mercredi 23 février 2022

Remarques sur la lecture en devenir des "Corbeaux" et de "La Rivière de Cassis"

Pour commencer, dans le précédent article, je me suis trompé. Ayant lu le compte rendu d'Alain Bardel trop rapidement, j'ai attribué à Yves Reboul une mise au point qui était faite par Bardel lui-même dans une parenthèse.
La célèbre formule "N'oublie pas de chier sur la Renaissance [journal ceci cela] si tu le rencontres..." est une allusion à la lettre de soutien de Victor Hugo qui a été publiée le 4 mai 1872 dans la naissance revue. Je me demande si Bardel est le premier à opérer ce rapprochement, en tout cas il est important pour comprendre la raillerie de la lettre de juin 1872 à Delahaye et il n'est pas sans résonance avec la lecture des "Corbeaux". Je rappelle le passage que Bardel cite dans son compte rendu pour commencer :
   Un journal comme le vôtre, c'est de la France qui se répand, c'est de la colère spirituelle et lumineuse qui se disperse ; et ce journal sera certes importun à la pesante masse tudesque victorieuse, s'il la rencontre sur son passage.
Bardel écrit :
La similitude des deux formules (celle de Hugo : "s'il la rencontre" / celle de Rimbaud : "si tu le rencontres") n'est-elle pas évidente ? La grossière injure de Rimbaud s'est plus que probablement voulue une allusion outrageante aux propos tenus par Hugo, un mois environ auparavant, dans la[d]ite revue. [...]
Comment une telle perle avait pu m'échapper ? On a tout le sel de la plaisanterie. Il est clair que l'idée, c'est que comme un allemand Delahaye peut rencontrer sur son chemin ce journal qui répand sa colère spirituelle et lumineuse, et Rimbaud invite Delahaye à se répandre en retour. Le journal n'est pas qu'importun aux allemands. Il va aussi de soi que du coup Rimbaud épingle le discours revanchard de la ligne éditoriale, et partant le discours officiel d'Hugo qui est une autre cible par citation directe.
Il faut d'ailleurs aller plus loin dans les rapprochements, puisque d'autres éléments de la lettre font écho à cette injure et à la citation du texte de Victor Hugo. Premièrement, la lettre est datée "Parmerde, Jumphe 72." Il s'agit d'une anticipation du mot sur La Renaissance. Rimbaud voulait être un poète parisien, si on pratique les raccourcis entre le désir de soutenir la Commune des lettres de mai 1871 et la montée à Paris pour rejoindre le milieu des collègues de Verlaine. Paris s'opposait à la province, à cette maudite campagne française. La lettre de "Jumphe 72" développe d'ailleurs ce mépris de Rimbaud pour la campagne française, mais ici Paris est englobée dans le rejet. La ville devient elle-même une merde. Et la merde, ça "se répand". La lumière du journal comme de la France qui "se répand", c'est finalement la pensée des poètes de Paris qui se répand.
Ce n'est pas tout. La lettre de Victor Hugo se termine par une formule de salutation originale et motivée : "Encore une fois, courage, amis." La lettre de Rimbaud se termine par l'alinéa bref : "Courage." Il s'agit même d'une répétition, puisque l'alinéa précédent se termine par sa mention déformée : "et colrage."
On comprend dès lors que le dispositif de la lettre à Delahaye de Rimbaud imite le cadre épistolaire de la lettre d'Hugo à la revue : "Paris, 1er mai 1872" a donné : "Parmerde, Jumphe 72." La salutation finale vaut pour la reprise du mot "courage" de Victor Hugo. Mais comme je l'ai dit, Rimbaud finit plus précisément sa lettre par une répétition un peu excessive. Il vient de dire à son ami d'avoir du courage : "et colrage", puis il choisit de reprendre cette idée en forme de salutation : "courage". Mais, dans sa lettre même, Hugo scande le mot "courage". Il va non seulement en faire le mot de la fin, mais le disséminer dans sa lettre : "Courage." est une phrase nominale des toutes premières lignes. Le second paragraphe se termine par cette exhortation : "Courage donc, vous, combattants de l'esprit."
En clair, le mot "courage" est scandé à deux reprises dans les deux premiers paragraphes, puis il revient dans la salutation finale. Il va de soi que même si le mot n'est pas répété il éclaire tous les propos de cette lettre qui suppose une armée des idées finissant même par triompher de l'armée qui a gagné concrètement, physiquement la guerre.
