienne et leur faire un sort. Je défendrai ma propre lecture, mais en la fondant sur une comparaison systématique avec les commentaires les plus autorisés.
En 1987, l'éditeur José Corti a publié une "version remaniée" de la "thèse pour le doctorat de troisième cycle soutenue en décembre 1985 à l'Université de Paris III" par Yoshikazu Nakaji. Ce travail a été dirigé par Michel Décaudin, et pour ce qui est des rimbaldiens membres du jury de soutenance nous avions feu Jean-Pierre Giusto, mais aussi le professeur André Guyaux qui a édité la nouvelle version des Œuvres complètes d'Arthur Rimbaud dans la collection de La Pléiade en 2009.
Pour l'occasion, Décaudin a rédigé une préface où il écrit, page 9, que :
[...] la Saison a suscité peu d'études qui lui soient exclusivement consacrées : seuls quelques articles dignes d'attention, la Table de concordances rythmique et syntaxique de Frédéric S. Eigeldinger, l'analyse continue procurée par Margaret Davies jalonnent les vingt dernières années, en attendant la grande édition critique que nous promet Pierre Brunel.
Plus récemment, les éditions Hermann ont publié les actes d'un colloque intitulé "Les Saisons de Rimbaud" qui s'est tenu sous la direction d'Olivier Bivort, André Guyaux, Michel Murat et Yoshikazu Nakaji. L'ouvrage s'ouvre par un "Avant-propos" intitulé "Du nouveau sur Rimbaud ?" où, pages 9 et 10, son auteur Michel Murat écrit, cette fois, à propos des avancées de la recherche autour du livre Une saison en enfer :
[...] Les Poésies et Une saison en enfer ont bénéficié du programme d'agrégation (2010). Cette circonstance a été surtout favorable pour la Saison, car l'intérêt pour les Poésies avait été nourri par les apports de l'érudition, et par les discussions sur l'engagement communard. Yoshikazu Nakaji a eu l'occasion de revenir sur son livre de 1987 et d'y apporter des compléments importants : ses travaux font toujours référence ; ceux de Yann Frémy, malgré leur intérêt, n'ont pas apporté de renouvellement décisif.
Cet avant-propos qui était aussi celui, oral, du colloque lui-même a eu la primeur d'une publication sur le site Rimbaud ivre de Jacques Bienvenu le 19 mars 2017, pour ceux qui souhaitent le consulter sans délai : "Du nouveau sur Rimbaud ?" lien pour ouvrir le texte en ligne.
Ces deux citations que je viens de faire vont me permettre de proposer une recension par époques. Je ne vais pas m'intéresser aux réflexions les plus lointaines dans le passé sur Une saison en enfer. Je vais définir une première époque réunissant les ouvrages de Margaret Davies et Yoshikazu Nakaji de 1973 à 1987. L'édition critique de Pierre Brunel a été publiée chez le même éditeur que la thèse de Nakaji, José Corti, la même année 1987. Ce sera le point de départ d'une deuxième époque qui courra jusqu'en 2010. Enfin, nous considérerons avoir affaire à une troisième époque pour ce qui est des onze ou douze dernières années.
Pour la première époque, je vais m'en tenir aux ouvrages de Margaret Davies et à la thèse de Yoshikazu Nakaji. Je ne connais pas la Table de concordances rythmique et syntaxique de Frédéric S. Eigeldinger et son titre rebutant me semble incompréhensible. J'ignore complètement de quoi l'auteur de cet ouvrage peut bien vouloir traiter. Sans Décaudin, j'en ignorerais l'existence, puisqu'aucun autre rimbaldien ne semble s'y référer.
Deux ouvrages de Margaret Davies doivent être mentionnés. Tout a commencé avec un numéro spécial de La Revue des lettres modernes en 1973, année du centenaire du livre rimbaldien. Sous la direction de Louis Forestier, un deuxième tome spécial sur Arthur Rimbaud a été publié avec un "hommage anglo-saxon". Réunis dans les numéros 370 à 373 fondus en un seul volume de la revue, les articles répondaient à deux entrées : soit Une saison en enfer, soit "Poétique et thématique". Les auteurs étaient Charles Chadwick, Ross Chambers, Margaret Davies, Cecil Arthur Hackett, P. C. Hoy, Roger Little et J. D. Price. Seuls deux articles portèrent sur Une saison en enfer. Dans sa préface, Louis Forestier en a fait la présentation suivante en un court paragraphe :
Les deux études consacrées à Une saison en enfer, celle de Cecil A. Hackett et celle de Margaret Davies, analysent les structures de l'œuvre et les moyens mis en jeu par le poète. Elles dégagent la force des antithèses, sorte de thématique relationnelle, mouvement dialectique. Elles insistent sur le rôle du jeu, de la mimésis et de l'ironie dans le drame que constitue cette œuvre.
Il est sensible que Davies et Hackett ont échangé leurs points de vue avant de composer leurs études, étant donné certains échos de l'un à l'autre. L'insistance sur un "mouvement dialectique" et sur le "rôle du jeu" se retrouvent bien dans les deux écrits, même si finalement la synthèse fournie par Forestier reflète plutôt l'essentiel de l'article de Hackett que celui de Davies.
Cecil Arthur Hackett a publié un article de neuf pages, huit sans les notes, intitulé "Une saison en enfer, Frénésie et structure". L'étude de Margaret Davies est un peu plus conséquente tout en portant sobrement le titre Une saison en enfer. Elle court de la page 17 à la page 40, 39 si nous enlevons l'unique page de notes. Sur sa lancée, Davies a remanié cet article initial pour en faire un ouvrage à part entière qui a été publié par une revue parente de la précédente. Il s'agit du tome n°1 des Archives A. Rimbaud dans la collection Archives des Lettres Modernes, numéro 155(612-619) de l'année 1975. En général, il est fait mention de cet ouvrage de 1975 quand on daigne inclure Davies parmi les commentateurs importants d'Une saison en enfer, et on évacue le volume de 1973 qui a tout de même une valeur génétique et qui offre en prime un article pas si négligeable d'un autre intervenant.
L'article de Cecil A. Hackett s'intéresse à la dialectique entre la spontanéité d'une création "fiévreusement rédigé[e]" où, selon une citation de Chadwick "les émotions et les pensées jaillissent sans contrôle", et la réalité, selon une citation de Marcel Ruff que nous avons affaire au travail "d'un artiste très conscient de l'effet à produire". Hackett insiste notamment sur les révélations de la lettre à Delahaye de mai 1873, mais s'emmêle tout de même avec la chronologie quand concurremment il parle du "souvenir tout récent du drame de Bruxelles". En effet, le drame de Bruxelles est nettement postérieur à l'envoi de la lettre à Delahaye où il expose un projet de "Livre païen" ou "Livre nègre". Je ne vais pas traiter ici des développements que l'auteur fait sur la structure d'ensemble du livre, même si cela a de l'intérêt. Je vais me concentrer sur les points qui intéressent la prose liminaire. Hackett hésite à l'appeler un prélude ou un prologue, mais il tend à reprendre le terme de prologue dans la suite de son écrit. Il en célèbre la composition à la suite de cette opinion d'Ernest Delahaye qu'il rappelle, page 11 :
[...] Le prologue, qui annonce plusieurs thèmes, plusieurs "attitudes" de Rimbaud, et qui, avec la dédicace à Satan indique l'ambiguïté foncière de l'œuvre, est, comme l'avait déjà vu Ernest Delahaye, "un morceau de style régulièrement composé", où paragraphes et phrases se situent "avec l'élégance d'un menuet".
