lundi 12 décembre 2016

Crise de vers - compte rendu : La Vieillesse d'Alexandre de Jacques Roubaud, partie 1 Rimbaud

En guise de préambule
Tout au long du vingtième siècle, dans le contexte scolaire, la plupart d'entre nous ont appris les règles suivantes en ce qui concerne la versification. Au-delà de huit syllabes, les vers ont une césure et sont composés d'hémistiches. Le vers de dix syllabes possède en général un premier hémistiche de quatre syllabes et un second de six syllabes, mais, selon cet enseignement, il peut arriver que la distribution soit inversée avec un premier hémistiche de six syllabes et un second de quatre syllabes, tandis qu'un décasyllabe aux deux hémistiches de cinq syllabes est également très courant. Et si jamais votre vers ne semble pas correspondre à l'une de ces trois mesures, c'est qu'il faut le découper autrement. Quant à l'alexandrin, il a deux hémistiches de six syllabes en principe, mais il peut aussi prendre la forme d'un trimètre (trois segments de quatre syllabes). Si aucun de ces deux découpages ne semble s'imposer, c'est qu'une autre formule binaire doit être proposée pour l'occasion. Mais ce n'est pas tout, nous avons appris que l'alexandrin comportait quatre accents, deux accents fixes à la fin des hémistiches, et deux accents mobiles, un à l'intérieur de chaque hémistiche. Nous supposons que le trimètre fait exception avec trois accents fixes exclusifs et nous nous posons alors la question des accents mobiles dans les décasyllabes. Est-on obligé d'avoir un accent mobile dans un hémistiche de quatre syllabes ? N'oublions pas qu'il existe une quantité importante d'arts poétiques et de traités de versification venant du Moyen Âge, de la Renaissance, du classicisme ou du siècle des Lumières, où il n'est jamais question d'accents, qu'ils soient fixes ou mobiles, dans la conception du vers français. Ce sont pourtant les traités et arts poétiques qui ont été suivis par tous nos grands poètes du Moyen Âge et de l'Ancien Régime : Rutebeuf, Alain Chartier, Charles d'Orléans, François Villon, Clément Marot, Joachim du Bellay, Pierre de Ronsard (qui a lui-même écrit un abrégé des règles de versification), Agrippa d'Aubigné, François de Malherbe, Mathurin Régnier, Vincent Voiture, Saint-Amant, Théophile de Viau, Pierre Corneille, Jean Racine, Molière, Jean de La Fontaine, Nicolas Boileau, Voltaire, André Chénier, etc. Même au dix-neuvième siècle, les traités ne parlent pas toujours d'accents dans le vers, à commencer par celui de Ténint qui se veut un manifeste de la nouvelle école romantique ou par celui de Banville, un des poètes en vue de la seconde moitié du dix-neuvième siècle et un versificateur reconnu par des pairs tels que Baudelaire ou Verlaine. La théorie des accents dans le vers français ne vient pas des poètes, elle est apparue au dix-neuvième siècle sous l'influence italienne de l'abbé Scoppa, et ses promoteurs ne furent pas non plus des poètes : Quicherat ou Philippe Martinon. Cette théorie anachronique est insoutenable et elle s'est pourtant imposée comme une fausse évidence dans l'enseignement scolaire, surtout au vingtième siècle quand il ne devint plus question d'apprendre à écrire des poèmes dans les classes. Nous devons aux travaux de Benoît de Cornulier et de Jean-Michel Gouvard la mise à mort de la théorie des accents dans le vers, mais nous pouvons encore citer à l'appui le travail immense de George Lote qui relate une dispute entre Pierre Corneille et un grand nom savant hollandais, où l'auteur du Cid réfute l'idée qu'il y ait des accents dans le vers français. Je n'ai pas la référence exacte du passage, mais je peux garantir que cela se trouve dans la monumentale Histoire du vers français par Georges Lote.
Voilà un avertissement nécessaire ! Passons maintenant à la question du déplacement de la césure. Nous savons que dans le dernier quart du dix-neuvième siècle une révolution du vers s'est opérée dans laquelle Rimbaud, Verlaine et Mallarmé ont joué un grand rôle. C'est depuis cette époque que l'analyse de poèmes en alexandrins ou en vers de dix syllabes pose problème. Deux analyses ont été possibles. Soit nous lisions ces vers en considérant qu'ils n'avaient plus de césure, soit nous nous fondions sur la forme grammaticale du vers pour envisager que la césure avait été déplacée d'une sorte non traditionnelle. De 1978 à 1982, les publications sur le vers de Jacques Roubaud et Benoît de Cornulier ont remis cette conception paresseuse en cause. Penchons-nous dès à présent sur le travail du premier de ces deux auteurs.
**
En 1978, Jacques Roubaud a publié un livre La Vieillesse d'Alexandre qu'il a sous-titré "Essai sur quelques états récents du vers français" (collection "action poétique" dirigée par Henry Deluy et Jacques Roubaud, François Maspéro éditeur, Paris). Il existe une édition plus récente avec un portrait de Victor Hugo, l'édition que je possède me semble l'édition originale avec en couverture une "Figure représentant l'hiver" et en quatrième de couverture une accroche, hélas en novlangue!, de Jean Tortel. Le titre est un jeu de mots qui rappelle l'origine du nom "alexandrin" et le sujet du livre est la destruction de la forme de l'alexandrin venu du Moyen Âge par Rimbaud, plus encore que par Mallarmé, lequel se voit consacré un chapitre en tant que témoin privilégié.
Au plan de l'analyse rimbaldienne, un certain manque de rigueur historique caractérise la démarche de Jacques Roubaud. Il fait d'autorité du poème sans titre "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." l'origine de la révolution métrique opérée par Rimbaud, se fiant aveuglément au discours critique des éditions courantes de son époque. En réalité, nous ignorons la date exacte de composition de ce poème et rien ne permet de le dissocier des autres poèmes à la versification déroutante datés du printemps et de l'été 1872 pour l'essentiel. Il opère ainsi une séparation chronologique entre les deux derniers poèmes en alexandrins de Rimbaud "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." et Mémoire. Cela n'empêche pas heureusement un travail emblématique sur ce poème "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,...", travail qui sera prolongé par Benoît de Cornulier qui a visiblement emboîté le pas en réservant une étude à part à ce poème. Ce n'est que beaucoup plus récemment que Benoît de Cornulier s'est mis à travailler sur la relation métrique étroite sensible entre les deux poèmes "Qu'est-ce..." et Famille maudite / Mémoire, même si l'idée de relation en miroir avait été très tôt pressentie. L'autre grande erreur de méthode de Jacques Roubaud vient de ce qu'il se sert anachroniquement du témoignage de Mallarmé dans "Crise de vers" pour attribuer à Rimbaud un travail de déconstruction d'un alexandrin qui serait incarné par Victor Hugo. Pourtant, dans son ouvrage, Jacques Roubaud finit par constater que l'assouplissement de l'alexandrin venait très largement d'un premier vent d'audace des romantiques et notamment de Victor Hugo. Il convient donc ici de citer le passage du texte pédant fort mal écrit, malgré quelques fulgurances, qu'est "Crise de vers" de Mallarmé : c'est cet écrit qui a entraîné Jacques Roubaud sur la pente de considérations théoriques erronées ou en tout cas abusives :

Un lecteur français, ses habitudes interrompues à la mort de Victor Hugo, ne peut que se déconcerter. Hugo, dans sa tâche mystérieuse, rabattit toute la prose, philosophie, éloquence, histoire au vers, et, comme il était le vers personnellement, il confisqua chez qui pense, discourt ou narre, presque le droit à s'énoncer. Monument en ce désert, avec le silence loin ; dans une crypte, la divinité ainsi d'une majestueuse idée inconsciente, à savoir que la forme appelée vers est simplement elle-même la littérature ; que vers il y a sitôt que s'accentue la diction, rythme dès que style. Le vers, je crois, avec respect attendit que le géant qui l'identifiait à sa main tenace et plus ferme toujours de forgeron, vint à manquer ; pour, lui, se rompre. Toute la langue, ajustée à la métrique, y recouvrant ses coupes vitales, s'évade, selon une libre disjonction aux mille éléments simples ; et, je l'indiquerai, pas sans similitude avec la multiplicité des cris d'une orchestration, qui reste verbale.

