mercredi 2 juillet 2025

Les Assis et la critique rimbaldienne

Mon article "Assiégeons Les Assis !" a été publié en octobre 2008 dans un numéro spécial "Hommage à Steve Murphy" en octobre 2008, à l'époque où il quittait la direction de la revue. Ce volume a été réédité il y a peu dans la collection des Classiques Garnier. On peut l'acheter à 42 euros, sinon 29 pour un abonnement, sur internet. Avec cette réédition, on peut aussi acheter séparément un article ou l'autre, dont le mien. Tous les articles sont à deux euros quelle que soit leur épaisseur. Mon article est de taille normale, 20 pages. Je ne touche rien si on l'achète. Je n'ai jamais rien touché pour mes articles publiés dans la revue Parade sauvage. L'ensemble du volume fait 42 sinon 29 euros, mais on peut réduire les frais en se contentant d'acheter les articles qui en valent la peine.
En tout cas, il existe un monde où on publie des articles dans une revue universitaire qui a un coût, et puis où on réédite le volume en question. Le prix est conséquent : 42 euros, on se doute qu'on fait jouer les bibliothèques, les universités. Les passionnés peuvent les acheter, mais ça se contourne, sans compter qu'il y a quelques volumes gratuits qui sont partagés, à quoi ajouter les tirés-à-part des articles.
Bref, il y a un coût à cette publication, des dépenses pour éditer ces articles, et la rentabilisation suppose des coûts universitaires qui placent ces travaux de recherche dans des bibliothèques, même si toutes les universités ne se fournissent pas nécessairement de séries complètes. Il y a des universités où ne figurent même pas de tomes de la revue Parade sauvage. Les volumes sentent-ils leur peau se percaliser sous l'effet du soleil vif ? Rien n'est moins sûr. La plupart des étudiants ne lisent pas ces revues, ne les consultent pas. Ceux qui les consultent font des mémoires de recherche, mais quand on fait un mémoire on est déjà spécialisé, on le fait sur un siècle, sur un auteur, un genre littéraire, une époque délimitée, etc. Qui plus est, la question qui se pose, c'est est-ce que les gens qui publient des articles sur Rimbaud, qui publient des livres sur Rimbaud, etc., lisent ces recueils d'articles ? Est-ce que quand ils vont recevoir l'exemplaire de la revue où figure l'un de leurs articles ils prennent la peine de lire les articles voisins ? Est-ce qu'à défaut d'avoir la collection d'une revue chez eux ils vont prendre la peine de les consulter à l'université ? Fera-t-on se lever les bibliothécaires ? Ou bien carrément est-ce que les universitaires et rimbaldiens ne préfèrent pas définitivement rester visser à leurs chaises ?
Ici, le travail devient encore plus simple, vu la mise en vente sur internet, et le raffinement de la vente au détail des articles.
En tout cas, dans le Dictionnaire Rimbaud aux éditions Classiques Garnier en 2021, on constate à l'entrée consacrée au poème "Les Assis" que la section bibliographique est légère et que mon article "Assiégeons Les Assis !" n'y est même pas référencé.
C'est ballot. On doit cette bourde à Jean-Pierre Bobillot qui me connaît pourtant, puisque c'est lui qui signe la notice. Cela ne s'arrête pas là, parce que moi je creuse les sujets.
En gros, sur une trentaine de rimbaldiens plus actifs que les autres et liés à la revue Parade sauvage, certains ne lisent pas les articles divers de la revue Parade sauvage. Bobillot a publié plusieurs articles dans cette revue, a participé aux conférences de colloques et il a publié un livre sur Rimbaud et la versification chez Honoré Champion que je possède Le Meurtre d'Orphée. Or, il ne lit pas les articles de la revue Parade sauvage. Je déplore déjà le manque de lectures suivies de Jeancolas, de Guyaux, de Brunel, de Steinmetz, mais je pourrais citer d'autres contributeurs réguliers de la revue Parade sauvage et faire sentir qu'ils ne lisent guère d'articles. Ils lisent Murphy pour pouvoir s'en prévaloir et leurs propres articles, et puis c'est tout. Donc, la revue Parade sauvage, c'est une revue dont le coût est élevé dont les lecteurs se comptent sur les doigts d'une seule main : moi, Murphy, Reboul et je ne sais pas qui sont les deux autres. Oui, il y a un peu plus de lecteurs si on considère ceux qui lisent au moins quelques articles, mais ça n'atteint sans doute pas la quinzaine. Pourquoi ne pas faire directement que quinze tomes et les envoyer aux intéressés ? Après, on fait un site internet avec les articles en ligne et pour la conservation patrimoniale quelques exemplaires pour des bibliothèques pas trop accessibles (pour ne pas user le patrimoine).
Croira-t-on qu'il y a des consultations et mentions répandues dans des tas de travaux d'étudiants obscurs ? Je n'y crois pas trop personnellement, mais bon...
Passons à la suite du problème.
Même si la non consultation des articles par les principaux rimbaldiens eux-mêmes est une réalité, et même s'il n'y a aucun grand intérêt à débattre s'il y a dix, quinze ou trente lecteurs clefs, la réalité du nombre de lecteurs étant de toute façon peau de chagrin, comme l'attestent le défaut de connaissances des rimbaldiens amateurs et le défaut de citations de ses articles par les travaux ultérieurs, il y a une autre idée à creuser : l'article "Assiégeons Les Assis !" a pu ne pas être cité, parce qu'il n'a pas été pris au sérieux. Il y a aussi la politique comme quand Pierre Brunel cite l'article sur "Le Bateau ivre" de Murphy, et pas le mien, mais dans le cas présent je ne crois pas que ce soit un problème politique. Le problème politique, il existe bien sûr et je l'ai dénoncé en ce qui me concerne dans le cas de l'Album zutique, du "Bateau ivre" et de "Voyelles" notamment, dans le cas de la prose liminaire d'Une saison en enfer aussi, et bien sûr dans le cas du déchiffrement manuscrit de "L'Homme juste". C'est accablant pour les rimbaldiens, mais vous allez voir qu'il y a encore d'autres moyens de les discréditer.
Les rimbaldiens pourraient soutenir un récit selon lequel sur mon blog j'ai fini par devenir un chercheur hors-pair à cause de ma persévérance, à cause du temps consacré à Rimbaud et à une vaste lecture des livres du dix-neuvième siècle, etc. Ils auraient eu raison de me dauber avant la rupture de 2011 environ où ils ont lâchement soutenu Lefrère et Teyssèdre, et d'autres choses encore. Ils pourraient se dire que mes articles avant 2009 n'étaient pas encore assez bons, qu'ils le devenaient de 2010 à je ne sais pas 2019, puis que là ils sont forcés de constater que ça devient excellent et impossible à contourner.
Ils savent reconnaître que c'est bon, mais je le serais trop tard une fois que la dispute (dont ils se dédouanent avec une fausseté absolue) fait qu'il est interdit de me citer, surtout de citer ce blog.
Dans cet article de 2008, je soulignais une logique métaphorique du poème "Les Assis", j'insistais sur la référence à des poèmes précis et d'actualité de Leconte de Lisle et je citais la mention "genoux aux dents" du poème "Napoléon II" des Chants du crépuscule.
Et là il y a quelques jours, je suis revenu sur le poème "Napoléon II" et fatalement avec mes méthodes accrues de sourcier prenant en compte la forme, les faits, j'ai souligné que non seulement Rimbaud avait repris "genoux aux dents" à "Napoléon II", mais qu'il avait inventé la rime "prunelles fauves" et "têtes chauves" à partir d'expressions en fin de vers de deux rimes distinctes du "Napoléon II" : "tête chauve" expression à la rime identique au singulier, et "fauve prunelle" ce que Rimbaud a retourné, et j'ai mis en avant la rime "épis"/"accroupis" qui vient elle aussi de "Napoléon II" avec cerise sur le gâteau l'écho verbal "agace" de l'un à l'autre poème qui donne beaucoup d'intérêt à la lecture satirique de la chute du poème "Les Assis".
Je n'avais pas vu toutes les suites de ma découverte de "genoux aux dents" en 2008, mais il y a deux faits accablants pour les rimbaldiens. Eux non plus qui n'y ont pas donné suite, et à cela s'ajoute que malgré tout ma lecture de 2008 avait une orientation métaphorique que les éléments que je viens de dégager confirme, sauf que cette lecture métaphorique a elle aussi été superbement daubée par les rimbaldiens.
Bardel n'a pas cité cet article récent, les rimbaldiens vont l'ignorer. Il leur reste comme marge de manœuvre de faire semblant de découvrir les choses en parallèle, ce qu'ils font déjà de temps en temps, mais à petite dose pas trop couillue. Quand on connaît le petit nombre de poèmes de Rimbaud, année par année, l'importance des enjeux du seul poème "Les Assis", les rimbaldiens jouent donc à se priver d'une recherche efficace.
Ils vont faire quoi ? Des colloques à cinquante personnes pendant quatre jours devant un public de cent personnes en taisant l'existence de ce blog ? Ils vont se rendre à France Culture pour être interviewé et ressortir la salade pour la doxa de 1973, de 1997 ?
C'est ça leur vie ? Et leur membre s'agace à des barbes d'épis.

jeudi 26 juin 2025

Les Assis, l'enquête par les rimes, vous lirez tout ceci "genoux aux dents" !

J'ai entamé il y a peu une grande enquête sur les sources aux rimes du poème "Les Assis" et je voudrais la poursuivre avec la poésie en vers de Victor Hugo. Je l'ai déjà dit par le passé, peut-être même dans mon article de 2008 paru dans la revue Parade sauvage : l'expression "genoux aux dents" vient du poème "Napoléon II" des Chants du crépuscule.
En parallèle d'une relecture de tout le théâtre en vers du grand romantique, j'ai décidé de commencer par une relecture de "Napoléon II" et partant du recueil Les Chants du crépuscule.
Permettez-moi avant cela de rappeler quelques données.
Au plan formel, le poème "Les Assis" a trois caractéristiques saillantes qui retiennent mon attention de sourcier.
Le premier point marquant, c'est le premier quatrain qui accumule des constituants détachés mis en tête de phrase. Grossièrement, on parlera d'appositions au pronom sujet "Ils" de début de deuxième quatrain, mais cette appellation est contestable. Leconte de Lisle s'essaie à ce mode d'appositions sur des passages en vers très courts, un vers ou deux tout au plus. Il y a une amorce de telle apposition dans le poème de 1870 "Le Forgeron" par Rimbaud lui-même, mais cette façon d'écrire est exceptionnelle et je ne la rencontre pas telle quelle chez d'autres poètes. Je galère à trouver des équivalents :
 
Le bras sur un marteau gigantesque, effrayant
D'ivresse et de grandeur, le front large, riant
Comme un clairon d'airain, avec toute sa bouche,
Et prenant ce gros-là, dans son regard farouche,
Le forgeron parlait à Louis Seize, un jour
Que le peuple était là, se tordant tout autour,
Et sur les lambris d'or traînait sa veste sale.
Or le bon roi, debout sur son ventre, était pâle,
Pâle comme un vaincu qu'on prend pour le gibet,
Et, soumis comme un chien, jamais ne regimbait,
Car ce maraud de forge aux énormes épaules
Lui disait de vieux et des choses si drôles,
Que cela l'empoignait au front, comme cela !
 
