lundi 21 avril 2025

Le bouclage de poèmes chansonniers par des répétitions (partie 2 : Vigny, Gautier et Verlaine)

Vérification faite, Vigny vole quelque peu la vedette à Victor Hugo avec le poème "La Fille de Jephté" qui figure dans son premier recueil de 1822 Poëmes. Le premier poème publié dans une revue par Vigny, "Le Bal", l'a été dans Le Conservateur des frères Hugo. Ainsi, en 1822, Victor Hugo était très au fait de la publication de Vigny. "La Fille de Jephté" ouvre la section de trois "Poëmes judaïques" après une section de trois "Poëmes antiques" et avant une section de trois "Poëmes modernes". Un dixième poème assez conséquent et subdivisé en trois chants, "Héléna" ouvre le recueil et a déjà été signalé à l'attention par mes soins en tant que premier poème romantique à contenir des rejets d'épithètes à la césure sur le modèle des poésies d'André Chénier. Le poème "Le Bal" fait partie de la section des "Poëmes modernes" où il est suivi par le poème conclusif du recueil "Le Malheur" qui est suivi d'une précision de genre : "ode". "La Fille de Jephté" est le seul poème à bouclage de l'ensemble. Il ne s'agit pas d'une reprise de strophe, mais d'une reprise du premier vers en vers de clausule :
Voilà ce qu'ont chanté les filles d'Israël,
Et leurs pleurs ont coulé sur l'herbe du Carmel ;
 
[...]
 
Elle inclina la tête et partit. Ses compagnes,
Comme nous la pleurons, pleuraient sur les montagnes.
Puis elle vint s'offrir au couteau paternel.
Voilà ce qu'ont chanté les filles d'Israël.
Avec ce poème de Vigny et le recueil Odes et ballades de Victor Hugo, il se dégage l'idée d'une origine culturelle du bouclage dans la poésie du côté de la population légitimiste et inspirée par le Génie du christianisme de Chateaubriand. Vigny ne pratique le bouclage que par la reprise d'un seul vers. Une enquête est tout de même à mener du côté d'André Chénier, puisque nous en sommes au constat d'une deuxième influence manifeste de Vigny sur Victor Hugo. Vigny a initié Hugo au bouclage chansonnier et aux rejets d'épithètes, relayant dans ce cas le modèle d'André Chénier. Pour le bouclage, on peut penser simplement qu'il vient de la chanson et qu'à un moment il passe dans la poésie littéraire, mais on dirait qu'il y a eu une accroche religieuse dans les temps troublés de la Révolution et du Premier Empire qui a favorisé ce transfert. Il faudrait effectuer des recherches dans la poésie légitimiste édifiante du début du dix-neuvième siècle.
Le premier recueil de Vigny va s'enrichir au fil du temps pour devenir le recueil Poëmes antiques et modernes. "Héléna" en disparaîtra, mais les autres pièces vont y demeurer. Remarquons qu'en-dehors de notre réflexion sur le bouclage, le poème "Le Bain d'une dame romaine" se termine sur la rime "d'or"/"s'endort" qui intéresse la recherche critique sur Banville et Rimbaud.
 Surtout, Vigny va ajouter à la fin de la décennie 1820 plusieurs poèmes à bouclage, en passant à la reprise d'une strophe entière, principe qu'il va délaisser dans la décennie 1830. En clair, il y a eu une émulation entre Vigny et Hugo sur le recours au bouclage en poésie, et les recueils Poèmes antiques et modernes et Odes et ballades en témoignent.
Daté de 1820, mais on ne peut jamais faire confiance à Vigny, le poème en deux parties "La Neige" est composé de quatrains, avec reprise du premier en toute fin de poème. Les quatrains sont en alexandrins, sauf précisément le quatrain de bouclage qui est composé de deux alexandrins séparés par deux octosyllabes internes :
 
Qu'il est doux, qu'il est doux d'écouter des histoires,
          Des histoires du temps passé,
          Quand les branches d'arbre sont noires,
Quand la neige est épaisse et charge un sol glacé !
 Mais ceci est encore à nuancer. Le poème commence non pas par un quatrain, mais par un huitain qui est une fusion de deux quatrains à rimes croisées ABAB, le premier quatrain mélange donc deux alexandrins et deux octosyllabes, tandis que le second quatrain du huitain est tout en alexandrins. Les rimes croisées opposent clairement ce huitain au corps du poème qui est en quatrains anormaux ou faibles, à savoir tout en rimes plates. Le dernier quatrain est en réalité la reprise du huitain abrégé de moitié. Pour son "corbeau", je cite la fin du huitain qui nous rapproche de l'atmosphère de "Bal des pendus" :
 
[...]
Quand seul dans un ciel pâle un peuplier s'élance,
Quand sous le manteau blanc qui vient de le cacher
L'immobile corbeau sur l'arbre se balance,
Comme la girouette au bout du long clocher !
Dans Les Contemplations, Hugo se décrit en conteur pour enfants qui improvisent des récits le soir au coin du feu. Cela est en liaison avec une certaine idée de la poésie dont étaient porteurs son tout premier recueil de Vigny et aussi le premier recueil de Vigny, du moins à partir de son évolution à la fin de la décennie 1820.
Le poème "La Neige" est immédiatement suivi par le poème en quatre parties "Le Cor", plus connu. Et, précisément, le vers célèbre de cette pièce, parodié dans la culture populaire de fin de vingtième siècle, comme par exemple dans la bande dessinée Le Chat de Philippe Geluck : "J'aime le son du cor le soir au fond du boa", n'est autre que le vers de bouclage dans la forme qu'il a au premier vers, puisqu'il subit une légère altération à la fin du poème. Le poème est en quatrains et étrangement, il offre une ressemblance superficielle avec la terza rima puisque le poème se termine sur un monostiche de rappel du premier vers, mais il ne faut pas s'y tromper, le poème est composé de quatrains faibles ou anormaux, à savoir en rimes plates, sauf que les six derniers vers sont disposés en une séquence de cinq vers et un monostiche conclusif. La rime finale est à cheval sur la séquence de cinq vers et le monostiche. Peut-on parler de sizain ?
 
J'aime le son du Cor, le soir, au fond des bois,
Soit qu'il chante les pleurs de la biche aux abois,
Ou l'adieu du chasseur que l'écho faible accueille,
Et que le vent du nord porte de feuille en feuille.
 
[...]
 
"Turpin, n'as-tu rien vu dans le fond du torrent ?
- J'y vois deux chevaliers : l'un mort, l'autre expirant.
Tous deux sont écrasés sous une roche noire ;
Le plus fort, dans sa main, élève un Cor d'ivoire,
Son âme en s'exhalant nous appela deux fois."
 
Dieu ! que le son du Cor est triste au fond des bois !
 On constate un amour artiste pour l'expression de la douleur et l'association du motif musical du bouclage à un poème d'inspiration médiévale avec du merveilleux chrétien, ce qui nous rapproche de "Bal des pendus", mais le fait troublant est ici la mention à la rime du vers 2 : "biche aux abois" qui coïncide avec le choix rare du mot "hallalis" à la rime dans le premier quatrain du poème "Ophélie", premier quatrain repris en bouclage en fin de poème, mais sans le mot "hallalis" à la rime. Le vers 4 de "Ophélie" pourrait être une citation voilée du célèbre vers initial du poème "Le Cor" :

- On entend dans les bois de lointains hallalis... (version Banville)

- On entend dans les bois lointains des hallalis. (version Demeny)
 En faveur d'une telle hypothèse, outre que "Ophélie" est un poème en quatrains subdivisé en parties numérotées par des chiffres romains qui procède à un bouclage par reprise partiel du premier quatrain dans le dernier en traitant la poésie de douleur d'une femme ayant accepté l'étreinte de la mort, le quatrain d'attaque de la partie II compare la noyée à la "neige", rappel du poème précédant "Le Cor" dans l'économie du recueil de Vigny, et il est question d'une parole de liberté communiquée par des équivalents du "vent du Nord" :
 
Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige !
Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !
- C'est que les vents tombant des grands monts de Norwège
T'avaient parlé tout bas de l'âpre liberté ; (version Demeny)
 Le poème "Ophélie" contient aussi la rime "dort"/"d'or", mais nous ne voulons pas imposer de rapprochement avec "Le Bain d'une dame romaine", cette rime étant pratiquée par Musset, Gautier, Hugo et même Banville avant 1846.
Le poème "Le Cor" est suivi de la mention : "Ecrit à Pau, en 1825." Peaux sensibles, s'abstenir, Roland est mort.
Il reste enfin à citer le poème "La Frégate", il s'agit d'un poème très particulier. Il est suivi de la mention : "A Dieppe, 1828." Il s'agit d'un ajout tardif à l'édition de 1829. Hugo a déjà laissé derrière lui le recueil Odes et ballades, il a publié Cromwell et il est passé aux Orientales et à Marion de Lorme. Le titre complet est "La Frégate La Sérieuse ou La Plainte du capitaine, poème". Il s'agit d'une création dont la forme des strophes varie. Le poème est subdivisé en dix-sept parties numérotées en chiffres romains, avec de temps en temps un titre qui relie quelques parties entre elles : "La Traversée" III-XIV, "Le Repos" XV, "Le Combat" XVI-XVII. Seule la partie XVI est composée de strophes, en l'occurrence des quatrains à rimes croisées d'alexandrins conclus chacun par un hexasyllabe :
 
Elle plongea d'abord sa poupe et puis sa proue :
Mon pavillon noyé se montrait en dessous ;
Puis elle s'enfonça tournant comme une roue,
        Et la mer vint sur nous.
 