La variation date de là : quoique en dessous et d'avance inopinément préparée par Verlaine, si fluide, revenu  à de primitives épellations.
Il s'agit de deux des paragraphes les plus lisibles de l'essai mallarméen. Le second paragraphe, très court, devait être cité, puisqu'il contient en germe la contradiction du précédent. Mallarmé évoque ici la figure d'un Hugo qui pouvait s'exprimer avec aisance et profusion sur tout sujet au moyen d'alexandrins et d'octosyllabes. Mallarmé joue ici sur une coïncidence : peu après la mort de Victor Hugo et les grandes commémorations qui l'ont accompagnée, une génération de poètes ne respectant pas les règles traditionnelles pour les rimes et les césures surgit. Même si Mallarmé serait bien en peine d'expliquer en quoi la mort d'Hugo a pu libérer les audaces des nouveaux poètes, cela a certes un sens dans une conception de la crise de vers comme renoncement au vers dans l'expression poétique, il s'agit là d'un contrepoint, mais dans l'optique de Jacques Roubaud de remise en cause de la césure ça ne fonctionne plus aussi bien, d'autant que Roubaud lui-même va envisager qu'Hugo a assoupli l'alexandrin.
Le troisième problème que pose l'ouvrage de Roubaud, c'est qu'il se concentre exclusivement sur l'alexandrin, alors qu'il ne manquait pas de poèmes de Rimbaud à étudier sous l'angle de la remise en cause de la métrique traditionnelle qui n'étaient pas en alexandrins (Larme, Michel et Christine, Tête de faune, etc.).
Enfin, nous remarquons au passage que Jacques Roubaud était encore victime de l'illusion d'une sorte de temps égal entre chaque syllabe, il voudrait que nous nous intéressions à l'emploi d'un métronome et à une "diction monotone à syllabes d'instants égaux appuyées aux endroits osulignés", ce qui est complètement vain et absurde.
Maintenant que nous avons énuméré nos principales préventions, voyons ce qu'apporte de décisif l'étude de Jacques Roubaud.
Je laisse de côté le chapitre introductif "Un récit formel" pour m'intéresser d'emblée au chapitre de 17 pages consacré au poème "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." (pages 19-35). Le discours est le suivant. En faisant abstraction du poème "Mémoire" à tout le moins, Jacques Roubaud est fondé à constater que le poème "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." a mis un terme à l'histoire de l'alexandrin régulier et que le chahut métrique du poème coïncide avec un propos révolutionnaire, la teneur communarde du poème étant manifeste. Pour Roubaud, le sens du poème est clair : suite à "la défaite du mouvement révolutionnaire", c.-à-d. la répression de la Commune en mai 1871, le poète "appelle à la destruction de cette société et constate, à la fin, l'impossibilité actuelle de son espoir". Et, Roubaud lie alors le contenu à la forme : "ce poème, parole de destruction, imprécation utopique, est en même temps poème premier d'une autre destruction, la destruction métrique ; premier parce, pour la première fois, certaines caractéristiques essentielles du vers alexandrin s'y trouvent massivement niées." Jacques Roubaud va tout simplement comparer le poème aux autres oeuvres en alexandrins de son époque. Il va comparer le poème de Rimbaud à un ouvrage contemporain de Victor Hugo L'Année terrible et aux précédents poèmes en alexandrins de Rimbaud lui-même. Evidemment, Roubaud ne fait rien d'autre que relever les proscriptions bien connues à la césure : pas d'enjambement d'un mot à la césure, pas de "e" avant ou après la césure, et présence à la césure uniquement d'une "grande" catégorie syntaxique : verbe, substantif, adjectif, adverbe, ce qui veut dire proscription à la césure des prépositions, déterminants, conjonctions et interjections, sans oublier les pronoms personnels sujets ou compléments puisque Roubaud nous en donne quelques exemples. Les définitions données là par Roubaud manquent de rigueur, mais permettent de toute façon de cerner l'originalité du poème "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..."
Comme le précise soigneusement l'auteur de cette Vieillesse d'Alexandre, "aucune de ces violations n'est une invention de Rimbaud et de ce poème ; il en a déjà lui-même écrit, et quelques exemples isolés s'en trouvent chez d'autres poètes". L'originalité est la suivante : "ce qui compte ici [en termes de violations métriques], c'est leur nombre, leur apparition massive dans le même court poème". Citons ici ce poème de 25 vers, le vingt-cinquième étant inachevé.

   Qu'est-ce pour nous, mon Coeur, que les nappes de sang
   Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris
   De rage, sanglots de tout enfer renversant
   Tout ordre ; et l'Aquilon encor sur les débris

   Et toute vengeance ? Rien !... - Mais si, toute encor,
   Nous la voulons ! Industriels, princes, sénats
   Périssez ! puissance, justice, histoire, à bas !
   ça nous est dû. Le sang ! le sang ! la flamme d'or !

    Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur,
    Mon Esprit ! Tournons dans la Morsure : ah ! passez,
    Républiques de ce monde ! Des empereurs,
    Des régiments, des colons, des peuples, assez !

    Qui remuerait les tourbillons de feu furieux,
    Que nous et ceux que nous nous imaginons frères ?
    A nous ! Romanesques amis : ça va nous plaire.
    Jamais nous ne travaillerons, ô flots de feux !

    Europe, Asie, Amérique, disparaissez.
    Notre marche vengeresse a tout occupé,
    Cités et campagnes ! - Nous serons écrasés !
    Les volcans sauteront ! et l'océan frappé...

    Oh ! mes amis ! - mon Coeur, c'est sûr, ils sont des frères :
    Noirs inconnus, si nous allions ! allons ! allons !
    O malheur ! je me sens frémir, la vieille terre,
    Sur moi, de plus en plus à vous ! la terre fond,

    Ce n'est rien ! j'y suis ! j'y suis toujours.






