Depuis longtemps, je me dis qu'une bonne étude du livre Une saison en enfer passe par une connaissance intime des écrits de propagande chrétienne à l'époque de Rimbaud. Quand j'étais encore résident à Toulouse, j'avais consulté plusieurs ouvrages de Lamennais conservés à la bibliothèque universitaire de Toulouse le Mirail. Je ne m'étais pas du tout contenté du titre souvent mentionné Paroles d'un croyant. J'avais pris des tas de notes que, du coup, je n'ai jamais exploitées, tout un travail à reprendre. Quelques années plus tard, je me suis procuré l'édition critique d'Une saison en enfer par Pierre Brunel (ouvrage que j'ai racheté il y a quelques jours) et je constatais qu'il avait eu lui-même l'idée de lire Lamennais attentivement pour voir comment cela pouvait entrer en résonance avec le livre de Rimbaud Une saison en enfer. Mais cela restait encore loin du compte. J'ai eu d'autres idées. Par exemple, je récupérais à l'occasion des petits fascicules Prions à l'église pour étudier comment une messe était conçue, comment on découpait un choix de textes dans l'espace d'une messe et ce que cela signifiait, comment on privilégiait tels textes à tels moments de l'année, etc. J'ai été obligé, enfant, d'aller tous les dimanches à la messe jusqu'à l'âge de quatorze ans, mais je n'écoutais pas à la messe. Je comptais les secondes dans ma tête. Quand j'étais en sixième primaire, équivalent de la classe de 6ème au collège en France, je faisais le signe de croix en y mélangeant un bras d'honneur, ce qui m'a valu d'être repéré par l'instituteur que j'avais en sixième qui, devant toute la classe, a expliqué que certaines personnes ne savaient pas faire le signe de croix, m'a demandé de me lever et d'en faire, et comme je me suis exécuté il a dit : "C'est un peu mieux !" En Belgique, j'avais des heures de catéchisme à l'école également, etc. Mais, bon, la messe, je n'écoutais pas. Je regardais les murs, je n'étais pas concerné. Je retenais rien. Sur ma chaise, je considérais que c'était du temps à accorder à des rêveries, à penser divers trucs, je m'évadais complètement. En revanche, j'allais manger l'hostie, c'était le petit plaisir gourmand de la messe. Je méditais de faire un tour de la main sur le ventre une fois que je l'avais reçue, mais je n'ai jamais eu le courage de le faire, on était trop exposé au regard du public. En plus, les chants et la façon de parler à la messe, ce n'était pas des belles phrases. La grammaire était pauvre, au ras des pâquerettes. Ce n'était pas du tout enlevé. Donc, je savais des choses à force de les entendre répéter, mais j'étais loin d'avoir un avis sur les formules, sur les différents moments de la messe. Un peu avant 2000, je me suis occupé à Blagnac d'un prêtre qui avait la maladie d'Alzheimer, mais qui, bizarrement, au lieu d'être avec des gens de sa vocation, était dans une maison de retraite normale. Je devais lui tenir compagnie deux heures par jour, le promener en poussant sa chaire roulante, et lui lire la Bible pour essayer de le raccrocher par ses souvenirs de sa vie de prêtre. Le vendredi, il y avait une messe, tout en bas, en-dessous même du rez-de-chaussée, je crois, et j'y allais avec lui. Il y avait un retraité qui après une des messes parlait alors des anges gardiens à toute l'assistance, etc. C'était un peu atypique du coup comme messe. On voyait que l'ancien prêtre boudait d'y être amené. Puis, un jour, le prêtre le fait communier en lui offrant l'hostie. Le jeune prêtre a poussé l'hostie dans la bouche, mais l'ancien prêtre l'a crachée avec ostentation. Il y a une femme qui est arrivée vers moi avec un mouchoir, j'ai pris le mouchoir pour récupérer l'hostie au sol et je l'ai rendue à cette femme qui m'a regardé droit dans les yeux avec un sourire fier, et elle m'a dit : "on le brûlera !" Hostie étant un mot féminin, je crois que j'ai compris de quoi elle parlait précisément. Bref, c'est à cette époque que je me suis servi des petits fascicules Prions en l'église pour enfin avoir une idée de la construction intellectuelle qu'est une messe. Et j'essayais de me rendre plus sensible aux tournures de phrases favorites, etc. J'ai eu aussi l'idée de lire l'Ancien et le Nouveau Testament, j'ai écrit des notes avec des passages de psaumes que j'envisageais susceptibles de faire écho à ce qu'écrivait Rimbaud. Tout un dossier encore une fois qui n'a jamais servi, j'avais même sélectionné sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France des ouvrages anciens de commentaires des psaumes. Je sais qu'il y a quelques années dans la revue Parade sauvage il y a eu un article qui allait dans le sens de ce projet avec un repérage de citations bibliques, mais il n'y a plus rien eu depuis.
Bref, je sens que ce truc-là est important à mener, il faudrait vraiment se mettre au travail et non seulement prendre des notes et repérer, mais produire un compte rendu écrit.
Il y a peu, du fait des articles qui me sont proposés sur Google quand je l'utilise sur mon téléphone portable, je me suis rendu compte que l'expression "France fille aînée de l'église" datait de l'époque de Louis-Philippe et impliquait deux noms d'église déjà cités par les rimbaldiens à l'occasion, Frédéric Ozanam et Lacordaire. Et je rappelle que la mention "France fille aînée de l'église" essuie une réplique sarcastique quand le poète dit qu'il ne se croit pas embarqué dans une noce avec "Jésus-Christ pour beau-père", puisque l'église est aussi l'épouse du Christ dans le langage métaphorique des catholiques. Bref, on se rend compte qu'il faut étudier les débats des gens d'église propres au dix-neuvième siècle. La notion de "France fille aînée de l'église" a connu un regain de popularité vers 1896 à cause des 1400 ans de la conversion de Clovis, mais Rimbaud emploie la formule en 1873. Il faut donc étudier la portée de la formule avant la Troisième République. Rimbaud a dû lire des ouvrages où elle était mise en avant, et il faudrait voir de près tout le discours dont elle était solidaire pour mieux identifier dans Une saison en enfer ce à quoi Rimbaud réplique très précisément.