Toutes les autres parties numérotées correspondent à une seule séquence de vers, et je parle de séquences, puisque nous n'avons pas le même nombre de vers entre les parties, ni les mêmes types de vers. Les parties I, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII et XIV sont en octosyllabes. Et, il est possible de parler de strophes pour la suite formée par les parties III à XIV qui sont toutes en douzains : ABABCCCDEEED, autrement dit un quatrain ABAB fusionné à un huitain AAABCCCB. En revanche, la partie I forme un ensemble de seize octosyllabes avec deux rimes dominantes initiales ABBACCAADDDAABAB. Je nous dispense d'une analyse en sous-ensembles. Cette première séquence de seize offre son propre bouclage. Les deux premiers vers sont repris à la fin du groupe de seize vers :
 
Qu'elle était belle, ma Frégate,
Lorsqu'elle voguait dans le vent !
Elle avait, au soleil levant,
Toutes les couleurs de l'agate ;
[...]
Dix fois plus vive qu'un pirate,
En cent jours du Havre à Surate
Elle nous emporta souvent.
- Qu'elle était belle, ma Frégate,
Lorsqu'elle voguait dans le vent !
Les parties II et XV sont en alexandrins en rimes plates, tandis que j'ai déjà décrit la longue partie XVI en plusieurs strophes. Or, la partie finale est une séquence tout en octosyllabes de quatorze vers et je vous dispense de l'analyse de ses rimes en sous-ensemble : ABBACDCDEEFGFG, puisque vous reconnaissez celle d'un sonnet. Un premier quatrain de rimes embrassées, un second de rimes distinctes et cette fois croisées, puis le sizain classique des tercets avec la rime clef qui remonte à l'avant-dernier vers EEF GFG.
Et les deux derniers vers sont la reprise des deux vers de bouclage de la séquence I, il y a donc deux niveaux de bouclage dans son poème, et je cite les quatre derniers vers, puisque l'idée de ressassement est explicitée, justifiant le recours au procédé formel :
 
[...]
Votre voix m'anime et me flatte,
Aussi je vous dirai souvent :
- Qu'elle était belle, ma Frégate,
Lorsqu'elle voguait dans le vent !
Il y a une opposition dans ce poème entre les octosyllabes où on se berce de souvenirs en chanson et les alexandrins qui sont plus dramatiques ou rhétoriques (II, XV et XVI), mais ce poème a une réelle importance dans l'histoire de la littérature. Notez ce motif d'un amour pour le fait de voguer en poète sur un bateau, ce qui était bien avant "Le Bateau ivre" un cliché que se partageaient Lamartine, Hugo et Vigny de 1820 à 1831 à tout le moins. Les alexandrins du poème ont également une importance cruciale dans la recherche métrique. Hugo a repris le trimètre ostentatoire aux poètes classiques ou de la Renaissance : Agrippa d'Aubigné, Scarron, Corneille, et petit à petit le trimètre non ostentatoire est apparu, et en principe, sous réserve de quelques autres analyses de détail le trimètre non ostentatoire n'a pas existé au départ dans l'esprit de Victor Hugo, ni chez d'autres poètes romantiques. L'exception est Vigny qui pose d'énormes problèmes. Il a pratiqué avant Hugo un trimètre ostentatoire demeuré à l'état de brouillon, un fragment de "Satan" vers 1824, et en 1824 même Vigny a publié le poème au succès retentissant "Eloa" qui s'inscrit dans la veine du Paradis perdu de Milton et de la poésie byronienne, poème où semble figurer un bon candidate à la dénomination de trimètre. Le poème "La Frégate" est l'autre pièce en alexandrins de Vigny qui fait penser que celui-ci, avant de complètement y renoncer, à envisager de développer le trimètre non ostentatoire, à l'époque même, 1828, où Hugo lançait ses deux premiers trimètres ostentatoires dans Cromwell (1827), se gardant bien d'en fournir en masse jusqu'aux Feuilles d'automne et Voix intérieures incluses.
Il y a deux vers particulièrement troublants dans "La Frégate" au sujet du trimètre :
 
Boulogne, sa cité haute et double, et Calais,
Sa citadelle assise en mer comme un palais ;
[...]
Après une première, un rejet après la césure de deux adjectifs épithètes coordonnés "haute et double", Vigny enchaîne par un enjambement à la Chénier "en mer" où j'ai vraiment du mal à ne pas penser à un trimètre, d'abord au plan rythmique, ensuite au plan du calembour possible "assise en mer" étant doublé d'une idée d'assise métrique flottante.
Dans le dernier quatrain de la partie XVI cité plus haut, la succession "d'abord" et "puis" favorise aussi une lecture en trimètre :
 
Elle plongea d'abord sa poupe et puis sa proue ;
[...]
 Dans l'absolu, il est impossible d'affirmer que l'un ou l'autre de ces deux vers soit un trimètre. Le premier vers offre un enjambement à la Chénier et le second a des exemples dans les poésies de Mathurin Régnier. Tout de même, la relation chronologique entre "d'abord" et "puis" a un petit horizon suggestif, même si la lecture normale est en deux hémistiches : "Elle plongea d'abord... sa poupe et puis sa proue ;" puisque la lecture en deux temps d'un second hémistiche est banale en soi de toute façon.
J'ai déjà cité le vers qui fait penser au trimètre dans "Eloa" qui date de 1824, mais je ne l'ai pas à l'esprit à l'instant.
Je poursuivrai mon enquête prochainement sur les procédés de bouclage dans les poésies de Victor Hugo et des premiers et seconds romantiques, puis sur Baudelaire, Banville et d'autres.
Le second recueil de Vigny Les Destinées est tardif et posthume. J'interrogerai Lamartine, Sainte-Beuve, Musset et d'autres, mais après Vigny et Hugo Gautier est un disciple intéressant à interroger, puisque "Bal des pendus" est saturé d'emprunts à des poèmes des recueils Emaux et camées, La Comédie de la mort, Poésies diverses de 1838, "Albertus" et Premières poésies.
Dans ses Premières poésies, Gautier pratique le bouclage dans trois poèmes : "Les Deux Âges", "La Basilique" et "Elégie II".
Le poème "Les Deux Âges" est en rimes plates avec non pas des strophes, mais trois séquences d'alexandrins. Du fait du bouclage, la première et la dernière séquence sont la reprise à l'identique des quatre mêmes vers, sans qu'on ne puisse parler de quatrain à part entière, on peut dire quatrain, mais sans penser à une strophe. Toutefois, la reprise ne se fait pas à l'identique, encore une fois, comme dans certains cas des Odes et ballades, parce que le récit est passé entre :
 
Ce n'était l'an passé, qu'une enfant blanche et blonde
Dont l’œil bleu transparent et calme comme l'onde
Du lac qui réfléchit le ciel riant d'été,
N'exprimait que bonheur et naïve gaîté.
 
[...]
 
C'est une jeune fille à présent, blanche et blonde,
La même ; mais l’œil bleu, jadis pur comme l'onde
Du lac qui réfléchit le ciel riant d'été,
N'exprime plus bonheur et naïve gaîté.
 
 Sans une étude plus poussée sur les bouclages, personne ne penserait à comparer cette pièce avec "Comédie en trois baisers", "Roman" et "Ophélie" de Rimbaud. Pourtant, il y a plein de convergences ! Les trois à quatre mots de l'expression "calme comme l'onde" sont passés dans le premier quatrain du poème à bouclage "Ophélie" avec en prime la mention "blanche" :
Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
[...]
 Et la mention clef de "l’œil bleu", si nous suivons l'idée d'une filiation manifeste, est reconduite à la rime en tout fin de la section II du poème "Ophélie", juste avant une section III dont l'unique quatrain participe de l'opération de bouclage :
 
[...]
- Et l'Infini terrible effara ton oeil bleu !
 
          III
 
- Et le Poète dit qu'aux rayons des étoiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis,
Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.
 
D'autres éléments du poème de Gautier fournissent des modèles aux vers de "Ophélie" de Rimbaud. Gautier rejoint clairement Banville et Murger parmi les sources au poème shakespearien de l'ardennais d'une adolescence d'été.
 
[...] Avec grâce les vents
Berçaient de ses cheveux les longs anneaux mouvants ;
Son écharpe d'azur se jouait autour d'elle
Par la course agitée, et, souvent infidèle,
Trahissait une épaule au contour gracieux,
un sein déjà gonflé, trésor mystérieux,
[...]
A grand'peine portant un léger arrosoir,
[...]
 Je cite les vers qui m'intéressent pour la comparaison (soulignements nôtres !) en privilégiant la version remise à Demeny (à cause de l'adjectif "léger") :
 
Le vent baise ses seins et déploie en corolle
[...]
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
[...]
 
Les nénuphars froissés soupirent autour d'elle...
[...]
Quelque nid d'où s'échappe un léger frisson d'aile :
- Un chant mystérieux tombe des astres d'or...
C'est qu'un souffle du ciel, tordant ta chevelure,
[...]

C'est que la voix des mers, comme un immense râle,
Brisait ton sein d'enfant, trop humain et trop doux ;
[...]
Gautier ne reprend pas les quatre vers tels quels, il les fait contraster entre eux par des inversions et modifications. Cela correspond aux techniques éprouvées par Rimbaud dans "Roman". Gautier apprend à Rimbaud à réduire une expresssion en déplaçant les éléments conservés : "une enfant blanche et blonde" contre "une jeune fille à présent, blanche et blonde," et il change de place certains éléments qui se font pourtant écho lors du bouclage : "Dont l’œil bleu" attaque de vers, "mais l’œil bleu" calé à l'hémistiche. Notons que dans sa reprise de quatre vers, Gautier casse par un enjambement "La même" l'attaque de second vers, suggérant le trouble du poète qui admire la jeune fille, ce qui semble une origine à l'idée de Rimbaud de tordre de la sorte sa reprise dans "Comédie en trois baisers" avec l'enjambement "Ce soir", avant l'évolution du bouclage propre à "Roman". Les inversions : "foin" contre "vous demandez" et "on va" contre "vous rentrez" sont libérées de la symétrie entre quatrains de bouclage dans "Roman", mais correspondent dans le principe à ce que fait ici Gautier : "Ce n'était l'an passé", "C'est une jeune fille à présent" ou "N'exprimait que", "N'exprime plus", variation verbale déjà mobilisée dans "Ophélie" dans le passage de "flotte" à "flotter".
Je suis naturellement convaincu que Rimbaud qui s'est adonné au bouclage à pas mal de reprises, et cela sur une forte proportion de poèmes parmi ceux qui nous sont connus comme antérieurs au 15 mai 1871, a lu attentivement les quelques poèmes des poètes les plus en vue de son siècle qui y recouraient, et ce poème de Gautier a visiblement occupé une bonne part de son intérêt au moment de la création du poème "Ophélie". Gautier pratique dans un poème de 1838 avant Banville ou Murger, la variation "Ophélie" et "Ophélia" dans un seul poème, la mention du nom "Ophélie" à la rime également, tandis que "Ophélie" contient d'autres vers typiques du romantisme de la décennie 1830, par exemple les vers :
 
Que ton cœur écoutait le chant de la Nature
Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits ;
 
s'inspirent de vers de Victor Hugo (des Feuilles d'automne ou sinon des Voix intérieures) dont Nerval s'est lui-même inspiré pour clore son célèbre sonnet "El Desdischado". J'ai hésité à citer les fleurs "penchées" du poème de Gautier pour les comparer à "s'inclinent les roseaux" dans "Ophélie".
Dans "La Basilique", poème en douze quintils d'heptasyllabes, Gautier s'est contenté d'une reprise à l'identique du quintil initial pour clore son poème :
 
Il est une basilique
Aux murs moussus et noircis,
Du vieux temps noble relique,
Où l'âme mélancolique
Flotte en pensers indécis.
Je me garderai de rapprocher "indécis" et "indiscrets" en songeant à "Comédie en trois baisers", mais je relève, certes un peu accessoirement, l'occurrence "Flotte" en attaque du dernier vers.
Le second quintil offre la mention "coloriés" à la rime et le poème offre une occurrence aussi de la rime "d'or"/"s'endort".
Le poème "Elégie II" offre pour sa part un bouclage à la manière de "la Fille de Jephté" de Vigny, c'est-à-dire qu'il se fonde sur la répétition d'un seul vers :
 
