Au plan de la poésie en vers de Rimbaud, la recherche des sources a un cadre privilégié. De nombreux rapprochements vont être opérés avec les vers de poètes antérieurs, romantiques, parnassiens ou autres. Les rapprochements vont se fonder sur les appuis complémentaires, mais non négligeables, du formatage des rimes, des vers ou hémistiches, sur l'art d'enjamber à la césure sinon à l'entrevers. L'écriture en vers exerce une pression sur la manière de conformer ses énoncés et Rimbaud va volontiers faire des emprunts aux poètes qu'il lit, soit qu'il les admire quelque peu, soit qu'il cherche à les tenir en étau dans un esprit de raillerie, soit qu'il cherche à se situer par rapport à des modèles.
Dans le cas de la prose, le cas est plus compliqué. Rimbaud pose en tant que poète, mais la prose ne suppose plus l'imitation formelle des prédécesseurs, puisque les poètes en prose sont encore peu nombreux et la poésie en prose est même une voie qui se cherche encore quelque peu. Puis, quelle que soit l'importance que nous accordions au Gaspard de la nuit d'Aloysius Bertrand ou aux poèmes en prose de Baudelaire, Charles Cros, Judith Gautier, le fait d'écrire en prose permet à Rimbaud de s'inspirer de n'importe quel style et d'aller puiser ses modèles dans des romans, des écrits édifiants ou des essais philosophiques. Et dans le cas des réécritures, nous perdons la possibilité de confirmer la probabilité d'une citation par les remarques complémentaires sur la construction d'un hémistiche, sur la longueur d'un alexandrin ou d'un octosyllabe, sur l'identité d'une rime ou sur le subtil travail acrobatique autour d'une césure.
La recherche des sources va relever beaucoup plus nettement du débat d'idées entre rimbaldiens. Et cette recherche est rendue vaste par l'abondance des écrits en prose, puisque tout peut être consulté, y compris ce qui n'est pas de la littérature au sens noble ou esthétique du terme.
Pour ce qui est de l'esthétique, Valéry est réputé avoir décrié le style même d'Une saison en enfer. Bien des rimbaldiens, Michel Murat dans son livre L'Art de Rimbaud ou bien Vincent Vivès dans un article sur "L'usage insurrectionnel des intensités", citent cette déploration (référence donnée par Vincent Vivès : Paul Valéry, Cahiers II, Gallimard, coll. "La Pléiade", 1974, p. 1138.) :
Je ne vois pas de difficultés à écrire (par exemple) la "Saison en Enfer". Ce ne sont qu'impressions directes, jaculations, intensité. L'intensité dans les mots ne m'est rien, ne porte pas sur moi.
Je ne vais pas ici chercher à réfuter l'estimation de Valéry, ce n'est pas le sujet de mon présent article. En revanche, ce propos condescendant trahit quelque peu un manque de considération pour le discours tenu par l'auteur. Les enjeux du propos poétique de l'ouvrage subissent le renvoi prononcé sur la forme quand Valéry se permet la construction restrictive : "ce ne sont que", tandis que la formule "impressions directes" implique bien une appréciation qui frappe le contenu avec la forme.
Le sens du livre Une saison en enfer pose en réalité lui-même problème pour les rimbaldiens, et on cite souvent la phrase rapportée par le témoignage plausible d'Isabelle Rimbaud qu'Arthur aurait répliqué à sa mère : "J'ai voulu dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens." C'est le cas de Jean-Pierre Bertrand dans un article intitulé : "La Fabrique du sujet : une lecture d'Une saison en enfer". Les articles que je viens d'évoquer de Vincent Vivès et Jean-Pierre Bertrand figurent dans l'ouvrage collectif dirigé par Steve Murphy : Lectures des Poésies et d'Une saison en enfer de Rimbaud (Presses universitaires de Rennes, 2009). Il convient de citer quelques passages du premier paragraphe de l'article de Bertrand :
L'anecdote vaut ce qu'elle vaut, mais elle met le doigt sur le problème : quel est "le sens de la Saison en enfer" ? En posant la question en toute naïveté à son fils, Vitalie Rimbaud soulevait avec justesse ce que le lecteur moyen se demande à la lecture du seul livre que le poète publia de son vivant, dans les conditions d'échec que l'on sait. [...] [L]a clé [de lecture] suppose une serrure et nous ne disposons ni de l'une ni de l'autre, sans quoi ce texte ne mériterait même pas d'être lu. [...]
