Vérification faite, Vigny vole quelque peu la vedette à Victor Hugo avec le poème "La Fille de Jephté" qui figure dans son premier recueil de 1822 Poëmes. Le premier poème publié dans une revue par Vigny, "Le Bal", l'a été dans Le Conservateur des frères Hugo. Ainsi, en 1822, Victor Hugo était très au fait de la publication de Vigny. "La Fille de Jephté" ouvre la section de trois "Poëmes judaïques" après une section de trois "Poëmes antiques" et avant une section de trois "Poëmes modernes". Un dixième poème assez conséquent et subdivisé en trois chants, "Héléna" ouvre le recueil et a déjà été signalé à l'attention par mes soins en tant que premier poème romantique à contenir des rejets d'épithètes à la césure sur le modèle des poésies d'André Chénier. Le poème "Le Bal" fait partie de la section des "Poëmes modernes" où il est suivi par le poème conclusif du recueil "Le Malheur" qui est suivi d'une précision de genre : "ode". "La Fille de Jephté" est le seul poème à bouclage de l'ensemble. Il ne s'agit pas d'une reprise de strophe, mais d'une reprise du premier vers en vers de clausule :
Voilà ce qu'ont chanté les filles d'Israël,Et leurs pleurs ont coulé sur l'herbe du Carmel ;[...]Elle inclina la tête et partit. Ses compagnes,Comme nous la pleurons, pleuraient sur les montagnes.Puis elle vint s'offrir au couteau paternel.Voilà ce qu'ont chanté les filles d'Israël.
Avec ce poème de Vigny et le recueil Odes et ballades de Victor Hugo, il se dégage l'idée d'une origine culturelle du bouclage dans la poésie du côté de la population légitimiste et inspirée par le Génie du christianisme de Chateaubriand. Vigny ne pratique le bouclage que par la reprise d'un seul vers. Une enquête est tout de même à mener du côté d'André Chénier, puisque nous en sommes au constat d'une deuxième influence manifeste de Vigny sur Victor Hugo. Vigny a initié Hugo au bouclage chansonnier et aux rejets d'épithètes, relayant dans ce cas le modèle d'André Chénier. Pour le bouclage, on peut penser simplement qu'il vient de la chanson et qu'à un moment il passe dans la poésie littéraire, mais on dirait qu'il y a eu une accroche religieuse dans les temps troublés de la Révolution et du Premier Empire qui a favorisé ce transfert. Il faudrait effectuer des recherches dans la poésie légitimiste édifiante du début du dix-neuvième siècle.
Le premier recueil de Vigny va s'enrichir au fil du temps pour devenir le recueil Poëmes antiques et modernes. "Héléna" en disparaîtra, mais les autres pièces vont y demeurer. Remarquons qu'en-dehors de notre réflexion sur le bouclage, le poème "Le Bain d'une dame romaine" se termine sur la rime "d'or"/"s'endort" qui intéresse la recherche critique sur Banville et Rimbaud.
Surtout, Vigny va ajouter à la fin de la décennie 1820 plusieurs poèmes à bouclage, en passant à la reprise d'une strophe entière, principe qu'il va délaisser dans la décennie 1830. En clair, il y a eu une émulation entre Vigny et Hugo sur le recours au bouclage en poésie, et les recueils Poèmes antiques et modernes et Odes et ballades en témoignent.
Daté de 1820, mais on ne peut jamais faire confiance à Vigny, le poème en deux parties "La Neige" est composé de quatrains, avec reprise du premier en toute fin de poème. Les quatrains sont en alexandrins, sauf précisément le quatrain de bouclage qui est composé de deux alexandrins séparés par deux octosyllabes internes :
Qu'il est doux, qu'il est doux d'écouter des histoires,Des histoires du temps passé,Quand les branches d'arbre sont noires,Quand la neige est épaisse et charge un sol glacé !
Mais ceci est encore à nuancer. Le poème commence non pas par un quatrain, mais par un huitain qui est une fusion de deux quatrains à rimes croisées ABAB, le premier quatrain mélange donc deux alexandrins et deux octosyllabes, tandis que le second quatrain du huitain est tout en alexandrins. Les rimes croisées opposent clairement ce huitain au corps du poème qui est en quatrains anormaux ou faibles, à savoir tout en rimes plates. Le dernier quatrain est en réalité la reprise du huitain abrégé de moitié. Pour son "corbeau", je cite la fin du huitain qui nous rapproche de l'atmosphère de "Bal des pendus" :
[...]Quand seul dans un ciel pâle un peuplier s'élance,Quand sous le manteau blanc qui vient de le cacherL'immobile corbeau sur l'arbre se balance,Comme la girouette au bout du long clocher !