Je voudrais l'oublier, ou ne pas la connaître...
Oh ! si j'avais pensé que dans mon cœur dût naître
[...]
La vague indifférence, et la haine peut-être !....
Je voudrais l'oublier, ou ne pas la connaître.
Par ses trois recours dans ses Premières poésies, Gautier est un relais précoce des pratiques de Vigny et Hugo. Gautier a de toute façon été un modèle pour Baudelaire et Banville sinon enfants, au moins adolescents. J'ai laissé de côté un poème à refrain dans le recueil de 1831-1832 de Gautier.
Il y a maintenant un dernier lièvre à soulever. Il y a quelques procédés de bouclage dans les premiers recueils de Verlaine, mais il y recourt avec abondance dans le recueil Romances sans paroles qui est un recueil plus nettement orienté du côté de la recherche musicale propre aux vers dont l'autre spécificité est d'avoir été composé avec la présence encourageante et pleine de conseils d'Arthur Rimbaud. Verlaine n'est pas censé avoir connu, croit-on chez les rimbaldiens, les poèmes "Ophélie", "Comédie en trois baisers", "Bal des pendus", "Roman", voire "Mes petites amoureuses". Toutefois, Rimbaud a pu se vanter auprès de Verlaine de la publication dans la presse de "Trois baiser" en août 1870, il a pu être question de la création "Ophélie" en présence de Banville qui a hébergé Rimbaud après Verlaine ou du moins la belle-famille de Verlaine. Enfin, on ne sait pas à quel point Rimbaud a pu faire lire à Verlaine des poèmes inédits. L'exclusion se fonde sur la lettre du 10 juin à Demeny qui demande de tout brûler de ce qu'il lui a remis l'année précédente, et sur le dossier paginé par Verlaine dont le caractère incomplet est par ailleurs caché par les rimbaldiens qui parlent absurdement de recueil, allant jusqu'à supposer que Verlaine recopiait les poèmes en présence de Rimbaud, ce qui est contre-intuitif au possible au vu des manuscrits et de la lettre de Verlaine sur Forain ayant mis en sécurité les poèmes manuscrits de Rimbaud... Verlaine n'a recopié que ce qu'il avait sous la main et la pagination et la liste de titres sont deux composantes d'un esprit de préservation. Si c'était un recueil, Verlaine ne reporterait pas à la fin de sa liste de titres recopiés tous les titres de poèmes qu'il n'a pas recopiés, comme si ces poèmes n'avaient pas à s'insérer au milieu des autres une fois le travail de copiste relancé. Il faut se poser des questions de bon sens parfois !
En tout cas, dans Romances sans paroles, nous avons une belle liste de poèmes à bouclage qui commence par la reprise du même vers 4 du premier au dernier quatrain pour la sixième des "Ariettes oubliées" : "François-les-bas-bleus s'en égaie."  Nous avons une reprise du même quatrain initial en fin de poème dans "Ariettes oubliées VIII" et dans "Charleroi" :
 
Dans l'interminable
Ennui de la plaine
La neige incertaine
Luit comme du sable.
 
**
 
Dans l'herbe noire
Les Kobolds vont.
Le vent profond
Pleure, on veut croire.
 
Je rappelle que pour la fugue belge de 1872, entre le 7 et le 10-11 juillet environ, Rimbaud et Verlaine sont passés par Charleville, ont rencontré Bretagne si je ne m'abuse, ce qui a pu donner la possibilité à Verlaine d'accéder aux manuscrits de poèmes de 18740 de Rimbaud, même si Verlaine semble avoir témoigné de sa méconnaissance de tels poèmes face à Darzens par la suite. Il y avait le sonnet "Au Cabaret-Vert" qui parlait d'une fugue à Charleroi et d'autres, il y avait les rejets d'une syllabe du "Dormeur du Val" avec des mentions verbales "Luit" et "pleut" par ailleurs. Il y avait "Trois baisers" en quatrains d'octosyllabes et les vers courts du bouclage de "Bal des pendus" où les "paladins" ont des airs démoniaques de Kobolds...
Le poème "Chevaux de bois" malgré ses répétitions n'entre pas dans cette logique des poèmes à bouclage. Le poème "A poor young shepherd" dans la section anglaise "Aquarelles" fournit un troisième exemple pour un recueil s'approchant de la mince plaquette de reprise d'une strophe en guise de bouclage dans un poème à vers courts, quintils de cinq syllabes avec des rimes à la Leconte de Lisle pour citer Cornulier ABBAA, quand "Charleroi" est en vers de quatre syllabes et la huitième ariette oubliée, elle aussi, en pentasyllabes :
 
J'ai peur d'un baiser
Comme d'une abeille.
Je souffre et je veille
Sans me reposer.
J'ai peur d'un baiser !
 Enquête à poursuivre donc...

dimanche 20 avril 2025

Le bouclage chansonnier de poèmes par des répétitions (Partie 1 : exposition et modèle des Odes et ballades)

Le titre de cet article donne à peu près clairement l'idée du contenu. Je vais tout de même au préalable bien exposer les termes du débat.
Normalement, pour ce qui est des écrits en vers, il convient d'opposer le poète qui a un parti pris littéraire et l'auteur de chansons. Desaugiers ou Béranger n'occupent pas la même place que Victor Hugo et Alfred de Vigny dans le champ littéraire. Pourtant, au cours du XIXe siècle, les poètes s'inspirent de plus en plus nettement de la chanson, et Rimbaud fait partie des plus concernés par cette évolution, à cause de sa soudaine volte-face en 1872 et à cause de morceaux tels que "Fêtes de la faim" (daté d'août 1872), "Ô saisons ! ô châteaux !", "Bonne pensée du matin" et "Comédie de la soif". Or, si on peut opposer les vers de 1871 et du début de l'année 1872 à la versification "nouvelle manière" du printemps et de l'été 1872, il est amusant de constater qu'à ses débuts Rimbaud se tourne résolument du côté de la chanson. Pour l'année 1870, on peut laisser de côté "Ce qui retient Nina" dont la forme est reprise à un poème de Musset intitulé "Chanson de Fortunio", mais on ne peut pas faire l'impasse sur la série suivante de quatre poèmes : "Bal des pendus", "Ophélie", "Roman" et "Comédie en trois baisers", et il faut y ajouter les poèmes attribués à Léonard dans Un cœur sous une soutane, et les répétitions quelque peu chansonnières concernent encore certains sonnets. L'hémistiche : "Un jour qu'il s'en allait" est repris du vers 3 au vers 5 du "Châtiment de Tartufe", ce qu'accompagne la reprise "Sa chaste robe noire" du vers 2 au vers 8. Les vers 1 et 3 de "Rages de Césars" partagent la même attaque de vers : "L'Homme pâle". L'anaphore "Tandis que"/"Tandis qu'une..." lance les deux quatrains du sonnet "Le Mal". Pour tout cela, on peut parler de phénomènes de scansion, et on en retrouve dans le sonnet "Morts de Quatre-vingt-douze..." avec les emplois de "vous" et "nous" au début des vers 6, 9, 12 et 13.
Il y a quelque chose à comprendre sur l'état d'esprit de Rimbaud à ce sujet. Et aujourd'hui, le premier devoir est d'enquêter sur les modèles de Rimbaud dans le fait de créer des bouclages, c'est-à-dire que la dernière strophe reprend tout ou partie de la première.
Parmi les poètes préférés de Rimbaud, il y a bien sûr Banville et à cette aune la préface de son recueil des Stalactites a une importance particulière. Banville signale à l'attention qu'il a intégré des chansons et qu'il a imité quelques "rondes populaires". Il a pratiqué de premier triolets dans ses Cariatides de 1842 et il les exhibera dans son recueil de 1857 Odes funambulesques. Tout cela est bel et bon, mais ce que je veux identifier c'est la source d'inspiration décisive qui nous a valu les répétitions particulières de "Bal des pendus", "Trois baisers", "Roman" et "Ophélie", à quoi ajouter "Mes petites amoureuses" en 1871.
Le poème "Bal des pendus" est le cas le plus intéressant en principe, puisque, si nous avons un quatrain qui est répété à l'identique au début et à la fin du poème, il a un trait distinctif dans la variation de la mesure du vers. "Bal des pendus" a une dominante en alexandrins. Seul le quatrain de bouclage est en octosyllabes. Pour comparer, nous avons la répétition à l'identique d'un même quatrain d'octosyllabes dans "Première soirée" (connu aussi sous le titre "Comédie en trois baisers" qui a une variante que j'étudierai plus bas), mais tout le poème "Première soirée" est en quatrains d'octosyllabes et "Première soirée" va se perdre plus volontiers dans la masse de poèmes antérieurs qui ont recouru au même procédé. Avec "Bal des pendus", il y a un surplus de rareté, et c'est d'autant plus intéressant qu'il s'agit d'un poème des débuts de Rimbaud. Je pense que c'est un poème du début de l'année 1870, mais je l'oppose en précocité aux pratiques émancipées de 1872. J'identifie "Bal des pendus" comme un poème où Rimbaud, encore débutant, s'autorisait certaines audaces à condition d'avoir apprécié quelque chose d'approchant lors de ses lectures. Enfin, "Ophélie" et "Roman" ont leur importance aussi dans cette réflexion. Le poème "Ophélie" fait partie de la lettre à Banville du 24 mai 1870 et à ce titre il s'agit d'évidence de l'une des premières compositions en vers français de Rimbaud qui nous soit parvenues. Rimbaud y pratique la technique de bouclage des deux poèmes "Bal des pendus" et "Première soirée", mais au lieu d'une répétition à l'identique d'un quatrain, Rimbaud opte pour une stratégie plus complexe. Il a voulu que les trois premiers vers soient repris en guise de fin dans les deux derniers vers, mais pour insérer cette reprise dans un discours et aussi pour l'écourter d'un tiers, il a dû opérer quelques modifications :
 
Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles...
Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.
Rimbaud pouvait se délester sans sentiment de perte de l'hémistiche : "Flotte très lentement" qui répétait le verbe "flotte" du vers 2. Il a conservé le vers 2 et a modifié le verbe en conséquence "flotte"/"flotter", et il a simplement repris ensuite le second hémistiche du vers 3 : "couchée en ses longs voiles". L'hémistiche "Et qu'il a vu sur l'eau, " reprend pour sa part le premier vers du poème en le réduisant à peu : "sur l'eau" pour "Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles", sauf que dans son ultime quatrain Rimbaud a trouvé le moyen de conserver la mention à la rime du nom "étoiles", à tel point que les trois mots à la rime des trois premiers vers du premier quatrain sont tous trois présents dans le dernier quatrain. Toutefois, dans l'opération, les mots à la rime ne sont pas dans le même ordre et il y a une rime non identique de quatrain à quatrain : "étoiles"/"voiles" face à "lys"/"hallalis" et "cueillis"/"lys".
Ce tremblé de facture est antérieur à la création de "Comédie en trois baisers", alors qu'il s'agit nécessairement d'une pratique témoignant de plus de maturité. On peut penser éventuellement que la formation dans un cadre scolaire a favorisé cette précocité, mais nous n'en savons rien. Daté du 29 septembre 1870, "Roman" fournit un autre exemple similaire à "Ophélie" de tremblé de facture dans le bouclage par des répétitions communes au premier et au dernier quatrain :
 
On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
- Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !
- On va sous les tilleuls verts de la promenade.
 