Les propos du critique anglo-saxon sont particulièrement intéressants à suivre dans la relation qu'il établit entre les premiers alinéas de la prose liminaire, la fin de la section "Alchimie du verbe" et la fin de la section "Adieu". En général, les rimbaldiens n'envisagent que le lien de la beauté entre le prologue et "Alchimie du verbe".
A la page 11, traitant de la fin de la section "Alchimie du verbe", Hackett souligne le retour de la référence à la "beauté", je me dois de citer ce passage en incluant la mention de la note 4 reportée en fin d'article page 15, note qui a elle aussi son importance.
[...] Sans nostalgie, sans émotion apparente, il déclare : "Cela s'est passé." et, revenant au présent, ajoute "Je sais aujourd'hui saluer la beauté." Cette conclusion fait écho au prologue : "Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. - Et je l'ai trouvée amère. - Et je l'ai injuriée" [note 4] ; et elle annonce la sévérité de "l'heure nouvelle" d' "Adieu", où il devra enfin "enterrer" son imagination et ses souvenirs.
Voici le texte de la note 4 :
Ces phrases rappellent le passage de "La Maison du berger", où Vigny s'attaque à ceux qui avaient avili la Muse : "Un vieillard [...] t'assit sur ses genoux." Mais, si l'image est semblable, le sens est entièrement différent, et Rimbaud rejette ce que Vigny avait défendu : la Poésie "perle de la Pensée".
Antoine Fongaro relaiera la source envisagée par Hackett, la formule "t'assit sur ses genoux" du poème de Vigny. Cela peut contribuer à orienter la lecture, et nous y reviendrons ultérieurement, lorsque nous étudierons l'autre proposition de rapprochement avec l'allégorie de la Beauté dans Les Fleurs du Mal de Baudelaire.
Comme Hackett précise un lien avec la section "Adieu", il convient d'effectuer une autre citation où souligner la présence du nom "salut" de la famille du verbe "saluer". Je vais mentionner la suite immédiate de la citation précédente, autrement dit je vais donner le début du paragraphe qui suit le texte "... son imagination et ses souvenirs." Cela montre que la mention "salut" fait volontairement lien dans le commentaire critique, mais cela permet aussi de relever des propos du critique anglo-saxon sur l'idée d'une écriture frénétique maîtrisée qui donne son titre à l'article :
Au reste, cette victoire paradoxale était déjà "acquise" avant "Adieu", et s'il y a de la frénésie dans cette dernière section, c'est une frénésie maîtrisée par le langage. A la fois définitif et provisoire, comme tout ce qu'a écrit Rimbaud, son "Adieu" est aussi un Salut qui, en terminant Une Saison en enfer, ouvre à l'esprit du poète des horizons nouveaux. Le premier mot, "Automne", répond au "printemps" du prologue, rappelle le mot "Saison" du titre général, et toutes les saisons - ce temps perdu et retrouvé - de son œuvre. L'automne qui, chez les poètes romantiques, signifie rêverie et nostalgie, veut dire, pour Rimbaud, action et avenir. [...]
Toutefois, dans cette conclusion de l'ouvrage, même si Hackett vient de parler d'authenticité de la crise, l'idée est que Rimbaud, en réalité, "tient son dernier rôle", sans "véritable passion", ni forte "sincérité" :
[...] C'est en faisant de la "littérature" qu'il renonce à la littérature. Il savoure son adieu comme il avait savouré son enfer - "Voyez comme le feu se relève ! Je brûle comme il faut." -. L'acteur, trop occupé à se regarder, n'emporte pas notre conviction.
Hackett réduit l'ouvrage à une partition opposant divers couples de thèmes antithétiques, ce qu'il justifie par une révélation qui a le malheur du raisonnement circulaire :
[...] ces oppositions diverses sont des aspects d'une dualité fondamentale, celle de l'âme et du corps du poète lui-même. Telle est la vérité découverte à la fin d' "Adieu" lorsqu'il décide de "posséder la vérité dans une âme et un corps". En assumant, au dernier moment, les mille contradictions qui avaient déchiré son esprit, Rimbaud souligne la diversité et l'unité profonde de son œuvre. De façon trop dramatique, peut-être. Cette dernière phrase est mystérieuse, mais sans substance, et consiste en une simple affirmation. Tout est dit, mais tout reste à faire. Quelle est cette "vérité" ? Comment la "posséder" ? [...]
Hackett considère clairement le mot de la fin comme une pirouette où l'auteur se défausserait quelque peu. Ce serait une affirmation de réussite délestée de l'expression d'un véritable contenu, délestée de l'explication résolutoire nécessaire seule susceptible d'offrir une conclusion acceptable à une telle crise. Nous pouvons remarquer que Hackett ne relie guère ces atermoiements au deuxième alinéa de la prose liminaire. La fin de son étude est particulièrement opaque, puisqu'il ne justifie pas vraiment le lien qu'il a pourtant scrupuleusement mis en place entre la Beauté injuriée, la Beauté saluée et le Salut final.
La conclusion formulée dans le dernier paragraphe est assez décevante. Sous une apparence décousue, l'œuvre a été soigneusement composée ; toutes les parties en sont bien ordonnées. On a envie de répondre avec un petit pincement : "Nous sommes heureux de l'apprendre." Certaines phrases peuvent, lors d'une relecture de l'article, être envisagées avec plus de gros sel encore : "Désespéré, le poète l'est, apparemment." Hackett dénonce une pose qui finit par nous frapper d'un doute quant à la réalité des enjeux de cette crise. En gros, Hackett considère que la fin du récit est une énigme qu'il réduit à une palinodie d'acteur. Le poète se pensait en enfer, il finit par décider sans raison solide qu'il en sort. Mais, pour maintenir l'intérêt de la lecture, le critique donne le change avec l'idée d'un texte qui anime mille contradictions, mille histoire de dualités, et l'intérêt de l'ouvrage serait d'illustrer cette magie de rapports conflictuels. Et c'est à cette aune qu'il prétend que l'ouvrage a une valeur universelle intéressante :
[...] Comme pour indiquer l'importance et la majesté de son "Adieu", Rimbaud substitue, dans le premier paragraphe, le pronom personnel "nous" à "je" [...]. Ce n'est pas là son "nous" de feinte politesse ou de fausse modestie ; ce "nous" pourrait s'appliquer à tous les hommes ; l'écrivain prend conscience de la portée universelle de son œuvre. En effet, Une Saison en enfer représente, à bien des égards, une crise, non seulement dans la vie de Rimbaud, mais aussi dans notre civilisation occidentale. Notre sort aussi bien que celui du poète y est mis en cause.
