lundi 27 mars 2023

La Ville noire de George Sand et Après le Déluge de Rimbaud

A partir du moment où Rimbaud écrit en prose, et a fortiori en développant un style lyrique qui ne correspond pas à l'écriture courante, il convient de lui chercher des modèles. Les écrits de nature religieuse sont un bon terrain d'investigation, étant donné le persiflage satirique pratiqué dans le livre Une saison en enfer ou dans des pièces telles que "Génie". Une enquête sur les exemples antérieurs de poésies en prose est bien sûr d'importance, avec les exemples de Judith Walter, de Charles Cros et quelques autres. Et comme Michel Murat l'a souligné dans son livre L'Art de Rimbaud, la poésie en prose de Rimbaud relève d'un genre artiste et non d'un abandon à la prose en tant que telle comme ce fut le cas de Baudelaire, même si un morceau tel que "La Chambre double" ne manque pas d'intérêt pour une comparaison esthétique avec "A une Raison", "Matinée d'ivresse", etc. Rimbaud n'a pas adopté non plus le lyrisme expansif d'une prose poétique à la Maurice de Guérin, et il ne fait pas du Alphonse Rabbe. Et si la poésie en prose d'Aloysius Bertrand est elle-même fort artiste, les deux auteurs ne partagent pas vraiment une même manière d'écrire et d'organiser leurs idées poétiques. On va de Gaspard de la nuit d'Aloysius Bertrand à Stèles de Victor Segalen sans vraiment s'arrêter à Rimbaud, un Rimbaud qui peinerait à trouver ses semblables dans la pourtant vaste étendue des poèmes en prose du vingtième siècle. Rimbaud a une manière d'écrire, assez télescopée, qui lui est propre. Maintenant, il faut aussi considérer que les poèmes en prose ont une importante variété de modèles de référence en prose comme l'atteste aisément les présentations alinéaires très contrastées entre poèmes des Illuminations.
Rimbaud jouant sur la scansion et les répétitions, on pourrait penser qu'il a médité les traductions en prose de pièces de vers de langues étrangères, mais il me semblerait assez vain de prendre cette idée tout à fait au sérieux. Elle me paraît restrictive à maints égards.
Un autre axe de recherche est celui des écrivains qui demeurent des poètes en prose. Il faut écarter ceux qui ont une réputation de prose poétique comme Chateaubriand. Gautier ou Nerval ne répondent pas pleinement à cette idée, et encore une fois on en revient à Victor Hugo "Lui, toujours lui" comme dirait l'auteur même des Orientales (à vous de trouver la référence).
Au plan du roman, nos traditions scolaires et universitaires nous font privilégier les romanciers réalistes ou quelque peu assimilables, et le fait que Rimbaud cite Flaubert dans la lettre à Andrieu de 1874 récemment divulguée n'est pas faite pour corriger le tir. Certes, Rimbaud manifestement s'intéressait à Flaubert et cela remet sur le tapis l'idée d'une influence notamment de La Tentation de Saint-Antoine parue à peu près au milieu de l'année 1874. Toutefois, l'écriture de Rimbaud ne ressemble pas  du tout à celle d'un Flaubert, ni à celle des frères Goncourt, encore moins à celle d'un Stendhal, et ainsi de suite, tandis qu'il n'a pu connaître qu'une mince partie de l'oeuvre de Zola, lequel est du point de vue de l'esthétique et du style un héritier de Victor Hugo. Rimbaud n'a pu connaître les nouvelles de Maupassant, ni de différents romanciers de la fin du dix-neuvième siècle, réalistes ou non.
Or, Rimbaud ayant une propension à une écriture plus spécifiquement romanesque, il conviendrait un jour de faire un panorama des romanciers connus du dix-neuvième siècle avant 1870 en quelque sorte, et on peut élargir cela à certaines formes de narration en prose qui ne sont pas romanesques, puisque Michelet peut aller de pair avec Hugo sur un certain plan d'expression poétique en prose.
On peut penser à Erckman-Chatrian, à Paul Féval, à Eugène Sue, et à tant d'autres, et puis il y a George Sand. C'est une romancière de premier plan au dix-neuvième siècle malgré le mépris d'un Baudelaire, et sa célébrité ne tenait pas exclusivement aux romans champêtres privilégiés par Proust ou par les universitaires au vingtième siècle. J'ai lu pas mal de romans de George Sand, mais j'avoue que les rapprochements ne s'imposent pas en foule à mon esprit. L'œuvre est vaste, il ne faut pas désespérer, et il n'est peut-être pas vain de privilégier aussi des œuvres moins connues mais de la décennie 1860, dans la mesure où le très jeune Rimbaud a dû avoir des lectures d'actualité qui ne sont pas devenues pleinement des classiques mais qui firent un tant soit peu autorité au moment où elles furent publiées.
George Sand développe l'idée d'une égalité entre hommes et femmes qui rejoint certains propos sur le monde des idées des femmes dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871, et elle a eu un engagement "socialiste", au sens de l'époque, en soutenant les mouvements révolutionnaires en 1848. Toutefois, en 1871, George Sand est sous l'influence bourgeoise de Gustave Flaubert, Maxime du Camp et d'autres, et elle manifestera une haine de la Commune qui ira jusqu'à se réjouir des exécutions et du massacre non encore baptisé de la Semaine sanglante. Sand s'est exprimée dans la presse contre la Commune, notamment dans un article du journal Le Temps, au début du mois d'octobre 1871, article que je n'ai pas encore lu, mais je prévois d'y remédier.
Ce revirement politique de George Sand entre 1848 et 1871 va nous intéresser plus loin, mais George Sand est aussi l'occasion de méditer un autre angle de recherches au sujet des modèles de la prose de Rimbaud. Je ne sais pas ou ne sais plus si un rapprochement entre la nouvelle de Sand "Ce que disent les fleurs" et le poème en vers "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" est anachronique ou non, je dois refaire la vérification, et de toute façon le rapprochement est surtout sensible au plan des titres, mais Sand a écrit plusieurs récits brefs publiés dans la presse qui ont l'allure de contes dans le phrasé simple "il y a", etc., et dans les mots choisis. Il y a aussi toute une enquête à mener sur les modèles de contes qui peuvent être à la source de la série "Enfance" ou du poème "Conte". Dans mon précédent article, j'attirais l'attention sur le fait qu'un récit court de Sand portait la mention en sous-titre "Nouvelle d'Hoffmann", ce qui ne cherchait nullement à tromper le lecteur, puisque dans les premières lignes du récit le personnage était décrit comme sortant de l'univers de Hoffmann, ce qui n'aurait aucun sens si à tout prix on voulait faire croire que le romantique allemand tient la plume. Et je rapprochais cela du poème "Famille maudite" devenu "Mémoire" avec sa précision "d'Edgar Poe" en surtitre.
Rimbaud a parodié Armand Silvestre au début de l'Album zutique avec le quatrain "Lys", et je prétends que le quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." et le sonnet "Voyelles" cible également quelque peu les deux premiers recueils en vers du même Silvestre. Or, dans "Lys", Rimbaud fait discrètement allusion à la préface de Sand au premier recueil de poésies de Silvestre paru en 1866, et notamment à la formule inspirée de Molière de "spiritualiste malgré lui", avec les "clysopompes d'argent". Rimbaud épingle un poète d'origine toulousaine qui a écrit contre la Commune, tout comme la patronne qui l'a initialement parrainé. Qui plus est, on n'avait pas manqué de remarquer que Sand avait dû trouver d'autant plus piquant de préfacer le premier recueil de ce poète lyrique qu'elle avait l'année précédente, en 1865, publié un roman intitulé Monsieur Sylvestre, nous avions un parfait homonyme au glissement près du "y" au "i" ou du "i" au "y" selon le point de vue que l'on adopte. Et Rimbaud semble jouer sur cette étrangeté dans son quatrain "Lys", puisque le mot peut s'orthographier "lis" et que de toute façon il transforme le poète Silvestre en personnage d'un roman de Sand le spiritualiste Sylvestre. Il faut d'ailleurs noter que le roman Monsieur Sylvestre a eu une suite en 1866 intitulée Le Dernier amour, suite disponible actuellement sur le marché au format de poche.
Rimbaud écrit d'ailleurs son quatrain "Lys" en octobre 1871, selon toute vraisemblance en tout cas après la rencontre d'Armand Silvestre au dîner des Vilains Bonshommes à la toute fin du mois de septembre, et de fil en aiguille il n'est pas aberrant de penser que Rimbaud a écrit son quatrain après le 3 ou le 4 octobre, et donc après avoir pris connaissance de l'article de George Sand contre la Commune paru dans le journal Le Temps. On voit qu'il est plus que temps de consulter cet article d'époque...
Au-delà de toutes ces convergences, il y a maintenant le cas particulier de passages en prose de Rimbaud. Dans Une saison en enfer, Rimbaud s'écrie : "La ville est rouge ou noire", caractérisation synthétique de la ville assez remarquable. Or, en 1860, George Sand, la spécialiste des histoires champêtres, a publié un roman dans le milieu ouvrier, et il s'agit d'une idylle, d'une pastorale où les personnages parlent un langage des plus châtiés, mais au travers de ce roman la femme de lettres s'intéresse crûment aux questions sociales de son époque. Et ce roman sur le monde ouvrier s'intitule La Ville noire. Il paraît que le modèle de la ville du roman n'est autre, dans le Puy-de-Dôme, que la ville de Thiers, ça ne s'invente pas ! Le nom Thiers n'est tout de même pas mentionné dans le roman. Il s'agit d'une ville qui concentre une activité industrielle le long d'un cours d'eau et à proximité d'une cascade. La "ville noire" désigne la partie ouvrière de la ville, et George Sand joue sur le symbolisme usuel du bas et du haut en opposant la ville basse des ouvriers, la ville noire, à la ville haute, la ville "peinturlurée", la ville où le bourgeois rit "sous de faux cieux" pour citer "Bonne pensée du matin", la ville haute attire à elle les énergies, les désirs, tout comme les barques sont tirés vers la mer, "étagée là haut comme sur les gravures". Il est question dans "Ouvriers", le poème de Rimbaud, d'un couple traînant sa jeune misère, malgré les aspirations de l'homme, et dans La Ville noire, dès les premières pages, on a une opposition entre un ouvrier marié avec deux enfants qui ne peut épargner, qui n'a plus d'espoir d'ascension sociale et qui parle donc de sa misère, tandis qu'un jeune de 24 ans célibataire peut encore espérer aller trouver une place à l'échelon supérieur, avec un poste de commerçant dans la ville haute. Il est aussi question de charité sociale, de l'opposition de deux amitiés comme il est question de deux amours dans Une saison en enfer, etc. Je ne suis pas en train de déterminer par des rapprochements frêles que le roman de Sand est une source à plusieurs écrits de Rimbaud. Ce que je souligne, c'est que Sand et Rimbaud appartiennent à une même époque, et que des échos évidents se manifestent entre leurs deux œuvres, échos qui peuvent profiter à une meilleure compréhension de l'œuvre plus spécifiquement hermétique d'Arthur Rimbaud.
Nous rencontrons aussi un thème d'époque du personnage dont les idées considérées comme utopiques l'amènent à être rejetés par les autres hommes et à devenir fou. Au dix-neuvième siècle, la folie, surtout en tant que thème littéraire, est souvent associée à cette perte d'intégration sociale de l'idéaliste ou du rebelle, thème nettement présent dans Une saison en enfer, et cela permet encore de jeter une passerelle entre le roman sandien de 1860 et la poésie rimbaldienne.
Or, en 1860, Sand prend ses distances avec les idées révolutionnaires, dénonce les utopies sociales, et dans le roman La Ville noire on a l'expression du désenchantement grinçant, une sorte de Nous nous sommes tant aimés dans l'analyse psychologique des personnages. Le héros masculin veut passer à une classe sociale supérieure et coincé par diverses raisons dans la ville industrielle il connaît une rédemption par l'amour en quelque sorte, le roman idyllique se finissant par un mariage. Et le seizième et ultime chapitre offre alors sur plusieurs pages un rendu en prose d'une composition en vers de cet ouvrier un peu fou, Audebert, que j'évoquais ci-dessus. Et ce qui m'a frappé, c'est la ressemblance formelle avec le passage lyrique plein d'injonctions du poème "Après le Déluge" :