Mais Rimbaud ayant repéré que le journal est assimilé à de la France qui se répand choisit de remplacer le discours de pugnacité par une constante d'éclaboussures excrémentielles. L'en-tête de la lettre donne le ton : "Parmerde" avec un effet de mouvement dynamique de l'idée de préposition "par", Paris est mouvement par vaux et par merdes. Il est question ensuite de "se coucher dans la merde", puis le poète comme le journal devient de la France parisienne qui se répand en disant "Merde à Perrin". Rimbaud retient moins l'angle de la propagation de la lumière que celui de l'expansion importune. Dans la foulée, Rimbaud pratique une autre inversion. Au lieu d'imaginer que le mouvement est importun aux troupes prussiennes, il imagine au contraire que les troupes d'occupation participent de l'emmerdement de la population ardennaise. Et le "merde aux saisons" est une autre inversion par rapport à la lettre d'Hugo. Hugo imagine une armée des idées qui quelque peu utopiquement renverse l'armée prussienne. Rimbaud imite ce modèle, il parle plusieurs fois de l'incommodité de l'été, et il imagine l'utopie d'un verbe défécatoire qui mettrait un terme à l'insolence du cycle des saisons.
Rimbaud parle de courage à Delahaye mais sur des sujets plus triviaux que ceux développés par le très engagé Victor Hugo.
Il s'agit bien d'une stratégie d'imitation générale, plus poussée qu'on ne le croit en s'en tenant au seul lien formel de la formule "si tu le rencontres".
Et on peut amplifier les rapprochements, comme quand Rimbaud déclare : "Je suis loin de vendre du baume [...]".
Un autre parallèle frappant est à relever. Comme à son habitude, Hugo qui parle de l'importance de "l'heure actuelle" salue les "confrères" comme une lumière qui combat les ténèbres. Or, s'il est évident que la lettre de Rimbaud traite de sujets différents et ne consiste pas à démarquer point par point des passages du discours hugolien, la lettre de Rimbaud célèbre l'émerveillement de l'heure indicible, première du matin. On sent encore la dimension de jeu, entre la célébration d'un vrai moment de réveil du jour, mais pris du coup dans sa simplicité, et la construction métaphorique ambitieuse, mais peut-être bien illusoire, du discours hugolien.
Enfin, si la lettre d'Hugo a été écrite le premier mai 1872, il va de soi que cette contribution a été préparée en amont. Même si dans "soir charmé", comme le fait remarquer Reboul dans son article, le mot "charmé" est employé dans son sens fort originel et non dans son sens ordinaire, il n'en reste pas moins que le sens ordinaire garde une empreinte du sens originel, et nous relevons, ce qui va de toute façon dans le sens de la lecture défendue par Reboul d'un "soir charmé" par les poètes, que Victor Hugo parle de ses "confrères" comme de "beaux et charmants esprits". Cette lettre parle d'ailleurs de combattre et répète à plusieurs reprises le mot "avenir", quand la clausule des "Corbeaux" parle de "défaite sans avenir".
Notons enfin qu'il n'est pas question de volatiles dans les métaphores hugoliennes, mais du "bourdonnement parisien".


Dans son article, Reboul cite l'extrait injurieux de la lettre à Delahaye, mais il ne fait pas le rapprochement avec la lettre de Victor Hugo. Bardel fait un rapprochement sommaire. On voit ce qu'on peut gagner à tirer le fil du rapprochement...

***

Pour le "soir charmé", Reboul, qui m'épingle en passant, fait remarquer que le mot "charmé" a un sens fort et que les rimbaldiens ont négligé de se poser une question décisive : qui a bien pu charmer le soir ? C'est un point essentiel de son analyse. L'idée, c'est que, depuis longtemps, l'idée s'est répandue que les "morts d'avant-hier" cachent dans le texte d'autre morts qui n'ont pas été nommés, et l'astuce a été de lire l'expression "dans l'herbe" comme le révélateur d'un autre charnier, les martyrs de la Commune. En réalité, les morts de la Commune ont été enterrés à Paris même, dans des endroits de fortune parfois, mais il va de soi que l'idée de charniers enterrés dans les bois est problématique. Par ailleurs, du moins en ce qui me concerne, j'ai rapproché le commentaire de Verlaine fait dans Les Poètes maudits de la structure du poème "Les Corbeaux" sur la base articulatoire du mot "Mais". Quand Verlaine dit que "Les Corbeaux" est une chose "patriotique, mais patriotique bien", je pars du principe que les trois premiers sizains des "Corbeaux" sont le patriotique à un premier niveau de compréhension, et ce n'est qu'à partir du "Mais" qui lance le sizain final que se dévoile le "patriotique bien". Reboul reprend mon principe, mais il le fait étrangement. Il suppose que seul le premier sizain est le "patriotique" de premier niveau, le "patriotique bien" serait au plan des deuxième et troisième sizains, et du coup le "Mais" de Rimbaud n'aurait rien à voir avec le "mais" de la lecture rapide de Verlaine. Il y aurait deux "mais" dans le poème de Rimbaud : un non formulé mais sous-entendu au deuxième sizain, et puis donc cet autre non précisé par Verlaine lançant le dernier sizain.