En réalité, Hackett est lui-même en train de faire ce qu'il croit pouvoir dénoncer légitimement chez Rimbaud. Certes, il est légitime de se demander si Rimbaud ne fanfaronne pas sans argument à la fin d'Une saison en enfer, mais Hackett passe un cap en formulant que tel est le cas, puis il invente une thèse hors-sol pour soutenir que malgré tout le récit du bonimenteur engage la vie de tout homme. Les positions de Hackett sont tout simplement intenables. Il n'assume pas le fait de réduire Une saison en enfer à un exercice de brio littéraire construit sur du vent.
Passons à l'étude de Margaret Davies. Sur 23 ou 24 pages, elle offre une lecture rapide section par section du livre Une saison en enfer, mais les premières pages offrent une synthèse critique détachée de l'analyse de détail du texte, et cette synthèse sera aussi par conséquent une matrice intellectuelle à la source de son ouvrage de 1975. Je vais donc présenter les premières pages de l'article, puis je vais faire la revue du commentaire de la prose liminaire elle-même, et enfin je traiterai de la fin de cet article où nous avons un retour comparatif de la section "Adieu" aux premiers alinéas du prologue.
Davies commence par dénoncer les nuisances d'une critique en quête de précisions biographiques et conjointement les thèses selon lesquelles il s'agirait d'un ouvrage écrit fiévreusement et sans véritable contrôle d'artiste. Elle l'affirme avec force : "c'est une œuvre majeure, autonome, puissamment structurée, d'une forme tout à fait originale", et il faut poursuivre la citation, car elle reformule autrement l'idée de Hackett d'un ouvrage qui parle de tout le genre humain à travers la relation d'un cas individuel. La Saison :
[...] grâce au pouvoir mimétique de son langage, explore à des niveaux très profonds une conscience individuelle à un moment de crise extrême ; mais aussi et en plus la situe dans le cadre d'une crise profonde de l'homme occidental à un certain moment de l'histoire.
Sans justifier son propos par des citations du texte, Davies poursuit en amplifiant péremptoirement son propos :
L'histoire est celle d'un homme qui lutte pour sortir de son enfer personnel et en même temps celle des hommes modernes luttant pour sortir d'un monde voué à la vieille notion de l'enfer. Lorsque le narrateur déclare à la fin que la victoire lui est acquise et qu'il faut être absolument moderne, il ne parle pas que pour lui, mais en représentant de la société moderne. C'est en fait le christianisme même, avec son corrélatif d'un enfer pour ceux qui sont damnés, qui est la saison qui se termine. [...] La trajectoire tracée par Une Saison en enfer figure en même temps le combat spirituel d'un seul individu, et celui des hommes occidentaux pour se libérer de la lourde accumulation d'un passé chrétien, et pour se créer une nouvelle foi et de nouvelles valeurs morales.
Bien que les propos de la critique anglo-saxonne soient péremptoires, je ne considère pas que ce qui est dit est faux. Le problème, c'est que, comme la thèse avancée n'est pas étayée par l'étude de détail de passages du livre, la connexion entre le sort personnel du poète et le devenir du genre humain en demeure à une déclaration de principe assez mal vérifiable. Il n'en reste pas moins que nous pouvons nous accorder sur le fait que Davies identifie à raison qu'il s'agit pour le poète de se dépouiller du fardeau d'une "vieille notion de l'enfer" et que cela pourra valoir pour les autres hommes, ses lecteurs. Remarquons en passant que Davis présuppose une lecture au premier degré de la célèbre sollicitation : "Il faut être absolument moderne." Mais cela ne retiendra pas notre attention pour cette fois. Remarquons aussi que Davies emploie l'expression de Rimbaud "combat spirituel" sans recourir aux guillemets, et cette expression, toujours sans guillemets, va revenir à quelques reprises sous sa plume au cours de ses 23 pages d'analyse de la Saison. La thèse de Yoshikazu Nakaji met en balance sous forme de phrase interrogative les formules "combat spirituel" et "immense dérision". Notons que cette oscillation dans l'interprétation critique est clairement en germe dans cet ouvrage de 1973 dont nous rendons compte avec les articles de Hackett et Davies, ce qui achève de légitimer mon idée que nous pouvons traiter une première époque des lectures du livre Une saison en enfer en reliant cet ouvrage de 1973 à la publication en 1987 du livre de Nakaji. Bien des gens ont écrit sur Une saison en enfer avant la thèse de Nakaji et même avant Hackett et Davies. Je pourrais envisager par exemple de faire une mise au point de la lecture d'Une saison en enfer par Yves Bonnefoy avec son livre qui si je ne m'abuse date de la décennie 1960 et est antérieur donc aux études publiées par Margaret Davies. Mais je tiens ici un fil directeur assez homogène qui, en plus, a été adoubé par la critique universitaire.
Dès ses premières pages d'introduction générale, la critique s'attarde sur la prose liminaire elle-même. Elle souligne les références au christianisme. La phrase : "Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine[,]" est identifiée à un écho du Dante : "Lasciate ogni speranza voi ch'entrate" ("Laissez toute espérance, vous qui entrez"). Il y a toutefois un mauvais avis qui se glisse subrepticement dans le commentaire, puisqu'elle prétend que cette entrée dans l'enfer chrétien se fait par la perte d'une "enfance païenne". Cela semble en accord avec les développements des sections suivantes. Le poète qui se définit une origine d'être de "Mauvais sang" va être entraîné dans une "Nuit de l'enfer". Mais, en réalité, cela pose un problème de lecture majeur qui n'a pas été affronté. Incidemment, puisqu'elle est en train de citer des passages du prologue, Davies assimile l'origine païenne et l'enfance païenne au "festin où s'ouvraient tous les cœurs" du tout premier alinéa du livre. Cela entraîne aussi à une lecture incohérente du prologue. Le poète se serait révolté contre la vie païenne pour entrer dans l'enfer chrétien. Autrement dit, révolté par la vie païenne, le poète ferait le choix de la damnation chrétienne. Normalement, la damnation est une révolte contre le christianisme. Ici, nous aurions une adhésion paradoxale au christianisme pour échapper à la vie païenne. Il me faut citer ici le texte même de l'autrice car c'est le point de la lecture qu'il faudra récuser et je tiens à prendre mes lecteurs à témoin, vu que l'idée n'est pas formulée clairement mais en passant :
[...] "Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine." - étape décisive et couronnée comme telle par un passé historique qui fait une irruption inattendue dans la liste des actes qui ont conduit le narrateur de son enfance païenne jusqu'au seuil de l'enfer.
