mercredi 11 décembre 2024

Antony Deschamps : Ophélie, Banville et le vers romantique (partie 2/2)

Paradoxalement, les critiques universitaires connaissent plus de recueils de poètes de la génération parnassienne que des diverses générations romantiques. Il y a deux raisons à cela. Rimbaud a fourni dans sa lettre du voyant (15 mai 1871, à Demeny) une liste de poètes qu'il est loisible de citer et nous avons facilement accès aux deux ouvrages collectifs que sont les deux premiers numéros du Parnasse contemporain, séries dont proviennent l'essentiel des noms cités par Rimbaud. Cela ne veut pas dire que les universitaires lisent les recueils de poésies en question, mais les noms de ces poètes sont une sorte d'ensemble de connaissances culturelles en surface. du genre des réponses bêtes à un jeu Questions pour un champion pour ceux qui s'intéressent aux classiques de la Littérature.
Les frères Deschamps ne sont plus que des noms pour l'histoire littéraire. Ils sont pourtant les seuls avec Sainte-Beuve à compléter la liste des poètes romantiques de la décennie 1820. Emile Deschamps traduisait des pièces de Shakespeare et faisaient partie de l'équipe formée par le clan Hugo et Alfred de Vigny. Emile Deschamps a publié un recueil dès 1828, ce qui conforte inévitablement sa place de romantique de la première génération. On lui reproche de se consacrer moins à une poésie personnelle qu'à des traductions, et c'est vrai que ça explique le désintérêt évident qui l'a frappé ensuite. Son recueil de 1828 contient des traductions de Schiller et Goethe par exemple, les poèmes sont même plutôt en début de recueil, et de Schiller Emile Deschamps a traduit le poème "La Cloche" qui a fait aussi l'objet d'une traduction du douaisien Paul Demeny, ce qui veut dire qu'en septembre-octobre 1870 Rimbaud a eu des raisons d'approfondir sa connaissance des romantiques en principe peu signifiants qu'étaient les frères Deschamps. Il les cite avec mépris dans sa lettre "du voyant" parmi "les morts et les imbéciles", et il faut noter que ce n'est pas anodin, puisque le destinataire Paul Demeny s'il a traduit le même poème de Schiller devait se faire une idée différente de la valeur d'Emile Deschamps.
Les frères Deschamps ont vécu assez longtemps et Emile Deschamps s'est contenté de produire des poésies de circonstances, il n'a guère survécu à son premier recueil. Sous le Second Empire, il compose aussi des vers de commande pour Napoléon III. Antony Deschamps a publié quelques recueils tout de même de son côté, mais il semble avoir vécu dans l'ombre de son frère qu'il soutenait, et paradoxalement il est celui qui semble avoir le plus à nous apporter pour l'histoire littéraire.
Je reviendrai sur Emile Deschamps par acquit de conscience, mais pour l'instant ce que je relève surtout c'est son adverbe "impitoyablement" exhibé en hémistiche d'alexandrin dans un poème paru en 1832 "Retour à Paris" :
Qu'emporte chaque aurore, impitoyablement ;
Je ne crois pas que Deschamps ait inventé ce jeu et qu'il ait été célébré ou imité pour cela. Je ne pense pas non plus que l'invention vienne nécessairement d'un poète romantique. Le modèle pourrait venir d'un poète du XVIe ou du XVIIe siècle même. Pour l'instant, j'essaie de remonter la pente petit à petit. Je ne trouve pas d'adverbe en "-ment" de six syllabes qui fasse hémistiche dans les vers de Musset, ni dans ceux de Victor Hugo. Le fait m'a un peu interloqué. Je n'ai pas cherché du côté de Lamartine, Vigny, Gautier, etc.
Banville est le premier à pratiquer avec abondance les adverbes en "-ment" de six syllabes qui font hémistiche, et il affectionne la terminaison "-eusement" : "silencieusement", "respectueusement", etc., et cette forme en "-eusement" apparaît aussi régulièrement dans des adverbes de moins de six syllabes qui ne forment pas des hémistiches. Rimbaud a cette même constance d'emploi d'adverbes en "-eusement". J'en conclus d'évidence à l'influence significative de Banville sur Rimbaud. Vous remarquez que "impitoyablement" n'est pas un adverbe en "-eusement". Victor Hugo, de manière étonnante, ne glissait pratiquement jamais des adverbes en "-eusement" dans ses vers. Il y a de petites exceptions dans Cromwell, mais elles sont d'autant moins nombreuses qu'il y a un paradoxe frappant. Hugo a mis plein de didascalies dans son Cromwell avec énormément d'adverbes en "-ment" dont "dédaigneusement" et cela contraste avec leur quasi absence dans les vers eux-mêmes. J'ai relevé une configuration avec un adverbe de cinq syllabes en "-eusement" ("amoureusement" je crois) qui anticipe clairement le "Fort sérieusement" de "A la Musique" de Rimbaud, mais c'est tout. Il va de soi que le lien pour Rimbaud demeure Banville.
Hugo évitait le côté sonore exquis des formes en "-eusement", c'est sensible dans tous ses recueils lyriques.
Mais reprenons le cas des poésies d'Antony Deschamps.
Dans son recueil de 1835 Dernières paroles, poésies, j'ai relevé l'extrait suivant :

Par la lune éclairés, quelques dominos sombres

Dans le Corso désert glissent comme des ombres ;

Mais le Saltarello près du Tibre a cessé,

Le jour de Moccoli tel qu’un rêve a passé ;

Et l’on n’aperçoit plus dans une teinte grise,

Que les murs dentelés du palais de Venise ;

Et Rome se repose, et la paix des tombeaux

Succède au bruit des chars, à l’éclat des flambeaux.

Vous repérez l'hémistiche "Par la lune éclairés", un cadre italien, cet autre hémistiche avec son verbe tête : "Glissent comme des ombres", et enfin une opposition "bruit" et "éclats". Je considère que "Ophélie" de Rimbaud porte la marque de lieux communs romantiques profonds, et même si c'est un peu évasivement je viens de citer un passage en vers qui coïncide bien avec "Ophélie" sur certains points. Si on laisse de côté le cadre italien, on a l'emploi du verbe "Glissent" équivalent de "Passe" et "Flotte", l'idée des "ombres" qui correspond aux "fantômes" de la pièce de Rimbaud qui cite bien sûr le titre du poème des Orientales mentionnant "Ophélie" à la rime, et l'opposition "bruit" et "éclat" fait songer au balancement "plaintes" et "soupirs" du vers : "Dans les plaintes des arbres et les soupirs des nuits ;" vers qui est une imitation d'un vers de Victor Hugo de la décennie 1830 (poème des Chants du crépuscule, je crois) qui a aussi inspiré le dernier alexandrin du sonnet "El Desdichado" de Nerval. Et ce qui m'intéresse, c'est que le passage cité ici d'Antony Deschamps a des échos plus immédiats encore avec deux vers de "Credo in unam", puisque c'est dans cette dernière composition que nous avons l'hémistiche "Glisse amoureusement" avec le même verbe qu'Antony, et puisque l'hémistiche sur lequel j'attirais votre attention : "Par la lune éclairés," s'il a le mérité de correspondre au cas nocturne du poème "Ophélie" est surtout très proche de l'alexandrin suivant : "Par la lune d'été vaguement éclairée," alexandrin qui introduit au passage où Rimbaud a repris la rimes elle aussi lieu commun "étoile(s)"/"voile(s)", rime qui ouvre "Ophélie" et qui offre une irrégularité de distribution dans "Credo in unam".
Votre réflexe peut être de vous dire que cela est de peu d'intérêt de relever des lieux communs passés d'Antony Deschamps à Arthur Rimbaud selon un cheminement certes inconnu mais comme inévitable, sachant qu'ils étaient peut-être bien déjà des lieux communs sous la plume même d'Antony Deschamps. Je ne suis pas d'accord avec cette façon de fermer les yeux. Je pense au contraire que nous constatons une convergence de plusieurs lieux communs, ce qui nous fait passer à l'idée d'un motif romantique qui est devenu lieu commun et qui a été entretenu par les parnassiens et que Rimbaud réemploie non pas paresseusement pour s'exercer à devenir un poète, mais parce qu'il continuait de lui prêter une valeur d'étendard où un poète affirme certaines valeurs, certaines attentes fébriles qui justifient qu'il choisisse la carrière des lettres. Le motif a d'importantes variantes, peut devenir diffus et presque peu identifiable, mais si on l'étudie de près dans son déroulé historique on le maîtrisera.
Et quand j'ai relevé ce passage, je ne savais pas encore que plus loin je tomberais sur la mention "Ophélie" à la rime.
Pendant un certain temps, j'ai simplement relevé des vers pour en étudier la conception. Je vous les offre ici à l'état brut, avant de venir aux deux sujets plus marquants : les sonnets très particuliers d'Antony Deschamps et la source d'inspiration pour "La Voie lactée" de Banville.
Je dois préciser aussi que j'ai identifié un poème narratif conséquent qui a un nombre élevé de similitudes avec le poème de Victor Hugo "Rêverie d'un passant à propos d'un roi" des Chants du crépuscule je crois. Les publications auraient toutes les deux eu lieu en 1835, donc il reste à déterminer l'antériorité de l'un ou l'autre poète.
Je verrai cela plus tard, mais je vous le précise pour que vous réalisiez qu'en 1835 le recueil d'Antony Deschamps ne passait certainement pas inaperçu des amateurs de poésies de l'époque et surtout des poètes.

Voit à regret mourir le dernier feu !... La foule

Sur la place du peuple en murmurant s’écoule ;

Je suis un peu perplexe du côté du calembour : "foule", "place du peuple", "s'écoule", mais nous avons ici un rejet à la Chénier "le dernier feu", lui aussi objet d'un calembour, à mon avis maladroit : "mourir le dernier feu".

II

**

S’était non loin de là fait sauter la cervelle.

La balle avait brisé le crâne, et tellement

Défiguré les traits, qu’en ce même moment,

Son père magistrat, vieillard octogénaire,

Rentrant dans sa maison à son heure ordinaire,

Nouvel effet de rejet à la Chénier, et je souligne aussi l'espèce de distribution "Défiguré les traits" qui accentue une fin d'énoncé sur une césure et non une rime. 