Je ne suis bien entendu en aucun cas d'accord avec la fin de cette citation. Bien sûr qu'il y a une clé et une serrure pour comprendre le texte. Ce ne sera pas grossier comme un code pour ouvrir un cadenas, mais il est évident qu'un texte ne mérite d'être lu que parce qu'il y a une clef et une serrure.
Le témoignage est quelque peu déroutant, mais il faut remarquer que le livre Une saison en enfer est une démolition en règle de la foi chrétienne, ce qui est assez explicite en plus d'une de ses parties constitutives. Qui nous dit que l'échange entre Rimbaud et sa mère s'en est tenu à une seule phrase lapidaire ? La mère a obligatoirement pressenti le caractère sulfureux du livre de son fils et Isabelle n'écrivait pas dans le but de nous renseigner sur tout ce qu'elle pouvait sincèrement penser. Mais, en-dehors de toute spéculation sur ce qui a pu être échangé ou non entre Arthur et sa mère au sujet de son ouvrage, il est certain qu'on imaginait mal Rimbaud lui dire que le sujet de son ouvrage était un dynamitage de la foi religieuse. Et cela vaut aussi pour Verlaine rédigeant la partie sur Rimbaud de ses Poètes maudits. Il définit l'ouvrage comme une "espèce de prodigieuse autobiographie psychologique". L'auteur d'un recueil Sagesse dont la publication était encore récente ne pouvait pas assumer de formuler les vrais enjeux d'un pareil livre. L'idée d'une "autobiographie psychologique" permettait de minorer le caractère sulfureux de l'ouvrage, d'en taire les aspects polémiques évidents. Verlaine avait à cœur de publier l'œuvre inédite de son ancien ami, mais il n'était tout de même pas résolument suicidaire. Il laissait dans l'ombre certaines vérités. Aux lecteurs de se faire une idée précise de quoi il retournait.
Par son titre Une saison en enfer, ce livre impose à l'esprit l'idée d'un rapport compliqué à la religion. Et cela est confirmé par mille détails explicites à la lecture. Dans sa poésie en vers, Rimbaud avait montré une part importante de préoccupations politiques. Il dénonçait le Second Empire en 1870 et au-delà, et de 1871 à 1872 il manifestait son adhésion à la Commune, la commémorait et prenait le parti de soutenir les vaincus par des formes d'hommages poétiques. Toutefois, la religion était déjà un sujet essentiel. Il avait écrit un récit en prose Un cœur sous une soutane tournant en dérision les vocations d'un séminariste poète, et cela doit être souligné quelle que soit la valeur qu'on veuille accorder à ce texte. Dès le mois de mai 1870, Rimbaud avait composé un long poème en vers "Credo in unam" qui, sur le mode des grandes compositions mythiques de Leconte de Lisle, opposait une pensée de rébellion païenne au christianisme. Et, parmi ses pièces les plus longues de l'année 1871, il faut compter "Les Premières communions". D'autres pièces sont bien sûr à verser au dossier. En parallèle de la composition du récit Une saison en enfer, Rimbaud a composé des parodies des évangiles. Yves Reboul a souligné la référence à Renan, l'auteur d'une Vie de Jésus modernisant l'approche chrétienne en fonction de la science si je puis dire. Plusieurs poèmes des Illuminations sont caractérisés par une reprise de la rhétorique édifiante des écrits chrétiens, mais pour mieux les retourner : "Génie", "Being Beauteous", "Barbare", etc. Le poème "Vies", l'une des plus longues pièces des Illuminations, puisque ces trois parties constitutives ne font qu'un seul poème à la différence des séries "Enfance", "Jeunesse" et "Veillées", est une réécriture constante des pages conclusives des Mémoires d'outre-tombe de l'écrivain chrétien et conservateur Chateaubriand, ce que Pierre Brunel a touché du doigt dans son livre Eclats de la violence, mais j'ai poussé beaucoup plus loin les relations étroites entre les textes dans deux articles de ce blog.