En définissant le festin comme moment de l'enfance païenne, Davies permet d'inviter à la défense de lectures qui sont souvent faites du début d'Une saison en enfer. J'ai cité la référence fournie par Hackett et relayée par Fongaro, d'un extrait de "La Maison du berger" où l'allégorie de la poésie est assise comme une prostituée sur les genoux d'un vieillard. Nous connaissons la tendance qui consiste à dire que la "beauté" est une allégorie de l'idéal parnassien. Nous connaissons mieux encore cette tendance qui assimile cette "beauté" "injuriée" à une allusion aux Fleurs du Mal, bien que le sonnet "La Beauté" et le poème "Hymne à la Beauté" soient pourtant réputés ne pas définir de la même manière cette allégorie au sein du recueil baudelairien. Autrement dit, si Rimbaud parle selon certains de la "Beauté" telle qu'elle est envisagée par Baudelaire, merci à eux de bien préciser s'il faut entendre celle du sonnet ou celle du poème "Hymne à la Beauté". Celle du sonnet "La Beauté" semble avoir la préséance au vu des citations, mais on ignore selon quel argument fiable. Davies permet dès lors d'identifier le "festin" soit aux vers du poète Gilbert, soit à un motif venu de l'antiquité grecque et effectivement païenne.
Commençons par citer les vers du poète Gilbert qui sont la source d'un rapprochement hypothétique :
Au banquet de la vie, infortuné convive,J'apparus un jour, et je meurs !
Gilbert ne fait qu'appliquer la métaphore du "banquet" au fait d'exister, au fait que la vie nous invite à profiter d'elle. Qui plus est, ces deux vers sont extraits d'un poème en quatrains avec alternance d'alexandrins et d'octosyllabes où Gilbert définit son statut de poète maudit complètement à rebours de ce que fait ici Rimbaud. Plus précisément, Gilbert donne le modèle de ce que Baudelaire a pu faire dans le poème "Bénédiction" qui tend à ouvrir Les Fleurs du Mal. "Le Poète apparaît en ce monde" malveillant. Il a des ennemis en colère qui rient de lui. Notre poète n'est aimé de personne et après les deux vers que nous venons de citer il parle d'une mort solitaire sans personne pour le pleurer. Le poète réserver alors son salut d'adieu à la Nature, aux champs, aux bois, à la verdure, au Ciel, et il définit cela une beauté sacrée dont il ne souhaite même pas à ses ennemis d'être privés. Baudelaire n'était pas très friand de la Nature, même s'il en fait état dans son sonnet "Les Correspondances", mais il s'est visiblement inspiré de ce poème de Gilbert pour composer "Bénédiction", ce qui éclaire d'un jour intéressant le titre "Bénédiction" qui est l'inversion du statut de "poète maudit" dont Gilbert a lancé la tradition. Dans "Bénédiction", "l'Enfant déshérité" pour compensation "s'enivre de soleil" et "joue avec le vent, cause avec le nuage". De Gilbert, Baudelaire réécrit, entre autres, le vers suivant : "Soyez béni, mon Dieu ! Vous qui daignez me rendre / [...]", ce qui nous vaut : "- Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance / [...]". Je pourrais justifier plusieurs rapprochements pour maints détails d'écriture. Gilbert décrit clairement une société faisant sur le poète l'essai de sa férocité, une société jalouse qui veut le faire mourir avec sa gloire, une société où "Tout trompe la simplicité". Et face à cet exil en ce monde, le poète jouit de la consolation divine, ce qui est mis en relief dès le premier quatrain. Les quatrains 2 à 5 font répondre le Seigneur au discours direct et les quatre derniers quatrains sont l'expression de reconnaissance du poète qui montre qu'il ne souhaite aucun mal aux autres hommes avec lesquels il semblait ne pas devoir être uni. Citons donc ce poème important de Nicolas Gilbert, "Ode imitée de plusieurs psaumes" et "composée par l'auteur huit jours avant sa mort". C'est une source primordial au poème "Bénédiction" des Fleurs du Mal et cela va permettre du débat en retour sur les premiers alinéas d'Une saison en enfer :
J'ai révélé mon cœur au Dieu de l'innocence ;Il a vu mes pleurs pénitents.Il guérit mes remords, il m'arme de constance ;Les malheureux sont ses enfants.Mes ennemis, riant, ont dit dans leur colère :"Qu'il meure et sa gloire avec lui !"Mais à mon cœur calmé le Seigneur dit en père :"Leur haine sera ton appui.A tes plus chers amis ils ont prêté leur rage :Tout trompe ta simplicité ;Celui que tu nourris court vendre ton imageNoire de sa méchanceté.Mais Dieu t'entend gémir, Dieu vers qui te ramèneUn vrai remords né des douleurs ;Dieu qui pardonne enfin à la nature humaineD'être faible dans les malheurs.J'éveillerai pour toi, la pitié, la justice,De l'incorruptible avenir ;Eux-mêmes épureront, par leur long artifice,Ton honneur qu'ils pensent ternir."Soyez béni, mon Dieu ! Vous qui daignez me rendreL'innocence et son noble orgueil ;Vous qui, pour protéger le repos de ma cendre,Veillerez près de mon cercueil !Au banquet de la vie, infortuné convive,J'apparus un jour, et je meurs.Je meurs ; et, sur ma tombe où lentement j'arrive,Nul ne viendra verser des pleurs.Salut, champs que j'aimais ! et vous, douce verdure !Et vous, riant exil des bois !Ciel, pavillon de l'homme, admirable nature,Salut pour la dernière fois !Ah ! puissent voir longtemps votre beauté sacréeTant d'amis sourds à mes adieux !Qu'ils meurent pleins de jours ! que leur mort soit pleurée !Qu'un ami leur ferme les yeux !