**

Un fils unique, auquel son vieux père économe

On a bien la preuve qu'il ne faut pas s'enflammer pour les antépositions à la césure de pronoms relatifs composés, de formes du type "à qui", "de quoi", etc. 

En dix-huit cent quatorze, au Vatican, le soir,

Il y a plusieurs vers des frères Deschamps avec ce genre de date mentionnée sur un premier hémistiche. 

Pauvre petit ! je crois que j’en deviendrai folle.

Le "Pauvre petit" annonce Coppée évidemment. On songe aussi à la manière hugolienne. 

Ce matin même encore à l’endroit que voilà,

J'ai envie de réfléchir sur ces espèces de construction traînant : "Ce matin / même / encore", qui dilue le sens. 

Je vous l’avais prédit, moi, qu’il finirait mal !

Un tour à la Corneille, je vous rappelle le comte dans Le Cid : "Ne le méritait pas, moi ?" 

**

Ce Gatti donc était garde noble ; ravi

D’amour, il faisait l’œil à la Campi novi,

C'est l'entrevers qui m'intéresse ici : "ravi d'amour". 

**

Il s’est tué, nous donc prions Dieu pour son âme…

 Placement de "donc" à la césure, rien d'exceptionnel au plan métrique, ce qui m'intéresse c'est le registre familier et le choix sémantique de "donc" comme un tic d'écriture, sinon un trait d'époque.

Ce n’est pas chasteté ni devoir, c’est qu’au fond

Points à commenter à la césure et à la rime.

Qu’on ne parle donc plus ici, de Messaline,

L'espèce de rejet de l'adverbe "ici". Ce procédé existe chez les classiques ou est courant chez les poètes de la Renaissance, je le rappelle. J'ai remarqué le "ici" dans "Bal des pendus" et le "là-bas" dans "Les Etrennes des orphelins", donc forcément je chercher à identifier la source précise qui a inspiré Rimbaud. "Là-bas" et "ici", il est clair que Rimbaud s'inspire d'un modèle précis. 

Et pourtant cette femme est belle ! Et Raphaël

Mais il est fort, or donc à parler sans scrupule

**

III

Près de l’arc de Titus, Sur les marbres épais

De la via sacra, la solitude telle

Qu’on n’entendait passer ni bœufs, ni caratelle ;

Je m'intéresse  à "telle" exhibé à la rime. 

**

De visiter ces lieux tous ensemble, et d’aller

Le matin au Forum, et le soir d’en parler,

De rire, de causer musique, et de poursuivre

L’entretien suspendu la veille au soir très tard,

L'expression : "causer musique" chevauche la césure. Il ne s'agit sans doute pas d'une expression rigide comme "avoir beau", sinon "prendre source", etc. Il y a un léger effet d'enjambement pour "tous ensemble". 

**

Alors reparaissaient encore à mes regards,

Ce vers est admis chez les classiques 

IV

Ils répétaient : Avant que le jour ne décline

 Césure sur tête de conjonction dissyllabique, intéresant !

Par Jésus, que c’était un travail surhumain,

 Je ne relève pas toutes les césures sur "est", "c'est", etc., mais ici je m'intéresse au caractère heurté du premier hémistiche : "que c'était...", sans en faire une nouveauté romantique du tout non plus.

Afin de secouer ainsi par intervalles

Traitement de ainsi, postposition admise des classiques, mais "ainsi" en adverbe ou conjonction est exemplaire pour la perception rythmique des énoncés, parce que le sentiment d'évidence varie selon les expressions utilisées. 

V A M. Sainte-Beuve

Si vous entrez à Naple, un de ces beaux matins

Du mois de juin, laissant dans les marais Pontins

A cause du rebond sur participe présent "laissant", j'hésite à parler d'effet à la Chénier, je dois encore classer tous les cas. Toutefois, Rimbaud pratique le rejet "au mois de juin" si je ne m'abuse dans "Le Forgeron", donc ce vers précis a de l'intérêt dans l'optique d'une étude comparative. 

**

Qui là, pendant l’été, comme au fort de la bise,

Pâles, vont frissonnant sous leur capote grise ;

Evidemment, c'est "Pâles" qui m'intéresse ici.

 

**

Ces trois îles sortant de cette nuit profonde,

S’élèvent lentement sur l’écume de l’onde,

Rime "profonde"/"onde" et hémistiche avec adverbe en "-ment" de trois syllabes qui forme une unité emphatique comparable aux vers de "Ophélie" : "S'élèvent lentement" et aussi de "Credo in unam", constructions aussi très souvent déployées par Hugo. 

**

Donc, pendant que la mer reluit, et que l’aurore

D’une teinte rosée enveloppe et colore

Les toits de Pouzzolane, allez et librement

Contemplez des hauts lieux ce grand enchantement.

Naples va s’éveiller : tout, du port à la ville

Fermente autour de vous : une race servile

La Vuole, La Barca, Gnor, la voiture est prête !

Alors vous reviendra le souvenir de Rome

La ville du silence et de la paix, où l’homme

Isolé, sans affaire et jamais agité,

Extrait avec trois faits rapprochés qui m'intéressent. Je n'ai pas compris "Gnor" pour l'instant. Je relève l'emploi du verbe "Fermenter" dont je traque les occurrences en fonction du "Bateau ivre", etc. Je souligne aussi "et librement" avec la distribution symétrique bizarrement altéré pour "allez" et "contemplez".

**

Cependant au milieu de cette immense foule

Encore une césure sur tête trisyllabique de groupe prépositionnel. 

**

Un jeune homme est devant, le corps ceint d’un lien

De pampres et coiffé du bonnet phrygien,

Une femme d’Ischia-l’Isle, blonde, aussi belle

Que la bonne Déesse ou la grande Cybèle,

Repose sur le char, et d’un œil grave et doux

 Rejet à la Chénier pour "De pampres" et puis ce trait d'union sur césure avec un nom propre composé sur lequel je m'interroge : "d'Ischia-l'Isle".

**

Un invisible chœur s’élève et dans ces lieux

Chante, Evoë, Liber, comme au temps des faux dieux.

Même remarque que pour "allez" et "contemplez" plus haut. 

 

Mais les payens s’en vont, et le peuple moderne

Reparaît ; car vos yeux rencontrent la giberne

D’un grenadier, ou bien le petit manteau noir

D’un abbé parfumé, qui court se faire voir

**

A l’agile cocher, qui debout par derrière,

Fouette son cheval gris courant dans la poussière ;

Je voulais relever la mention "cocher" et la double suspension du second hémistiche : "qui debout par derrière". 

**

Et leur cocarde rouge et leurs sabres anglais,

Je pensais inévitablement au vers du "Bateau ivre" : "cotons anglais". 

Puis des processions, des danses, et ce bruit

Le second hémistiche ! 

Se déroulant ainsi qu’un fleuve oriental,

Encore une césure après la tête dissyllabique "ainsi" d'une conjonction, ici "ainsi" est clairement rattaché à la subordonnée. 

Tu ne t’es pas trompé, non, fils de Raphaël,

Tour à la Corneille. 

VII

Passent, passent toujours les chameaux au poil fauve,

Les giaours sont là-bas qui viennent, et la plaine

La répétition "Passent, passent" à comparer avec "Ophélie". Enjambement pour "qui viennent"

« A M. Victor Hugo. Ode. »

Enfin, on le verra, triste, assis sur un trône

Je souligne "triste". 

« Sonnet de Gianni »

Supplice de Judas dans l’enfer

;;

 

Etex, vous aviez vu le Dieu qui s’y révèle

Se dresser, et dans l’air levant sa grande main,

XI

XIV

Et la couvrait ainsi que le saule pleureur

XV

Le poison qu’il devait boire le lendemain ;

"Devait" détaché de l'infinitif régi "boire".

 

**

/Léar/

Sa vue est altérée, et sa tête affaiblie

L’abandonne, ô mon dieu ! mais voici Cordélie !

Et vous, maître sévère et pur, dont le génie

Et voilà pour le relevé brut en l'état.

Je me suis arrêté à la page 75 avec le poème "A Hector Berlioz" où figure le nom "Ophélie" à la rime.
Je vous livre d'abord les sonnets qui m'ont frappé. Je les transcris tels qu'ils ont été imprimés, ce que vous pouvez vérifier vous-même : cliquer ici (page 49) !

Supplice de Judas dans l'enfer

Lorsqu'ayant assouvi son atroce colère
Judas enfin tomba de l'arbre solitaire,
L'effroyable démon qui l'avait excité
Sur lui fondit alors avec rapidité.
Le prenant aux cheveux, sur ses ailes de flamme,
Dans l'air il emporta le corps de cet infâme
Et descendant au fond de l'éternel enfer
Le jeta tout tremblant à ses fourches de fer.
Les chairs d'Iscariote avec fracas brûlèrent ;
Sa moëlle rôtit et tous ses os sifflèrent.
Satan de ses deux bras entoura le damné,
Puis en le regardant d'une face riante ;
Serein, il lui rendit de sa bouche fumante
Le baiser que le traître au Christ avait donné.