[...]
 **
Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues
Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs,
Le sinciput plaqué de hargnosités vagues
Comme les floraisons lépreuses des vieux murs[,]
 
Ils ont greffé dans des amours épileptiques
Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs
De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques
S'entrelacent pour les matins et pour les soirs !
 
[...]
"Le Forgeron" est un poème en rimes plates, "Les Assis" une suite de quatrains à rimes croisées, mais dans les deux cas les quatre premiers vers forment une série de constituants détachés en tête de phrase qui servent à décrire par anticipation le sujet de la phrase : "Ils" ou "Le Forgeron".
D'évidence, Rimbaud a expérimenté son principe dans le poème "Le Forgeron" et c'est en pensant à ce premier essai qu'il a composé le premier quatrain des "Assis". Vous avez une inversion de l'exaltation à la caricature, du "front large" au "sinciput" et on peut dire aussi que dans "Les Assis" le poète prend en charge de nous dire des "choses si drôles" qui empoignent les "Assis" au front lorsqu'ils les entendent. Le roi face au Forgeron est précisément décrit "debout sur son ventre", autrement dit "assis", ce que le rejet à la césure tourne en fait comique : "debout... sur son ventre", et c'est un équivalent de la satire des assis qui font corps avec leurs chaises, "genoux aux dents". D'autres éléments peuvent retenir l'attention, dans les deux poèmes, il y a une comparaison au genre canin : "comme un chien", "chienne battue", tandis que le peuple "se tordant tout autour" avec "sa veste sale" abandonne cette description désobligeante aux "Assis", avec leurs "pieds tors" et leurs "manchettes sales". Ajoutons que Louis Seize est comparé à un "vaincu qu'on prend pour le gibet", ce qui fait écho à "Bal des pendus" dont nous allons bientôt reparler.
Je fais peut-être fausse route à chercher un équivalent du premier quatrain des "Assis" chez un poète, voire dans un texte en prose, je serais peut-être plus avisé de chercher une source en vers et plutôt même en prose aux quatre premiers vers du "Forgeron".
En tout cas, la comparaison formelle du début du "Forgeron" et du début des "Assis" permet de considérer que nous avons une continuité entre deux poèmes politiques avec pour l'attaque des "Assis" un fort substrat satirique, quand le poème "Le Forgeron" oppose des moments d'éloge à d'autres de raillerie.
Le deuxième point formel remarquable des "Assis", c'est l'abondance de déterminant "leur" : "leurs doigts boulus" et "leurs fémurs" (vers 2), "Leur fantasque ossature" (vers 6), "leurs chaises" et "leurs pieds" (vers 7), "leurs sièges" et "leur peau" (à la rime des vers 9 et 10), "leurs reins" (à la rime au vers 14), "leur siège" et "leurs caboches" dans le quatrième quatrain, "leurs omoplates", "leur pantalon" et "leurs reins" dans le cinquième, "leurs têtes chauves" et "leurs pieds tors" à la rime des vers 21 et 22 puis "leurs boutons d'habit" au vers 23, et puis encore "leur regard" au huitième quatrain et "leurs mentons chétifs" au neuvième, et après cette accalmie nous avons au dixième quatrain : "leurs visières" à la rime suivi de "leurs bras" au vers suivant et enfin "leur membre" au dernier vers du onzième quatrain.
On peut y ajouter pour l'homophonie un pronom leur : "Et les Sièges leur ont des bontés", mais c'est évidemment le relevé des vingt-et-un déterminants "leur" ou "leurs" qui importe.
Pour l'instant, je laisse de côté une enquête sur d'éventuelles sources à ce second procédé formel.
Il y a enfin un troisième procédé formel remarquable, le rejet d'un groupe de deux syllabes avec le nom "dents", procédé qui vient clairement de Victor Hugo et de Leconte de Lisle : "La Tristesse du diable" et "Le soir d'une bataille" (ou "Le Sacre de Paris"), et Rimbaud le réemploie, mais à l'entrevers dans "Oraison du soir" quand il se vante de vivre assis : "une Gambier / Aux dents".
Evidemment, on peut faire d'autres remarques sur des points formels moins marquants, mais saillants tout de même. Par exemple, le premier rejet "bagues / Vertes" poursuit le principe exploré par Rimbaud depuis 1870, et notamment le rejet "table / Verte" du sonnet "La Maline" où le poète est décrit dans une position d'aise allongé sur une chaise. Les rejets de couleur d'une syllabe viennent d'Hugo, Musset, Baudelaire, etc. Je ferai le relevé ultérieurement. Quant à la comparaison : "Comme les floraisons lépreuses des vieux murs", elle n'est pas baudelairienne, mais Gautier emploie pas mal si je ne m'abuse l'idée de "murs lépreux" à la fois dans ses poésies et dans la préface à la troisième édition des Fleurs du Mal.
Il y a un autre point qui peut être considéré comme formel, c'est l'emploi de néologismes : "boulus" et à plus forte raison "hargnosités", ou l'emploi de mots rares dans l'absolu "sinciput" sinon en poésie "amygdales" et "rachitiques". 
Passons maintenant à une étude formelle différente, les sources aux rimes du poème "Les Assis".
Le fait remarquable c'est que comme il est question de doigts crispés à des fémurs, on voit une continuité entre "Bal des pendus" et "Les Assis", et précisément le premier quatrain des "Assis" fournit la rime "murs"/fémurs" que Gautier pratique dans "Bûchers et tombeaux", source au poème "Bal des pendus". Cette rime n'est pas reprise dans "Bal des pendus", mais passe directement aux "Assis". Le lien à Gautier et à "Bal des pendus" permet de dégager l'idée de danse macabre appliquée à ces vieillards qui font corps avec les squelettes de leurs chaises. Rimbaud semble avoir lu plusieurs poèmes où il est question de danse macabre sinon de carnaval, il aurait ramené l'emploi de l'adjectif "épileptiques" du poème "Une gravure fantastique" de Baudelaire et la rime "verts pianistes" /" triste" vient clairement du poème "Variations sur le carnaval de Venise" du recueil Emaux et camées de Gautier avec la rime un peu différente : "guitariste"/"triste". Faute d'apprécier l'idée d'un carnaval des morts, les gens me reprocheront un peu légèrement ce rapprochement. Le poème "Les Assis" n'a pas du tout le même sujet que "Variations sur le carnaval de Venise", on me reprochera sans doute aussi de constater que la rime "bagues"/"vagues" est extrêmement rare chez les poètes du dix-neuvième siècle, à tel point qu'elle est à peu près exclusivement employé à plusieurs reprises par Gautier.
La rime "noirs"/"soirs" est plus banal, mais là encore Gautier l'affectionne particulièrement, parfois au singulier.
Que ça plaise ou non, on constate qu'au-delà de l'élément de rapprochement qui a du sens "les doigts" "crispés à leurs fémurs" il y a plusieurs rimes des "Assis" qui viennent de Gautier et notamment des poèmes de danse macabre, et le recueil Emaux et camées a été en particulier sollicité. Pour le recours à l'adjectif "épileptique", il peut venir de Victor Hugo ou de Leconte de Lisle, la piste baudelairienne n'étant pas exclusive. Leconte de Lisle le fait rimer avec "étique(s)", ce qui nous rapproche de la rime avec "rachitiques" dans la conception.
Et justement, Leconte de Lisle est clef pour les rapprochements à cause des deux poèmes parus en plaquette "Le Sacre de Paris" et "Le Soir d'une bataille" immédiatement à la fin de la guerre franco-prussienne et juste avant la Commune.
La rime "siège(s)"/"neige(s)" vient du "Sacre de Paris" de toute évidence, même si elle se rencontre ailleurs.
Rimbaud a utilisé par ailleurs des expressions à la rime à la fois dans "Les Assis" et "Les Pauvres à l'église". Malheureusement, on ignore dans quel ordre il a composé les deux poèmes. Dans les deux poèmes, le mot "épileptiques" est à la rime, et nous avons une correspondance masculin/féminin à la rime de "chiens battus" à "chienne battue".
On comprend qu'il y a une continuité politico-satirique qui relie "Les Assis" aux "Pauvres à l'Eglise". Et il est question de trouver une place assise à la messe : "Parqués entre des bancs..." est l'attaque même du poème.
Malheureusement, pour l'instant, on découvre les modèles d'écriture de Rimbaud pour les rimes des cinq premiers quatrains, puis ça s'alanguit quelque peu pour les six derniers quatrains.
Premier quatrain Gautier "bagues"/"vagues" et "fémurs"/"murs"
Second quatrain Gautier "noirs"/"soirs" et puis la danse macabre (Gautier, Baudelaire) et le contexte satirique de l'actualité Leconte de Lisle / Hugo et le réemploi rimbaldien : rachitiques/épileptiques.
Troisième quatrain : siège/neige Leconte de Lisle et l'actualité de ses plaquettes en vers, puis la rime "peau"/"crapaud" qui pose le problème de la consonne "d" de "crapaud". Notons que pour "Tremblant du tremblement" je pense à un vers des Châtiments, sans oublier que j'ai d'autres expressions équivalentes chez Hugo à mentionner mais pas à partir du verbe "trembler", à partir d'autres mots.
Cinquième quatrain : Gautier et le carnaval pour "pianistes" et "tristes", mais aussi dans une moindre mesure pour "tambour"/"amour", sauf que la rime "tambour"/"amour" ne vient pas d'une rime telle quelle de Gautier et qu'il y a d'autres idées à creuser derrière.
Pour le quatrième quatrain, "culottée"/"emmaillotée" est une rime inédite, mais "culottée" peut venir d'une mention non à la rime du poème de Gautier "Albertus" qui correspond à une danse macabre, tandis que "emmaillotée" évoque "emmaillota" de "J'aime le souvenir de ces époques nues..." source baudelairienne à "Credo in unam" qui n'est pas sans lien étroit avec l'idée thématique de danse de squelettes mis à nu dans un cadre chrétien et non plus antique.
La rime "reins"/"grains" fait songer au poème "Le Forgeron".
Après, la recherche de sources s'alanguit quelque peu, j'ai mentionné que "corridors" était à la rime dans Emaux et camées, mais ça n'a pas beaucoup d'intérêt. J'ai relevé l'écho de "chienne battue" avec "chiens battus" dans "Les Pauvres à l'église", mais ça nous renvoie à Rimbaud lui-même.
Notons que pour "manchettes sales" le rapprochement avec "veste sale" renvoie à Rimbaud lui-même, mais a du sens.
Pourtant, il y a de belles rimes rares : "virgules" et "libellules" ou "amygdales"/"sales" ou "visières"/"lisières". Le nom "lisière" est à la rime chez Musset notamment, mais je cherche encore et je le fais en lisant progressivement les recueils.
Le mot "entonnoir" fait penser à Hugo.
Notez la rime lever/crever qui est certainement rare à cause de la familiarité du second verbe choisi. Remarquez que le verbe "lever" est lui-même important. Rappelez-vous que dans "Credo in unam" Rimbaud emploie "mamelle" au sein du vers puis le place à la rime avec le nom "Cybèle".
Dans "Les Assis", Rimbaud place d'abord le verbe "lever" en rejet à la césure : "Oh ! ne les faites pas... lever", puis il crée le couple d'infinitifs à la rime : "lever" et "crever", et c'est intéressant au plan sémantique puisque "crever" est l'idée de mort qui met un terme à la vie vécue debout, et "lever" s'oppose bien sûr à "assis". Et on comprend que la perte de la position "assise" pour les "vieillard" serait leur mort, ils en crèveraient.
Donc, pour l'instant, plusieurs rimes échappent à ma recherche de sourcier, il y a aussi "fécondés" et "bordés", "noir" et "entonnoir", "tue" et "battue". Certes, je peux trouver des rimes "chauve(s)" et "fauve(s)", mais il m'en faut d'exploitables, etc. 
Pourtant, je vais vous montrer dans ce qui suit qu'on peut encore progresser de manière convaincante dans ce genre d'enquête, et je vais vous montrer des origines pour l'emploi à la rime de "crever" de "fond des corridors", de la rime finale : "accroupis"/"épis", et je vais même donner l'origine de l'expression à la rime : "prunelles fauves".
Donc, il y a a ce troisième point formel, l'expression "genoux aux dents" à cheval sur la césure. J'ai mis cela en lien étroit avec deux poèmes de Leconte de Lisle : "La Tristesse du diable" et un des deux poèmes parus en plaquette au début de l'année 1871, mais l'expression "genoux aux dents" figure telle quelle dans le poème "Napoléon II" des Chants du crépuscule.
Justement, nous sommes après la chute de Napoléon III en 1871, chute précipitée par la guerre franco-prussienne qui s'est poursuivie par le siège de Paris par l'armée prussienne avant le siège de la Commune par les versaillais.
Dans mon article de 2008 sur les assis, j'insistais sur le fait que la position accroupie concernait plusieurs poèmes de Rimbaud, avec le parallèle de titres "Accroupissements" et "Les Assis", et je citais de nombreuses occurrences du mot "accroupi" dans des vers des Châtiments de Victor Hugo.
Or, dans "Napoléon II", le cinquième poème des Chants du crépuscule, non seulement nous rencontrons l'expression "genoux aux dents", mais nous avons précisément la rime "épis" / "accroupis" que Rimbaud fournit dans l'ordre inverse au dernier quatrain des "Assis" :
 
Au souffle de l'enfant, dôme des Invalides,
Les drapeaux prisonniers sous tes voûtes splendides
Frémirent, comme au vent frémissent les épis ;
Et ce cri, ce doux cri, qu'une nourrice apaise,
Fit, nous l'avons tous vu, bondir et hurler d'aise
Les canons monstrueux à ta porte accroupis !
J'ai envie de dire que "dôme des Invalides" est un peu retourné en caricature avec un "sinciput plaqué de hargnosités vagues". Je perçois un à peu près de calembour autour du mot "Invalides". Le mot "drapeaux" entre en tension avec la rime "peau"/"crapaud" de Rimbaud, et je relève le même jeu de répétition autour d'une comparaison : "Tremblant du tremblement" qui ressemble avant tout à un vers des Châtiments mais aussi, cela n'empêche pas !, à "Frémirent, comme au vent frémissent..." Et ce qui frémit d'aise, c'est les épis, et dans la suite du poème hugolien nous avons ensuite un "cri" qui paradoxalement fait frémir d'aise un tout autre genre d'épis, des "canons monstrueux" et "accroupis".
J'ai bien l'impression que le dernier quatrain des "Assis" épingle précisément ce sizain hugolien :
 
Des fleurs d'encre crachant des pollens en virgule
Les bercent, le long des calices accroupis
Tels qu'au fil des glaïeuls le vol des libellules
- Et leur membre s'agace à des barbes d'épis.
 On peut comparer les canons à des "fleurs d'encre crachant des pollens", sinon à des "calices" qui sont comme eux "accroupis". Nous avons une possible parodie d'image militaire : "au fil des glaïeuls le vol des libellules" avec jeu étymologique "glaive" pour "glaïeuls". Et les épis comparés aux canons ne sont plus ceux qui frémissent d'aise mais ceux qui agacent le membre viril de la communauté qui a placé ses aspirations dans un rêve plein d'attentes.
Hugo emploie à une autre reprise au moins la rime "accroupis"/"épis" dans Les Chants du crépuscule. Je vais y revenir.
Mais ce n'est pas tout. Dans le sizain qui suit immédiatement celui que j'ai cité plus haut, vous avez le mot "prunelle" à la rime quand Rimbaud emploie le mot au pluriel mais pas à la rime, sauf que la subtilité c'est que Victor Hugo emploie l'expression "fauve prunelle" à la rime, ce que Rimbaud a retourné en "fauves prunelles" :
 
Et lui ! l'orgueil gonflait sa puissante narine ;
Ses deux bras, jusqu'alors croisés sur sa poitrine,
           S'étaient enfin ouverts !
Et l'enfant, soutenu dans sa main paternelle,
Inondé des éclairs de sa fauve prunelle,
            Rayonnait au travers !
 **
 
Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves
Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors,
Et leurs boutons d'habit sont des prunelles fauves
Qui vous accrochent l’œil du fond des corridors !
 
On passe du regard réel à l'apparat illusoire des boutons d'habit. Notez que deux quatrains après cette scène d'expression de la rage d'avoir dû se lever s'apaisent, ils se sont rassis, puis s'endorment et rêvent précisément de descendance, et on a une correspondance qui va de "bras croisés" au fait de rêver la tête sur le bras :
 
Quand l'austère sommeil a baissé leurs visières
Ils rêvent sur leur bras de sièges fécondés,
De vrais petits amours de chaises en lisières
Par lesquels de fiers bureaux seront bordés ;
 Je dirais qu'on passe de la noblesse militaire à la noblesse des bureaux, comme il y a la noblesse d'épée et la noblesse de robe.
On comprend aisément que le membre qui s'agace à des barbes d'épis est une parodie de leur rêve de grandeur virile sachant vaincre au combat contre toute une foule.
Vous croyez vraiment que "Les Assis" est la simple charge d'un bibliothécaire de Charleville ?
Il est plus loin question dans "Napoléon II" d'un "front royal qui tremble". Il est question d'un père qui a gagné des batailles créant de "vivantes murailles / Autour du nouveau-né riant sur son chevet[.]"
Napoléon Premier a "fait le monde / Selon le songe qu'il rêvait[.]"
Et tout cela a mal tourné. L'Angleterre s'est emparée de l'aigle et l'Autriche de l'aiglon, et c'est là que Napoléon Premier est décrit de la sorte, dans sa prison de Sainte-Hélène :
 
Cette grande figure en sa cage accroupie,
       Ployée, et les genoux aux dents.
Notez que nous avons à la rime une variante au féminin du mot "accroupis".
Et dans cette déchéance, Napoléon Premier devient "cette tête chauve", mention qui se fait qui plus est à la rime :
 
Le soir, quand son regard se perdait dans l'alcôve,
Ce qui se remuait dans cette tête chauve,
[...]
 
 Je ne sais pas si j'ai raison de mentionner en passant une possible inversion de "Comme des fleurs de pourpre en l'épaisseur des blés ;" à "Comme les floraisons lépreuses des vieux murs", mais notez que la rime "têtes chauves" et "prunelles fauves" vient de "Napoléon II" avec une simple inversion de la deuxième expression, Hugo ayant écrit au singulier à deux endroits distincts : "fauve prunelle" et "tête chauve".
Voilà comment Rimbaud a créé sa rime.
Et le choix du verbe "agacer" au dernier vers des "Assis" vient du quatrain sur le lait de la nourrice :
 
Non, ce qui l'occupait, c'est l'ombre blonde et rose,
D'un bel enfant qui dort la bouche demi-close,
     Gracieux comme l'orient,
Tandis qu'avec amour sa nourrice enchantée
D'une goutte de lait au bout du sein restée
     Agace sa lèvre en riant.
 
On passe de l'empereur en gloire au père Goriot.
Et il n'y manque pas la mention clef de la "chaise", d'ailleurs à la rime :
 
Le père alors posait ses coudes sur sa chaise,
[...]
Le poème médite sur la chute des grands et la fin du poème parle des "révolutions" et des flots qui emportent tout.
Des liens par la rime étant établis entre "Les Assis" et "Les Pauvres à l'Eglise", je vous invite maintenant à vous reporter au poème "Dans l'église de ***" vers la fin du même recueil. Il y est question du calice en tant que calvaire qu'on laisse aux autres, comme plus accessoirement d'un doigt de musicien qui se crispe en jouant au clavier, et le poème offre aussi le second hémistiche "au fond des corridors" :
 
[...]
 
La main n'était plus là, qui, vivante et jetant
      Le bruit par tous les pores,
Tout à l'heure pressait le clavier palpitant,
      Plein de notes sonores,
 
Et les faisait jaillir sous son doigt souverain,
      Qui se crispe et s'allonge,
Et ruisseler le long des grands tubes d'airain
       Comme l'eau d'une éponge.
 
[...]
 
L'église s'endormait à l'heure où tu t'endors,
     Ô sereine nature !
A peine, quelque lampe au fond des corridors
     Etoilait l'ombre obscure.
 
[...]
 
Votre front se pencha, morne et tremblant alors,
         Comme une nef qui sombre,
Tandis qu'on entendait dans la ville au dehors
         Passer des voix sans nombre.
 
                       II
 
Et ces voix qui passaient disaient joyeusement
    "Bonheur ! gaîté ! délices !
 "A nous les coupes d'or pleines d'un vin charmant !
     "A d'autres les calices !
 
[...] 
 
 Rimbaud ne suit pas Hugo qui raille ceux qui jouissent orgiaquement du temps présent au mépris des autres et préfère la prière, mais ces personnages orgiaques représentent l'empire dans Les Châtiments et ce poème semble avoir quelques échos dans "Les Assis", même si cela a été fortement retravaillé et adapté à un tout autre propos.
En tout cas, le poème "Les Assis" est à la fois une danse macabre et un chant du crépuscule, ce que les sources confirment nettement.
Je ne sais pas si Rimbaud pour l'entrelacement des vieux à leurs chaises s'est inspiré du vers suivant de "Les autres en tout sens laissent aller leur vie..." :
 
Votre âme en souriant à votre esprit s'enlace[.]
 Nous avons le "mur sombre" à la rime dans le poème final du recueil "Date lilia" (donnez des lys), quand Rimbaud le décale par un rejet à l'entrevers.
La rime "accroupi"/"épi" a un eoccurrence dans un autre poème du recueil "A Louis B." :
Il est question de graffitis sur une cloche. Hugo ironise: "sillon où rien n'avait germé" bien qu'ils yaient "semé" leur "vie immonde" et cela nous vaut deux vers avec notre rime :
 
D'autres l'amour des sens dans la fange accroupi,
Et tous, l'impiété, ce chaume sans épi.
Pour des détails des "Assis", Rimbaud s'est inspiré d'évidence de ces poèmes "A Louis B." ou "Dans l'église de ***", comme de "Napoléon II", mais il a reconduit la raillerie contre leur culte de la prière dans "Les Pauvres à l'église".
Dans "A Mademoiselle J", il est question de rosée, parfums, etc., qui s'échappent du fond de vingt calices et se répandent sur le sommeil du poète.
 Je remarque un emploi à la rime de la forme conjuguée "creva" dans le poème "L'aurore s'allume", l'emploi n'a rien à voir avec celui de Rimbaud, mais il a pu lui donner des idées, d'autant qu'on peut penser que la rime "lever"/"crever" coïncide avec les emplois "leva" et "creva" de Victor Hugo. La forme "creva" est à la rime dans le poème en vers de cinq syllabes "L'aurore s'allume..." tandis que la forme "leva" n'est pas à la rime, mais à la césure en fin d'un hémistiche clef du premier poème du recueil "Dicté après juillet 1830" :
 
Alors, tout se leva. - L'homme, l'enfant, la femme,
[...]
 
Sublime étincelle
Que fait Jéhova !
Rayon qu'on blasphème !
Oeil calme et suprême
Qu'au front de Dieu même
L'homme un jour creva !
La réflexion sur aube et crépuscule passe clairement du recueil hugolien au poème rimbaldien sous l'angle du combat contre les assis.
La rime "tambour"/"amour" est présente aussi dans Les Chants du crépuscule avec précisément la signification politique qu'il est aisé de soupçonner dans le quatrain l'incluant des "Assis", ainsi dans "Au bord de la mer" :

La clameur des soldats qu'enivre le tambour,
Le froissement du nid qui tressaille d'amour,
[...]
Il est question d'un "grêlon à tous les murs cogné" pour un "Envoi des Feuilles d'automne", ce qui est comparable aux assis "grêlés" se cognant eux aussi,  en tant que "têtes chauves", "Aux murs sombres".
Je dois avoir une autre occurrence de la rime "tambour"/"amour", mais j'ai oublié où. Je rappelle l'intérêt du poème "Conseil" pour lequel j'ai déjà soulevé une source au "Bateau ivre".
Je vais m'arrêter là. J'aurai l'occasion de compléter mon propos. L'article ci-dessus est clairement un coup de massue. La lecture politique des "Assis" de Rimbaud est complètement relancée. Et les rapprochements fournis permettent de cerner pas mal de visées de sens subtiles du poème rimbaldien.

mercredi 25 juin 2025

Les poèmes les plus appréciés de Rimbaud...

 Les trois prochains mois vont être chargés pour moi et ne me permettront pas une activité rimbaldienne soutenue. C'était déjà le cas du premier mai à la mi-juin. Cela peut laisser le temps à mes lecteurs de revenir sur mes articles récents.
A la veille d'un changement de rythme, je décide de faire un article de réflexion sur les poèmes les plus célèbres de Rimbaud. La célébrité commence avec les poèmes latins dans un cadre scolaire et la performance particulière du poème "Jugurtha". La publication des "Etrennes des orphelins" mérite aussi une attention particulière dans la mesure où il s'agit d'un poème assez long paru dans une revue familiale très cadrée. Rimbaud vient à peine d'avoir quinze ans et il est un parfait inconnu que rien ne recommande.
Mais pour ceux qui admirent le poète, tout commence en 1870 seulement, et cela avec un poème très court d'abord sans titre puis finalement intitulé "Sensation".
Il s'agit de l'un des poèmes les plus emblématiques de Rimbaud, un morceau en deux quatrains qui fait l'unanimité. Marqué par l'emploi du futur simple de l'indicatif, il est également rapproché du célèbre "Demain, dès l'aube,..." de Victor Hugo. Poème très court des débuts, "Sensation" n'est pas toujours cité volontiers par les rimbaldiens, mais dès qu'il s'agit d'en parler il ne souffre aucune critique méprisante, tout le monde avoue la pièce admirable.
Rimbaud visait plutôt une reconnaissance à partir de son long poème "Credo in unam", mais des trois poèmes envoyés à Banville c'est le moins réputé. Le public ou les rimbaldiens placent en premier "Sensation", admirent "Ophélie" et pour la plupart les gens daubent superbement "Credo in unam" qui est en réalité mal compris des lecteurs. Ceci dit, je pense que le jugement spontané n'est pas faux. "Sensation" est la pièce admirable sur les trois envoyées à Banville en mai 1870. "Ophélie" a une perfection d'exécution romantique, malgré une légèreté chansonnière, mais "Sensation" a la palme de l'originalité. Malgré l'ambition du propos et du contenu, la réalisation formelle de "Credo in unam" devenu le tronqué "Soleil et Chair" ne rivalise pas avec les deux autres compositions.
Dans l'ensemble, les poèmes de 1870 sont très appréciés, mais il y a des surprises. Rimbaud a sauvé le poème "Les Effarés" qu'il a reconduit dans l'élite des poèmes qu'il conservait sur lui à Paris en compagnie de Verlaine, mais ce n'est pas le poème de 1870 que les rimbaldiens goûtent le plus. Daté lui aussi de septembre 1870, "Roman" a une réputation plus grande, avec un premier vers devenu un slogan mal interprété : "On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans". Le poème "Roman" a un passage d'une beauté rythmique éblouissante, tout le passage où la demoiselle fait trottiner ses bottines sous l'ombre du faux-col effrayant de son père. Il s'agit de vers parmi les mieux frappés de toute l'histoire de la littérature. Notez que "Bal des pendus" malgré des prouesses évidentes au plan des jeux sur les consonnes ne jouit pas du tout d'une grande réputation auprès des rimbaldiens.
Ce que les rimbaldiens privilégient pour l'année 1870, c'est essentiellement les sonnets dits du "cycle belge" datés du mois d'octobre 1870. En réalité, la question se pose pour d'autres sonnets remis à Demeny : "Rages de Césars" et "Le Châtiment de Tartufe" ont de bonnes chances d'avoir été composés en octobre également, cela est très vraisemblable pour "Rages de Césars" depuis la thèse de lecture de Marc Ascione d'une allusion comique à l'incendie du château de Saint-Cloud le 14 octobre par les armées prussiennes.
Le poème "Le Dormeur du Val" est l'un des plus cités de tout le corpus rimbaldien, mais sa réputation se fonde pour partie sur une raison accidentelle. Darzens qui a acheté les manuscrits de Rimbaud à Demeny a initialement prélevé le manuscrit du "Dormeur du Val" pour le faire publier avant les autres dans une anthologie en 1888. Sans cet événement, le sonnet "Le Dormeur du Val" aurait-il été si célèbre ? Son interprétation fait débat et le consensus semble faire un contresens en imaginant que le sonnet dénonce la guerre comme c'était le cas du sonnet "Le Mal" en août 1870. Cette lecture est contestée par de nombreux rimbaldiens qui pensent au contraire que le poème vante un patriote républicain d'octobre 1870 dont la mort honorable est dépassée par le fait qu'il soit rendu à la grande Nature verte tel un Christ voué à une résurrection solaire. J'adhère évidemment à cette dernière interprétation. Les lecteurs favorisant une dénonciation de la guerre auront beau dire que le sonnet accumule des signes inquiétants, notamment vers la fin, il n'en reste pas moins que les symboles d'une mort en gloire sont distribués sans équivoque dans ce sonnet : "Tranquille", "côté droit", "il dort dans le soleil". J'ajoute que l'expression "dans le soleil" est la reprise des derniers mots du poème "Le Coeur de Hialmar" de Leconte de Lisle, poème célèbre lui aussi, qui est cité notamment par Lyautey, qui l'attribue toutefois par erreur à Heredia, dans son livre La Révolte du Mexique vers le milieu du vingtième siècle.
Toutefois, deux autres sonnets du cycle belge d'octobre 1870 jouissent d'une faveur singulière auprès du public : "Ma Bohême" qui n'est pas daté sur le manuscrit, mais parle de "bons soirs de septembre" passés, et "Au Cabaret-Vert".
"Sensation", "Ma Bohême" et "Au Cabaret-Vert" se détachent comme les trois grands poèmes les plus prisés de la production rimbaldienne avant 1871 et les lettres dites "du voyant".
En 1871, les deux lettres dites "du voyant" à Izambard et Demeny jouissent d'un statut paradoxal de chefs-d'oeuvre littéraires, alors que dans l'absolu Rimbaud les a pensées comme des lettres et non pas comme des oeuvres littéraires. Elles sont étudiées comme des textes littéraires en tant que tels comme en témoigne le choix paradoxal dela seconde de ces lettres pour l'épreuve de grammaire et stylistique de certains concours de l'Agrégation en 2010.
Pour l'année 1871, il faut préciser un élargissement de la fenêtre chronologique aux premiers mois de l'année 1872. Sur cette période, la publication des Poètes maudits a une influence décisive. Le poème le plus réputé était initialement "Le Bateau ivre". Verlaine l'a vanté comme la pièce maîtresse de Rimbaud à défaut d'un accès au poème perdu "Les Veilleurs". Cette célébrité a souffert d'une éclipse dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Il fut un temps considéré comme un morceau de bravoure artificiel avant un retour en grâce à partir de 2006.
Le sonnet "Voyelles" bénéficie lui aussi de la plus grande réputation, mais force est d'admettre qu'elle est plus intellectuelle qu'émotive. La gloire du sonnet "Voyelles" s'est renforcée à la fin des années soixante, contrairement au cas du "Bateau ivre", et malgré un aveu d'impuissance des rimbaldiens pour ce qui est d'en cerner les visées de sens.
Parmi les poèmes de l'année 1871, deux autres poèmes occupent une place de prestige : "Les Premières communions" et "Les Chercheuses de poux". Ce dernier a une réputation pour sa prosodie qui a toujours su forcer le respect, et Verlaine soulignait bien cette qualité essentielle au morceau qu'il qualifiait de lamartinien et même virgilien.
Le poème "Les Assis" jouit lui aussi d'une certaine aura particulière. Il est même finalement plus célèbre que "Les premières communions" qui parlent peut-être moins aux gens du vingtième siècle et a fortiori du vingt-et-unième siècle.
Le sonnet "Oraison du soir" a profité de sa publication dans Les Poètes maudits, de son registre scatologique et des parodies qui lui furent précocement consacrés, avec en particulier l'emphase de son dernier vers, mais dans l'ensemble les poèmes les plus réputés demeurent : "Le Bateau ivre", "Voyelles", "Les Chercheuses de poux", "Les Assis" et "Les Premières communions". Au sein de l'Album zutique, le "Sonnet du Trou du Cul" est entré dans la légende, mais les quatrains sont de Verlaine et accumulent des effets de virtuose dans la prosodie, les jeux métriques et la malice, et finalement le sonnet n'arrive pas à s'imposer comme un coup de génie où prédomineraient les tercets de Rimbaud. En tout cas, aucun rimbaldien n'en débat.
Pour les poèmes "nouvelle manière" du printemps et de l'été 1872, auquel il conviendrait d'inclure "Tête de faune", même si Rimbaud l'a placé dans le portefeuille des poèmes première manière, il peut y avoir du débat. Le public apprécie en particulier les deux poèmes en vers courts : "Chanson de la plus haute Tour" et "L'Eternité" qui ne sont pourtant pas les plus déconstruits au plan de la mesure du vers, sauf à partir des versions contenues dans "Alchimie du verbe". Verlaine préférait la versification régulière de Rimbaud. Néanmoins, il y a deux prodiges prosodiques pour cette période : "Larme" et "La Rivière de Cassis". Il existe une tendance universitaire à valoriser "Mémoire" qui est un bon sujet de débat critique, de recherche intellectuelle, mais pour moi d'évidence les deux poèmes qui sont des aboutissements prosodiques dans la nouvelle manière sont "Larme" et "La Rivière de Cassis", puisque tout l'intérêt est de lire ces deux poèmes comme des poèmes en vers à part entière d'une grâce infinie alors même qu'ils ne font pas ressentir la régularité de construction au plan des césures. Ici, je m'éloigne donc du consensus officiel qui privilégie les poèmes en vers courts : "Chanson de la plus haute tour" et "L'Eternité" ou le poème "Mémoire". Il y a beaucoup d'intérêt porté aussi sur "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,.." et "Bonne pensée du matin", mais mon sentiment c'est que les pièces majeures sont plutôt "Larme", "La Rivière de Cassis" et "Bannières de mai". Je ne pense pas que "Jeune ménage", "Est-elle almée ?...", "Michel et Christine" ou "Juillet" rivalisent avec ces trois compositions.
Pour les poésies en prose, les anthologies poétiques ont souvent évité de les citer. Le public non spécifiquement rimbaldien se contente volontiers de la poésie en vers de Rimbaud. En tout cas, c'est un fait que les anthologies poétiques ont du mal à offrir des échantillons de poèmes en prose.
L'ensemble "Les Déserts de l'amour" souffre inévitablement de cette mise à l'écart. Pour Une saison en enfer, le problème de qualification de l'ouvrage se pose, mais Rimbaud se définit comme poète, y compris dans Une saison en enfer. Personnellement, je considère ce livre comme de la poésie en prose et même comme un recueil de poésies en prose, quand bien même dans "Alchimie du verbe" de la prose commente à la marge les poèmes en vers qui y sont inclus. Je suis très sceptique quant aux considérations malignes qui soutiennent que ce n'est pas de la poésie en prose. Evidemment, Une saison en enfer est un livre qui s'apprécie plutôt comme un ensemble. On ne va pas citer son amour pour ses chapitres : "Adieu", "L'Impossible" ou "Mauvais sang", sinon "Vierge folle", "Nuit de l'enfer", "L'Eclair", "Matin" et "Alchimie du verbe". Notons toutefois un fait particulier. Le livre Une saison en enfer est très apprécié du grand public, mais il ne l'est pas autant de la part des critiques rimbaldiens qui très souvent préfèrent parler des vers ou des poèmes en prose des Illuminations. Marc Ascione, Bruno Claisse, Steve Murphy et Yves Reboul ne sont pas des spécialistes d'Une saison en enfer par exemple. Il y a eu un moindre intérêt porté par la critique universitaire à Une saison en enfer de 1991 à 2009 à peu près. Les analyses d'Une saison en enfer sont souvent le fait de seconds couteaux. C'est un peu un paradoxe dans la légende rimbaldienne.
Enfin, nous en arrivons aux poèmes en prose. Le poème "Génie" n'est pas le plus commenté, mais il est à l'heure actuelle certainement le poème en prose le plus estimé parmi les inventions de Rimbaud. Il ne semble pas en avoir été toujours ainsi. "Matinée d'ivresse" jouit d'une réputation particulière. Le poème "Barbare" est également très réputé et vanté pour sa facture atypique. Le poème "Aube" est cité par Thibaudet comme l'une des plus belles pages poétiques de toute littérature, ce que l'anthologie Lagarde et Michard a reconduit auprès de générations de lecteurs et même de lycéens.
Le poème "H" a longtemps joui d'une aura d'énigme particulière, mais bien que l'énigme ne soit pas considérée comme résolue de manière satisfaisante il a depuis assez longtemps quitté l'ensemble des poèmes les plus débattus de Rimbaud.
Je parlais de Lagarde et Michard. Ceux-ci privilégiaient trois poèmes qui sont intéressants à la fois pour la prosodie ou pour une idée de beauté poétique au sens le plus consensuel : "Aube", "Mystique" et "Fleurs". "Aube" et "Fleurs" jouissent d'évidence d'une réputation particulière, ainsi que le célèbre poème-phrase : "J'ai tendu des cordes..."
Pour représenter un Rimbaud plus sulfureux, outre "Matinée d'ivresse", "Barbare" et "Génie", il convient de citer l'aura particulière qui entoure les cinq parties réunies sous le titre "Enfance". Parmi les poèmes urbains, "Les Ponts" et "Métropolitain" sont plus particulièrement appréciés. Enfin, le poème en vers libres "Mouvement" fait lui aussi partie des poèmes préférés du public, alors même qu'il s'agit d'une tentative complètement isolé et mal comprise au plan esthétique.
Certains poèmes comme "Après le Déluge" ont parfois une réputation rehaussée par l'intérêt des débats critiques, mais j'ai voulu m'en tenir aux poèmes qui d'évidence apportent une adhésion spontanée assez marquée de la part des lecteurs.
Ce tableau sera-t-il remis en cause par une poussée violente d'érudition rimbaldienne renouvelant tout ce que nous avons cru comprendre de poétique à cet auteur jusqu'à présent ?
On verra... Il me semble tout de même que même si on ne comprend pas les poèmes la qualité de la prosodie et une évaluation de la richesse des images et de la langue amènent à des consensus qui demeureront. Tout de même, je déplore le consensus qui ne met pas assez en avant "Larme" pour la période des vers "nouvelle manière".

Walter Scott à l'arrrière-plan...

Dans un cadre scolaire, Rimbaud a été amené à s'intéresser à des motifs littéraires médiévaux avec la lettre de "Charles d'Orléans à Louis XI" pour la défense de Villon. Et, influencé par des poèmes de Théophile Gautier et la comédie Pierre Gringoire de Banville, dans une moindre mesure par les poésies de Villon lui-même, il a composé "Bal des pendus".
Dans le tome II des Œuvres complètes d'Arthur Rimbaud chez Honoré Champion, édition critique dirigée par Steve Murphy, il est question d'une analyse de cette lettre, devoir scolaire soumis à ses élèves par Izambard. En consultant l'index, je me rends compte que Walter Scott n'est cité qu'à deux reprises dans tout l'ouvrage : pages 376 et 381, ce qui correspond à l'étude par Danielle Bandelier et Denis Hüe de cette fameuse lettre. Toutefois, les mentions de Scott sont purement allusives :
 
    [...] On sait comment Nerval idéalisait un Valois du début du XVIIe siècle : entre Walter Scott et Alexandre Dumas, entre Torquemada et Lorenzaccio, le Moyen Âge et la Renaissance ont pu accueillir les représentations les plus romanesques de l'imaginaire du XIXe siècle.
    Trickster au grand cœur, Villon occupe quasiment la place d'un Robin des bois tel que l'a popularisé Walter Scott, à cela près qu'il aussi un poète à la grande sensibilité. [...]
 Je ne comprends pas très bien pourquoi nommer de l'anglicisme "trickster" Villon et en faire un modèle de "personnage malicieux et rusé", mais Walter Scott n'est finalement que l'auteur du roman Ivanhoé, l'autre nom de "Robin des bois" en gros, et il est simplement un romancier qui a popularisé les récits se déroulant au Moyen Âge. On sait son influence sur Balzac qui ne reprend pas les sujets médiévaux pour autant, sur Cinq-Mars de Vigny, sur Alexandre Dumas et sur Victor Hugo avec notamment le roman Notre-Dame de Paris. Mais il y a loin du roman Ivanhoé, auquel fait allusion "Dévotion" avec "Aubois d'Ashby", à Notre-Dame-de-Paris. Or, parmi les romans les plus réputés et les plus vendus de Walter Scott, il en est un Quentin Durward qui vaut le détour pour un spécialiste de la littérature du XIXe siècle. Au XXe siècle, les romans de Walter Scott n'étaient guère édités que dans des séries pour la jeunesse, et cela dans des versions allégées. Je possède une telle édition de Quentin Durward qui date de 1959 dans la collection "Spirale". On précise : "Illustrations de P. Leconte", mais il n'est nulle part mentionné le nom du traducteur. Et pourtant, la première phrase est très au-dessus d'Annie Ernaux, Marguerite Duras, Didier Van Cauwelaert, Michel Houellebecq et compagnie, pour ne même pas parler de Jonathan Littell :
 
   A l'aube d'un beau jour d'été, un jeune homme venant de Tours arriva devant le gué d'une petite rivière qui se jette à une lieue de cette ville. Il examina d'abord le courant d'un air soucieux, puis reporta son regard sur la sombre masse du château de Plessis qui, non loin de là, surgissait d'une vaste étendue boisée. 
    Sur l'autre rive, deux hommes conversaient à voix basse en épiant les mouvements du jeune voyageur. Celui-ci pouvait avoir une vingtaine d'années : [...]
 Il y a la traduction de Walter Scott, de la littérature, et il y a la basse-cour que je viens de citer, quoi ? Je n'ai jamais compris comment vous faisiez pour ne pas voir le problème...
Ce roman est paru en 1823. Je suppose que les traductions n'ont pas tardé à suivre. Dans sa version de 1959, le roman fournit dès les trois premiers chapitres une ribambelle d'éléments intéressants qui, d'évidence, ont inspiré Hugo, Banville et Rimbaud. On a mention de la forêt de pendus de Louis, d'Olivier-le-Daim et cela est mis en lien avec des bohémiens au sens historique de ceux qui ont emporté Esméralda dans Notre-Dame de Paris. Mais le héros est lui-même dès le début associé à l'idée d'un bohémien et vu son parcours on glisse vers l'idée du sens nouveau du mot "bohémien".
Je ne découvre pas dans le roman de Walter Scott des passages réécrits par Rimbaud dans "Bal des pendus", ni dans sa lettre à Louis XI. Je n'ai pas trop cherché en ce sens de toute façon. En revanche, on a la superposition significative de la forêt de pendus de Louis XI à un mythe de la bohémiennerie, et cela intéresse nécessairement la genèse de l'exaltation rimbaldienne du mythe de la bohème. On cerne les lectures d'enfance qui, au-delà de Murger, Banville et quelques autres, ont fixé la représentation fantasmée dans la tête de Rimbaud.
 
***
 
Pour rappel, deux articles de Jacques Bienvenu sur son blog "Rimbaud ivre" au sujet de Walter Scott. J'avais complètement oublié l'origine de la phrase recopiée sur le livre de Grammaire de la famille Rimbaud.
 
 
 
 

samedi 21 juin 2025

Les Illuminations et les Petits poèmes en prose de Baudelaire...

Rimbaud ne semble pas réécrire de passages des petits poèmes en prose de Baudelaire dans ses Illuminations. Il faut ajouter que les ressources poétiques sur lesquelles jouent les deux poètes apparaissent comme distinctes, voire opposées.
Rimbaud écrit dans une langue savoureuse et raffinée, quelque peu à la manière de Gautier, avec une science instinctive très sûre au plan du rythme. Baudelaire écrit pour sa part une prose un peu pataude qui n'a ni l'impact du vers, de la poésie en prose de Rimbaud, mais pas même l'impact d'une prose poétique envoûtante dont Chateaubriand, Nerval et quelques autres ont pu donner des exemples, ni la forme télescopée, pleine de gallicismes ou de mises en relief de passages courts, d'un Victor Hugo. Il est de nombreux récits du recueil de 1869 de Baudelaire qui ne sont rien d'autre que des récits en prose au phrasé assez lourd. Ce qui sanctifie la prose de Baudelaire, c'est que, malgré ses défauts lyriques évidents, elle est chargée d'une atmosphère intellectuelle lourde qui permet de virer par moments au poétique.
Prenez le deuxième poème : "Le Désespoir de la vieille". L'attaque du récit ne vaut pas mieux que du Flaubert :
 
   La petite vieille ratatinée se sentit toute réjouie en voyant ce joli enfant à qui chacun faisait fête, à qui tout le monde voulait plaire ; ce joli être, si fragile comme elle, la petite vieille, et comme elle aussi, sans dents et sans cheveux.
 Il y a des répétitions ou reprises qui font poétique et que Flaubert ne cautionnerait pas, alors que c'est ce qui commence à sauver le lyrisme baudelairien pour ce premier paragraphe : "à qui chacun... à qui tout le monde", "La petite vieille... comme elle, la petite vieille aussi, et comme elle aussi...", "ce joli enfant... ce joli être". Toutefois, même avec de telles reprises, la comparaison n'émeut pas tant cela est dit de façon pataude. Le lyrisme n'est ni juste dans le côté émouvant, ni juste dans le côté ironique : "à qui tout le monde voulait plaire ; ce joli être, si fragile comme elle, la petite vieille, et comme elle aussi, sans dents et sans cheveux." Baudelaire expose lourdement ses idées sans arriver à les animer : la petite vieille est comme le joli être sans dents et sans cheveux fragile et veut plaire, sauf que voilà elle n'est pas jolie et ne plaît pas. Je suis plus efficace lyriquement que Baudelaire en commentant que lui en composant ce qu'il appelle un poème en prose. Tout le début du paragraphe en-dehors de l'effet forcément poétique des mises en relief des reprises est peu envoûtant à lire : "La petite vieille ratatinée se sentit toute réjouie en voyant ce joli enfant à qui chacun faisait fête..." Ce n'est vraiment pas beau à lire. Baudelaire utilise parfois des tours pour séduire : phrases exclamatives comme la première du " 'Confiteor' de l'artiste" : "Que les fins des journées d'automne sont pénétrantes !" Cette première phrase est cliché, pas très bien écrite, mais elle est très bien continuée en revanche : "Ah ! pénétrantes jusqu'à la douleur !" Les récits en prose de Baudelaire sont parfois écrits dans une prose poétique, mais malgré tout ce n'est jamais le basculement dans le poétique comme nous l'offre Rimbaud et parfois d'autres poètes depuis.
Pourtant, Rimbaud a dû s'intéresser à cette expérience originale de Baudelaire. Il l'a connue sous le titre Petits poëmes en prose et non pas sous le titre Le Spleen de Paris. Le recueil de cinquante poèmes en prose a été publié en 1869 dans le quatrième tome des OEuvres complètes de Baudelaire chez Michel Lévy. Une édition fac-similaire est disponible sur le site Gallica de la BNF qui pourtant ne la met pas du tout en avant. Il faut faire défiler un certain temps les pages de recherches sur Charles Baudelaire avant d'avoir un lien pour cet ouvrage pourtant essentiel aux études tant baudelairiennes que rimbaldiennes. Ce volume 4 réunit les Petits poèmes en prose aux Paradis artificiels. Je viens de vérifier que la préface que constitue la lettre à Arsène Houssaye figure bien dans la première édition du recueil en 1869. Le recueil contenait aussi un poème en vers final intitulé "Epilogue" qui est absent de maintes éditions modernes de ce recueil posthume de Baudelaire.
Précisons que le recueil des Petits poëmes en prose est une invention posthume dans l'état dans lequel nous le connaissons que nous devons à Théodore de Banville et Charles Asselineau. Le titre "Petits poèmes en prose" était le titre passe-partout que donnait Baudelaire quand il publiait une collection de poèmes en prose dans la presse, le titre qu'il avait arrêté dans sa tête était celui de Spleen de Paris. La préface est de l'invention de Banville et Asselineau, elle servait à une partie seulement de poèmes en prose publiés dans la revue L'Artiste d'Arsène Houssaye. L'épilogue est un poème en vers par exception et qui est composé de cinq tercets avec une rime orpheline à l'avant-dernier vers : le mot "plaisirs" n'y rime avec aucune autre fin de vers. Il y a une saturation de rimes et une absence de symétrie régulière dans la distribution qui cache cette rime orpheline, à quoi s'ajoute le glissement de la rime en "-agne" à la rime en "-ane".
Notons que le titre "Petits poëmes en prose" est écrit en plus gros caractères que celui des "Paradis artificiels" sur la première de couverture ou la page de faux-titre.
Rimbaud a donc eu accès probablement à ce recueil au sein de ce volume précis de 1869. Il a eu connaissance du poème final en vers, n'a connu que le titre Petits poëmes en prose et il a pu glaner des informations précises dans la lettre citée adressée à Arsène Houssaye. Elle l'invitait en particulier à découvrir le recueil érigé en modèle Gaspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand.
On citera aussi le début de cette préface-lettre. Baudelaire revendique clairement la publication d'une suite de poèmes sans ordre, prônant une lecture libre : on peut lire les poèmes dans l'ordre qu'on le souhaite et même lire le nombre de poèmes qu'on souhaite, sans s'astreindre à tout lire du début à la fin :
 
[...] tout [...] y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement. [...] Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le lecteur sa lecture ; car je ne suspends pas la volonté rétive de celui-ci au fil interminable d'une intrigue superfine. [...]
 
Et Baudelaire dit de ce jeu qu'on peut la découper en fragments : "Hachez-la en nombreux fragments [...]".
Tout cela est connu, me direz-vous, et ce passage est cité régulièrement par les rimbaldiens. Je veux bien, mais il y a une idée théorique selon laquelle le poème en prose moderne peut aller de pair avec une lecture qui n'obéit pas à l'ordonnancement général de l'ouvrage. Il y a une théorie qui privilégie la lecture d'un poème si court soit-il à la lecture d'un livre avec un fil conducteur. Baudelaire ironise clairement sur l'idée fallacieuse de relier les poèmes par une "intrigue superfine", laquelle, contraire au plaisir poétique, selon Baudelaire ! est contre-poétique car elle embête la "volonté rétive" du lecteur qui va trouver "interminable" le liant artificiel de l'ensemble.
C'est un sacré coup de griffe dans les thèses sur l'unité du recueil des Illuminations. Pour lire un livre d'une traite, il faut que le fil directeur ressorte et soit passionnant. Dans Une saison en enfer, l'ordonnancement saute aux yeux, on suit une progression.
Dans Les Illuminations, les rimbaldiens en sont réduit à dire des sottises : "Solde" a plutôt une air de bilan comme-ci, comme ça, "Génie" en jette plus, heu alors si on finit la lecture par "Solde" ça veut dire que c'est plus grinçant, et si on finit par "Génie" c'est plus un testament, voyez-vous, qui s'affirme, même si on sent la fragilité d'une note triste. C'est quoi, cette soupe ? Oui, dans Les Illuminations, il y a des poèmes qui se suivent sur un même thème, avec à la limite un intrus ou deux, mais le thème fait bloc sur plusieurs poèmes. OK d'accord ! Va te coucher !
Oui, heu alors, à la fin de la dernière page paginée, "Barbare" est une réfutation de tous les poèmes qui précèdent, c'est ce qu'on peut appeler l'épilogue répudiateur triste. Rimbaud dit que les fanfares d'illuminations ça va bien deux minutes, la poésie c'est bien joli, mais il faut aussi revenir au terre à terre.
Boudiou du con ! Echappe de là !
Enfin, bref, cette préface d'Arsène Houssaye imprègne d'évidence la poésie en prose de Rimbaud, lequel était un concepteur de poèmes, pas de recueils. Créer un recueil poétique, ce n'est pas les arranger vaguement par un sommaire.
Dans la suite de sa lettre à Houssaye, Baudelaire explique que son modèle était le Gaspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand, ce qui veut dire qu'il faut garder à l'esprit que le projet de Baudelaire superpose ce qu'il va dire de la méditation tirée de la lecture du recueil de Bertrand à ce concept d'une lecture où la "rêverie" est continue ou n'est pas, et que, par conséquent, l'objet livre n'a pas à forcer une attention du lecteur au-delà du sentiment d'unité, au-delà du sentiment poétique qu'il arrive à entretenir à la lecture, Baudelaire présupposant abusivement que au-delà de cent vers l'attention poétique ne tient pas et que les longs ouvrages en vers ne sont pas exactement de la poésie, ce avec quoi je ne suis pas pleinement d'accord vu que ça relève d'une conception radicale caricaturale de l'état de transe poétique du lecteur.
Enfin, passons !
Baudelaire parle d'une prose sans rime et sans rythme, ce qui est un pléonasme, puisque "rythme" est employé ici au sens de mesure bien évidemment.
Baudelaire prétend que la prose pourra être "assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience." C'est très intéressant, mais quand je lis le résultat, les cinquante petits poèmes en prose qui suivent j'ai un énorme sentiment de frustration. Baudelaire n'était pas capable de produire cette poésie-là. Il n'était clairement pas Victor Hugo. C'est dur à entendre vu la place occupée par Les Fleurs du Mal dans la littérature poétique mondiale, mais c'est sans appel.
Baudelaire le dit lui-même à la fin de cette lettre qu'il considère avoir échoué. On peut y voir une feinte de la modestie, mais à la lecture du recueil on voit bien qu'il y a des difficultés qui n'ont pas été du tout surmontées.
Cependant, ce que dit explicitement Baudelaire du modèle venu de Bertrand est encore ailleurs. Bertrand a fait "la peinture de la vie ancienne" et son phrasé s'enrichissait d'une poétique de l'étrangeté pittoresque. Baudelaire a cherché une analogie, en principe plus méritoire, puisque au lieu d'une poésie par le charme décalé d'une couleur temporellement exotique, il vise à la peinture poétique de la vie moderne et notamment sur un plan plus abstrait. Et Baudelaire justifie son projet par l'immersion dans les "villes modernes".
Baudelaire dit avoir échoué et se le reprocher sévèrement. Rimbaud n'a-t-il pas relevé le gant ?
Une conséquence, c'est que Rimbaud pratique une prose qui n'a rien à voir avec celle de Baudelaire, mais la fréquentation des villes modernes est centrale dans le recueil de Rimbaud, recueil au sens neutre comme le prône Baudelaire, comme le prônait aussi Lamartine dans l'avertissement en prose en tête de ses Harmonies poétiques et religieuses : "sans liaison, sans suite, sans transition apparente". Je précise que "Génie" est un peu en prose par le contrasté étudié de certains alinéas et son imitation d'une lyrique religieuse l'équivalent de poèmes métaphysiques lamartiniens avec variation de strophes.
Petite digression : en 1826, il y a eu une publication d'une deuxième édition de deux volumes intitulés Leçons de littérature chrétienne avec un volume "Prose" et un autre "Vers". On retrouve des extraits d'écrivains classiques, Corneille ou Bossuet, mais aussi des auteurs moins connus, des traductions ou imitations de la Bible, des développements sur Ruth qui ont dû retenir l'attention de l'auteur de "Booz endormi" et cet ouvrage est divisé en parties qui coïncident avec des titres de poèmes des Méditations poétiques : "Dieu", "L'Homme", etc. Ces volumes ne sont pas disponibles sur Gallcia ou Googlebooks, et c'est bien dommage, ils étaient très lus à l'époque... J'ai déjà signalé à l'attention qu'à l'époque il y avait une littérature populaire dans les revues avec des poèmes en vers portant le titre de "Soeurs de charité", etc. Mais revenons à nos moutons. Rimbaud crée donc un recueil sans intrigue les reliant entre eux, ce qui revient à dire que pour faire un recueil où l'ordre des poèmes a un sens il faut une intrigue. Quelle est l'intrigue des Illuminations ? Première question à poser aux rimbaldiens universitaires. Mais, bref, on a l'idée de la peinture de la vie moderne qui est reprise par Rimbaud et qui, bien sûr, à l'époque est d'une évidente nouveauté en poésie.
De manière feutrée, Rimbaud va citer à l'occasion des passages des Petits poèmes en prose, mais comme la manière des deux poètes s'oppose ils tendent à passer inaperçus, à ne pas être admis en tant que tels.
Exception dans le recueil de Baudelaire, le premier poème "L'Etranger" est l'une des rares pièces où la prosodie d'un poème en prose apparaisse avec netteté. Le poème a une forme de dialogue avec des phrases en contrepoint d'autre. La parole est répétitive et lacunaire à la fois. Les alinéas sont particulièrement brefs. Je ferais d'autant plus volontiers de "L'Etranger" un modèle formel pour "Veillées I" et "Départ" que "Départ" fait de celui qui parle l'équivalent d'un étranger courant les nuages et "Veillées I" définit cette aspiration dans l'attente.
Sur le moi de la lettre du voyant, Rimbaud ne semble pas citer Nerval et ses châteaux de Bohême, il cite au moins la préface des Contemplations, mais il pense, même sans le citer, au " 'Confiteor' de l'artiste" et s'il n'y a pas pensé le 15 mai 1871 il a largement eu le temps de le prendre en considération avant de se lancer dans la composition des poèmes en prose réunis désormais sous le titre Illuminations :
 
[...] car dans la grandeur de la rêverie, le moi se perd vite ! [...]
 
Baudelaire écrit juste avant : "toutes ces choses pensent par moi, ou je pense par elles".
Baudelaire est considéré comme le premier voyant accompli, projet qui suppose un nouveau rapport au moi et une "rêverie", Rimbaud parle de "plénitude du grand songe". Il est question aussi du poète qui peut s'affaisser chez Rimbaud, ce qui entre là encore en résonance avec la chute du poème en prose baudelairien : "L'étude du beau est un duel où l'artiste crie de frayeur avant d'être vaincu."
Baudelaire y vante un point de méthode qu'il méconnaît d'évidence dans ses récits : "elles pensent, dis-je, mais musicalement et pittoresquement, sans arguties, sans syllogismes, sans déductions."
Les poèmes en prose illustrent mal ce propos tant Baudelaire y est raisonneur et sa prose peu musicale et heurtée.
Pourtant, lisons aussi la suite immédiate avec l'alinéa qui suit :
 
    Toutefois, ces pensées, qu'elles sortent de moi ou s'élancent des choses, deviennent bientôt trop intenses. L'énergie dans la volupté crée un malaise et une souffrance positive. Mes nerfs trop tendus ne donnent plus que des vibrations criardes et douloureuses.
Ce paragraphe fait penser à "Jeunesse" : "mes nerfs vont vite chasser" et surtout à "Veillées II" : "Rêve intense et rapide..." On pense aussi aux poèmes brefs : "J'ai tendu des cordes...", "Le haut étang..." qui sont un émittement de la poésie par le droit que s'accorde le poète, fidèle en cela à la préconisation de Baudelaire auprès d'Houssaye, d'interrompre où il le veut sa rêverie. On est au-delà du poème en prose court équivalent d'un poème-quatrain par exemple. Notez que l'adverbe "pittoresquement" justifie un éclairage des intentions par les propos de la préface sur le projet analogue à celui de Bertrand. On a un pittoresque de la vie moderne et abstraite, et c'est bien de cela qu'il est question dans les "Veillées", dans les poèmes réunis sous le titre "Jeunesse" et d'autres encore...
Pour "Un plaisant", j'ai pensé à la scène biographique avec Lepelletier d'un côté au poème "Ornières" de l'autre. Baudelaire décrit l'irritation qu'il a ressentie à voir un homme joué au plaisant en saluant un âne. Lepelletier a salué un convoi funéraire ce qui lui a valu l'épithète de "salueur de morts" par Rimbaud qui avait à lui reprocher son mot de "Mlle Rimbault" dans la presse, et "Ornières" parle d'une confusion entre carrosses de spectacle et carrosses de deuil, sachant que dans "Un plaisant" nous avons dans l'exposition du contexte : "l'explosion du nouvel an", un décor "traversé de mille carrosses, étincelant de joujoux et de bonbons".
Assez long, le poème "La Chambre double" a de bonnes chances d'avoir inspiré les Illuminations, notamment "A une Raison" et "Matinée d'ivresse". Il est question d'une Idole, "souveraine des rêves", d'une abolition du temps qui ne dure qu'un instant, d'une Idole qui devient spectre, et l'apparition de l'idole divise deux moments du poèmes, un peu comme le verset central de "A une Raison" : "Ta tête se détourne..." Je pense encore plus nettement à "Being Beauteous". C'est aussi un poème où Baudelaire organise un peu symétriquement des répétitions de mots, ce que Rimbaud fait avec une étrange régularité et complexité dans ses poèmes en prose et certains poèmes en vers.
Il y a donc une recherche à relancer sur les liens de la poésie en prose de Baudelaire et celle de Rimbaud.
Enfin, vu que j'ai consulté une édition du recueil de Baudelaire dans la collection "Pocket" je remarque que dans une note Pierre-Louis Rey dit que l'éloge fait à Houssaye était intéressé, celui-ci n'étant qu'un "médiocre écrivain". J'ai tendance à penser la même chose. Toutefois, Houssaye est un compagnon de route des seconds romantiques Gautier et Nerval, le directeur de la revue L'Artisteun intime des poètes que Rimbaud admire justement (Banville, Baudelaire, etc.), et Banville fait une publicité à un moment donné aux Heures perdues d'Arsène Houssaye en tant que l'un des principaux recueils poétiques du XIXe siècle.
Il faudrait peut-être le lire et s'y intéresser quand même. Rimbaud a dû le lire, au lieu de s'en tenir au jugement de la postérité qui ne s'était pas encore pleinement opéré de son temps. En 2025, vous vous intéressez à des dizaines, voire des centaines de réalisateurs de cinéma, par exemple. Il faut peut-être admettre que Rimbaud lisait à son époque des dizaines de poètes avec intérêt, quand nos élites n'en admettent que dix qui suffisent à distinguer notre niveau culturel du vulgaire.
Situer Rimbaud dans son temps, ça veut dire aussi lire avec plus d'intérêt une certaine quantité d'écrivains tombés dans l'oubli...

mercredi 18 juin 2025

En tant qu'être humain...

 Je suis pour que Zelensky, Netanyahou, Macron, Starmer, Mertz, von der Leyen et quelques autres échouent dans tout ce qu'ils font.

Musset en relation avec Une saison en enfer ?

