Puisque le poème en prose "Vies" réécrit autant de passages de Chateaubriand, et plus précisément de la "Conclusion" des Mémoires d'outre-tombe, je me suis dit qu'il ne fallait surtout pas s'arrêter en si bon chemin. Une de mes idées, c'est d'exploiter les autres écrits de Chateaubriand, et il faut faire cela de manière tactique, à moins de faire une recherche par mots clefs, mais ce genre de recherches me lasse très vite. J'ai toutefois lancé une recherche par mots clefs "tourterelles", "pigeons" et "colombes" dans Mémoires d'outre-tombe et je suis tombé sur un passage où il est question de deux tourterelles achetées par Chateaubriand et du bruit des vagues, ce qui favorise un rapprochement avec le poème en prose "Veillée", connu sous le titre "Veillées III". Mais les mentions de ces tourterelles ne perdurent pas dans le récit du mémorialiste. En revanche, elles sont liées à la publication à l'époque des romans Atala et René, Amélie étant un personnage de ce dernier récit précisément. Et ces deux romans furent publiés initialement en liaison avec le Génie du christianisme. Ils auraient dû y être inclus étonnamment.
Or, j'ai dit que le poème "Génie" jouait probablement sur les conceptions du nom "génie" à l'époque de Rimbaud. On laissera de côté le champ anachronique de son développement en Allemagne. Au dix-huitième siècle, Diderot a livré pour l'Encyclopédie un article "Génie" où affleure certaines phrases qui pourraient faire penser aux phrases négatives repoussant le christianisme dans le poème en prose rimbaldien. Mais, évidemment, dans son sens usuel, le mot "génie" sert de titre à un ouvrage de référence de Chateaubriand, et le passage sur les tourterelles dans les Mémoires coïncide avec l'envoi d'une lettre à madame de Staël, autrice dont l'auteur suit quelque peu les traces quand il écrit le Génie du christianisme. Le poème "Génie" oppose une entité à Dieu, mais c'est aussi un poème qui s'oppose au Génie du christianisme en tant que discours qui prétend définir ce que la grande littérature pourra être à l'aune de son acceptation d'une identité chrétienne. Et la conclusion des Mémoires d'outre-tombe fonctionne de la même manière en affirmant que l'avenir ne peut s'écrire qu'avec une pensée chrétienne.
Du coup, Rimbaud a pu cibler des passages significatifs de Génie du christianisme. Et le début de "Vies" est très intéressant à envisager en ce sens, puiqu'il est question d'un brahmane qui a expliqué les proverbes, tandis que le poète s'émerveille devant les terrasses, qu'on peut dire avancées, d'un temple, et parle même de "pays saint". J'ai déjà plusieurs fois répété que l'hémistiche initial du sonnet "Les Correspondances" est une citation de Lamartine : "La Nature est un temple", vient des Méditations poétiques, où tantôt la nature, tantôt l'univers sont le temple de Dieu.
Tant qu'il n'était pas évident que "Vies" "d'outre-tombe" réécrivait essentiellement des passages de Chateaubriand, une concurrence était possible : le "brahmane" pouvait venir des poésies de Leconte de Lisle et la mention "comédie humaine" imposait Balzac, plutôt que Dante et Chateaubriand, à l'esprit.
Désormais, Chateaubriand n'a plus de concurrent sur ce poème, encore que ce soit une compétition que l'auteur malouin n'aurait certainement pas souhaitée. Finalement, l'expression "brahmane" est une corruption provocatrice, désinvolte, du nom de prêtre, du nom de catéchiste, etc. Rimbaud est en train de dire : "curé ou brahmane, qu'importe ?" En plus, la mention des "Proverbes" entretient l'équivoque entre Bible et hindouisme. Du coup, mon opinion était faite, il me fallait trouver les passages où Chateaubriand parlait des autres religions, avec peut-être l'espoir de trouver un respect spontané de l'auteur pour le respect des spiritualités traditionnelles, car Chateaubriand ne va pas s'indigner que les brahmanes soient brahmanes dans leur culture.
J'ai trouvé quelque chose d'assez intéressant et je suis retombé sans le faire exprès sur les colombes !
Ouvrons le Génie du christianisme, partie 1, livre 1, chapitre 2. Ce chapitre s'intitule "De la Nature du mystère", autant dire qu'il va nous expliquer les Proverbes, pour parler à la manière de "Vies". D'ailleurs, j'oubliais de préciser que dans le jeu de mots que je vois de Mémoires d'outre-tombe à "Vies" "d'outre-tombe", Rimbaud réplique à l'imposture du titre en basculant dans un mystère qu'espère précisément le défenseur du christianisme. De prétendus écrits laissés par un mort sur sa vie passée, nous passons à un poète qui revendique l'expérience de plusieurs vies sur un plan "d'outre-tombe".