Et tout récemment, j'ai mis en ligne un article où j'insistais sur le fait que dans la section de "Mauvais sang" du livre Une saison en enfer la formule "France fille aînée de l'église" ne venait pas d'une lointaine histoire, mais qu'il s'agissait d'une refonte conceptuelle d'époque. Sous Louis-Philippe, qui n'était plus roi de France mais des français, Ozanam relayé par Lacordaire a mis au point le concept de "France fille aînée de l'église" pour légitimer un discours de reprise en main de la France par l'église après le traumatisme de la Révolution française, ce qui ne saurait manquer d'avoir une incidence subtile sur la signification de la mention rimbaldienne. La formule a connu un certain succès à la toute fin du dix-neuvième siècle, mais à l'époque de Rimbaud il s'agit d'une formule partisane qui appartient à des discours bien spécifiques.
Je voudrais renforcer cet horizon de recherches pour l'avenir des études rimbaldiennes. Malgré cette prégnance des allusions à la Religion, les rimbaldiens lisent finalement les poèmes de Rimbaud comme l'exposition d'une pensée personnelle spontanée où les allusions à la religion iraient de soi et ne supposeraient pas un examen plus approfondi.
Quelque part, cette attitude peut provenir d'une influence pernicieuse des lettres dites "du voyant" elles-mêmes. Dans sa lettre à Demeny du 15 mai 1871, Rimbaud écrit à propos des limites de Victor Hugo en tant que poète voyant que ses écrits étaient encombrés de "Trop de Lamennais et de Belmontet, vieilles énormités crevées". En clair, même si la poésie de Rimbaud témoigne d'intentions satiriques et cite des références religieuses, on finit toujours par lui prêter une "tabula rasa" qui fait que ses poèmes ne peuvent réagir à certains moules. Rimbaud citerait un discours religieux, mais ce qu'il en dirait serait spécifiquement personnel, spécifiquement de l'ordre de la vision que la paresse ne peut en rien anticiper. Mais, en réalité, Rimbaud se fait "voyant" en critiquant les fondements de la société là où elle en est arrivée. Et quand Rimbaud écrit dans "Alchimie du verbe" que "La vieillerie poétique avait une bonne part dans [s]on alchimie du verbe", il n'est pas interdit de considérer que, au-delà de la forme, cela concerne aussi finalement une certaine manière de penser dont le poète ne s'est pas surnaturellement émancipé.
Mais, surtout, les allusions à la religion ne sont considérés que comme des poteaux indicateurs alors que seule leur prise en considération vigilante permet de voir le propos nourri que formule notre poète. Quelque part, dans "Génie", le concept de "porte ouverte" fait songer, même si Rimbaud n'y a probablement pas songé, au concept du même nom dans la pensée de Calvin. Pour le protestant de Genève, il faut être attentif à la présence de la "porte ouverte" par Dieu qui va justifier une action conforme aux exigences du temps, et cela se retrouve dans le poème "Génie" où la "porte ouverte" est le fait de la divinité en question et invite à une action en conséquence du poète et finalement de tout le genre humain. Dans "Conte", le récit du "Prince" et du "Génie" fait lui aussi songer à la religion et notamment à la conversion de saint Paul, ou plutôt qu'à la conversion, à la révélation de saint Paul. Juif pharisien, Saul a persécuté les chrétiens, puis un jour il a eu la révélation de Dieu et est devenu le dernier apôtre. La légende a fixé ce changement soudain en l'imaginant tomber de cheval sur le chemin de Damas. Le récit de "Conte" évoque des massacres, puis l'apparition d'un Génie, et si on peut répliquer qu'il y a bien sûr des différences irréductibles, puisque les massacres du Prince du poème et ceux de Saul ne s'inscrivent pas dans la même logique d'aboutissement à une révélation il y a tout de même un parallèle final aussi de communion du Prince avec le Génie qui ressemble à la communion en Dieu supposée par les discours sur la foi chrétienne.
Il me semble évident que l'analyse des poèmes de Rimbaud gagnerait beaucoup à mieux prendre en considération l'échange dialectique polémique avec le discours des auteurs chrétiens. Peut-être qu'à partir d'Une saison en enfer et des Illuminations, il convient de connaître les écrits d'Ozanam, Lacordaire, Lamennais, Chateaubriand et Renan à un très haut degré de vigilance.