   - Sourds, étang, - Ecume, roule sur le pont, et par-dessus les bois ; - draps noirs et orgues, - éclairs et tonnerres, - montez et roulez ; - Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges.
Il va de soi que Rimbaud joue sur la métaphore révolutionnaire du peuple émeutier qui devient flot, à la suite de toute une culture historique où prime la référence hugolienne. Il est aisé de constater la scansion poétique simple, avec le moyen premier des répétitions de phonèmes ou de mots, avec le moyen rythmique premier des coordinations binaires. Mais Rimbaud ne s'inspire-t-il pas d'un modèle en prose ou d'un modèle de chant ?
Il n'est pas question visiblement dans "Après le Déluge" de critiquer l'abandon au mariage du roman sandien, encore qu'il soit question de fausseté des idylles avec une "Eucharis" prétendant annoncer le printemps, mais tout au long de son roman ouvrier Sand déploie une métaphore de l'eau qui coule, jouant sur le fait que la ville noire est construire autour d'une cascade. Au milieu du roman, ce qui va renverser la situation et commencer à rapprocher le couple des héros, c'est précisément un torrent qui a failli emporter la maison du héros et c'est la femme Tonine qui sauve l'homme de la noyade. Et, dans le poème d'Audebert "adapté" en prose par Sand à la fin de son roman, quelle n'est pas notre stupeur au milieu de mentions de "chœur", "récitatif", "strophes", "cantate", de tomber sur la reprise d'éléments martelés dans trois alinéas étonnamment proches d'allure de celui que nous venons de citer de Rimbaud.
Citons le "chœur" qui débute la transcription (édition Le Temps des cerises, 2022, p. 183) :

   Taisez-vous, rouages terribles ! Tais-toi, folle rivière ! Fers et feux, enclumes et marteaux, voix du travail, faites silence ! Laissez chanter l'amour ; c'est aujourd'hui la fête d'hyménée.

Ce chœur reprend de la voix plus loin (page 186) :

   Et maintenant, criez, rouages terribles ; maintenant, chante et bondis, folle rivière ! Fers et feux, enclumes et marteaux, voix du travail, commandez la danse ! Vous ne couvrirez pas les voix de l'amour. C'est aujourd'hui la fête d'hyménée.
Et cela revient en conclusion de la pièce (page 190) à trois paragraphes de la fin du roman lui-même :

   Et maintenant criez, rouages puissants ! Chante et bondis, rivière bénie ! Fers et feux, enclumes et marteaux, saintes voix du travail, commandez la danse. Vous ne couvrirez pas les voix de l'amour ; c'est aujourd'hui la fête d'hyménée !

Que Rimbaud ait lu ou non ce passage du roman de George Sand, les ressemblances ne sauraient être considérées comme anodines, puisqu'il n'est pas possible de ne pas considérer le discours du poème "Après le Déluge" comme un pied-de-nez, un parfait contrepied, à la pensée développée par Sand en 1860 !

samedi 25 mars 2023

Interlude : pourquoi une contradiction dans Théorie du vers et remarque à propos de la mention "d'Edgar Poe"

Pendant que Circeto s'impose en membre de la revue Parade sauvage en ayant pris son bien dans un article non publié sur ce blog par une personne qu'il déteste, ce qui à mon avis ne doit pas le rendre spécialement heureux mais bon... (pour briller en ayant de l'estime de soi-même, ce n'est pas le plus judicieux), je continue sur ma lancée avec la recension du livre Théorie du vers de Cornulier. Je suis en train de patiemment étudier à quel moment on a vraiment l'affirmation (illusoire selon moi) d'une réalité du semi-ternaire qui se met en place. Au-delà de Théorie du vers, il me faudra accéder à la thèse de Gouvard, et je rendrai compte aussi de l'étude sur le sonnet "Ma Bohême" de Cornulier paru dans la revue Littératures en 2006 et de son article plus récent sur les trimètres d'Agrippa d'Aubigné et Pierre Corneille. C'est un sujet important. Il faut bien comprendre que Cornulier constatait bien évidemment les audaces à la césure et comme ces audaces étaient surabondantes dans le cas des poèmes "nouvelle manière" de 1872 et donc pour les vers de douze syllabes dans le cas des deux pièces "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,..." et "Mémoire" (avec la variante "Famille maudite"), Cornulier pouvait envisager de considérer qu'il n'y avait donc pas de césure et qu'il avait affaire à des poèmes non pas en alexandrins, mais en vers de douze syllabes purs. Cornulier ne s'est pas foncièrement arrêté, même s'il y a pensé, à l'idée d'une lecture métrique forcée tout du long et a autant de provocations à une reconnaissance métrique normale. Or, en 1982, il s'appuie nettement sur l'idée de sa loi de perception des huit syllabes qu'il applique à tous les poètes, y compris Rimbaud, alors même qu'il prétend que la majorité des gens n'ont pas une reconnaissance de la limite des huit syllabes. Mais le problème ne s'arrête pas là. La thèse de Cornulier, et qui est juste, c'est qu'on peut avoir le sentiment d'égalité de successions identiques. On peut avoir la perception d'un même nombre de syllabes qui revient vers après vers, vers de une à huit syllabes, on peut avoir une perception d'égalité pour des combinaisons, soit des combinaisons d'hémistiches quatre plus six pour le décasyllabe littéraire, cinq plus cinq pour le décasyllabe de chanson, six plus six pour l'alexandrin, soit des combinaisons de vers : 3+5 ou 8+6+6, etc. Or, avec la thèse du vers d'accompagnement, on a des anomalies. En Italie, apparemment, je ne suis pas spécialiste de leur versification, on peut intervertir les hémistiches du décasyllabe de temps en temps. L'essentiel du poème a un décasyllabe de quatre et six syllabes, mais de temps en temps on peut opter pour l'ordre inverse six puis quatre syllabes. Cette inversion existe-t-elle en français ? C'est un premier problème. Elle n'apparaît nulle part dans la poésie française du XVIe au XIXe siècle. Verlaine ne la pratique pas. Voltaire, et encore pour une petite partie de son oeuvre en vers, serait le seul candidat à un recours partiel à cette spécificité italienne.
Dans le cas des alexandrins, c'est le trimètre qui est vers d'accompagnement. Le poème tout en trimètres n'existe pas avant l'époque parnassienne, et rareté absolue j'ai trouvé un poème tout en trimètres sous la plume de Charles Coran. En 1982, Cornulier envisageait déjà que le trimètre n'empêchait pas de considérer la pertinence de la césure normale, mais ce n'était pas si clair, et la thèse de Cornulier que cette fois-ci je ne soutiens pas c'est que les la familiarisation des oreilles avec le trimètre a favorisé l'émergence d'alexandrins sans césure normale. Et Cornulier constatant que dans ce dérèglement progressif les vers ayant des allures ternaires se disloquaient en types 5-3-4 ou 3-5-4 ou 4-5-3 ou 4-3-5 au-delà donc du parfait 4-4-4 a théorisé un semi-ternaire, hérité de Martinon mais adapté à sa sauce, qui supposait un point d'appui sur l'une ou l'autre des deux bornes externes du trimètre, et qui se légitimait sur l'idée de la limite des huit syllabes, sauf que la limite des huit syllabes n'existe qu'en fonction d'une reconnaissance de récurrence à l'identique. Un 4-8 ou un 8-4 au milieu de 6-6, cela n'a objectivement rien à voir avec la limite de reconnaissance d'une égalité entre segments de huit syllabes. C'est pour ça que je parle de contradiction interne majeure dans Théorie du vers. La thèse de la stabilité du semi-ternaire ne rendait pas indispensable de s'acharner à montrer les effets de sens et la permanence de la césure normale entre deux hémistiches de six syllabes, premier effet dommageable, mais en plus elle n'est pas cohérente avec les lignes directrices qui fondent la réflexion métrique de Cornulier.
Cette question du semi-ternaire revient dans la thèse de Gouvard soutenue au début des années 1990 environ et publiée un peu avant le nouveau millénaire.
En plus, toute l'analyse des vers classés dans le semi-ternaire devient historiquement différente et par moments problématique quand on repose les choses à plat.
Cornulier sait cela, puisque je lui en ai directement parlé, mais après personne n'a conscience du problème. Et c'est l'histoire générale de l'alexandrin français qui est en cause, ce n'est pas qu'une histoire de spécialistes de Rimbaud. Tout professeur d'université qui parle des alexandrins de Racine et Corneille, tout autre qui parle de Ronsard, Régnier et Aubigné, tout autre qui parle d'Hugo, Vigny et Lamartine, tout autre qui parle de Baudelaire et Mallarmé, tout autre qui parle de Banville et Leconte de Lisle, tout autre qui parle de la versification au vingtième siècle, tous doivent savoir de quoi ils parlent.
Le semi-ternaire, c'est la thèse qui doit encore voler en éclats pour que le public reconsidère enfin le problème des effets de sens à la césure dans la poésie de Rimbaud et de Verlaine, mais aussi d'Hugo, Baudelaire, Banville, Leconte de Lisle, Mallarmé et compagnie. C'est aussi indispensable pour qu'on comprenne pourquoi au début du vingtième siècle ils ont dit n'importe quoi sur la libération des césures.
Puisque notre cerveau n'identifie pas le nombre syllabique lui-même, et qu'il n'y a pas d'égalité dans le semi-ternaire, il n'y a aucune raison de donner un primat aux mesures 4-8 et 84, avec sous-découpage 5-3 ou 3-5 de la mesure, par rapport à des découpages 2-5-5, 3-6-3, 5-2-5, etc.
Toute l'analyse du semi-ternaire est à refaire, et il n'y a pas un spécialiste de versification qui a envisagé le problème, pas un !
Dans Théorie du vers, les chapitres sur la mesure complexe avec le vers d'accompagnement trimètre n'entre pas eux-mêmes dans la définition du semi-ternaire, cela vient empiriquement sur le tard lors de l'étude statistique des poèmes de Rimbaud, Verlaine et Mallarmé. J'ai besoin de temps pour démêler tout ça.

Mais, pour patienter, une idée qui m'est venue. Rimbaud a écrit une première version de "Mémoire" intitulée "Famille maudite" avec le sous-titre "d'Edgar Poe". Or, vu que la théorie des correspondances vient selon les dires de Baudelaire de E. T. A. Hoffmann, et vu que Poe a été pour Baudelaire une sorte de Hoffmann américain à traduire, je signale à l'attention qu'il existe une courte nouvelle de George Sand en deux pages je crois avec deux parties numérotées en chiffres romains, qui a pour sous-titre "Nouvelle d'Hoffmann". Mais la nouvelle ne m'a pas semblé offrir de rapprochements intéressants, ce qui m'a frappé c'est la similitude d'implication des sous-titres "Nouvelle d'Hoffmann" et "d'Edgar Poe" pour des récits courts, du coup "apocryphes".

dimanche 19 mars 2023

Les pieds dans la guerre (quarante à cinquante ans de théorie du vers)

Je commence ici une recension critique de l'ouvrage Théorie du vers et je verrai les prolongements que mon humeur et mes disponibilités permettent de lui donner pour l'instant. Parmi les sujets que je vais aborder, il va y avoir la fameuse question du semi-ternaire. Je pense développer une méthode de remise à plat d'un ouvrage vieux de quarante ans qui véhiculait des contradictions internes malgré des conclusions neuves de bon sens. La guerre pour la lecture métrique forcée des vers seconde manière de Rimbaud commence. La victoire m'est assurée, il s'agit seulement de savoir quand elle sera admise...