Les vers de salut à la Nature évoquent inévitablement d'autres passages célèbres des Méditations poétiques de Lamartine, autre référence poétique non négligeable et pourtant méconnue des Fleurs du Mal. Ce poème de Gilbert entre en résonance même avec divers passages d'Une saison en enfer avec ces perspectives sur les pleurs, sur la main amie, sur le fait de rouvrir le couvercle du cercueil, etc. On pourrait alors croire que Rimbaud avait pris conscience que Baudelaire s'était inspiré de ce poème de Gilbert pour composer "Bénédiction" au frontispice des Fleurs du Mal et que cela justifie le discours critique qui veut aussi voir une allusion à Baudelaire dans l'allégorie de la "beauté" "injuriée". Ce n'est pourtant pas si simple. Gilbert peut montrer que les thèmes qu'il développe ici ont eu une diffusion tout au long du dix-neuvième siècle, ce qui fait que l'influence de Baudelaire sur Rimbaud n'est plus en soi indispensable. Notons que Gilbert parle d'une notion de beauté associée à la pitié pour lui du Seigneur, ce qui fait que loin de confirmer l'influence éventuelle de l'allégorie du sonnet "La Beauté" sur Rimbaud il la fragilise dans le sens où la notion de Baudelaire est spécifique et paradoxale, alors que celle de Gilbert touche à un haut degré de généralité. Rimbaud n'a pas précisé de contours originaux à la beauté dont il parle. Mais, malgré le sentiment que le lien entre le poème de Gilbert et le livre en prose de Rimbaud est pertinent, il reste que l'image du festin chez Gilbert n'est pas païenne, ni même tout à fait laïque, puisque le poème est empreint de spiritualité chrétienne. Les métaphores du festin ne sont pas identiques de Rimbaud à Gilbert, mais il semble être dans les deux cas question de référence à un monde placé sous le signe du christianisme. Dans le cas de Gilbert, l'échec individuel est constaté. Le poète n'a pas véritablement d'amis parmi les hommes. Sa vie n'est pas un festin. Il regrette cet état de fait, mais loin de se révolter il a une pensée bienveillante finale pour le genre humain qui réaffirme la notion de charité sur un plan plus subtil et méritoire. Dans le cas du poète d'Une saison en enfer, la vie était un festin tant que la concorde était respectée. C'est le poète lui-même qui s'est révolté et, partant de là, sa décision s'oppose point par point aux pensées pieuses et chrétiennes de Gilbert dont la malédiction sera levée. Du côté de Rimbaud, la révolte ne débouche que sur une malédiction qu'il a lui-même causée et cette malédiction ne saurait durer qu'une saison en cette vie, puisqu'aucun plan spirituel ne permet de le réconcilier d'une manière ou d'une autre avec le principe du festin. Le poète rompt avec la société, mais il n'y a pas, comme ce que revendique Gilbert pour lui-même, une intégrité morale et une bienveillance qui lui assureraient de jouir du banquet. Gilbert n'a pas joui du "banquet de la vie", mais il n'a pas manqué d'appétit, contrairement à Rimbaud.
Ce long développement que je viens de faire sur Gilbert, je précise qu'il ne vient pas de l'étude de Davies qui ne fait pas cette référence à son ode de 1780. Peu de rimbaldiens me semblent citer ces vers de Gilbert à propos du "festin" d'Une saison en enfer. Observons également que le sens qui s'est dégagé de la métaphore n'est pas proprement laïc et indépendant de la religion.
Or, dans la "nouvelle édition revue et augmentée" de son livre L'Art de Rimbaud, en 2013, Michel Murat précise que l'image déployée par Gilbert vient non pas de la Bible, mais de Lucrèce, et en insistant sur l'influence de Lucrèce sur les premières productions écrites connues de Rimbaud cela peut donner l'impression que finalement c'est la référence antique qui prime. Toutefois, le paragraphe de Murat a une construction un peu étrange. Les premières lignes précisent que même si la référence biblique n'est pas identique à ce qu'écrit Rimbaud l'allusion est tout de même évidente. Nous avons ensuite droit au développement sur l'idée d'une métaphore provenant de Lucrèce qui donne le temps d'oublier que, finalement, il y a un syncrétisme métaphorique et que, dans tous les cas, l'allusion chrétienne est admise. Or, si la référence chrétienne est admise, il y a deux conséquences à en tirer : il faut d'une part interpréter le festin comme concorde chrétienne et d'autre part l'idée d'une allusion à la beauté baudelairienne comme fleur du mal est définitivement un contresens, deux enseignements que la critique rimbaldienne peine à acter.
Citons le paragraphe sur le sujet aux pages 405 et 406 du livre de Murat :
Deux grandes sources littéraires éclairent ce texte : la Bible et le De natura rerum. Bien que le cadre herméneutique de la parabole du festin (Mathieu, XX, 2-10) ne soit pas transposable, la résonance biblique est évidente. L'idée même d'une sorte de paradis premier, de l'abondance matérielle et de la transparence des cœurs, et d'une rupture provoquée par le fait de "goûter au fruit", en constitue une des trames principales. Cependant la métaphore du "festin de la vie" n'est pas biblique. Elle vient de Lucrèce : Cur non ut plenus vitae conviva recedis, "Pourquoi ne sors-tu pas comme un convive rassasié du festin de la vie ?" Citée par Montaigne, cette formule avait été reprise dans un des vers les plus vulgarisés du XIXe siècle, celui qui résumait la destinée du poète Gilbert : "Au banquet de la vie, infortuné convive, / J'apparus un jour, et je meurs". C'est de la même source lucrétienne que provient la beauté amère : le surgit amari aliquid avait déjà été subrepticement introduit dans sa composition Jamque novus..., paraphrase latine de L'Ange et l'enfant de Reboul. La réflexion de Lucrèce se situait sur un plan métaphysique, celui du rapport de l'homme à sa condition mortelle. Rimbaud l'infléchit en projetant sur elle sa vision sombre et pleine de ressentiment du monde moderne et du rôle qu'y joue le christianisme. L'amertume qui empoisonne le goût de la chair jaillit de la conscience d'une imposture. [...]
Il serait intéressant de citer la fin du paragraphe également, mais il faut me fixer des limites. Murat aurait pu citer également les vers de "Credo in unam" où le poète se plaint d'une "route" devenue "amère" depuis qu'un autre dieu "nous attelle à sa croix". On constate également que, même s'il ne parle plus de la parabole de saint Matthieu, Murat définit le "festin" comme une image issue de l'antiquité païenne, mais ayant vocation à critiquer non l'amertume de la femme, mais l'amertume du christianisme et partant cela suppose bien que cette "beauté" "injuriée" n'est pas une référence à Baudelaire mais à une sorte d'idéal féminin selon le christianisme. Observons enfin que la traduction que donne Murat du passage en latin de Lucrèce est flanquée d'une note 5 de bas de page qui fait état de la source proposée par Hackett :
Un passage de La Maison du berger de Vigny évoque dans des termes presque identiques la "chute" de la Muse, c'est-à-dire la prostitution de l'idée poétique : "Tu tombas dès l'enfance, et, dans la folle Grèce, / Un vieillard, t'enivrant de son baiser jaloux, / Releva le premier ta robe de prêtresse, / Et, parmi les garçons, t'assit sur ses genoux" (v. 162-167).
Il faut toutefois rappeler que Hackett soulignait l'inversion de poète à poète. Vigny s'indigne de cet abaissement, tandis que Rimbaud est celui qui joue le rôle du libidineux et assoit la beauté sur ses genoux. Si Rimbaud injurie la beauté, c'est qu'il a identifié en elle un déficit de prédispositions sexuelles. Cela entre en résonance avec d'autres propos de la Saison : "cœur et beauté sont mis de côté, il ne reste que froid dédain l'aliment du mariage aujourd'hui", et cela rappelle les vers de "Credo in unam" sur la prostitution sacrée : "La Femme ne sait plus faire la courtisane". Murat conclut en ce sens qui parle d'une contradiction entre le statut de divinité prétendue et les nécessités de l'acte sexuel.