Dans Les Contemplations, Hugo se décrit en conteur pour enfants qui improvisent des récits le soir au coin du feu. Cela est en liaison avec une certaine idée de la poésie dont étaient porteurs son tout premier recueil de Vigny et aussi le premier recueil de Vigny, du moins à partir de son évolution à la fin de la décennie 1820.
Le poème "La Neige" est immédiatement suivi par le poème en quatre parties "Le Cor", plus connu. Et, précisément, le vers célèbre de cette pièce, parodié dans la culture populaire de fin de vingtième siècle, comme par exemple dans la bande dessinée Le Chat de Philippe Geluck : "J'aime le son du cor le soir au fond du boa", n'est autre que le vers de bouclage dans la forme qu'il a au premier vers, puisqu'il subit une légère altération à la fin du poème. Le poème est en quatrains et étrangement, il offre une ressemblance superficielle avec la terza rima puisque le poème se termine sur un monostiche de rappel du premier vers, mais il ne faut pas s'y tromper, le poème est composé de quatrains faibles ou anormaux, à savoir en rimes plates, sauf que les six derniers vers sont disposés en une séquence de cinq vers et un monostiche conclusif. La rime finale est à cheval sur la séquence de cinq vers et le monostiche. Peut-on parler de sizain ?
J'aime le son du Cor, le soir, au fond des bois,Soit qu'il chante les pleurs de la biche aux abois,Ou l'adieu du chasseur que l'écho faible accueille,Et que le vent du nord porte de feuille en feuille.[...]"Turpin, n'as-tu rien vu dans le fond du torrent ?- J'y vois deux chevaliers : l'un mort, l'autre expirant.Tous deux sont écrasés sous une roche noire ;Le plus fort, dans sa main, élève un Cor d'ivoire,Son âme en s'exhalant nous appela deux fois."Dieu ! que le son du Cor est triste au fond des bois !
On constate un amour artiste pour l'expression de la douleur et l'association du motif musical du bouclage à un poème d'inspiration médiévale avec du merveilleux chrétien, ce qui nous rapproche de "Bal des pendus", mais le fait troublant est ici la mention à la rime du vers 2 : "biche aux abois" qui coïncide avec le choix rare du mot "hallalis" à la rime dans le premier quatrain du poème "Ophélie", premier quatrain repris en bouclage en fin de poème, mais sans le mot "hallalis" à la rime. Le vers 4 de "Ophélie" pourrait être une citation voilée du célèbre vers initial du poème "Le Cor" :
- On entend dans les bois de lointains hallalis... (version Banville)- On entend dans les bois lointains des hallalis. (version Demeny)
En faveur d'une telle hypothèse, outre que "Ophélie" est un poème en quatrains subdivisé en parties numérotées par des chiffres romains qui procède à un bouclage par reprise partiel du premier quatrain dans le dernier en traitant la poésie de douleur d'une femme ayant accepté l'étreinte de la mort, le quatrain d'attaque de la partie II compare la noyée à la "neige", rappel du poème précédant "Le Cor" dans l'économie du recueil de Vigny, et il est question d'une parole de liberté communiquée par des équivalents du "vent du Nord" :
Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige !Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !- C'est que les vents tombant des grands monts de NorwègeT'avaient parlé tout bas de l'âpre liberté ; (version Demeny)
Le poème "Ophélie" contient aussi la rime "dort"/"d'or", mais nous ne voulons pas imposer de rapprochement avec "Le Bain d'une dame romaine", cette rime étant pratiquée par Musset, Gautier, Hugo et même Banville avant 1846.
Le poème "Le Cor" est suivi de la mention : "Ecrit à Pau, en 1825." Peaux sensibles, s'abstenir, Roland est mort.
Il reste enfin à citer le poème "La Frégate", il s'agit d'un poème très particulier. Il est suivi de la mention : "A Dieppe, 1828." Il s'agit d'un ajout tardif à l'édition de 1829. Hugo a déjà laissé derrière lui le recueil Odes et ballades, il a publié Cromwell et il est passé aux Orientales et à Marion de Lorme. Le titre complet est "La Frégate La Sérieuse ou La Plainte du capitaine, poème". Il s'agit d'une création dont la forme des strophes varie. Le poème est subdivisé en dix-sept parties numérotées en chiffres romains, avec de temps en temps un titre qui relie quelques parties entre elles : "La Traversée" III-XIV, "Le Repos" XV, "Le Combat" XVI-XVII. Seule la partie XVI est composée de strophes, en l'occurrence des quatrains à rimes croisées d'alexandrins conclus chacun par un hexasyllabe :
Elle plongea d'abord sa poupe et puis sa proue :Mon pavillon noyé se montrait en dessous ;Puis elle s'enfonça tournant comme une roue,Et la mer vint sur nous.
Toutes les autres parties numérotées correspondent à une seule séquence de vers, et je parle de séquences, puisque nous n'avons pas le même nombre de vers entre les parties, ni les mêmes types de vers. Les parties I, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII et XIV sont en octosyllabes. Et, il est possible de parler de strophes pour la suite formée par les parties III à XIV qui sont toutes en douzains : ABABCCCDEEED, autrement dit un quatrain ABAB fusionné à un huitain AAABCCCB. En revanche, la partie I forme un ensemble de seize octosyllabes avec deux rimes dominantes initiales ABBACCAADDDAABAB. Je nous dispense d'une analyse en sous-ensembles. Cette première séquence de seize offre son propre bouclage. Les deux premiers vers sont repris à la fin du groupe de seize vers :
Qu'elle était belle, ma Frégate,Lorsqu'elle voguait dans le vent !Elle avait, au soleil levant,Toutes les couleurs de l'agate ;[...]Dix fois plus vive qu'un pirate,En cent jours du Havre à SurateElle nous emporta souvent.- Qu'elle était belle, ma Frégate,Lorsqu'elle voguait dans le vent !
Les parties II et XV sont en alexandrins en rimes plates, tandis que j'ai déjà décrit la longue partie XVI en plusieurs strophes. Or, la partie finale est une séquence tout en octosyllabes de quatorze vers et je vous dispense de l'analyse de ses rimes en sous-ensemble : ABBACDCDEEFGFG, puisque vous reconnaissez celle d'un sonnet. Un premier quatrain de rimes embrassées, un second de rimes distinctes et cette fois croisées, puis le sizain classique des tercets avec la rime clef qui remonte à l'avant-dernier vers EEF GFG.
Et les deux derniers vers sont la reprise des deux vers de bouclage de la séquence I, il y a donc deux niveaux de bouclage dans son poème, et je cite les quatre derniers vers, puisque l'idée de ressassement est explicitée, justifiant le recours au procédé formel :
[...]Votre voix m'anime et me flatte,Aussi je vous dirai souvent :- Qu'elle était belle, ma Frégate,Lorsqu'elle voguait dans le vent !
Il y a une opposition dans ce poème entre les octosyllabes où on se berce de souvenirs en chanson et les alexandrins qui sont plus dramatiques ou rhétoriques (II, XV et XVI), mais ce poème a une réelle importance dans l'histoire de la littérature. Notez ce motif d'un amour pour le fait de voguer en poète sur un bateau, ce qui était bien avant "Le Bateau ivre" un cliché que se partageaient Lamartine, Hugo et Vigny de 1820 à 1831 à tout le moins. Les alexandrins du poème ont également une importance cruciale dans la recherche métrique. Hugo a repris le trimètre ostentatoire aux poètes classiques ou de la Renaissance : Agrippa d'Aubigné, Scarron, Corneille, et petit à petit le trimètre non ostentatoire est apparu, et en principe, sous réserve de quelques autres analyses de détail le trimètre non ostentatoire n'a pas existé au départ dans l'esprit de Victor Hugo, ni chez d'autres poètes romantiques. L'exception est Vigny qui pose d'énormes problèmes. Il a pratiqué avant Hugo un trimètre ostentatoire demeuré à l'état de brouillon, un fragment de "Satan" vers 1824, et en 1824 même Vigny a publié le poème au succès retentissant "Eloa" qui s'inscrit dans la veine du Paradis perdu de Milton et de la poésie byronienne, poème où semble figurer un bon candidate à la dénomination de trimètre. Le poème "La Frégate" est l'autre pièce en alexandrins de Vigny qui fait penser que celui-ci, avant de complètement y renoncer, à envisager de développer le trimètre non ostentatoire, à l'époque même, 1828, où Hugo lançait ses deux premiers trimètres ostentatoires dans Cromwell (1827), se gardant bien d'en fournir en masse jusqu'aux Feuilles d'automne et Voix intérieures incluses.
Il y a deux vers particulièrement troublants dans "La Frégate" au sujet du trimètre :
Boulogne, sa cité haute et double, et Calais,Sa citadelle assise en mer comme un palais ;[...]
Après une première, un rejet après la césure de deux adjectifs épithètes coordonnés "haute et double", Vigny enchaîne par un enjambement à la Chénier "en mer" où j'ai vraiment du mal à ne pas penser à un trimètre, d'abord au plan rythmique, ensuite au plan du calembour possible "assise en mer" étant doublé d'une idée d'assise métrique flottante.
Dans le dernier quatrain de la partie XVI cité plus haut, la succession "d'abord" et "puis" favorise aussi une lecture en trimètre :
Elle plongea d'abord sa poupe et puis sa proue ;[...]
Dans l'absolu, il est impossible d'affirmer que l'un ou l'autre de ces deux vers soit un trimètre. Le premier vers offre un enjambement à la Chénier et le second a des exemples dans les poésies de Mathurin Régnier. Tout de même, la relation chronologique entre "d'abord" et "puis" a un petit horizon suggestif, même si la lecture normale est en deux hémistiches : "Elle plongea d'abord... sa poupe et puis sa proue ;" puisque la lecture en deux temps d'un second hémistiche est banale en soi de toute façon.
J'ai déjà cité le vers qui fait penser au trimètre dans "Eloa" qui date de 1824, mais je ne l'ai pas à l'esprit à l'instant.
Je poursuivrai mon enquête prochainement sur les procédés de bouclage dans les poésies de Victor Hugo et des premiers et seconds romantiques, puis sur Baudelaire, Banville et d'autres.
Le second recueil de Vigny Les Destinées est tardif et posthume. J'interrogerai Lamartine, Sainte-Beuve, Musset et d'autres, mais après Vigny et Hugo Gautier est un disciple intéressant à interroger, puisque "Bal des pendus" est saturé d'emprunts à des poèmes des recueils Emaux et camées, La Comédie de la mort, Poésies diverses de 1838, "Albertus" et Premières poésies.
Dans ses Premières poésies, Gautier pratique le bouclage dans trois poèmes : "Les Deux Âges", "La Basilique" et "Elégie II".
Le poème "Les Deux Âges" est en rimes plates avec non pas des strophes, mais trois séquences d'alexandrins. Du fait du bouclage, la première et la dernière séquence sont la reprise à l'identique des quatre mêmes vers, sans qu'on ne puisse parler de quatrain à part entière, on peut dire quatrain, mais sans penser à une strophe. Toutefois, la reprise ne se fait pas à l'identique, encore une fois, comme dans certains cas des Odes et ballades, parce que le récit est passé entre :
Ce n'était l'an passé, qu'une enfant blanche et blondeDont l’œil bleu transparent et calme comme l'ondeDu lac qui réfléchit le ciel riant d'été,N'exprimait que bonheur et naïve gaîté.[...]C'est une jeune fille à présent, blanche et blonde,La même ; mais l’œil bleu, jadis pur comme l'ondeDu lac qui réfléchit le ciel riant d'été,N'exprime plus bonheur et naïve gaîté.
Sans une étude plus poussée sur les bouclages, personne ne penserait à comparer cette pièce avec "Comédie en trois baisers", "Roman" et "Ophélie" de Rimbaud. Pourtant, il y a plein de convergences ! Les trois à quatre mots de l'expression "calme comme l'onde" sont passés dans le premier quatrain du poème à bouclage "Ophélie" avec en prime la mention "blanche" :
Sur l'onde calme et noire où dorment les étoilesLa blanche Ophélia flotte comme un grand lys,[...]
Et la mention clef de "l’œil bleu", si nous suivons l'idée d'une filiation manifeste, est reconduite à la rime en tout fin de la section II du poème "Ophélie", juste avant une section III dont l'unique quatrain participe de l'opération de bouclage :
[...]- Et l'Infini terrible effara ton oeil bleu !III- Et le Poète dit qu'aux rayons des étoilesTu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis,Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs voiles,La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.
D'autres éléments du poème de Gautier fournissent des modèles aux vers de "Ophélie" de Rimbaud. Gautier rejoint clairement Banville et Murger parmi les sources au poème shakespearien de l'ardennais d'une adolescence d'été.
[...] Avec grâce les ventsBerçaient de ses cheveux les longs anneaux mouvants ;Son écharpe d'azur se jouait autour d'ellePar la course agitée, et, souvent infidèle,Trahissait une épaule au contour gracieux,un sein déjà gonflé, trésor mystérieux,[...]A grand'peine portant un léger arrosoir,[...]
Je cite les vers qui m'intéressent pour la comparaison (soulignements nôtres !) en privilégiant la version remise à Demeny (à cause de l'adjectif "léger") :
Le vent baise ses seins et déploie en corolle[...]Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,[...]Les nénuphars froissés soupirent autour d'elle...[...]Quelque nid d'où s'échappe un léger frisson d'aile :- Un chant mystérieux tombe des astres d'or...
C'est qu'un souffle du ciel, tordant ta chevelure,[...]C'est que la voix des mers, comme un immense râle,Brisait ton sein d'enfant, trop humain et trop doux ;[...]
Gautier ne reprend pas les quatre vers tels quels, il les fait contraster entre eux par des inversions et modifications. Cela correspond aux techniques éprouvées par Rimbaud dans "Roman". Gautier apprend à Rimbaud à réduire une expresssion en déplaçant les éléments conservés : "une enfant blanche et blonde" contre "une jeune fille à présent, blanche et blonde," et il change de place certains éléments qui se font pourtant écho lors du bouclage : "Dont l’œil bleu" attaque de vers, "mais l’œil bleu" calé à l'hémistiche. Notons que dans sa reprise de quatre vers, Gautier casse par un enjambement "La même" l'attaque de second vers, suggérant le trouble du poète qui admire la jeune fille, ce qui semble une origine à l'idée de Rimbaud de tordre de la sorte sa reprise dans "Comédie en trois baisers" avec l'enjambement "Ce soir", avant l'évolution du bouclage propre à "Roman". Les inversions : "foin" contre "vous demandez" et "on va" contre "vous rentrez" sont libérées de la symétrie entre quatrains de bouclage dans "Roman", mais correspondent dans le principe à ce que fait ici Gautier : "Ce n'était l'an passé", "C'est une jeune fille à présent" ou "N'exprimait que", "N'exprime plus", variation verbale déjà mobilisée dans "Ophélie" dans le passage de "flotte" à "flotter".
Je suis naturellement convaincu que Rimbaud qui s'est adonné au bouclage à pas mal de reprises, et cela sur une forte proportion de poèmes parmi ceux qui nous sont connus comme antérieurs au 15 mai 1871, a lu attentivement les quelques poèmes des poètes les plus en vue de son siècle qui y recouraient, et ce poème de Gautier a visiblement occupé une bonne part de son intérêt au moment de la création du poème "Ophélie". Gautier pratique dans un poème de 1838 avant Banville ou Murger, la variation "Ophélie" et "Ophélia" dans un seul poème, la mention du nom "Ophélie" à la rime également, tandis que "Ophélie" contient d'autres vers typiques du romantisme de la décennie 1830, par exemple les vers :
Que ton cœur écoutait le chant de la NatureDans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits ;
s'inspirent de vers de Victor Hugo (des Feuilles d'automne ou sinon des Voix intérieures) dont Nerval s'est lui-même inspiré pour clore son célèbre sonnet "El Desdischado". J'ai hésité à citer les fleurs "penchées" du poème de Gautier pour les comparer à "s'inclinent les roseaux" dans "Ophélie".
Dans "La Basilique", poème en douze quintils d'heptasyllabes, Gautier s'est contenté d'une reprise à l'identique du quintil initial pour clore son poème :
Il est une basiliqueAux murs moussus et noircis,Du vieux temps noble relique,Où l'âme mélancoliqueFlotte en pensers indécis.
Je me garderai de rapprocher "indécis" et "indiscrets" en songeant à "Comédie en trois baisers", mais je relève, certes un peu accessoirement, l'occurrence "Flotte" en attaque du dernier vers.
Le second quintil offre la mention "coloriés" à la rime et le poème offre une occurrence aussi de la rime "d'or"/"s'endort".
Le poème "Elégie II" offre pour sa part un bouclage à la manière de "la Fille de Jephté" de Vigny, c'est-à-dire qu'il se fonde sur la répétition d'un seul vers :
Je voudrais l'oublier, ou ne pas la connaître...Oh ! si j'avais pensé que dans mon cœur dût naître[...]La vague indifférence, et la haine peut-être !....Je voudrais l'oublier, ou ne pas la connaître.