***

Retour sur l’ouvrage Théorie du vers (novembre 1982), après quarante ans

 

Je ne m’intéresse pas ici à un débat sur l’antériorité du livre de Jacques Roubaud La Vieillesse d’Alexandre, ouvrage que je possède et que je pourrai traiter ultérieurement. Je pars du principe que Cornulier était un jeune chercheur à l’époque, que son ouvrage et au moins ses premières publications sur la versification sont quasi contemporains du livre de Roubaud, et je considère qu’écrivain publié dans la collection Poésie Gallimard le travail de Roubaud n’est de toute façon pas inconnu des universitaires et spécialistes de versification. Disons tout de même que, dans la bibliographie de Théorie du vers, Cornulier a recensé deux articles de Roubaud parus l’un en 1974 : « Mètre et rythme de l’alexandrin ordinaire » (Langue française, 23, p.41-53), et l’autre en 1975 : « La destruction de l’alexandrin » (Change de forme, p. 87-93, collection 10/18). C’est à l’évidence ces deux articles qui fixent définitivement l’antériorité de Jacques Roubaud. Malgré une influence sensible de Roubaud sur les pratiques de Cornulier qu’on retrouvera dans des écrits ultérieurs (traitement de la ponctuation ou importance conférée au poème « Qu’est-ce pour nous, mon Cœur,… »), la modélisation proposée par Cornulier me semble plus aboutie que celle du livre La Vieillesse d’Alexandre. J’y trouve des points de débat, des hypothèses de travail et des perspectives qui ne sont pas dans l’ouvrage de Roubaud. Par ailleurs, alors que Roubaud ne semble pas avoir donné de suite à son livre de 1978, Cornulier a mené une carrière entière à approfondir la réflexion sur le vers et a publié un nombre assez conséquent de commentaires de détail de poèmes en vers rimbaldiens.

Avant ce livre de 1982, Cornulier a publié un long article de synthèse de ses idées en 1980, et c’est dans cet article notamment que Cornulier a traité comme un jeu sur l’étymologie l’enjambement de mot « péninsules » du « Bateau ivre », ce que Michel Murat a repris dans son ouvrage L’Art de Rimbaud. En revanche, cette identification d’un jeu de mots et cette proposition d’un effet de sens sont absentes du livre de 1982, ce qui signifie aussi que la valeur des effets de sens n’avait pas une importance arrêtée dans l’esprit de Cornulier à l’époque. J’aimerais traiter d’un autre livre de Cornulier sur la métrique L’Art poëtique paru en 1994 ou 1995, mais je n’en possède aucun exemplaire personnel pour l’instant. J’ai aussi perdu pas mal de documents suite à une inondation. Je verrai comment compenser ces pertes dans le cadre d’un article traitant de l’évolution de la réflexion métrique de Cornulier, Rocher, Bobillot, Gouvard et quelques autres. Je souhaite aussi expliquer un jour toute la préhistoire du renouveau métrique imposé par Roubaud puis Cornulier en exploitant un jour tout ce qui a été dit par des chercheurs antérieurs comme Philippe Martinon, George Lote et en exploitant aussi des ouvrages peu connus du XVIIe ou du XVIIIe siècle, comme j’espère un jour fixer la réflexion sur l’évolution du vers entre les mains des poètes romantiques en traitant du traité de Wilhelm Ténint ou des « pensées » de Joseph Delorme, l’écrivain fictif porte-parole de Sainte-Beuve.

La couverture et les pages en hors-d’œuvre de Théorie du vers fourmillent de petites informations. L’ouvrage a été publié aux Editions du Seuil dans une collection « Travaux linguistiques » dirigée par Nicolas Ruwet. Je ne vais pas trop m’avancer, mais le patronage de Ruwet ne saurait être complètement anodin, et la collection contient aussi des titres de Noam Chomsky. Le sous-titre de l’essai a son importance en réunissant les trois poètes « Rimbaud, Verlaine, Mallarmé ». Sur la quatrième de couverture, nous apprenons que Cornulier s’est intéressé à un poète contemporain à la mode à l’époque, Yves Bonnefoy. Il a visiblement renoncé à en faire une étude miroir face à la projection dans le passé autour des trois grands noms du dix-neuvième siècle. Je vais citer l’accroche de quatrième de couverture, mais comme Cornulier a initialement « publié des études de sémantique et de pragmatique », on apprend sur les premières pages de Théorie du vers que Cornulier a publié un premier livre en anglais dans la veine de la linguistique pragmatique Meaning detachment en 1980. J’ai déjà eu entre les mains ce que je crois une adaptation en français de cet ouvrage sous le titre Effets de sens. C’est un domaine de recherches qui n’a rien à envier à la réflexion métrique. Il s’agit d’un courant de réflexion philosophique et linguistique d’origine américaine. Il faut citer Grice (le plus important, mais il n’est pas traduit en français), Austin (« Quand dire, c’est faire » (première moitié du l’ouvrage avant qu’il s’emmêle les pinceaux), Le Langage de la perception (son meilleur ouvrage, quoique moins connu)), Dan Sperber et Deirdre Wilson (La Pertinence). Dans le domaine français, outre Dan Sperber, on a les ouvrages de François Récanati et ceux, plus à l’intention d’un public de chercheurs universitaires, de Kerbrat-Orecchioni.

Dans la section des « Remerciements », Benoît de Cornulier inclut quelques mentions décalées parmi lesquelles Antoine Fongaro, Jean Molino, Monique Parent, Maurice Gross, Jean Mazaleyrat, Victor Hugo. L’allusion aux réticences d’époque contre l’idée d’une régularité des césures des alexandrins apparaît avec évidence dans la séquence suivante : « Jean Molino (pour m’avoir encouragé avec ses critiques), Monique Parent (pour m’avoir découragé par ses critiques) ».

Il convient de citer un extrait de la note 1 page 16 de Théorie du vers pour mieux entrevoir de quoi il retourne : « Le poète Yves Bonnefoy, à qui j’avais envoyé le test des « Djinns boiteux », tout en soulignant que ce test le plaçait sur un plan qu’il ne ressent nullement comme le sien, m’écrit (22-5-1980) : « Je dois quand même vous dire que vos « vers faux » m’ont sauté aux yeux et aux oreilles à la première seconde, et j’imagine mal que tout vrai lecteur de la poésie puisse ne pas les sentir, avec le sentiment de dérèglement au passage ? […] Monique Parent a publiquement soutenu (à ma soutenance de thèse d’Etat) qu’elle reconnaissait l’égalité en nombre syllabique jusqu’à 12 syllabes et plus, fait extraordinaire qu’il ne m’a pas malheureusement pas été donné de contrôler. »

Parent et Bonnefoy ont manqué une occasion de se taire. Bonnefoy a écrit sur Rimbaud et il n’a formulé aucun avis expert sur les vers déréglés de la poésie rimbaldienne, tandis que Parent, si on suit les conséquences de ses prétentions, déclare que de temps en temps en lisant un roman elle est surprise par le charme d’une consécution de deux segments phrastiques de dix-sept syllabes chacun. La mauvaise foi des réponses est patente et cela nous rappelle que le sujet métrique a été particulièrement polémique et il faut bien comprendre encore que, même si les résultats de Cornulier sont désormais plus ou moins acquis, l’héritage de ces anciennes crispations demeure. Il demeure un certain mépris pour la réflexion froide accordée aux questions de versification, il demeure une prétention à un goût absolu permettant de juger avec assurance de la valeur d’un texte poétique.

Voici maintenant le début de l’accroche de quatrième de couverture qui fixait les prétentions du renouveau en cours des études métriques en 1982. Cette accroche, comme vous pouvez vous en apercevoir, était intensément polémique et pouvait braquer une partie du public, offensé ou susceptible, d’où l’intérêt de relire ce message à tête reposée, le travail du temps ayant fait son effet :

 

Pour la première fois, les concepts de la théorie du vers français sont soumis à des tests « psychométriques ». Il en ressort que des amateurs de poésie et même des acteurs de la Comédie-Française ne sont pas capables de repérer à tout coup l’inégalité en nombre syllabique dans des vers de plus de huit syllabes ; la mesure par un nombre supérieur à huit n’est donc pas accessible à la perception. Autre résultat décevant pour les « pythagoriciens » : le seul rapport arithmétique qui se montre reconnaissable entre nombres syllabiques, est l’égalité. Tirer rigoureusement les conséquences de ces observations oblige à réviser en profondeur la théorie du vers. Or, reconstruire avec les seuls concepts de succession, de nombre syllabique et d’égalité, elle fournit une description mieux ajustée du répertoire des vers français : on trouvera donc ici un véritable traité de versification. […]

 

Dans son « Avertissement », Cornulier annonce un ouvrage en deux parties, une partie « Notions de métrique », qui « invite d’abord le lecteur à une réflexion sur ce que le vers est pour lui, à la lumière de son expérience personnelle et irremplaçable du vers faux […] ». En clair, nous allons parvenir à plusieurs conclusions à partir de tests écrits auxquels nous nous soumettons de bonne foi, personne n’étant là pour juger de la prestation. La deuxième partie « Méthode en métrique » va proposer un format d’analyse applicable aux alexandrins de Rimbaud, Verlaine et Mallarmé. Et cette fois, ce sera « à la lumière des formes d’alexandrins que ces poètes n’emploient pas. »

Je ne tiens pas à m’attarder trop longtemps sur la première partie, puisque l’intérêt serait que vous vous mettiez à l’épreuve des tests. Cornulier a exploité le poème des Orientales d’Hugo où la mesure du vers varie de strophe en strophe permettant en une seule lecture une revue des vers de deux à huit syllabes, et du décasyllabe. Cornulier émet un jugement réservé sur la performance esthétique de Victor Hugo. L’impact de l’allongement et du rétrécissement des vers sur le lecteur est essentiellement visuel, puisque c’est uniquement par la vision des vers sur le papier que le lecteur a une idée d’approche et d’éloignement de la menace des « djinns ». Mais surtout, Cornulier a touché au texte hugolien pour que nous éprouvions notre capacité à identifier un vers faux. En effet, si nous sommes sensibles à l’égalité des vers, nous devons automatiquement identifier un vers qui dénote dans l’ensemble. Les strophes sont de huit vers. Les quatre premiers vers ne sont pas touchés, ils donnent la mesure, et c’est toujours dans les quatre derniers vers d’une strophe que se glisse un vers faux. Je ne vais pas les identifier ici. J’aurais des remarques à faire, mais je vous gâcherais la possibilité de vous essayer à l’exercice.