Ce qui apparaît ici, c'est que l'essentiel des lecteurs identifie bien une allusion à un festin de concorde chrétienne dans le premier alinéa du livre Une saison en enfer. Margaret Davies fait figure d'exception à cet égard. Cette idée de festin chrétien est admise, même quand on identifie une source littéraire lucrétienne, comme l'atteste le raisonnement de Murat en 2013. En m'intéressant à l'entièreté du poème de Gilbert, j'ai conforté la référence chrétienne, et j'ai même souligné une perspective critique négligée : l'importance d'ensemble du célèbre poème de Gilbert sur la production de poètes qui se définiront à leur tour comme des poètes confrontés à la malédiction, à savoir Baudelaire l'auteur des Fleurs du Mal et Rimbaud l'auteur d'Une saison en enfer. Nous constatons également que la "beauté" perçue comme "amère" par le poète dans Une saison en enfer est d'obédience chrétienne selon l'avis encore une fois d'une part conséquente des commentateurs rimbaldiens, et cela est clairement incompatible avec cette idée qui circule d'une référence à l'une ou l'autre beauté satanique des Fleurs du Mal.
C'est un point sur lequel je reviendrai ultérieurement quand je traiterai de l'approche d'Une saison en enfer par Mario Richter.
Pour l'instant, revenons-en au texte de Margaret Davies, dans l'étude de 24 pages de 1973. A la fin de cette étude, elle compare le début du prologue à la sortie de l'enfer dans "Adieu" et son discours explicite confirme qu'elle associe, à rebours de la plupart des lecteurs, le festin à un bonheur de l'ère païenne :
Ces derniers mots d'Une Saison en enfer reprennent de façon rigoureusement symétrique, la nostalgique évocation du début, celle du mythe du Paradis perdu ; le paradis perdu de l'enfance, le paradis terrestre d'avant la chute, le paradis païen aboli par l'avènement du christianisme, source du dualisme écartelant. "Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient." Illusion ("si je me souviens bien") généreuse d'une vraie communion qui est transformée maintenant en des termes plus épurés et plus réels, plus égoïstes en même temps : "de posséder la vérité dans une âme et un corps."
De nouveau, une métaphore fait l'objet d'une sorte de syncrétisme, la notion biblique de "paradis perdu" par un jeu d'énumérations est assimilée à un heureux temps primordial du paganisme, à quoi se mêle une probable allusion du paradis de l'enfance à l'un des poèmes préférés des baudelairiens : "Moesta et errabunda", poème qui avait une signification liée à Rimbaud pour Verlaine qui écrira son "Laeti et errabundi" notamment. Malheureusement, malgré "Laeti et errabundi", la piste suivie par Davies ne nous paraît en aucun cas la bonne, puisqu'elle est en contradiction avec les données du récit. C'est le poète qui a choisi de quitter ce "festin". Il serait selon la lecture de Davies à l'origine de son exposition au dualisme, cela à cause de sa révolte contre le paganisme. A cause de ce contresens, Davis n'a pas su donner la première une lecture décisive de la prose liminaire du livre Une saison en enfer. En revanche, pour le reste de son analyse du prologue, elle a soutenu des idées très justes que les critiques rimbaldiens ultérieurs ont peu pris en compte. Je rappelle que, à partir de 1987, le groupe fermé des ouvrages considérés comme de référence au sujet d'Une saison en enfer n'inclura pas le livre de 1975 de Margaret Davies. Les critiques de référence seront Yoshikazu Nakaji, Pierre Brunel pour son édition critique, un article de Jean Molino, accessoirement un ouvrage particulier de Danièle Bandelier qui a tout de même l'inconvénient de ne guère se prononcer sur le sens du récit pour privilégier des mises au point quant à l'analyse formelle. Quelques articles de Hiroo Yuasa et de Mario Richter seront également pris en considération. Il faudra attendre les alentours de l'année 2010 pour que plusieurs publications nouvelles sur Une saison en enfer voient le jour, et ce n'est qu'assez timidement que le travail de Davies est parfois indiqué à l'attention.
Or, dans son étude préliminaire de 1973, Davies souligne un point essentiel, la problématique du poète dont Une saison en enfer fait le récit ! Elle cite cela le plus explicitement du monde comme nous pouvons le vérifier ici :
[...] L'événement le plus récent de cette série, donc celui qui a déclenché la crise qui sera le sujet de l'œuvre, est une confrontation avec la mort et la perspective qu'elle ouvre dans le contexte chrétien, soit d'une éternité de salut ("La charité est cette clef"), soit d'une éternité de damnation (" ' Tu resteras hyène, etc...' se récrie le démon [...]"). Récompense éternelle ou punition éternelle, c'est cette perspective vertigineuse des deux pôles, tous les deux possibles, qui définit l'espace imaginaire d'Une Saison en enfer.
Il faut peut-être nuancer. Davie a très bien compris que la crainte de mourir est l'élément déclencheur, mais loin de considérer que le poète cherche à concilier sa révolte à un refus de la mort Davies oppose les deux issues chrétiennes de l'au-delà entre récompense du paradis et condamnation en enfer. Elle inclut alors un peu trop ouvertement l'idée de deux possibles, et de deux éternités. Est-ce que réellement Rimbaud s'intéresserait à une alternative entre ces deux éternités ? Les croit-il possibles ? Je me méfie d'un trop rapide investissement des idées d'éternité. Certes, Rimbaud parle d'éternité de la peine ou d'un mauvais sang de toute éternité dans les feuillets du récit, mais cela sent son persiflage. Qui plus est, l'éternité dont parle alors Davis qu'elle soit récompense ou damnation se place après la mort, alors que le poète veut éviter la mort. La prose liminaire parle clairement d'éviter la mort au sens premier du terme et même si cela n'empêche pas de prêter un sens métaphorique de déchéance définitive devant la société de cette mort cela n'est pas compatible avec l'idée d'un Rimbaud qui serait à réfléchir sur l'au-delà de l'existence terrestre. Rimbaud ne parle précisément pas de la vie au-delà de la mort, il va se dire en enfer dans ce monde, et les représentations de la vie éternelle et de l'enfer éternel seront à repousser pour ce qu'elles engagent en cette vie-ci précisément.
En trouvant de l'amertume au festin ancien, le poète y a perdu appétit et s'est révolté, mais cette révolte aboutit à une impasse, puisque notre poète ne désire pas la mort non plus. C'est Satan qui veut le voir "gagner la mort", mais pour Rimbaud cela veut dire "perdre la vie", et entre la vie et la mort pour lui c'est la vie qui a un prix. Cela n'est jamais dit par les commentaires rimbaldiens d'Une saison en enfer. Pourtant, c'est ce qui est dit explicitement dans la prose liminaire, dont Davies approche ici la signification de très près. Et surtout, il faut commencer à entrevoir le gain critique d'une telle mise au point, puisque Hackett a dénoncé la constance de Rimbaud à poser en acteur en incluant dans cette perspective la conclusion même du récit. Rimbaud ne fait pour lui que jouer à sortir de l'enfer. Cette idée de jeu se rencontre à certains moments dans l'analyse de Margaret Davies elle-même. Tout cela ne sera pas sans effet sur l'élaboration de l'étude dialectique de Yoshikazu Nakaji envisageant une oscillation entre "combat spirituel" et "immense dérision". Or, si on comprend que la résolution du poète à la fin d'Une saison en enfer, quand il tient le "pas gagné" consiste à ne pas accepter la mort tout en se détournant définitivement du festin, cela met complètement à terre les opinions sur les contradictions insolubles d'Une saison en enfer, cela met complètement par terre les thèses de lecture qui attribuent une gratuité au persiflage ultime, parce que, même si le persiflage va au bout de l'œuvre, cela se fait dans la résolution dialectique de la question fondamentale qui était d'endosser ce refus du monde chrétien sans le fuir jusqu'à la mort. Le poète va daigner vivre dans ce monde-ci, même s'il le raille, et en cela c'est déjà une victoire.