J'ai encore eu d'autres idées, j'ai des livres d'instruction pour les enfants qui parlent à la fois de sciences, d'Histoire et de religion avec l'histoire édifiante d'un François Xavier par exemple. Le titre Veillées revient souvent pour ce genre d'ouvrages. Je me suis également intéressé au traitement édifiant des ouvrages souvent intitulés Les Merveilles de la Nature. J'ai mis la main sur des livres d'Histoire du dix-neuvième siècle à l'adresse des élèves, et j'ai repéré la présence des gaulois qui beurrent leur chevelure, alors qu'il est convenu que Rimbaud cite Chateaubriand dans Une saison en enfer. Et enfin, récemment, j'ai mis la main sur une Histoire sainte du père jésuite Gazeau, éditée à Tours en 1886. La préface nous apprend que cette Histoire sainte date de 1806 et il convient de citer des passages de cette préface pour montrer que nous sommes sur le terrain d'une guerre littéraire idéologique :
Cette Histoire sainte parut pour la première fois en 1806. L'auteur croyait alors que le règne de la Révolution était terminé, et il offrait son livre aux parents et aux maîtres qu'une cruelle expérience avait convaincus de la nécessité d'une éducation chrétienne. [...]
Gazeau faisait se succéder "une Histoire sainte, une Histoire ecclésiastique, une Histoire ancienne, une Histoire romaine et une Histoire de France". Et la préface célèbre ainsi l'initiative :
C'était tout un cours d'histoire, et c'était le premier qui parût en France à l'usage de la jeunesse. Qui ne sait qu'il eut d'abord le mérite d'introduire dans notre pays l'enseignement classique de l'histoire, et d'y exercer longtemps une influence sans rivale ? [...] Sans doute, au début de notre siècle, il y avait une tendance naturelle à chercher dans les leçons du passé un moyen de prévenir le retour de récentes calamités. [...]
Au-delà du positionnement hostile à la Révolution, on relève les mentions clefs : "nécessité d'une éducation chrétienne", "à l'usage de la jeunesse", "influence", "leçons du passé", "un moyen de prévenir"...
L'auteur anonyme de la préface insiste sur la fonction édifiante de l'ouvrage :
C'est qu'il avait l'avantage, a-t-on dit, d'être l'expression plus fidèle des sentiments religieux qui commençaient alors à reprendre faveur. [...] On peut même affirmer qu'il n'existe point d'ouvrage classique qui ce soit mieux inspiré des principes et de l'esprit de la philosophie chrétienne, la seule vraie philosophie de l'histoire. [...] Faut-il donc s'étonner que ses leçons d'histoire, données au nom de la Religion, n'en aient été que plus imposantes et plus populaires ? Après une époque agitée, où l'on n'avait appris à la jeunesse ni d'autre morale que celle du citoyen, ni d'autres exercices que ceux du soldat, comment n'y aurait-il pas eu un charme irrésistible dans cette voix si longtemps étouffée de la Religion, qui a reçu de Dieu, avec la famille, le don spécial de parler au cœur des enfants, de leur faire comprendre et aimer les grandes vérités ?
C'est intéressant de lire de tels textes car on voit s'incarner le discours auquel Rimbaud s'oppose, soit par la raillerie, soit par la contre-argumentation, en rédigeant Une saison en enfer. Le discours de Rimbaud devient plus clair par le fait de connaître ce à quoi il réplique précisément.
Bien évidemment, l'ouvrage jésuite n'était pas attaqué que par le seul Rimbaud. La préface ironise sur le fait que le père Gazeau passait pour un "Corrupteur de la jeunesse" en refusant de citer en tant que modèles et bienfaiteurs de l'humanité "Voltaire et Jean-Jacques Rousseau". Et la préface précise alors la cible à contrecarrer :
[...] Combien d'autres partisans obstinés de l'incrédulité philosophique n'éprouvaient que les mêmes sentiments d'antipathie contre un prêtre assez fidèle à l'Eglise pour rejeter tout compromis avec les idées révolutionnaires qu'elle avait frappées de ses anathèmes les plus solennels !Ce que personne alors n'ignorait, ce qu'on a trop oublié depuis, c'est que le Père Loriquet s'était signalé parmi ces généreux confesseurs de la foi qui avaient préféré à un serment schismatique les cruelles souffrances de l'exil. [...]
Ayant échappé au martyre, le Père Loriquet avait reçu du Concordat le droit d' "inculquer à l'élite de la jeunesse française ces mêmes principes qu'il avait défendus au prix de sa liberté." Ces ouvrages recevaient "l'estime intéressée des maîtres et des élèves", ce qui leur permettait de résister aux tentatives de proscription ministérielle. Situé dans ce courant, le génie particulier du père Gazeau serait d'avoir su créer la forme parfaite d'un "abrégé" :
Un abrégé, tel qu'il le concevait, est une véritable histoire, dans laquelle la suppression des faits moins importants laisse la facilité de s'étendre suffisamment sur les plus instructifs et les plus frappants, et de les raconter avec cette juste mesure de détails qui doit leur conserver l'intérêt dont ils sont susceptibles. Les faits sans détails n'ont plus de physionomie qui leur soit propre ; ils n'ont plus rien qui les distingue les uns des autres, et qui aide à les graver dans la mémoire. [...]
On s'étonne quand Rimbaud parle d'une "absence de facultés instructives et descriptives" des feuillets qu'il dédie à Satan. Cela semble absurde en soi. Si le livre n'instruit pas, pourquoi l'écrire ? Quel est le but ? Le propos rimbaldien ne semble plus absurde si nous songeons qu'il raille un discours élitiste qui prétend donner la formule, la méthode de l'écrit descriptif et instructif. Et on comprend aussi que le désordre de l'ouvrage rimbaldien fasse peur à l'église, car ce désordre correspond au fait d'accepter l'informe et d'en témoigner tel qu'il est, sans en préjuger par un arrangement habile la valeur instructive.
A propos du cours d'histoire du père jésuite Gazeau, le préfacier célèbre encore l'art d'agrément du récit qui impressionne les enfants :
[...] La plupart de ces narrations sont de petits chefs-d'œuvre, que les élèves lisent toujours avec plaisir, et qui se gravent sans peine dans leur mémoire. Pour la netteté et le charme du récit, pour la simplicité, la précision, le naturel et le goût exquis d'un style éminemment classique, il faut convenir que, depuis soixante ans, l'auteur n'a pu être surpassé, ni même égalé.
La fin de la préface décerne tout de même quelques mauvais points. Gazeau a soutenu quelques idées malheureuses à son époque. Mieux informés rétrospectivement, les éditeurs ont trouvé des choses à corriger, des propos à éviter. Il a fallu aussi "répondre aux exigences des programmes officiels" et de nouveaux tomes ont vu le jour : "une Histoire du moyen âge et une Histoire moderne".
Enfin, malgré les remaniements, un principe n'a pas été abandonné, les éditeurs ont "maintenu l'ancienne méthode par demandes et par réponses." Ils s'en justifient ainsi :
[...] C'est, sans contredit, la méthode la plus avantageuse dans les classes inférieures. On remarquera sans doute que le récit est présenté de manière à fournir aux élèves toutes les réponses aux questions que le maître jugerait utile de leur adresser.