Le premier enseignement est celui de la « Limite de la capacité métrique en français », définition donnée à la page 16 de l’ouvrage : « la reconnaissance instinctive et sûre de l’égalité exacte en nombre syllabique de segments voisins rythmiquement quelconques (c’est-à-dire égaux uniquement en nombre syllabique total) est limitée, selon les gens, à 8 voyelles, ou à moins. »

La suite de l’ouvrage va affiner le constat, mais il a déjà de quoi faire jaser, et Cornulier ne se prive pas de défier son lecteur, comme quand il dit à la page 17 que beaucoup de gens n’aimeraient pas entendre que bien des poèmes, « Mignonne, allons voir si la rose… », etc., sont « un peu au-delà de leur capacité métrique. Cornulier précise bien qu’il fixe une limite maximale sans en fixer une minimale. Parmi les gens qu’il a testés empiriquement, Cornulier n’a toutefois identifié que trois personnes qui reconnaissaient sans effort un vers faux parmi de longs vers de huit syllabes, lui-même, un « P. C. » qui pourrait être l’un de ses parents, et un certain « M. L. » (Marc Lambret ?), plusieurs autres noms sont cités dans une note de bas de page et on a donc une majorité de gens qui n’atteignent pas cette limite. Cette limite de perception serait invariable dans le temps et tous les humains n’ont pas la même limite. Cornulier n’a toutefois pas prouvé sa loi, puisqu’il ne s’est prêté qu’à des tests empiriques sur un échantillon humain problématique. Cette idée de loi n’est pas de lui, on apprend dans les pages suivantes qu’il réagit à toute une tradition de critique métrique. En 1913, Philippe Martinon avait parlé d’une limite à cinq syllabes, et c’est à lui que Cornulier fait remonter la paternité de l’idée à la page 18 et il salue également l’idée astucieuse de Martinon de comparer cette perception à la vue de « petits pois sur une assiette ». La métrique du vers se déploie dans le temps, mais cette perception ne consiste pas à compter les syllabes sans effort, il s’agit d’un sentiment d’évidence immédiat comme pour une représentation spatiale nous verrons du premier coup d’œil si deux tas forment le même nombre de petits pois ou non. Cornulier pense aussi aux formes géométriques pour plaider l’immédiateté de la perception. La forme du triangle ou celle du carré nous dispensent de compter les côtés. Cornulier cite d’autres auteurs qui ont développé une telle thèse de la limite de perception du nombre de syllabes, car la théorie a fait florès, même si cela n’est pas connu. Il fait en particulier état des ouvrages de P. Fraisse, auteur trois fois mentionné dans la bibliographie : Psychologie du temps chez PUF en 1957, Psychologie du rythme en 1974 (ce qui nous met dans la période de maturation des thèses de Cornulier, en entrant en résonance avec Critique du rythme de Meschonnic et les premiers articles cités plus haut de Jacques Roubaud), et un article coécrit avec C ; de Matzkin en 1975 : « Empan mnémonique et empan numérique de deux ensembles successifs de lettres ou de points », L’Année psychologique, 75, p. 61-76. Qu’est-ce qu’une perception de nombre si on ne compte pas les unités une par une ? Fraisse essaie de faire une théorie et mesure de la « capacité de stockage et de rétention en mémoire à court terme ». Cornulier évoque aussi très rapidement le cas des musiques à trois ou quatre temps, et c’est bien aussi d’une telle forme de perception qu’il peut être question ici. Cornulier s’attaque en particulier à l’ouvrage alors à la mode de Jean Mazaleyrat. Celui-ci, au lieu de considérer le caractère exo-métrique du vers, son égalité par rapport à des voisins, développait une théorie endo-métrique. L’harmonie était dans le vers lui-même, grâce à la distribution des accents, mais toutes les segmentations étaient permises. Mazaleyrat lisait la prose ou les vers avec la même manière de placer des accents et sans pouvoir rencontrer un segment de prose illisible métriquement. Quel intérêt d’une théorie qui ne fait aucune différence entre la prose et le vers ? Cornulier dénonçait aussi l’illusion de Mazaleyrat qui croyait que les proportions et gradations étaient immédiatement perceptibles aux lecteurs. Une suite de quatre et six syllabes peut-elle être perçue comme l’équivalent d’une suite de deux et trois syllabes, au prétexte de la proportionnalité ? Cornulier dénonce l’idée que notre perception serait approximative, il considère qu’elle est exacte ou n’est pas. Pour appuyer son idée, Cornulier souligne que des gens très doués pour reconnaître un vers faux dans des vers de huit syllabes ne parviennent pas spontanément à dire de combien de syllabes il y a un écart entre le vers faux et l’octosyllabe de référence. A la note 1 de la page 15 et à propos des « Djinns » de Victor Hugo, Cornulier écrit ceci : « Il est douteux qu’une progression d’une syllabe par strophe soit sensible dans son exactitude […] ». Cette critique écorne quelque peu la prétention artiste du grand romantique, lequel peut être pardonné dans la mesure où il ne s’est adonné qu’à un jeu occasionnel. Cependant, dans le poème « Guerre » des Illuminations, j’ai fortement l’impression que Rimbaud a joué avec ce procédé de gradation :

 

A présent, l’inflexion éternelle des moments et l’infini des mathématiques me chassent par ce monde où je subis tous les succès civils, respecté de l’enfance étrange et des affections énormes. […]

 

Ce serait rabaisser Rimbaud au rang des thèses de Mazaleyrat d’envisager une progression humoristique subreptice dans ce passage en prose. Certes, il faut opérer une élision sur l’adjectif « éternell’ », mais on a une mesure de trois donnée par le syntagme « A présent », puis trois mots de trois syllabes, le « e » de fin de mot tombant comme une fin de vers dans ce raisonnement : « A présent », « l’inflexion », « éternelle », « des moments », égalité syllabique plus lourde rendant une impression physiologique de l’idée de poids de ces moments toujours les mêmes, et nous avons à partir de la mention « et l’infini » un étirement syllabique, toujours en phase avec le sens, l’infini des mathématiques irait de pair avec un démarrage de gradation syllabique : « des moments » dernier membre de trois syllabes, « et l’infini » passage à quatre syllabes, « des mathématiques » cinq syllabes avec élision du « e » final comme pour « éternelle » et enfin une séquence possible de six syllabes « me chassent par ce monde ». Si la critique du travail de Mazaleyrat est sans appel, j’ai du mal à accepter un rejet de l’hypothèse de travail sur ce passage en prose de Rimbaud sans autre forme de procès. La suite de la phrase est elle-même éloquente au plan de la syllabation. La relative « où je subis tous les succès civils » offre un caractère étonnant : « où je subis (4) tous les succès (4) civils » La symétrie des deux membres de quatre syllabes peut être dégagée par le fait que les deux mots de deux syllabes qui les bouclent ont la même amorce « su- ». Le mot « civils », reprend au plan auditif le [s] initial de « succès » et « subis », et ses deux « i » entrent en résonances avec celui de « subis ». Du point de vue de la prosodie (c.-à-d. l’organisation des voyelles et consonnes), on a des effets qui peuvent rendre sensible à la syllabation. Or, la suite de la phrase conforte cette impression, puisque nous avons deux membres de phrases tous deux ponctués par un adjectif de deux syllabes (comme « civils ») qui ont en commun un « é » initial (« étrange », « énorme »), et le premier des deux crée une scansion marquée par rapport au nom auquel il se rattache par l’assonance nasale (« enfance étrange ») : « respecté de l’enfance étrange et des affections énormes. »

Je pourrais abandonner ma thèse d’une organisation syllabique recherchée par Rimbaud dans ce passage précis du poème « Guerre » et me ranger aux arguments puissants de Cornulier, mais je ne le ferai pas, parce que je sens bien que quelque chose ne va pas, que tout n’a pas été dit sur la question. Les tests montrent en effet que le lecteur ne saurait prétendre à une conscience pérenne des gradations d’une syllabe entre deux segments dans un texte. Et Cornulier envisage le problème tant du point de vue de la lecture que du point de vue de la création poétique. Le problème que j’ai avec le passage de « Guerre », c’est qu’il ne s’agit pas d’identifier des constantes dans la prose rythmée de Rimbaud, mais des opérations ludiques locales. Par ailleurs, je reproche à Cornulier de chercher dans les poèmes en prose la validité métrique, alors que ce qui pour moi est pertinent la perfidie provocatrice de la création poétique rimbaldienne en prose. Face aux exemples de douze syllabes depuis longtemps cités : « Arrivée de toujours, qui t’en iras partout », « J’ai seul la clef de cette parade sauvage », « C’est aussi simple qu’une phrase musicale » (dernière citation provenant du poème « Guerre »), Cornulier réagit en considérant que les règles métriques n’étant pas respectés, cela le premier exemple peut s’imposer à l’esprit comme vers, et encore c’est une concession, comme qui dirait « à la limite ». Ma réaction est de trouver au contraire que les corruptions sont de l’ordre d’un fait exprès tendancieux. Mais, tout ceci concerne l’analyse d’une syllabation en prose, dans le cadre de la théorie du vers, le rejet des thèses de la progression d’une syllabe est parfaitement fondé.

En revanche, le problème qui se dessine est celui de la limite à huit syllabes. D’autres formules avaient déjà été proposés. Martinon était amusant qui la pensait à cinq syllabes, alors qu’un alexandrin est composé d’hémistiches de six syllabes, mais Cornulier nous rappelle que Martinon est un adepte de la césure mobile et nous pouvons ajouter que Martinon était même sous l’influence trompeuse de la théorie de l’alexandrin à quatre accents, le tétramètre de Quicherat. La limite de Cornulier coïncide avec un constat formel. Depuis le Moyen Âge, les poètes composent des vers simples jusqu’à huit syllabes, et au-delà ils placent une césure. Le bon sens de la thèse de Cornulier peut avoir un autre point d’appui. Plus un auteur compose de vers de huit syllabes, plus cela doit lui être pénible s’il n’a pas une conscience facile de l’égalité des vers entre eux, et ajoutons que quelqu’un qui reconnaît spontanément l’égalité de segments de huit syllabes entre eux aura en principe plus de prédispositions à créer des lignes syllabiques de six ou cinq syllabes que celui qui ne reconnaît pas l’égalité syllabique au-delà de quatre, cinq ou six syllabes. Toutefois, Cornulier introduit un ver dans le fruit. Il fait partie des rares à atteindre cette limite et la majorité des gens ne l’atteignent pas, ils sont même limités à six. Moi, personnellement, je reconnais les vers jusqu’à six syllabes, je reconnais même qu’il n’y a pas de vers faux comme annoncé dans une suite de vers de six syllabes. J’ai effectué le test de Cornulier lors d’un repas de rimbaldiens en 2002. Conférencier, je n’avais pas beaucoup dormi, mais je n’ai pas identifié le vers faux de sept syllabes, ni celui de huit syllabes. Avais-je manqué de sommeil ? Avais-je été perturbé après un sans-faute par le fait qu’il n’y avait pas eu de vers faux dans le premier test en vers de six syllabes ? En tout cas, le jeu avait été facile jusqu’à six syllabes, j’ai remarqué sans hésiter qu’il n’y avait pas de vers faux dans la séquence de vers de six syllabes, et malgré la perturbation j’ai identifié le vers faux ensuite parmi les vers de six syllabes. Quand je lis des vers, j’ai l’impression que ma limite doit être à sept syllabes. Je ressens nettement l’égalité jusqu’à six syllabes. C’est plus flou pour les vers de sept syllabes, mais je ressens encore une qualité musicale en général. En revanche, j’ai certainement du mal avec les vers de huit syllabes, je ne les ressens pas comme musicaux non plus et d’ailleurs je n’ai jamais trop aimé lire des vers de huit syllabes. J’aime bien lire les poèmes en vers de huit syllabes à la fin quand le texte me plaît, mais quand je jette un œil préalable au texte je me réjouis d’avoir un poème en alexandrins ou en vers de dix syllabes ou en vers de cinq syllabes, mais des strophes de vers de huit syllabes me font appréhender la lecture comme un possible ennui. C’est pour ça que je ne trouve pas idiote la remarque de l’actrice de la Comédie Française qui reconnaissant pas mal de vers faux, quand elle arrive à sa limite, dit que non seulement elle n’identifie pas un vers faux mais ne ressent même pas une petite musique. En clair, je souffre d’un handicap insurmontable qui m’empêchera à jamais de toucher à tout le domaine de la création poétique, une étendue me demeurera inaccessible. Ceci dit, au XIXe siècle, la pratique de la poésie se répand à un ensemble assez vaste de la société, l’alexandrin peut être un refuge à ceux qui ne maîtrisent pas le sentiment d’égalité au-delà de six syllabes, etc. Il faut quand même noter que Rimbaud a commis plusieurs vers faux dans ses copies manuscrites, cela concerne « Mémoire », et on peut parler du problème de métrique particulier à cette pièce, mais cela concerne aussi « Les Pauvres à l’église ». L’oubli dans ce cas peut être lié à la vitesse de transcription qui ne s’appuyant pas sur la mesure a fait l’impasse d’un bout de phrase. En revanche, un vers faux involontaire de sept syllabes apparaît dans la première copie connue de « Ce qui retient Nina ». Gautier et Hugo ont produit de nombreux vers de huit syllabes, mais si Rimbaud a quelque temps persévéré en la matière, il pouvait procéder par fermeté d’application persévérante et nous notons qu’à la fin il a préféré déglinguer la métrique sans retour. Il n’est pas impossible que Rimbaud ne percevait pas nettement lui-même l’égalité au-delà de six syllabes, ce qui pourrait paradoxalement expliquer son génie d’insolence envers la métrique. C’est une hypothèse à creuser, car il est délicat d’affirmer qu’évidemment, par respect pour eux, tous les poètes sont présupposés avoir en eux cette limite maximale réservée à une élite de lecteurs. Pour moi, Cornulier a purement et simplement escamoté cette difficulté en se disant qu’il n’y aurait jamais personne d’assez fou pour rompre en visière avec les convenances mondaines d’admiration des capacités parfaites des poètes d’élite.