Malgré le flottement dans l'identification de la problématique précise choisir par le poète pour conduire son récit, Davies a l'intérêt de dégager une mise en perspective qui voit juste. Les "deux attractions polaires", salut et damnation, "appartiennent à l'iconographie chrétienne". Le choix sans recul de Satan serait lui aussi amèrement trop chrétien :
[...] Il devient de plus en plus évident que le moyen terme qu'il cherche n'est ni Dieu ni Satan, ni le ciel ni l'enfer, ni l'ange ni la bête, mais l'homme sur la terre. Au lieu de flotter dans un Paradis ou de plonger au fond d'un Enfer tous les deux irréels, incorporels, il est à la fin rendu au sol, avec la réalité à étreindre, son but étant d'entrer de pied ferme dans les splendides villes. Au lieu d'être écartelé entre illusion et désespoir il veut posséder en lui-même la vérité. [...]
Ces lignes que je viens de citer, page 19, font nettement songer à deux des derniers articles publiés par Bruno Claisse, l'un sur la prose liminaire, l'autre sur la section "Adieu". Claisse parle lui aussi de "deux irréels" qu'il faut rejeter ensemble et d'une nécessaire confrontation à la réalité dans sa plus désagréable rugosité même. Il s'agit de ne pas se laisser duper par les illusions. Claisse apporte quelques idées supplémentaires. Par exemple, au sujet du prologue, il envisage un concept non formulé par Rimbaud qui est celui du "ressentiment", concept qui essaie d'apprivoiser les difficultés causés par un récit retors, plein de non-dits, mais qui suppose une souffrance implacable des mauvais choix. Les discours de Davies et Claisse sur le prologue ou généralement sur Une saison en enfer sont les plus proches de ma définition propre de la dialectique à l'œuvre dans Une saison en enfer. Ma différence, y compris avec le texte de Davies, c'est que j'insiste tout particulièrement sur l'importance d'un passage du poète du "courage à d'aimer la mort" à son refus définitif qui s'impose soudainement à partir de la section "L'Eclair", et je rappelle que la section "Nuit de l'enfer" est encadrée par le motif de l'absorption du poison, acte considéré alors comme une bénédiction à rebours de toute logique. Tant que le problème de la mort ne sera pas au centre de la réflexion, les commentaires sur Une saison en enfer ne seront pas satisfaisants et éprouveront un malaise devant les apparentes incohérences de son discours.
Mon étude prenait déjà certaines proportions, je ne vais pas ici commenter les idées générales que Davies formule au sujet du livre Une saison en enfer. Elle finit par passer à une étude section par section et aux pages 23-24 elle consacre un unique paragraphe de commentaire à la prose liminaire. Elle parle à nouveau du souvenir du festin ancien, mais n'en dit rien de très précis si ce n'est que le passé est mis à une grande distance avec l'exercice du doute. Elle insiste plutôt sur l'ironie qui permet d'indiquer que le dialogue avec Satan est un jeu de dupes, une fois le rejet acté de la charité chrétienne. Davies insiste ainsi sur le double sens possible du verbe "conjurer" entre prier et exorciser qui vaut calembour : "Mais cher Satan, je vous en conjure, une prunelle moins irritée [...]". Elle prend prétexte de l'ironie sensible dans de tels passages pour soutenir que ces feuillets seront instructifs et descriptifs, les propos sur l'absence de facultés instructives et descriptives n'étant pas à prendre au pied de la lettre. Il faut toutefois se méfier, l'expression "facultés instructives" déjà employée à l'occasion par Hugo il me semble a un arrière-plan religieux. Les Histoires saintes ont vocation à être instructives et sont un récit des légendes de la Bible sous forme d'une histoire incontestable du genre humain avant l'ère historique proprement dite. Le "Jadis" du "festin ancien" correspond précisément à ce modèle de l'Histoire sainte, sorte de "Jadis biblique" de l'Histoire humaine qui prétend raconter des faits plus anciens que l'histoire développée depuis Hérodote. Ce "Jadis" commence par la vie d'Adam et Eve au Paradis avant la chute. Dans le récit biblique, la Femme cède avant l'Homme qu'elle entraîne dans sa chute. Rimbaud rejoue au plan individuel cette partition et il modifie le rapport de la Femme à l'Homme, quand il imagine que c'est lui qui se révolte contre le Paradis en étant déçu par une Femme qui elle n'a pas chuté. Le poète se révolte alors contre les vertus cardinales, notamment la justice, il nie les vertus théologales, notamment l'espérance, laquelle est qualifiée d'humaine et non de divine qui plus est. Or, dès les premières pages de l'Histoire sainte, nous avons aussi le récit de la chute de Satan ou de Lucifer comme il peut y être nommé. L'Histoire sainte n'a d'ailleurs de cesse de raconter une succession de chutes. Après Satan et le couple d'Adam et Eve, nous avons l'histoire de Caïn, puis nous avons l'histoire du Déluge. Et avant que Noé ne refonde l'humanité, les êtres humains jouissaient d'une longévité exceptionnelle. Plusieurs humains comme Mathusalem vivaient plus de neuf cents ans.
Comment les rimbaldiens ne s'emparent-ils pas de ces faits littéraires pour les rapprocher du concept d'un festin ancien de la vie du poète dont le souvenir est incertain, affabulé peut-être ?
A suivre...
Quelques petits compléments, en attendant la suite.
RépondreSupprimerL'Histoire sainte parle bien évidemment aussi de "l'arbre du bien et du mal", et malgré la corruption en "arbrisseau" et l'imprécision avec laquelle Rimbaud l'évoque dans "Adieu", les rimbaldiens ont nettement identifié cette référence. Pour précision, il y a deux arbres distincts dans le récit de la genèse, mais l'arbre du bien et du mal est en vedette et cela se retrouve dans les Histoires saintes. Je vais faire un article avec des citations pour bien vous montrer ce que sont ces ouvrages édifiants.