Selon Jacques Roubaud, 7 vers seulement sont acceptables dans la tradition classique. Il les énumère, il s'agit des vers 1, 4, 8, 20, 21, 23 et 24. Trois vers sont considérés ensuite comme acceptables malgré tout dans la tradition du dix-neuvième siècle qui englobe Hugo et Baudelaire : les vers 9, 14 et 22. Remarquons déjà que Roubaud qui avait souligné que les deux derniers alexandrins complets, les vers 23 et 24, étaient acceptables au plan de la versification classique, s'embrouille quelque peu et oublie de réévaluer l'ensemble du dernier quatrain du poème, puisque des vers 20 à 24 les césures sont toutes acceptables au plan de la tradition issue d'Hugo et Baudelaire. Ce regain de régularité métrique en fin de poème ne recevra pas l'attention méritée.
Jacques Roubaud distingue ensuite trois catégories de violations qui ne correspondent plus à aucune tradition autorisée. Sous prétexte que la position 6 est plus faible que la position 5 "...tournons dans...", Roubaud isole abusivement le vers 10 de la tradition que je dirai "parnassienne". En revanche, il énumère deux listes résiduelles importantes. D'une part, pas moins de sept vers ont un "e" à l'hémistiche : les vers 3, 5, 7, 11, 12, 15 et 19, tandis que six autres vers témoignent d'un enjambement de mot à la césure : les vers 6, 12, 13, 16, 17 et 18.
Un oubli important caractérise la recension de Jacques Roubaud, il ne dit rien de la césure du vers final : "Ce n'est rien ! j'y suis ! j'y suis toujours." Certains lecteurs sont convaincus qu'il s'agit d'une ligne de prose en guise de commentaire final. Si tel était le cas, l'émargement de cette ligne ultime serait particulier. Or, la marge est la même pour cette ligne que pour les vingt-quatre autres vers. La conclusion est sans appel, il s'agit bien d'un vers du poème. Deux possibilités alors, soit il s'agit d'une conclusion brève anormale en un vers de neuf syllabes, ce qui serait pour lors franchement audacieux et révolutionnaire, soit il s'agit d'un vers inachevé. Bien qu'étrangement il ne considère pas non plus la ligne ultime comme vers, Benoît de Cornulier a su apporter la réponse. Le poème est interrompu par la mort du poète qui au moment où il s'écrie "j'y suis toujours" se fait ensevelir. Nous lisons bien dans les vers qui précèdent une actualisation inquiétante : "la vieille terre, / Sur moi, de plus en plus à vous ! la terre fond, / [....]" Il faut lire la réfutation "Ce n'est rien !" comme un déni de réalité. Nous avons le début d'un vingt-cinquième alexandrin et partant le début d'un nouveau quatrain, mais le débit du poète est interrompu par la mort. Ceci a échappé à l'attention de Jacques Roubaud, ce qui aurait dû l'amener à considérer que la césure de ce vingt-cinquième vers est à tout le moins repérable et qu'elle concerne très précisément une occurrence du pronom adverbial "y" calé comme par hasard à la césure. Ce "y" est l'endroit précis sur lequel la terre retombe en écrasant le poète : "Ce n'est rien ! j'y suis ! j'y.... suis toujours." et fin.
Il y a eu assassinat du frère s'en attaquant à l'ordre des césures. Etrangement, cette analyse de détail qui aurait excellemment servi à appuyer la thèse de Roubaud sur la signification des audaces métriques du poème n'a pas été perçue à l'époque.
Face à cette abondance de vers déclarés anomaux, quatorze soutient Roubaud au lieu de treize, puisqu'il inclut le cas de la césure sur la préposition "dans", nous avons droit à une pétition de principe qui ne sera pas contestée par les analyses métriques à venir : "dans ce poème on peut dire qu'il n'y a plus de césure à l'alexandrin (à ma connaissance, aucun autre poème antérieur ne permet, même d'assez loin, cette conclusion)." Les métricométriciens qui suivront proposeront une méthode plus rigoureuse et plus nuancée pour analyser le vers, mais ils maintiendront cette conclusion selon laquelle il n'est plus de césures dans le poème "Qu'est-ce..." du fait de l'abondance de vers anomaux. Je ne partage pas cette conclusion. La césure sur "e" existait au Moyen Âge, elle est illustrée par la poésie de Villon. Peu impore que ce soit pour des raisons différentes du poème de Rimbaud. Moi, ce que je remarque, c'est que la répétition des mots "vengeance" et "vengeresse" coïncide avec trois violations particulières à la césure !
    Et toute vengeance ? Rien !... - Mais si, toute encor,
    Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur,
     Notre marche vengeresse a tout occupé,
 Jacques Roubaud et Benoît de Cornulier sont passés à côté d'une lecture motivée des césures. Ce constat d'une reprise voulue des mots "vengeance" et "vengeresse" invite à ne pas considérer qu'il y a trimètre au vers 9 et absence de césure aux vers 5 et 18, mais bien plutôt qu'il y a un jeu de tension entre l'idée de vengeance et la métrique du poème, avec d'abord un "e" à la césure au vers 5, ensuite un glissement après la césure du nom "vengeance" rattaché au déterminant "la", et enfin un adjectif "vengeresse" qui enjambe la césure dans un vers qui parle d'une "marche" ayant "tout occupé". Ensuite, dans la mesure où aucun "e" de fin de mot n'apparaît à la septième syllabe d'un quelconque vers, il est aisé de considérer comme fait exprès tous les "e" à la césure, que la tradition les entérine (lisez Villon) ou pas. Dans de telles conditions, il ne reste que le cas des mots qui chevauchent la césure, sauf que le mot "vengeresse" donne déjà une idée de la manière de les lire au plan métrique. Rimbaud agite la césure avec des "tourbillons" ou il y brise des symboles d'ordre : "colons", "industriels" et "Amérique", sans oublier le refus du travail: "travaillerons". L'opposition à la rébellion se manifeste précisément au vers 19 à partir duquel les audaces métriques refluent : plus aucun enjambement de mots, plus aucun "e" à la césure après l'exemple de "campagnes". Il ne surgit plus alors que deux exemples de césures admises par les parnassiens, l'une pour signifier la déperdition du mouvement de révolte : "si nous + allions ! allons ! allons!", l'autre pour signifier le cri ultime de la lutte à mort avant justement qu'elle ne mette un terme à la révolte : "j'y... suis toujours", mais la terre fond sur le poète inexorablement.
Jacques Roubaud a très bien constaté un certain nombre de faits. Premièrement, le poème de Rimbaud nous fait accomplir un saut historique important dans "la voie du brouillage métrique", même s'il faut réévaluer la prétendue antériorité de "Qu'est-ce..." sur tous les autres poèmes rimbaldiens du printemps et de l'été 1872, même si L'Année terrible de Victor Hugo n'était pas le recueil le plus indiqué pour opérer une comparaison d'époque, il aurait fallu comparer la pièce de Rimbaud avec les publications parnassiennes! Deuxièmement, "L'essentiel de l'attaque porte sur la sixième syllabe et son environnement immédiat (cinquième et septième syllabes du vers), c'est-à-dire sur la nature de ce qui peut se trouver en fin d'hémistiche et assurer (ou non) l'identité et la coordination des deux segments égaux qui doivent composer le vers." Troisièmement, et en contradiction avec sa thèse d'un assaut contre l'alexandrin hugolien, Roubaud constate la continuité du travail de sape d'Hugo à Rimbaud : "on constate qu'un des traits du vers hugolien, qui l'oppsoe au vers classique dans l'histoire [de l'alexandrin], l'enjambement excessif [sic !] des frontières d'hémistiche ou de vers, est là aussi poussé à l'extrême quantitativement." Quatrièmement, Roubaud a très bien vu que la forme orthographique à la rime "encor" servait à manifester la tension du poème entre le respect métrique et l'apparence de chahut anti-métrique, d'autant que la forme "encor" apparaît à deux reprises au début du poème, dans deux vers consécutifs : les vers 4 et 5. Il remarque assez finement la diérèse maintenue au mot "industriels" malgré l'enjambement de la césure et cela peut être rapproché de la non traditionnelle absence de césure à "furieux" dans un vers où un autre mot enjambe la césure "tourbillons". Enfin, en constatant cette "concentration des refus de la règle" dans un poème de révolte, Roubaud formule une équation décisive selon laquelle "alexandrin = ordre social". De ce point de vue-là, nous ne souffrons plus de l'anachronisme des considérations de Mallarmé sur le vers d'Hugo, et nous ne pouvons qu'adhérer à une juste prise en compte de la signification du geste de déstabilisation métrique dans l'oeuvre de Rimbaud, à tout le moins à partir de 1872.

A suivre...

dimanche 4 décembre 2016

Conférence prochaine

J'ai été invité à participer à une conférence en mars prochain à Paris et ce sera une mise au point sur l'Album zutique en privilégiant mes récentes découvertes sur le sonnet monosyllabique. Ma série va se poursuivre sur ce blog, mais à son rythme. J'ai juste une date-butoir pour en finir avec l'approfondissement de mes recherches.
Du point de vue de la réflexion, je suis très content de mon article sur la "jeune Oise". Il est à mettre en relation avec ce que j'ai pu écrire sur "Juillet" et notamment avec l'identification de cette "Henriette" qui rebutait tant les lecteurs. Je pense que je vais travailler une prochaine série d'articles sur les poèmes de 1872.
J'ai d'autres projets d'articles plus ponctuels.
Je constate qu'il est question de la vente d'un revolver qui serait celui que Verlaine aurait acheté et utilisé pour blesser Rimbaud. Je considère que ça manque de preuves et je n'y crois pas trop. J'ai l'impression qu'on donne des indices qui présentent la chose comme évidente, tout en avouant du bout des lèvres que ce n'est pas limpide. Des gens ne font-ils pas taire leurs doutes pour ne pas gêner la vente ?
De toute façon, cette vente n'a aucun intérêt.
Passons.
Je ne résiste pas à présenter l'équivalence de ma situation de chercheur dans le domaine du rock. Il est vrai que cette fois je n'ai jamais profité d'aucun canal officiel pour publier mes découvertes. J'ai diffusé cela sur le net, sur des forums, comme d'habitude dans le plus grand mépris.
Comme tout cela est assez symptomatique des sociétés malades dans lesquelles nous vivons et comme cela ressemble au manque d'engouement spontané des gens pour ce que je mets au points sur Rimbaud ou d'autres sujets, je vais étaler ici un peu de cette autosatisfaction que tout le monde m'envie.

Accrochez-vous. Pour vérifier mes dires, vous pouvez utiliser les moteurs de recherche sur internet et le livre suivant qui vient de sortir : Les Rolling Stones - La Totale par Philippe Margotin et Jean-Michel Guesdon.
Donc, j'ai découvert l'origine de plusieurs chansons des Rolling Stones, mais aussi des Who. Ce débat rend mal à l'aise depuis quelque temps dans la mesure où il est devenu de notoriété publique que le groupe Led Zeppelin a plagié la plupart de ses titres célèbres sur d'autres groupes. Ils s'en sortis dans le cas de la célèbre chanson "Stairway to heaven" dans la mesure où la justice américaine n'était pas saisie par l'auteur de la chanson plagiée, Randy California qui est décédé, mais par ses ayant droits. Il y a visiblement un fonctionnement de la justice américaine qui consiste à considérer que les ayant droits cherchent à récupérer un peu d'argent par ce qu'ils ont hérité et qu'à moins qu'ils soient en situation de force par leur fortune il n'y a pas de raison de leur accorder ce qu'ils réclament. Les justices américaine et française ont également une conception étrange du jugement quand dans les parties civiles la famille défend celui que tout accuse, un exemple flagrant vient des situations où les enfants prennent la défense de leur père accusé du meurtre de leur mère. Enfin bref. Personne ne saurait mettre en doute que la chanson "Stairway to heaven" est un plagiat de la chanson "Taurus" du groupe Spirit. Un nombre considérable de chansons de Led Zeppelin sont du plagiat pur et simple. De son côté, le chanteur George Harrison a été condamné pour plagiat. Il s'agit de la chanson "My sweet lord" qui fut un de ses succès après la séparation des Beatles, et effectivement la mélodie est identique à "He's so fine" du groupe de filles The Chiffons. Pour être honnête, même si l'ex-Beatles a été condamné, l'idée d'une réminiscence inconsciente n'est pas à exclure.
Passons aux Rolling Stones et aux Who. Ils n'ont pas été aussi plagiaires et malhonnêtes que Led Zeppelin. Ils ont même retravaillé leurs sources d'inspiration, et je ne suis pas pour courir systématiquement sur tout motif venant d'un tel autre artiste, cela contribuerait à tuer la création et on sait que les vers de Rimbaud, Baudelaire, Verlaine réécrivent bien souvent les vers de prédécesseurs, ce qui nous ramène à une même problématique de la création qui ne se fait pas ex nihilo.
Les Stones et les Who ont tout de même leurs petites cachotteries. J'en ai trouvé un paquet. Je mets l'essentiel ici.
Il y a quelques années, j'ai lancé sur le net que le motif joué sur une espèce de xylophone dans "Under my thumb" était la reprise des notes d'introduction d'un célèbre "It's the same old song" du groupe soul The Four Tops, titre connu en français (C'est la même chanson). J'ai également signalé à l'attention que le titre "Paint it black" reprenait la mélodie d'une chanson des Supremes "My world is empty without you" et que le martèlement du "Paint it Paint it" venait du martèlement doucereux de Diana Ross "Baby baby" sur ce succès des mêmes Supremes "Where did our love go". J'ai ajouté que le célèbre "Pinball Wizard" des Who s'inspirait du titre "London social degree" de Billy Nicholls, sachant que l'album de Billy Nicholls n'est pas sorti à l'époque, mais que Pete Townshend en possédait un exemplaire et que Billy Nicholls est devenu par la suite le producteur des Who dans les années 70. Sous forme d'énigme, j'avais laissé entendre que "London social degree" s'inspirait d'un titre sixties dont le souvenir m'échappait... Il s'agissait de "You keep me hangin' on", une chanson célèbre s'il en est dans le répertoire des Supremes dont ne pas oublier qu'elles eurent une flopée de hits dans les années soixante.
Récemment, dans un livre, je ne sais plus lequel, mais pas celui que j'ai référencé plus haut, j'ai lu que les deux références sur "Under my thumb" et "Paint it black" étaient citées par des internautes, blogueurs, et par des journalistes. Celui qui a lancé ses identifications, c'est moi.
Là, tout récemment, j'ai remis le couvert sur les forums de fans des Rolling Stones. Cela fait grincer des dents, cela m'attire un certain mépris malgré les évidences.
 