Cornulier me semble oublier aussi de bien préciser une autre conséquence de sa loi. Cornulier n’adhère pas depuis le début à la thèse d’accents mobiles présents dans les hémistiches, ce qui fait que non seulement nous avons des vers simples n’excédant pas les huit syllabes, mais cette limite est à reporter aux hémistiches. Il ne peut pas y avoir d’hémistiche de plus de huit syllabes en poésie. Reste à déterminer si dans le cas, par exemple de Verlaine, l’absence d’hémistiche de plus de huit syllabes s’explique par ce fait psychologique dont il n’aurait pas nettement conscience ou si Verlaine appliquait aux hémistiches la réalité qu’il connaissait pour les longueurs de vers elles-mêmes. Cornulier soulève tout de même un problème intéressant. Dans la tradition française, les vers ont une longueur syllabique simple, mais dans d’autres traditions, et dans d’autres langues, nous avons des vers de huit pieds où chaque pied est composé de plusieurs syllabes. Les poètes perçoivent-ils l’égalité de segments de huit pieds ? Les grecs et les romains avaient des vers complexes combinant des syllabes brèves et longues, tandis que beaucoup d’autres cultures ont des voyelles accentuées nettement, comme l’anglais. C’est sans doute par singerie des compétences en d’autres langues qu’on a inventés de voir des accents non commandés par de quelconques règles dans les vers français. Or, il semble que les langues étrangères ou antiques semblent mettre en relief une tendance à un infra-repérage de cinq syllabes ou moins si j’ai bien compris.

Mais, peu importe que je me dépêtre tout comme vous dans certaines difficultés théoriques, car je sais pour la suite de mon propos ce que je dois mettre en avant. Cornulier va parler de semi-ternaires dans les alexandrins dans la suite de son ouvrage, il va donc s’appuyer sur l’idée de limite de perception à huit syllabes, même s’il n’a pas précisé pour l’instant le glissement de l’importance de la loi du vers aux hémistiches. Ne me dites pas trop vite que peu importe s’il le fait plus tard quand il attaque le sujet des hémistiches. Nous verrons que ce n’est pas si simple que ça. En attendant, je réunis ici des citations éparses du début de l’ouvrage, l’une étant tirée d’une note de bas de page. Dispersées, on n’y prête pas attention ; réunies, elles annoncent un angle d’attaque important pour comprendre et éprouver la théorie du vers. A la note 1 de bas de page 19, Cornulier que son travail consiste pour partie en une « tentative d’établir la portée de la loi des huit syllabes en examinant ses conséquences. » A la page 28, il formule cela autrement : « la loi des 8 syllabes orientera cette étude ».

Il n’est pas question bien sûr que de cette limite maximale dans la première partie. L’important, c’est un sentiment d’égalité, sentiment qui n’a rien à voir avec l’approximation (du type à une syllabe près), le sentiment d’égalité est ou n’est pas. Toute la perception du vers est fondée sur ce sentiment d’équivalence. Cornulier propose des tests pour que nous éprouvions nous-même que nous identifions des égalités entre vers, mais pas le nombre lui-même de syllabes, ni le nombre de lettres ou de mots, etc. Il montre aussi par des vers non rimés que la rime n’est pas un appui pour identifier la mesure du vers, d’autant plus que la fin du vers se voit sur la page à cause de la présentation typographique particulière à la poésie, ce qui rend inutile le rôle d’avertisseur qu’on prétend prêter aux rimes. Les rimes servent en revanche à identifier des strophes. Cornulier développe aussi maints arguments, et il cite beaucoup d’ouvrages et d’auteurs antérieurs en apportant des coups de dague dans des polémiques et lubies anciennes. Cité en passant, l’abbé Scoppa aura une importance particulière dans la réflexion, ce qui sera repris par Jean-Michel Gouvard dans sa thèse sur l’évolution du vers français dans les recueils de poésies du dix-neuvième siècle. Cornulier cite abondamment pas mal de chercheurs et essayistes : Dorchain, Mourgues (un ancien), Cohen (ouvrage de 1966 Structure du langage poétique), Tobler, Elwert, Vaugelas, Souriau, etc., et tous ne servent pas à rire et à se faire mousser à leurs dépens. La thèse importante des parties sur Rimbaud et Verlaine est annoncée subrepticement à la page 31 : « Rimbaud, Verlaine ont fait des vers de plus de 8 syllabes métriquement non décomposables, mais justement il s’agit pour eux, je crois, de faire disparaître partiellement ou totalement la perception de l’égalité métrique traditionnelle, qui tend dès lors à n’être plus qu’un égalité théorique, fiction n’atteignant pas la sensibilité (ce problème sera discuté notamment au chapitre VI). »

Cette thèse est prématurée, comme une charrue placée avant les bœufs, et elle rejoint en même temps la thèse non citée ici de Roubaud. Or, cette thèse a un faux air d’évidence et elle est peut-être un peu trop simple pour embrasser les processus de création d’un Rimbaud et d’un Verlaine.

Nous n’en sommes toutefois pas encore là, et il nous tarde vraiment d’entrer en matière avec les chapitres de Cornulier sur les « mesures complexes ». Patience, cette mise en bouche n’est en rien inutile. Laissez-vous porter…

La suite tout prochainement !

dimanche 5 mars 2023

Droit écrit formel contre réel, le cas ukrainien

Depuis maintenant plus d'un an, c'est la guerre en Ukraine et l'occident dénonce l'attaque russe. Et dans cette médiatisation du conflit, il y a une idée du respect du droit qui serait à faire primer. Les américains jouent là-dessus et même ceux qui essaient de dire que les russes n'ont pas tort ils dénoncent juridiquement l'attaque russe, en partie pour préserver la possibilité de parler dans les médias, en partie parce qu'en politique internationale on ne montre pas aux autres qu'on ne va pas tenir compte des règles, et c'est ce qui explique qu'au début de l'attaque russe il y ait eu autant de pays qui ont condamné la Russie à l'ONU. Il faut bien comprendre que parmi les gens qui ont condamné la Russie ou qui se sont abstenus plein de pays n'ont fait que se protéger la colère américaine contre eux et n'ont fait que montrer qu'ils sont des pays fiables en termes de droit international. Seul l'idiot écoute cette information en se disant qu'il y a une claire majorité dénonçant l'attaque russe. Mais ce frein du juridique concerne aussi des gens bien convaincus que la Russie est loin d'avoir tort dans cette histoire.
Pour ceux qui comme moi regrettent de ne plus avoir des classiques de la philosophie politique du genre de Montesquieu, Tocqueville, etc., ce qui suit va être un petit régal intellectuel. Ce n'est pas du Michel Onfray qui reste bloqué dans l'idée que les russes attaquent tout en dénonçant l'hypocrisie occidentale, et ce qui suit c'est meilleur que les grands spécialistes du droit à la tête des institutions françaises. Je vous offre le top niveau.
C'est parti !