Reprenons le cas du livre Une saison en enfer. Très souvent, le titre "Mauvais sang" est glosé dans la référence inversée au sang aristocratique. De manière plus surprenante, certains rimbaldiens pensent que l'expression "Mauvais sang" retournent l'interjection "bon sang !" mais sans la ponctuer. Certes, il y a bien une référence au sang aristocratique, mais si nous lisons attentivement le texte nous nous rendons compte qu'il s'agit avant tout d'un "mauvais sang" réfractaire à la vie chrétienne. Il faut quand même avoir à l'esprit que le poète se plaint que ses parents l'aient baptisé parce que la damnation ne concerne pas les païens. Et c'est ici qu'il faut faire attention aux détails du texte. Le poète a un "mauvais sang", un "vice", qui n'est pas compatible avec la conversion. Cela va le conduire à la "Nuit de l'enfer" et à chercher à s'extirper de cette situation maudite. Le début de "Mauvais sang" met clairement en relation cette idée d'un sang inapte avec la liste des péchés capitaux. Or, notre lecture paresseuse du mot "péché" consiste à nous dire qu'il s'agit d'une faute morale ou d'une faute originelle mystique. Mais, plus précisément, le "péché" est un état. Quand saint Paul parle pour lui-même du péché, il ne définit par une faute morale, il définit une force qui l'asservit au Mal. Cette lecture plus nuancée de la notion de péché est parfaitement en phase avec l'idée d'un "Mauvais sang" dont la nature est de fort apprécier les sept péchés capitaux. Le poète a reconnu que ces penchants sont indéracinables en lui et partant de là il ne peut qu'être damné dans l'espace de la conversion au christianisme. Et une autre attention précise aux détails doit ici nous retenir de passer trop vite à la lecture, car quand Rimbaud dit que "l'enfer ne peut attaquer les païens" il dit précisément le contraire du discours missionnaire chrétien. Le discours missionnaire chrétien a pris son envol au XVIe siècle avec les conquêtes de l'Espagne et du Portugal, avec aussi le cas particulier de la mission jésuite au Japon. Les termes de "mission" et "missionnaire" sont d'ailleurs des inventions des jésuites, ces deux mots n'étant pas employés par l'église avant 1540 et donc certains textes initiaux d'Ignace de Loyola. Le discours missionnaire a un nouveau souffle au dix-neuvième siècle. Or, le schisme des catholiques et des protestants en Europe ne doit pas être confondu avec l'enjeu de conversion des peuples païens de la planète. L'affrontement entre catholiques et protestants se jouent entre des peuples déjà convertis au christianisme. Au XVIe siècle, les empires portugais et espagnol redécouvraient l'évangélisation des premiers temps de l'Eglise. Du moins, ils voyaient les choses ainsi, puisque l'évangélisation jouissait d'un fort appui militaire et bien des conversions de masses étaient effectuées. Nous ne soupçonnons pas tous les débats qu'il y a pu y avoir à l'époque. Fallait-il convertir les peuples païens par l'envoi de missionnaires ? Les protestants ont attendu le XVIIIe siècle pour s'y mettre. Ce fut différent pour les catholiques. En principe, selon les textes mêmes du Nouveau Testament, la révélation chrétienne avait étendue au monde entier. La découverte de l'Amérique, puis de divers peuples africains et asiatiques, remettait cette conviction en cause. Par ailleurs, le travail de révélation du christianisme appartenait aux apôtres. Les missionnaires ont dû créer une légitimité à leur action. Or, dans le cas de nombreux pays asiatiques, le travail missionnaire fut un échec : outre la résistance des musulmans, la foi ne s'ancrait pas profondément au sud de l'Inde ou dans l'archipel indonésien. Dans le cas de la Chine et du Japon, sans parler des erreurs politiques des missionnaires, le personnel était trop peu nombreux. Des questions se posaient. Au japon, fallait-il se consacrer en priorité aux régions où les communautés chrétiennes commençaient à fleurir : le nord-ouest de l'île de Kyûshû pour l'essentiel, ou bien fallait-il continuer de circuler dans tout le pays ? Il faut rappeler que pendant les premières décennies de l'évangélisation au Japon, les jésuites ne sont pas une dizaine à agir et que des japonais sont convertis au christianisme dans certaines régions, puis laissés à leur sort, sans explication des rites, sans pratique des sacrements, sans visitation du moindre prêtre. Et dans ce sentiment d'urgence, François Xavier et ses successeurs se réjouissaient minimalement du fait d'avoir sauvé les