J'ai trouvé assez étrange que Reboul fasse un lien si bancal à l'explication sommaire et au "mais" de la phrase de Verlaine. C'est un peu bancal comme rapprochement. Autant ne pas le faire.
Il me semble que l'unité des trois premiers sizains se maintient pour le "patriotique" de premier niveau, ce qui n'empêche pas les indices de mise à distance, et c'est bien le dernier sizain qui est isolé dans tous les cas dans le poème de Rimbaud, mais évidemment, dans la lecture de Reboul le dernier sizain ne correspond à du "patriotique bien" ou alors Verlaine était lui-même ironique. La lecture traditionnelle du dernier sizain, qui est aussi la mienne dans ce que j'ai déjà publié, c'est que les "fauvettes de mai" sont une consolation aux martyrs oubliés de la Commune. Reboul réenvisage complètement la lecture d'ensemble du poème par un éclairage grinçant très intéressant. En réalité, vu qu'il est interdit de défendre le souvenir de la Commune et de s'opposer politiquement aux vainqueurs, les poètes de la Renaissance et Hugo effacent le souvenir de la Commune, même s'ils demandent une amnistie. Ils effacent ce souvenir en tant qu'avenir possible pour la France, et ils s'alignent sur le désir d'avenir revanchard. Mais, pour le reste, ils vont faire des "chansons des rues et des bois" pour le dire en citant le titre du dernier ou avant-dernier recueil publié par Victor Hugo à cette date, la parution de L'Année terrible était d'actualité toutefois.
Pour l'instant, j'ai besoin de digérer cette nouvelle mise en perspective. Elle vient après des années d'une lecture qui s'est fortement ancrée comme naturelle dans mon esprit. Puis, il y a pas mal d'hésitations dans le discours de Reboul sur ce dernier sizain. Les "saints du ciel" sont peut-être les corbeaux, peut-être pas. Il y a des éléments très intéressants, très forts, mais les conséquences ne vont pas de soi, ni pour "soir charmé", ni pour les autres détails.
Surtout, au sujet des expressions à la rime : "soir charmé" et "fauvettes de mai", il y a un problème dans la contre-argumentation de Reboul. Certes, entre "soir charmé" et "crépuscule embaumé", "charmé" et "embaumé", il n'y a pas synonymie, et, moi qui suis ciblé à ce sujet, je ne l'ai pas prétendu. Reboul en est réduit à me prêter cette intention. Je maintiens qu'il y a un écho sensible entre "Le Bateau ivre" et "Les Corbeaux", avec le rapprochement entre "Mât perdu" et "vaisseau perdu" et bien sûr avec le parallèle des expressions à la rime, d'un côté "crépuscule embaumé" / "papillon de mai" et de l'autre "soir charmé" / "fauvettes de mai". Certes, le mot "charmé" suppose qu'un charmeur a agi, tandis que le crépuscule peut être embaumé de parfums, mais cela ne réduit pas le rapprochement à néant du tout. Il s'agit de l'approfondir sur des bases à aguerrir, mais pas de le mettre sous le tapis. Quant au mois de mai, il va de soi qu'il évoque le printemps. Personne n'a jamais dit que "papillon de mai" veut uniquement dire "papillon de la Commune qui a été massacrée au mois de mai", ni que "fauvettes de mai" voulait dire "fauvettes de la Commune qui a été massacrée au mois de mai". Il est évident "mois de mai" dans un dizain zutique ou "Bannière de mai" dans un titre des Fêtes de la patience, ça parle directement et concrètement de printemps. Mais quand on voit la Commune en filigrane, on envisage le contrepoint. Le martyre a eu lieu au printemps, et retrouver l'espoir dans le renouveau du mois de mai est une idée poétique qui n'a rien de sot. D'ailleurs, dans le dizain zutique cité par Reboul, le "mois de mai" avoisine la mention "communale".