**

Les gens croient à la valeur suprême du droit écrit avec des textes placés au sommet de la hiérarchie des lois écrites : déclaration universelle des droits de l'homme et constitution écrite du pays, genre constitution de la Ve République. Mais l'écrit n'a pas toujours existé et pourtant les état préhistoriques, les états de l'Antiquité avec leurs lois, les états mêmes du Moyen Âge avec leurs administrations et découpages territoriaux ils avaient bien une réalité dont tout le monde tenait compte. Les écrits, on a beau leur donner un tour solennel, au départ ce n'est que des bouts de papier, il y a tout une dynamique qui a permis de leur donner une vie officielle. Le droit écrit n'existe que parce qu'il s'articule à une réalité de doit qui lui préexiste, une réalité de droit abstraite et qui est connue des historiens du droit, c'est le droit coutumier. L'origine du droit est nécessairement liée à une force coutumière même si on peaufine  tos les détails par écrit au fur et à mesure. Décennie après décennie, il y a de plus en plus de droit écrit, mais cela n'éteindra jamais complètement la source coutumière.
Je passe à un deuxième point, après la distinction entre droit coutumier et droit écrit, il y a l'opposition entrer l'état de fait et l'état de droit, état de droit qui d'ailleurs est quelque peu à penser en partie comme une protection avancée d'un état de fait. 
Un état de fait c'est quand il y a une rupture dans ce qui a été déterminé comme étant le cadre juridique des institutions admises. Il va de soi qu'un état de droit c'est toujours une normalisation dans le temps d'un état de fait. Comment pourrait-il en être autrement ? Si une stabilité s'instaure et donc qu'elle fait consensus passivement au sein d'un peuple cette réalité de la force coutumière devient état de droit. c'est ça un état de droit, ce n'est pas un vertige de quintessence de la réflexion politique contre laquelle il n'y aurait rien à dire. Un état de droit, c'est la force coutumière en acte, ce n'est pas une théorie de la justice qu'on applique au réel.
Troisième distinction. Quand il n'y a plus d'état de droit, il y a un état de fait mais il ne se réclamerait pas d'une institution admise... En fait, il faut passer du haut de la pyramide, la constitution d'un pays, à la base, l'état de la population. C'est tout simple, mais personne n'y pense. Sous la Révolution française, il n'y avait plus d'état en tant que tel par moment, il y avait pas mal d'états de faits. Il y avait ceux qui voulaient une République, d'autres qui voulaient une monarchie, et il y avait même une déclinaison de possibilités sur lesquelles la population s'affrontait. Pourtant, la France n'a pas cessé d'exister du jour au lendemain, et elle s'est même refaite en un pays unifié politiquement. C'est bien les forces motrices du droit coutumier qui ont maintenu le pays, et dans la vacances des institutions politiques on est passé à la base sociale comme définissant l'unité stable encore active du pays. Quand il n'y a plus d'état de droit, l'unité passe au niveau sociologique ou sociétal. Les gens ont beau se déchirer politiquement ils se disent tous français, d'un même peuple.
Passons au cas de l'Ukraine où on nous rabat les oreilles avec le droit international défendu par les occidentaux.
De 2004 à 2014, et tout particulièrement en 2014 avec le Maïdan, les américains et leurs subordonnés occidentaux ont organisé des coups d'état en Ukraine pour ne plus que lors des élections un candidat plus proche de la Russie ne l'emporte. Je vous rappelle que en Ukraine il y avait des élections remportées par des gens qui ne plaisaient pas aux américains parce que trop proches des russes, ce qui veut bien dire qu'une moitié de la population se sentait proche des russes, sinon certains candidats n'auraient jamais gagné les élections. La fin de l'état de droit en Ukraine, c'est bien le fait d'avoir rompu le cours légal des actions politiques de l'état ukrainien pour neutraliser le poids d'une moitié de l'électorat, ce qui n'est pas spécialement démocratique. Des partis ont été interdits, et des persécutions de la population ont été mises en place. Les russes et la minorité hongroise sont persécutés en Ukraine. Depuis 2014, dans l'indifférence d'un occident que les médias informent le moins possible, il y a un,e quantité vertigineuse de massacres, de viols, de tortures sur le sol ukrainien en-dehors même des états insurgés du Donbass et de Lougansk. Depuis 2014, l'état ukrainien ne reconnaît pas l'indépendance des deux états insurgés, mais ils bombardent massivement les civils. Il ne fait pas que combattre les émeutiers. Et depuis février 2022, la guerre sert de prétexte à bombarder les civils de la ville de Donetsk avec du matériel occidental de haute précision, notamment les canons français César censés plutôt combattre l'offensive russe. On la possède la vidéo de Porochenko qui expliquait il y a quelques années que les enfants d'Ukraine iront à l'école tandis que les enfants des révoltés du Donbass se terreront dans les caves au milieu des bombardements. Un chef d'état parle de manière clivante de ce qui est supposée être la population qu'il gouverne. Il s'adresse en ennemi à toute une population civile dont il se prétend président. Le droit élémentaire de résistance à l'oppression, ça vous parle ?
Qui a tué l'état de droit en Ukraine ? Les occidentaux et les gens actuellement au pouvoir à Kiev. Et à la différence de la Révolution française, on n'a pas une réalité sociétale qui quand la continuité de l'état de droit est rompue permet de maintenir l'unité du pays. Pire, les provocations et actions du coup d'état ont elles-mêmes aggravé le divorce au sein de la population. L'état de droit déchu n'est pas relayé par un désir d'unité des gens du pays.
Les américains se réfugient derrière le droit international, derrière l'intangibilité des frontières, et en plus en taisant le divorce interne ils dénoncent une action extérieure, celle de la Russie.
Or, le système du respect des droits prôné par les occidentaux est faux. Les occidentaux et les gouvernants à Kiev ont détruit l'état de droit par des coups d'état et notamment le Maïdan. ils ont imposé des dirigeants choisis par les américains à la tête du pays en 2014. Maïdan, c'est une révolution, nous sommes d'accord. Les occidentaux prennent parti dans un conflit qui ne les concerne pas directement, ils prennent parti contre une partie de l'opinion du peuple ukrainien tel qu'il était constitué avant Maïdan, contre l'opinion des habitants de la Crimée, contre les habitants d'Odessa, contre les opinions de la région du Donbass, contre les insurgés, contre les opposants à Maïdan de tout le pays. Et l'hypocrisie et le tour de passe-passe, ça a été de soutenir la main sur le cœur, que ce qui fait état de droit c'est la permanence des frontières officielles du territoire ukrainien, avec ajout de l'unité d'une population dont on nie le déchirement. Les américains et les occidentaux savent mieux que les gens à l'est de l'Ukraine ce qu'est leur identité ethnique ou nationale, à quel pays ils doivent appartenir. Avant de parler de l'ethnique, soulignons donc cette réalité d'hypocrisie au plan de l'idée des frontières intangibles. Ce que font les occidentaux, c'est de dire qu'ils choisissent les frontières comme réalité intangible mais pas la continuité des institutions, cela revient à dire qu'ils peuvent se permettre un coup d'état, acte de force, piloté par une force étrangère, parce que le coup d'état va devenir état de droit grâce au respect de la structure territoriale de l'Ukraine. En réalité, les américains utilisent le cadre juridique des frontières pour que personne n'ait rien à dire sur une tambouille politique qui n'a rien de légal, qui relève de l'usage de la force oppressive. Désolé, mais si l'état de droit est par terre, on passe à la réalité sociétale et on voit bien que le pays est divisé, et va vers une division, et on ne peut pas s'arranger aussi facilement en faisant le choix de ce qui peut être transgressé et de ce qui ne peut pas l'être. Et surtout, vu qu'il y a révolution, admise comme telle par les occidentaux, la théorie de la suprématie toute puissante du droit écrit et des institutions en place du droit théorisé par l'inénarrable Kelsen n'a plus aucune pertinence. Si le droit kelsénien de la hiérarchie des normes et du respect des lois écrites est la norme américaine à imposer à ce monde, en 2014 à tout le moins c'est les révolutionnaires du Maïdan qui n'ont pas respecté la théorie intangible de Kelsen d'une part et d'autre part nous avons une réalité historique du coup d'état qui prouve que la théorie de Kelsen ne tient pas la route. Les coups d'état, les révolutions sont la preuve par les faits que Kelsen ne comprenait à l'origine du droit étatique. CQFD. Alors que Kelsen, c'est un peu l'école de Chicago, mais c'est un juriste autrichien qui participait à l'élaboration d'un droit positif absolu nettement identifié comme totalitaire par des juristes français des années 20, avant même que l'Histoire ne nous fasse voir toute sa folie des décennies 1930 et 1940. Maurice Hauriou, doyen de la fac de droit de Toulouse, dénonçait en 1923 et dans les années suivantes la négation des juristes autrichiens dont Kelsen faisait partie du droit de résistance à l'oppression, la négation de l'individu face à un droit abstrait tout-puissant. Cette pièce juridique pré-nazie est passée aux Etats-Unis via l'école de Chicago, et Kelsen est enseigné comme le modèle théorique épuré du droit dans les universités françaises, bien que les enseignants prennent à chaque fois le soin de dire qu'elle se fonde sur une contradiction ultime entre fond et forme, puisque le formalisme pure ne peut pas se réclamer de Dieu pour l'origine du fond de sa pensée formalisée. La loi écrite supérieure dans la hiérarchie doit être justifiée par une idée, mais laquelle si elle n'a pas de forme ? C'est une théorie bancale, admise comme bancale, mais considérée comme le nec plus ultra. Renseignez-vous ! 
Et puisque je parle de hiérarchie des normes, soulignons un dernier problème, celui de la définition des frontières en termes d'état de droit.
Les frontières de l'Ukraine sont liées à l'URSS. Elles étaient des frontières internes à un pays. Bien sûr, on peut penser l'URSS comme une agglomération de pays, mais le cas ukrainien est particulier. Les gens à l'est de l'Ukraine étaient russes. Ce n'est pas les ukrainiens qui ont pris la Crimée aux ottomans et même tout le sud de l'actuelle Ukraine. Le Donbass, c'est une terre peuplée par des russes, qui n'a jamais été ukrainienne avant d'être mise dans la république d'URSS qui porte le nom d'Ukraine. Ces gens parlent le russe, non pas à cause d'une obligation forcée de parler le russe du dix-neuvième siècle, mais ils parlent russe parce c'est la langue de leurs ancêtres. Abstraction faite des mariages mixtes, ce n'est pas une population ukrainienne devenue russe malgré elle. De toute façon, vous le voyez bien, ils veulent être russes. Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes suffirait déjà à vous rendre défiants à l'égard des impératifs américains et kiéviens. Mais, ce sont des populations russophones parce que historiquement pleinement russes sur leurs terres historiques. Et si dans le sud de l'Ukraine il y a pas mal d'ukrainiens, même là, c'est des territoires russes que viennent peupler les ukrainiens. Les ottomans pourraient se dire de plus anciens occupants, puis les grecs, mais les ukrainiens de l'ouest sont dans la captation d'héritage et cela se ferait encore au détriment des peuples russes toujours nombreux et en vie. A quel moment arrêteront-ils le sketch ?
Sur les frontières actuelles, elles sont issues de traitements antérieurs au sein de l'URSS (pensons à la Crimée et à la formation originelle) et issues aussi d'un effondrement de l'URSS en 1991. Si on ignore le droit coutumier, on se retrouve dans cette farce qu'elles n'ont pas à subir l'épreuve du temps, que leur validité est mécanique du jour au lendemain. Les russes, tant de Russie que d'Ukraine, n'avaient qu'à réagir en 1991 même, maintenant il est trop tard. Et le maintien de ces frontières ne serait pas lié à des faits politiques : intérêt d'un allié d'une certaine étendue pour les russes grâce à une composante du peuple proche d'eux, volonté de tout prendre à plus long terme des américains en niant les droits d'une partie des ukrainiens. Changer la situation politique, c'était toucher à la validité juridique des frontières, non ?
Et si ces gens sont russes, à quel moment l'intervention des russes de Russie, en termes de continuité nationale, est-elle juridiquement inacceptable ? Depuis quand doit-on laisser tomber les siens ? Une mère ou un père qui défendent la vie de leurs enfants, ça vous indigne ? Les gens du Donbass et même tous les russophones de l'ensemble de l'Ukraine, ils ne sont pas en danger de mort ? Ils ont quelque chose de démocratique à espérer de l'évolution de la situation politique engendrée par le Maïdan ? Non ! Vous voulez qu'ils crèvent par respect sublime d'un ensemble partiel de lois choisies par le bon vouloir américain ! Je ne reviens même pas sur l'affiliation germanique des excités en Ukraine...
Vous êtes sûrs de ne pas être complètement zinzin ? C'est pour ça que vous foncez tête baissée vers la troisième guerre mondiale ? C'est pour ça que vous jouez avec insouciance sur le risque nucléaire ?
Et vous direz que tout cela est hors-sujet sur un site rimbaldien, alors que les explications politiques des poèmes sont un enjeu majeur, ainsi que vous admirez l'idée d'un poète qui se veut "voyant"  guide pour l'humanité. Vous allez vous réfugier dans le "oui Rimbaud n'est pas là pour parler en son nom, alors cachons le problème sous le tapis". Mais vous vous rendez compte de la gravité de votre état de connerie ? Vous allez vous congratuler d'être solidaire des morts de la Commune, tués dans l'indifférence d'une majeure partie de l'opinion française de l'époque. Ils étaient tués et leur seule existence indignait quantité de vos semblables qui seuls avaient la parole dans la presse dans les années qui ont suivi la répression.
Vous vous gargarisez de parler de Rimbaud avec des gens qui soutiennent les actions douteuses de l'occident en Ukraine ! Et dans ce conflit, comble d'horreur. Donc la guerre se passe essentiellement sur des territoires de gens favorables aux russes que nos médias assimilent indûment à des ukrainiens hostiles aux russes et victimes des russes (Marioupol, Slaviansk, anciennes villes insurgées, etc.). Les civils ont quitté ces régions de combats, et note rassurante bien des civils rejoignent la Russie par d'autres voies, sans en être empêchées par les gouvernants ukrainiens qui sont plutôt contents de ne pas avoir à gérer en plus ce problème démographique. Toutefois, alors que le champ de bataille est ravagé par des armes hallucinantes qui prennent les poumons, qui brûlent tout, à moins d'être dans les bunkers, on retrouve encore des civils qui se montrent après que des territoires soient conquis par les russes. Il y a donc eu des morts civils épouvantables. Et si du côté de l'Ukraine, la population et même les enrôlés de force n'arrivent pas à faire une émeute qui fasse cesser cette guerre (parce que vous êtes tellement débiles que vous croyez que tous les ukrainiens sont jusqu'au boutistes et vous ignorez les scènes de foule de 2014 où les gens ne voulaient pas que leurs enfants ukrainiens meurent dans les encerclements du Donbass), c'est que visiblement l'armée ukrainienne est encadrée à la fois par les excités aux symboles germaniques mais aussi par des tas d'étrangers qui ne parlent pas un mot de russe ou d'ukrainien et qui font ce qu'il faut pour que les gens se soumettent et aillent combattre. Les ukrainiens seraient livrés à eux-mêmes, vous croyez qu'ils se diraient "mourons jusqu'au dernier" ? Bien sûr que non ! Ils meurent sur ordre et il y a une pression pour ne pas que ça se révolte, et les minorités, les hongrois notamment, c'est de la chair à canon toute désignée dans un conflit qui forcément n'est pas le leur, et ainsi de suite. Les minorités hongroises ou les ukrainiens qui ne sont pas chauds pour les idées de leurs gouvernants, vous pensez bien qu'ils sont envoyés de préférence dans les zones intenables, mal casematées et compagnie.
Et vous admirez tout cela ! Ben pas moi !