C'en est fini de la préface, mais le travail du jésuite Gazeau a son propre avant-propos : "Objet et utilité de l'Histoire sainte". Le "D." est à l'évidence l'abréviation pour "Demande", et le "R." celle pour "Réponse".
D. Qu'est-ce que l'Histoire sainte ?R. L'Histoire sainte est l'histoire de la vraie Religion depuis le commencement du monde jusqu'à la naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Elle nous apprend les grandeurs de Dieu et les merveilles qu'il a opérées pour nous pendant plus de quatre mille ans. Nous y voyons que ces merveilles servent à préparer la plus grande de toutes, l'avènement du Messie, Notre Seigneur Jésus-Christ, qui doit nous racheter de la faute de notre premier père, et nous donner une loi plus parfaite que celle de l'Ancien Testament.[...]
Nous avons affaire à un cours sur l'histoire du genre humain qui annonce explicitement un enseignement religieux. Nous remarquons également que l'idée de faute du premier père est transférée à tout le genre humain, ce qui est à rapprocher des traitements dans Une saison en enfer où le poète classe parmi ses souvenirs un festin chrétien primordial du type d'un Paradis de l'aube de l'humanité et bien sûr plusieurs événements des siècles passés. Le livre d'Histoire devient un répertoire de souvenirs qui nous deviennent propres et qui constituent notre identité. Il me semble assez évident que l'absurdité apparente du discours de Rimbaud au premier alinéa d'Une saison en enfer ou dans divers passages de "Mauvais sang" relève d'une métaphore de l'instruction édifiante de cours d'histoire où les faits rapportés sont considérés comme constitutifs de nos êtres. L'enfant de 1873, en apprenant l'Histoire, apprend son passé et se reconnaît des souvenirs dans l'apprentissage des croisades, des grands événements historiques, etc. La seconde réponse, au sujet d'une demande sur la signification des mots "Ancien et Nouveau Testament", définit l'idée d'une "alliance que Jésus-Christ a faite, non plus avec un seul peuple, mais avec tous les hommes, en leur donnant la loi évangélique." Il est frappant de voir qu'est formulée l'idée d'une alliance à tout le genre humain, et non d'une alliance avec les convertis. Citons la réponse faite à la troisième et dernière demande : "Quels avantages l'Histoire sainte a-t-elle sur l'histoire profane ?" Voici :
R. L'Histoire sainte a trois grands avantages sur l'histoire profane, la certitude, l'ancienneté et l'utilité pratique : la certitude, en ce qu'elle a été écrite par des hommes inspirés de Dieu ; l'ancienneté, en ce que Moïse, l'auteur des premiers livres de l'Histoire sainte, vivait plus de mille ans avant Hérodote, le père de l'histoire profane ; enfin, l'utilité pratique, en ce que l'Histoire sainte, qui nous montre Dieu parlant aux hommes dès l'origine, fortifie notre confiance en lui par sa fidélité à tenir toutes ses promesses, notre amour pour lui par le spectacle des nombreux bienfaits dont il nous a prévenus, et toutes nos vertus par les admirables modèles qu'il nous invite à imiter parmi les justes de l'Ancien Testament. D'ailleurs, l'Histoire sainte, comme l'histoire profane, peut bien faire des politiques et des savants ; mais elle a de plus ce grand avantage de pouvoir faire des saints. Dieu nous y enseigne d'une manière également claire et certaine ce qu'il est, ce que nous sommes, ce à quoi il nous destine, et d'où il nous a tirés. Sur la véritable origine de l'homme et de l'univers, nous n'avons point d'autre histoire que la Genèse, le premier livre de la Bible, et le plus ancien du monde.
Il y a un tour de passe-passe, puisqu'il faudrait expliquer d'où tire sa légitimité ce prétendu récit de nos origines. Pourquoi est-il plus vrai qu'un autre ? On retrouve finalement l'idée du premier alinéa d'Une saison en enfer d'un festin primordial dont le souvenir n'est pas une certitude ! Quelque part, nous sommes invités à identifier non pas notre relation à Dieu dans la vie de tous les jours, mais à l'évaluer à partir d'un récit dont on a décidé qu'il était vrai. Dieu est fidèle à ses promesses, parce que dans le récit il est raconté ceci. Dieu ne mérite-t-il pas d'être aimé quand on voit les bienfaits qui sont racontés dans la Bible ? Oui, mais concrètement, moi humain de 1873, je le vois en quoi que Dieu me fait profiter personnellement de ses bienfaits, qu'il tient des promesses qu'il m'aurait faites, sachant que je ne me rappelle même pas avoir sollicité de telles promesses ? C'est ce biais cognitif que dénonce très clairement Une saison en enfer. Quant au grand avantage de "faire des saints", que Rimbaud ait lu ou non cet avis du père Gazeau, nous pouvons lui trouver un fin de non-recevoir dans tel passage de "Mauvais sang" :
Si Dieu m'accordait le calme céleste, aérien, la prière, - comme les anciens saints. - Les saints ! des forts ! les anachorètes, des artistes comme il n'en faut plus !
L'Histoire sainte du jésuite Gazeau est divisée en époques. La première époque va de la "création du monde jusqu'au déluge, de l'an 4004 à l'an 2348 avant Jésus-Christ". Nous avons le récit de la création du monde en sept jours, les premiers jours d'Adam et Eve au Paradis, le récit de la tentation et de la chute. Puis nous enchaînons avec le récit d'Abel et Caïn et un rapide récit de la corruption de l'humanité faite des descendants d'Abel et Caïn et de leurs frères et sœurs anonymes jusqu'à la décision du déluge. Au sein du récit de la chute d'Adam et Eve, nous avons eu un autre récit de chute concernant Lucifer et d'autres anges. Je ne vais pas citer tout ce qu'il y a d'intéressant, je vais m'en tenir à quelques éléments qui sont à ne pas négliger dans le cas du livre Une saison en enfer. Pour ce qui est de la création du premier homme et de la première femme, l'homme étant à l'image de Dieu, il faut noter l'union d'un corps et d'une âme, et le fait que l'âme soit "libre et raisonnable, capable de connaître et d'aimer son Créateur." La raison est liée au fait d'identifier un Créateur auquel on peut rendre grâce.
Pour ce qui est du paradis comme image possible d'un "festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient", citons le passage suivant :
[...] Tout y servait au plaisir de l'homme ; tout y était si docile à son empire, que les animaux terrestres et les oiseaux du ciel passèrent devant lui pour qu'il donnât à chacun le nom qui lui convenait. Nos premiers parents étaient maîtres d'eux-mêmes comme des créatures : aussi leur bonheur consistait-il à aimer Dieu et à converser familièrement avec lui.