La chanson de 1968 "Jumpin' Jack Flash" s'inspire de la chanson "Before it's too late" de Jackie Day parue fin 66 début 67 sur un catalogue soul anglais très connu d'un certain Guy Stevens. Cela explique le mystère du titre "Day" devient "Flash", "it's a gas" vient quelque peu de "it's too late". Le motif de guitare vient du motif soul de Jackie Day, et même si Keith Richards a retravaillé le motif la liaison est plus qu'évidente. Il n'y a pas besoin de faire histoire de la musique pour s'en rendre compte, sauf que comme d'habitude je ne rencontre que du silence ou de la mauvaise foi sur le net. Imaginez-vous combien c'est agréable de partager mes découvertes. Cerisqe sur le gâteau, n'étant pas un découvreur passif, j'ai rermarqué un point intéressant dans la structure des chansons. J'avais depuis longtemps remarqué un point commun sensible entre les deux titres de 68 des Stones Jumpin' Jack Flash et Street fighting man, titres bruyants pour certaines oreilles mais réellement très beaux pour le mélomane que je suis. Ces deux titres sont accompagnés de maracas, ce qui rappelle l'influence de leur idole Bo Diddley, mais surtout vers la fin des deux chansons, aux deux tiers, nous avons une saturation soudaine, soit par un clavier au son d'harmonica sur Jumpin' Jack Flash, soit par un hautbois indien dans Street fighting man. Les deux chansons ont en plus une ressemblance d'allure générale dans le mode refrain-couplets. Bref. Or, cette astuce de l'effet sonore de saturation apparaît aux deux tiers de la chanson It's too late au moyen cette fois d'un saxophone. Quand j'étais petit, je croyais que face à une telle évidence tout le monde plie, personne n'a envie de passer pour sot. Depuis maintenant pas mal d'années, je sais que je me trompais. Le premier réflexe humain pour se défendre, c'est le mutisme, le second c'est la mauvaise foi. En revanche, le temps passant, l'humain finit toujours par reprendre ce que vous lui avez appris sans exprimer de reconnaissance, sans avouer qu'il a eu des réticences, ou bien en cloisonnant le monde. Il y aura les gens devant lesquels ne rien reconnaître et ceux devant lesquels se libérer et se confier.

 

Autre coup de tonnerre, le riff de "Satisfaction". Je ne sais pas si c'est moi qui avais émis l'hypothèse que c'était peut-être une accélération des notes de cuivre du titre Nowhere to run du groupe Martha (Reeves) and the Vandellas, groupe soul que j'aime beaucoup, célèbre aussi, groupe très apprécié des Stones, des Who et d'autres. Car, il faut préciser que si les fans actuels ou même anciens des Stones et des Who n'écoutent quasi tous que du rock, voire du gros rock au son lourd, les Stones, les Who écoutaient énormément de soul. C'est aussi une raison des réticences propres aux fans vénérant le rock stonien, vénération coupée des sources considérées comme compromettantes dans le cas d'une rock attitude en gros. Keith Richards a témoigné qu'au début le morceau était un peu dans le style du "Dancing in the street" de Martha and the Vandellas, titre repris dans les années 80 en duo par David Bowie et justement Mick Jagger, sauf que la comparaison entre Dancing in the streets et Satisfaction, je ne la vois pas trop, à la limite dans la manière de chanter, mais superficiellement. Ce que je cherche, c'est le motif à la guitare, et les notes lentes de cuivre de Nowhere to run sont un meilleur candidat. Néanmoins, la liaison ne me paraissait pas du tout évidente. J'ai trouvé un rapprochement cette fois autrement décisif. "Satisfaction" est à peu près le rock le plus célèbre de la planète avec "Johnny B Goode", c'est l'un des plus grands succès commerciaux en 45 tours, il est sur le podium en gros. Or, il s'agit d'un titre du début des Stones, et c'est un peu une situation similaire à ma recherche sur "Lys" parodie d'Armand Silvestre par Rimbaud dans l'Album zutique. Je n'avais eu qu'à relire les premières publications d'Armand Silvestre, deux minces recueils lus en deux heures de temps. J'y trouvai le modèle des vers de la parodie et le mot "étamines" à la rime, dans un seul sonnet.
J'ai passé en revue les chansons jouées par les Stones à leurs débuts. Il y avait un projet avorté de 45 tours avec un titre des Coasters, Poison Ivy, et au même moment un titre qu'ils ont joué en studio sans le sortir sur aucun album Love potion number 9. Ce titre a été d'abord joué par les Clovers en 59, et il a eu un succès avec la reprise par le groupe anglais The Searchers. Mais entre ces deux versions, il y a eu une interprétation par les Coasters. Un an avant Satisfaction, on entend son célèbre motif mais coincé dans je ne sais pas comment une ambiance calypso (j'exagère bien sûr). J'aime beaucoup les Coasters, rock avec des bases simples mais c'est très bien fait, mais quand je parle d'ambiance calypso on comprend que mon rapprochement soit mortel à bien des coeurs de fans ne jurant que par le rock tiré du côté du gros rock. Il est évident que les Stones connaissaient cette version et donc cette antériorité du motif sur Satisfaction. Au passage, le motif s'entend sur une seule des trois versions de la chanson. On m'a proposé de publier un livre sur une telle découverte, mais les réactions sur les forums stoniens ont été tout autres : froid glacial et refus. En prime, je dirais que l'instrumental à jeu de mots "Stoned" en face de leur deuxième 45 tours en 63 coïncide là encore avec le titre "Let's go get stoned" joué par les Coasters comme par Ray Charles. En même temps, la refonte du motif nous met au-delà du plagiat passif.



Pour info et comparaison : Martha and the Vandellas - Nowhere to run

J'ai plusieurs autres découvertes sur les origines des chansons des Stones. Sur le forum anglais, un intervenant veut bien admettre que la chanson "It's only rock'n'roll" ressemble à la fin de la chanson "Blues power" jouée par Clapton en janvier 73 sur scène avec un futur membre des Stones, Ron Wood, réputé avoir inspiré le morceau. Personne dans la presse n'avait vu que la source était ce titre Blues power joué en live et le fan ne concède que la ressemblance, il n'ira pas jusqu'à dire ah ben oui c'est la source. J'en ai d'autres encore des sources à donner. J'en viens maintenant à un plagiat des Who qui va nous ramener à l'actualité.
Le titre "Magic bus" est très célèbre et très prisé parmi les fans des Who. Sa version sur scène dans l'album Live at Leeds est mythique. Le titre est sorti en 1968 et il passe pour une création originale, mais dans le style de Bo Diddley.
C'est faux. Il s'agit d'une reprise ou plagiat du titre "Catfish Blues" de Robert Petway. Comme dans le cas de Jackie Day, on peut jouer à établir des échos : "Magic" pour "Catfish" (avec "Mannish" du "Mannish boy" en intermédiaire) et "Bus" pour "Blues" (ou pour "boy" en filant l'idée d'un titre conçu à partir de deux titres de blues).