Mais même si on envisage de renoncer à toute allusion à la Commune dans "fauvettes de mai", et si on envisage comme ridicule de comparer le gentil volatile à l'expression "fauve renouveau" où là la Commune est clairement assimilée métaphoriquement à un printemps, pourquoi le rapprochement avec la strophe du "Bateau ivre" serait-il purement et simplement anéanti ? Le quatrain du "Bateau ivre" vient vers la fin du poème dans un moment de désespoir d'une "défaite sans avenir". Le poète va se reprocher de trop pleurer, mais il s'imagine dans une "flache", endroit d'où le bateau ne peut guère s'enfuir, ce bateau jouet de l'enfant étant pourtant un symbole d'évasion. L'enfant est "plein de tristesses" en lâchant son "frêle bateau" comme un espoir, le "frêle bateau" est donc bien comme les "fauvettes de mai".
Il y a un tout ou rien dans le changement de paradigme de la lecture formulée par Reboul qui me pose problème.
Précisons que le poème "Les Corbeaux" avec mention de "l'hiver" a probablement été composé en février ou mars 1872. Reboul tend à entériner cette idée en rappelant l'article de Bienvenu qui soulignait la montée du recours aux consonnes d'appui dans les derniers poèmes en vers "première manière" de Rimbaud. Accessoirement, la distribution des rimes des sizains ABBACC est elle aussi un indice, mais il est moins pertinent, étant donné les lointains exemples de désinvolture de poètes comme Musset.
Mais, surtout, aujourd'hui, on en est de plus en plus à se rendre compte que "Voyelles" et "Le Bateau ivre" ont été eux aussi composés au début de l'année 1872, et c'est encore le cas du poème "Les Mains de Jeanne-Marie" que la main de Verlaine sur le manuscrit date explicitement de février.
Or, qu'on le veuille ou non, c'est tout de même un ensemble de faits convergents caractérisés que les fins des poèmes "Le Bateau ivre" et "Les Corbeaux" aient une symétrie d'expressions à la rime "soir charmé" / "papillon de mai" et "crépuscule embaumé" / "fauvettes de mai" pour deux expressions de la lueur d'espoir à conserver au moment d'une "défaite sans avenir", que les fins des poèmes "Voyelles" et "Les Mains de Jeanne-Marie" aient en commun la rime "étranges"::"anges", que le "Mât perdu" des "Corbeaux" soit contemporain du "vaisseau perdu" du "Bateau ivre", et que ces mots "étranges" et "anges" se retrouvent dans "Les Corbeaux" et "La Rivière de cassis". Dans "Les Corbeaux", il est question des "angelus" qui se sont tus, et on comprend qu'ils sont aussi "faux" quand on fait le rapprochement avec "La Rivière de cassis" où les corbeaux ont la "vraie et bonne voix d'ange". Et si les corbeaux sont de vrais anges, ils sont aussi une "Armée étrange". Notons que cela fait songer au poème d'Hugo sur les poètes de la Renaissance comme armée de lumière. Quels textes hugoliens antérieurs Rimbaud avait-il pu bien lire ?
En tout cas, on observe une déclinaison, Rimbaud parle dans "Voyelles" de "Silences traversés des Mondes et des Anges", les "Anges" étant des créatures peuplant le ciel selon la religion, puis ils parle de "Mains d'anges" pour des condamnées de la Commune, signe d'un renversement de la notion d'ange. Il parle dans "Les Corbeaux" des "angelus" qui se sont tus, la référence aux anges est moins nette, puisque les angelus sont des prières à Marie, en fonction du mystère de l'incarnation de Jésus-Christ, mais l'idée y est donc présente subrepticement, puis dans "La Rivière de cassis", on retrouve l'idée d'une inversion blasphématoire explicite, puisque, comme les "mains" des pétroleuses sont les vraies mains d'anges, les noirs corbeaux seront plus vrais comme anges que les êtres de lumière de la religion.
On voit bien qu'il y a une continuité entre tous ces poèmes : "Voyelles", "Les Mains de Jeanne-Marie", "Les Corbeaux" et "La Rivière de Cassis", quatre poèmes qui ont été écrits dans de janvier à mai 1872, peut-être plus étroitement de février à début-mai. "Le Bateau ivre" est contemporain de ces quatre poèmes lui aussi et j'ai du mal à envisager que ce qui n'est pas gratuit comme rapprochement le serait dans l'autre cas, et j'ai encore plus de mal à considérer que les deux séries de rapprochements soient gratuites. Quelque chose ne va pas.