Nous retrouvons l'idée d'une pleine concorde et d'une possession totale des biens. A "tous les vins coulaient" correspond le droit de manger "tous les fruits". Et cela est confirmé par le constat que fait Dieu lors de son repos du septième jour :
[...] Toutes les œuvres du Créateur avaient reçu de lui ce témoignage, qu'elles étaient bonnes, toutes contribuaient au bonheur de l'homme, et l'homme ne devait s'en servir que pour rendre gloire à Dieu, son principe et sa fin.
Dieu fixe une exception dans la Bible, et une exception qui si elle n'est pas respectée conduit à la mort. Dans Une saison en enfer, il y a de quoi réfléchir différemment sur la transgression, puisqu'aucune exception n'est évoquée. Le poète rompt tout de même avec un interdit tacite en injuriant, puis en s'armant contre la justice. Et cela le conduit à un danger de mort, que d'abord il nargue en voulant mordre la crosse des fusils, puis qu'il appréhende en tant que "dernier couac!" Le mouvement est comparable à celui de l'interdiction de manger d'un certain fruit :
[...] Dieu leur permit de manger de tous les fruits qui se trouvaient dans le Paradis ; mais, pour mettre à l'épreuve leur fidélité, il excepta l'arbre de la science du bien et du mal, dont il leur défendit de manger sous peine du châtiment le plus terrible : Du moment, leur dit-il, où vous mangerez du fruit de cet arbre, vous mourrez.
Le fait de trouver "amère" la Beauté est une façon de remise en cause de "la science du bien et du mal", c'est une prise de conscience que le "festin" n'est pas que bien. Et le fait d'injurier la beauté puis de s'armer contre la justice, cela revient à refuser de "rendre gloire" à son "principe et sa fin".
Le récit de la chute d'Adam et Eve commence par une demande formulée ainsi :
D. Comment Adam et Eve perdirent-ils le bonheur pour lequel ils avaient été créés ?
L'idée de finalité de la création du genre humain est exprimée ici, et nous avons des échos de ce style de formulation dans Une saison en enfer ou dans "Matinée d'ivresse" et d'autres poèmes. Mais, le premier paragraphe de réponse a l'intérêt d'imposer le parallèle explicite entre la chute de Lucifer et celle d'Adam, tout en soulignant la perte d'une qualité, l'innocence, dont nous savons son importance pour la lecture d'Une saison en enfer, puisqu'elle est confortée par les compléments de la lettre à Delahaye de mai 1873 sur le projet de "Livre païen" :
R. Ce fut par leur désobéissance qu'Adam et Eve perdirent leur bonheur avec leur innocence. Les Anges avaient été, comme eux, créés dans l'état d'innocence et soumis à une épreuve ; mais leur chef, Lucifer, se révolta contre Dieu et eut pour complices un grand nombre d'autres esprits célestes. A l'instant même, tous ces mauvais anges ou démons, en punition de leur orgueil, se virent précipités du ciel en enfer, pour y souffrir des tourments éternels.
Sans oublier que nous pourrions citer ici "Crimen amoris" de Verlaine, il faut souligner que le récit de chute de la prose liminaire d'Une saison en enfer correspond à la fois à la chute d'Adam et à la révolte de Satan, surtout si nous prenons bien en considération que Rimbaud n'adapte pas l'idée de l'interdit, mais privilégie l'expression de la révolte venant de soi-même. Il faut ajouter que c'est le démon Lucifer lui-même qui sous la forme du serpent va travailler à tenter Eve pour perdre le genre humain, et autrement dit pour le tuer vu que manger le fruit défendu c'est mourir. Satan joue bien ce rôle de tentateur en s'écriant "Gagne la mort" face au poète. Qui plus est, dans la section "Adieu", le poète précise qu'il s'est cru "mage ou ange" et il décrit une chute où il est "rendu au sol" qui donne l'idée illusoire qu'il s'est envolé comme Satan et qu'il a fait une chute, moins profonde, mais comparable. Gazeau insiste sur l'idée que manger le fruit défendu représente bien un "danger de mort". Et le serpent tentateur dit à Eve le contraire de la parole divine : "vous ne mourrez point." Dans la prose liminaire d'Une saison en enfer, je prétends identifier une inversion subtile : "Gagne la mort" est une parole qui déguise la vérité : "perds la vie". Les parallèles sont assez évidents entre les récits. La possession de la connaissance du bien et du mal est censée faire de l'homme l'égal de Dieu, selon le tentateur : "vous deviendrez semblables à Dieu, ayant la science du bien et du mal". Dans Une saison en enfer, pour fruit défendu, le poète prend les "pavots", rêves mensongers que procure Satan. Le démon est défini "l'esprit de mensonge" dans l'Histoire sainte du père jésuite, et dans Une saison en enfer le poète parlera de sa chute comme d'un sommeil et cherchera à demander pardon pour s'être nourri de mensonges. L'orgueil sera un péché capital mis en vedette dans le récit. Le père Gazeau conclut par une formule à faire pâmer Blaise Pascal avec son fameux "Qui veut faire l'ange fait la bête !" Il écrit :
[...] Au lieu de devenir semblables à Dieu, ils étaient devenus, par leur révolte, semblables au démon.
Le récit du père Gazeau au sujet d'Adam et Eve, récit dont je rappelle qu'il inclut un court récit de la révolte et de la chute de Lucifer, se termine avec le premier couple humain chassé du Paradis terrestre. Les deux êtres sont "déchus de l'état d'innocence, condamnés au travail, aux misères, aux maladies et à la mort."
Tout cela est évidemment bien connu quand on a un tantinet de culture religieuse. Rappelons tout de même que, dans la Saison et dans la lettre de mai 1873 à Delahaye, l'innocence est rejetée comme fléau, le malheur devient le dieu du poète : "Le malheur a été mon dieu." alors qu'ici malheur et crime sont envisagés comme funestes. Et dans la section "Adieu", l'arbre du bien et du mal est évoqué comme un "horrible arbrisseau" laissé dans le dos, en liaison avec une phrase d'acceptation que "la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul." Or, dans la prose liminaire, s'il n'y a pas un fruit interdit, et donc pas d'arbre du bien et du mal, cela est remplacé par une injure à la beauté et une agression contre la... justice. Le mot "justice" relie le début et la fin du livre Une saison en enfer en confirmant nettement l'idée de références bibliques bien prégnantes.
Et la dernière demande à propos du récit adamique réunit les mots "éspérance" et "salut" :
D. Dieu laissa-t-il nos premiers parents sans espérance de salut ?
La réponse nous apprend que Dieu a promis à Adam et Eve la venue d'un sauveur qui "délivrerait le genre humain de la servitude du péché."
Je ne vais pas raconter tous les récits qui suivent. Pour ce qui est d'Abel et Caïn, il faut remarquer que nous avons à nouveau un récit de chute, celle de Caïn et de sa descendance, descendance appelée à se mêler à celles des autres enfants d'Adam et Eve, ce qui finit par corrompre tout le genre humain. Caïn permet aussi d'envisager l'idée de l'impénitence finale, pour citer un titre de poème de Verlaine, et une image caïnique sera chère à Rimbaud et Verlaine, ce dernier en faisant un titre de poème dans sa version latine : "il fut condamné à vivre errant et vagabond sur la terre [...] il mourut dans l'impénitence."
L'histoire du déluge raconte peut-être moins une chute qu'une destruction du genre humain. Il faut préciser que ce déluge est lié au fait de voir les humains refuser de faire pénitence. Le déluge a aussi une conséquence que je tenais à souligner. Avant le déluge, les humains vivaient plusieurs centaines d'années. Adam et Mathusalem vécurent plus de 900 ans chacun. La longévité humaine s'est considérablement réduite à partir du repeuplement du monde par Noé. Je ne trouve pas idiot de comparer cela à l'idée du festin ancien perdu dans Une saison en enfer, festin qui est une vie pourvue de tous les bienfaits. On voit ici que, petit à petit, la vie est de moins en moins ornée d'avantages.
Pour moi, il est décidément significatif que les deux premiers alinéas d'Une saison en enfer synthétisent superbement les enseignements constants de plusieurs récits successifs de l'Histoire sainte ou de la Genèse si vous préférez. Et cela est inversé dans la mesure où la révolte n'est pas dénoncée en tant que telle.
Mais le récit de Noé se poursuit avec une scène d'alcoolisme. Noé découvre la vigne et devient saoul. Dans ce cadre où on peut dire que "tous les vins coulaient", Cham joue le rôle du poète de la Saison qui se moque de la figure du vénérable père. Sem et Japhet furent plus respectueux, mais Cham qui ne peut pas être maudit à cause de la promesse faite à Noé va passer sa malédiction à son fils Chanaan et à sa descendance, et en jouant sur l'idée traditionnelle d'un Cham ancêtre des africains Rimbaud dira qu'il "entre au vrai royaume des enfants de Cham" dans "Mauvais sang". Rimbaud est plus que généreux en allusions aux révoltes et chutes concentrées dans le récit de la Genèse. Il est encore question ensuite du récit de la Tour de Babel du côté de l'Histoire sainte. C'est la fin de la deuxième époque, je ne vais pas prolonger les relevés.
Mes lecteurs pourraient dire qu'ils n'avaient pas besoin de citations de l'Histoire sainte pour découvrir toutes ces références qu'ils connaissent déjà. Il me semble tout de même que je les ai rendus sensibles à la structure continue du récit biblique, que je les ai rendus sensibles aux choix linguistiques, aux choix conceptuels, du récit de la Genèse sous la plume de gens de religion du dix-neuvième siècle.
Pour montrer que d'autres écrits religieux peuvent être consultés pour travailler à mieux cerner les implications polémiques du récit Une saison en enfer, je pourrais citer maintenant des extraits de la correspondance du père jésuite François Xavier. Une partie de sa correspondance était déjà publiée et traduite au dix-neuvième siècle. Je possède des ouvrages plus récents et plus fournis en documents. Je peux tantôt citer des extraits de lettres, tantôt des passages de textes liturgiques : catéchisme, etc. Le présent article est assez long, je vais me réserver la possibilité d'y revenir ultérieurement. Ces citations permettront d'avoir une discussion théorique sur les concepts et les formules que Rimbaud reprend au christianisme.
Pour terminer quant à mon présent développement, je voudrais souligner un point non négligeable qui fait que la lecture d'Une saison en enfer est difficile.
Dans la prose liminaire, le poète explique qu'il s'est révolté contre le monde des valeurs chrétiennes, mais que face à la mort il a considéré qu'il était dans une impasse et qu'il lui fallait trouver une solution, un moyen de réorienter son existence. Mais, le prologue ne livre pas la solution. Le poète dit que, face au danger de mort, il a cherché à retrouver la vie comme "festin". La "charité" s'est présentée à lui, mais il l'a rejetée aussi sec. Satan a pris la parole à son tour pour lui dire que la mort n'était pas un problème, mais une victoire. Or, le poète a maintenu sa défiance envers le "dernier couac" tout en continuant de s'admettre en tant que disciple de Satan. Dans quel entre-deux la solution du poète peut-elle bien se situer ? Il ne le dit pas dans la prose liminaire, il faut donc chercher la réponse dans les feuillets, et plus particulièrement dans les dernières sections, sinon dans la dernière section "Adieu".
L'énorme problème, c'est que toute la fin d'Une saison en enfer ressemble à s'y méprendre à un discours que tiendrait lui-même un croyant bien pieux.
Pourtant, la prose liminaire nous avertit clairement que la fin du récit ne peut être de retour à la religion chrétienne, puisque la prose liminaire définit le reste du livre comme un ensemble de feuillets rédigés avant la prise de parole de la prose liminaire. Si, dans la prose liminaire, le poète flatte Satan, c'est que "Adieu" n'est pas un récit de retour à la sagesse de la conduite chrétienne. Par ailleurs, même si cela n'a pas été compris de tous les rimbaldiens, il est clair que la "charité" chrétienne a été rejetée comme illusoire avec brusquerie et de façon immédiate dans la prose liminaire : "La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" Le rejet instantané est inscrit dans le présent du locuteur, le poète ne dit pas qu'il rejetait la charité, il dit qu'il la rejette à l'instant présent. Donc, la section "Adieu" ne pourra être assimilée à un retour à la "charité" comme solution. Et il va de soi que la charité n'est pas une tentation du diable, et il va de soi que Rimbaud ne parle pas de la charité au sens laïc. J'aurai d'autres choses à dire ultérieurement sur le concept de "charité" dans Une saison en enfer, notamment quand Rimbaud parle de deux amours, le divin et le terrestre, car spontanément je n'identifie pas une opposition de la charité chrétienne et d'un amour profane, mais deux facettes ici mal coordonnées du concept de charité. Mais passons !
Dans la prose liminaire, un autre avertissement doit retenir notre attention. Rimbaud cite deux des trois vertus théologales, l'espérance et la charité, il n'y manque que la foi. Or, la charité comme clef est qualifiée d'inspiration, sans la qualification religieuse attendue de "divine", tandis que l'espérance est elle au contraire spécifiée en tant qu' "humaine". Dans un cas, l'adjectif "divine" manque, dans l'autre "humaine" s'y substitue. Il me semble là encore assez évident que c'est de l'ordre du fait exprès. Je rappelle que par rapport à l'idée d'un festin où n'injurier personne et n'offenser aucune justice, le concept de charité vertu théologale est un amour de Dieu et de tous les hommes en vue de Dieu. Je ne comprends pas que des rimbaldiens puissent s'échiner à envisager que Rimbaud parlerait d'une notion de charité non spécifiquement chrétienne dans un texte aussi saturé de références polémiques à la religion. Ce refus de l'évidence me dépasse. Pour ce qui est de l'espérance, on cite bien entendu la phrase de Dante citant le frontispice du monde infernal. Le rapprochement va de soi puisque Rimbaud parle d'un séjour aller et retour en enfer, ce qui le rapproche des récits antiques à la manière de celui d'Ulysse dans l'Odyssée et bien sûr du récit de Dante dans sa Divine Comédie. Mais la référence littéraire ne doit pas empêcher de souligner que l'espérance est une vertu théologale et que cette vertu théologale est importante au chrétien. L'espérance consiste à mettre sa confiance en Dieu et non dans la science, dans les soutiens matériels qui nous entourent, dans les objets créés par les humains, etc. Des citations de François Xavier seraient utiles à introduire ici pour montrer comment cela se déploie au plan rhétorique.
Mais traitons de la difficulté de lecture d'Une saison en enfer. Je ne vais pas traiter ici de l'énonciation compliquée des sections "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer", quand le poète passe du défi à la soumission, conspue puis fait mine de se convertir, etc. Je ne vais pas non plus étudier les deux sections de "Délires", ni le débat placé sous le titre "L'Impossible". Je vais directement m'intéresser aux dernières sections. Le discours est égrené de formules que nous pourrions retrouver telles quelles dans la bouche d'un pieux chrétien. Je cite déjà la clausule de la section "L'Eclair" : "Alors, - oh ! - chère pauvre âme, l'éternité serait-elle pas perdue pour nous !"
Rien n'empêche de lire les sections "Matin" et "Adieu" en les attribuant à quelqu'un qui aurait retrouvé la foi ! Du moins, c'est une apparence que le texte laisse affleurer continuellement.
Les citations suivantes de "Matin" sont-elles irrécupérables par un chrétien ?
[...] Par quel crime, par quelle erreur, ai-je mérité ma faiblesse actuelle ? [...]Pourtant, aujourd'hui, je crois avoir fini la relation de mon enfer. C'était bien l'enfer ; l'ancien, celui dont le fils de l'homme ouvrit les portes. [...]Du même désert, à la même nuit, toujours mes yeux las se réveillent à l'étoile d'argent, toujours sans que s'émeuvent les Rois de la vie, les trois mages, le cœur, l'âme, l'esprit. Quand irons-nous, par delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer - les premiers ! - Noël sur la terre !Le chant des cieux, la marche des peuples ! Esclaves, ne maudissons pas la vie.
On peut à peine soupçonner la perfidie de la mention de "la fin de la superstition", et le sens laïc d'un "Noël sur la terre" n'est pas exclu par le discours chrétien quelque part.
Pour identifier que le discours n'est pas chrétien, il faut avoir identifier les mises au point en amont qui donnent leur jour au présent récit. Je ne suis évidemment pas partisan de lectures qui vont s'échiner à prouver qu'au plan linguistique ces citations sont nécessairement contre-chrétiennes. Non, il faut anticiper les mises au point à leur lecture, et l'intérêt est bien évidemment de constater que Rimbaud fait exprès de donner un discours extrêmement consensuel tout en surface. Rimbaud fait exprès de rendre le moins visible possible toutes les marques que ce discours n'est plus celui d'un chrétien digne du "festin où s'ouvraient tous les cœurs".
Et aussi extraordinaire que cela paraisse, Rimbaud va se maintenir dans ce défi malin tout au long des deux parties de l'ultime section "Adieu". Rimbaud dit que "nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine". Et notez que cette fois l'adjectif "divine" apparaît pour qualifier l'objet de la quête. Dans "L'Eclair", avant de se révolter enfin contre la mort, le poète annonçait qu'il allait feindre, qu'il allait jouer avec ses rêves, et finalement s'il ne se plaint plus des apparences du monde, ne les querelle plus, il joue malgré à feindre, sauf qu'il feint le discours chrétien. C'est à croire que pour ne pas mourir il n'a pas trouvé d'autre solution que d'arrêter d'attaquer à droite, à gauche, pour faire croire qu'il n'avait rien ni contre la beauté que désormais il saluerait avec correction, ni contre la justice, etc. Il ferait semblant d'être comme tout le monde en pleine concorde. Le poète ne se révolte plus, il feint d'être rentré dans le rang. Il va de soi que le poète ne rentre pas réellement dans le rang, nous l'avons établi en relevant les indices livrés par la prose liminaire. Rimbaud ne ment pas directement, la feintise est dans les omissions du discours. Tout en donnant l'apparence d'un sage discours chrétien, Rimbaud fait entendre qu'il peut faire entendre ce discours, à la condition qu'on lui reconnaisse d'avoir supprimé certains appuis à pareil type de réflexion. Rimbaud nous montre qu'il peut parler comme un chrétien tout en n'adhérant pas à l'idée de la trinité, à l'idée de la croyance en un paradis, tout en rejetant les trois vertus théologales. Et commenter la fin d'Une saison en enfer impose de bien connaître le discours chrétien pour montrer point par point ce qui, le plus discrètement du monde dans l'économie du texte rimbaldien, s'en sépare radicalement.
Des signes d'humeur apparaissent tout de même dans le récit de la section finale "Adieu" et à propos de la "main amie" dont finalement Rimbaud se moque nous avons l'indice d'une absence de logique comportementale selon la charité, et des citations de François Xavier sur ses amis dans la foi seraient là encore utiles pour achever de l'établir. Ce concept d'amitié est clairement lié à celui de la charité en tant que vertu théologale, n'en déplaise aux commentateurs qui ont suivi Jean Molino, puisque la charité est envisagée comme une possible "soeur de la mort" par un poète qui s'inquiète de ne pas avoir une main amie, et la dernière évolution est de se moquer de cette amitié par la charité. Dans cette espace, nous comprenons que Rimbaud a alors redéfini ce qu'est le mensonge ("vieilles amours mensongères"), ce qu'est la vérité ("posséder la vérité", formule typiquement chrétienne), dans un espace dérobé à l'appropriation chrétienne. La formule finale est pourtant pleinement chrétienne dans son allure linguistique : "posséder la vérité dans une âme et un corps". Dans les explications des articles de Foi par François Xavier, il est question de l'union de l'âme et du corps. Il est question aussi du cas singulier de Jésus, dont l'âme éternelle a été scellée dans un corps humain, puis le Christ a connu la mort, donc son âme a été séparée du corps, mais ce corps est devenu éternel pour sa part et le troisième jour l'âme a réintégré son corps ce qui s'appelle résurrection, et même si cette âme était dans un corps elle était toujours aussi en Dieu en tant qu'élément de la sainte trinité. C'est ça le charabia philosophique du christianisme, avec des résolutions théoriques qui n'en sont pas; Il n'y a évidemment aucune formulation moniste à dire qu'on possède la vérité dans une âme et un corps. C'est le langage dualiste même de la religion chrétienne. C'est un contresens d'y voir une formulation moniste comme le fait Mario Richter. Claisse qui va dans le sens moniste, mais moins frontalement, soutient que la vérité est dans l'âme mais aussi dans le corps, et que cette précision sur le corps serait étrangère au christianisme. Là encore, je citerai des passages de François Xavier pour montrer que ces affirmations sont bien fragiles. Il est d'ailleurs résolument plus intéressant de montrer que Rimbaud joue jusqu'au bout un jeu linguistique difficile qui consiste à imiter le discours chrétien tout en s'en démarquant comme subrepticement quoique radicalement. Enfin, vu que le poète a tenu à éviter la mort, vu que le poète ne veut plus vivre d'illusions pour le corps comme pour l'âme, il me semble qu'il existe un sens possible pour la vérité à la fois dans une âme et dans un corps. Alain vaillant a publié un article sur la formule en italique qui clôt Une saison en enfer. Il fait bien évidemment remarquer que la vérité se contient plus logiquement dans une âme que dans un corps. Mais, si la vérité est moins un contenu de pensée qu'un rapport au réel, réalité rugueuse à étreindre, est-il aberrant d'envisager que la vérité soit à la fois exprimée dans l'âme et dans le corps ? Dans les premiers mots d'Une saison en enfer, le poète cite "ma vie". Elle était définie comme un souvenir incertain, objet d'une révolte. Le poète parle de rejeter les "vieilles amours mensongères", d'en rire, et quelques lignes il parle d'une vérité qu'il est loisible de posséder, vérité pensée comme un impondérable de la pensée finalement, puisque Rimbaud n'écrit pas la phrase plus prononcée : il me sera possible de posséder..., mais il me sera loisible de posséder la vérité...
C'est le rapport entre vie et mort qui est pensé dans Une saison en enfer et c'est dans les interstices subtils de ce cadre dialectique que Rimbaud parvient à tenir sur une longue distance narrative un discours qui en surface pourrait sembler chrétien et qui en profondeur le laisse sur le bas-côté pour une autre forme de philosophie apaisée de l'existence. L'existence peut être pensée comme une peine dont ne pas se plaindre sans nécessairement relever de la foi en un au-delà chrétien, mais Rimbaud a tenu à tendre un défi à ses lecteurs qui doivent se rendre compte par eux-mêmes de la finesse des replis du discours final d'Une saison en enfer.
Il paraît que certains rimbaldiens comme Jean-Luc Steinmetz se plaignent que jamais un écrit décisif sur le sens d'Une saison en enfer n'a été rédigé. Ce que vous venez de lire ne lève-t-il pas tous ces genres de frustrations ?
Posséder la vérité dans une âme et un corps : comment plusieurs rimbaldiens peuvent-ils identifier une formule moniste dans une formule dualiste type ?
RépondreSupprimerCitons une satire de Juvénal : "Mens sans in corpore sano", "un esprit sain dans un corps sain". Il s'agit d'être sain 1 dans son esprit et 2 dans son corps. Quoi ? Le fait d'être sain ne serait pas le sujet dans la formule d'Une saison en enfer. Vous rigolez ? Le poète parle de la folie, d'une santé menacée, et j'en passe. La vérité, c'est d'avoir un rapport sain au réel, c'est uniquement parce que la vérité consiste à être sain qu'elle peut s'appliquer à un corps, l'idée d'une vérité dans un corps n'a aucun autre sens connu ! Le poète avait perdu l'appétit pour un festin qui passait pour être sa vie, etc. Accepter la réalité rugueuse telle qu'elle est, ne pas maudire la vie, c'est ça la vérité dans une âme et un corps. C'est le rapport au réel qui est en jeu.
Dans la revue Europe en 2009, Claisse commente notre formule finale en italique page 168. Le début est de qualité : "Il est donc bien question non seulement de chercher mais de 'posséder la vérité', ce qui implique aussi une pensée du réel tel qu'il est, hors des mythes qui le masquent." Là, j'applaudis. Notez un indice que Claisse a un trouble de la compréhension au sujet de cette phrase finale, le même qui le faisait lire "Normes" et non "normes" dans "Soir historique" lors d'un échange privé en 2003 où je lui ai filé l'intertexte de "Solvet seclum" dont il s'empressa de tirer parti (au passage, j'avais déjà mis les intertextes de Leconte de Lisle sur le forum actif à l'époque du site Poetes.com). Ici, Claisse se trompe dans la rédaction et rajoute une précision "dans une âme et dans un corps", haut de la page 168. La bévue disparaît dans la seconde citation, mais jugez du commentaire :
"Quant au 'et' qui réunit 'une âme et un corps' (corps est le dernier mot d'Une saison !), il réoriente résolument l'activité poétique vers une dialectique du spirituel et du corporel, cette activité étant ici conçue comme une pensée passant par le corps, lui-même recréé par la pensée qu'il fait vivre, ce que Solde [...] dira autrement [...]". Merci de m'informer de ce que peut être une "dialectique du spirituel et du corporel", formule dualiste dans tous les cas. Quant à l'idée d'une "pensée passant par le corps", là je ne comprends rien à ce que ça peut vouloir dire. La vérité dans un corps, ça veut dire que le corps embrasse le réal spontanément. Le corps n'est pas soumis aux mauvais calculs de la raison, donc le corps peut avoir un bon rapport au réel, posséder un rapport au réel de qualité. C'est ça qu'a voulu dire Rimbaud. Il ne faut pas chercher midi à quatorze heures. Et les très bons raisonnements de Claisse, déjà présents chez Margaret Davies, selon lesquels le poète montre qu'il écarte les illusions tant du christianisme que du démon tentateur auraient dû amener Claisse à cette conclusion simple et imparable et non à méditer l'importance du corps en plus de l'âme, et à inventer une idée absurde et métaphysique de pensée passant par le corps doublé d'un effet du corps qui favorise la pensée se recréant.