Robert Petway est un inconnu. Il a joué avec Tommy McClennan, puis il est entré deux fois en studio pour enregistrer une poignée de titres à son nom dont "Catfish Blues", superbe blues comme on peut en juger, superbe blues qui a inspiré des variantes à deux bluesmen plus connus, Elmore James et Muddy Waters. La variante de Muddy Waters, qui conserve des paroles de "Catfish Blues", s'intitule Rolling Stone : c'est cette variante qui a donné son nom aux Rolling Stones. Or, à l'époque même où Pete Townshend enregistre son "Magic bus" avec les Who, lequel est une reprise claire et nette de Robert Petway jamais identifiée par quiconque à part moi, Jimi Hendrix et les Rolling Stones eux-mêmes reprennent le titre "Rolling Stone" ou "Rolling' Stone blues" de Muddy Waters mais avec le titre Catfish. Le titre des Stones restera une chute de studio, celui de Jimi Hendrix est disponible partout. Et si j'ai parlé d'une double réécriture de filou "Magic bus" étant inspiré de deux titres "Catfish Blues", la chanson reprise, et "Mannish boy", c'est que "Mannish boy" était elle-même comme "Magic bus" une chanson revisitée, le "I'm a man" de Bo Diddley avec son riff célèbre de guitare. Un an avant Bo Diddley, Willie Dixon avait enregistré un "Hoochie coochie man", mais l'hommage de Muddy Waters invite à penser que Bo Diddley a joué le titre sur son premier enregistrement officiel, alors que l'année précédente en 54 les portes lui étaient fermées. Il est délicat d'affirmer l'antériorité pure et simple de Willie Dixon. Et de toute façon, ce" célèbre riff de "I'm a man" n'est pas une création telle quelle de Muddy Waters, Bo Diddley ou Willie Dixon, c'est un motif blues qui a déjà quelques décennies qui a fini par être isolé et rendu plus percutant. Il se trouvait déjà dans le "Policy dream blues" de 1935, et je pourrais lancer toute une étude sur l'origine des chansons de Bo Diddley, de Chuck Berry et de plusieurs bluesmen réputés. Il y a de quoi tomber de haut, vu que personne ne montre jamais l'histoire réelle et sensible des motifs musicaux.
Mais, revenons à l'actualité. Les Rolling Stones viennent de faire sortir le 2 décembre un album de reprises de blues. L'opération est franchement commerciale comme les Stones nous y ont habitués ces dernières années. Ce nouvel album contient quatre reprises de Little Walter, joueur d'harmonica pour Muddy Waters notamment, quelques reprises de Willie Dixon dont on a parlé et une reprise Ride 'em on down d'Eddie Taylor qui a les honneurs d'un clip vidéo, encore que les bruits mêlés au clip ne soient pas très heureux. Or, il y a un titre "Ride 'em on down" dans le maigre répertoire de Robert Petway. Les deux chansons se ressemblent, mais il y a des différences qui pourront laisser planer un doute chez certains, alors je fais tomber ma carte maîtresse, les notes du livret accompagnant mon CD de chansons blues de Tommy McClennan et Robert Petway, Cotton Pickin' Blues : "Ride 'em on down would also be recorded in Chicago by Eddie Taylor" Et dans la foulée je cite aussi ceci à propos de l'ami bluesman de Robert Petway, car si ce derneir a disparu de la circulation, Tommy a été pris en photo en belle compagnie à Chicago : "Little was heard of McClennan too, although Broonzy photographed him, Sonny Boy Willimason, Elmore James and Little Walter in 1953, walking down a south side Chicago street".
Je m'en garde sous le coude, si mes rapprochements ne vous semblent pas assez accablants ils ne le seront jamais.

Voilà le monde dans lequel je vis, malgré internet et la possibilité d'écrire en français ou en anglais sur des plateaux où les fanas doivent inévitablement graviter.

Before it's too late a inspiré Jumpin' Jack Flash. Un fan : Peut-être.
Catfish Blues a inspiré Magic bus. Un fan : Peut-être.
Le riff de Satisfaction est né d'une interprétation de Love potion number 9 que le groupe connaissait bien. Un fan ou mille fans : Peut-être.
Il y a une coquille dans Une saison en enfer "autels" doit corriger "outils". Des inconditionnels de la poésie rimbaldienne : Peut-être.
Il faut lire "ou daines" dans L'Homme juste. Les mêmes inconditionnels : Peut-être.
La "strideur des clairons" en commun à "Paris se repeuple" et "Voyelles", d'autres éléments en ce sens, le fait que le clairon soit un instrument militaire pour avertir et rassembler les troupes, cela veut bien dire que "Voyelles" est un hommage aux morts de la Commune. Les admirateurs de Rimbaud : c'est à voir.
Il n'y a aucune anomalie de la ponctuation dans "Barbare" de Rimbaud, juste qu'il a hésité quant à la ponctuation à l'intérieur de la parenthèse "(elles n'existent pas) contre (elles n'existent pas.)". Les fans de Rimbaud : Peut-être.
Le "gagne la mort" dans la bouche de "Satan" c'est une inversion de "perds la vie". Les mêmes : Peut-être.
Vous parlez entre fans de groupes et chanteurs rock ou blues, mais écoutez-vous souvent du blues, du rock, de la musique ? Les fans : oui, sûrement. (J'écoute la radio, je fredonne un morceau qui passe à la télé, je dis "ah!" quand on parle des stones au journal de vingt heures, je vais sur des forums, je collectionne, et j'écoute du gros rock dont parler entre amis)
Vous aimez Rimbaud et en parlez bien souvent, mais vous le lisez parfois ? Les fans : oui, peut-être.

Quel monde, mais quel monde ! Pfffh!....

samedi 26 novembre 2016

Petite réflexion sur "jeune Oise"