âmes d'enfants morts en bas âge. Ils avaient été baptisés et étaient morts sans avoir exprimé de doute, sans avoir rien renié, c'est la célèbre innocence des justes. Il me semble assez évident que quand Rimbaud déclare que "l'enfer ne peut attaquer les païens" il fait un pied-de-nez à ce discours. C'est une véritable inversion oratoire. Loin que les païens soient tous perdus et damnés, ils sont sauvés de ne pas être convertis. Je parlais du problème de légitimation des missions. Le discours existait selon lequel les païens étaient irrémédiablement damnés et cela était accentué avec le discours des protestants sur les élus. Le principe de l'élection est particulier avec les protestants et il a concerné aussi des courants catholiques comme le jansénisme. Rimbaud dénonce l'idée d'élection chrétienne quand il parle des "faux élus" et du "nègre" dans Une saison en enfer. En parlant de "vrais élus" et "faux élus", Rimbaud ne pense sans doute pas aux spécificités du protestantisme, mais il vise bien évidemment une certaine doctrine de l'élection divine, tout en mixant cette idée avec une certaine forme d'élection sociale, d'opposition des nobles au tiers-état. Et quand Rimbaud dit que le marchand ou l'empereur sont "nègres", Rimbaud refait quelque peu la controverse de Valladolid, mais au lieu que la conclusion soit que nous sommes tous des humains aptes en raison à recevoir le message chrétien nous sommes tous de "mauvais sang". On retrouve l'idée de ce qu'on dénonce comme des "bêtes brutes" avec lesquelles on n'a rien à voir.
Avec les exemples que je développe présentement, le lecteur peut constater que, même si les écrits sur Une saison en enfer traitent abondamment de la religion : Pierre Brunel parlant de contre-évangile, Yoshikazu Nakaji étudiant les ressorts de la parodie du discours chrétien, il y a moyen d'atteindre à encore beaucoup plus de rigueur dans l'analyse. Il y a réellement une place pour des investigations plus profondes.
Puis, cela permet de combattre aussi la tendance de lectures qui minimisent le poids de la religion. Les mentions de la charité seraient laïques et ne désigneraient pas la vertu théologale selon Jean Molino, lecture que beaucoup de rimbaldiens ont rejoint dans les décennies 1990 et 2000, avant que je n'intervienne en faisant une lecture complète de la prose liminaire. Ce qu'expose ce début d'Une saison en enfer sous forme de prologue, c'est que le poète s'est révolté contre la concorde chrétienne et que cette révolte n'avait pour issue que la mort. Cette révolte était trompeuse, Satan était un menteur. L'expression "Gagne la mort" est très clairement une inversion de l'idée de perdre la vie. Et ce refus de la vie chrétienne va déboucher sur l'interrogation du pluriel des vies. Mais, le récit d'Une saison en enfer a un sens précis. Cette révolte conduit fatalement à la mort et le poète ne souhaite pas mourir. Satan va demeurer un confident privilégié, ce qui signifie bien que le poète ne reviendra pas à la vie chrétienne, mais il va être lui-même désacralisé comme le disait déjà très bien Yoshikazu Nakaji en 1987.
Je ne vais pas étudier ici les différentes sections d'Une saison en enfer, ni revenir sur les contresens de lecture de mes prédécesseurs quand le poète refuse la charité en tant qu'inspiration absurde puis rejette la tromperie distincte de Satan qui lui dit de chérir la mort (je nuance : je mets en appendice un développement à ce sujet). En revanche, au début du texte, il est question d'un "festin", et plusieurs rimbaldiens s'intéressent à l'idée d'une métaphore du "festin" qui viendrait des textes païens de l'Antiquité grecque, ou bien ils évoquent l'idée du "festin de la vie" de vers du poète maudit Gilbert. Parallèlement, d'autres rimbaldiens soutiennent que la Beauté qui a été injuriée est parnassienne ou baudelairienne. Tout cela ne résiste pas à un examen minutieux du texte. La Beauté et le festin sont coordonnés à la justice, à l'exercice des vertus théologales. Les références à Gilbert ou à Baudelaire relèvent ici du plus pur contresens, et si on ne voit pas l'évidence des références au discours chrétien, on se retrouve dans une situation étrange où on attribuerait au poète le souvenir d'un festin illustrant une concorde entre les êtres dans son enfance, ce qui n'a aucune prise au plan biographique et ce qui ne renvoie à aucune pensée de l'existence connue, sauf à broder sur le fait que dans le cocon familial on tend à préserver l'insouciance des plus jeunes.