Dans l'ensemble, pour un rimbaldien, il y a deux limites à son intérêt au Musset poète.
Premièrement, Rimbaud conspue Musset dans sa lettre du 15 mai 1871 à Demeny, il va jusqu'à le considérer comme "quatorze fois exécrable" et nous sommes clairement invités à laisser tomber ce poète. Il est considéré comme fade et paresseux, ce qui était déjà le lot d'Izambard deux jours plus tôt, Rimbaud ciblant sans doute aussi le poème intitulé "Sur la paresse" avec une citation volontairement mal interprétée de vers de Mathurin Régnier.
Il y a une première limite chronologique : pas la peine de lire Musset comme source possible à tout ce que Rimbaud a pu écrire au-delà du 15 mai 1871. Pourtant, dans son édition des Poésies complètes de Musset, Frank Lestringant fait remarquer que le poème "Les Sœurs de charité" daté de juin 1871 semble pourtant se référer à Musset, et précisément à "Rolla" et "Namouna", idée que, sans connaître l'avis de Lestringant, j'ai moi-même formulé depuis longtemps à quelques reprises. En 2006, dans la préface de son édition, Lestringant à la page 10 écrivait ceci, mais en considérant alors à tort que "Credo in unam" rendait hommage au "Rolla" :
 
[...] La même piété du disciple se retrouve, un an plus tard, au lendemain de la Commune, dans une pièce d'inspiration toute baudelairienne en apparence, "Les sœurs de charité"  : "Le jeune homme dont l’œil est brillant, la peau brune, / Le beau corps de vingt ans qui devrait aller nu", est décidément le frère de Jacques Rolla, le jeune débauché qui "marchait tout nu dans cette mascarade / Qu'on appelle la vie".
 
Depuis plus de vingt ans, j'insiste plutôt sur le rapprochement avec "Namouna". Et, évidemment, je prends en compte les divergences et ne considère pas que Rimbaud est disciple de Musset en écrivant "Les Sœurs de charité". Notons que "Les Déserts de l'amour" font songer aussi à Musset par instants et à sa Confession d'un enfant du siècle. La limite chronologique est finalement poreuse, mais Musset ne serait convoqué qu'à la marge.
La deuxième limite pour un rimbaldien, c'est le temps de péremption du génie de Musset. Peu de rimbaldiens ont conscience de cette limite et si on leur en parle ils ne l'admettront pas, mais elle joue forcément sur tout le monde de manière insidieuse, et puis l'interroger permet aussi de penser la relation de Rimbaud à Musset.
Musset est un écrivain mort à quarante-six ans et demi. Il est né le 11 décembre 1810 et mort le 2 mai 1857. Il n'avait même pas 46 ans et cinq mois lors de son décès. Toutefois, au plan du génie littéraire, Musset a certes été précoce, mais il n'a été génial que sur un petit nombre d'années. La rupture est l'année 1837 : autrement dit, l'essentiel de son œuvre est antérieur à ses vingt-six ans révolus.
Le recueil Contes d'Espagne et d'Italie date de la toute fin de l'année 1829, le recueil Un spectacle dans un fauteuil date de 1833. A cela s'ajoutent des poèmes divers et célèbres qui sont tous antérieurs à 1837 : "Les Voeux stériles", "Octave", "Les Secrètes pensées de Rafaël", "Pâle étoile du soir", "A Pépa", "A Juana", "J'ai dit à mon coeur...", et tout le début de la section des Poésies nouvelles : "Rolla", "Une bonne fortune", "Lucie", les quatre "Nuits", la "Lettre à M. de Lamartine" et enfin "A la Malibran". Il faut y ajouter "Le Saule", mais encore la "Chanson de Fortunio" qui date avec la comédie Le Chandelier de 1835 et le poème "A Ninon" publié dans la nouvelle Emmeline par la Revue des Deux-Mondes en 1837. Le poème "A Sainte-Beuve" date lui aussi de 1837.
Que reste-t-il comme grands poèmes de Musset au-delà de 1837 ?
Il reste "L'Espoir en Dieu" qui date de février 1838 et dont nous allons reparler plus loin. "Dupond et Durand" n'est peut-être pas un grand poème, mais il s'agit d'un modèle pour Bouvard et Pécuchet de Flaubert, et on voit ici comment Musset est inspiré par les traditions scolaires potaches, puisque "Dupond et Durand" partage avec "Don Paez" l'accumulation de pastiches de vers cornéliens et joue sur le modèle aussi des églogues latines avec un dialogue à deux voix.
Après, il reste quoi ? Le poème "Souvenir" de 1841 qui a inspiré un quatrain de "L'Eternité" : "Là tu te dégages, [...]", et qui est cité avec dérision dans la lettre à Delahaye de mai 1873 : "ô nature, ô ma mère", ce qui se double d'une citation de Rousseau que Musset citait lui-même à ce moment-là.
Il reste le poème "Une soirée perdue", un "Impromptu en réponse à cette question : qu'est-ce que la poésie ?", le sonnet "Tristesse", les poèmes "Sur la paresse" et "Le Mie prigioni",  et ça s'arrête là. Même le poème laissé de côté "La Loi sur la presse" date de 1835.
Il va de soi que la médiocrité poétique de Musset pendant vingt ans de 1837 à 1857 pèse dans le jugement dépréciateur de maints parnassiens et de Rimbaud lui-même.
J'insiste sur l'année 1837, parce que Musset a très peu publié cette année-là, ce qui conforte l'idée que c'est l'année clef de la déchéance de Musset.
Le roman La Confession d'un enfant du siècle est publié en février 1836, l'autre roman Gamiani ou deux nuits d'excès date de 1833, le drame Lorenzaccio date de 1834, les grandes comédies Les Caprices de MarianneFantasio et On ne badine pas avec l'amour datent de 1833 et 1834. André del Sarto date de 1833, Le Chandelier et La Quenouille de Barberine de 1835, Il ne faut jurer de rien de 1836 et Un caprice atteint notre limite de 1837. Sa traduction de Quinbcey date carrément de 1828. Une seule comédie célèbre est plus tardive : Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée en 1845. Musset a aussi composé des récits en prose classés en nouvelles et en contes, ce qui lui fait aussi de ce côté-là quelques derniers sursauts moyennement intéressants : Les Deux maîtresses en 1840, Histoire d'un merle blanc en 1842. J'avoue prévoir de lire la comédie en vers tardive Louison de 1849, ma principale lacune dans mes vastes lectures et relectures de Musset.
Voilà le cadre posé.
J'en arrive enfin au point qui m'intéresse, le poème "L'Espoir en Dieu", pièce qui date de 1838, époque charnière de basculement pour Musset.
Musset avait écrit sa "Lettre à Lamartine" sans recevoir de réponse, et Musset y affirmait sa volonté de se placer du côté des croyants. Dans "L'Espoir en Dieu", il reformule cette idée, mais sans s'adresser à Lamartine qui ne lui a pas répondu. Déjà, c'est intéressant par rapport à la colère de Rimbaud contre Musset exprimée clairement dans sa lettre du 15 mai 1871 à Demeny, mais aussi dans "Credo in unam" où Rimbaud reproche au poème "Rolla" de regretter de ne pas ressentir une foi mise au-dessus de l'Antiquité païenne. On voit déjà que les rimbaldiens et les universitaires en général n'ont pas compris "Rolla" de Musset, ni "Credo in unam" de Rimbaud.
Le poème "L'Espoir en Dieu" me fait penser au liminaire d'Une saison en enfer. Musset commence par formuler qu'il doit dire adieu à ses illusions, et il cite en particulier le modèle épicurien comme modèle opposable au christianisme.
Vous connaissez les alinéas suivants à la fin de la prose liminaire d'Une saison en enfer :
 
    Or, tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit.
    La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !
    "Tu resteras hyène, etc...," se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. "Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux."
      Ah ! j'en ai trop pris : - Mais, cher Satan, je vous en conjure [...]
 
 Les critiques rimbaldiens ne comprennent rien du tout à ces alinéas et les interprètent tous de manière ridicule les uns après les autres, et si j'ai fourni l'explication limpide et claire de ce passage, ils refusent à la fois de m'en féliciter et de la prendre en considération, puisqu'ils continuent de broder des âneries à tout va.
Comme je l'ai clairement expliqué, le poète ne veut pas mourir. Le christianisme sous la forme d'une inspiration essaie de profiter de cette peur de la mort pour le plier à la pratique de la charité, vertu théologale, ce que Rimbaud rejette comme une ineptie d'évidence. Satan prend à son tour la parole en s'indignant de cette peur de la mort. J'insiste sur le fait qu'aucun rimbaldien ne comprend ainsi le texte que je viens de citer... Ils ont un problème de logique que je ne m'explique pas.
Peu importe ces cas perdus. Voici un extrait de "L'Espoir en Dieu" qu'on peut comparer à ces alinéas :
 
Je ne puis ; - malgré moi l'infini me tourmente.
Je n'y saurais songer sans crainte et sans espoir ;
Et, quoi qu'on en ait dit, ma raison s'épouvante
De ne pas le comprendre, et pourtant de le voir.
Qu'est-ce donc que ce monde, et qu'y venons-nous faire,
Si, pour qu'on vive en paix, il faut voiler les cieux ?
Passer comme un troupeau les yeux fixés à terre,
Et renier le reste, est-ce donc être heureux ?
Non, c'est cesser d'être homme et dégrader son âme.
Dans la création le hasard m'a jeté ;
Heureux ou malheureux, je suis né d'une femme,
Et je ne puis m'enfuir hors de l'humanité.
 
Que faire donc ? - Jouis, dit la raison païenne ;
Jouis et meurs ; les dieux ne songent qu'à dormir.
- Espère seulement, répond la foi chrétienne ;
Le ciel veille sans cesse, et tu ne peux mourir.
 
Entre ces deux chemins j'hésite et je m'arrête.
Je voudrais, à l'écart, suivre un plus doux sentier.
Il n'en existe pas, dit une voix secrète ;
En présence du ciel il faut croire ou nier.
Je le pense en effet ; les âmes tourmentées
Dans l'un et l'autre excès se jettent tour à tour,
Mais les indifférents ne sont que des athées ;
Ils ne dormiraient plus s'ils doutaient un seul jour.
Je me résigne donc, et puisque la matière
Me laisse dans le cœur un désir plein d'effroi,
Mes genoux fléchiront ; je veux croire, et j'espère.
Que vais-je devenir, et que veut-on de moi ?
 
[...]
 
Aucun rimbaldien ne vous cite jamais cet extrait à des fins de comparaison, afin de mettre le discours de Rimbaud dans une perspective historique...
Mais, bon, les rimbaldiens n'admettront jamais de passer sous le billard après avoir perdu la partie : ils sont trop vieux.