lundi 27 février 2023

Essai impromptu sur l'importance de la réflexion critique rimbaldienne

Le poète Arthur Rimbaud est souvent décrit comme la victime d'une avalanche d'analyses littéraires, critiques massives supposées entachées par beaucoup de projections indues. Il faudrait se contenter de le lire.
Une première réponse s'impose d'évidence. La lecture de Rimbaud n'a rien de facile, et même quand le poème paraît simple, une mise en perspective de son ironie latente ou d'enjeux plus substantiels peut révéler que nous sommes passés à côté de sa subtilité. Qui plus est, les contresens ne sont pas exclus, ils sont même légion. Et cette difficulté de lecture ne peut pas tellement se traiter par une réflexion d'ensemble touchant l'œuvre. Chaque texte pose ses propres difficultés, et les énigmes sur des détails passagers des textes sont surabondantes. On pourrait alors renoncer à Rimbaud, poète auquel on ne comprend rien, et lire quelque chose qui n'est pas compris n'a guère d'intérêt et passer sa vie à essayer d'en comprendre un pourcentage ce ne serait tout de même pas un investissement de lecteur très pertinent.
Se contenter de le lire sans vraiment le comprendre, c'est n'aimer que la surface de sa poésie, aimer l'agencement des sonorités ou phonèmes, déguster le rythme des phrases, trouver beau une expression vive à laquelle on ne prête aucune visée de sens.
Et c'est là qu'on peut parler de l'enjeu proclamé d'être un "voyant", donc quelqu'un qui fait passer un message de la plus haute importance à l'humanité entière.
Inévitablement, cette idée d'absolu du message de poète "voyant" a été très galvaudée et, pour pouvoir parler calmement et de manière "raisonnée" du sens de la poésie rimbaldienne et donc du sens qu'il y a à pratiquer l'analyse des textes rimbaldiens, des mises au point s'imposent.
L'avancée sur les textes rimbaldiens est venue de personnes qui n'adhèrent pas à l'idée d'un absolu de révélation de la parole du poète, et c'est avec une certaine mauvaise foi que les gens qui dénoncent la surabondance des analyses critiques prétendront ne pas chercher quelque part à sauver cette idée d'absolu de la parole prophétique du poète. Cependant, un problème concurrent demeure à pointer du doigt en sens inverse. Comme les avancées dans la connaissance de Rimbaud ne peuvent venir que d'approches bien rationnelles, les lectures qui prêtent à Rimbaud du jeu dans sa pratique, qui continuent de considérer que Rimbaud joue de manière pas toujours très claire avec les oripeaux ostentatoires de la parole supposée magique, sont dénoncées comme ne témoignant pas d'une juste compréhension de la pratique éminemment rationnelle de Rimbaud.
C'est pour cela que je vais entrer dans une réflexion à mon avis inédite, nouvelle, à ce sujet.
Même quand ils théorisent leurs pratiques, les artistes et les écrivains n'échappent pas à une pente enthousiaste improvisatrice, ils n'échappent à la tentation des formules qui sonnent bien aux oreilles. Pour un poète, il est toujours mieux de se prévaloir d'une parole juste et de révélation sur le cours des événements, sur les mystères du monde. Et cette affirmation de désir précède plus souvent qu'à son heure la réflexion. Rimbaud n'avait que seize ans et demi quand il a écrit sa célèbre lettre du 15 mai à Demeny, et je vous laisse évaluer les trente à quarante poèmes antérieurs à cette date que nous connaissons de lui.
La poésie est un art qui joue avec la langue, les mots, et donc qui ne produit pas qu'une forme pourvoyeuse de sens, mais le poète crée directement autant du sens que de la forme quand il compose. Et s'il convient de ne pas séparer la forme et le sens dans une quelconque œuvre d'art, l'art est toujours en fonction d'une primauté de sens produit par la forme et éventuellement la langue, les chefs-d'œuvre de l'architecture compris. Mais si on entend conserver l'éternité d'une performance artistique, le sens est inévitablement frappé d'une certaine contingence. L'artiste ne produit pas une démonstration scientifique ou une définition digne de ne plus être retouchée par un quelconque auteur de dictionnaire. Cela n'empêche pas les éléments brillants de démonstration au plan rhétorique.
Or, quand on prête au poète une valeur prophétique absolue, on exploite en réalité un biais fallacieux pour attribuer au sens du poème la finition  irrévocable d'un énoncé scientifique.
On peut alors formuler l'alternative suivante : soit Rimbaud se leurre sur les pouvoirs de l'exercice poétique, soit la performance du voyant n'est pas de l'ordre de la révélation absolue.
Je penche nettement pour cette deuxième option, la première n'invitant qu'à mépriser la poésie de Rimbaud.
Poursuivons le raisonnement. Si nous continuons de considérer que le voyant doit révéler des vérités par sa poésie, la poésie est la forme finale d'une aventure vécue par le poète. On ne peut pas enfermer la révélation dans la profération poétique. Un poème n'est pas une profération sacrée. Le poème est intouchable en principe, il souffrira peu les retouches dans la mesure où il est un aboutissement, mais la lecture n'est pas un état qu'on fait passer entre humains tel un témoin dans une course relais de quatre fois cent mètres. Il n'y a pas une sorte de transe allant du premier au dernier mot du poème. La preuve au plan des lecteurs est simple. La lecture peut être interrompue ou bien chaque lecture est différente. Mais si nous prenons le cas de l'auteur lui-même, nous comprenons bien qu'il ne part pas du premier vers en allant jusqu'au dernier en se révélant à lui-même une vérité par étapes. Le poète a clairement mis en forme un ensemble préalablement mûri.
Le poème n'est donc pas la pensée révélée, mais le reflet d'une pensée de manière à rendre plus efficace ou plus intense et profonde la communication.
Et une conclusion bien prévisible s'impose. Le poète a des révélations par des réflexions personnelles antérieures à la composition du poème et non pas par l'élaboration du poème lui-même, sauf cas exceptionnels des accidents fortunés de la création, mais accidents qui ne résumeront pas tout le processus de création du corpus artistique d'un auteur.
Enfin, venons-en à une perspective plus accessible à tous. Le poème invente un récit, crée une sorte d'image par les mots, etc., mais il ne parle pas comme un essayiste ou un philosophe, et s'il ne le fait ce n'est jamais qu'en pliant et corrompant la pratique argumentative au jeu du poétique.
Et passons maintenant à une évidence encore plus limpide. Le poète joue avec les mots, se sert de la langue, mais s'il y a une révélation digne d'intérêt ça ne peut être que sur les sujets qu'il aborde. Et ce dont il parle, de quel droit peut-il s'en prétendre plus spécialiste que quiconque ? Depuis quand un maître du maniement des mots est apte à parler au seul nom de cette compétence de politique, de morale nécessaire ou non aux sociétés, etc., du système physique de réponse entre couleurs et voyelles, de la vérité sur l'atome, la lumière, etc. ?
Contemporain quelque peu de Rimbaud, Zola a développé une théorie du roman expérimental. Avec une hypocrisie qui dépasse l'entendement, les universitaires et les décideurs du programme d'enseignement du français dans les lycées camouflent l'imposture du discours zolien. Le roman ne peut être expérimental qu'à condition qu'après l'écriture du roman l'auteur ait constaté que son histoire imaginée s'est produite telle quelle dans la réalité. Zola a tenu un discours de parfait imposteur, et il n'est pas normal, il n'est pas sain que dans les écoles on enseigne que Zola parvient à faire un roman expérimental avec une introduction du roman qui lance un cadre expérimental et une fin de roman qui vérifie la thèse. Rimbaud en était-il à ce degré d'imposture, imposture partiellement sincère car liée à un esprit confus comme ce fut le cas pour Zola, ce n'est évidemment pas à exclure au nom trop facile de notre passion pour le poète ?
Dans tous les cas, quand il composait ses poèmes, Rimbaud avait nécessairement conscience du problème et contrairement à Zola il ne pouvait même pas être partiellement berné par sa méthode de travail documentaire préalable.
En fait, Rimbaud n'a carrément jamais cherché à mettre en poème le fruit d'une ou trois journées de réflexion profonde sur le monde. C'est l'évidence à laquelle tout lecteur de poésies devra un jour se rattacher.
Le dix-neuvième siècle a aussi été un siècle de prétendu réalisme en littérature, et à la fin de cette mode littéraire Maupassant a répliqué dans l'essai sur le roman qui précède Pierre et Jean que le réaliste était un illusionniste. Mais là encore on peut aller plus loin. La mise en place par les mots d'un récit ou d'une description n'est en aucun cas une imitation du réel par les mots. Décrire une salle à manger ne consiste pas à transposer en mots la structure physique du réel à travers un œil humain qui déjà n'est même pas fixée dans l'espace de la représentation. Même un pur extrait descriptif d'un roman balzacien n'est pas une imitation du réel. Et une telle imitation ne répondrait de toute façon en rien à la prétention du poète de dire des vérités insoupçonnées et irrévocables sur notre monde, puisque seule la signification peut faire débat. L'imitation par les mots, si elle était possible, n'apporterait pas pour autant un enseignement en tant que telle. Elle aurait une simple valeur informative. D'ailleurs, cette valeur informative existe quelque peu moyennant un dégrossissement des prétentions des mots à décrire le réel.
Donc, comment Rimbaud pouvait-il être un "voyant" en organisant des mots ?
Ce qu'a fait Rimbaud c'est tout simplement éprouver les discours des autres à partir de ses propres créations, et ce n'est qu'à cette aune-là que les poésies de Rimbaud, tout en étant liées à une inévitable contingence, peuvent avoir un pouvoir objectif de critique visionnaire. Hugo crée un discours chargé en fantastique pour défendre des valeurs, Rimbaud arrive par-derrière et retourne avec des moyens fantastiques un discours contradictoire, mais et c'est en cela que Rimbaud peut se prétendre "voyant", un discours contradictoire qui va indiquer de manière irréfutable les limites, lacunes, vices, anomalies, erreurs et faussetés du discours antérieur.
Et quand on a compris cela, on peut très bien admettre que Rimbaud n'a pas fixé une vérité absolue avec des découvertes personnelles bouleversantes dans "Voyelles", "Le Bateau ivre", "Aube" ou Une saison en enfer. On comprend aussi que la performance du "voyant" est relative, transitoire et que Rimbaud le savait et le clamait lui-même quand il parlait de successeurs reprenant le travail là où le héros précurseur s'est affaissé.
Cela permet aussi de ne pas prendre les pieds trop au pied de la lettre, sans leur accorder du jeu, du fantastique gratuit, car il y a du gratuit dans le jeu poétique rimbaldien. Il faut cerner les noeuds de la réécriture des discussions ambiantes d'époque dans la poésie de Rimbaud et non pas chercher une démonstration sèche : je ne crois pas à tout ça en littérature, j'ironise dessus ou je dis ce que moi je pense. Non, ce n'est pas ça. La vérité d'un poème va pouvoir véhiculer une certaine gratuité des affirmations posées à partir du moment où l'enjeu est de déboulonner des préjugés, des certitudes illusoires transmises jusqu'à lui. C'est en cela que Rimbaud prétend à une poésie de "voyant", mais le propos reste très prétentieux, puisqu'il faut une énorme capacité du poète dans sa capacité à juger de la valeur des paroles d'autrui, comme si cela s'improvisait d'être expert en tout et comme si c'était simple de ne pas s'illusionner soi-même sur ses propres certitudes.