Qu'on puisse prétendre que la Beauté injuriée renvoie aux poèmes des Fleurs du Mal ou que le festin et la charité soient des référents laïcs, c'est la preuve que malgré l'aveu qu'il est question de la religion à plusieurs moments dans Une saison en enfer nous avons un énorme défaut de consensus sur la signification polémique de cet ouvrage à l'endroit du christianisme qui hypothèque toute sa compréhension d'ensemble.
Rimbaud s'est révolté contre la concorde chrétienne, mais prenant conscience que la révolte mène à une mort sociale et physique il a cherché les termes d'une tempérance intellectuelle lui assurant une survie.
Je ne trouve pas non plus normal que différents rimbaldiens citent la phrase "On ne part pas" comme illustrant l'impossibilité d'échapper à l'enfer, alors même que dans "Matin" le poète explique avoir bientôt fini "la relation de son enfer". La phrase : "On ne part pas", parle de la limite de l'échappatoire au plan physique et géographique. Il ne faut pas la mettre sur le même plan que la sortie décisive de l'enfer clairement formulée à la fin du récit.
Par ailleurs, il y a d'autres aspects encore à méditer. Dans "Adieu", le poète dénonce l'illusion de poète qui se prenait pour un mage ou un ange et qui atteignait des hauteurs. Le poète dit qu'il est "rendu au sol". Il faut remarquer que le discours est un peu étrange, puisque dans "Nuit de l'enfer", le poète avoue qu'il a touché le fond et dit explicitement que, d'accord avec l'étymologie du mot, l'enfer est "certainement en bas". En clair, tout en se croyant "ange", le poète chutait en enfer. Notons aussi que cette prétention mime aussi l'histoire d'orgueil de Satan dans sa révolte contre Dieu. Finalement, "être rendu au sol", c'est une chute en regard de l'illusion, mais c'est aussi une façon de remonter et donc de quitter l'enfer.
Bref, beaucoup de clins d'oeil aux représentations religieuses ne sont toujours pas identifiées en tant que telles à la lecture d'Une saison en enfer. Nous manquons encore d'études poussées sur les stratégies retorses de Rimbaud qui inversent des discours chrétiens, qui ciblent parfois aussi des problématiques spécifiques contemporaines au poète ("la France fille aînée de l'église"). Le fait de progresser sur ces plans rend très discutable le consensus actuel sur le caractère peu lisible d'Une saison en enfer du fait des positions contradictoires successivement tenues. Il me semble assez évident qu'une meilleure prise en compte des pieds-de-nez de Rimbaud amènera à un moment donné à un consensus qui ne fera plus la part belle au (prétendu) manque de logique du discours rimbaldien.
***
Appendice : je disais ne pas vouloir revenir sur les problèmes de contresens au sujet de la charité, de l'inspiration, du rêve et des récriminations de Satan dans la prose liminaire.
Petit rappel : il était parfaitement admis que la "charité" était mentionnée en tant que vertu théologale jusqu'en 1991. Margaret Davies l'analyse ainsi, et c'était le cas aussi de Yoshikazu Nakaji dans sa thèse publiée en 1987 chez José Corti Combat spirituel ou immense dérision ? Et dans son édition critique d'Une saison en enfer, publiée elle aussi en 1987 chez José Corti, Pierre Brunel avalisait également le sens de vertu théologale, mais il existait un certain flottement dans l'analyse de la suite immédiate du texte. Les rimbaldiens ne précisaient pas clairement ce contre quoi se révoltait Satan, et Brunel a formulé sa pensée, en soutenant que Satan se fâchait contre le poète parce qu'il refusait la "charité", et Brunel soutenait ainsi que "la charité" était un rêve satanique.
Très peu de temps après, lors d'un colloque du centenaire de la mort de Rimbaud en 1991, Jean Molino a réagi à ce sujet. Et le texte de sa conférence a été publié en 1994 dans un volume intitulé Dix études sur Une saison en enfer. Molino a identifié avec raison que la charité étant une vertu théologale il n'est pas très logique d'imaginer qu'elle est finalement une ruse de Satan.
Cependant, pour corriger ce contresens, Molino en a créé un autre. La logique de Brunel était la suivante : la charité s'étant présentée comme clef, le poète l'avait rejeté aussitôt comme un rêve, et Satan s'était alors récrié contre le rejet de la charité par le poète. Face à cela, Molino a expliqué que le poète ne rejetait pas comme un rêve la charité, mais le fait de s'être enfui, d'avoir présenté son ventre au bourreau, d'avoir mordu la crosse des fusils. De cette manière-là, la logique était sauve. Le poète ne rejetait pas la charité et donc Satan pouvait se fâcher. Or, on ne voit tout de même pas très bien pourquoi le poète dénoncerait comme un rêve le fait d'avoir mordu les fusils et fui la justice, alors même que c'était plutôt le temps du festin dont il n'était pas sûr de bien se souvenir.
En réalité, ce que n'ont compris ni Molino, ni Brunel, ni bien des rimbaldiens, c'est que Satan ne se récrie pas pour le rejet ou non de la charité, mais pour le refus du "dernier couac".
Le sens très bien conçu de la prose liminaire est le suivant. Le poète craint le "dernier couac." Dieu et Satan vont réagir tour à tour. Rimbaud consacre un premier alinéa à la religion : la charité se présente comme clef du festin et cela permettra d'éviter la mort, mais le poète rejette cette inspiration, en la dépréciant comme non divine, en la méjugeant comme un rêve fumeux qui du coup révèle que le festin n'était lui-même pas un souvenir, mais un rêve fallacieux.
Satan prend à son tour la parole, et ce que les rimbaldiens ont toutes les peines du monde à comprendre c'est qu'il ne réagit pas à l'alinéa précédent qui concerne Dieu et la charité, mais il réagit à un alinéa encore antérieur, celui sur la crainte de la mort. Et je désespère de voir un jour un rimbaldien écrire comme je l'ai fait à plusieurs reprises que "Gagne la mort" est une inversion trompeuse pour "perds la vie". Il est clair pourtant que "Gagne la mort" fait écho à "dernier couac". C'est ainsi que Molino aurait dû corriger le contresens de la lecture de Brunel.
Beaucoup de rimbaldiens se sont malheureusement alignés sur la lecture de Molino qui a même été encensée à quelques reprises. Et Molino a développé l'idée que puisque le poète ne rejetait pas la charité dans la prose liminaire la "charité" qu'il recherchait n'était pas la vertu théologale en tant que telle. Et Nakaji a écrit de nouveaux articles où il change d'avis sur la notion de charité qu'il ne considère plus comme la vertu théologale comme dans son livre de 1987.
J'ai publié à deux reprises sur les canaux rimbaldiens autorisés une lecture de la prose liminaire : un article dans Parade sauvage et un article dans un numéro collectif sur Une saison en enfer dirigé par Yann Frémy : "Je m'évade ! Je m'explique !". Malheureusement, les rimbaldiens se dérobent à une mise au point clair sur ce sujet. Plusieurs rimbaldiens ont mis de l'eau dans leur vin en reprenant mes conclusions sans me citer et en mélangeant cela à un reste de prises en compte des conclusions de Molino (Bardel, Murat, Frémy).
Voici un texte de 2009, antérieur à la publication de mon article dans le numéro collectif dirigé par Frémy. Il s'agit d'un article d'Alain Vaillant, l'un des trois directeurs du Dictionnaire Rimbaud paru en 2021. Cet article prétend parler de "L'art de l'ellipse" rimbaldien dans Une saison en enfer. Il s'agit d'un article publié dans le même ouvrage que les articles de Vivès et Bertrand cités plus haut. Vaillant commence par faire remarquer qu'on se contente d'élucider trop souvent les problèmes de lecture au plan du sens des mots, sachant que cela aboutit à une nuisible superposition d'hypothèses concurrentes. Vaillant propose alors de se pencher sur les difficultés qui naissent du caractère minimaliste des agencements syntaxiques de la prose rimbaldienne. Des phrases se succèdent, mais les liens logiques ne sont pas explicités, il convient de les trouver par inférences de bon sens, mais ce n'est pas toujours si simple.