Mais j'en reviens à notre chapitre sur la nature du Mystère.
L'auteur commence par exalter le sens du mystère qui fait la grandeur de la vie. Il est question d'enfance et de vieillesse, mais je me garderai bien de prétendre à un rapprochement avec les "vieilles" dont le poète se souviendrait dans "Vies", comme je me garderai pour l'instant de rapprocher "les fleuves" de "Vies" des deux "fleuves" de l'entre-deux-siècles de l'émergence de Chateaubriand dans Mémoires d'outre-tombe et de l'idée de "source", ici chrétienne dans ce chapitre deux.
En revanche, je relève que "les plaisirs de la pensée sont aussi des secrets", ce qui me fait songer à l'émotion du poète quant tonne l'envol des pigeons écarlates autour précisément de sa pensée. Et Chateaubriand développe ensuite une considération qui met en péril son christianisme, même s'il ne s'en rend pas bien compte, puisqu'il soutient que les premiers hommes de l'Asie n'échangeaient que par symboles et s'émerveillaient d'une forêt, de la Nature, et Chateaubriand soutient que c'est pareil pour les hommes de son temps. Le coucher de soleil nous émeut plus qu'un temple d'un culte identifié. Il s'écrie : "Tout est caché, tout est inconnu dans l'univers." Il va de soi qu'il suppose que son Dieu est partout et transcende donc la question du temple consacré. Et Chateaubriand emploie la métaphore de l'éclair pour s'étonner : "D'où part l'éclair que nous appelons existence [...] ?" Cependant, tous ces rapprochements avec "Vies" pourront être taxés d'artificiels, sauf que, soudain, au paragraphe suivant, Chateaubriand parle précisément de brahmane et de colombes, et aussi de "montagnes saintes" :
Il n'est donc point étonnant, d'après le penchant de l'homme aux mystères, que les religions de tous les peuples aient eu leurs secrets impénétrables. Les Selles étudiaient les paroles prodigieuses des colombes de Dodone ; l'Inde, la Perse, l'Ethiopie, la Scythie, les Gaules, la Scandinavie, avaient leurs cavernes, leurs montagnes saintes, leurs chênes sacrés, où le brahmane, le mage, le gymnosophiste, le druide, prononçaient l'oracle inexplicable des Immortels.
Ai-je l'air de vous forcer la main si je redis que dans ce paragraphe nous avons "le brahmane", des "colombes" sortes de "pigeons", des "montagnes saintes" pour "pays saint", et si j'ajoute que "l'oracle inexplicable" dit par le "brahmane", n'empêche pas l'initiation par un "brahmane" qui va "expliquer les Proverbes" ? Pour l'instant, c'est le meilleur passage que j'ai pu trouver à rapprocher de tout le début de "Vies", et pour preuve que la réplique rimbaldienne est sarcastique, je cite le début du paragraphe suivant où Chateaubriand s'empresse de se justifier :
A Dieu ne plaise que nous voulions comparer ces mystères aux mystères de la véritable religion, et les immuables profondeurs du Souverain qui est dans le ciel aux changeantes obscurités de ces dieux, ouvrage de la main des hommes ! Nous avons seulement voulu faire remarquer qu'il n'y a point de religion sans mystères ; ce sont eux qui, avec le sacrifice, constituent essentiellement le culte : Dieu même est le grand secret de la nature ; la divinité était voilée en Egypte, et le sphynx s'asseyait sur le seuil de ses temples.
Dans le chapitre précédent, l'introduction, Chateaubriand se plaignait de ceux qui riaient de tout en utilisant la dérision, en tant qu'ils étaient les plus difficiles à combattre pour le christianisme.
Le brahmane est cité à d'autres reprises dans les chapitres suivants, pour le célibat ou pour les "lois morales" au chapitre quatre, où Chateaubriand cite d'abord parmi d'autres les lois indiennes : "L'univers est Wichnou. / Tout ce qui a été, c'est lui ; tout ce qui est, c'est lui ; tout ce qui sera, c'est lui. / [...] / L'âme est Dieu. / [...]", et puis, plus loin, Chateaubriand fait une comparaison qu'il veut à l'avantage du christianisme, mais qui me semble surtout une maladroite équation :
[...] Le Brahmane exprime lentement les trois présences de Dieu ; le nom de Jéhovah les énonce en un seul mot ; ce sont les trois temps du verbe être, unis par une combinaison sublime : havah, il fut ; hovah, étant, ou il est, et je, qui lorsqu'il se trouve placé devant les trois lettres radicales d'un verbe indique le futur, en hébreu, il sera.