Les quatre derniers vers sont une traduction/adaptation de quatre vers italiens de Gianni transcrits au bas de la page. J'ai souligné une césure pour mes relevés. Ce qui m'intéresse, c'est l'absence de blancs pour distribuer les quatrains et les tercets, et l'emploi des rimes plates AABBCCDD pour les quatrains, sachant que les rimes sont distinctes d'un quatrain à l'autre. Vous pouvez remarquer le trouble à la lecture pour les tercets, puisque nous avons l'illusion d'une cinquième rime plate EE avant que ne se dessine l'organisation normale d'un sizain marotique EEF GGF.
Antony enchaîne avec un autre sonnet de la sorte : Sur le spasimo di Sicilia, "Tableau de Raphaël".
Près d'un Pharisien, le proconsul Romain,
A cheval et tenant le bâton à la main,
Chemine comme un homme à quelque doute en proie ;
Il suit le condamné dans la pénible voie,
Et courbé sous son doute, ainsi que sous un poids,
Il semble aussi porter une part de la croix.
Et plus bas, à ses pieds, je vois les saintes femmes,
Par leurs yeux tout en pleurs montrer leurs tendres âmes,
Paraissant ignorer, dans leur humilité,
Que d'un beau cercle d'or leur front est surmonté ;
Et plus loin le soldat qui tient l'aigle romaine
Remplissant son devoir sans plaisir et sans peine,
Et dans cette peinture, où tout parle du ciel,
Représentant tout seul l'homme matériel.
J'ai triché. Deschamps n'écrit pas qu'il s'agit d'un sonnet, c'est plutôt un quatorzain à rimes plates. Un précurseur des dizains à la Coppée ? Notez aussi les suites un peu maladroites : on passe assez lourdement de la rime "oie" à la rime "oi", en quatorze vers vous avez "Romain" et "romaine" à la rime, mais sans que ces répétitions ne soient réellement traitées avec une visée poétique. Le mot de la fin avec sa diérèse "matériel" a un relief idéologique d'époque et peut vous faire penser à l'emploi de l'adjectif par Rimbaud dans les tercets du "Sonnet du Trou du Cul".
Je range ces deux poèmes dans l'histoire particulière du sonnet au cours de la décennie 1830, parce que Sainte-Beuve, Gautier, Musset et donc ici Antony Deschamps sont l'explication des sonnets déréglés de Baudelaire et du Parnasse contemporain, ce qui jusqu'ici n'est pas traité par la critique universitaire. On attribue tout encore une fois aux parnassiens et à Baudelaire.
Le poème suivant du recueil Dernières paroles "A M. Ch. de Montalembert" est un douzain de rimes plates. Vous voyez bien qu'il y a malice.
Je passe sur "Cimarosa" et sa "tabatière" et j'en arrive directement au poème "A Hector Berlioz" pages 73 à 75. Le poème commence par déplorer que l'humanité soit si ingrate envers les hommes de génie. Et puis on passe à une volonté de nous enseigner ce que peut "l'art divin" quand il est dans la main d'un véritable "maître", et dès lors toute la suite du poème correspond très clairement au poème "La Voie lactée" de Banville publié sept ans plus tard avec un hommage aux grands maîtres pour leur art divin : Orphée la légende, Homère, puis le duo Shakespeare et Molière avant un développement sur Victor Hugo qui, fatalement, se substitue au musicien Hector Berlioz. Je précise qu'Antony Deschamps a écrit des paroles sur d'importantes compositions de Berlioz.
Les frères Deschamps sont également des traducteurs de Shakespeare, on le sait surtout pour Emile, mais ces pièces seront surtout mises en avant dans la décennie 1840, alors que nous ne sommes qu'en 1835, et ici nous avons plus loin dans le recueil des traductions de Shakespeare, qu'évidemment je n'ai pas encore lues. Et ce recueil est d'Antony, pas d'Emile.
Antony emploie la forme "Léar" avant Banville, mais au milieu du vers, alors que Banville l'emploie à la rime. Cordélie et Ophélie sont toutes deux mentionnées à la rime, et avec quelques autres éléments cela suffit pour affirmer que Banville s'est directement inspiré de ce poème.

Lecteur, veux-tu savoir ce que peut l'art divin
Quand un maitre le prend dans sa puissante main ?
Vas entendre Léar, chancelant de folie,
Chercher à pas pesan[t]s sa fille Cordélie.
Sa tunique flottante embarrasse ses pas ;
Il veut marcher, hélas ! mais il ne le peut pas !
Sa vue est altérée, et sa tête affaiblie
L'abandonne, ô mon Dieu ! mais voici Cordélie !
Cordélie, ange saint envoyé par les cieux !
Quel nom égalera ton beau nom gracieux ?
Et vous, maître sévère et pur, dont le génie
Doit enfin aux Français enseigner l'harmonie[,]
Laissant les flots jaloux, battre votre vaisseau,
Sous des cieux inconnus cherchez cert art nouveau :
Vous braverez la mer et les vents en furie ;
Car vos étoiles sont les beaux yeux d'Ophélie.
L'allusion à Chénier est évidente : "Sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques" contre "Sous des cieux inconnus cherchez cet art nouveau :" même si les propos sont différents.
Le dernier vers doit faire songer au dernier de "Voyelles" également.
Nous retrouvons le lieu commun très prégnant chez les romantiques du poète qui mène un vaisseau ou qui est un bateau, thème développé par Hugo à propos de Lamartine où Hugo s'identifie à un bateau, mais thème très fréquent en réalité dans les poésies des décennies 1820 et 183.
Je trouve amusant le rapprochement involontaire de "tunique flottante" à "Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles[.]"
J'en profite pour préciser que d'autres avant moi ont relevé des mentions d'Ophélie dans des vers de Musset et Gautier. Il y a précisément deux poèmes de Musset qui sont concernés : "La Coupe et les lèvres" et "Le Saule". J'ai vu aussi que quelqu'un citait le passage sur Ophélie contenu dans le roman La Confession d'un enfant du siècle.
En l'état actuel de mes connaissances, je ne saurais me satisfaire des rapprochements du poème de Rimbaud "Ophélie" avec des peintures préraphaélites anglaises. Sur internet, on voit qu'Alain Bardel ou Myriam Robic les recensent, mais outre que ces peintures apparaissent en gros sous le Second Empire en Angleterre et qu'il faut du temps pour qu'on en parle en France, je rappelle cruellement que Rimbaud n'avait pas internet chez lui, ni des livres avec des photographies en couleurs des tableaux des peintres contemporains ou plus anciens. On peut toujours plaider les reproductions du genre des gravures, lithographies, mais bon où elles sont ? Delacroix a peint lui aussi Ophélie, mais là encore ça pose un problème d'accès difficilement surmontable dans le cas de Rimbaud. Puis, les vers du poème s'inspirent de formulations en vers antérieurs, et pas de coups de pinceau ou de techniques de gravure...
Bref, le motif pour les poètes, il vient du poème "Fantômes" des Orientales. On peut penser qu'il y a une source pour Hugo qui nous échappe, mais c'est un repère imparable. Nous avons une époque où justement Shakespeare est mis en avant, Antony Deschamps et "La Voie lactée" de Banville montrent que derrière "Ophélie" il y a plutôt l'idée générale de l'héroïne d'un drame shakespearien. Ophélie est comparée à Mimi Pinson par Banville, ce qui renforce l'importance des écrits de Musset, en même temps que cela confirme l'importance de Murger, lequel a produit un poème en vers de chanson de dix syllabes (deux hémistiches de cinq syllabes) intitulé "Ophélia" qui est la source d'ensemble du poème "Ophélie" de Rimbaud.
Il y a deux niveaux d'enquête : il y a vis-à-vis de Banville et Murger une enquête à mener sur leurs sources avec un développement souterrain d'époque qui relie Hugo, Musset, Gautier, Deschamps, Murger et Banville, quelque peu Delacroix qui n'occupe pas la place centrale, mais qui participe pas du développement du motif. Nous avons ensuite à méditer sur ce qui s'est passé avec Rimbaud, pour qui au-delà du modèle pris à Murger Banville est le modèle de référence, qui se double d'un renvoi à Hugo et Musset. Je n'intègre pas forcément Gautier et Deschamps dans le cadre d'enquête rimbaldien. Mais, une mise au point sur "Ophélie" de Rimbaud suppose de cerner l'inévitable filiation romantique originelle, même si Rimbaud a été suffisamment occupé par les modèles de transition Banville et Murger. 

lundi 9 décembre 2024

Antony Deschamps : Ophélie, Banville et le vers romantique (partie 1/2)

Petite digression entre astérisques **, vous pouvez la sauter si vous ne tenez à ne lire que l'étude sur Antony Deschamps !