Mais, comprenez ici simplement que les poèmes de Rimbaud sont des expérimentations assez brutes de remise en cause des certitudes et ce jeu permet d'avoir une multitude de sujets de détail pour des milliers de poèmes, plutôt qu'une oeuvre réduite à quelques poèmes organisant la révélation de quelques grandes idées principales. Rimbaud interroge des nouveautés possibles, et ces nouveautés ce n'est pas idiotement la nouveauté d'une description ou d'un récit agencés en mots, avec des audaces d'un ordre nouveau, ces nouveautés c'est une façon d'être qui n'est plus vraiment celle des générations antérieures ou du consensus de la société à un moment donné.
Rimbaud parle assez explicitement de cette dimension dans sa lettre du "voyant", non ? Il ne parle pas d'un absolu de la profération poétique.
Et c'est pour cela aussi que la critique littéraire ne finit jamais par réduire le poème à une idée traduite dans une forme élégante accessoire, puisque cela nous rend à tout le chatoiement dynamique du travail d'élucidation du sens et de tous les sens par le lecteur.
Les significations profondes des poèmes de Rimbaud en valaient-elles la chandelle ? Il faudrait ici une revue des avancées de la critique sur les significations d'un certain nombre de poèmes. Ces avancées sont réelles, et sont évidentes pour ceux qui en lisant ce qui précède achèvent de se délester de cette idée d'une profération poétique absolue où le poème rendrait dans une forme un contenu de pensée qui par définition n'est pas formel à l'origine. On atteint la correcte mise en perspective de ce qu'il est possible de faire en tant que poète se voulant un révélateur auprès des hommes. Et on voit bien que ce n'est pas une vérité de la précision formulaire qui est en jeu. La vérité est dans un dialogue dynamique avec les discours faisant office de référence au moment de l'élaboration du poème, et à cette aune la démarche d'analyse littéraire est éminemment historienne.
Il me reste à traiter un autre sujet, celui de la forme. Beaucoup de lecteurs sont réticents à l'analyse des procédés métriques. Rimbaud demande un surinvestissement considérable au plan des césures, des rimes, etc. L'analyse d'une césure d'un vers succède à l'analyse d'une césure dans un autre vers, et ainsi de suite. Cela ne semble concerner pratiquement que la seule poésie rimbaldienne. L'analyse des césures d'un Racine ou d'un Corneille, d'un Ronsard ou du Bellay, d'un Chénier ou d'un Voltaire, d'un Lamartine ou d'un Villon va de soi, il n'y a qu'une poignée de vers qui sont analysés comme des cas limites à la reconnaissance de la césure. Même dans le cas des vers d'un Hugo, d'un Baudelaire, d'un Banville, la réflexion sur les césures ne pose pas autant de questions problématiques qui tombent en cascade. Le cas de Verlaine commence tout de même à être plus sérieux, mais il n'a jamais été étudié suffisamment par les métriciens, Cornulier compris, dans le cadre de ses derniers recueils.
Mais Rimbaud a fait exprès d'accélérer la destruction des repères utiles à l'identification de la césure et a poussé le jeu plus loin que quiconque, tandis que les successeurs sont passés tout simplement à l'absence de césure et donc à l'absence de défis aux lecteurs.
Rimbaud est tout simplement un passionnant terrain d'enquête sur la logique de reconnaissance des césures, et il n'est pas anormal qu'il concentre à lui tout seul une surabondance d'enquêtes pointues dont 99% des poètes francophones reconnus se passent très bien. De toute façon, des études pointues sont à faire à certaines époques, et très précisément avant le classicisme et au moment du passage du classicisme au vers romantique. Il y a des études poussées, et statistiques, à produire au sujet de la poésie en vers du XVIe siècle, avec des contrastes à établir en amont et en aval, face au Moyen Âge, face à une ère de stabilité allant de Malherbe à Delille. Il y a une étude décisive à faire sur la transformation du vers dans les années 1820 grâce à Vigny et Hugo. Je vous précise que les seules études pointues à ce sujet sont sur ce blog, avec les datations notamment de rejets d'épithètes. Roubaud, Cornulier, Bobillot et Gouvard sont inexistants ou peu s'en faut dans ce débat critique. Il y a des études à faire sur le théâtre en vers des romantiques à distinguer des pratiques de la césure dans le cadre de la poésie lyrique, ce que Cornulier et Gouvard ont envisagé, mais ce dernier n'en a pourtant tenu aucun compte dans sa célèbre thèse sur l'évolution du vers français au dix-neuvième ! Il y a des études à faire sur la question du trimètre en parlant de la concurrence des dires des traités du dix-neuvième sur le sujet en citant Ténint, Quicherat et d'autres. Il y a une étude à faire aussi sur l'idée de l'alexandrin d'une seule coulée que Sainte-Beuve fait passer pour une "pensée" de son Joseph Delorme, il y a une grande étude à faire sur la régularité statistique des césures dans les vers de plus de huit syllabes de Verlaine. Cela n'a pas été fait, et il y a toute une étude statistique à faire sur les régularités possibles de césures maintenues dans les derniers vers de Rimbaud à partir de l'idée d'une variation des critères discriminants. J'ai lancé l'idée sur ce blog, je l'ai travaillée à plusieurs reprises. Oui, les études surabondantes sur l'évolution métrique sont indispensables aux études rimbaldiennes, et je rappelle que dans son livre Théorie du vers Cornulier articulait sa réflexion sur l'évolution du vers en fonction d'une thèse peu convaincante et peu étayée du semi-ternaire dont il ne parle plus sans pourtant jamais avoir indiqué la réfuter, la modifier. La thèse du semi-ternaire n'est pas cohérente telle qu'elle a été exposée et elle se prétend vérifier par l'histoire, ce qui est faux, un vers notamment des poésies de Pétrus Borel jette un démenti formel sur son importance stabilisatrice intermédiaire entre les deux hémistiches réguliers et le vers sans césure.
Tout ça n'a pas été fait et reste à faire.
Le problème de définition du vers libre selon Rimbaud est réel, si on veut traiter de ce que lui Rimbaud a imaginé avec "Mouvement" et "Marine".
Puis Rimbaud est passé à la prose. Antoine Fongaro découpait systématiquement les poèmes en prose des Illuminations en segments syllabiques, et Cornulier a répliqué avec des arguments fondés dans un article ironiquement intitulé "Illuminations métriques". Un des arguments les plus durs à encaisser pour Fongaro, c'était que prose ou vers les morceaux de phrase ont forcément un nombre de syllabes. Fongaro ne démontrait pas la présence du vers en identifiant quatre puis six puis cinq puis trois puis neuf syllabes dans un texte en prose. Le découpage mécanique de la prose en segments syllabiques tournait à une révélation de La Palice. Fongaro a édité un volume d'ensemble de ses études de poèmes des Illuminations, mais il s'est gardé de faire à nouveau parler de son petit fascicule sur la segmentation métrique des poèmes en prose. C'était bien trop gênant. Toutefois, l'étude de Fongaro a du sens, et que ce soit les derniers vers ou les poèmes en prose les deux problèmes que me pose la lecture de Cornulier c'est que tout se passe comme s'il n'y avait rien à dire sur la composition formelle et rythmique des poèmes en prose rimbaldiens, et comme si Rimbaud avait eu un investissement très fort pour les segments métriques et les césures, investissement qui se serait renforcé en 1872, puis d'un coup d'un seul Rimbaud aurait renoncé à y consacrer la moindre seconde en s'en émancipant définitivement.
Je ne trouve pas cela très convaincant. On ne lâche pas prise ainsi, surtout si ce jeu avait eu une importance réelle pour lui. Je trouve que Cornulier fonctionne un peu trop comme un mathématicien. Si la formule est démontrée et stable, ça va, mais dès que ça devient flou il ne s'y aventure pas trop. Il me semble manquer du goût de la recherche dans tous les sens du scientifique.
Mais, au plan du mépris pour les jeux métriques, j'ai envie de pointer du doigt le problème de la lecture blanche qui concerne ceux qui n'aiment pas trop les études métriques, mais qui peut impliquer les métriciens, Cornulier compris.
Nous avons des enregistrements de l'actrice Sarah Bernhardt récitant des vers de Phèdre de Racine. Nous faisons face à un amphigouri d'effets travaillés. Moi aussi j'imite une descente selon le sens du vers et l'effet rythmique qui semble se profiler, mais Bernhardt transformait la lecture en acrobaties à tous les niveaux pour rendre un maximum de ces tours mécaniques d'apparat.
Rappelons que Bernhardt fut liée à Jean Richepin, poète connu jadis par Rimbaud lui-même. Bernhardt est citée comme une sommité par les écrivains de l'époque, Marcel Proust et d'autres. Moi, je suis un peu plus réservé parce que ce que j'ai écouté m'a paru trop forcé, trop mécanique, pas souple, pas inspiré, m'a paru perdre l'âme émotionnelle du discours tenu par les vers. Mais ce que je pense de cela, je sais pertinemment que des rimbaldiens, et pas des moindres, le pensent de mes lectures orales où je joue sur les césures en les exploitant comme de légers décrochages, pas forcément des repos, mais des moyens de variations mélodiques. Si Bernhardt était une référence à l'époque et si la déclamation à effets primait jusqu'aux années 1920 au moins, je constate avec une cruauté sans faille que depuis que la lecture blanche est la norme il y a une critique littéraire tant efficace qu'on veut qui n'empêche pas l'inexistence de grands poètes contemporains. Des années 1960 à nos jours, romans ou poésies, il n'y a pas de quoi se réjouir. Verlaine jouait sur les césures, Hugo aussi, Rimbaud les déglinguait mais en s'appuyant sur leur conservation présupposée. Il va peut-être un jour devoir débattre à nouveau de la prestation orale des récitations de poésies. Les lectures à effets supposent plus aisément l'identification d'une intention, une modalisation qui donne du sens supplémentaire à la lecture.
Jusqu'à plus ample informé, ces effets de sens n'existent pas pour ceux qui lisent les vers en voix blanche et neutre.
Ils trouvent ça plus élégant, je veux bien, ils taclent Verlaine et Rimbaud en disant ça, et pour nous peut-être qu'il importe de se poser la question de la manière de lire les vers qui semblaient aller de soi à l'époque de nos deux poètes.
On peut approcher de la lecture sans effets ostentatoires, pour éviter d'être grotesque, mais la lecture qui ne tient aucun compte des attentions portées par les poètes au passage acrobatique des césures, je ne comprends pas bien sa pertinence. Oui, c'est la porte ouverte à tous les jeux de la voix qui ne sont pas codés précisément par l'écrit, mais je préfère une variété de lectures qui expriment la césure travaillée, chahutée, que la lecture qui ignore.
En conclusion, nous ignorons encore tant de choses sur Rimbaud. N'arrêtons surtout pas nos études.