[...]
 
- Ce soir-là,... - vous rentrez aux cafés éclatants,
Vous demandez des bocks ou de la limonade...
- On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
Et qu'on a des tilleuls verts sur la promenade.
Dans "Roman", Rimbaud ne veut pas reprendre un ensemble de deux ou trois premiers vers. La fin de son poème correspond au premier et au dernier  vers de son premier quatrain. Autrement dit, les deux derniers vers rappellent l'ensemble du premier quatrain. Cela a impliqué quelques modifications pour la ponctuation et une petite retouche pour l'attaque du vers final, puisque nous passons de "On va sous les" à "Et qu'on a des". La retouche est très intéressante, puisque les "tilleuls verts" sont soulignés comme un redoublement du manque de sérieux. Dans le premier quatrain, le personnage n'est pas pris au sérieux à cause de ses dix-sept ans, mais les tilleuls ne sont qu'une invitation. A la fin du poème, ils sont identifiés comme une cause supplémentaire au manque de sérieux. Mais surtout, l'altération souligne superbement le rejet d'une syllabe "verts" qui a une valeur expressive fort augmentée en conclusion d'ensemble au poème. Rimbaud devait sans doute considérer qu'il avait poussé ainsi à son degré indépassable de perfection cet art du bouclage par les reprises serrées entre la première et la dernière strophe du poème : il devait être très fier de cet aménagement superbe et subtil pour donner plus d'effet à la reprise du rejet "verts", fier de tout ce dosage de répétitions et modifications qui nous y ramenait.
Comme pour "Ophélie", Rimbaud a élargi les échos à l'ensemble du quatrain. Il a rétréci le vers 3 en un second hémistiche : "Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !" est devenu : "aux cafés éclatants" avec conservation de la rime. Le premier hémistiche contient par ailleurs un substitut narratif à "On va" avec la séquence : "vous rentrez", tandis que l'expression "Ce soir-là" fait écho à l'expression : "Un beau soir" du vers 2 qui fait pourtant l'objet d'une reprise partielle au vers suivant 38 : "Vous demandez des bocks ou de la limonade" étant la reprise aux deux tiers du vers : "- Un beau soir, foin des bocks et de la limonade," avec le monosyllabe "foin" inversé dans "vous demandez". En clair, malgré les modifications, on a l'impression d'une reprise intégrale du premier quatrain dans le dernier. Les mots "tapageurs" et "lustres" disparaissent pour favoriser les inversions : "on va" et "foin" le cédant à "vous rentrez" et "Vous demandez". Même si les positions ne sont pas exactement les mêmes dans chaque quatrain, "vous rentrez" inverse "on va" et "vous demander" le mot "foin", tandis que "Un beau soir" est confronté à "Ce soir-là..."
Pour ces inversions, Rimbaud avait besoin de quelques syllabes de plus, et il a pu profiter de l'ampleur du vers 3 en le résumant en un hémistiche, par l'abandon des mentions de détail "tapageurs" et "lustres". Il faut un certain talent pour arriver à un tel résultat.
Notons que l'un des remaniement de la fin de "Roman" est repris à la version originelle de "Première soirée". Dans "Comédie en trois baisers", le dernier quatrain ne reprenait pas le premier tel quel, il y avait une légère altération du second vers du quatrain de bouclage, et l'altération qui apparaissait correspondait au "Ce soir-là" de "Roman" :
 
Elle était fort déshabillée,
- Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres penchaient leur feuillée :
Malinement, tout près, tout près...
 
[...]
 
- Elle était fort déshabillée,
Ce soir... - les arbres indiscrets
Aux vitres penchaient leur feuillée,
Malinement, tout près, tout près.
Les variations dans la ponctuation ne nous retiennent pas ici. Ce qui est remarquable, c'est le rejet à la Chénier de "Ce soir" qui crée par l'irrégularité métrique engendrée le sentiment d'un trouble érotique du narrateur poète qui se souvient. L'invention a un certain génie, mais Rimbaud l'a sacrifiée et c'est sans doute parce que l'effet ne fonctionne pas pleinement dans la logique chansonnière du bouclage d'un tel poème. Il a renoncé à l'idée intéressante pour ne pas gâcher son poème en voulant trop en faire. Il a adapté plus souplement cette altération dans "Roman" où entre autres variations nous passons de "Un beau soir" à un "Ce soir-là" qui s'y oppose.
Maintenant que cela est dit, il reste à identifier les sources de Rimbaud et on peut commencer l'enquête par les poèmes les plus réputés de son siècle ou par les poètes qu'il cite ou imite le plus volontiers. Pour "Comédie en trois baisers", une piste nous est livrée, celle des Contemplations de Victor Hugo. Et, fait étonnant que je n'anticipais pas, le volume de Victor Hugo qui m'a surpris dès le début de mes investigations n'est autre que le recueil Odes et ballades où certains poèmes répètent en guise de bouclage une strophe initiale en conclusion du poème, et ce qui m'a frappé, c'est que Victor Hugo joue sur la différence de longueur dans la mesure des vers. Et je vais vous citer deux poèmes qui, justement, ont le mot "chant" dans leurs titres respectifs : "Le Chant du cirque" et "Le Chant du tournoi". Et cerise sur le gâteau, le poème "Le Chant du cirque" contient vers la fin du poème, quelques vers avant la strophe répétée en guise de bouclage le premier rejet d'épithète connu de l'auteur :
Livreront cette proie entière à leur fureur. -
Mieux encore, "Le Chant du cirque" est composé de neuf sizains d'alexandrins précédés et suivis d'un sizain simplement répété qui est composé de cinq octosyllabes conclu par un alexandrin. Pour comparer, "Bal des pendus" est composé de neuf quatrains d'alexandrins précédés et suivis d'un unique quatrain d'octosyllabes simplement répété. Je cite le sizain de bouclage du poème "Le Chant du cirque" :
      César, empereur magnanime,
      Le monde, à te plaire unanime,
      A tes fêtes doit concourir !
      Eternel héritier d'Auguste,
      Salut ! prince immortel et juste,
César, sois salué par ceux qui vont mourir !
 Nous avons une note un peu sadique à la manière du quatrain d'octosyllabes de "Bal des pendus" :
Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins,
Les maigres paladins du diable,
Les squelettes de Saladins.
 Murphy ajouterait qu'il a une preuve de plus que Rimbaud raille Napoléon III avec cette source qui nous parle de César et de ceux qui se font tuer pour le divertir, mais tel n'est pas notre sentiment.
Poème consécutif dans l'économie du recueil Odes et ballades, "Le Chant du tournoi" est lui aussi daté de janvier 1824, et c'est intéressant pour nous, puisque pour ce qui est des antériorités, à moins d'explorer la poésie classique, il ne reste guère que les deux premiers recueils de Lamartine, le premier recueil de Vigny et les poésies inédites de Chénier parues en 1819, puisque Chénier a aussi une valeur de modèle pour les premiers romantiques. J'ajoute que cela m'évite une seconde phase d'enquête du côté des chansonniers comme Béranger, etc.
Le poème "Le Chant du tournoi" a l'intérêt du cadre médiéval, "Le Chant du cirque" nous plongeant dans l'Antiquité romaine, mais il offre aussi l'avantage d'opposer plus nettement les mesures de vers. La strophe répétée en début et en fin de poème est en alexandrins, et tout le cœur du poème est en octosyllabes. C'est l'inverse de "Bal des pendus". Je n'avais pas soupçonné que mon enquête allait si rapidement porter ses fruits, je pensais même aux ballades plutôt qu'aux odes. Dans mon souvenir, les odes ne répétaient pas de vers ou de strophes en guise de bouclage. Qui plus est, le recueil Odes et ballades est celui dont on attend en principe le moins d'échos parmi tous ceux de Victor Hugo dans la poésie rimbaldienne. Et pourtant, "Bal des pendus" est étonnamment proche de deux poèmes consécutifs du recueil Odes et ballades. "Le Chant du tournoi" est composé de neuf dizains classiques (quatrain ABAB fusionné à un sizain CCDEED) d'octosyllabes encadrés par la répétition d'un quintil (AABAB) d'alexandrins. Nous retrouvons cette idée d'un ensemble de neuf strophes ! Décidément !
Il y a un poème dont la datation est plus ancienne, avril 1822, qu'il nous faut mentionner aussi : "Le Nuage", cette ode hugolienne est constituée de cinq quatrains, mais avec une alternance entre des quatrains tout en alexandrins et des quatrains à dominante d'alexandrins conclus par un octosyllabe. Mais il faut encore mentionner que le dernier quatrain est la reprise du premier moyennant une altération significative du premier hémistiche :
 
Ce beau nuage, ô vierge, aux hommes est pareil.
Bientôt tu le verras, grondant sur notre tête,
Aux champs de la lumière amasser la tempête,
Et leur rendre en éclairs les rayons du soleil.
 
[...]
 
Hélas ! ton beau nuage aux hommes est pareil.
Bientôt tu le verras, grondant sur notre tête,
Aux champs de la lumière amasser la tempête,
Et leur rendre en éclairs les rayons du soleil.
Plus ancien que nos deux "chants" cités plus haut, le poème d'août 1823 "Actions de grâces" est composé de treize quatrains d'alexandrins à rimes croisées, mais le treizième est la reprise à l'identique du premier.
Le principe de la répétition concerne ensuite la première des ballades du recueil : "Une fée". Cette ballade est en quintils (ABAAB) d'octosyllabes. Le neuvième et dernier quintil reprend le premier à l'identique. Je passe sur une ballade où l'écho est plutôt entre deux mots à la rime entre la première et la dernière strophe : "berceau" face à "tombeau". La ballade dixième offre enfin une variation. Le poème est composé de trois sizains encadrés par un quatrain d'ouverture et un quatrain de clôture. Les deux quatrains sont partiellement distincts. Je cite les mots à la rime pour vous en donner une idée : "sonore"/"accompagné"/"encore"/"résigné" et "vite"/"accompagné"/"invite"/"résigné". Hugo semble ne reprendre qu'à moitié les termes de l'alexandrin, mais il ne reprend pas seulement une rime sur deux, ni un vers sur deux. Jugez plutôt (soulignements nôtres) !
 
Voyageur, qui, la nuit, sur le pavé sonore
De ton chien inquiet passes accompagné,
Après le jour brûlant, pourquoi marcher encore :
Où mènes-tu si tard ton cheval résigné ?
 
[...]
 
Voyageur isolé, qui t'éloignes si vite,
De ton chien inquiet la nuit accompagné,
Après le jour brûlant, quand le repos t'invite,
Où mènes-tu si tard ton cheval résigné ?
Tout l'art du bouclage de Rimbaud est illustré par le recueil Odes et ballades de Victor Hugo, lequel est aussi une source pour certains poèmes à répétitions des Fleurs du Mal.
Je viens de vérifier et dans son livre De la métrique à l'interprétation, essais sur Rimbaud, Benoît de Cornulier écrit ceci à la page 395 :
 
  Les répétitions à la rime ou de vers entiers ne sont pas rares si on les compare à la production littéraire de l'époque. Elles sont essentiellement de l'ordre du bouclage (à ne pas confondre avec le refrain périodique) si on nomme ainsi une équivalence qui amène de la fin d'une unité à son début.
   Comme chez Hugo notamment dans les Odes et ballades - mais le procédé est commun en tradition orale, en particulier enfantine -, assez souvent par répétition la fin du poème ramène à son début.
Dans l'ensemble, Cornulier ne dit rien là d'exceptionnel : tout cela, je le savais déjà sans l'avoir appris, simplement par expérience. Mais ce que je veux exhiber, c'est que Cornulier a pensé à citer le recueil de Victor Hugo comme offrant des exemples caractéristiques dans la "production littéraire de l'époque". Et vous constatez que si on pousse plus loin l'étude des poèmes en question de Victor Hugo on découvre d'autres points communs frappants : le contraste des mesures de vers entre la strophe répétée en guise de bouclage et les autres strophes au centre du poème, puis cette tendance à avoir neuf strophes au centre face à une strophe répétée en guise de bouclage. Cela fait beaucoup de points convergents en ce qui concerne le seul "Bal des pendus". Puis, je vais lire à l'instant la suite de la réflexion de Cornulier sur ce sujet, parce qu'il va parler des cas particuliers que sont "Ophélie" et "Roman" et je vais voir s'il songer à citer cette ballade dixième de Victor Hugo... Voilà, c'est fait, comme dirait Lautréamont. Et non, Cornulier ne parle pas de Victor Hugo pour "Roman" et "Ophélie". Dans l'ensemble, il parle plutôt d'un écho pour "Les Reparties de Nina" et puis d'un poème de 1871 qui reprend le procédé de bouclage "Mes petites amoureuses", puis des répétitions du poème en triolets "Le Cœur volé". Je rappelle que "Les Reparties de Nina" et "Mes petites amoureuses" reprennent la forme de leurs quatrains à la "Chanson de Fortunio" de Musset, ce qu'ignorait Cornulier quand il écrivait son livre et ce qu'il ignore peut-être encore. Cornulier traite aussi de la légère altération dans "Comédie en trois baisers", et il fait remarquer que le quatrain d'octosyllabes de "Bal des pendus" est fortement écrit à la manière de paroles de chanson. Pour "Ophélie", il dresse un schéma des répétitions, mais je préfère mon analyse en phrases explicatives ci-dessus, le schéma ne conserve pas selon moi l'esprit des manipulations de Rimbaud. Cornulier ne fait qu'expliquer comment mettre en schéma les répétitions entre le premier et le dernier quatrain de "Roman". Je trouve que le brio à mettre en schéma est sans intérêt s'il ne s'accompagne pas d'un travail explicatif sur la logique suivie par Rimbaud. Je préfère constater que Rimbaud privilégie un bouclage ramassé sur deux vers, puis trouver de quoi étendre les reprises à l'ensemble du dernier quatrain par d'autres astuces qui mises en schéma sembleront inévitablement élaborées et complexes. On le voit bien en comparant avec ce que je fais plus haut, Cornulier a manqué son sujet. Il ne l'a pas traité correctement. Ses schémas ne sont que des constats de surface.
J'ignore encore combien cette étude aura de parties, j'en prévois une deuxième où Gautier aura une place importante, mais je prévois aussi de parler de la suite de la carrière de Victor Hugo et de quelques autres poètes.
Je parlerai aussi prochainement du quintil ABABA qui vient des Stalactites de Banville, avant donc les quintils particuliers de Leconte de Lisle et Baudelaire. Cornulier se concentre surtout sur le Kaïn de Leconte de Lisle et ne mentionne pas l'antériorité de Banville. Je prévois aussi une étude sur les sonnets en revenant sur les modèles de Ronsard et du Bellay, et en prévoyant de parler aussi de l'opposition entre l'idée du sonnet qui vaut par la chute du dernier vers et le sonnet qui vaut par l'équilibre que permettent les rapports entre les deux quatrains et les deux tercets.

Rimbaud juge de Jean-Jacques :

 JE EST UN AUTRE.

 **

Ahahahah ! Moi, il ne me manque pas.

samedi 19 avril 2025

Fragilités de l'article de Murphy sur Bal des pendus en 2004

Voilà, j'ai le volume Stratégies de Rimbaud de Steve Murphy avec moi, sa réédition en couverture souple dans la mesure où l'édition originale de 2004 a été détruite lors d'une inondation, mais il s'agit d'une édition à l'identique pour le contenu, une réédition de 2009 donc.
Ce qui m'intéresse ici, c'est le chapitre II "Bal des pendus : au-delà de l'exercice". J'étais persuadé dans mon souvenir que Murphy lui-même n'avait quasi rien dit des sources du côté de Théophile Gautier et je me devais de le vérifier ces derniers jours.
Murphy fait remarquer que le poème "Bal des pendus" a été superbement méprisé par les rimbaldiens au point qu'aucun article ne lui aurait été consacré, ce qui, dans mon idée, doit être relativisé à cause d'articles parus dans les bulletins de la revue Parade sauvage. Il existe des numéros de la revue, et des numéros d'Actes de colloques, mais il a existé également un certain nombre de bulletins, et il y avait au moins un article sur "Bal des pendus" et le vers de Villon : "La danse vient de la panse".
Bien qu'il critique ce manque d'étude sur "Bal des pendus", Murphy ne produit lui-même qu'une étude de 20 pages à laquelle il faut retirer presque deux pages de citation du poème en intégralité, une pleine page d'illustration et une autre demie page avec une deuxième illustration en fin d'article.
On me soutiendra qu'il reste seize à seize pages et demie de texte, ce qui est une longueur raisonnable. Mais si je compare cela aux deux chapitres qui l'entourent, cela reste mince : "A la Musique" 42 pages, 39 sans le poème en mention et les illustrations, "Les Effarés" 37 pages, 35 si on enlève deux pages de mentions de l'une ou l'autre version du poème. Certes, l'étude sur "Ma Bohême" est légèrement plus courte encore, mais il s'agit ici de traiter d'un poème laissé pour compte. Et, justement, Murphy ne va même pas citer par le menu les sources qui ont été proposées pour "Bal des pendus". Il ne cite même pas un passage conséquent de la scène IV du Gringoire de Banville. C'était un passage obligé, il fallait citer la "Ballade des pendus" du personnage Gringoire, mais aussi les dialogues des personnages autour de cette récitation. Murphy cite plus volontiers un extrait d'une ballade qui vient plus loin dans la comédie. Murphy ne mentionne guère qu'en passant le lien de "Bal des pendus" à "Bûchers et tombeaux" de Gautier, il ne cite même pas le poème qui suit "Le Souper des armures" dans l'économie du recueil Emaux et camées, et il ne fait donc aucune mention de "Albertus" ou de "La Comédie de la mort". Il conviendrait de se reporter au livre La pensée poétique d'Arthur Rimbaud de Jacques Gengoux pour avoir une liste de sources chez des "poètes plus ou moins parnassiens". Murphy mentionne deux fois cette source à la page 63, la première de son chapitre sur "Bal des pendus" : "[voir Gengoux 1950, 101-102]". Murphy ne précise pas les sources livrées par Gengoux, on suppose qu'il s'agit pour l'essentiel de Gringoire, source en réalité postulée par Izambard, et de "Bûchers et tombeaux" de Gautier. Y en avait-il d'autres ? Je n'ai pas mon volume de Gengoux La Symbolique de Rimbaud sous la main. Je remarque qu'une enseignante sur internet a mentionné "Le Souper des armures", mais aussi L'Homme qui rit de Victor Hugo, je ne sais pas trop d'où viennent directement ces informations et je n'ai pas interrogé le roman d'Hugo. Avec "Les Effarés" de Rimbaud et Gringoire de Banville, on s'attend plutôt à des sources du côté de Notre-Dame de Paris. Pour sa part, Alain Vaillant dans le Dictionnaire Rimbaud dit qu'il faut prendre en considération plusieurs poèmes de Gautier dont "La Comédie de la mort" et il cite aussi un certain nombre de récits en prose.
En tout cas, Murphy passe nettement à côté de la référence à Gautier dans "Bal des pendus", il ne retient que "Bûchers et tombeaux" et ne met même pas en avant l'argument clef qui est que Rimbaud a repris deux rimes et plusieurs éléments sur un passage resserré de trois quatrains au poème de Gautier. Autre fait étonnant, Murphy signale qu'on a déjà attiré l'attention sur des "ballades joyeuses" de Banville et Vermersch, mais il ne cite pas les poèmes précis de Vermersch en question. En revanche, il cite un poème inédit de Verlaine de 1861, en précisant que Rimbaud ne pouvait pas le connaître en 1870, un sonnet adressé "A Don Quichotte" qui offre la mention "paladin" au vers 1, ce qui est à sa place dans une parodie des romans sur les chevaliers (errants ou non), l'exclamation en tête de vers et même de tercet "Hurrah !". Murphy y ajoute un lien peu probable entre le dernier tercet du sonnet de Verlaine et l'idée de la neige qui applique un "blanc chapeau" chez Rimbaud :
 
Et bientôt, en dépit de toute trahison,
Flottera l'étendard ailé des Poésies
Sur le crâne chenu de l'inepte raison !
Le rapprochement pour le dernier tercet est irrecevable. Il reste les mentions "paladin" et "Hurrah !" qui peuvent laisser penser que si Rimbaud n'a forcément pas connaissance de ce sonnet de Verlaine quand il écrit "Bal des pendus", il puiserait à une même source. Mais rien n'est à fixer lourdement ici, les deux poèmes demeurent nettement distincts. On notera que j'ai proposé un autre lien entre "Bal des pendus" et un sonnet peu connu de Verlaine, mais en citant cette fois un poème que Rimbaud avait probablement lu à l'époque, le sonnet "Le Pitre" du collectif parnassien de 1869 Sonnets et eaux-fortes. Cela interpelle, mais je n'ai rien à creuser là-dessus pour l'instant.
En revanche, déterminé à nous imposer une filiation de Baudelaire à Rimbaud, Murphy n'a de cesse d'affirmer que "Bal des pendus" s'inspire de poèmes des Fleurs du Mal, sauf que tous les liens proposés n'ont aucun sens.
Toujours pour la neige qui applique un blanc chapeau sur les crânes, Murphy qui a déjà cité les vers inconnus pour Rimbaud à l'époque de Verlaine cite la présence de ce poncif, car c'en est un ! dans les vers suivants du poème "Spleen" :
 
[...] L'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
 
 Les citations n'ont rien à voir l'une avec l'autre.
Murphy veut dans la foulée que nous soyons persuadés que "têtes fêlées" chez Rimbaud fasse écho à l''extrait : "Moi, mon âme est fêlée..." de "La Cloche fêlée" de Baudelaire. En quoi ce lien a-t-il quoi que ce soit qui irait de soi ? Ces rapprochements n'ont strictement aucun sens. C'est pire que de n'avoir aucun intérêt, ils sont posés là comme des cheveux sur la soupe.
Passons à la caricature des dirigeants bonapartistes en pendus dans la presse d'époque. En pleine page 74, Murphy fournit une caricature de Klenck intitulée "Les Trois larrons". Les trois dansent au bout d'une corde comme dit l'expression et au centre Napoléon III a une jambe tendue vers le haut, expression d'élan grotesque. Pour le reste, la caricature n'a rien à voir avec le poème de Rimbaud. On a Bismarck avec son casque à pointe à droite. Les oiseaux sont les symboles de régimes politiques, et on reconnaît un aigle à deux têtes à gauche. Napoléon III n'est même pas encadré de son  personnel politique, mais de dirigeants étrangers, Guillaume et Bismarck. Les corps caricaturés sont bien habillés et les têtes reconnaissables comme celles de bons vivants. L'autre caricature exhibée, c'est une guillotine avec plusieurs têtes dont celle de Napoléon III sur le billot. Les deux caricatures n'ont rien à voir avec le poème de Rimbaud.
Murphy joue à nouveau à étudier l'emploi de "paladin" comme si c'était un équivalent approximatif de "palatin" et il cite enfin le cas d'un poème en sept quatrains de décasyllabes qui accompagne une caricature représentant Emile Ollivier pendu à un gibet par Baylac. Baylac a eu l'idée de comparer Emile Olliver au personnage d'Olivier-le-Daim qui figure justement dans la comédie à succès ! de Banville qu'était Gringoire.
Murphy cite un quatrain qui, superficiellement, peut être comparé à "Bal des pendus" :
 
A Montfaucon, bandit liberticide,
Des noirs corbeaux tu seras le festin,
Tel est l'arrêt que le peuple décide,
Comme autrefois pour "Ollivier-le-Daim"
 En fait, la ressemblance vient de ce que la source d'inspiration est la même. Il y avait quelques dizaines de millions de français en 1870 et la comédie Gringoire était connue. Baylac a pensé à un rapprochement entre Emile Ollivier et Olivier-le-Daim, Rimbaud visiblement pas !
A propos des corbeaux toujours, au lieu de considérer que Rimbaud ironise dans le vers : "Le corbeau fait panache à ces têtes fêlées", Murphy avance que si les corbeaux sont les panaches sur la tête des pendus, c'est qu'ils sont les complices des pendus pour opprimer le peuple sous le Second Empire. C'est un contresens manifeste. Outre qu'il n'y a aucune référence aux dirigeants du second Empire, le corbeau qui fait panache mange les pendus et tourne en dérision le souvenir des vrais panaches affichés jadis par les paladins. On ne peut pas forcer la lecture naturelle des vers à ce point afin de défendre une interprétation globale du poème.
En résumé, il n'y a rien à retenir de la lecture de "Bal des pendus" par Steve Murphy. Ou alors, si vous voulez croire à cette thèse, il va falloir revenir à la charge avec une bien autre batterie d'arguments que ça.
 

mercredi 16 avril 2025

Ce que disait Steve Murphy sur "Bal des pendus" et "Etrennes d'orphelins" en 2009

Je n'ai toujours pas mis la main sur le volume Stratégies de Rimbaud, mais j'ai sous la main le volume Rimbaud : Poésies, Une saison en enfer, écrit par Murphy et Kliebenstein, dans la collection "Clefs concours Atlande". Le livre a subi un dégât des eaux, il me manque les pages heureusement sans textes qui précèdent l'introduction, le dépôt légal est de décembre 2009. Composé dans l'urgence, le livre offre pas mal de coquilles, mais il s'agit tout de même d'une mise au point érudite. Steve Murphy est l'un des meilleurs commentateurs du texte de Rimbaud avec moi, Yves Reboul, Benoît de Cornulier qui n'est pas que dans la métrique et Bruno Claisse qui était un peu à part en rayonnant sur les poèmes en prose des Illuminations. Mais aucun n'a fait un sans-faute. Je citerais Fongaro ou Ascione un peu en-dessous. Murphy a surtout contribué à une meilleure connaissance des poèmes en vers premières manière et tout particulièrement des poèmes de 1870, comme l'attestent les titres des livres réunissant une part de ses travaux : Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion, Rimbaud et la ménagerie impériale, Rimbaud et la Commune. Seul le volume Stratégies de Rimbaud s'intéresse à toutes les parties de l’œuvre, en revenant lui aussi sur les poèmes de 1870 : "Bal des pendus" justement ou "Ma Bohême". Murphy a aussi une grande réputation pour son approche philologique, mais elle n'est pas allée sans failles conséquentes : il n'a pas déchiffré le manuscrit de "L'Homme juste" qui pourtant n'avait rien d'illisible ; il a systématiquement prôné l'établissement de recueils : "Recueil de Demeny", "Recueil de Verlaine", pagination qu'il a cru prouvée autographe d'une partie de la liasse des poèmes en prose des Illuminations ; Il a traité la signature "PV" sur le manuscrit de "L'Enfant qui ramassa les balles..." comme un non-argument en faveur d'une réattribution du dizain en faveur de Verlaine. Au plan de l'interprétation, il a aussi une tendance à supposer un déchiffrement complexe qui peut se fonder plus sur une envie du critique que sur une réalité des faits. Pour les poèmes de 1870, il a excellé dans les lectures de "Vénus anadyomène" et du "Châtiment de Tartufe", avec un point original : la découverte indiscutable de l'acrostiche "déchiré" : "Jules Cés... AR" dans le cas de ce dernier sonnet.
Pour "Les Etrennes des orphelins", je ne suis tout de même pas d'accord avec sa lecture. Il s'agit du premier poème en vers français de Rimbaud, sauvé par la sœur Isabelle, et même Verlaine, qui a fini sa vie à peu près retourné dans le giron catholique, a considéré que ce poème était montré à des fins de réhabilitation et n'en valait pas vraiment la peine. Je pense que le poème a un charme, on sent les facilités du Rimbaud débutant tout de même. Murphy soutient que Rimbaud raille un intérieur bourgeois, plaquant une lecture du type lutte des classes sur le poème. Je ne suis pas d'accord. Cette approche est anachronique. Rimbaud n'a pas été biberonné au marxisme à son époque. Il était un enfant de classe moyenne qui admirait des poètes qui n'avaient rien à voir avec la lutte des classes. Evidemment qu'une sourde lutte des classes existe à chaque époque et que les intérêts des gens ne sont pas les mêmes selon la situation dans les hiérarchies sociales, mais Rimbaud ne parle pas selon le mode caricatural marxiste. Par ailleurs, il a adhéré à la Commune qui était un mouvement plutôt libertaire, et il y a adhéré avec une pensée qu'on peut identifier comme libertaire, pas comme marxiste. Et le marxisme persécutera avec Trotsky et d'autres la pensée libertaire. En tout cas, au plan de la simple lecture des "Etrennes des orphelins", on ne voit pas pourquoi parce que Rimbaud est passé du couple de "pauvres gens" du poème hugolien à un foyer de gens plus aisé Rimbaud raillerait la bourgeoisie et se vengerait en imagination sur des bourgeois dans la souffrance qui sortent de son imagination, sans prendre la peine d'expliciter de telles intentions : ça n'a aucun sens. Il est clair que dans "Les Etrennes des orphelins" Rimbaud s'apitoie sur le sort des deux enfants orphelins de "quatre ans" et traite sur un registre pathétique le décès de leur mère. Rimbaud n'est pas en train de nous enseigner que ces disputes peuvent exister aussi chez des bourgeois dans le simple but de nous dire que ce n'est pas mieux. Le poème a été publié par la Revue pour tous qui trouvait des qualités au poème, c'est bien la preuve que le fait de parler d'une déchéance dans une famille bourgeoise n'était pas subversif, même si c'était évité. Il y a seulement l'image du père qui est bien loin qui fait fausse note morale. Il ne faut pas faire de l'opposition entre les misères des pauvres et l'image préservée des gens riches et fortunés dont le bonheur en ménage serait sans nuage un horizon culturel dont Rimbaud aurait eu le génie de rompre le caractère indépassable avant lui, ce serait donné une importance historique à son premier poème "Les Etrennes des orphelins" qui plus est. J'ajoute que Rimbaud s'est inspiré de travaux scolaires de longue date, il se servait de travaux de l'année scolaire antérieure pour composer "Les Etrennes des orphelins" et il s'est inspiré du poème le plus célèbre du boulanger nîmois Jean Reboul qui lui avait été soumis en classe sous le titre "L'Ange et l'enfant". Cela a donné le poème en vers latins de Rimbaud "Jamque novus...", lequel introduit le motif de la nouvelle Année. Je prétends très clairement que Rimbaud a superposé au modèle qu'était "L'Ange et l'enfant" le récit du conte d'Andersen qui tient en peu de pages "La Petite fille aux allumettes". La comparaison est éloquente et montre clairement que le rêve des enfants avec l'ange des berceaux a bien la valeur édifiante que la lecture traditionnelle des "Etrennes des orphelins" admet. Et il faut bien mesurer que Rimbaud ne s'est pas contenté de lire le poème de Reboul tel qu'on lui a présenté, puisque les mots de la fin en lettres majuscules : "A NOTRE MERE" sont la reprise de l'autre titre qui était donné à la pièce de Reboul : "Elégie à une mère". C'est le titre donné au poème dans l'anthologie Les Poètes français tome IV de Benjamin Crépet en 1862. La mention "A une mère" est en majuscules, mais une ligne en-dessous de la mention de genre "Elégie" en caractères plus petits comme pour un sous-titre, ou un complément secondaire de titre. Je fais sans peine de cette mention "A UNE MERE", l'origine de la mention finale en majuscules "A NOTRE MERE" du poème de Rimbaud. Rimbaud a repris un terme d'adresse au poème de Reboul et avec le possessif "notre" il a fait passer le terme d'adresse dans la pensée des enfants, ce que passent sous silence les commentaires récents des "Etrennes des orphelins" qui se contentent de considérer que le "A notre mère" est un écrit mécanique en ce genre de circonstances qui a été exécuté par des adultes et que ne comprendraient pas les enfants de quatre ans qui croient que les objets brillants funéraires sont leurs étrennes. Non ! Les étrennes sont adressées à quelqu'un, et le "A NOTRE MERE" est très clairement une adresse à la mère défunte. On voit deux inversions par rapport au poème de Reboul, le "A NOTRE MERE" passe d'une position initiale antérieure aux vers eux-mêmes à une position finale, et le décès est celui non de l'enfant, mais de la mère de deux enfants.
Ce dispositif saillant est complètement minimisé par les lectures satiriques fournies par Murphy, Cornulier et d'autres rimbaldiens. Après une petite recherche, je constate que le titre est bien "L'Ange et l'enfant" et que celui retenu par l'anthologie de Crépet correspond au seul sous-titre : "Elégie à une mère".
 
 
 
J'ai beau tourner cela dans tous les sens dans ma tête, je ne comprends pas comment on peut faire fi de ce dispositif : les enfants offrent des étrennes à leur mère défunte, l'hommage de ceux qui vivent à la morte qui n'est plus là pour les protéger. C'est un peu court de répliquer que l'athée Rimbaud ne peut pas jouer avec la croyance, chrétienne ou plus vague, avec l'au-delà dans ce poème, de dire que Rimbaud ne joue jamais avec l'illusion métaphysique. Il y aurait une pétition de principe selon laquelle Rimbaud ne composerait jamais rien de larmoyant, de "misérabiliste" pour employer un terme péjoratif. N'importe quoi ! Ce genre de loi est parfaitement incompréhensible, on ne sait pas ce que ça doit prouver. Le poème de Reboul offre le titre de genre "élégie" : est-ce qu'on peut admettre le caractère élégiaque des "Etrennes des orphelins" ? C'est la base de toute la lecture, non ?
Au passage, je vous invite à vous reporter à la notice de Valéry Vernier. Il y mentionne la célébrité du poème sous le titre distinct "L'Ange et l'enfant", celui donc fourni en classe à Rimbaud, il essaie de le minimiser au profit d'autres poèmes, mais cela importe peu. En revanche, Vernier insiste sur le fait que Jean Reboul n'a été génial que de temps en temps et surtout il classe l'intérêt des poèmes de Reboul selon qu'ils sont mélancoliques, religieux et politiques. Les poèmes royalistes seraient mauvais, les poèmes religieux auraient quelques mérites mais cela resterait mitigé et enfin ce qui vaut chez Reboul c'est les pièces de mélancolie terrestre, avec la tristesse, et même le désespoir. Vernier nous propose son podium des meilleurs poèmes de Jean Reboul : "Consolation sur l'oubli", "un Soir d'hiver", et son préféré la "Lampe de nuit", vers dont il dit qu'ils sont "par la coupe, la tournure et le ton" "semblables à de certains autres beaux vers que nous lûmes depuis chez quelqu'un qui n'a pourtant pas besoin d'imiter. Pourquoi cela fait-il songer aux Contemplations ?" Quand on sait que le poème "Les Pauvres gens" dont s'inspire "Les Etrennes des orphelins" s'inspire de près d'un récit en prose et que deux poèmes des Contemplations sont des variations sur "L'Ange et l'enfant", voilà qui est amusant.
Etrangement, les deux poèmes retenus ne correspondent pas au discours de la notice, comme si Vernier n'avait pas eu la main sur le choix des poèmes. Nous avons droit au classique "Elégie à la mère" alias "L'Ange et l'enfant", et à côté un poème politique sans intérêt poétique avec un dernier quatrain aux lourdes allusions à Lamartine tiré du dernier recueil Les Traditionnelles.
De toute façon, Vernier n'a pas un jugement fiable. Flanqué d'une mention de date "-Septembre 1833-", le poème "Consolation sur l'oubli" est rugueux à lire, antipoétique, comme l'attestent des vers tels que ceux-ci qui sont au tout début (vers 3-4) :
 
Si la main de l'oubli me la renverse alors
Que je l'aurai remplie à couler par les bords,
[...]
 Je vous ai cité le pire, mais il y a encore d'autres vers qui, tout simplement, sont difficiles à lire, ce qui est un comble pour un poème. L'inspiration y est nulle également.
A cause de "Jeune goinfre", je ne résiste pas à la mention du premier vers de "Troubadour d'Occitanie" :
 
Toque de moire, aigrette blanche
[...]
Le poème offre des ellipses grammaticales curieuses qui rendent désagréable la lecture d'un poème pourtant pas trop mal musical.
Le poème "L'Hirondelle du troubadour" avec "zéphyr" à la rime entre dans la liste des poèmes dont Un cœur sous une soutane persifle les clichés.
Je repère un poème au titre "M. L'abbé F. de Lamennais" d'août 1834. Effectivement, Reboul est plus heureux quand il compose des plaintes élégiaques qui ressemblent à "L'Ange et l'enfant" et aux "Etrennes des orphelins" : "Souvenirs d'enfance", etc, mais même dans le registre élégiaque le poète peut être laborieux ("Accablement"). Même s'il ne la pas trop estimé dans sa notice, le poème "Le Moulin de Genèse" est d'évidence une source d'inspiration pour le Victor Hugo des Contemplations, avec l'indice "moulin de la Galette"...
Le poème "La Lampe de nuit" mérite en effet un peu d'attention. Il s'agit d'un long poème d'alexandrins en rimes plates divisé en cinq parties par des chiffres romains. Les deux premières parties sont très bien écrites, même si l'hémistiche d'attaque du vers 2 : "N'avez-vous vu jamais", ne passe de manière pleinement naturelle au plan prosodique, il est trop abrupt à cet endroit-là. Les trois dernières parties sont un ton en-dessous dans la qualité d'écriture, mais l'intérêt se maintient.
Effectivement, on peut penser aux Contemplations, mais Reboul s'inspire lui-même des Feuilles d'automne et de "La Pente de la rêverie". Je cite des vers qui sont bien tournés, pas forcément les plus nettement hugoliens, j'y inclus le vers 2 pour la compréhension, mais je pense plus au vers 1, aux vers 3 et 4 et aux suivants :
 
Dans un demi-sommeil plongé, de votre lit
N'avez-vous vu jamais la lampe qui pâlit,
Et, mourant par degrés sous l'étreinte de l'ombre,
Rend votre appartement plus lugubre et plus sombre,
[...]
Quand ses derniers reflets sur le mur vacillants
Font mouvoir vos habits pendus à l'aventure,
[...]
Par le béant tombeau nos jours sont attirés.
[...]
On croit ouïr sur soi la terre qui s'écroule,
[...]
Et voilà ce qui fait que les morts rarement
Quittent pour nous parler le fond du monument ;
[...]
Quoi ! ce corps délicat, amant des voluptés,
Ces regards que les cieux enivrent de clartés,
Ces organes si prompts par qui l'âme est servie,
Et si bien en accord dans l'hymne de la vie,
Tout cela ne sera qu'un avorton du temps
Que la mort doit reprendre après quelques instants !
Tout cela ne sera que des lambeaux putrides,
Et puis des vers, et puis des ossements arides
[...]
Par ce je ne sais quoi qu'on ne saurait nommer,
[...]
Le "et puis" devant la césure d'un vers cité plus haut témoigne de l'influence hugolienne. Je relève aussi le "Chacun" à la rime. Il y a quelques licences "vacillants" plus haut et "ce que tu délaisse" à la fin du poème pour permettre une liaison des hémistiches.
Les vers suivants témoignent eux aussi de l'influence patente de Victor Hugo :
 
Alors l'esprit s'égare en de profonds détours,
Catacombes sans fin, noire métaphysique
Où du trépas scruté l'énigme se complique,
Où, lassé de chercher, l'on se retrouve seul,
Les pieds embarrassés  d'un funèbre linceul,
[...]
Sans fouler une part du genre humain broyé,
Où l'on ne peut manquer un pouce de surface
Dont la mort mille fois n'ait déjà pris sa place !
Le motif de la lampe est intéressant quand on songe à certains passages d'Une saison en enfer et de la série "Enfance" des Illuminations.
Le poème "Un soir d'hiver" de février 1835 est en sept quatrains d'alexandrins, les trois premiers sont magnifiques à lire, les quatre derniers moins réussis jouent tout de même une partition satirique intéressante, moins attendue.
On peut savourer le lyrisme d'autres poèmes "Le Château du mendiant", "Promenade sur mer", "Souvenir d'un soir". En effet, Reboul est plus intéressant quand ses élégies s'accompagnent d'une expansion lyrique dans un discours en rimes plates. Il est plus rarement heureux quand il s'essaie aux poèmes en strophes où il tend à une solennité artificielle, moins inspirée, qui gâche tout.
L'impression finale, c'est que le poème "Les Etrennes des orphelins" évacue la dimension religieuse et correspond à cette mélancolie sombre que met en avant Vernier. Rimbaud se déleste de la référence chrétienne, mais il reste dans un entre-deux métaphysique avec l'idée d'une vie de la mère dans un au-delà rassurant. C'est artificiel, mais c'est clairement ce qu'a voulu écrire Rimbaud. Il s'adonne à cette superstition consolatrice, certes structurée par la pensée chrétienne. Pourquoi pas ?
 
Passons à "Bal des pendus".
Dans la partie "Repères", Murphy développe un chapitre intitulé "Histoire de textes" dont la première sous-partie concerne les poésies de 1869-1870 et dans une subdivision "La Lettre à Banville", page 26, il écrit ceci :