                                                              **

Vers 2009, même à l'Université de Toulouse le Mirail, si bien pourvue en livres anciens et de critique littéraire, par comparaison à Bruxelles, Nice, Montpellier et l'essentiel du pays, à l'exception de Paris, il n'était pas possible de lire tous les recueils de poètes secondaires du dix-neuvième siècle. J'avais repéré un maximum de périodiques anciens dans la bibliothèque municipale "Périgord" à Toulouse, j'avais même repéré des livres non répertoriés sur les fiches informatiques à la bibliothèque de la faculté de droit à l'Arsenal, des recueils de Fables de Lachamb(e)audie, le livre de Catulle Mendès sur la Commune, etc. J'avais passé du temps à fouiller les fiches manuscrites anciennes pour ça. A l'université de Toulouse le Mirail, j'ai pu lire le recueil de 1828 d'Emile Deschamps tout de même : Etudes françaises et étrangères. Pas mal d'ouvrages sont partis au pilon quelques années après, mais je peux garantir qu'ils avaient ce recueil à l'époque. L'Université de Toulouse le Mirail détenait aussi la revue dans laquelle avait été publiée la version originale de La Tentation de saint Antoine. Pour Banville, je profitais de l'édition critique en maints grands tomes de Peter Edwards, mais il s'agissait d'une édition à partir des versions définitives. Toutes les variantes étaient reportées en fin d'ouvrage, mais c'était fastidieux à consulter et il y avait un établissement parfois un peu confus. Par exemple, sur l'enjambement de mot dans le poème "La Reine Omphale", on pouvait croire à lire les variantes telles qu'elles étaient rapportées par Edwards que l'enjambement de mot "pensivement", s'il avait été publié en revue en 1861, n'avait pas été reporté dans l'édition originale de 1867, ce qui amenait une complication étrange dans le cas de Rimbaud. Comment pouvait-il s'en inspirer directement en écrivant "tricolorement" dans "Ressouvenir" sans passer par la confidence de Verlaine ou d'un autre sur la publication originale de 1861 ? En réalité, la leçon "pensivement" figurait bien dans l'édition originale et mieux Rimbaud n'a même pas connu la leçon corrigée, modérée : "d'un air pensif" : "Où je filais d'un air pensif la blanche laine," corrigeant "Où je filais pensivement la blanche laine," dans l'édition définitive. Et quand on précise les variantes en remontant du coup dans le temps il faut éviter les présentations confuses.
Pour les livres qui me manquaient, il y avait la possibilité du prêt entre les bibliothèques, mais ça passait par un service administratif qui n'est pas du tout curieux de critique littéraire et qui ne pense qu'en termes de respects scrupuleux des procédures. Vous demandiez le prêt d'un livre à Paris, il y avait une vérification si le livre n'était pas disponible à Toulouse même, et c'était restreint. Cela m'a assez vite découragé, j'étais trop susceptible, je n'aimais pas cette espèce de condescendance avec laquelle on répondait à mes sollicitations. Je me disais qu'il y avait une quantité élevée de professeurs et d'étudiants en thèse qui devaient penser à faire comme moi, et qui étaient aussi nécessairement intéressés par les mêmes livres. J'ai jamais compris pourquoi les universités françaises ne se sont pas coordonnées pour mettre en ligne un état patrimonial dans une version fac-similaire commune mise en ligne sur le réseau internet interne aux universités. On prend quelques personnes de bonne volonté à cette tâche et ça peut aller très vite. Je demandais qu'on fasse venir un livre : on me fournissait des photocopies de Vers les saules de Glatigny, ou bien j'obtenais le saint Graal. L'exemple clef c'est Melancholia d'Henri Cazalis. Cazalis est aussi connu comme poète sous le nom de plume Jean Lahor, c'est un docteur qui a eu pour patients Maupassant et Verlaine, mais surtout c'est un ami de Mallarmé. Normalement, vous le connaissez par la correspondance célèbre qu'il a entretenue précisément avec ce dernier, puisque les lettres de Mallarmé à Cazalis ont une réputation, toutes proportions gardées, comparable à celle des lettres "du voyant". Il n'y a que trois villes en France qui possèdent un exemplaire du recueil Melancholia de Cazalis, et il se trouve que l'un de ces rares exemplaires je l'ai eu en prêt personnel en l'ayant commandé à la bibliothèque universitaire du Mirail à Toulouse...
Aujourd'hui, les conditions ont changé. L'accès à la poésie du dix-neuvième siècle s'est rapidement bonifié sur le site Gallica de la BNF, et Google books fournit un agréable complément. Cela fait bien dix ans que l'accès est vertigineux, mais je constate tout de même des manques persistants. Au-delà du problème primordial de la conservation des revues, il y a le problème des rééditions de certains ouvrages avec des variantes. Si à la BNF, ils faisaient leur travail consciencieusement, ils mettraient en ligne automatiquement les versions originales et les versions définitives des recueils d'au moins les grands noms de la littérature française. Il y a trois éditions clefs des Fleurs du Mal à mettre en ligne au plan fac-similaire, et c'est pareil pour Leconte de Lisle, Banville, Musset, Vigny et Lamartine. Il faut impérativement répertorier les éditions clefs. On ne peut pas se contenter de mettre en ligne une édition définitive ou une édition des Œuvres complètes. Ce problème vaut aussi pour Belmontet ou pour Louis Veuillot. On ne peut pas se contenter de rechercher les poèmes des premiers recueils dans des éditions refondues, et il faut bien sûr pouvoir établir le contraste des versions de poèmes et de recueils dans le cas de Belmontet. Il y a une publication d'ouvrages rares sur le site Gallica de la BNF, mais il reste un problème de laxisme où on se trouve satisfait d'avoir publié une édition la plus fournie possible des œuvres d'un auteur, sans se poser des questions élémentaires d'histoire littéraire, alors même que cet énorme travail intéresse au premier chef la recherche universitaire, les études philologiques, génétiques, etc.

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Hier, je me suis penché sur le cas du poète Antony Deschamps. Mon idée était d'interroger la facture de ses alexandrins. Et ma surprise fut de découvrir une mention du nom "Ophélie" à la rime, surprise qui a été précédée par d'autres.
Antony Deschamps est un peu moins mis en avant qu'Emile Deschamps qui avait publié un recueil dès 1828. Les deux frères ont publié dans les volumes collectifs du Parnasse contemporain. Je vous propose de regarder le détail, il est assez instructif.
Dans le premier Parnasse contemporain de 1866, Emile Deschamps publie huit poèmes et Antony Deschamps, s'il ne semble n'en avoir fourni que trois d'après la table des matières, a en réalité fourni deux séries de trois poèmes et quatre poèmes respectivement, et un sonnet. Qui plus est, si Emile a publié huit poèmes à la suite, il n'a pas participé au bouquet de sonnets final. Antony a fourni deux séries de poèmes dans la partie qui lui était réservé, mais il a apporté un sonnet au bouquet final de plusieurs auteurs. Comme Victor Hugo a refusé de participer à ce volume collectif, il se peut qu'Emile Deschamps n'ait pas daigné composer un sonnet pour l'occasion, alors qu'il avait certainement été sollicité pour le faire. En clair, le sonnet d'Antony Deschamps vaut pour rappel de la collaboration des deux frères au collectif du Parnasse contemporain. Mais remarquez bien qu'en 1866, Sainte-Beuve et Lamartine étaient encore en vie et pas plus que Victor Hugo ils n'ont honoré le premier Parnasse contemporain d'une quelconque contribution. Musset, Vigny, Nerval et Desbordes-Valmore sont déjà éteins. Les frères Deschamps sont les seuls représentants dans ce volume de la poésie romantique de la décennie 1820. Antony Deschamps, bien qu'il ait surtout publié à partir de 1831, est ainsi la figure d'ancien dans ce bouquet de sonnets final. Il est né en 1800. Gautier est le seul à le suivre d'un peu près, étant né en 1811. Suivent Charles Baudelaire, Théodore de Banville, Leconte de Lisle et Louis Ménard, respectivement 1821, 1823, 1818 et 1822. Ensuite, nous avons la génération parnassienne en tant que telle, avec des poètes ici nés entre 1838 et 1844 : Léon Dierx (1838), Sully Prudhomme (1839), Albert Mérat et Henri Cazalis (1840), Léon Valade et Catulle Mendès (1841), Stéphane Mallarmé, François Coppée et Heredia (1842), Louis-Xavier de Ricard (1843) et Paul Verlaine (1844). Notez la présence précisément d'Henri Cazalis avec un sonnet qui annonce le titre de son futur recueil, si difficile d'accès de nos jours : "Devant la Melencolia d'Albert Durer". Il s'agit tout de même d'un cercle fermé de poètes parnassiens. Dans le second numéro du Parnasse contemporain, Antony Deschamps n'a participé qu'avec une seule contribution, tandis qu'Emile a remis trois compositions de son cru. Toutefois, les deux frères sont mis en vedette au début du volume, en défilant l'un puis l'autre directement après les contributions de Leconte de Lisle et Théodore de Banville. Les deux Deschamps ne participeront plus au volume de 1876.
Je vais faire une revue des contributions parnassiennes des deux frères !

Je vous conseille de lire le poème "Annonciade" en cherchant à remarquer que chaque hémistiche forme bien une unité. C'est une façon empirique d'apprécier la régularité métrique d'un auteur et ça vous imprégnera plus qu'un compte rendu statistique dont la plupart d'entre vous sont peu friands.
Je cite tout de même les premiers vers :

Elle avait dix-sept ans ; elle était blonde & belle,
Comme Vénus Victrix ou la grande Cybèle ;
Sa bouche avait ravi sa fraîcheur au Printemps,
[...]

Le rapprochement pour "ravi" avec "Credo in unam" n'est qu'une coïncidence, mais une coïncidence liée à un lieu commun quant à l'emploi du verbe "ravir". Surtout, nous avons la rime "belle"/"Cybèle", la mention d'une Vénus particulière et le premier hémistiche avec la mention des "dix-sept ans". Je ne veux pas soutenir idiotement que Rimbaud s'inspire directement de ces deux vers dans "Roman" ou "Credo in unam". Il y a des lieux communs qui expliquent le lien entre ces vers et ceux de Rimbaud. En revanche, en mai 1870, j'imagine que Rimbaud avait déjà une idée des premières livraisons du second Parnasse contemporain, et il envoie à Banville la pièce Credo in unam dans une lettre où il met en avant son jeune âge "j'ai presque dix-sept ans", où il appelle sa poésie du "printemps". Le poème "Credo in unam" parle non seulement de Vénus, mais contient la rime "belle"/"Cybèle" pratiquée bien sûr par Banville, Leconte de Lisle et d'autres à l'époque. Rimbaud aurait eu aussi présent à l'esprit les trois vers cités ci-dessus d'Antony Deschamps lorsqu'il écrivait sa lettre à Banville. Il souhaitait que son poème termine un recueil où ces trois vers d'Antony Deschamps figuraient pratiquement au seuil de tout l'ouvrage. La résonance des titres est elle-même éloquente : "Annonciade" et "Credo in unam". Certes, les "Deschamps" sont rangés parmi "les morts et les imbéciles" dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871, mais ça n'empêche pas une référence tactique dans l'envoi à Banville de mai 1870. Le détachement humoristique de la lettre correspond d'ailleurs au pas de côté pour ne pas être assimilé à un imbécile.
Le récit dramatique fourni par Antony Deschamps est comparable à un récit hugolien : "A cette croix de chair l'avait crucifiée", etc. Notez que ce vers peut faire écho à "Depuis qu'un autre dieu nous attelle à sa croix" !
Quels vers peuvent être relevés qui correspondent moins nettement à la partition mélodique des hémistiches ?
Le vers :
Et l'Amour, appuyé sur son arc détendu,
est pleinement classique et même facile à lire en deux hémistiches. L'antéposition d'une forme participiale (participe présent ou participe passé) est courante chez les classiques. Il faut définitivement renoncer à y prêter de l'attention dans un relevé qui cherche à cerner des enjambements plus souples.
Je relève en revanche le vers suivant :
Et comment peux-tu donc, le matin, soutenir
car s'il est régulier avec en prime une virgule et une nette "pause" à la césure, il a un infinitif partiellement tassé à la césure. Il n'est pas réellement tassé, puisqu'il mesure trois syllabes. S'il n'en faisait que deux, il pourrait être envisagé comme suspendu. En revanche, l'unité du second hémistiche : "le matin, soutenir" repose sur une juxtaposition qui est admise chez les classiques, mais qui offre un léger moment de trouble dans l'idée de régularité mélodique des hémistiches. Nous avons un élément apposé reporté en tête du second hémistiche, ce qui crée un effet souple d'enjambement, comme un sentiment que la pause de la césure n'a pas suffi et est suivie d'emblée d'une autre pause : "Et comment peux-tu donc, le matin,..." Ce type de configuration est fréquent dans les premiers alexandrins connus de Rimbaud ("Les Etrennes des orphelins", "Ophélie", "Bal des pendus", "Le Forgeron") :

Elle a donc oublié le soir, seule et penchée,

- Une vieille servante, alors, en a pris soin.