L'explication livrée est douteuse. Comment Chateaubriand fait-il pour superposer "havah" et "hovah" dans sa lecture ? Puis, il faudrait croire que l'adjonction de "je" permettrait de conserver ces significations temporelles sans contradiction. Cela sent le charabia à plein nez, et surtout, on ne voit pas très bien en quoi le fait de tout dire en un mot est supérieur au fait d'employer plusieurs phrases compréhensibles par tous. Je pense que Bossuet et Boileau seraient d'accord avec moi. Chateaubriand prend-il le parti d'un chef d'entreprise américain qui invente des moyens d'économiser du temps dans la conversation ? Je ne comprends rien à sa logique. Je pense aussi que son explication est fausse, parce ce que j'ai appris c'est que Hugo, Chateaubriand et les gens du passé ont cru à tort que les hébreux appelaient Dieu Jéhovah, alors qu'en réalité il l'appelait "Yahvé". Il rajoutait trois lettres pour éviter d'écrire son nom tel quel.
Mais, peu importe, Rimbaud lui-même savait-il que la lecture "Jéhovah" était erronée, trompeuse en tout cas, et l'explication de Chateaubriand une simple opinion ?
En revanche, ce jeu sur les verbes, nous le retrouvons dans le poème "Génie" dont je prétends qu'il fait écho au titre Génie du christianisme en s'y opposant. Rimbaud définit son "Génie" au moyen du temps, en évacuant subtilement le "passé" qui va devenir "passion" et "passer" par famille lexicale, et Rimbaud emploie aussi bien la forme conjuguée "est" que la forme participiale : "étant".
Il est l'affection et le présent [...]Il est l'affection et l'avenir,la force et l'amour,que nous, debout dans les rages et les ennuis,nous voyons passerdans le ciel de tempête et les drapeaux d'extase.Il est l'amour,mesure parfaite et réinventée,raison merveilleuse et imprévue,et l'éternité :machine aimée des qualité fatales.[...] affection égoïste et passion pour lui,lui qui nous aime pour sa vie infinie...Il ne s'en ira pas, il ne redescendra pas d'un ciel,il n'accomplira pas la rédemptiondes colères de femmes et des gaîtés des hommes et de tout ce péché :car c'est fait, lui étant, et étant aimé.[...]Il nous a connus tous et nous a tous aimés.[...]
Rimbaud aurait pu écrire : "Il est l'affection et le passé" sur le patron suivi pour : "Il est l'affection et le présent", "Il est l'affection et l'avenir". Il est sensible que le mot "amour" se substitue à "affection" et que le mot "force" fait discrètement oublier l'idée de "passé". Le substantif "amour" ou le verbe "aimer" sont ensuite martelés, avec un autre couplage "Il est l'amour [...] et l'éternité" où on voit bien avec la mention "l'éternité" que Rimbaud a fait exprès d'évacuer la mention "passé". Il a voulu en conserver quelque chose toutefois, puisqu'une reprise du mot "affection" est couplé à "passion" : "affection égoïste et passion pour lui". La forme "étant" est clairement mise en relief : "lui étant, et étant aimé". Il y a bien cette idée étymologique du nom "Yahvé" signifiant "Il est", selon les enseignements que j'ai reçus. Au passage, je ferai observer que dans le couplage "des colères de femmes et des gaîtés des hommes", on a comme un écho d'une idée du sonnet "Voyelles" : "sang craché, rire des lèvres belles / Dans la colère ou les ivresses pénitentes".
Je prétends aussi que dans ce que j'ai cité de "Génie", les quantités de syllabes ont été travaillées, mais aucun métricien ne sera d'accord, je laisse cela de côté.
Même s'il convient de demeurer prudent, citons quelques extraits de l'article "Génie" écrit pour l'Encyclopédie. Il n'est pas attribué à Diderot, mais à Saint-Lambert :
L'étendue de l'esprit, la force de l'imagination et l'activité de l'âme, voilà le génie. De la manière dont on reçoit ses idées dépend celle dont on se les rappelle. L'homme jeté dans l'univers reçoit avec des sensations plus ou moins vives les idées de tous les êtres. [...] Le génie entouré des objets dont il s'occupe ne se souvient pas : il voit ; il ne se borne pas à voir : il est ému ; [...]
Je suis très réservé quant au caractère exploitable de l'extrait que je viens de citer. Je ne le cite pas comme source, mais comme valeur témoin d'une réflexion sur la notion de génie qui commence quelque peu avec l'Encyclopédie.
En tout cas, le jeu verbal de "Génie" fait écho au passage que nous avons cité du chapitre IV du Génie du christianisme où il était fait état d'une explication de "Brahmane" qui n'avait comme défaut, selon Chateaubriand, que de ne pas être concentrée en un mot.
Je n'ai pas fini mon enquête, je dois poursuivre ma lecture.
Pour l'idée des "vieilles", là encore, il y a une énigme. J'ai remarqué que la vieillesse du monde est opposée à Chateaubriand sur la question de l'âge de la création, notre servant de la religion soutenant que Dieu a créé les choses vieilles vieilles, tout simplement !
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