Par ses trois recours dans ses Premières poésies, Gautier est un relais précoce des pratiques de Vigny et Hugo. Gautier a de toute façon été un modèle pour Baudelaire et Banville sinon enfants, au moins adolescents. J'ai laissé de côté un poème à refrain dans le recueil de 1831-1832 de Gautier.
Il y a maintenant un dernier lièvre à soulever. Il y a quelques procédés de bouclage dans les premiers recueils de Verlaine, mais il y recourt avec abondance dans le recueil Romances sans paroles qui est un recueil plus nettement orienté du côté de la recherche musicale propre aux vers dont l'autre spécificité est d'avoir été composé avec la présence encourageante et pleine de conseils d'Arthur Rimbaud. Verlaine n'est pas censé avoir connu, croit-on chez les rimbaldiens, les poèmes "Ophélie", "Comédie en trois baisers", "Bal des pendus", "Roman", voire "Mes petites amoureuses". Toutefois, Rimbaud a pu se vanter auprès de Verlaine de la publication dans la presse de "Trois baiser" en août 1870, il a pu être question de la création "Ophélie" en présence de Banville qui a hébergé Rimbaud après Verlaine ou du moins la belle-famille de Verlaine. Enfin, on ne sait pas à quel point Rimbaud a pu faire lire à Verlaine des poèmes inédits. L'exclusion se fonde sur la lettre du 10 juin à Demeny qui demande de tout brûler de ce qu'il lui a remis l'année précédente, et sur le dossier paginé par Verlaine dont le caractère incomplet est par ailleurs caché par les rimbaldiens qui parlent absurdement de recueil, allant jusqu'à supposer que Verlaine recopiait les poèmes en présence de Rimbaud, ce qui est contre-intuitif au possible au vu des manuscrits et de la lettre de Verlaine sur Forain ayant mis en sécurité les poèmes manuscrits de Rimbaud... Verlaine n'a recopié que ce qu'il avait sous la main et la pagination et la liste de titres sont deux composantes d'un esprit de préservation. Si c'était un recueil, Verlaine ne reporterait pas à la fin de sa liste de titres recopiés tous les titres de poèmes qu'il n'a pas recopiés, comme si ces poèmes n'avaient pas à s'insérer au milieu des autres une fois le travail de copiste relancé. Il faut se poser des questions de bon sens parfois !
En tout cas, dans Romances sans paroles, nous avons une belle liste de poèmes à bouclage qui commence par la reprise du même vers 4 du premier au dernier quatrain pour la sixième des "Ariettes oubliées" : "François-les-bas-bleus s'en égaie." Nous avons une reprise du même quatrain initial en fin de poème dans "Ariettes oubliées VIII" et dans "Charleroi" :
Dans l'interminableEnnui de la plaineLa neige incertaineLuit comme du sable.**Dans l'herbe noireLes Kobolds vont.Le vent profondPleure, on veut croire.
Je rappelle que pour la fugue belge de 1872, entre le 7 et le 10-11 juillet environ, Rimbaud et Verlaine sont passés par Charleville, ont rencontré Bretagne si je ne m'abuse, ce qui a pu donner la possibilité à Verlaine d'accéder aux manuscrits de poèmes de 18740 de Rimbaud, même si Verlaine semble avoir témoigné de sa méconnaissance de tels poèmes face à Darzens par la suite. Il y avait le sonnet "Au Cabaret-Vert" qui parlait d'une fugue à Charleroi et d'autres, il y avait les rejets d'une syllabe du "Dormeur du Val" avec des mentions verbales "Luit" et "pleut" par ailleurs. Il y avait "Trois baisers" en quatrains d'octosyllabes et les vers courts du bouclage de "Bal des pendus" où les "paladins" ont des airs démoniaques de Kobolds...
Le poème "Chevaux de bois" malgré ses répétitions n'entre pas dans cette logique des poèmes à bouclage. Le poème "A poor young shepherd" dans la section anglaise "Aquarelles" fournit un troisième exemple pour un recueil s'approchant de la mince plaquette de reprise d'une strophe en guise de bouclage dans un poème à vers courts, quintils de cinq syllabes avec des rimes à la Leconte de Lisle pour citer Cornulier ABBAA, quand "Charleroi" est en vers de quatre syllabes et la huitième ariette oubliée, elle aussi, en pentasyllabes :
J'ai peur d'un baiserComme d'une abeille.Je souffre et je veilleSans me reposer.J'ai peur d'un baiser !
Enquête à poursuivre donc...