Un grand feu pétillait, clair, dans la cheminée,

Par la fenêtre on voit là-bas un beau ciel bleu ;

Un pauvre fou s'assit, muet, à tes genoux !

Ce n'est pas un moustier ici, les trépassés !

Des vergers quand il pleut un peu, de l'herbe rousse ?

Ce type de construction disparaît des autres poèmes de l'année 1870 et n'apparaît que rarement dans les pièces ultérieures ("Accroupissements" avec le constituant détaché "frileux") :
Or il s'est accroupi, frileux, les doigts de pied
Repliés [...]
J'y adjoins le tour classique sur l'apostrophe dans ce vers du "Forgeron" :
Nous sommes Ouvriers, Sire ! Ouvriers ! Nous sommes
[...]
Il faut ajouter quelques vers où un procédé similaire est déployé à l'entrevers ("Les Etrennes des orphelins", "Le Forgeron", "Le Buffet") :
Un rêve si joyeux, que leur lèvre mi-close,
Souriante, semblait murmurer quelque chose...
Bien que le roi ventru suât, le Forgeron,
Terrible, lui jeta le bonnet rouge au front !
C'est un large buffet sculpté ; le chêne sombre,
Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens ;

Voici un cas de rencontre des deux procédés dans "Le Forgeron" :
Et je vais dans Paris, noir, marteau sur l'épaule,
Farouche, à chaque coin balayant quelque drôle,
[...]
La raréfaction est rendue remarquable par deux autres observations. D'une part, Rimbaud place aussi des constituants en suspens devant la césure, et c'est le cas dans les poèmes "Ophélie" et "Credo in unam", deux poèmes des débuts où nous relevons peu de constituants détachés juste après la césure. Cela semble indiquer que l'antéposition est plus naturelle et que la postposition nécessite soit un effort intellectuel, soit une sorte d'emportement improvisateur dans une narration au sens forme du terme. D'autre part, Rimbaud pratique de plus en plus de rejets novateurs d'une ou deux, parfois trois syllabes, et c'est un peu comme si l'attention portée à des audaces plus marquées entraînait un refoulement de ce mode assez gracieux qui consiste à déposer un constituant détaché après la virgule ou en glissant au début du vers suivant. A cette aune, nous avons des indices pour penser que "Bal des pendus" et "Le Buffet" sont soit des compositions plus anciennes remises à Demeny en septembre-octobre 1870, soit des compositions qui se ressentent par leurs sujets et leur traitement des préoccupations que Rimbaud avait en composant "Les Etrennes des orphelins". Le rejet de "sculpté" au premier vers du "Buffet" a à voir avec la chute et le rejet "gravés en or" des "Etrennes des orphelins", poème où figure précisément le développement sur l'armoire à ouvrir qui est une préfiguration évidente du sonnet "Le Buffet". Et ce vers de "Bal des pendus" :
Les fait danser, danser au son d'un vieux Noël !

qui a un écho dans le quatrain d'octosyllabes qui ouvre et clôt la composition : "Dansent, dansent les paladins[,]" fait clairement écho par sa répétition au rêve d'un son de Nouvel an dans "Les Etrennes des orphelins" :
Tourbillonner, danser une danse sonore[.]
Tout ce raisonnement est parti d'un vers cité plus haut du poème "Annonciade" d'Antony Deschamps. Il est vrai que je médite depuis plusieurs jours le cas de ces vers rimbaldiens, qu'il y a évidemment d'autres sources romantiques plus évidentes à l'inspiration de Rimbaud à ce sujet (Hugo, Banville, etc.), et vous vous doutez que le poème "Annonciade" n'est pas du tout suffisant pour considérer qu'il y a eu une influence directe. Au contraire, le poème "Annonciade" est trop régulier par ailleurs, donc il n'est pas le modèle suivi par Rimbaud. Mais j'ai lu les premiers recueils publiés par Antony Deschamps hier soir et j'ai fait une moisson de tels vers. Puis, le vers que j'ai cité de "Annonciade" contient aussi le mot "donc" à la césure qui me renvoie à son emploi dans ce vers des "Etrennes des orphelins" :
Ils murmurent : "Quand donc reviendra notre mère ?"
Cet emploi de "donc" à la césure a quelque chose d'un registre familier et intime qui peut éventuellement se rencontrer dans les comédies classiques, je n'ai pas encore effectué de recherches en ce sens, mais qui correspond aussi à l'intimité ou à la tendance à une relative familiarité des poèmes en vers romantiques. J'ai relevé plusieurs mentions "donc" à la césure ou non, mais je me garde le sujet pour une autre occasion. En revanche, Antony Deschamps va être très intéressant à citer pour les "là" qu'il emploie à la césure. Dès son mince recueil de 1831 qui ne contient que quatre poèmes en vers : trois satires et un prologue, Deschamps a une tendance à revenir au mot "là" qui tombe très souvent à la césure, parfois employé seul, parfois attaqué à un nom ou un pronom comme dans "celui-là". Rimbaud a accumulé ce genre d'emplois dans le poème "Le Forgeron" dont la manière d'écrire est précisément hugolienne, cette espèce de dramatisation lyrique un peu enfantine. Antony Deschamps est de cette école-là et en témoigne dans ses Satires de 1831, puis encore dans son recueil plus lyrique de 1835 Dernières paroles, poésies. Je ne perds pas de vue que Molière a pratiqué cela dans ses comédies, mais l'important c'est de dégager des éléments convergents qui montrent que quand Rimbaud compose "Les Etrennes des orphelins" ou "Le Forgeron" il s'inspire de poèmes qui ont une forte marque romantique d'époque, de poèmes dramatiques dont Victor Hugo a mis au point le mode d'écriture, et ce mode d'écriture devient prégnant par le fait d'être employé par un certain nombre d'artistes : Antony Deschamps, Banville, etc., et cela dans des configurations thématiques ou dramatiques plus précises. Et on voit que la conception du vers va plus loin qu'une simple observation de ce qui se passe ou non à la césure, sinon à l'entrevers.
Dans "Annonciade", je rappelle le vers cité plus haut et je l'accompagne de ce vers voisin avec une apostrophe :

Et comment peux-tu donc, le matin, soutenir

Alors que tu les vois, vieillard, au point du jour

Trois vers seulement séparent les deux cités dans la pièce de "Annonciade" et remarquez l'écho "le matin" et "au point du jour". Les deux vers font partie d'un même discours rapporté, et j'ajoute une anaphore d'un hémistiche entier à mon relevé :
Alors que tu les vois les regarder en face,
Alors que tu les vois, vieillard, au point du jour,
parce que mon intuition me fait considérer que les anaphores ne s'étendent pas ainsi chez les poètes classiques qui ne s'autorisent guère la reconduction à l'identique d'un hémistiche d'un vers à l'autre. Je n'ai pas mené d'enquête, mais c'est la conviction qui ressort chez moi. Je pense que ces répétitions sont plus propres, au-delà d'un cas particulier avec "La Jeune Tarentine" de Chénier, à faire ressortir une référence à la chanson, à la romance, dans le cadre de la poésie du dix-neuvième siècle.
En revanche, le vers :

Ainsi l'Olympe : ainsi dans leur cour éternelle 
offre une répétition classique typique de la forme "ainsi" en tête de vers, puis à la césure. C'est une forme d'insistance bien connue dans les vers de Racine, Corneille, Molière et compagnie.
Le passage suivant du poème "Annonciade" offre un intérêt à nouveau évident de rapprochement avec "Credo in unam", non pas pour sa versification, mais pour ce qu'il dit, à quoi ajouter un écho au poème de Catulle Mendès "Les Fils des anges" :
Ainsi l'Olympe : ainsi dans leur cour éternelle
Les Dieux s'entretenaient de la chose mortelle,
Car ils se souvenaient, sous leurs sourcils divins,
D'avoir aimé jadis les filles des humains :
L'errante Io fuyant à travers les campagnes
Le céleste chasseur, aux cris de ses compagnes,
Europe s'attachant au col de son taureau
Quand elle ne vit plus que les astres & l'eau,
Et l'enfant Ganymède enlevé par la serre
Du formidable oiseau qui porte le tonnerre,
Et Danaé captive & succombant encor
Au Dieu qui l'inondait sous un déluge d'or.
Plus loin, Antony Deschamps nous surprend, puisque le fameux "là" qu'il aimait placer à la césure glisse en attaque de second hémistiche :
Il te laissait mourir là, sans avoir aimé !
Dans "Les Etrennes des orphelins", Rimbaud place ostensiblement un "Là" isolé à la rime, et il en place un autre à peine plus loin en attaque de vers :
- Les enfants tout joyeux, ont jeté deux cris... Là,
Près du lit maternel, sous un beau rayon rose,
Là, sur le grand tapis, resplendit quelque chose...
J'observe une préoccupation contemporaine de Rimbaud et d'Antony Deschamps pour le placement de l'adverbe "là" isolé tantôt à la césure (ou à la rime), tantôt juste après la césure ou au début d'un vers. Il s'agit de jeux sur le trouble de la perception des limites métriques que sont la césure et l'entrevers. Précisons que dans le cas de Rimbaud, le placement de "Là" en tête de vers n'est pas ce qui est intéressant, ce qui est intéressant c'est la succession des deux "Là" bien évidemment.
La suite du poème "Annonciade" confirme son statut de source pour "Credo in unam" avec une nouvelle répétition qui donne une sorte d'oralité familière au poème. Et le rapprochement va au-delà, puisque nous avons l'idée d'une femme souillée par l'hymen arrangé avec un vieillard et la découverte d'un Amour sensuel est considéré comme une guérison, une "rédemption" pour parler comme Rimbaud :
Enfant, réveille-toi, peut-être que demain
L'Amour purifiera ce qu'a souillé l'hymen.
C'est l'Amour, C'est l'Amour ! ouvre donc ta paupière
[...]