Certains poèmes sont parfois datés par la critique de cette période, notamment Bal des pendus et Le Châtiment de Tartufe, mais sur des bases contestables.
Le discrédit facile de cette datation pour "Le Châtiment de Tartufe" va mécaniquement profiter au rejet de celle de "Bal des pendus". Toutefois, ce propos est mêlé à un raisonnement dont la progression nous interpelle.
Murphy vient de signaler que Rimbaud a envoyé à Banville trois poèmes dans une lettre du 24 mai 1870, et il développe une argumentation intéressante selon laquelle Rimbaud veut être publié dans le second Parnasse contemporain. Ce que dit Murphy d'intéressant, c'est que la publication de ce second Parnasse contemporain ne se fait que sous la forme préalable de fascicules avec un, deux sinon trois intervenants. Rimbaud propose à Banville de ne publier que trois poèmes "Par les beaux soirs d'été...", "Ophélie" et "Credo in unam", en allant du poème le plus court au plus long. Le second degré ne concerne que l'envie de paraître à la toute fin du volume pour que "Credo in unam" y soit le credo des poètes.
Il est clair que Rimbaud en fait la demande expresse. Il demande explicitement une telle "place" dans sa lettre... Il devait se douter que cela ne serait pas si simple, mais de fait il a tenté le tout pour le tout. Mais il y a un autre élément que ne relève pas Murphy qui va dans ce sens. Rimbaud a homogénéisé la veine poétique des trois poèmes. Au plan des registres et des thèmes, "Les Etrennes des orphelins" ou "Bal des pendus" ne s'harmoniseraient pas avec les trois poèmes en question.
Murphy dégage tout de même l'idée que Rimbaud a retenu ces trois poèmes parmi d'autres, et il avance que de cette époque d'autres poèmes de Rimbaud "ont été perdus ou détruits". Et c'est là que vient la citation plus haut pour signifier que certains critiques ont pensée que parmi les poèmes remis à Demeny où figurent "Soleil et Chair", "Sensation" et "Ophélie" il pouvait très bien y avoir d'autres poèmes déjà un peu anciens. Murphy aurait dû citer "Le Buffet" également. C'est bien "Bal des pendus" et "Le Buffet" les deux poèmes soupçonnés d'être plus anciens. "Le Châtiment de Tartufe" est plutôt un cheval de Troie introduit par Murphy pour discréditer cette réflexion, puisque Murphy aura beau jeu d'exhiber l'acrostiche "Jules Cés...ar" qu'il a découvert et qui relie "Le Châtiment de Tartufe" à deux sonnets contre Napoléon III qui datent clairement d'après Sedan : "L'Eclatante victoire de Sarrebruck" et "Rages de Césars". Je précise qu'un article du Monde illustré en septembre 1870 décrivait en se libérant enfin de la censure Napoléon III traversant le terrain de la défaite de Sedan en fumeur ("Rages de Césars") et en citant la célèbre exclamation "Le pauvre homme !" virant au comique de répétition dans Tartuffe à propos de Napoléon III. En clair, j'ai trouvé la preuve dans la presse de septembre 1870 d'un traitement satirique assimilant Napoléon III au Tartuffe de Molière. Excusez du peu ! Effectivement, pour "Le Châtiment de Tartufe", il n'est pas raisonnable de l'envisager antérieur à la défaite de Sedan et de le désolidariser de "Rages de Césars" et "L'Eclatante victoire de Sarrebruck".
Mais pour "Le Buffet" et "Bal des pendus", c'est une autre affaire.
Et, on aimerait en savoir plus sur les "bases contestables" qui ont amené certains critiques à penser que "Bal des pendus" datait de l'époque où Rimbaud était en classe avec Izambard, sachant que l'idée est d'une liaison entre le devoir scolaire "Charles d'Orléans à Louis XI" et "Bal des pendus".
J'ai montré récemment que des passages précis de la comédie Gringoire étaient les sources communes au devoir et à "Bal des pendus". J'ignore encore si cela est confirmé ou développé dans l'article de 2004 de Murphy sur "Bal des pendus", mais que Murphy le dise aussi ou non en 2004, ici il n'en parle pas, et de toute façon c'est une donnée incontestable en soi. Si en 2004, Murphy a émis un "oui, mais..." il n'en reste pas moins que le raisonnement est fondé.
Et "Bal des pendus" n'entrait pas de manière homogène dans la série remise à Banville afin d'être publié dans le second Parnasse contemporain. Malgré la dépense, Rimbaud aurait sans doute mieux fait selon moi de glisser le poème "Bal des pendus" et d'exposer qu'il souhaitait une publication plus homogène des trois autres poèmes seulement. Au plan tactique, cela se serait mieux passé. En donnant une note homogène à sa poésie, et en privilégiant ce qu'il a maladroitement souligné avec autodérision dans sa lettre des motifs considérés comme d'une parfaite banalité il s'est tiré une balle dans le pied.
Le poème "Bal des pendus" est commenté beaucoup plus loin dans une subdivision intitulée "Le recueil Demeny", ce qui signifie bien que Murphy a pesé après Brunel et son livre Rimbaud, projets et réalisations, dans l'idée d'exhiber les poèmes remis à Demeny comme un recueil, ce qui est absurde.
A la page 42, Murphy écrit ceci sur le poème en question :
 
[...] on s'est parfois plaint du manque de sympathie pour les pendus et on a comparé ce texte à ses points de référence principaux, notamment la Ballade des pendus de Villon. [...]
Ici, la rallonge phrastique pose problème : "notamment la Ballade des pendus de Villon", puisqu'elle est susceptible de deux interprétations. Soit Murphy pense que c'est la référence principale du poème, soit il sous-entend plutôt que parmi les points de référence principaux le poème de Villon a prédominé. Le poème de Villon appelle à la pitié pour les pendus. Mais pourquoi isoler Villon des références à Gautier et Banville. Le poème de Banville "Ballade des pendus" décrit de manière drôle et sans pitié les pendus. Il a une note satirique avec le vers répété qui structure la ballade, mais même ce vers ne fait pas complètement tomber la drôlerie sadique : "C'est le verger du roi Louis."
Les poèmes de Gautier sont marqués par le recul du poète effrayé, mais il y a tout de même de la drôlerie dans "Albertus" à tout le moins.
Voici maintenant ce qu'écrit Murphy en réponse aux commentaires qui voient "Bal des pendus" comme une parodie immorale de l'Epitaphe Villon :
 
 [...] Mais Rimbaud ne s'est pas "amusé à parodier" le poème de Villon. Il produit en réalité, un peu comme pour Les Etrennes des orphelins, un déplacement significatif du sujet. Il ne s'agit pas de pauvres, mais de "paladins" qui gigotent au pilori à côté d'un "grand squelette fou" (v. 34) qui est sans doute leur chef : ce ne seraient pas les pairs de Charlemagne mais, ici, les sbires à "têtes fêlées" (v. 21, autrement dit : fous comme le grand squelette) de Badinguet, que la caricature montre souvent, à cette époque, au pilori ou au gibet. Ces paladins se rapprochent des palatins, habitant[s] de palais, et ils sont les antonymes des pauvres victimes de la justice de la Ballade des pendus, qui n'est en aucune manière parodiée ici. [...]
 
 Il y a ensuite un développement intéressant, avec lequel je suis d'accord, sur les équivoques obscènes et l'idée de la semence du pendu qui a une bandaison post mortem, ce qui a donné le mythe de la mandragore née de la semence de pendus.
Mais il y a plusieurs problèmes dans le passage que je viens de citer. Murphy répète que le poème de Villon n'est pas parodié, laissant entendre qu'il s'agit d'une source comme référence, mais pas d'un pastiche ni encore moins d'une parodie, puisque Rimbaud ne se moque pas de Villon et lui rend même indirectement hommage. Or, le problème, c'est que malgré son titre qui abrège celui apocryphe attribué à l'Epitaphe Villon, "Bal des pendus" n'imite pas la ballade de Villon, mais d'un côté la "Ballade des pendus" de la comédie Gringoire de Banville et de l'autre divers poèmes à "danse macabre" de Gautier, certains impliquant des pendus, mais pas exclusivement. Rimbaud imite des poèmes divers de Gautier avec des morts qui dansent, avec au lieu de squelettes des armures parfois, avec des pendus mais une danse autour de sorcières, etc.
Murphy passe par-dessus la jambe les sources directes du poème "Bal des pendus" où la réécriture du titre apocryphe de Villon est un peu annexe finalement, ou n'est essentielle que par rapport au poème du Gringoire de Banville.
Il y a un deuxième problème. Le terme "palatins" est introduit en "cheval de Troie" dans le raisonnement. Murphy exhibe le nom d'emploi peu courant "palatins" et en donne une définition : "habitant[s] de palais". Mais Rimbaud a écrit à quatre reprises "paladins", pas une seule fois "palatins". Qui plus est, le nom ou l'adjectif "palatin" n'a pas le sens que lui donne Murphy. Le "palatin" n'est pas un habitant de palais, c'est une personne liée à un palais, ce qui n'est pas exactement la même chose. C'est un peu pour l'adjectif l'écart qu'il y a entre un adjectif qualificatif et un adjectif relationnel, subdivision inconnue de Rimbaud, mais cela ne change rien au fonctionnement de la langue. Subrepticement, Murphy introduit aussi l'idée de "conseiller" en employant ce mot "palatin", ce qui convient mieux que "paladin" dans la thèse d'une charge contre Napoléon III.
Or, Rimbaud a employé le nom "paladin", ce qui renvoie aux "douze pairs de Charlemagne" ou surtout à un "chevalier errant", et le "paladin" n'est pas comme le palatin un "comte", un gouverneur, un conseiller politique, quelqu'un qui occupe des fonctions dans un palais, mais un défenseur de la veuve et de l'orphelin, un vertueux héros courtois par des faits d'armes.
Prenons le quatrain d'octosyllabes de Rimbaud où le mot est employé à deux reprises dans une sorte d'expansion où le poète se reprend pour préciser sa pensée :
 
Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins,
Les maigres paladins du diable,
Les squelettes de Saladins.
 Rimbaud se moque donc des héros, des "chevaliers errants", mais il se moque ici de héros suborneurs, puisqu'il précise tout de suite par une antiphrase qu'il s'agit de gens mauvais : "maigres paladins du diable", et puis il enrichit cela d'un parfum d'hérésie : "squelettes de Saladins", puisque les chevaliers errants défendent en principe les valeurs chrétiennes. Et on admire le dégrossissement progressif : "paladins" passe à "maigres paladins" puis devient "squelettes", tandis qu'apparaissent des compléments du nom qui démentent l'habit du nom "paladins" : "du diable", "de Saladins". Notons que le pluriel à "Saladins" doit éviter au lecteur de lire "du diable"/"de Saladin". Ces pendus sont de véritables "Saladins" et non pas des "paladins". Partant de là, il ne reste pas vraiment de place pour dire que Rimbaud identifie ces pendus à la profession conspuée de "paladins". La lecture de Murphy ne tient pas.
Je passe au troisième problème. Murphy pense que le "grand squelette fou" est le chef des autres pendus, et il formule l'inénarrable "sans doute" qui est comme toujours l'indice maladroit d'un raisonnement forcé dont on veut se persuader. Le "grand squelette fou" dans le poème n'est rien d'autre que le "grand squelette fou". Il n'y a rien qui invite à le considérer comme le chef des pendus.
Et puis le quatrième problème, c'est cette affirmation tombée de nulle part selon laquelle les pendus seraient les sbires de Napoléon III, lequel serait le grand squelette fou dirigeant d'autres fous, les "têtes fêlées". Le raisonnement sort de nulle part en prétextant un lien d'actualité en réalité parfaitement dérisoire selon lequel à l'époque la caricature représentait souvent Napoléon III et ses dirigeants au gibet ou au pilori, le pilori pouvant donc donner le change.
Tout ça est extrêmement fragile. Je ne constate aucune allusion appuyée à Napoléon III dans le poème, pratiquement tous les vers font l'objet de réécritures de vers de Gautier, sinon du Gringoire de Banville, ce qui ne favorise pas l'idée d'une référence à Napoléon III, puisque les détails de Rimbaud s'expliquent déjà par la démarcation des modèles pris à Gautier, et puisqu'aucun détail probant n'est mentionné par Murphy en faveur de l'identification à Napoléon III. Dans "Le Châtiment de Tartufe", le mot "châtiment" évoque le recueil contre l'empereur de Victor Hugo, l'acrostiche "Jules César" renvoie au mythe identificatoire de la famille impériale. Qu'est-ce qu'il y a d'équivalent dans "Bal des pendus" qui justifierait une réévaluation du poème dans le sens d'une satire contre le second Empire défait après Sedan ?