Je vous montre maintenant que Claisse soutient que la formule dualiste met à bas le dualisme métaphysique au milieu de la même page, début du paragraphe suivant, il s'inspire d'ailleurs des nuances que je mettais en avant dans nos échanges privés, "dichotomie" ça vient de moi : "L'italique finale conclut ainsi une mise au rebut de divers vestiges du dualisme métaphysique : non seulement le poète refuse à présent la dichotomie du corps et de l'âme, mais il réduit l'arbre du bien et du mal, cause de notre chute, selon le mythe chrétien, à l'état d'un 'arbrisseau' [...]". Je suis désolé "posséder la vérité dans une âme et un corps", c'est du langage dualiste de toute façon. Certes, on prend la formule de Juvénal, l'esprit est sain de son côté et le corps est sain de son côté, mais vous voulez parlez du mystère de la trinité ? Claisse décide arbitrairement que la formule dualiste par excellence, clairement articulée de manière duelle, est moniste. C'est comme soutenir que 1+1=1, ça n'a pas lieu d'être.
SupprimerUn petit mérite remonte tout de même, quand dans la suite du texte Claisse fait remarquer, un peu comme je l'ai fait récemment, que la tendresse est qualifiée de "réelle" par opposition à la "charité mythique". Moi, j'ai souligné récemment que "tendresse réelle" reprenait l'idée de réalité de "réalité rugueuse à étreindre", et vous noterez le niveau d'homogénéité de mon interprétation liant les citations entre elles quand je dis qu'une vérité dans une âme et un corps, c'est un rapport au réel sain. Pas la peine d'étaler du charabia philosophique, je dis dans un langage accessible à tous le mot de la fin rimbaldien : il faut un rapport au réel sain qui écarte les illusions sur la vie.
Normes et non Nornes
SupprimerPassons à un article de Vaillant qui célèbre une analyse de Mario Richter. Richter prétend que Rimbaud a un appareil de philosophe moniste qui combat le dualisme. Je conseille vivement à Mario Richter d'étudier le monisme en philosophie.
SupprimerL'article d'Alain Vaillant porte pour titre notre passage final en italique de la Saison. Il a été publié dans un spécial Une saison en enfer de la Revue des Sciences humaines en 2014 Enigmes d'Une saison en enfer. Le titre de l'article se rallonge de ceci : "La morale énigmatique d'Une saison en enfer". Le commentaire vient assez tard, l'auteur ayant l'humour de préciser qu'il y arrive enfin, et il se trouve dans la dernière sous-partie intitulée : "Portrait d'Arthur en Christ amoureux". Admirez la pommade passée à Mario Richter : "A son propos, c'est Mario Richter, dans un article déjà vieux de vingt ans, qui me paraît s'être approché le plus de la solution. Lui aussi relève l'obsession rimbaldienne du couple âme-corps, directement héritée du romantisme, et le rêve utopique d'un christianisme épuré, non contaminé par le dualisme ; précisément à propos de ce dernier paragraphe, il observe que 'le couple oppositif par excellence du dualisme, l'âme et le corps, est encore là' ; il suggère aussi, très pertinemment, que cette 'vérité dans une âme et un corps', curieusement italiquée, ne peut que renvoyer au 'Christ lui-même', par le biais du 'mystère de l'Eucharistie' ; son attention est également attirée par la connotation sexuelle du verbe 'posséder'. Pourtant cette possession de la vérité reste pour lui purement métaphorique, et renverrait à ce christianisme totalement humanisé [à la Michelet]".
Mouais, c'est l'auberge espagnole cette lecture, avec un peu de sexe on ne sait pas pourquoi. L'allusion à l'eucharistie est pertinente, mais jusqu'à un certain point seulement. Puis...
La vérité sera possédée comme une femme nous apprend une reprise de la citation du vieux article de Richter.
SupprimerEt cette vérité, c'est le "réalisme véritable", venez que je vous montre mon isthme. C'est "l'inconnu" aussi. C'est "l'espace inexploré et terrible qui se cache entre l'âme et le corps, entre l'abstrait et le concret, entre le spirituel et le matériel, peut-être aussi quelque chose qui ressemble au Christ et son Adversaire, de toute façon une vérité entièrement humaine, une 'réalité rugueuse' enfin débarrassée de toute 'malice' chrétienne". Je suis désolé, c'est un tissu d'âneries qui parfois s'approche de la reformulation avec d'autres mots du syntagme "la vérité dans une âme et un corps", mais qui surtout n'arrête pas d'extrapoler. On peut pas accepter ce délire d'espace inexploré, ce délire de Christ joint à Satan. Seule la fin de la série est pertinente qui rappelle le lien à la nécessité d'étreindre la réalité rugueuse. Oui, on retrouve l'idée qu'il faut renoncer à tout mythe consolant. C'est ce que je dis, c'est ce que Claisse dit aussi, et c'est la partie sur laquelle on peut s'accorder. Le reste, c'est du n'importe quoi.
Vaillant reprend alors le commentaire à son actif, mais en commettant un amalgame plus que tendancieux, carrément contradictoire avec le récit rimbaldien : " 'Posséder la vérité' est le privilège de Dieu seul." Rimbaud a écrit que la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul, mais que lui pourra posséder la vérité. Donc, non, c'est faux ce qu'écrit Vaillant. D'ailleurs, c'est précisément parce que la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul que le poète renonce à un écrit selon des "facultés instructives et descriptives" éprouvées. Au-delà de la justice, le poète admet le monde comme énigme. Il n'ordonne pas l'histoire en un sens clair et définitif. Il rapporte de l'informe s'il a vu de l'informe comme il disait dans une célèbre lettre. Cette incapacité le rend au sol et fait partie de la rugosité du réel à étreindre. Et si la vision de la justice est refusée au poète, c'est que la vérité qu'il va posséder n'est pas la connaissance du bien et du mal. Et de fil en aiguille, on comprend que la vérité n'est pas un contenu intellectuel mais un rapport au réel adéquat de l'âme et du corps. Le corps ne cherche pas la mort par des crises diverses, l'âme accepte la vie telle qu'elle est. Il ne faut pas chercher midi à quatorze heures, c'est ça que veut dire le texte. Et c'est une formule dualiste. François Xavier avec son dualisme chrétien formulerait aussi qu'il y a une vérité une dans l'âme et le corps, même si l'âme c'est l'âme et les forces corporelles c'est autre chose. Je ne vois pas où est le problème d'identification de la formule dualiste en tant que telle chez Rimbaud. Ou alors les écrivains dits dualistes ont été dits à tort dualistes et c'est un faux problème et une perte de temps d'essayer de les corriger par une réplique moniste... Et enfin je cite cet aveu de Vaillant : "il faut reconnaître que la vérité divine parle aux âmes plutôt qu'aux corps". Mais la vérité ne parle pas à l'âme et au corps dans le propos rimbaldien, elle est possédée par l'âme et possédée par le corps. Prenons une des définitions du mot "vérité" dans un dictionnaire. Il s'agit d'une "connaissance conforme au réel", si "connaissance" ne cadre pas pleinement avec le mot "corps" on peut nuancer "expression d'une connaissance conforme au réel". Je cite une nuance de dictionnaire, je précise !
Bref !