Rimbaud écrit :
 Verse l'amour brûlant à la terre ravie ;

Est d'amour comme Dieu, de chair comme la Femme,

Et tout vit ! et tout monte !.... [...]

Dieux qui mordaient d'amour [...]

Où tout naissait, vivait, sous les longs pieds de chèvre ;

Murmurait sous le ciel le grand hymne d'amour ;

C'est qu'il n'a plus l'Amour, s'il a perdu la Foi !

Le Rossignol aux bois et l'amour dans les cœurs !

Je crois en Toi ! Je crois en Toi ! Divine Mère !

Et monter lentement dans un immense amour

Oh ! les temps reviendront ! les temps sont bien venus !

Montera, montera, brûlera sous son front !

Tu viendras lui donner la Rédemption sainte !...

L'Amour infini dans un infini sourire !

- Le Monde a soif d'amour : tu viendras l'apaiser !....

Il y a encore plusieurs autres mentions du mot "amour" dans le poème, et le poème "Soleil et Chair" offre une variante avec une répétition verbale "aimaient, aimaient en Dieu." Les traitements sont différents, mais j'ose croire que je n'ai pas à justifier l'intérêt évident de ces rapprochements.
Je pourrais citer d'autres vers du poème "Annonciade", une césure sur la forme "là même" ou la chute : "& l'amour est la vie", avec le mot "vie" à la rime du dernier vers comme il est le premier mot à la rime du poème de Rimbaud. Je pourrais rapprocher aussi la mention "pauvre enfant" du poème "Ophélie".
Les trois poèmes d'Emile Deschamps qui suivent cette "Annonciade" dans l'économie du second Parnasse contemporain ont plus d'enjambements marqués, y compris les octosyllabes. Je vous laisse vous y reporter. Sans conviction, je relève la mention "Aladin" à la rime pour comparaison avec "saladin" dans "Bal des pendus".
Je passe aux contributions d'Antony Deschamps dans le premier Parnasse contemporain de 1866. Le sonnet "Après  la mort de Laure" a une organisation des rimes rigoureuse : mêmes rimes embrassées pour les quatrains abba abba et une construction sur le modèle le plus traditionnel : ccd ede. Notons tout de même l'assonance en "oi" des trois rimes des tercets, sachant qu'une des deux rimes des quatrains est en "a" et que la séquence "je vois" a deux occurrences d'un vers à l'autre lors de la bascule entre les deux tercets, deux occurrences qui ne sont pas à la rime, ce qui augmente la prégnance phonétique du digraphe "oi". On peut même aller plus loin avec un "â" à l'hémistiche suivi au vers suivant d'un "é" masculin à l'hémistiche quand l'autre rime des quatrains était sa correspondante féminine : "-ée" :
Cliquer ici pour lire "Après la mort de Laure" d'Antony Deschamps !
Les hémistiches sont bien réguliers, et timidement on soulignera un écho possible avec "Le Bateau ivre" dans le cliché suivant : "Je vois ma nef sans mâts".
Je tiens à passer rapidement sur les autres poèmes d'Antony Deschamps. Les titres font penser plus volontiers au recueil de son frère en 1828 : "Etudes grecques et latines", "Etudes italiennes", mais il faut tout de même savoir qu'Antony Deschamps est obsédé par l'Italie, et il le martèle non seulement dans son recueil de 1835 Dernières paroles, poésies, mais aussi dans son recueil de 1831qui contient pourtant des "Satires" en lien avec l'actualité politique française.
Le mot "études" vous invite à déprécier ces poèmes en exercices de style, et c'est malheureusement l'impression qu'il donne à la lecture. Pour un rimbaldien, et vu sa dimension politique, les poèmes des "études italiennes" peuvent présenter un tant soit peu d'intérêt. Le premier contient un vers à ne pas analyser en trimètre :
Les assassins cuvant du sang au lieu de vin,
puisque les deux hémistiches ont une construction classique autant l'un que l'autre : "Les assassins cuvant" et "du sang au lieu de vin[.]"
Notez un adjectif traité comme un constituant détaché, mais l'absence de virgule pourrait tromper le lecteur et le faire lire comme un rejet d'épithète :
Le cadavre noyé de l'illustre amiral
Livide se dressant sous le balcon royal,
[...]
Je relève pour sa collection de mots le vers suivant qui peut faire songer à Rimbaud :

Et le ciel étoilé, splendide et radieux,
et à des fins de digression, je ne citerai plus que celui-ci :
Silencieux et calme à l'horizon lointain,
puisqu'il me fait songer au "silencieusement" que partagent en hémistiche Banville dans "La Source" du recueil Les Exilés et Rimbaud dans "Les Etrennes des orphelins". Je rappelle que le premier enjambement de mot à la césure de Banville sera sur "pensivement" dans le recueil Les Exilés, et Rimbaud va précisément pratiquer un premier enjambement de mot, en tout cas c'est son premier connu, sur l'adjectif "silencieux" au dernier quintil initial du poème "L'Homme juste". J'ai relevé pas mal d'emplois d'adverbes en "-eusement" chez Banville et Rimbaud, ce qui contraste avec leur absence quasi totale sinon totale chez Hugo, et tout à l'heure j'ai encore repéré "Fort sérieusement" dans "A la Musique" de Rimbaud. Le couplage avec "calme" m'intéresse également, mais je n'ai pas le temps d'effectuer des recherches. Je relève le vers en passant, je verrai peut-être un jour ce que je peux en faire.
Je n'ai pas le temps de vérifier si "pâlissants" est une coquille pour "pâlissant", c'est un cas troublant sinon au plan métrique. Pour le reste, les vers sont très réguliers. Antony Deschamps adopte une manière de versifier très rétrograde et par rapport aux parnassiens qui l'avoisinent dans le recueil, et par rapport à bien des grands noms de la poésie romantique.
La dernière étude italienne s'inspire de "La Jeune Tarentine" avec une versification plus classique aussi qu'un Chénier.
Il me semble avoir oublié de relever une césure entre auxiliaire et participe passé, mais ça doit être la seule. Même sur ce plan-là, les poèmes "parnassiens" d'Antony Deschamps sont en-dessous des critères du vers romantique comme l'entend la théorie de Gouvard.
En réalité, nous allons voir qu'Antony Deschamps a esquissé un mouvement vers une versification plus souple dans la décennie 1830, et qu'à la fin de sa vie cette propension s'est éclipsée.
André Chénier est cité à la fin de la série des "Etudes grecques et latines", il est tout de même un repère admiré dans l'optique du poète Antony Deschamps. Dans les "études grecques et latines", je relève à peine le vers suivant comme intéressant, puisque thématiquement il est peut-être un peu romantique pour figurer dans une évocation antiquisante : "Le front pâle et pensif sous leur verte couronne[.]"



Revenons maintenant au passé littéraire romantique d'Antony Deschamps. Il a précédé Louis Ratisbonne dans l'édition d'une traduction en vers de La Divine Comédie de Dante en 1829. Cela lui a valu une certaine notoriété, mais elle n'est pas complète comme l'a persiflé Ratisbonne.
En 1831, Antony Deschamps a publié une plaquette Trois satires politiques, précédées d'un prologue. Je ne vous surprendrai pas si je vous dis qu'elles sont inscrites dans le cadre de la révolution des Trois glorieuses. Elles sont d'une médiocrité affligeante, puisque l'auteur ne semble pas assumer ses positions politiques, il se love dans un discours abstrait où on ne sait pas clairement ce qu'il attaque et ce qu'il défend. Il faut plus de fermeté et de précision de pensée quand on produit une satire.
Ce recueil peut être consulté sur Gallica, le site de la BNF. Les autres recueils de Deshcamps semblent aussi figurer sur le site Gallica, mais pas l'édition originale de 1835 du second ouvrage intitulé Dernières paroles, poésies et paru en 1835. J'ai pu le consulter en intégralité sur Google books. Le problème de Google books, c'est qu'il a tendance à restreindre l'accès à certains documents qu'il fournit. Pour l'instant, ce n'est pas le cas en ce qui concerne le recueil de 1835 d'Antony Deschamps.
Alors, j'ai lu et j'ai noté plein de vers.
Je vous offre le relevé brut au sujet du premier recueil :

Antony Deschamps

Trois satires politiques précédées d’un prologue

« Aux hommes du passé – Prologue »

Se disputant à qui prendra soin d’un berceau.

[la forme "à qui" une banalité à la césure et non une audace romantique]

« L’amour d’aujourd’hui – Satire I »

Or, aujourd’hui je veux élever sur l’autel

[Régulier en 1831, loin des effets à la Chénier, malgré ses hommages à Vigny, Chénier et Hugo, pourtant Antony pratique pas mal de césures au milieu de telles modalisations verbales, ce qui me fait dire que cela n'est pas perçu du tout comme audacieux, même si cette tendance serait une renaissance à l'ère du romantisme.]

Ces femmes qui, sans prendre un petit air malingre,

Battent naïvement des mains à l’Opéra ;

[Les deux vers s'enchaînent, je voulais attirer l'attention sur le double suspens à la césure et le lien avec le vers suivant, tout cela est régulier, classique, mais je prévois d'étudier aussi ces effets d'enchâssements sur plusieurs vers avec plusieurs éléments syntaxiques, que ce soit dans des vers classiques ou non !]

Pour elles ont réduit tout jusqu’aux sentimen[t]s !

[Pour un poète d'une grande régularité, on a ici un effet intéressant]

Et les montre à la fin sans masque et tels qu’ils sont ?...