Dans le poème "Larme", la tentation de la lecture biographique n'a-t-elle pas nui à la compréhension de certaines expressions clefs ? Je pense plus particulièrement à cette mention à la rime d'une "jeune Oise" qui amène la plupart des commentateurs à fixer un cadre ardennais au contenu du poème.
L'Oise est un affluent de la Seine qui prend sa source en Belgique, non loin de Chimay, et j'ai eu l'occasion de passer en voiture à côté de cette source, si ce n'est qu'elle était cachée encore par les arbres et la verdure, la voiture ayant fait s'écouler mes songes dans d'autres directions à l'époque. Après seulement quinze kilomètres, l'Oise se retrouve en France et avant d'aller se jeter dans la Seine, notre rivière va traverser les départements suivants : à peine le département du Nord, puis essentiellement l'Aisne, l'Oise et le Val-d'Oise. L'Oise traverse de nombreuses communes dans l'Aisne, mais des communes situées au nord du département : elle traverse la Thiérache, le Vermandois.
Comme j'ai vécu mon enfance en Belgique, il se trouve que j'associe les Ardennes à la ville de Bouillon, mais plus lâchement à la ville de Chimay où j'ai pourtant été pendant un an élève dans l'enseignement secondaire avant de déménager en France. Il est vrai toutefois qu'on parle de "porte des Ardennes" pour ce qui concerne une partie de la zone belge où se trouvait ma famille et il est vrai que la ville de Chimay fait partie des Ardennes (ou de l'Ardenne), mais très clairement dans mon esprit, Chimay se situe à la périphérie des Ardennes, ce n'en est pas le coeur. La difficulté pour moi est donc de bien délimiter les Ardennes ou l'Ardenne au plan géographique. Je ne peux pas me contenter de considérer que, l'Aisne étant un département limitrophe du département français des Ardennes, tout cours d'eau au nord ou au sud de Laon est quelque peu ardennais. Moi, ce que j'ai cru comprendre, c'est que la région naturelle des Ardennes françaises est entièrement comprise dans le département qui en porte le nom, le département de la ville natale de Rimbaud : Charleville.
J'en arrive à cette conclusion que l'Oise n'a d'ardennais que sa source. En France, l'Oise ne traverse à aucun moment le cadre ardennais. Il faut tout de même prendre la mesure de ce constat géographique, car au nom de l'origine ardennaise de notre rivière maints commentaires du poème "Larme" proposent d'y voir une scène intime personnelle où l'Oise ne serait qu'un prête-nom pour l'un des cours d'eau que pouvait avoir approché le carolopolitain Arthur Rimbaud un peu plus jeune.
Comme il n'était pas envisageable que Rimbaud ait passé à pied le long de la source de l'Oise à Chimay, le nom Oise n'avait de valeur que pour signifier que le poème avait un cadre ardennais. Mais la réalité, c'est que l'Oise n'a rien de spécifiquement ardennais et que, selon toute vraisemblance, Rimbaud n'a jamais cherché à associer le nom de cette rivière à ses expériences de jeunesse à Charleville.
Il nous faut alors revenir sur le sens de l'expression "jeune Oise". Dans le cadre de lecture erroné précédent, la "jeune Oise" était un petit cours d'eau insignifiant lié à la jeune enfance du poète. Une fois écarté le fil directeur biographique, un autre mode de lecture reprend ses droits. La "jeune Oise" est une expression qui a du sens pour un lectorat résidant à Paris ou considérant à tout le moins que Paris était un peu le centre de la culture littéraire du pays au dix-neuvième siècle. Vous vivez peut-être à Toulouse, à Pamiers, à Cannes, à Brest, à Aurillac ou à Tours, mais quand vous lisez un recueil de poésies bien souvent vous devez vous assimiler à un lecteur parisien. Dans le champ de la poésie française, la mention de l'Oise concerne Nicolas Boileau et Théodore de Banville. Ce sont sans aucun doute les deux premiers noms qui viendront à l'esprit. La première version du poème "Larme" contient d'ailleurs l'expression étrange "gourde de colocase", où le mot "colocase" impose là encore un cadre de références livresques: Virgile et aussi Hugo avec la préface de l'un de ses recueils, les Orientales de mémoire, référence à Hugo qui a été relevée par d'autres commentateurs d'ailleurs.
S'il est question de "jeune Oise", nous pouvons écarter le Val-d'Oise, Rimbaud songeant plutôt au parcours de l'Oise dans les départements de l'Aisne et de l'Oise. La qualification "jeune Oise" exprime un certain éloignement par rapport à Paris et la rime "villageoises"::"jeune Oise" suppose un double retrait. Le poète risque de rencontrer des villageoises et des troupeaux car il s'est éloigné de la capitale, et le bord du cours d'eau que le poète s'est choisi lui permet de surcroît de se tenir à l'écart du monde paysan, voire de la société des oiseaux. C'est cette logique d'exil qui est importante dans le poème et la différence est sensible entre une interprétation biographique de la "jeune Oise" et une interprétation en fonction d'une idée de lecteur parisien moyen auquel s'adresseraient ces quatre strophes.
Si nous nous concentrons sur l'Oise comme département, d'autres idées pourraient venir à notre esprit. Il serait question d'un lieu peu éloigné de Paris, pensons à la retraite de Rousseau à Ermenonville. Mais cette retraite va avoir des résonances politiques. Napoléon Premier et Napoléon III sont tous deux liés au château de Compiègne. Aujourd'hui encore, au bord des grands axes routiers, des panneaux le rappellent : Compiègne "ville impériale". Hugues Capet a été élu roi à Senlis également. Très vite, voilà que le poème qui passe pour biographique et personnel peut s'enrichir de connotations politiques négatives. Rappelons que la relation à cette "jeune Oise" est elle-même dépréciative dans le poème rimbaldien. Il est question d'une "liqueur d'or" qui est "fade", qui "fait suer", et le poète ne nous invite pas à chanter les mérites de l'endroit : "Tel j'eusse été mauvaise enseigne d'auberge." Dans le cadre de la lecture biographique, ce dédain du poète est admis comme un caprice. Nous venons de le voir : cela change dans le cadre d'une lecture plus connotée de l'expression "jeune Oise".
On voit assez que ces mises au point ne sont pas anodines et importent à la compréhension du poème, d'autant qu'insidieusement on a fait des poèmes contemporains "Larme" et "La Rivière de cassis" un couple de créations ardennaises, alors qu'au début du mois de mai 1872 Rimbaud revenait loger à Paris sans que nous n'ayons aucune attestation d'un passage auprès de l'Oise, aucune attestation d'un passage du côté de châteaux médiévaux situés le long d'une rivière. En l'état actuel de nos connaissances, "Larme" et "La Rivière de Cassis" sont des créations qui doivent nous faire mobiliser une culture littéraire. La poésie de Rimbaud, ce n'est pas la fulgurance du trait intime.
Il reste enfin à considérer certaines spécificités de l'Oise. Il s'agit de l'une des rivières les plus importantes du commerce fluvial en France, la troisième paraît-il, et cette importance était inévitablement plus cruciale au dix-neuvième siècle quand Rimbaud composait son poème. Cette rivière aurait pour particularité d'être navigable sur une très large partie de son cours. Si Rimbaud parle de "jeune Oise", c'est qu'il se situe en amont de la rencontre avec un affluent aussi important que l'Aisne elle-même. Un autre point important est la ville de Chauny dans l'Aisne, le canal de Saint-Quentin y opère la jonction de la Somme avec l'Oise. C'est un lieu de passage important pour les péniches et ce canal a été construit en fonction d'une série de plusieurs travaux importants au dix-huitième et au dix-neuvième siècle. Ce repérage géographique et économique est étranger à la lecture biographique. Pourtant, sans exclure une lecture biographique éventuelle, ces données historiques permettent de pressentir les enjeux du poème. Dans le cadre de la lecture biographique, l'idée de "jeune Oise" est réduite à ceci : Rimbaud partirait d'un souvenir personnel, soit celui qu'il aurait de la source de l'Oise elle-même, ce qui est peu probable, soit celui de la source d'un cours d'eau qui serait un affluent ardennais de l'Oise. On prête à Rimbaud une intention lexicale : l'adjectif "jeune" exigerait l'attention du lecteur appelé à considérer que la rivière l'Oise est formée de la réunion de petits cours d'eau. Vous pouvez bien chercher à expliquer pourquoi les affluents sont jeunes et les fleuves sont vieux quel que soit le point géographique où on se place, il n'en reste pas moins que l'expression "jeune Oise" n'a une richesse de significations que si nous admettons que le nom "Oise" laisse bien entendre que nous avons affaire à un cours d'eau encore non exploitable pour la navigation, mais qui n'en deviendra pas moins un grand cours d'eau propice à l'activité humaine. Encore une fois, l'expression "jeune Oise" signifie l'exil et la fragilité de l'exil. Le poète est en amont d'un devenir qui lui échappe. Notre analyse permet même de cerner un contrepoint important avec "Le Bateau ivre", avec ce frêle esquif qui rejoignait la mer dès les premiers vers, quand, au contraire, la "jeune Oise" est destinée à nous rapprocher de Paris. Songeons alors à quel point la perspective est révolutionnaire au troisième quatrain quand le poète clame : "Puis l'orage changea le ciel, jusqu'au soir". Rimbaud écrivait dans Paris se repeuple: "L'orage t'a sacré(e) suprême poésie". Il est sensible que cette "jeune Oise" déjà "fade" dont le devenir est celui du commerce promis par les longs "fleuves tranquilles" subit la transformation liquide étonnante de l'orage. C'est parce qu'il y a eu la pluie et l'orage que l'eau de la rivière pleine d'un débit violent est devenue une solution buvable n'ayant plus rien de fade.
Et le dernier vers exprime plus que clairement l'occasion manquée : "Dire que je n'ai pas eu souci de boire !" En général, les lectures du poème, si je ne m'abuse, confortent l'interprétation selon laquelle nous aurions affaire à un regain de mépris décisif de la part du poète. Ce dernier vers exprimerait une certaine désinvolture. En effet, Rimbaud a l'art des formules problématiques qui peuvent se lire de deux manières opposées. Il ne s'agit pas ici de trancher pleinement quant à la lecture de la clausule qui vaut "dernier mot" du poète. Toutefois, en nous concentrant sur la signification "jeune Oise" et sur la valeur positive de l'orage tout de même bien perceptible, nous nous rendons compte que l'expression de la révolte pointe bel et bien le bout de son nez. Et puisque l'Oise est une importante voie navigable, on appréciera qu'à la rime se retrouve ce mot "gares" si cher aux joyeux vagabonds que furent et qu'allaient être Rimbaud et Verlaine. L'orage a été l'annonce d'un or plus authentique, d'une boisson plus rafraîchissante. L'orage a été l'occasion d'un voyage, défilement de "gares", de "pays noirs", etc., et partant d'une fréquentation magique d'auberges autrement rafraîchissantes. Il est également certain que le vers 14 : "Le vent, du ciel, jetait des glaçons aux mares..." dresse le tableau atmosphérique d'une lutte entre l'Ordre et la Révolution, d'autant que la variante de ce vers établit nettement l'équation "ciel"="Dieu" : "le vent de Dieu jetait des glaçons aux mares".
Dans "Enfance III", nous avons un étonnant alinéa : "Il y a un lac qui monte et une cathédrale qui descend." La cathédrale est un symbole d'élévation chrétienne et cette fière hauteur est remise en cause par le dynamisme verbal qui oppose la montée du "lac" à la descente de la "cathédrale". Concrètement, nous comprenons que le lac est en train d'engloutir la cathédrale. Nous comprenons aussi qu'il est encore une fois question de révolution, d'autant qu'à la fin de "'Enfance II", les eaux qui montent du lac sont annoncées par une "mer faite d'une éternité de chaudes larmes". Le gonflement du lac est le débordement d'une crise et il n'échappera à personne que le mot "larmes" employé au pluriel dans "Enfance II" est le titre au singulier du poème sur la "jeune Oise" un jour d'orage. Plus haut, nous avons lié l'orage de "Larme" à l'orage de "suprême poésie" du poème "Paris se repeuple". Or, cet orage est explicitement le débordement de forces de toutes les colères parisiennes concentrées : "L'immense remuement des forces te secourt", "Le Poète prendra le sanglot des Infâmes, / La haine des Forçats, la clameur des Maudits", "Amasse les strideurs au au coeur du clairon lourd", "des pleurs d'or astral tombaient des bleus degrés", "Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères", "Quand tu gis, retenant dans tes prunelles claires, / Un peu de la bonté du fauve renouveau," etc. Le poème "Larme" est contemporain d'une "Comédie de la soif" et cette envie de boire que ne satisfait pas la "jeune Oise" rencontre bien celle du "bateau ivre" qui dans le poème de ce nom ne regrette comme "eau d'Europe" que la "flache / Noire et froide". Dans "Larme", l'orage tire l'Oise du côté de la flache noire et froide, ce que conforte la mention des "pays noirs" et les versions plus tardives du poème "Larme" ont bien continué l'esprit du "Bateau ivre" quand la "gourde de colocase" cède la place à l'image de la "case / Chérie" qui signifie le rejet de "l'Europe aux anciens parapets". Les systèmes d'opposition sont bien les mêmes d'un poème à l'autre, la distribution symbolique des éléments est la même. Face à de telles constantes, ce n'est pas la lecture métaphorique que nous faisons qui pose problème, mais c'est bien le décret selon lequel il faudrait renoncer à trouver du sens à une configuration critique d'images qui revient plus que régulièrement dans la poésie de Rimbaud. Il faudra bien admettre un jour que, pour partie, la difficulté à lire Rimbaud est liée à un décret de non lecture métaphorique des poèmes.