***

J'avais proposé pour le dernier sizain des "Corbeaux" un rapprochement avec le dernier sizain de la plaquette "Plus de sang" de Coppée. Cela impliquait la rime "chêne" / "enchaîne" ou "déchaîne", il y avait l'idée d'un orage à mettre en relation avec le "Mât perdu" et bien sûr l'idée d'épargner un faible oiseau.
Je ne vais pas chercher pour l'instant à la remettre sur le tapis. Dans sa lecture, Reboul souligne l'importance du mot "chêne", c'est à creuser. Il souligne notamment l'idée de références à des écrits de Victor Hugo, et le commentaire poussé plus haut au sujet de la lettre de "Jumphe 72" conforte en diable l'intérêt d'une telle approche. Or, dans son commentaire de "La Rivière de cassis", Reboul a cette fois souligné l'origine hugolienne de la mention "clairevoies". Il donne plusieurs citations vraiment éloquentes à ce sujet, il s'agit d'une métaphore cliché spécifique à Hugo. C'est nettement un apport particulièrement important, je compte explorer à l'avenir tous les emplois de ce mot "clairevoies" par Hugo, bien sûr dans le contexte d'une observation révélatrice, pas dans un contexte d'emplois d'une banalité confondante.
Dans son article, Reboul relève même que la formule "Il ira plus courageux" n'est pas sans humour. Mais ce ne serait pas l'indice que en écrivant "La Rivière de cassis" Rimbaud fait allusion à la lettre d'Hugo publiée le 4 mai, ce qui signifierait que le poème "La Rivière de cassis" est bien une composition légèrement postérieure au 4 mai par la même occasion. Le mot "courage" imité par les reprises de la lettre de "Jumphe 72" est le mot clef de la lettre hugolienne comme nous l'avons vu.
Reboul cite des emplois considérés comme anecdotiques du mot "clairevoies" par Hugo, mais il en cite aussi de plus significatifs, de métaphoriques. Il cite notamment un extrait des Misérables, mais le rapprochement doit affronter quelques inconvénients, c'est une citation perdue dans un immense récit en prose, qui ne fait pas directement lien avec le propos de Rimbaud, et ce roman a été publié une décennie auparavant. La métaphore n'est pas la même également. En revanche, Reboul cite à mon avis l'extrait dont s'inspire clairement Rimbaud. Il s'agit d'un extrait d'un poème du recueil L'Année terrible qui venait précisément de paraître en avril 1872. Le poème "La Rivière de cassis" est daté de mai 1872 et par la mention "courageux" nous venons de voir qu'il est probablement postérieur au 4 mai et qu'il est question précisément de railler l'auteur Victor Hugo. Hugo vient de publier une lettre dans La Renaissance littéraire et artistique, et il vient de publier son recueil L'Année terrible. Il me semble désormais évident que "clairevoies" est repris à L'Année terrible comme "courageux" est repris à la lettre du 4 mai. Et la liaison de "courageux" à "clairevoies" est motivée par le fait que dans le poème de L'Année terrible Hugo parle de "la claire-voie affreuse du destin". On songe encore à "défaite sans avenir", mais on songe bien sûr à une inversion. Le fait de passer du singulier au pluriel est sans doute un indice de la volonté d'inversion subversive : "Que le piéton regarde à ces clairevoies" et non à "cette claire-voie". Il ne verra pas l'affreux destin, il ira plus courageux.
Etrangement, Reboul minimise sa source, il demeure dans l'idée d'une influence diffuse des emplois répétés du mot "clairevoies" par Hugo et se contente de dire qu'il est "très possible" que Rimbaud ait lu le recueil L'Année terrible avant de composer "La Rivière de cassis". Je serai beaucoup moins prudent. Reboul a cité la source (je proscris désormais l'usage du mot "intertexte") des "clairevoies" à la rime dans le poème de Rimbaud. Et vu que la lecture de L'Année terrible prend un certain temps (cela a dû bien occuper Arturo), il y a sans doute encore de quoi approfondir la réflexion.
Pour les "donjons visités", les "parcs importants" et les "chevaliers errants", je n'en traite pas pour l'instant. Je pense que déjà c'est pas mal avec le commentaire de la lettre de "Jumphe 72" sur une idée de départ d'Alain Bardel, puis le mot "clairevoies" mis en avant, je n'ai pas souvenir qu'il le soit dans le compte rendu de Bardel, alors que finalement c'est une clef décisive pour parler comme n'aime pas Jean-Pierre Bertrand (il dit que si on lit un poème avec une clef, c'est qu'un poème ne mérite pas d'être lu, ce qui revient pour moi à exagérer la portée métaphorique du mot "clef" pour envisager la compréhension d'un poème).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire