dimanche 6 octobre 2024

"Les Déserts de l'amour" : constance et ironie romantiques !

Avec son statut d'œuvre brève à part qui se voit du coup très peu citée, la prose des "Déserts de l'amour" est un parent pauvre des études rimbaldiennes, alors que son importance dans la rapide évolution poétique de Rimbaud est sans aucun doute bien réelle.
Si nous laissons de côté la qualification de poèmes en prose, il n'en reste pas moins que c'est la première expérience connue d'écriture poétique en prose de la part de Rimbaud. Les récits des "Déserts de l'amour" n'ont pas du tout la même nature littéraire que la nouvelle Un cœur sous une soutane, et leur composition est autrement élégamment stylisée que ce à quoi nous assistions avec la pièce précoce "Le Rêve de Bismarck", même si cette dernière a pu être retouchée par Jacoby, l'éditeur censeur du Progrès des Ardennes. Et en même temps, les récits des "Déserts de l'amour" posent la question du potentiel de romancier d'Arthur Rimbaud. Il s'agit de deux récits en prose qui ont l'apparence de chapitres étant donné les indices de continuité dans les attaques : "C'est certes la même campagne[,]" "Cette fois, c'est la Femme que j'ai vue dans la ville [...]". Ces deux récits pourtant autonomes sont par ailleurs précédés d'un "Avertissement", ce qui correspond plutôt au lancement d'un roman qu'au lancement d'un projet de poésies lyriques.
Sur la datation des "Déserts de l'amour", je me permets d'aller vite. Les manuscrits nous sont parvenus par l'intermédiaire du chansonnier Millanvoye qui avait reçu un ensemble de manuscrits remis à Forain par Rimbaud sinon Verlaine en mai-juin 1872, la liasse manuscrite contenant des poèmes datés précisément du mois de mai 1872. Une lettre de Verlaine à Rimbaud datée d'avril 1872 nous apprend que Verlaine a confié à Forain les manuscrits de Rimbaud pour les mettre en sécurité. Mais il s'agit alors d'un dossier antérieur au retour de Rimbaud à Paris. A son retour à Paris, soit Rimbaud a repris les manuscrits autographes à Forain, soit il a remanié le dossier que détenait Forain, puisque nous avons un remplacement de la copie de "L'Homme juste" avec deux quintils inédits de la main de Rimbaud lui-même, quintils composés visiblement en mai 1872 même pour maudire les Justes de la revue La Renaissance littéraire et artistique, puis des ajouts de quatrains de la main de Verlaine à une copie antérieure des "Mains de Jeanne-Marie". Partant du principe que les poèmes de Rimbaud n'existaient pas que par les seules copies connues de Verlaine, j'imagine que Forain possédait jusqu'en mai des copies autographes, puis qu'il a hérité d'un jeu de copies par Verlaine qui faisait office de doublon. Hélas, en mai 1872, le portefeuille de manuscrits autographes, le portefeuille le plus important et le plus abouti, sans doute aussi le plus complet (avec "Bateau ivre", etc.) est sans doute passé dans les tiroirs de Verlaine dans la résidence de la famille Mauté de Fleurville. En tout cas, de toute évidence, Rimbaud a remis à Forain un jeu de 24 pages de poèmes recopiés par Verlaine, poèmes en vers réguliers composés de septembre 1870 ("Les Effarés") au mois de février 1872 ("Les Mains de Jeanne-Marie"), il y a joint des compositions toutes fraîches : "Comédie de la soif", "La Rivière de Cassis", "Bonne pensée du matin" et "Larme", et il faut y ajouter bien évidemment la prose qui nous intéresse ici : "Les Déserts de l'amour". Le 7 juillet 1872, Rimbaud et Verlaine quittent soudainement la vie littéraire de la capitale, fuguent en Belgique, puis en Angleterre, pendant que s'engage le conflit conjugal juridique avec Mathilde. Celle-ci a fait lire des lettres de Rimbaud à des proches, et pour étouffer le scandale Verlaine veut faire croire que les extraits lus sont en réalité une fiction littéraire de Rimbaud intitulée "La Chasse spirituelle". Plus tard, dans Les Poètes maudits, Verlaine ne se souvient plus du titre, mais parle de poèmes en prose contenant les plus fins aperçus psychologiques qui ont été jetés au panier pour des raisons rancunières de la plus basse mesquinerie. Et pour précision, Verlaine donnait le change entre d'un côté des poèmes en prose et de l'autre un récit sous pli cacheté intitulé "La Chasse spirituelle". Jacques Bienvenu a plaidé pour l'idée que le récit "La Chasse spirituelle" n'existait tout simplement pas. Mon idée est qu'il n'a pas existé de pli cacheté, et qu'il n'existait que des poèmes en prose peu nombreux, et ces poèmes en prose sont pour moi "Les Déserts de l'amour" dans une version éventuellement augmentée, pas beaucoup plus conséquente, mais peut-être un peu. Il est possible aussi que le titre ait évolué de "Les Déserts de l'amour" à "La Chasse spirituelle". En tout cas, dans Les Poètes maudits, Verlaine parle d'un récit en prose perdu contenant de fins aperçus psychologiques, et le dossier Forain fournit ce qui correspond exactement à cette description, les deux récits des "Déserts de l'amour" flanqués d'un "Avertissement" typique des romans d'introspection amoureuse. On peut difficilement faire plus adéquat.
La fugue de Rimbaud et Verlaine a  mis un terme au projet, les manuscrits sont demeurés à Paris chez les Mauté, et Rimbaud ne les récupérera jamais. Il ne pensera pas non plus à en récupérer un double partiel auprès de Forain pour des raisons qui, là, nous échappent complètement.
Abstraction faite des proses qui parodient quelque peu les Evangiles, Une saison en enfer a pris le relais des "Déserts de l'amour" en tant que récit en prose, puisque les poèmes en prose des Illuminations offrent certes des récits, mais pas un ensemble narratif suivi. Et le thème de la mort prouve l'importance du lien entre "Déserts de l'amour" et Une saison en enfer : dans l'Avertissement des deux récits remis à Forain, nous apprenons que le locuteur : celui qui emploie la première personne "je", est un jeune homme "fuyant toute force morale" qui, plus "troublé" et "ennuyé" que quiconque en ce monde, n'a fait "que s'amener à la mort comme à une pudeur terrible et fatale", ce qui correspond on ne peut plus clairement à un avant-goût des étapes d'un révolté qui cherchait à périr jusqu'à ce que l'imminence du "dernier couac !" lui fasse réévaluer ses objectifs.
Pour parler comme Pierre Brunel et Yann Frémy, l'ensemble des "Déserts de l'amour" fait partie des plus indiscutables "avant-textes" utiles à une étude de la genèse du projet Une saison en enfer.
Mais il y a encore du chemin à parcourir avant de poser ainsi le débat. Pour l'instant, nous avons un récit qui a une conception proche du roman d'introspection et qui développe en même temps une forme d'écriture qui s'apparente nettement à un essai de poésie en prose.
Ce qui m'a toujours frappé avec "Les Déserts de l'amour", c'est cette impression forte de lire des récits sur des patrons mille fois connus, mais améliorés par la perfection aboutie de la poéticité qui s'en dégage.
Je lis "Les Déserts de l'amour" et je me sens sur un terrain romantique familier. Le premier modèle qui me vient à l'esprit n'est rien d'autre que La Confession d'un enfant du siècle de Musset. Je ne suis pas le seul à y penser, d'autres l'ont déjà cité depuis bien des décennies, en compagnie du René de Chateaubriand. Malheureusement, cette impression forte n'a, semble-t-il, jamais été approfondie par quiconque. Je n'ai pas encore lu le livre consacré aux Déserts de l'amour par Christophe Bataillé. Je prévois de l'acheter, je vais finir par l'acheter, mais j'aurais préféré le lire en bibliothèque plutôt que débourser 40 ou 80 euros pour une étude de 370 pages sur trois feuillets manuscrits. Une bonne partie de l'étude est d'intérêt limité : confirmation de la datation plausible de mai 1872, des remarques philologiques et génériques dont j'appréhende le caractère dérisoire, et les titres de la troisième partie consacrée au sens du récit ne me parlent pas du tout : "Dossier à charge", "L'Agneau, le loup et le chien", "L'éteignoir" et "A juste titre". Je constate qu'aucun lecteur de cette thèse n'en tire des remarques conséquentes et décisives. Dans le Dictionnaire Rimbaud paru en 2021, aux mêmes éditions Classiques Garnier, Bataillé ne traite personnellement que de l'étude du manuscrit des "Déserts de l'amour", et l'autre intervenant, Hyojeong Wi, ne développe aucune lecture suivie renouvelée de ces deux proses.
Ce qui m'intéresse dans ce stade de ma réflexion, c'est l'absence d'étude sur les sources romanesques aux "Déserts de l'amour", et ce que je vois se dessiner à la lecture du texte de Hyoeong Wi c'est que le caractère onirique du récit a occulté sa dimension romanesque. Cela semble se retrouver dans l'étude de Bataillé puisque deux sous-parties de son "Approche générique" portent les titres suivants : "La question du rêve ou le rêve en question" et "Poétique de la prose". Loin de moi l'idée de me détourner des réflexions des chercheurs sur l'onirisme des "Déserts de l'amour", mais il me semble primordial d'explorer les modèles d'introspection psychologique des romans dont s'inspire à l'évidence Rimbaud.
Nous avons affaire à des récits d'amour d'un jeune homme qui expose les émotions par lesquelles il passe et qui les interroge. Il ne faut pas s'écarter de cette base. Qui plus est, je m'empresse de souligner que l'Avertissement a une forme de dérision brutale qui fait pour une fois penser à Isidore Ducasse, on a une écriture ironique tout à fait similaire à celle des Chants de Maldoror : "n'ayant pas aimé de femmes - quoique plein de sang !" et surtout : "[...] il faut sincèrement désirer que cette âme, égarée parmi nous tous, et qui veut la mort, ce semble, rencontre en cet instant-là des consolations sérieuses et soit digne !" Le persiflage est ici d'une évidence absolue.
Il me faudrait produire une étude comparative entre "Les Déserts de l'amour" et La Confession d'un enfant du siècle, mais je dois avouer que à chaque fois que j'arrive au récit des amours avec madame Pierson le roman de Musset a tendance à me tomber des mains. Je me suis promis pourtant d'un jour relire intégralement ce roman d'une traite pour pouvoir bâtir un article comme il se doit.
En attendant, j'ai une deuxième référence à citer. Les récits d'amour remontent à la plus haute Antiquités, mais il est ici question d'un tout jeune homme découvrant la vie et les femmes, et ce n'est pas du tout un récit à la Marivaux non plus, il s'agit d'une expérience faite de souffrances. On peut penser à Jean-Jacques Rousseau, mais il faudrait une enquête du côté des Souffrances du jeune Werther de Goethe. Je pense que c'est dans cette continuité romanesque-là que se situe La Confession d'un enfant du siècle et "Les Déserts de l'amour", ainsi que René de Chateaubriand. Cependant, il y a un roman d'introspection psychologique très célèbre au début du dix-neuvième siècle qui n'est autre que Adolphe de Benjamin Constant. C'est un roman très court. Il est clairement dans la lignée du roman cité plus haut de Goethe. Constant était un ami de Mme de Staël et son roman fait parler un jeune homme de vingt-deux ans qui a fait ses "études à l'université de Gottingue", le nom de ville "Gottingue" étant peut-être une facétieuse allusion au nom de l'auteur des Souffrances du jeune Werther
Le roman s'est enrichi de deux préfaces à partir des deuxième et troisième éditions, mais il s'ouvre véritablement par un "Avis de l'éditeur" qui fait déjà partie de la fiction : on peut ne pas lire les préfaces, mais il est indispensable de lire cet "Avis" avant de consommer la lecture des "chapitres", puisque cet "avis" annonce l'intérêt de la partie finale de l'ouvrage avec une "Lettre à l'éditeur" et sa "Réponse".
Je fais sans hésiter le rapprochement entre le mode rimbaldien de l'Avertissement et cet "Avis de l'éditeur". Evidemment, il faut ensuite partir à la recherche des autres modèles d'avis ou avertissements dans les romans parus à l'époque entre la publication d'Adolphe et la composition des "Déserts de l'amour". Je ne tiens pas du tout à imposer le roman de Constant en source directe pour Rimbaud. Je veux simplement montrer que l'histoire littéraire permet de relier Adolphe aux "Déserts de l'amour".
Passons au deuxième stade de ma réflexion.
Le roman de Benjamin Constant est un peu particulier. Le héros, Adolphe, a reçu une certaine éducation stricte qui l'invite à fonder une famille et à respecter la femme dans le mariage, mais ceci ne va pas sans un étrange contrepoids. Le père d'Adolphe considère qu'on peut s'amuser avec les femmes, tant que ça n'engage à rien, et, enfant, Adolphe était surpris de voir les gens sourire finement en espèces de complices lorsqu'il y avait des récits d'amours contraires à la morale enseignée. La logique du récit conduit par Constant relève d'une sorte de mélange indistinct entre sincérité et hypocrisie. Les personnes ne sont pas tout d'une pièce, nous dit le narrateur Adolphe. Il y a un mélange de vrai et de faux, etc. En clair, jusqu'à un certain point, Adolphe s'éprend d'une femme mariée, mais il sait que son amour n'est pas solide, sauf qu'avec l'étrange licence que lui a fait observer son père il se met en tête de séduire pour de bon cette femme mariée et se retrouve dans une situation qui va le dépasser complètement, puisque s'il ne saurait se marier avec elle il se retrouve pris dans un scandale public, et au lieu de raconter la difficulté de deux êtres à se dire leur amour le récit se concentre sur la difficulté du narrateur à se retirer d'une relation amoureuse compromettante. Et ce que nous explorons, c'est l'insuffisance du sentiment amoureux chez le héros Adolphe, avec notamment à la fin du chapitre V, une révélation théâtrale, puisque la femme amoureuse Ellénore met un mot sur les sentiments réels du jeune homme, il a une certaine générosité qui le fait agir par pitié comme s'il était amoureux. C'est un des moments les plus fins du roman, et c'est un moment d'aperçu psychologique. Tout n'est pas si solide que ça dans l'analyse psychologique du roman, puisqu'il manque dans les réflexions des personnages les émois sexuels qui ont poussé à agir, puisqu'on enrobe un peu facilement la légèreté morale des deux personnages. Ellénore ne fait aucun cas de ses enfants, par exemple. Les deux personnages sont tout de même assez foncièrement immoraux. Mais peu importe, l'analyse psychologique du faux sentiment amoureux d'Adolphe reste bonne et puis c'était un sujet romanesque assez neuf, prenant le contrepied des romances habituelles. Et ce n'est pas non plus un roman sur un libertin cynique du type de Valmont des Liaisons dangereuses. Rimbaud est lui-même très différent dans "Les Déserts de l'amour" où il dépeint un personnage épris vivant intensément ses amours. Il n'empêche pas que l'inversion ironique du roman de Constant est particulièrement intéressante à rapprocher du récit rimbaldien qui, après tout, est lui-même ironique, mais à un niveau plus implicite.
L'Avertissement nous annonce que le personnage des "Déserts de l'amour" cherche à mourir, mais il semble aussi considérer que le récit n'a pas de véritable conclusion. Le personnage serait encore à chercher la mort et serait encore à détourner de la mort par des consolations sérieuses et dignes.
Peu importe ce que prévoyait d'écrire Rimbaud, nous n'avons que deux récits attribués à un tout jeune homme qui nous sont parvenus.
Ici, la comparaison peut opposer les modes d'écriture. Constant n'est pas du tout un poète. Il écrit un roman d'amour comme on disserte dans un débat d'idées, et le charme littéraire réside dans les effets d'éloquence, dans la recherche de formes grammaticales rhétoriques un tant soit peu élaborées. Nous sommes aux antipodes des choix de Rimbaud. Voulant composer des poèmes en prose, Charles Baudelaire a opté pour les ressorts de la prose habituelle, il a opté pour la dissertation, il a opté pour le déroulement grammatical des énoncés. Rimbaud opte pour des phrases moins élaborées, souvent de la forme ramassée : sujet verbe compléments. Il y a bien des compléments circonstanciels ou des subordonnées, mais Rimbaud ne crée pas des agencements grammaticaux rhétoriques, il ne déploie pas une phrase organisée en plans de compréhension, comme c'est le cas de Benjamin Constant. Je vous cite des extraits du seul premier chapitre en guise d'illustrations :

Organisation d'un raisonnement sur plusieurs phrases par des amorces clefs pour chaque phrase : "L'intention de mon père... Il voulait ensuite... Ces espérances l'avaient rendu..."
Correctif verbal en incise : "Il avait toujours accordé, quelquefois prévenu mes demandes à cet égard."
Introduction d'une espèce de définition poussée par juxtaposition : "Je ne savais pas alors ce que c'était que la timidité, cette souffrance intérieure qui nous poursuit..."
Enchâssement de subordonnées explicatives : "cette souffrance intérieure qui nous poursuit... qui refoule sur notre cœur... qui glace nos paroles... qui dénature... et ne nous permet... comme si nous voulions..."
Reprise d'un mot pour développer un raisonnement annexe : "Cette indifférence sur tout s'était encore fortifiée par l'idée de la mort, idée qui m'avait frappé très jeune, et sur laquelle..."
Il y a bien un ressort poétique qui apparaît avec une certaine maîtrise sous la plume de Constant, une exploitation du miroir autour d'une répétition de mot : "[...] et après avoir tant causé de la mort avec elle, j'avais vu la mort la frapper à mes yeux."
Les emplois de "que", conjonction ou forme adverbiale restrictive, s'accumulent dans les phrases du roman, et de temps en temps Constant passe naturellement à l'exhibition de structures répétitives qui donnent à la phrase une structure élaborée claire et sensible : "J'étais reconnaissant de l'obligeance qu'on me témoignait ; mais tantôt ma timidité m'empêchait d'en profiter, tantôt la fatigue d'une agitation sans but me faisait préférer la solitude..." / "Mes paroles amères furent considérées comme des preuves d'une âme haineuse, mes plaisanteries comme des attentats..." / "Elle pèse tellement sur nous, son influence sourde est tellement puissante..." / "Nous ne sommes plus surpris alors que de notre ancienne surprise, et nous nous trouvons bien sous notre nouvelle forme..." (Note : passage de "surpris" à "surprise" couplé à l'opposition "ancienne" et "nouvelle") / "[...] ils n'en plaisantent plus, parce que le mépris remplace la moquerie, et que le mépris est silencieux."
Les répétitions jouent un rôle dans la prose de Rimbaud, mais ça n'a pas du tout la même allure rhétorique, voyez avec l'exemple "même" :
C'est certes la même campagne. La même maison rustique de mes parents : la salle même où les dessus de porte...
Le premier des deux récits des "Déserts de l'amour" dont nous venons de citer le début ne contient que des éléments de narration et de description. Nous ne pouvons presque pas extraire une phrase d'analyse psychologique. Je peux à peine relever la phrase : "c'était pour être plus libre". Les modalisations ne font qu'esquisser le recul du raisonnement, tout en demeurant dans la mise en récit : "je puis dire que c'était un petit chien", "ce n'est pas pour me rappeler son bras...". Le passage suivant : "Moi j'étais abandonné, dans cette maison de campagne sans fin", ne s'élève pas à l'analyse du sentiment d'abandon, on reste dans la description et le récit. La deuxième histoire des "Déserts de l'amour" qui commence par : "Cette fois, c'est la Femme..." semble impliquer une part d'introspection plus grande, mais ça reste assez vague tout de même et sans se séparer de la mise en récit : "Je fus très ému, et beaucoup parce que c'était la maison de famille", "et elle, mondaine, qui se donnait", "Les amis [...] répondaient faussement [...]". L'articulation entre les deux derniers paragraphes s'approche d'un basculement dans le discours analytique : "Et mon épuisement me revenait pourtant toujours !" amorce un retour à la réflexion qui domine bien l'ensemble du dernier paragraphe amorcé par la phrase : "J'ai compris qu'elle était à sa vie de tous les jours [...]" Cependant, en fait d'analyse, le dernier paragraphe est assez frustrant, le narrateur conclut qu'il ne reverra jamais cette Femme et monte en épingle la montagne de larmes que l'événement lui a coûté.
Un fossé s'établit entre Adolphe et "Les Déserts de l'amour". Toutefois, le début du chapitre II du roman de Constant permet un double rapprochement avec Musset et Rimbaud, puisque nous avons la figure de l'ami corrupteur qui apparaît, ce qui est à comparer très nettement avec La Confession d'un enfant du siècle de Musset, et on peut quelque peu penser à l'ami du poète des "Déserts de l'amour", sachant qu'il voulait être "plus libre" et ce désir d'être "libre" est aussi une constante du narrateur dans Adolphe :
   Un jeune homme avec lequel j'étais assez lié cherchait depuis quelques mois à plaire à l'une des femmes les moins insipides de la société dans laquelle nous vivions : j'étais le confident très désintéressé de son entreprise. Après de longs efforts il parvint à se faire aimer ; et, comme il ne m'avais point caché ses revers et ses peines, il se crut obligé de me communiquer ses succès : rien n'égalait ses transports et l'excès de sa joie. Le spectacle d'un tel bonheur me fit regretter de n'en avoir pas essayé encore ; je n'avais point eu jusqu'alors de liaison de femme qui pût flatter mon amour-propre ; un nouvel avenir parut se dévoiler à mes yeux [...]
Il faut prêter attention à la précision du récit. Adolphe a déjà suivi l'exemple de son père en fait d'amourettes sans conséquences ni avenir. Au début du premier chapitre, Le père a été indulgent pour diverses fautes commises par son fils durant ses études, ce qui inclut les frasques sexuelles visiblement. Ici, il est question de séduire une femme échappant à l'insipidité commune. Dans le premier récit rimbaldien, il est question de livre cachés d'un prêtre par l'apparence, au sein d'un récit sur les rêves amoureux d'un jeune homme, et ces livres sont dits avoir trempé dans l'océan, autrement dit dans un infini de vie au-dessus de l'insipidité sociale. C'est dans un contexte d'isolement insipide, mais fort de telles lectures licencieuses, que le narrateur prend prétexte de la servante pour découvrir le plaisir sexuel immoral. Les implications sont différentes du roman de Constant, puisque la servante n'est pas une personne des moins insipides de la société. L'intérêt est ici dans la découverte d'une sexualité sans tabou, favorisée par une situation sociale particulière, et on a plutôt l'image d'un personnage encore un peu niais qui se fait une représentation idéalisée du plaisir à deux. Le récit montre clairement que le plaisir sexuel ne suffisait pas au narrateur qui après l'acte, qu'il l'ait vécu en rêve ou non, plonge dans une tristesse déçue. Le personnage se faisait une idée de plaisir divin de la sexualité, mais ce fut un acte de sexualité sans amour si je comprends bien le récit et le narrateur qui ne se rappelle plus rien de la servante a l'impression qu'après le plaisir sexuel il ne lui reste rien. Il n'a pas obtenu le petit bout d'éternité en souvenir qu'il convoitait. Les récits des "Déserts de l'amour" font nettement songer au thème du poème "Les Soeurs de charité" soit dit en passant, et l'importance des larmes invite aussi à ajouter des poèmes en prose comme la série des cinq "Enfance" au corpus qui semble pouvoir se dessiner autour des "Déserts de l'amour" et d'Une saison en enfer.
Poursuivons !
Notons que cette rencontre d'Adolphe avec un ami s'exprime dans des phrases qui se rapprochent d'un coup plus nettement du style dynamique et concis des deux récits rimbaldiens, ce que renforce aussi le recours à des temps verbaux du passé. Adolphe insiste aussi sur les principes moraux qu'il a appris dans la "maison de [s]on père", autrement dit dans la "maison de famille", et on a la même idée de poids de la maison de famille chez les deux écrivains. La différence, c'est qu'Adolphe a "adopté sur les femmes un système assez immoral" du fait même de l'influence particulière du père, alors que l'immoralité du personnage rimbaldien n'est pas liée à l'influence pernicieuse de la famille.
Suite à l'envie de faire comme son ami, Adolphe découvre alors le personnage féminin d'Ellénore, une femme de dix ans plus âgée que lui, une femme mariée, mais une femme avec laquelle il a des conversations intéressantes. Rimbaud offre des récits plus triviaux : découverte de la sexualité par le fantasme bourgeois classique du fils de famille qui profite de la servante, puis idée de l'enfant pauvre à qui une mondaine vient se donner. Ici, il y a un sentiment d'élite intellectuelle qui rapproche les deux amants. Notons tout de même la restriction : "Ellénore n'avait qu'un esprit ordinaire". Adolphe admire ses idées justes, sa simplicité, la noblesse et l'élévation de ses sentiments. Eprouvant un besoin d'amour et aussi un vain désir de succès, Adolphe décide de séduire cette femme. Tout est affaire d'instant clef, mais il n'est pas amoureux en tant que tel. Adoptant une théorie du mélange humain, Benjamin Constant peint un personnage qui sait qu'il n'est pas amoureux, mais qui est quand même emporté par un sentiment amoureux non maîtrisé. On sent quelque peu le lecteur des Maximes de La Rochefoucauld avec les occurrences "amour-propre". Bien qu'il ne soit pas amoureux, Adolphe est tout entier à son objectif amoureux et il déclare sa flamme par lettre. Pour le rapprochement avec Rimbaud, deux choses m'intéressent. D'abord, il y a le côté excessif des émotions, émotions dont on sait qu'elles ne sont pas pleinement sincères chez Adolphe. Il est pourtant dominé par une émotion amoureuse, et surtout il va sortir des propos absolus du type "ma vie dépend de vous", etc. Il va être absolu dans sa déclaration amoureuse, et dès les premiers échanges. L'autre aspect, c'est le fait d'aller chez l'un ou l'autre. En réponse à sa lettre par exemple, Adolphe apprend qu'il ne pourra être reçu chez elle avant le retour de son mari. Je pense à la mondaine qui vient de manière inespérée dans la chambre du pauvre jeune homme. Pour l'expression excessive des sentiments, nous avons le second récit exalté des "Déserts de l'amour", qui contraste avec l'expérience décevante de la servante, et dans le roman de Constant c'est un peu surprenant de voir le récit s'emballer. Le personnage vient à peine d'envoyer des signes à l'être aimée, vient à peine de se déclarer par lettre et le voilà qui court à la maison de cette femme pour savoir pourquoi elle ne répond pas. Nous avons droit à un récit haletant à phrases courtes de la sorte :
[...] Je courus chez Ellénore ; on me dit qu'elle était sortie. Je lui écrivis ; je la suppliai de m'accorder une dernière entrevue ; je lui peignis en termes déchirants mon désespoir [...] Je me présentai de nouveau chez elle le lendemain. Elle était partie pour une campagne dont les gens ignoraient le nom. [...]
   Je restai longtemps immobile à sa porte [..;]
Ce n'est qu'une partie des réactions enflammées du héros, et il a beau nous rappeler que son "amour-propre" s'en mêle et qu'il appréhende que cette femme réagisse mal à sa déclaration écrite, j'ai un peu de mal à trouver vraisemblable ou naturel ce comportement excessif dans ce récit où la déclaration amoureuse est tout de même quelque peu jouée. Enfin, bref ! On a droit aux clichés de la mort en pâmoison si l'être aimé ne vient pas, ne répond pas, etc. C'est un peu ces ressorts sur lesquels joue aussi Rimbaud, pour les tourner selon un autre angle d'attaque tout autant en dérision.
Constant aime joue sur une symétrie souffrir de la solitude, souffrir en société. Je n'ai plus les extraits précis en tête, mais il y a une phrase consacrée à Adolphe, puis une autre à Ellénore dans les premiers chapitres du roman.
Cela semble pouvoir être tout pour les rapprochements avec Rimbaud. Le récit de Constant dépasse la consommation de l'adultère pour très rapidement s'intéresser à la volonté du héros de rompre avec cette importune Ellénore. Ce n'est que par le début du récit que Adolphe offre de solides points de comparaison, et c'est si je ne m'abuse la même chose pour La Confession d'un enfant du siècle. Je vérifierai cela plus tard.
Mon article est déjà assez conséquent et si je rappelle que je ne prouve en rien la lecture d'Adolphe par Rimbaud c'est pour insister sur le fait que "Les Déserts de l'amour" s'inscrit dans une histoire de l'introspection amoureuse dans les romans dont l'amour est le thème. Dans une préface à son "anecdote", Constant balance la formule "souffrances de l'amour" qui m'a tout l'air d'une citation voilée de Goethe. Le titre "Les Déserts de l'amour" est quelque peu proche de cette idée justement. Le premier récit rimbaldien parle de "nuit du siècle dernier", ce qui conforte l'idée de références à creuses du côté de Musset avec peut-être ses poésies, ses Nuits, mais aussi avec sa Confession d'un enfant du siècle qui orchestre l'idée d'une rupture d'un siècle à l'autre, suite à une période révolutionnaire englobant l'épopée napoléonienne. Et évidemment, je ne peux manquer de rapprocher de Lamartine l'expression : "ému jusqu'à la mort", c'est le cliché de l'expression "Mon âme est triste jusqu'à la mort" qui a eu des suites en vers chez Musset comme chez Verlaine.

L'idée me vient d'un petit bonus avec les premières pages du roman Je m'en vais de Pierre Echenoz. Echenoz n'est pas une plume éblouissante, mais les premières pages de Je m'en vais m'ont frappé. Le personnage Ferrer quitte Suzanne dès les premières pages, cela s'inscrit dans un prolongement de ce qu'a pu initier quelque peu le roman de Constant, même si le lien est involontaire de la part d'Echenoz. Mais je comparais plus haut pour les opposer les phrases de Constant et celles de Rimbaud. J'évoquais aussi les phrases des poèmes en prose de Baudelaire, et je prévois de travailler cela dans un article à part prochainement. Mais, profitons-en avec Echenoz.
On sait que Verlaine a fait cette petite confidence qu'il préférait quelque peu le Rimbaud versificateur au Rimbaud en prose, et récemment j'ai lu dans un de ses articles qu'Alain Vaillant partageait cette préférence avec Verlaine, ce qui est évidemment à contre-courant de la réputation supérieure accordée aux Illuminations. Au passage, cela peut se concevoir si on songe que les vers réguliers perfectionnaient des modèles déjà peaufinés par d'autres, partaient de reprises de modèles pour aller plus loin dans la performance, alors que la prose de Rimbaud malgré sa séduction immédiate ne porte pas le poids d'une tradition de perfectionnements par les meilleurs auteurs. Ceci dit, il y a une singularité de réussite poétique de la formule de la prose rimbaldienne que personne d'autre n'a jamais su rendre. Or, personne n'étudie jamais les procédés poétiques de la prose rimbaldienne. Je signalais à l'attention les conjonctions avec une sorte de rime interne : "l'orgie et la camaraderie", etc. Or, j'ai bien conscience que ce procédé est très prégnant dans la critique universitaire. Je pensais par exemple citer des exemples du même type de la part d'Henri Scepi dans un article de critique littéraire sur Rimbaud. Je pourrais en citer d'autres, et du coup montrer sous un jour extrêmement trivial et peu méritoire le procédé rimbaldien, cela ferait du procédé rimbaldien une sorte de premier degré sommaire de recherche de l'expression poétique en prose...
Ce qui m'a frappé dans les premières pages de Je m'en vais, c'est le procédé qui consiste comme on le voit chez Baudelaire notamment à jouer sur les initiales identiques de mots : "miasmes morbides", etc., et ici nous avons : "la porte du pavillon", "moins préoccupé que prévu", "panonceaux publicitaires", "entre Vaugirard et Volontaires", "des guirlandes électriques" et "des étoiles éteintes", "une poche pectorale. Puis, le portail franchi," et je ne relève pas tout. Le "p" est particulièrement mis à l'honneur. J'ai pensé au film d'Antonioni avec le plan sur la prise électrique en lisant la troisième phrase du roman, phrase qui contient des initiales en sifflants "s" :

    Je m'en vais, dit Ferrer, je te quitte. Je te laisse tout mais je pars. Et comme les yeux de Suzanne, s'égarant vers le sol, s'arrêtaient sans raison sur une prise électrique, Félix Ferrer abandonna ses clefs sur la console de l'entrée." Notez les initiales identiques pour d'un côté "Félix Ferrer" et de l'autre "Manuel Montoliu", et on pourrait relever si la prononciation des "C" ne différaient pas : "la station Corentin-Celton". Les premières pages du roman Je m'en vais sont particulièrement travaillées et élaborées poétiquement, et d'une manière plutôt heureuse, ce que la suite du roman, dès l'attaque du second chapitre ne conforte pas malheureusement. Je n'ai pas adoré les trois premières pages, mais j'ai été sensible à leur élaboration stylistique. Il y a quelques bons déliements symétriques, qu'on pourrait comparer à des exemples de Constant cité plus haut : "[...] il était soulagé mais comme contrarié par ce soulagement même." Ceci dit, dès les trois premières pages, on sent l'effort, on sent aussi que la phrase n'a pas le tour poétique absolu. Et comme je l'ai dit, dès le deuxième chapitre, ce problème prend le dessus, tandis que les promesses d'élaboration poétique s'éclipsent vite.

Alors, ça vous a plu cet article ? Vous en voulez d'autres dans le style ?

lundi 30 septembre 2024

Comment des études des vers de Mathurin Régnier et de Molière pourraient avoir une quelconque importance pour les études des vers de Rimbaud ?

Un cas de figure devenu banal pour moi : le mal de tête fait rage à chacun de mes jours de repos. J'en ai marre. Mais, déterminé à vaincre, je fais cet article de mise au point.
Il existe des périodes de repère dans l'évolution du vers français. Le premier tiers du dix-septième siècle en est un, puisque nous passons, non que dis-je ? nous ne passons pas, nous achevons de passer de la versification encore souple de la Renaissance à la versification classique. Notons que le premier tiers du dix-septième siècle correspond aussi à une époque de transition entre un français qui nous est difficile à lire (Rabelais et Montaigne) et un état de la langue française qui s'est maintenu avec une remarquable stabilité jusqu'à nous. Nous lisons sans peine les œuvres de Blaise Pascal et de René Descartes, les romans de Charles Sorel ou Scarron, etc.
Mathurin Régnier est contemporain de Malherbe, et Sainte-Beuve en 1828 fait bien de Mathurin Régnier le dernier poète à la versification pré-classique. Ajoutons un fait souvent mal apprécié : Les Tragiques d'Agrippa d'Aubigné sont classées dans la littérature du XVIe siècle à cause de la vie de son auteur, alors qu'elles furent publiées en 1616 seulement, l'année des morts conjointes de Shakespeare et Cervantès.
Mais, à la lecture des Satires, on se rend aisément compte que Mathurin Régnier est déjà un poète très classique. Il est irrégulier pour la langue peut-être, mais pour la versification c'est déjà presque complètement un poète classique. Malherbe, c'est un fait connu, n'a pas inventé les règles de la versification classique. Il a hérité d'une évolution dont Ronsard, du Bellay, Desportes et d'autres furent les véritables artisans, et il a joué avec Pierre de Deimier à critiquer ce qui ne correspondait pas encore au résultat final dans les œuvres de ses prédécesseurs. Un énorme coup de pute en somme !
Toutefois, à côté de la poésie lyrique, il y a la versification au théâtre. Les auteurs de comédies étaient moins scrupuleux que les poètes lyriques en fait de versification, et les premières pièces de Molière peuvent attester du fait. Les farces et les comédies sont des constructions de dialogues imaginaires en vers ou en prose, et, même quand elles sont en vers, il faut y placer des apostrophes, des incises, des parlers populaires tournées en dérision, des propos triviaux à souhait, etc.
Pour les apostrophes, l'évolution va à contre-courant de l'épuration classique, puisqu'avant Corneille, les apostrophes étaient coincées avant la césure ou avant la fin du vers. Corneille va développer les apostrophes rejetés au vers ou à l'hémistiche suivant. Je ferai des citations de Desmarets de Saint-Sorlin et de Corneille pour que vous puissiez comparer concrètement avec des preuves sous les yeux. Les incises et quelques autres faits vont dans le même sens. Les pièces de théâtre contiennent aussi des interjections, des vers partagés en deux ou trois répliques d'intervenants distincts.
Molière a été un auteur provincial pendant un certain temps. On sait que sa première pièce en vers L'Etourdi est réputée mieux écrite et mieux tournée en vers que sa seconde Le Dépit amoureux, ce qui a soulevé des débats, soit la pièce Le Dépit amoureux était en réalité sa pièce la plus ancienne remise sur le tapis, soit Molière n'avait pas lui-même mis en vers la plupart de ses pièces, et ce soupçon pèse en particulier sur L'Etourdi, invraisemblablement de meilleure facture que Le Dépit amoureux, paru trois ans plus tard. Par ailleurs, si les pièces de Molière ne sont pas égales en fait de versification, voilà qui intéresse tout particulièrement le chercheur en versification qui peut s'échiner à étudier l'évolution du vers à partir du corpus d'un seul auteur, auteur des plus célèbres qui plus est.
Je vais travailler à constater et commenter l'opposition entre L'Etourdi et Le Dépit amoureux, puis cette opposition concernera aussi les premières pièces en vers de Molière jusqu'à Sganarelle avec les pièces de la maturité.
La pièce L'Etourdi n'est pourtant pas régulière, elle contient au moins trois rejets d'adjectif épithète, ce qui fait de cette pièce une oeuvre moins régulière encore que les vers d'André Chénier finalement, puisque Chénier ne pratiquait quasi jamais le rejet d'épithète, on peine à lui en trouver. Molière est même moins régulier encore que Mathurin Régnier, qui lui aussi ne pratiquait guère les rejets d'épithètes.
En étudiant les vers de Molière, on apprend aussi à inspecter pourquoi des enjambements de verbes, de compléments d'objet, d'attributs sont admis par les classiques, alors qu'il y a un sentiment de nouveauté avec les vers de Chénier. La ponctuation brusque n'est pas la seule cause. Le nombre de syllabes joue un rôle et l'environnement, puisque les dramaturges du XVIe siècle pratiquent les incises, les apostrophes (Prince, Monsieur, Rodrigue, etc.) en rejet ou contre-rejet, ajoutent des exclamations.
Je pense qu'il y a pas mal d'informations à tirer d'une étude renouvelée de tels vers pré-classiques ou carrément classiques si on peut dire.
J'ai aussi une étude importante à faire de certaines configurations. On peut étudier à l'intérieur d'une phrase la nature des mots ou la fonction des groupes de mots.
Au plan de la nature des mots, on peut très vite délimiter des objets d'étude intéressants. Le nom et le verbe sont deux catégories reines, mais au sein des verbes il y a les auxiliaires et pour dire vite les semi-auxiliaires. Il est facile de constater que Molière, mais aussi Corneille et Racine, n'ont aucun problème pour placer le verbe "être", ou un semi-auxiliaire, ou mieux un auxiliaire avoir ou être, y compris d'une syllabe, à la césure. Je vais citer des exemples transversaux, ce qui suffira à évacuer le débat, à ceci près qu'il me semble que Victor Hugo dans les vers de La Légende des siècles a tendance à jouer sur le couple auxiliaire d'une syllabe et participe passé d'une seule syllabe, et il y a quelques remarques à faire sur les adverbes liés aux verbes et notamment sur la négation. Je ferai aussi une mise au point sur les adverbes vagues d'au moins deux syllabes. on peut étudier les prépositions, les pronoms, les conjonctions et les déterminants.
Les classiques jouaient avec les limites en pratiquant la suspension de parole, c'est le cas déjà étudié et connu des Plaideurs de Racine, sans oublier la tragédie même d'Athalie, mais la pièce L'Etourdi est remarquable aussi, une suspension sur un article défini "La" à la césure, une suspension de parole sur la conjonction "si..." La pièce est pleine d'intérêt, une césure sur un mot élidé par un faux parler suisse, et des jeux très intéressants à la rime : "vi" pour "vie" rimant avec un participe passé masculin, toujours en parler suisse, ou le calembour "des... agréable" où le singulier de la rime pour le lecteur permet de cerner le quiproquo joué par Mascarille qu'à la scène il faut savoir rendre oralement pour le spectateur.
La comédie L'Etourdi contient aussi des "e" languissants, à deux reprises sur la forme de subjonctif "aie(s)" du verbe avoir. Je pense qu'une synthèse ne va pas manquer d'un intérêt d'ampleur sur l'histoire globale de la versification et va permettre de réfléchir à nouveaux frais sur une différence nuancée de pratique du rejet ou de l'enjambement entre Molière et d'autres anciens d'un côté et Chénier, Vigny ou Hugo de l'autre.
Ceux qui me suivent depuis longtemps savent que j'y vois un intérêt majeur depuis très longtemps, ça fait quinze au moins que je prévois d'un jour produire cet ouvrage. J'ai commencé à m'y atteler. Je sais aussi que les gens allergiques aux études métriques mais qui font ou pas semblant de maîtriser, de s'y intéresser officiellement quelque peu, ne liront pas volontiers une étude de longue haleine, il va falloir synthétiser, rester concis et clair, ne pas s'amuser à détailler ce qui nous plairait d'approfondir, etc. Il faudra trouver le moyen de ne rien manquer d'important à dire sans lasser, et c'est extrêmement difficile.
Il y a enfin un nouveau cas à aborder, c'est la relation de la grammaire à la poésie en vers. La versification peut être régulière pour un classique, il y a des patrons grammaticaux suivis par les poètes dans la longueur de leurs productions en vers, et cela se caractérise aussi, et j'ai envie de voir ce qu'on peut dire de neuf, d'intéressant là-dessus. Et, au moins, là, les réfractaires aux études métriques pourront pour une partie d'entre eux du moins s'y retrouver, ressentir l'intérêt pour l'écriture artiste des poètes, sans se dire qu'on les assomme d'une froide étude abstraite et mathématique de césures et entrevers...
Je citerai des propos précis de Sainte-Beuve notamment pour montrer que ce débat existe aussi et qu'il a été perdu de vue.
Je serai plus rapide sur certaines synthèses d'auteurs, mais il y a des périodes clefs avec des auteurs clefs : Molière, Régnier et Agrippa d'Aubigné sont parmi les clefs à approfondir, puis il y a Chénier, Vigny, Hugo. Il y a un contraste à faire avec des critères entre les poètes disons de la Renaissance, les poètes du Moyen Âge, les poètes classiques, les poètes romantiques et parnassiens, puis le désordre mal compris de la nouvelle versification relâchée de la fin du dix-neuvième siècle à nos jours, laquelle ne se confond pas avec la versification du dernier Verlaine, ni avec celle de Rimbaud en 1872, ni avec celle du vers libre moderne.
Cette toile de fond, elle est capitale pour tout lecteur des vers de Rimbaud qui se veut aguerri, et les études issues des impulsions initiales de Roubaud et de Cornulier ne suffisent pas à l'établir, d'autant que Cornulier s'est trompé sur les césures de Rimbaud en 1872, en ne prenant pas la mesure de l'idée de lecture forcée des césures, et Cornulier sous-évalue la réflexion du Rimbaud versificateur s'amusant à jouer avec la limite de la prose dans ses Illuminations, que ce soit dans les purs poèmes en prose ou dans le cas particulier de "Mouvement".

A suivre...

samedi 28 septembre 2024

Testez votre sensibilité métrique avec les deux premières scènes de L'Etourdi de Molière !

Je mène un travail d'ampleur dont vous ne digérerez que la synthèse la plus concise possible, mais il faut un peu vous immerger. Alors venez tester votre sensibilité aux alexandrins avec ce relevé de vers commentés des deux premières scènes de L'Etourdi de Molière :

Molière :

 

L’Etourdi :

 

Acte I, scène 1 :

 

LÉLIE

Ah ! Mascarille !

 

                    MASCARILLE

                                  Quoi ?

 

                                                   LÉLIE

                                                                Voici bien des affaires ;

 

Commentaire : Alexandrin partagé en trois répliques. Les deux premières forment un seul hémistiche. Surtout, nous avons un mot d’une syllabe à la césure. Mais, le lecteur n’aura aucune hésitation, puisque la syllabe précédente est un « e » féminin de fin de mot. Le lecteur (ou spectateur) reportera naturellement la césure à l’exclamation « Quoi ? »

 

Mais, enfin, discourons un peu de ma captive :

 

Commentaire : le rejet de la forme adverbiale « un peu » après la césure est naturel chez les classiques. Il n’y a pas à imaginer une séquence étroitement solidaire : « discourons un peu / de ma captive ».

 

Dis si les plus cruels et plus durs sentiments

 

Commentaire : Un aspect intéressant. Les classiques évitent les rejets et contre-rejets d’épithètes. Ici, dans l’absolu, le premier hémistiche : « Di si les plus cruels », se prête à une lecture en tant que contre-rejet, mais la coordination qui lance le second hémistiche semble régulariser psychologiquement l’ensemble du vers, puisque les classiques se permettent à de nombreuses reprises ce genre de configurations.

 

S’imaginant que c’est dans le seul mariage

Qu’il pourra rencontrer de quoi vous faire sage.

 

Commentaire : le premier de ces deux vers dément les traités du dix-huitième siècle qui prétendaient qu’il fallait éviter la césure après la forme « c’est », et ce n’est pas un cas isolé.

 

Et s’il vient à savoir que, rebutant son choix,

 

Commentaire : appréciez la structure de ce vers. Malgré la virgule après « que », la césure est après l’infinitif « savoir », le mot « que » est bien placé en tête de second hémistiche, quand bien même il est suivi d’une possibilité de repos importante. Ce profil de vers, banal chez les classiques, montre que la césure n’est pas une question de pause, de repos, mais qu’il y a une sensibilité abstraite aux articulations grammaticales des énoncés qui joue dans la perception des césures.

 

Dieu sait quelle tempête alors éclatera,

Commentaire : appréciez le rejet, naturel pour un classique, de l’adverbe « alors ». Comparez avec la forme « un peu » plus haut.

 

Sais-tu qu’on n’acquiert rien de bon à me fâcher ?

 

Commentaire : notez que la césure est après « rien » et non après « acquiert », « rien de bon » n’était pas considéré comme une unité au dix-septième siècle.

 

Et Mascarille est-il ennemi de nature ?

 

Commentaire : nouvel exemple, rendu plus évident encore par l’inversion « est-il » que la forme « est » peut aisément être placé à la césure chez les classiques.

 

Poussez votre bidet, vous dis-je, et laissez faire ;

 

Commentaire : l’incise « vous dis-je » est placée en rejet et ne s’étend pas non plus à l’ensemble du second hémistiche, exemple de la souplesse de versification des classiques.

 

LÉLIE

Eh bien ! le stratagème ?

 

                                          MASCARILLE

                                              Ah ! comme vous courez !

 

Commentaire : Exemple à opposer aux trois répliques plus haut avec le mot « Quoi ? » à la césure, ici l’exclamation « Ah ! » est placée à la césure. La comparaison des deux cas prouve assez que le public doit avoir une certaine attention pour sentir les césures. Il ne s’agit pas de croire passivement que la syntaxe et le vers marchent d’un pas uniforme.

 

Ma cervelle toujours marche à pas mesurés.

 

Commentaire : la même remarque vaut pour la position des verbes. Le vers monosyllabique « marche » vient ici après la césure, mais on aurait très bien pu avoir ce verbe avant la césure avec un profil grammatical similaire pour l’ensemble de l’alexandrin.

 

Mais si vous alliez…

 

                                  LÉLIE

                                      Où ?

 

                                              MASCARILLE

                                                   C’est une faible ruse.

 

Commentaire : Selon Verluyten (années 1990), appuyé par Dominicy, les classiques ne pratiquent pas de ponctuation forte après la cinquième syllabe, ou alors ils l’atténuent par une marque de « e » de fin de phrase en cinquième syllabe. Ici, nous avons une preuve que c’est inexact.

 

Mais ne pourriez-vous pas… ?

 

                                         LÉLIE

                                         Quoi ?

 

                                                      MASCARILLE

                                                         Vous ne pourriez rien.

 

Commentaire : Comparez avec la première citation plus haut. Ici, le même « Quoi ? » interrogatif et solitaire est placé après la césure.

 

Monsieur, si vous aviez en main force pistoles,

 

Commentaire : le vers n’a pas une césure étonnante, on pourrait se dispenser de le citer, mais on pourrait imaginer un lecteur qui identifie une séquence solidaire : « si vous aviez en main ». Or, notez que les classiques pratiques la transposition (figure aussi appelée l’inversion) : « si vous aviez force pistoles en main », « si vous aviez en main force pistoles ». Il faut vraiment être sensible à ces subdivisions internes des énoncés.

 

Et pourrions, par un prompt achat de cette esclave,

 

Commentaire : un contre-rejet d’épithète. Ils vont disparaître du théâtre de Molière, comme ils sont extrêmement rares chez Corneille, et totalement absents chez Racine. Ils sont extrêmement rares chez André Chénier lui-même, chez Lamartine ! Et ce vers ne plaide pas pour une attribution de la mise en vers de la comédie L’Etourdi à Corneille, puisqu’il savait éviter d’y recourir.

 

Je sais bien qu’il serait très ravi de la vendre :

 

Commentaire : rejet de l’attribut du sujet et preuve qu’il ne faut pas sous-estimer la grande souplesse d’emploi du verbe « être » à la césure chez les classiques.

 

Mais le mal, c’est…

 

                                  LÉLIE

                                    Quoi ? c’est…

 

                                                              MASCARILLE

                                                             Que monsieur votre père

 

Commentaire : césure sur suspension de la parole et après la forme « c’est ».

'Il y a encore des francs-maçons au fond de la salle ! Ahahah !" 


mardi 24 septembre 2024

Et si j'écrivais un article sur Mathurin Régnier ?

Toujours en quête d'expériences nouvelles et de défis sur mon site rimbaldien, je me demandais s'il n'était pas temps d'écrire un article sur Mathurin Régnier.
Mathurin Régnier est intéressant à traiter pour l'image que s'en faisaient les écrivains du dix-neuvième siècle au plan de la forme.
Je prévois de citer le poème de Musset "Sur la paresse", lequel poème est introduit par une citation de quatre vers d'une satire de Mathurin Régnier, puis un poème de Louis Bouilhet de son recueil Festons et astragales de 1880, puis une étude comparative de Régnier et Chénier par Sainte-Beuve. Vous commencez à vous demander quel lien il peut y avoir avec Rimbaud. Serait-ce la rivière Oise qui traverse les vers de Régnier, Boileau, Banville et Rimbaud ? Je ne le pense pas, même si je pourrai en parler.
Non, Régnier m'intéresse pour les questions formelles, pour la construction du vers. Il était très critiqué pour ses irrégularités. Sainte-Beuve a publié un ouvrage sur la poésie française avant le classicisme, ouvrage qui va jusqu'à Mathurin Régnier, ouvrage qui date aussi de 1828 époque de renouveau dans le traitement du vers avec Vigny et Victor Hugo.
Régnier était le contemporain aussi de Malherbe, sauf que l'un pointe vers le passé du vers considéré comme rude, quand l'autre est considéré comme le premier moule du classicisme.
En fait, plein d'idées intéressantes sont à considérer avec Régnier.
Par exemple, vous savez qu'en ce moment je fais une recherche sur la versification de Lamartine, une recherche qui a un double orientation, puisque je cherche à préciser ce qu'il faut entendre par un beau balancement lamartinien dans "Les Chercheuses de poux" et puisque je suis à la recherche des rejets d'épithètes à la césure. Et je suis devant un constat étonnant. J'avais identifié que Lamartine n'avait jamais pratiqué le rejet d'épithète avant 1825. Ces rejets sont absents des publications faites de 1820 à 1823 : Méditations poétiques, Nouvelles Méditations poétiques et La Mort de Socrate, mais qu'il y avait deux à trois rejets d'épithètes dans les deux textes publiés en 1825 : Chant du sacre et Dernier chant du pèlerinage de Lord Harold, puis j'avais le souvenir d'avoir repéré un double rejet d'épithètes dans un poème des Harmonies poétiques et religieuses, à l'image du vers de Vigny du poème "La Frégate", sauf qu'il n'y a pas de rejet d'épithètes dans les Harmonies poétiques et religieuses apparemment et le vers où il y a bien une coordination d'épithètes après la césure a une structure nom adjectif plus adjectif et complément du nom introduit par la préposition "de", configuration qui a l'air d'être en rejet, mais qui était autorisée chez les classiques, ou qu'en tout cas les classiques pratiquaient, sauf que tout de même la coordination est un petit plus, vu que Mathurin Régnier ou les autres je trouve la structure nom + adjectif + complément du nom introduit par "de". Dans une satire, on a le modèle "chaleur + roussoyante du soleil", ce n'est pas "chaleur", mais "roussoyante du soleil" forme bien le second hémistiche. Et à cause de "du soleil", on ne classe pas "roussoyante" en rejet.
Mathurin Régnier lui-même ne pratique jamais les rejets d'épithètes dans ses poèmes, cas à part de la satire je crois quinzième qui en contiendrait deux, mais je dois encore vérifier cela à tête reposée.
J'ai trouvé des "e" languissants dans les satires de Régnier "envie" suivi d'un mot à initiale consonantique. J'ai trouvé des mots orduriers, triviaux, des tournures grammaticales particulières, j'ai vu Sainte-Beuve parler sur un autre plan des irrégularités de Régnier, j'ai vu des hiatus et le hiatus est dans la chute du poème de Bouilhet en hommage à Régnier, j'ai vu des critiques injustifiées des césures de Régnier. par exemple, en ligne sur wikisource vous pouvez lire une édition de 1853, une édition donc contemporaine de Rimbaud né un an plus tard et qui devait la consulter plus volontiers que d'autres. Cette édition de 1853 est farcie de notes qui jugent parfois les irrégularités de Régnier et proposent des remèdes, et j'ai vu un remède par déplacement de la césure, le censeur croyant que la césure entre un verbe recteur "va" et un infinitif passait mal, alors que ces césures entre auxiliaires et participes passés, et donc à plus forte raison entre verbes pour dire vite semi-auxiliaires et verbes à l'infinitif sont naturelles chez les classiques et pas du tout proscrites.
Je vais réfléchir sur le problème des rejets de compléments du verbe, de compléments du nom. Régnier est plus classique que du Bellay, Ronsard et Marot. Et plus régulier dans son vers que Chénier.
Je me dis que je suis sur les bases intéressantes d'un dossier important en terme d'études comparatives dans la pratique du vers. Je pense que je peux clarifier pas mal de perspectives.
Il y a deux trimètres apparents, mais pas pensés comme tels par Régnier, que j'ai retrouvés et que je commenterai. L'un était cité dans des traités du vers comme mal écrit, mais pas comme trimètre.
J'ai trouvé aussi une césure après le mot "après" de la conjonction "après que", et cela dans la première satire je crois.
Je compte lire aussi les poésies de son oncle Desportes et lire en parallèle Malherbe. Je compte aussi faire toutes les recensions nécessaires dans du Bellay, Ronsard, Racine, Molière, Corneille et Rotrou, et j'ai même des césures particulières de Marot à signaler à l'attention.
La rareté de certains rejets chez Chénier (les rejets d'épithètes) et chez Régnier (d'épithètes, mais aussi de compléments du nom ou de compléments verbaux) va donner une tout autre dimension à ce qui s'est passé avec Vigny et Hugo. Par ailleurs, on apprend avec le texte où Sainte-Beuve compare Chénier et Régnier que Lamartine n'aimait pas la poésie de Chénier, ce que je peux confirmer, puisque Lamartine aurait fait la concession de rejets d'épithètes à sa mise en vogue en 1825 avant d'y renoncer, sauf que même s'il y a renoncé Lamartine a pratiqué des formes qui sans être les rejets eux-mêmes sont des formes approchantes de ces rejets. Peu de fois, mais j'en ai repéré quelques-unes. Et je suis en train de mettre en place un concept métrique intermédiaire nécessaire, celui de tremblé de facture qui permettrait de commenter les effets de sens métriques des poètes classiques, en se détachant du tout ou rien des lois métriques définies par Cornulier. Cornulier réagit par un rejet de tout ce qui n'est pas déviant, il le place dans le nul et non avenu pour la critique littéraire, alors que l'auteur a vécu l'écriture de son vers. Racine ou Ronsard aimaient leurs césures, cherchaient à produire des effets, et je ne suis pas satisfait du cadre restrictif posé par la méthode de Cornulier. Du coup, je veux mettre au point cette idée de tremblé de facture, expression que je reprends aux propos de Verlaine sur "Les Chercheuses de poux", mais dans une visée métrique toute différente de ce que ciblait Verlaine pour sa part.

***

Petit bonus en fin d'article : Rimbaud a ajouté deux quintils au poème "L'Homme juste". Le poème "L'Homme juste" vise Victor Hugo, mais les deux quintils s'élargissent à des "Justes" et donc à ceux qui prennent le parti de Victor Hugo. Or, Rimbaud après l'incident Carjat a été éloigné de Paris pour deux mois, et quand il revient en mai il y a deux faits à noter. D'abord il y a eu des interventions zutiques, sans implication de Rimbaud, où on se moque de l'actualité d'un tableau représentant la tête coupée de Mérat. Ensuite, il y a eu le lancement de la revue La Renaissance littéraire et artistique à la toute fin du mois d'avril, dont Rimbaud va découvrir les premiers numéros avec le poème inédit de Verlaine qui deviendra la première des "Ariettes oubliées" et frustré en juin de l'imbécillité crasse de cette parade peu sauvage Rimbaud va inviter son ami Delahaye à chier sur cette revue.
Or, un peu dans le sens où comme le souligne Yves Reboul dans un article récent le poème "La Rivière de Cassis" contiendrait le mot "claire-voies" en renvoi à son occurrence dans un avant-dernier poème à rôle conclusif dans le recueil L'Année terrible, il se trouve que le premier numéro de la revue contient une recension du recueil de Victor Hugo par Léon Valade. page 4 : on a deux poèmes l'un assez mauvais de Sully Prudhomme, l'autre, dérisoire exercice banal et vague, de Pierre Elzéar. Puis, nous avons la recension par Léon Valade et sa fin à la page 5 est suivie par la première partie du texte "Parisiennes" d'Ernest d'Hervilly avec une femme qui prie et... s'agenouille, s'accordant une pause dans sa vie de belle dépravée au point qu'elle absolutise ce moment.
Dans sa recension, Valade évoque la Commune en des termes négatifs en phase bien sûr avec l'esprit du recueil hugolien, en phase avec le discours autorisé publiquement par l'époque répressive (autorisé / répressive, oui je l'ai fait exprès) : "voici venir la guerre civile sous les yeux de l'étranger, [...] et les massacres d'otages". Valade ne pense peut-être pas pleinement ce qu'il écrit, mais il donne clairement des gages de bonne conduite ici. Le discours est clairement admiratif de la pose de guide morale développée par Hugo. Le texte d'Ernest d'Hervilly n'a rien à voir, et les "genouillères en vente" de "L'Homme juste" font partie des quintils de base du poème de juillet 1871, non de l'ajout final. Mais, Rimbaud pouvait difficilement passer à côté de la coïncidence. Valade est l'ami proche de Mérat, et des années durant Verlaine va se plaindre que Valade ne lui écrit pas. On comprend que Valade a pris ses distances avec Verlaine bien évidemment.
Rimbaud n'a pu ajouter les deux quintils à "L'Homme juste" qu'à son retour à Paris vers le 7 mai 1872, moment où il a découvert précisément le premier numéro de la revue de Blémont paru le 27 avril, puis le second numéro paru le 4 mai qui contient une lettre en retour de Victor Hugo, lettre qui est suivie par une revue du "Salon de 1872" qui, précisément si je ne m'abuse, a exhibé la tête décapitée de Mérat en tableau.
Je ne sais pas pourquoi je n'avais jamais fait un lien direct entre les deux premiers numéros de la revue et les deux quintils de "L'Homme juste". Je pourrais faire quelques autres citations pour renforcer, mais aucun fantôme n'étant là pour me tourmenter, je vais me coucher. Bye.

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- Et la franc-maçonnerie ?
Moi : - La franc-maçonnerie, c'est franchement con, mets-moi sa substance clairement sur la table déjà au lieu d'être fuyant et vague, c'est antinomique de la révolution française et de la démocratie directe. Rimbaud, il voyait ces gens-là autour de lui, Blémont et compagnie, il n'a pas daigné en faire partie. Il savait que c'était complètement débile et que c'était s'asservir à un ordre hiérarchique antirévolutionnaire, à une organisation dont il ne connaissait même pas le profil des gens qui la dirigent. Il y a un moment où il faut arrêter la débilité mentale, c'est tout.

lundi 23 septembre 2024

Coup de projecteur sur Baudelaire et Rimbaud, lecteurs de Lamartine !

Tout au long du vingtième siècle, les gens de la critique littéraire, en incluant les rimbaldiens, ont privilégié la recherche sous le lampadaire, la recherche de ce qui est déjà éclairé. Et cela s'accompagne d'une autre tendance majeure : ramener l'auteur qu'on étudie à un débat avec la postérité qu'il a engendré. Rimbaud parlera avec les surréalistes, les romanciers du vingtième siècle, etc. On lit encore Baudelaire de nos jours, mais sur l'étagère il n'est pas à côté des poètes de son siècle, mais parmi des tonnes de livres du vingtième siècle, sinon parmi des volumes de ces cinquante dernières années.
Au-delà de Rimbaud et Baudelaire, les poètes du passé semblent être lus en passant, et cela vaut pour les enseignants à l'Université et pour les étudiants en Lettres modernes, classiques, etc.
Dans un précédent article, je montrais par des preuves irréfutables que le célèbre sonnet de Félix Arvers (pensez au "Ousqu'est mon sonnet" de Verlaine) s'inspirait d'un poème des Harmonies poétiques et religieuses de Lamartine : "L'Abbaye de Vallombreuse". Vous pouvez vous dire que ce n'est pas si évident que ça à découvrir, sauf que cette idée m'avait déjà traversé l'esprit par le passé et qu'en lisant à nouveau le poème en question de Lamartine l'idée m'est revenue brutalement à l'esprit. Je n'ai fait aucun effort pour y penser. Je lis simplement les poèmes de Lamartine, avec de bien autres objectifs d'investigation en tête, et puis je tombe sur un vers qui ressemble de près au premier vers du sonnet de Félix Arvers, et je lis le vers suivant, et lui aussi me rappelle un vers du même sonnet d'Arvers. Puis je creuse le sujet.
Vous me direz que personne ne lit Lamartine, vous n'en trouvez pas d'exemplaires dans les librairies voisines de votre domicile, vous êtes le seul de votre entourage à lire de toute façon de la poésie, voire de la littérature classique. Mouais ! Il existe quand même un vivier d'étudiants dans les sections littéraires universitaires. De 18 à 20 ou 22 ans, il y a des gens qui vivent dans un milieu de si pas futurs collègues, du moins dans un milieu de gens qui aiment lire des classiques et qui en lisent encore plus par la situation d'obligation et de prédilection dans laquelle ils se trouvent, et ces gens sont encadrés par des professeurs qui eux ont toute une vie à passer dans les classiques de la Littérature. Comment se fait-il que cette masse de gens ne fait pas le lien entre le sonnet d'Arvers et "L'Abbaye de Vallombreuse" de Lamartine ? Et comment se fait-il que, dans le passé, où la littérature avait une autre importance et étant autrement consommée par le public, personne n'ait fait le rapprochement ? Je pense que vers 1833 les gens ont bien vu qu'Arvers s'inspirait de la publication toute récente des Harmonies poétiques et religieuses de Lamartine, mais ça ne s'écrivait pas ainsi dans la presse. En revanche, au vingtième siècle, et à plus forte raison depuis l'avènement d'une critique littéraire donnant son importance aux sources dans les années quatre-vingt-dix, il aurait été naturel que le constat soit balancé à de multiples reprises dans des articles de critique littéraire.
Ce blocage est vraiment étonnant.
Mais il est plus radical encore qu'on ne l'imagine.
Les Fleurs du Mal de Baudelaire, c'est le volume de poésies françaises le plus lu. Ni Rimbaud, ni Hugo ne rivalisent. Or, Baudelaire passe pour une rupture de modernité dans l'histoire de la poésie, ce qui fait qu'on se détourne d'une recherche des sources du côté de ses prédécesseurs, alors même que pour se former à la poésie Baudelaire a, évidence de La Palice, plutôt lu ceux qui étaient venus avant lui que ceux qui sont venus après.
Le titre Les Fleurs du Mal ne serait pas de Baudelaire lui-même, mais d'Hippolyte Babou. Notons malgré tout que le titre Les Fleurs du Mal résonne finalement comme une inversion du titre Harmonies poétiques et religieuses, avec une équivalence de "Fleurs" à "Harmonies poétiques" pour une opposition du mot "Mal" avec "religieuses". A cela s'ajoute l'idée d'une remise en cause de la notion d'harmonie qui peut être celle du Mal, alors que le mot "harmonie" suppose clairement l'idée du Bien chez Lamartine. Baudelaire a écrit un poème au titre "Harmonie du soir", mais après le poème liminaire son recueil des Fleurs du Mal s'ouvre par un poème intitulé ironiquement "Bénédiction" qui ne peut manquer de faire écho encore une fois à Lamartine, et à ce titre de poème "Bénédiction du poème" qui fait partie du recueil de 1830 Harmonies poétiques et religieuses. Les lecteurs des Fleurs du Mal sont plus familiers du Baudelaire rédigé par Sartre que des tartines poétiques du grand romantique... Pourtant, ils en apprendraient beaucoup plus sur les soubassements de la poétique baudelairienne en "s'ennuyant" à lire du Lamartine qu'à se pâmer sur les spéculations subjectives et frêles de Jean-Paul Sartre.
Le poème "Elévation", le troisième de la section "Spleen et Idéal" du recueil des Fleurs du Mal, me fait lui aussi nettement penser à plusieurs vers de Lamartine qui évidemment envisage plutôt l'élévation vers Dieu en refusant ce monde. Lamartine parle d'une élévation à Dieu par l'expérience de la mort qui est une voie d'accès à l'éternité, à l'immortalité, la vie dans ce monde-ci étant une souffrance. L'hémistiche "La Nature est un temple" au début du sonnet "Les Correspondances", le quatrième poème numéroté des Fleurs du Mal, vient lui aussi tout droit des vers de Lamartine, il s'agit d'un hémistiche repris tel quel à Lamartine en fait. Et le vers final du poème liminaire des Fleurs du Mal, qui tout le monde en conviendra est une citation de chrétien déformée, reprend son moule lui aussi à un vers de Lamartine :
Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère !
Baudelaire cite un vers du poème intitulé rien moins que "La Foi", poème qui fait partie du recueil essentiel de Lamartine que sont les Méditations poétiques :
Homme, semblable à moi, mon compagnon, mon frère !
Je trouve vraiment ça impressionnant qu'aucun spécialiste de Baudelaire n'ait jamais fait le rapprochement. Je ne comprends pas comment un tel blocage mental est possible.
J'ai déjà mentionné cette source à plusieurs reprises ces vingt dernières années, mais personne ne relaie l'information...
Pour l'hémistiche "La Nature est un temple", vous vous reportez à nouveau à l'édition originale des Méditations poétiques, ce qui limite votre lecture à un ensemble de vingt-quatre poèmes, et vous constatez que le titre d'un des vingt-quatre poèmes est précisément "Le Temple". De quoi parle ce poème de Lamartine ? Le terme "temple" y est-il métaphorique ?
Il est en fait question d'une architecture créée à des fins religieuses, mais le temple mentionné à trois reprises est qualifié à la première occurrence de "rustique" :
[...]
Qu’il est doux de porter ses pas religieux
Dans le fond du vallon, vers ce temple rustique
Dont la mousse a couvert le modeste portique,
Mais où le ciel encor parle à des cœurs pieux !
La suite immédiate de ce que je viens de citer établit tout de même une relative ambiguïté, puisque le salut s'élargit à l'environnement du bois lui-même :
Salut, bois consacré ! Salut, champ funéraire,
Des tombeaux du village humble dépositaire ;
Je bénis en passant tes simples monuments.
Je cite la deuxième occurrence du mot "temple" dans ce poème en vous prévenant que, plus bas, nous allons parler du poème "Les Phares" de Baudelaire :
Oui, malgré la terreur que ton temple m’inspire,
Ma bouche a murmuré tout bas le nom d’Elvire ;
Et ce nom répété de tombeaux en tombeaux,
Comme l’accent plaintif d’une ombre qui soupire,
De l’enceinte funèbre a troublé le repos.

Cependant, dès le quatrième poème des Méditations poétiques, la pièce hautement significative du recueil intitulée "L'Immortalité", d'ailleurs recueillie dans l'anthologie Lagarde et Michard sur la littérature française du XIXe siècle, vous avez droit à l'hémistiche qui ouvre le sonnet "Les Correspondances" de Baudelaire :
Dieu caché, disais-tu, la nature est ton temple !
Baudelaire a modifié le déterminant : article indéfini "un" au lieu du possessif "ton". Le modèle métaphorique suivi par Baudelaire vient de Lamartine qui l'exprime explicitement ici. Et bien sûr il convient d'apprécier le déplacement d'un cadre d'adoration chrétienne à un cadre où la présence de Dieu est plus hypothétique.
Vous avez ensuite un poème moins connu et sans doute de moindre qualité au sein des Méditations poétiques qui porte pourtant un titre bien significatif "La Prière" et où apparaît un hémistiche apparenté à celui que nous venons d'exhiber. Je vous le cite : "L'univers est le temple", mais au milieu d'un extrait lui-même important à connaître pour apprécier l'évidence de l'influence de Lamartine sur le sonnet "Les Correspondances" :
Voilà le sacrifice immense, universel !
L’univers est le temple, et la terre est l’autel ;
Les cieux en sont le dôme : et ces astres sans nombre,
Ces feux demi-voilés, pâle ornement de l’ombre,
Dans la voûte d’azur avec ordre semés,
Sont les sacrés flambeaux pour ce temple allumés :
Et ces nuages purs qu’un jour mourant colore,
Et qu’un souffle léger, du couchant à l’aurore,
Dans les plaines de l’air, repliant mollement,
Roule en flocons de pourpre aux bords du firmament,
Sont les flots de l’encens qui monte et s’évapore
Jusqu’au trône du Dieu que la nature adore.
Précisons que de manière différente ces métaphores de Lamartine ont inspiré pas mal de poèmes de Victor Hugo. Quand dans Les Contemplations Hugo parle de la Lune comme d'une hostie, parle de vision de sept lettres d'or dans le ciel, il s'inspire d'antécédents lamartiniens. Il suffit de lire Méditations poétiques et Harmonies poétiques et religieuses pour comprendre ce sur quoi Hugo renchérit.
Dans "La Prière", le "temple est sans voix", dans "Les Correspondances", nous avons de "confuses paroles".
Je précise que les passages les sons, les parfums, les couleurs se répondent ont eux aussi des formulations en écho dans plusieurs passages en vers de Lamartine. Je m'excuse de parfois lire les poèmes de Lamartine sans prendre des notes, mais lisez les recueils de Lamartine, et vous verrez bien...
Evidemment, il est d'autres occurrences du mot "temple" dans les Méditations poétiques où il est question de sanctuaires religieux, il y a même une autre mention telle quelle "temple rustique", mais dans le poème intitulé "Dieu", vous retrouvez l'élargissement métaphorique de la notion de "temple" à la Nature entière, cette idée d'un univers sanctuaire :
Nature ! firmament ! l’œil en vain vous contemple ;
Hélas ! sans voir le Dieu, l’homme admire le temple,
Il voit, il suit en vain, dans les déserts des cieux,
De leurs mille soleils le cours mystérieux !
Il ne reconnaît plus la main qui les dirige !
Un prodige éternel cesse d’être un prodige !
Je n'ai pas l'impression de vous avoir beaucoup forcé la main pour vous rendre à l'évidence que Baudelaire cite plusieurs fois le très célèbre premier recueil de Lamartine au début des Fleurs du Mal. Je trouve ça un peu ballot de lire Les Fleurs du Mal sans voir la logique de contre-modèle au plan poétique religieux lamartinien.
Lamartine est le poète d'un seul recueil de vingt-quatre poèmes dans notre perception, les Méditations poétiques. Personne ne lit plus guère son second volume de référence que sont les Harmonies poétiques et religieuses, et il en va de même pour Jocelyn ou La Chute d'un ange qui passent pour des récits fatigants par leurs longueurs. Il y a quelques poèmes épars de Lamartine qui ont une réputation par la suite, mais l'essentiel c'est bien son premier recueil. On oublie un peu vite son poème La Mort de Socrate publié isolément en 1822. Les Nouvelles Méditations poétiques de 1823 était un recueil de restes d'époque fait dans l'urgence pour profiter du succès du recueil initial de 1820.
Cependant, ce recueil de 1820 contient une série conséquente de pièces d'un impact majeur dans l'histoire de la littérature et de la poésie françaises. On cite inévitablement "Le Lac", "L'Isolement", "Le Vallon" et "L'Automne", sachant que trois de ces poèmes ont des petits larcins du côté de la poésie du XVIIIe siècle, mais il ne faut pas oublier les pièces ambitieuses avec un vrai propos métaphysique que sont "L'Homme", "L'Immortalité", etc., et même un poème tel que "Le Soir" tout en octosyllabes a eu son impact. Les poèmes aux titres apparemment platement religieux : "La Prière", "La Foi", "Dieu", ont leur importance.
J'insisterais tout particulièrement sur l'importance du poème "L'Homme" qui s'adresse à Byron, ce poème "L'Homme" a eu une influence considérable sur Baudelaire et aussi sur Musset, et des vers célèbres de "La Nuit de mai" sont nés de la lecture du poème "L'Homme".
De manière incroyable, les spécialistes de Baudelaire et de Musset, sur cent ans au moins, n'ont jamais lu les six poèmes les plus marquants des Méditations poétiques de Lamartine. Ils n'ont jamais lu "L'Homme" ou "L'Immortalité", pas même quand ce dernier est cité dans un Lagarde et Michard.
Voilà le monde de culture dans lequel nous vivons. Il n'y a pas de quoi pavoiser.
Au passage, il y a plusieurs vers de "Credo in unam" de Rimbaud qui témoignent bien évidemment d'une lecture de Lamartine, l'homme atome dans l'univers tourné en questions le regard au ciel, c'est un héritage de Lamartine...
Evidemment, l'attaque du poème "Credo in unam" relève d'une mise en bouche sensuelle et païenne qui nous éloigne nettement de Lamartine au profit d'autres modèles : Musset, Hugo, Leconte de Lisle, Baudelaire, Banville, quelques parnassiens, etc. Mais, vous avez quand même l'idée clef de savoir regarder le monde pour avoir la Foi, c'est le schéma lamartinien inversé bien sûr en refus du christianisme. Et la série des questions, avant même de penser aux Contemplations de Victor Hugo, c'est le moment dans "Credo in unam" où on revient au plus près de la valeur de source poétique originelle du premier recueil de Lamartine :
— Pourquoi l’azur muet et l’espace insondable ?
Pourquoi les astres d’or fourmillant comme un sable ?
Si l’on montait toujours, que verrait-on là-haut ?
Un Pasteur mène-t-il cet immense troupeau
De mondes cheminant dans l’horreur de l’espace ?
Et tous ces mondes.là, que l’éther vaste embrasse,
Vibrent-ils aux accents d’une éternelle voix ?

— Et l’Homme, peut-il voir ? peut-il dire : Je crois ?
La voix de la pensée est-elle plus qu’un rêve ?
Si l’homme nait si tôt, si la vie est si brève,
D’où vient-il ? Sombre-t-il dans l’Océan profond
Des Germes, des Foetus, des Embryons, au fond
De l’immense Creuset d’où la Mère Nature
Le ressuscitera, vivante créature,
Pour aimer dans la rose et croître dans les blés ?…
Nous ne pouvons savoir ! — Nous sommes accablés
D’un manteau d’ignorance et d’étroites chimères !
Singes d’hommes tombés de la vuive des mères,
Notre pale raison nous cache l’infini !
Nous voulons regarder : — le Doute nous punit !
Le doute ; morne oiseau, nous frappe de son aile…
Dans la citation qui précède, la première séquence de sept vers est la plus proche de ce que peut écrire lui-même Lamartine en alexandrins. La suite tend à s'en éloigner par ses choix détaillés, parfois audacieux ("vulve"), mais c'est dans la continuité très nette d'une forme d'interrogation métaphysique que Lamartine a mise au fondement même de la poésie romantique.
Dans les Méditations poétiques, nous avons un poème "Hymne au soleil" précisément. On peut le comparer et l'opposer à "Credo in unam" finalement. Notez que le premier vers de "Hymne au soleil" a été réécrit par Baudelaire dans ses "Litanies de Satan" :
Vous avez pris pitié de sa longue douleur !
Ô Satan, prend pitié de ma longue misère !
Le poème "Credo in unam", réintitulé "Soleil et Chair", célèbre l'astre du jour non comme un don de Dieu, mais comme un constat d'évidence que la Nature physiquement explique nos vies et rend indésirable le modèle mortifère christique. Je n'irai pourtant pas jusqu'à dire que Rimbaud avait eu conscience que Baudelaire avait pratiqué la même inversion de révolte à partir du premier vers de ce poème de Lamartine. Ceci dit, la comparaison suivie entre "Hymne au soleil" et "Credo in unam" a beaucoup de sens. Et c'est là aussi que vous voyez que la recherche des sources pour "Credo in unam" n'aboutit pas à constater un centon camouflant les difficultés des débuts d'un poète.
Il convient de citer tels vers du poème de Lamartine :
Dieu ! que les airs sont doux ! Que la lumière est pure !
Tu règnes en vainqueur sur toute la nature,
Ô soleil ! et des cieux, où ton char est porté,
Tu lui verses la vie et la fécondité !
Le jour où, séparant la nuit de la lumière,
L’éternel te lança dans ta vaste carrière,
L’univers tout entier te reconnut pour roi !
Et l’homme, en t’adorant, s’inclina devant toi !
Vous avez une source à la revendication de l'Homme devenu Roi en se libérant de tous ses dieux, vous avez l'image du soleil qui verse la vie et la fécondité à la Nature nubile.
Prenez le temps de comparer l'attaque de "Credo in unam" avec le début de cet "Hymne au soleil" :
Vous avez pris pitié de sa longue douleur !
Vous me rendez le jour, Dieu que l’amour implore !
Déjà mon front couvert d’une molle pâleur,
Des teintes de la vie à ses yeux se colore ;
Déjà dans tout mon être une douce chaleur
Circule avec mon sang, remonte dans mon cœur
Je renais pour aimer encore !

Mais la nature aussi se réveille en ce jour !
Au doux soleil de mai nous la voyons renaître ;
Les oiseaux de Vénus autour de ma fenêtre
Du plus chéri des mois proclament le retour !
Le poème "Hymne au soleil" comporte quelques passages d'interrogations métaphysiques, mais pour la série des questions d'autres poèmes de Lamartine sont plus intéressants à mentionner :
Mais ton sublime auteur défend-il de le croire ?
N’es-tu point, ô soleil ! un rayon de sa gloire ?
Quand tu vas mesurant l’immensité des cieux,
Ô soleil ! n’es-tu point un regard de ses yeux ?
Les questions de Rimbaud ont pour modèle certains vers du poème "L'Homme" dont j'ai déjà dit l'importance pour Baudelaire et pour Musset. Jugez-en sur pièces : Rimbaud ne reprend pas la forme des questions à ce poème, mais il est assez clair qu'il reformule des passages de ce poème (soulignements nôtres).
[...]
Mais que sert de lutter contre sa destinée ?
Que peut contre le sort la raison mutinée ?
Elle n'a comme l’œil qu'un étroit horizon.
Ne porte pas plus loin tes yeux ni ta raison :
Hors de là tout nous fuit, tout s'éteint, tout s'efface;
Dans ce cercle borné Dieu t'a marqué ta place.
Comment ? pourquoi ? qui sait ? De ses puissantes mains
Il a laissé tomber le monde et les humains,
Comme il a dans nos champs répandu la poussière,
Ou semé dans les airs la nuit et la lumière;
Il le sait, il suffit : l'univers est à lui,
Et nous n'avons à nous que le jour d'aujourd'hui !
Notre crime est d'être homme et de vouloir connaître :
Ignorer et servir, c'est la loi de notre être.
Byron, ce mot est dur : longtemps j'en ai douté;
Mais pourquoi reculer devant la vérité ?
Ton titre devant Dieu c'est d'être son ouvrage !
De sentir, d'adorer ton divin esclavage;
Dans l'ordre universel, faible atome emporté,
D'unir à tes desseins ta libre volonté,
D'avoir été conçu par son intelligence,
De le glorifier par ta seule existence !
Voilà, voilà ton sort. Ah ! loin de l'accuser,
Baise plutôt le joug que tu voudrais briser;
Descends du rang des dieux qu'usurpait ton audace;
Tout est bien, tout est bon, tout est grand à sa place;
Aux regards de celui qui fit l'immensité,
L'insecte vaut un monde : ils ont autant coûté !
[...]
Rimbaud prend explicitement le contrepied de ce discours, et il en reprend clairement des images, expressions, "atome"... :
Misère ! Maintenant il dit : Je sais les choses,
Et va, les yeux fermés et les oreilles closes :
— Et pourtant, plus de dieux ! plus de dieux ! l’Homme est Roi,
L’Homme est Dieu ! Mais l’Amour, voilà la grande Foi !
— Oui, l’Homme est triste et laid, triste sous le ciel vaste,
Il a des vêtements, parce qu’il n’est plus chaste,
Parce qu’il a sali son fier buste de dieu,
Et qu’il a rabougri, comme une idole au feu,
Son corps olympien aux servitudes sales !

 

— Car l’Homme a fini ! l’Homme a joué tous les rôles ! 
Au grand jour, fatigué de briser des idoles

Il ressuscitera, libre de tous ses Dieux,
Et, comme il est du ciel, il scrutera les cieux !
L’Idéal, la pensée invincible, éternelle,
Tout le dieu qui vit, sous son argile charnelle,
Montera, montera, brûlera sous son front !
Et quand tu le verras sonder tout l’horizon,
Contempteur des vieux jougs, libre de toute crainte,
Tu viendras lui donner la Rédemption sainte !
O l’Homme a relevé sa tête libre et fière !
Et le rayon soudain de la beauté première
Fait palpiter le dieu dans l’autel de la chair !
Heureux du bien présent, pale du mal souffert,
L’Homme veut tout sonder — et savoir ! La Pensée,
La cavale longtemps, si longtemps oppressée
S’élance de son front ! Elle saura Pourquoi !...
Qu’elle bondisse libre, et l’Homme aura la Foi !
Nous ne pouvons savoir ! — Nous sommes accablés
D’un manteau d’ignorance et d’étroites chimères !
Singes d’hommes tombés de la vulve des mères,
Notre pale raison nous cache l’infini !
Notez que le vers "Singes d'hommes tombés de la vulve des mères" entre en écho, malgré son obscénité, avec le vers suivant : "Il a laissé tomber le monde et les humains". Nous avons une claire inversion de l'idée du crime commis par les humains. Pourtant, aucun rimbaldien ne songe jamais à comparer "Credo in unam" au discours de Lamartine. J'ai signalé ce fait à quelques reprises ces quinze dernières années, mais je parle dans le vide. Ici, pour la première fois, je cite une partie conséquente du matériel que j'ai à ce sujet.
Et sur les singes tombés de la vulve des mères, et sur le reproche fait aux hommes de s'amoindrir dans l'exil subi, appréciez encore la citation suivante de toujours le même poème "L'Homme" :

Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,

L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux;

Soit que déshérité de son antique gloire,

De ses destins perdus il garde la mémoire;

Soit que de ses désirs l'immense profondeur

Lui présage de loin sa future grandeur :

Imparfait ou déchu, l’homme est le grand mystère.

Dans la prison des sens enchaîné sur la terre,

Esclave, il sent un cœur né pour la liberté ;

Malheureux, il aspire à la félicité ;

Il veut sonder le monde, et son œil est débile ;

Il veut aimer toujours, ce qu’il aime est fragile !

Les échos avec "Credo in unam" sont d'une éclatante évidence. C'est évident que le poème de Rimbaud est pour partie une réplique à Lamartine. Je pourrais citer des questions du poème "L'Immortalité" ou d'autres du recueil Harmonies poétiques et religieuses. Mais, mon idée, c'est qu'il faut croiser l'emploi des questions avec le repérage de vers de Lamartine qui ne sont pas forcément des interrogations mais qui contiennent les idées de la séquence interrogative du poème "Credo in unam". Je cite tout de même le vers final du poème "Dieu" : "L'homme cessa de croire, il cessa d'exister !" Il exprime la thèse de Lamartine contre laquelle se dresse l'antithèse rimbaldienne.
Après ses Méditations poétiques, Lamartine ne semble avoir fait que survivre poétiquement. Ce n'est pas tout à fait exact, puisque le recueil Harmonies poétiques et religieuses a lui-même une certaine importance. Mais, les contenus des productions ultérieures de Lamartine sont souvent plus didactiques et plus vagues. Il n'y a plus la force dramatique des sujets du premier recueil, ou alors c'est vraiment une fois de temps en temps de manière espacée. La lecture d'ensemble des Harmonies poétiques et religieuses est moins enrichissante malgré tout. Ceci dit, ce recueil a son lot de pièces importantes, il est admirablement écrit et il faudrait que je fasse des commentaires à ce sujet, et je me réserve de citer plus tard des pièces à comparer au poème "L'Eternité" de Rimbaud. Mais, pour l'instant, j'ai envie de citer le premier poème des Harmonies poétiques et religieuses. Il s'intitule "Invocation" et il est une source essentielle à la composition des derniers quatrains du poème "Les Phares" des Fleurs du Mal :
[...]

Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes ;
C’est pour les cœurs mortels un divin opium !

C’est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C’est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !

Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !
Ce mot de la fin "éternité" entre nettement en écho avec le même procédé dans plusieurs poèmes de Lamartine. Les énumérations avec une accumulations de déterminants démonstratifs "ces" sont typiques du Lamartine des Harmonies poétiques et religieuses. Puis la notion d'écho développée est métaphoriquement aussi dans les poèmes de Lamartine avec mention précisément du nom "écho".
Le poème "Invocation" passe des alexandrins aux octosyllabes, je cite ici tout le début en quatrains d'alexandrins (soulignements nôtres), et bien sûr, avec des comparaisons et des mentions d'un "temple" n'oubliez pas de songer au poème "Les Correspondances", à un poème d'écart des "Phares" dans l'économie du recueil baudelairien : 
Toi qui donnas sa voix à l’oiseau de l’aurore,

Pour chanter dans le ciel l’hymne naissant du jour ;
Toi qui donnas son âme et son gosier sonore
À l’oiseau que le soir entend gémir d’amour ;

Toi qui dis aux forêts : Répondez au zéphire !
Aux ruisseaux : Murmurez d’harmonieux accords !
Aux torrents : Mugissez ! À la brise : Soupire !
À l’Océan : Gémis en mourant sur tes bords !


Et moi, Seigneur, aussi, pour chanter tes merveilles,
Tu m’as donné dans l’âme une seconde voix
Plus pure que la voix qui parle à nos oreilles,
Plus forte que les vents, les ondes et les bois !

Les cieux l’appellent Grâce, et les hommes Génie ;
C’est un souffle affaibli des bardes d’Israël,
Un écho dans mon sein, qui change en harmonie
Le retentissement de ce monde mortel.


Mais c’est surtout ton nom, ô roi de la nature,
Qui fait vibrer en moi cet instrument divin !
Quand j’invoque ce nom, mon cœur plein de murmure
Résonne comme un temple où l’on chante sans fin.

Comme un temple rempli de voix et de prières,
Où d’échos en échos le son roule aux autels !
Hé quoi ! Seigneur, ce bronze, et ce marbre, et ces pierres,
Retentiraient-ils mieux que le cœur des mortels ?

Non, mon Dieu, non, mon Dieu, grâce à mon saint partage,
Je n’ai point entendu monter jamais vers toi
D’accords plus pénétrants, de plus divin langage,
Que ces concerts muets qui s’élèvent en moi !

Mais la parole manque à ce brûlant délire ;
Pour contenir ce feu tous les mots sont glacés.
Eh ! qu’importe, Seigneur, la parole à ma lyre ?
Je l’entends, il suffit ; tu réponds, c’est assez.

La suite du poème de Lamartine tourne en "témoignage" précisément, en "hymne" au nom de Dieu.
La pièce suivante du recueil de Lamartine, "Hymne à la nuit" contient aussi cette énumération avec le déterminant démonstratif :
 Ces chœurs étincelants que ton doigt seul conduit,
Ces océans d’azur où leur foule s’élance,
Ces fanaux allumés de distance en distance,
Cet astre qui paraît, cet astre qui s’enfuit,
Je les comprends, Seigneur ! Tout chante, tout m’instruit
Que l’abîme est comblé par ta magnificence,
Que les cieux sont vivants, et que ta providence
Remplit de sa vertu tout ce qu’elle a produit !
On passe ensuite à des "échos" de la "vague à la vague", etc. On retrouve la qualification de l'atome pour se désigner en tant que faible humain aussi. Et pour confirmer l'évidente nécessité d'un rapprochement à faire avec "Les Phares" de Baudelaire, je cite l'ultime strophe de ce second poème :

Oui, dans ces champs d’azur que ta splendeur inonde,

Où ton tonnerre gronde,
Où tu veilles sur moi,

Ces accents, ces soupirs animés par la foi,
Vont chercher, d’astre en astre, un Dieu qui me réponde,
Et d’échos en échos, comme des voix sur l’onde,

Roulant de monde en monde,
Retentir jusqu’à toi !

J'en ai encore d'autres des choses à dire sur l'influence de Lamartine, mais ceci est déjà tellement conséquent qu'on va s'arrêter là pour cette fois.
Ces rapprochements à faire avec Rimbaud ou Baudelaire, je ne les ai jamais lus nulle part !

EDIT avant minuit : j'ai oublié de relever dans les octosyllabes du poème "Invocation", la mention "mille" elle aussi à rapprocher des "Phares" de Baudelaire : "Ces mille voix de la nature".