Message édité 19h34 : L'Oise prend sa source près de Chimay dans les Ardennes, mais cette région a pour coeur un massif ardennais, indice d'une ancienne haute montagne en des temps reculés. Si l'Oise prend sa source à la périphérie de ce qu'on nomme la région naturelle des Ardennes, c'est forcément pour s'éloigner du massif et passer immédiatement dans une zone moins élevée. Décidément, non l'Oise ne peut pas circuler dans les Ardennes.

samedi 5 novembre 2016

Mérat et Rimbaud, la confrontation zutique



Le dossier Verlaine-Rimbaud du Magazine littéraire de novembre 2016 contient un article de Philippe Rocher intitulé « Voies zutiques de la consécration » où il est question du parodique « Sonnet du Trou du Cul » à l’encontre d’Albert Mérat. Je me propose de réagir à cette publication en marge de ma série « Pommier zutique ». J’avais prévu d’inclure une mise au point sur Mérat dans cette série, mais finalement je vais présenter une étude détachée sur cette question.
En-dehors des notices des éditions courantes, les études essentielles sur le « Sonnet du Trou du Cul » sont les suivantes. La première grande mise au point vient de l’étude publiée par Steve Murphy dans son livre de 1990 Le Premier Rimbaud ou l’apprentissage de la subversion. Plusieurs contributions se sont accumulées récemment avec en particulier une série d’articles de la part de Philippe Rocher : « Le ‘Sonnet du Trou du Cul’ et la poétique de l’obscène » dans le volume collectif La Poésie jubilatoire : Rimbaud, Verlaine et l’Album zutique, Classiques Garnier, 2011 ; « Les virtuosités et les jubilations intertextuelles du ‘Sonnet du Trou du Cul’ dans la revue Parade sauvage n° 23 en 2012. Bernard Teyssèdrre est également revenu longuement sur ce sonnet dans son livre Rimbaud et le foutoir zutique. Je n’ai que minimalement participé au débat, mais j’ai tout de même précisé dans deux de mes divers articles consacrés à l’Album zutique (revues Europe et Rimbaud vivant) des éléments capitaux en ce qui concerne la transcription de ce sonnet dans l’Album zutique, puisque j’ai établi que les deux poèmes de la colonne de gauche avaient été ajoutés ultérieurement. Les trois premières contributions zutiques furent le sonnet « Propos du Cercle » de Léon Valade et Jean Keck, le sonnet lui aussi à deux mains de Verlaine et Rimbaud et le quatrain « Lys » où Rimbaud parodie Armand Silvestre. Ce n’est qu’un peu plus tard que Camille Pelletan et Léon Valade ont ajouté deux parodies zutiques en regard très précisément des transcriptions du « Sonnet du Trou du Cul » et du quatrain « Lys ». A rebours de l’étude de 1990 par Steve Murphy, j’ai également considéré que ce sonnet n’avait pas été un moyen de régler des comptes avec Albert Mérat, mais qu’il avait plutôt contribué à envenimer précocement les relations entre Rimbaud et Mérat.
Essayons de revenir sur la relation au zutisme du poète Albert Mérat. Albert Mérat était le grand ami du poète Léon Valade. Or, nous savons par sa correspondance que ce dernier était admiratif du prodige ardennais fraîchement arrivé à Paris. Rimbaud est arrivé à la mi-septembre à Paris, il a été présenté au cercle des Vilains Bonshommes lors de la réunion du 29 septembre. Si Verlaine est l’ « inventeur » de Rimbaud, Valade s’en déclare alors le « Jean-Baptiste sur la rive gauche » dans sa lettre à Emile Blémont du 5 octobre 1871. Il semble donc clair que Valade a rencontré Rimbaud un peu avant la soirée des Vilains Bonshommes et qu’il l’a connu sur la rive gauche, c’est-à-dire dans tout ce quartier parisien des étudiants qui inclut les alentours de la Sorbonne, le Polidor, l’Hôtel des Etrangers, l’Hôtel de Cluny, etc. Dès son arrivée à Paris, Rimbaud a fréquenté visiblement les cafés ou bars de la rive gauche. Valade confie également à Blémont que bien qu’il ait moins de dix-huit ans Rimbaud est un « effrayant poète » avec une « imagination » pleine de « puissances et de corruptions inouïes ». Rimbaud a déjà « fasciné ou terrifié » toute une compagnie d’amis de Valade et Blémont. La question qui vient d’emblée à l’esprit est celle des poèmes qui ont pu passer sous les yeux de Léon Valade pour produire une telle impression. Ma conviction est que la rencontre entre Verlaine et Rimbaud a été préparée de longue date. Dès 1870, Rimbaud fréquentait Charles Bretagne, un ami de Verlaine. Nous savons qu’avant la Commune Rimbaud est monté à Paris et qu’il a rencontré le caricaturiste André Gill, un futur zutiste. Je ne vois pas au nom de quel miracle Verlaine accueillerait pour le faire héberger sans limitation de durée par sa belle-famille un poète mineur inconnu sur la foi de poèmes envoyés dans une lettre. Verlaine n’avait peut-être jamais rencontré Rimbaud, ou plus probablement peut-être l’a-t-il à peine vu à Paris sous la Commune ou peu avant la Commune, mais c’est un fait qu’il en savait suffisamment long pour souhaiter le faire monter à Paris. Des lettres ne permettent pas de se faire une idée au sujet de quelqu’un et Verlaine aurait même pu douter que les éventuels poèmes contenus dans les lettres fussent bien ceux de Rimbaud lui-même. Verlaine ne s’est même pas posé la question d’une éventuelle imposture, ce Rimbaud ayant très bien pu subtiliser les vers de quelqu’un d’autre. Pourquoi accueillir Rimbaud à Paris ? Verlaine pouvait très bien se contenter de parrainer des publications dans la presse parisienne. Or, un mois après son arrivée à Paris, Rimbaud et Verlaine ont inauguré un album « gougnotto-merdo-pédérasto-lyrique » avec un « Sonnet du Trou du Cul » qu’ils ont écrit à eux deux, et un mois plus tard un ami de Verlaine, Edmond Lepelletier, fait entendre publiquement la nature homosexuelle de la relation entre Rimbaud et Verlaine. Si tout cela s’est passé rapidement, c’est que Verlaine avait su à l’avance qu’une telle liaison était possible avec Rimbaud. Rimbaud n’est pas monté à Paris pour d’exclusives raisons littéraires, même si c’est ce qu’ont pu croire Léon Valade et Charles Cros, a fortiori la belle-famille Mauté de Fleurville. Nous n’avons pas les preuves, certes, mais, outre qu’il faut tenir compte des hypothèses les plus vraisemblables, il me semble que le refoulement de cette possibilité a amené à négliger l’essentiel. Rimbaud a écrit de premiers poèmes zutiques dès son arrivée à Paris. C’est fort certainement le cas des deux « Vieux Coppées » : « J’occupais un wagon […] » et « Je préfère sans doute […] », puisque ces deux dizains s’inspirent directement de deux dizains que Verlaine avait envoyés à Léon Valade en juillet, puisqu’ils en reprennent certains termes et puisqu’ils en reprennent la dynamique d’enchaînement, la série de Verlaine étant numérotée. On comprend mieux dès lors pourquoi Valade parle d’un « effrayant poète » aux « corruptions inouïes ». L’effet n’a pas été causé que par la lecture du « Cœur volé », des « Effarés », sinon des « Premières Communions », mais par la lecture dans les lieux de beuverie de la rive gauche de premières pièces zutiques. Et Valade considérant même que Rimbaud a « terrifié » les autres soiffards, je n’hésiterais pas à considérer que la lettre du 5 octobre 1871 à Emile Blémont sous-entend que la parodie du recueil L’Idole d’Albert Mérat avait déjà été perpétrée par le couple sulfureux formé par Rimbaud et Verlaine. Et quand Valade dit que Rimbaud a déjà « terrifié » des amis, un nom ne saurait manquer de s’imposer à l’esprit, celui d’Albert Mérat qui forme couple avec Léon Valade, comme Rimbaud avec Verlaine, sauf qu’Albert Mérat est un homme à femmes. Il était connu pour ramener de faciles conquêtes auprès de ses amis poètes.