On voit plus haut dans mon article que j'ajoute au problème d'opacité le fait que les lecteurs n'envisagent pas le poème de Rimbaud comme étant en tension dialectique avec des discours référents qu'il nous appartient de remonter, mais ce n'est plus le sujet dans cet appendice.
Pour illustrer l'art de l'ellipe, Vaillant choisit précisément les alinéas du débat contradictoire entre Brunel, Molino et moi, sauf que Vaillant qui parle tout de même de "logique impeccable du récit" identifie la difficulté au plan du pronom "en" de la phrase : "J'en ai trop pris" dont on comprend pourtant sans peine qu'elle renvoie aux pavots, et il propose la lecture même de Brunel que Molino a dénoncé comme absurde, puisqu'en 2009, Vaillant écrit ceci : le poète a eu le désir "de rechercher la clef de son bonheur perdu", mais "ce n'est qu'une illusion" et il "renonce aussitôt. C'est très logiquement un démon qui lui avait fait imaginer de si agréables hallucinations (qualifiées métonymiquement de "si aimables pavots"), puisque c'est la fonction traditionnelle du diable de tenter l'homme par des visions falalcieuses de bonheur : rien n'empêche d'imaginer ici que ce démon épris de religiosité soit Verlaine, mais l'allusion autobiographique ne change rien à l'enchaînement nécessaire des propositions."
Molino adresse une fin de non-recevoir à cet "enchaînement nécessaire des propositions", et jusque-là je lui donne raison.
Il faut tout de même être conscient que dans la liste des ouvrages essentiels sur Une saison en enfer vous avez les livres de Pierre Brunel et Yoshikazu Nakaji, le volume collectif où figure l'article de Jean Molino, et que Nakaji s'est aligné ultérieurement sur la position de Molino. Le livre de Margaret Davies n'est que très rarement conseillé au sujet d'Une saison en enfer. Et si on prend les autres ouvrages conseillés (Se dire et se taire de Bandelier, "Te voilà, c'est la force" de Frémy, on n'a pas une lecture du prologue qui identifie clairement que l'enjeu du poète est d'éviter la mort en gérant mieux sa révolte, aucune lecture qui ne voit que Satan se récrie contre le refus du "dernier couac". Sans mon intervention, on a une alternative absurde entre Satan qui reproche au poète de rejeter la charité comme clef (Brunel, Vaillant) et Satan qui s'emporte parce que le poète rejette une inspiration satanique qui du coup est à repenser sur l'ensemble de la prose liminaire (Molino, Bardel, Frémy, etc.).
Influencé par mon article qu'il référence, Murat dans son édition augmentée de L'Art de Rimbaud n'identifie pas non plus la construction à mon sens limpide du récit. La problématique du refus de la mort n'est pas mentionnée comme centrale. Satan n'est pas identifié comme se fâchant à cause du refus de la mort.
Toutes les lectures seront bancales, tant qu'on n'aura pas admis le sens clair et limpide de cette prose liminaire.
Vous voulez un scoop ? Je vais faire une étude comparée de la prose liminaire et de la section Mauvais sang avec des livres d'histoire faits par des religieux, il y a l'histoire laïque, j'ai un volume avec l'anecdote de ma chevelure beurrée, mais j'ai sous la main une Histoire sainte du père jésuite Gazeau. Je vais bien m'amuser. N'ayant plus l'édition critique de Brunel, je l'ai rachetée pour rien, j'attends sa livraison sous peu. Bien que très abîmé, j'ai toujours le livre de Nakaji. J'ai tous les principaux recueils d'articles sur la saison, j'ai des articles de Mario Richter, le livre augmenté L'Art de Rimbaud par Murat. J'ai pas Dix études, mais je dois encore avoir des photocopies. J'ai quelques photocopies du livre de Frémy. J'ai les deux livres de Davies. Il va y avoir de la mise au point, ça va être chouette.
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