[Attention, la coordination fait qu'il n'y a pas un rejet à la Chénier de "sans masque", l'effet d'enjambement est suggestif, mais sans aller jusqu'au rejet]

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Et ces yeux languissants et fermés à moitié

Vont s’ouvrir, et ces mains, froides à l’amitié,

S’allonger et montrer à qui voudra les peindre

[Ici, Deschamps esquisse un mouvement du côté de la versification à la Chénier, et il faut apprécier l'ensemble des trois vers pour le voir. Le premier vers est régulier "et fermés à moitié" est uni, donc aucun rejet. Ce qui m'intéresse, c'est la distribution des sujets et des vers : un sujet en tête de vers, un autre tassé à la césure, mais les infinitifs séparés par des éléments insérés sont tous deux en tête de vers. Sans être irrégulier vu sa juxtaposition, l'hémistiche "Vont s'ouvrir, et ces mains," fournit un début de relief à la Chénier pour l'attaque verbale : "Vont s'ouvrir". Deschamps reste toutefois dans les limites du classicisme, il arrive à cerner la formule où il ne passe pas dans le mode du rejet pur et simple.


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Demandent par vertu cris la tête des ministres !...

[Je n'ai pas compris, il faut que je confronte avec d'autres éditions du poème pour voir s'il n'y a pas une coquille. Quelque chose m'échappe !]

« Les Flatteurs de populace – Satire II »

Et, comme un homme ayant regardé le soleil,

[On le voit, ce n'est pas différent du vers des "Etrennes des orphelins" : "Un nid que doit avoir glacé la bise amère..." Reste à poursuivre l'enquête, puisque d'un côté ça peut indiquer que Rimbaud s'inspire d'une certaine habitude d'écriture en vers romantiques, et de l'autre vu que Deschamps est très modéré dans les effets métriques le fait qu'il se permette ce tour invite aussi à considérer que le tour n'était pas perçu comme nouveau, moderne, en 1831, et Corneille ou Molière sont certainement des étalons à prendre en considération sur le sujet.]

Et puis j’ai toujours là, présent devant mes yeux,

[Je vous préviens, je ne vais pas tous les relever !]

Accomplissant, muet, son divin ministère,

[Relevé pour le vocabulaire, l'emploi de "muet", rien de métrique ici]

Et je sens tous mes nerfs se tendre, et chaque jour,

[Ici, on tient notre effet à la Chénier, non ?]

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Laissez Napoléon dans son île lointaine

Dormir tranquille, au bruit de la vague africaine.

[Pas de rejet, mais un effet d'attente du verbe "Dormir" repoussé au vers suivant.]

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Depuis que nous avons conquis nos libertés,

[A nouveau une césure sur l'auxiliaire "avoir"]

Eh bien, silence donc ! faiseurs de vaudevilles,

Car à ce métier là on gagne aussi sa vie,

Certes, si vous avez à répandre du fiel,

[Je relève ce vers pour l'avoir sous le coude, le jour où j'étudierai un peu plus en avant les césures sur auxiliaire "avoir"!]

Et qu’avons-nous besoin, fat, de ton amitié ?

[Rejet à la Corneille (car il en a fait de tels avant Hugo, avec le mot "moi" notamment) d'un monosyllabe d'apostrophe]

Donc la religion, l’art, la philosophie,

[Ce vers vient peu de temps après le rejet "fat" et le mot "art" contient un "a", il ne m'en faut pas plus pour comparer les deux vers. Peut-être à tort ?]

Vu que ces choses-là ne se peuvent chiffrer.

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C’est à ceux qui s’en vont prodiguant de leurs mains

Une manne céleste aux profanes humains,

[Ces deux vers m'ont paru curieux au plan syntaxique. Rimbaud emploie lui aussi la tournure aller plus participe présent, mais ici cela chevauche la césure, ce qui est inattendu de la part d'un poète régulier. Le verbe principal n'est pas "vont", mais "prodiguant". Ou alors il faut lire "vont" comme le verbe principal suivi d'un gérondif "en prodiguant une manne..." Je n'ai pas le temps ni l'envie d'y réfléchir tout de suite. Je relève la configuration, j'y reviendrai plus tard. Ne croyez pas pour autant à une irrégularité métrique, sous prétexte que j'ai besoin de m'y arrêter pour l'analyser.

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Immobile et muet dévora son affront,

[Il est beau, le premier hémistiche, non ? Je l'ai déjà vu quelque part.]

« Les Hommes politiques – Satire III A M. Alfred de Vigny »

C’est que le peuple admire et craint les hommes forts,

[Aucune irrégularité, le second hémistiche est uni : "et craint les hommes forts", mais il y a tout de même une conception de balancement : "admire et craint", sachant que "les hommes forts" est complément des deux verbes.]

Et tenez-vous toujours fermes sur l’étrier ;

[Aucune irrégularité puisque "fermes sur l'étrier" est uni, mais on a quand même un attribut du sujet assez nettement détaché et mis en relief. Les classiques admettent de tels vers, en jouant sur l'allongement du complément prépositionnel.]

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Il faudra, cavaliers, le mater rudement,

Arrêter, et non pas régler son mouvement.

[régler est en italique dans l'édition, on appréciera la distribution ostentatoire en fonction des attaques des hémistiches. Aucune irrégularité pour un classique en tout cas !]


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La corde que le peuple, en sa brute colère,

Attacha hardiment à la croix séculaire.

[Je n'ai pas tant voulu avoir sous le coude le détachement tout à fait classique du sujet et du verbe de la subordonnée "corde" et "attacha" que relever la suite de quatre "a", avec un "h" pour les deux derniers qui, entre deux mots, forment dans l'absolu un hiatus : "Attacha hardiement".


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Ses enfants bien-aimés, en pleurs, et leurs cerveaux

Se creusant à chercher remède à tant de maux ;

[Je relève le constituant détaché après la césure "en pleurs", voir mes remarques plus haut à ce sujet, et je note la dislocation de l'unité verbale "chercher remède". Pour l'instant, je dis rien sur ce sujet que j'ai repéré depuis longtemps, je dois en parler dans mon article de 2006 "Ecarts métriques d'un Bateau ivre".]

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Contempler, à travers leurs rosaces gothiques,

[Hugo, sors de ce corps. Césure sur la séquence préposition "à travers" en 1831, combien d'exemples hugoliens antérieurs ?]

Puis, traînant l’aile, vieux, dans une solitude,

[Verluyten et Dominicy vous diront que ce vers est peu classique, puisque nous avons un monosyllabe à la césure après une virgule et un "e" de fin de mot juste avant. Je ne crois pas à ce principe en tant que tel, il souffre des contre-exemples jusque dans les tragédies de Racine, voir mon article "Ecarts métriques d'un Bateau ivre", mais bon il faut relever tout ça, rester vigilants, et voir à la longue le parti qu'on pourra en tirer.]

Non, non, ce n’est pas là le poste du poète :

J'ai fini mon relevé pour ce recueil, il y avait d'autres "là" à la césure.
Prochaine étape, le recueil de 1835.
Pour vous tenir en haleine, vous aurez des sonnets sans aucune séparation par un blanc entre les quatrains, entre les tercets, entre les quatrains et les tercets, et vous aurez des rimes plates inattendues dans ces sonnets (il n'y en a pas qu'un). Vous aurez la mention "Ophélie" dans un poème qui a inspiré directement "La Voie lactée" de Banville. Vous aurez un poème conséquent qui imposera un rapprochement plus qu'évident avec le poème de Victor Hugo "Rêverie d'un passant à propos d'un roi". Vous constaterez aussi une versification plus audacieuse de la part d'Antony Deschamps, ce qui est en phase avec mon discours selon lequel les césures acrobatiques de Victor Hugo ont eu un temps de succès et d'imitation de 1828 à 1835 avant une certaine retombée d'intérêt, lequel ne reprendra qu'à partir de 1855 avec Baudelaire, thèse étonnamment non envisagée par Gouvard et Cornulier malgré des éléments de leurs relevés qui auraient dû les y inviter.
Je précise que le recueil Les Destinées de Vigny contraste avec les audaces de ses poèmes des décennies 1820 et 1830. Je rappelle que Sainte-Beuve a très tôt freiné les ardeurs de Victor Hugo en fait d'enjambements provocateurs. Mais, il y a aussi un sujet de l'évolution poète par poète. Rimbaud évolue en audaces, Deschamps évolue ici d'un recueil à l'autre, Leconte de Lisle a évolué de même. Deschamps et leconte de Lisle ont des débuts classiques par rapport à leur époque, tandis que Rimbaud jusqu'en mai 1870 n'est pas complètement à l'unisson de son époque, en dépit des apparences. Chacun de ces poètes témoigne d'un besoin initial d'acclimatation aux procédés.
Je précise qu'il n'y aura pas que la rime "Ophélie" à rapprocher du poème de ce nom de Rimbaud. J'ai une autre idée que je vais développer la prochaine fois. Préparez-vous à la suite, ça ne manquera sans doute pas d'intérêt !

vendredi 6 décembre 2024

Les adverbes en "-ment" ne mentent pas ! Banville et Rimbaud, le face à face !!! Qui emprunte à qui ?