Dans le livre de 1975, Davies ne consacre que quelques pages au prologue et défend les mêmes idées, je pourrai aller plus vite et enchaîner rapidement avec le livre de Nakaji. Je rappellerai les grandes idées de 73 de Davies, leur transfert dans l'ouvrage de 75 et je ferai quelques remarques sur ce qu'elle dit du prologue, par exemple sur le "festin" elle use de cette formule étonnante : "transformation sur le mode païen de la Cène chrétienne." Le gros problème de la lecture de Davies, c'est vraiment le premier alinéa.
Pour la thèse de Nakaji, il faut voir que ma référence à l'Histoire sainte a son importance, parce que Nakaji découpe en trois parties le prologue et défend une thèse d'un anti-rituel. Je ne suis pas d'accord avec cette idée que le poète accomplit un rite en se révoltant contre le culte précisément. C'est une distorsion logique importante que je voudrais pointer du doigt dans la réflexion de Nakaji.
Enfin, l'intérêt sera de confronter les discours de Nakaji dans le temps suite au débat renouvelé sur la charité à partir de l'article de Molino.
Je n'ai pas non plus précisé que la phrase finale d'Une saison en enfer, qui je l'ai toujours dit ressemble à un esprit sain dans un corps sain : "posséder la vérité dans une âme et un corps", est loin d'une pose facile le fait de dire : "je suis bien en vie au point que j'accueille en moi la vérité même." Relisez le présent article, ce que je dis sur Gilbert et "Bénédiction", et vous entreverrez que vous êtes en plein dans une analyse décisive sur le sens d'Une saison en enfer et son inscription dans les préoccupations des poètes de ce siècle.
J'essaie de ne pas mettre la suite en ligne trop rapidement. Cette première partie de l'article doit passer le week end. Une fois passé le week end, je mettrai peut-être rapidement deux autres articles en ligne sur le sujet.
RépondreSupprimerMais, si je ne vais traiter que de la prose liminaire un certain temps, il faut voir que je pense à la ligne finale du livre Une saison en enfer : "il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps." D'abord, c'est un énoncé dualiste, n'en déplaise à Mario Richter et Bruno Claisse. Et il faut arrêter avec les âneries du genre : "oui, mais la vérité étant à la fois dans l'âme et le corps, c'est un énoncé moniste." Non ! Rimbaud, on peut l'estimer autant qu'on veut, il n'a pas par la vertu de l'intelligence qu'on lui prête la capacité innée de faire du monisme contre du dualisme. Il n'a jamais formulé le problème du dualisme. Il faut arrêter de dire des âneries. Rimbaud formule même le dualisme telle quelle de l'Eglise. Et partant de là, on peut voir que c'est plus subtil. Il a trouvé amère la beauté, s'est révolté, mais a refusé de mourir : je me révolte à présent contre la mort, dit-il. Et ce que j'apporte par rapport à la conclusion de la saison, c'est que si Rimbaud a refusé la mort, on n'a plus de gratuité du sens de la phrase finale. Rimbaud peut dire : je vivrai, mais je saurai la vérité. Et ce que j'apporte dans la foulée, c'est que comme l'Eglise joue à parler d'un double besoin pour l'homme, même d'église, d'avoir à la fois des forces physiques et des forces spirituelles, Rimbaud arrive avec l'idée que sa vie physique et sa vie de l'esprit sera plus vraie que chez les autres hommes, et cela permet d'enclencher une réflexion sur les splendides villes où l'ironie de Rimbaud ne signifie pas une artificialité de son point de vue. Je vais tout relire attentivement pour montrer qu'avec moi pour la première fois on a un discours sur Une saison en enfer qui dit que le poète a réussi à sortir de l'enfer pour des raisons objectivables. Enfin, avec moi, on va comprendre le sens global de ce texte, je suis le premier à y parvenir, et enfin on va sortir de cette idée que Rimbaud fait le triomphal comme il pourrait faire n'importe quoi d'autre sans conviction.
Grâce à moi, plus personne ne lira Une saison en enfer en se demandant si ça tient la route, plus personne ne fera semblant de comprendre quelque chose, j'aurai donné la formule stable de cet ouvrage.
"posséder la vérité dans une âme et un corps", Rimbaud ne cherche pas à inventer un dispositif au-delà du christianisme, à dire une formule qu'il lui oppose. Rimbaud imite le moule et développe sa critique en s'y lovant, en reprenant la dialectique chrétienne.
RépondreSupprimerDans le prologue, il dit qu'il a failli mourir et que cela a été vécu comme une alerte. Puis, dans "Mauvais sang", il dit qu'il veut la "liberté dans le salut", mais petit à petit dans la saison l'horizon d'un au-delà se referme, il reste la vie de cette réalité-ci où il continuera de railler en rêvant amours monstres, etc., cela aboutit à la révolte tranquille le pas gagné. La "vérité" est le but du chrétien. Notre poète arrive à la vérité pied-de-nez. C'est la vérité dans une âme et un corps, mais ce n'est pas la vérité d'au-delà les épreuves du corps et de l'esprit qui mène à Dieu. C'est ça qui fait qu'il n'y a pas de main amie, qu'il y a une entrée cabotine dans les splendides villes et qu'il est "loisible", comme aléatoire, de posséder la vérité... La vérité, c'est qu'il ne croit plus au mensonge et peut rire des amours mensongères, etc.
Dans le prologue, prenons : "Je parvins à faire s'évanouir toute l'espérance humaine". L'espérance est la vertu théologale, mais faussée par l'adjectif "humaine". Pour bien comprendre, il faut voir que l'espérance en Dieu consiste à se détourner de l'espérance dans les choses créées et dans ses propres forces pour croire en l'aide divine. Sur un bateau, on ne croit pas à la fiabilité du bateau, on espère en Dieu, c'est ça la vertu théologale. Rimbaud brise cela en parlant d'une espérance humaine qu'en plus il anéantit volontairement, mais même le choix verbal imite le chrétien. "Je parvins à...", c'est un verbe de choix quand un chrétien essaie d'illustrer un cas où l'espérance divine a marché. "Je parviendrai à... car je mets mon espérance et ma confiance en Dieu." Il faut comprendre à quel point le texte de Rimbaud joue avec les expressions types du christianisme. "Gagne la mort" dit par Satan, c'est bien l'idée de "perdre la vie". Or, selon la religion, quand on a la foi et l'espérance en Dieu, on peut daigner perdre notre vie temporelle pour sauver une vie spirituelle, la sienne ou celle de quelqu'un d'autre. C'est dit en toutes lettres par des chrétiens : perdre la vie temporelle... Dieu pourrait dire "Gagne la mort" parce qu'il y a une vie. Or, la construction subtile de Rimbaud, c'est que l'inversion "Gagne la mort" pour "perds la vie" est dite par Satan, ce qui crée d'office le déficit d'un espoir en une autre vie qui justifie de perdre la temporelle. L'autre vie est soit l'enfer, soit la mort tout court dans l'optique d'abandon à Satan. Et Rimbaud ne peut penser cela comme une victoire. Une saison en enfer, c'est la mise en place d'une pensée athée apaisée...