On pourrait croire que le procédé de l'adverbe de six syllabes en "-ment" qui forme tout un hémistiche est une banalité et que Victor Hugo les a pratiqués le premier. Je peine à en trouver des exemples pourtant sous sa plume : Cromwell (pas intégralement interrogé il est vrai), Orientales, Les Voix intérieures, Les Rayons et les ombres, Les Contemplations, La Légende des siècles première série de 1859.
Il va de soi que je m'attends à un démenti, je n'ai pas tout fouillé. Ceci dit, j'ai quand même fait quelques constats.
Il existe une grande famille de noms au suffixe en "-ment" comme il existe une grande famille d'adverbes en "-ment". Or, Victor Hugo joue plutôt à remplir son vers par un nom en "-ment" qui le sature plutôt que par un adverbe en "-ment". Mais dans mon enquête je découvre qu'Hugo ne fait rien de ce qu'on croit pouvoir attendre. Je ne trouve pas un nom-hémistiche, mais un nom vers de six syllabes "Evanouissement" dans une strophe alternant alexandrins et vers de six syllabes à la fin des Contemplations. Et le nom dont Hugo aime à remplir un hémistiche en contraste avec un mot d'une syllabe, c'est "éblouissement". On peut citer le début du "Sacre de l'aurore" :
L'aurore apparaissait ; quelle aurore ? Un abîme
D'éblouissement, vaste, insondable, sublime ;
[...]
Vous avez un rejet de cinq syllabes "D'éblouissement", comme si l'éblouissement ne pouvait être contenu par l'abîme et la dernière syllabe loin de se sentir à l'étroit clame l'immensité : "vaste". C'est très subtil comme calembour sur les effets métriques. Hugo a joué à d'autres reprises avec ce mot "éblouissement" et cela dans des recueils antérieurs Contemplations ou Voix intérieures. Hugo exploite les adverbes de cinq syllabes : "Parle éternellement" dans ses Orientales et "Rôde éternellement" dans "Le Parricide" de sa Légende des siècles de 1859, mais il a des adverbes qu'il affecte, ici "éternellement", et je n'identifie pas la prise d'attention toute entière sur l'un puis l'autre mot comme c'est le cas dans les vers commentés plus loin de Banville et Rimbaud. J'ai bien relevé un "Superbement hideuse" à rapprocher de "Belle hideusement" à la fin de "Vénus anadyomène", mais nous n'y sommes pas encore. Il y a un superbe hémistiche "et machinalement" dans "A celle qui est restée en France" pour clore Les Contemplations, c'est un cas intéressant puisque l'adverbe est isolé avec un mot grammatical, ce qui renforce le propos sur l'emportement mécanique de la personne.
Hugo privilégie une solennité simple des adverbes en "-ment" de trois syllabes, il a joué d'une coordination de deux adverbes de cette sorte à cheval sur la césure, mais même quand il emploie un adverbe de quatre ou de cinq syllabes, je n'identifie pas ce plaisir de prononcer un tel adverbe, j'identifie une gravité, une solennité, pas cet effet de dégustation que je cherchais.
Et de manière frappante, Hugo ne semble jamais recourir aux adverbes se terminant par "-eusement". Il préfère "éternellement", "vaguement", "superbement" et non "hideusement". Pas de "heureusement", "joyeusement", "judicieusement", "délicieusement", "voluptueusement", "amoureusement".
Que l'on compare avec Rimbaud :

Silencieusement tombe une larme amère ("Les Etrennes des orphelins")
Glisse amoureusement le grand cygne rêveur ("Credo in unam")
Etale fièrement l'or de ses larges seins, ("Credo in unam")
Majestueusement debout, les sombres marbres, ("Credo un unam")
Horrible étrangement ; on remarque surtout ("Vénus anadyomène")
Belle hideusement d'un ulcère à l'anus ("Vénus anadyomène")
Un jour qu'il s'en allait, effroyablement doux, ("Le Châtiment de Tartufe")

Il y a quatre différences avec Hugo. Rimbaud privilégie des adjectifs quelque peu affectés : "Silencieusement", "Majestueusement", "hideusement", "effroyablement", "amoureusement", voire "étrangement". Deuxième différence : Rimbaud oppose la masse de son adverbe à un terme court voisin qui est soit d'une syllabe sinon deux dans le même hémistiche : "doux", "Glisse", "Belle", "Horrible" , soit d'une syllabe dans l'hémistiche voisin "tombe", "l'or", sinon de deux syllabes : "debout"). Troisième différence, Rimbaud s'intéresse d'emblée dans ses premiers vers à des adverbes-hémistiches de six syllabes : "Silencieusement", "Majestueusement", et cela est conforté par des adverbes de cinq syllabes ou par la postposition des adverbes à des adjectifs : "Horrible étrangement", "Belle hideusement" qui font sentir la dominante de l'adverbe. Il faut ajouter enfin cette autre différence que Rimbaud affectionne la fin adverbiale "-eusement" quand Victor Hugo l'évite.
Influencé par Hugo, Banville a publié son premier recueil Les Cariatides en 1842. Ce point a son importance. J'ai dit que Victor Hugo créait plus volontiers des effets à partir de noms en "-ment", il est plus modéré avec les adverbes, mais il y a des idées remarquables comme "et machinalement" dans Les Contemplations. Mon idée est d'un chassé-croisé. Banville joue sur les noms en "-ment" comme son maître Victor Hugo, mais par tendance personnelle il est passé à de jeux plus appuyés sur les adverbes en "-ment" que pour les noms en "-ment". Ce jugement peut passer pour subjectif sans études statistiques réels, mais c'est un fait que dès Les Cariatides Banville pratique et pas une fois, mais à plusieurs reprises l'adverbe en "-ment" qui forme un hémistiche, et c'est une vraie différence prosodique avec Hugo que nous constatons dans l'abondance de formes en "-eusement" des adverbes choisis par Banville, "respectueusement" par exemple dans "Les Baisers de pierre".
Maintenant, il suffit de prouver que Rimbaud s'est inspiré de Banville pour quelques vers précis.
Dans "Credo in unam", poème envoyé à Banville, Rimbaud a fourni l'alexandrin suivant :
Glisse amoureusement le grand cygne rêveur[.]
On pourrait croire que Rimbaud a repris le premier hémistiche tel quel à un hémistiche d'un poème des Stalactites :

Glisse amoureusement la blancheur des beaux cygnes[.]

Sur internet, je trouve bien cette version d'un vers du poème "Camille, quand la Nuit t'endort..." qui coïncide par ailleurs quelque peu avec certains motifs du poème "Ophélie".
Toutefois, quand je consulte le poème dans la nouvelle édition des Cariatides de 1864, je découvre un tout autre vers :
Glisse aux vagues lointains la blancheur des beaux cygnes[.]
Il me faudrait une datation de chaque remaniement des vers de Banville. Ce dernier se serait-il inspiré du poème envoyé par Rimbaud, puisque la version trouvé sur internet est celle des dernières éditions revues du poème ?
Je vous conseille la lecture du poème :


Le poème de Banville est composé de quatre sizains d'alexandrins AABCCB. Les deux premiers sizains sont identiques dans l'édition de 1864 et dans la version ici proposée en ligne.
Banville a modifié les trois derniers vers du troisième sizain et les trois derniers du quatrième sizain. Et dans les deux cas, on a l'impression que Banville s'inspire directement des poèmes que Rimbaud lui a envoyés en mai 1870. Jugez sur pièces ! Je vous cite les vers différents dans l'édition de 1864 puis les vers modifiés :
Où, sur le flot bordé par des coteaux de vignes,
Glisse aux vagues lointains la blancheur des beaux cygnes,
Aux accents mariés des harpes et des cors ?
Où devant les grands bois et les coteaux de vignes,
Glisse amoureusement la blancheur des beaux cygnes,
Aux accents mariés des harpes et des cors ?
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S'échappant à longs flots en boucles ruisselantes,
Tes cheveux déroulés emplir mes mains tremblantes,
Et ta lèvre de feu baiser mon front glacé.
Tombant à larges flots avec leur splendeur fière,
Tes cheveux d'or emplir mes deux mains de lumière,
Et ta lèvre de feu baiser mon front glacé.
C'est un peu étrange. Le poème d'origine de Banville n'est pas un de ses meilleurs, les remaniements sont plus inspirés eux aussi. Et pourtant, d'un côté, même dans la version originelle de 1864, le rapprochement thématique avec "Ophélie" n'est pas vain, et après les remaniements les rapprochements se font précisément avec le poème "Credo in unam", puisqu'on dirait que conscient d'une ressemblance avec le poème "Ophélie" de Rimbaud Banville a en revanche remanié son poème à partir d'emprunts au seul "Credo in unam". Il a pris "Glisse amoureusement" à Rimbaud, puis dans l'autre sizain remanié on voit apparaître les mentions "or" et "fière" qui fait songer à "Etale fièrement l'or de ses larges seins". Ce second rapprochement est moins net, mais après un emprunt tel quel d'un hémistiche la coïncidence devient forcément troublante. Après, apprenez-moi qu'en 1846 la leçon originale comportait "Glisse amoureusement" ! Mais, vous voyez l'importance capitale qu'il y a au plan patrimonial à bien prendre en considération les versions remaniées des poèmes et recueils des grands noms de la Littérature... Là, on ne peut pas en montrer plus clairement l'intérêt.
Rimbaud a logé chez Banville, ont-ils parlé tous deux de cette pièce-là précisément : "Camille, quand la Nuit..."
En tout cas, Banville n'a pas connu le poème "Les Etrennes des orphelins" et si je n'ai pas sous la main mon édition originale de 1867 des Exilés Banville a anticipé de deux ans Rimbaud sur le fait de placer "silencieusement" en hémistiche à en croire le poème "La Source" dans la version mise en ligne que vous pouvez consulter ici !

Je relève le vers suivant :
Les étoiles des nuits silencieusement
Le poème "La Source" est précisément abordé par Philippe Rocher comme source à la création du poème "Ophélie" dans son article "Ophélie et la confluence des intertextes. Izambard, Banville, Shakespeare."
Je relève aussi la mention "ruisseaux brodés d'or", puisque l'emploi à deux reprises de "brodés" dans "Credo in unam" n'est pas si courante que ça dans la poésie en vers du dix-neuvième siècle. C'est certainement un lieu commun, mais il est très vite raréfié si on s'en tient aux grands recueils du dix-neuvième. C'est ce que je perçois en tout cas.
Banville pratique en tout cas régulièrement les adverbes hémistiches en "-eusement", "Délicieusement", "Voluptueusement", "Judicieusement", "Respectueusement". La forme "Majestueusement" de "Credo in unam" y fait écho. L'écart important avec Hugo dans ce genre de pratiques prosodiques tend à confirmer que Rimbaud suit ici une pente banvillienne. Quelle bonne farce que Banville ait piqué à Rimbaud son "Glisse amoureusement" dans les dernières éditions de ses oeuvres ! Humour toujours, l'enjambement de mot clef de Banville sera sur l'adverbe "pensivement", Rimbaud l'avait déjà lu quand il composait "Credo in unam" ! Il a préféré s'inspirer en un premier temps des adverbes-hémistiches qui ne dérangeaient pas les censeurs, Izambard et autres, soucieux de régularités.
On trouve l'emploi de l'adverbe "hideusement" dans le poème "Les Enfants morts" daté de janvier 1871 et inclus dans le recueil des Idylles prussiennes, et les passages voisins font penser après "Vénus anadyomène" à un poème tel que "Le Mal". Je me demande s'il n'y a pas eu un autre courrier de Rimbaud à Banville en 1870, mais je m'égare, on aurait forcément retrouver la lettre et les poèmes de Rimbaud...