J’ignore pour l’instant si nous pouvons envisager que les toutes premières transcriptions de l’Album zutique aient pu avoir lieu avant la location d’une pièce à l’Hôtel des Etrangers, et donc avant la mi-octobre environ. Mais peu importe. Il semble tout de même assez plausible que l’album ait été baptisé en même temps que la première réunion du Cercle du Zutisme dans une salle de l’Hôtel des Etrangers. Ce qui importe en revanche, c’est que l’Album zutique porte la marque de transcriptions en série. La première série de transcriptions ne comprenait que cinq poèmes et un monostiche. Jean Keck a d’abord reporté une création à deux mains, l’initial « Propos du Cercle » qu’il a composé avec Léon Valade. Ensuite, Rimbaud a pris la plume pour reporter cinq de ses créations. La priorité a été donnée au « Sonnet du Trou du Cul » coécrit avec Verlaine, le quatrain « Lys » a suivi, puis un enchaînement de deux « Vieux Coppées » et enfin le monostiche de Louis-Xavier de Ricard. J’avais déjà fait remarquer le prestige accordé à Rimbaud dans la mesure où la seule contribution à laquelle il n’a pas semblé prendre part est ponctuée par un mot qui lui est attribué : « Ah ! merde ! », variante cambronnesque du mot « Zut » précisément. Voilà qui justifie tout ce qu’a dit Valade à Blémont : « effrayant », « corruptions inouïes », « terrifié ». Le travail de Philippe Rocher va dans la même direction et insiste lui aussi sur la place prépondérante de Rimbaud dans les premières pages de l’Album zutique. Philippe Rocher ajoute encore les considérations suivantes. Dans « Propos du Cercle », Mérat a beau faire partie des membres, il est isolé et raillé par ses camarades. Antoine Cros lui réplique au milieu du sonnet : « Si ! Si ! Mérat, veuillez m’en croire, / Zutisme est le vrai nom du cercle ! » Mérat est d’emblée présenté comme une figure de la protestation. Il ne peut pas concevoir que le cercle se réclame de l’esprit du « Zut » à toutes les convenances. Et, tout à fait acquis à l’idée d’une articulation recherchée entre les deux premiers sonnets transcrits sur l’Album zutique, je considère que la réplique attribuée à Antoine Cros doit se lire en fonction de l’intertexte qu’est le recueil L’Idole d’Albert Mérat.
Ce recueil de 1869 offre une série de blasons de parties du corps féminin, coincés entre un « prologue » et un « épilogue » eux-mêmes conçus sous la forme de sonnets. Il y a en tout vingt sonnets. Dix-huit sonnets font donc l’éloge d’une partie du corps féminin. Les seize premiers sonnets nomment dans leurs titres les parties du corps qui sont concernées : « Le Sonnet des yeux », « Le Sonnet de la bouche », « Le Sonnet des dents », « Le Sonnet du nez », « Le Sonnet du front ». Suivent encore ceux « des cheveux », « de l’oreille », « du cou », « des seins », « des bras », « des mains », « du ventre », « de la jambe », « du pied », « de la nuque », « des épaules ». Ce modèle de titre est à peu près repris par Rimbaud et Verlaine « Sonnet du Trou du Cul », il ne manque que l’article défini initial, ce qui n’est qu’un détail. Pour le son, le titre provocateur de Rimbaud et Verlaine est plus proche du titre « Le Sonnet du cou » ou éventuellement de celui-ci « Le Sonnet de la nuque ». Une remarque qui ne me paraît pas anodine, c’est qu’en général Albert Mérat reprend le nom de la partie du corps célébrée dans les vers eux-mêmes. Le poème « Le Sonnet de la bouche », où il est tout de même question d’un orifice, fait exception. Le poète a trouvé plus délicat d’employer le pluriel « lèvres ». Le mot lui-même de « bouche » apparaît toutefois dans un grand nombre d’autres sonnets. Il est question de la finition de la « bouche » de « la Joconde » dans le « Prologue », de la bouche de la femme dans « Le Sonnet des dents », « Le Sonnet du cou » et « Le Dernier sonnet », de la bouche du poète admiratif (« ma bouche ») dans « Le Sonnet du pied » et « Le Sonnet de la nuque ». Nous reviendrons sur cette série quand il sera question de la parodie de Rimbaud et Verlaine. Ce qu’il faut déjà retenir, c’est que le mot « bouche » appelle des précautions d’emploi, à tel point que pour célébrer directement la bouche il convient de privilégier le pluriel poétique « lèvres ». Le mot « bouche » ne semble exploitable que quand il est à la périphérie de l’hommage physique fait à la femme. En revanche, Mérat a employé le mot « nez » dans les vers du « Sonnet du Nez », bien que le lexique poétique retienne plus volontiers le singulier « narine » (Songeons à « Réponse à un acte d’accusation » de Victor Hugo). Ce choix du mot « Nez » pourrait être un des éléments à la source de la parodie « Vu à Rome » où Rimbaud scande l’expression réputée prosaïque : « […] des nez fort anciens. / Nez d’ascètes… / Nez de chanoines… », tout en exploitant malicieusement une rime initiale « Sixtine » :: « écarlatine » qui suggère le mot poétique manquant « narine ». Tout comme le mot « bouche », le nom « oreille » n’est pas reconduit dans les vers du sonnet correspondant, mais une double mention figure dans deux vers consécutifs sur « Sonnet de la nuque ». Le nom « épaules » n’apparaît pas non plus dans le sonnet qui leur est consacré, mais le plurielr figure dans « Le Sonnet du cou » puis le singulier apparaît dans « Le Sonnet des bras ». En revanche, dans « Le Sonnet des seins », la mention au pluriel « seins » est exhibée à la rime du premier vers. Le mot au singulier apparaît dans un tour prépositionnel « du sein de l’ombre » au vers 10 du « Sonnet des Yeux » et il est question du « sein pur et charmant » dans « Le Sonnet des épaules ». Enfin, même si aucun sonnet ne leur est consacré, les « reins » sont mentionnés au premier vers du « Sonnet du ventre » (Songeons au poème « Vénus Anadyomène » de Rimbaud). Voilà en fait d’audaces les limites que nous pouvons donner à la désignation du corps dans l’œuvre d’Albert Mérat. Vient alors le cas des deux derniers blasons intitulés respectivement : « Avant-dernier sonnet » et « Dernier sonnet ». Mérat bascule ici dans l’implicite. L’avant-dernier sonnet est consacré aux fesses que le poète n’a pu nommer, le recours au pluriel « fossettes » permettant de contourner la censure. Ce mot de « fesses » sera repris par Rimbaud dans l’un des sonnets de Rimbaud considérés comme « Immondes » par Verlaine : « Nos fesses ne sont pas les leurs… », sonnet rimbaldien qui est donc lui aussi, au moins en partie, une parodie de Mérat et de son recueil L’Idole. Quant au « dernier sonnet », il est consacré au sexe de la femme. Cette partie du corps ne peut être célébrée sans amener à envisager l’acte sexuel et il est assez évident, au-delà de l’allusion homosexuelle, que la parodie de Verlaine et Rimbaud révèle qu’il est possible d’aggraver l’impudeur et l’indécence dans l’exercice du blason des parties du corps de la femme. Or, dans son recueil, Albert Mérat montre qu’il a essayé de combattre les préjugés hypocrites et qu’il a été empêché d’appeler quelques-unes des plus précieuses parties de l’anatomie féminine par leurs noms : « Je ne crois pas aux sots faussement ingénus / A qui l’éclat du beau fait baisser la paupière ; / Je veux voir et nommer la forme tout entière / Qui n’a point de détails honteux ou mal venus » (« Avant-dernier sonnet »), « Mais ce siècle est menteur, bien plus que délicat ; / Sa pudeur a poussé les feintes à l’extrême. / Voici qu’il a flétri ce dernier sujet, même / Avant qu’un simple trait de plume le marquât » (« Dernier sonnet »). Et l’épilogue insiste encore : « Pourtant j’aurais voulu te dresser toute nue[.] » Mérat n’a-t-il pas pu ou n’a-t-il pas su dire « Zut ! » La parodie de Verlaine et Rimbaud entend montrer que Mérat n’a pas même combattu. Tout cela a été montré par les commentaires rimbaldiens. Le « Sonnet du Trou du Cul » ne nomme pas les fesses et le sexe de la femme en satisfaisant les attentes de Mérat, mais il nomme une partie du corps que, par décence, Mérat n’avait que trop sciemment écartée lui-même de son projet. Et la provocation s’aggravait par l’équivoque homosexuelle, sans doute parce que Mérat, homme à femmes, avait dû exprimer publiquement sa réprobation des amours entre hommes. Mais, ce qu’il importe d’ajouter au commentaire du « Sonnet du Trou du Cul », c’est que le sonnet « Propos du Cercle » n’a pas été la première composition zutique. Sa composition a de toute évidence suivi celle décisive du « Sonnet du Trou du Cul ». Philippe Rocher fait remarquer que c’est sciemment que Valade et Keck ont choisi de faire commencer leur sonnet par une réplique de Mérat et de le faire se conclure par une réplique de Rimbaud. Il est très clair que le sonnet « Propos du Cercle » a pour fonction d’introduire le « Sonnet du Trou du Cul », poème qui a déjà « fasciné ou terrifié » tous ces poètes amis de la rive gauche réunis autour de Valade et Verlaine notamment. Et le principe est celui de l’inversion, puisque si, dans son recueil de 1869, Mérat se dressait un peu solitaire contre l’hypocrisie du siècle, voilà que dans une société de quatorze joyeux compères Mérat se retrouve isolé. Il traite une communauté non précisée de « tas d’insolents », apparemment les treize autres membres de la première réunion zutique. Le mot qui lui est prêté n’a pas alors grand-chose à voir avec la parodie du recueil L’Idole : « Cinq sous ! C’est ruineux ! Me demander cinq sous ? / Tas d’insolents !... » Malgré les ratures et le repassage à l’encre, le nom de Mérat est doublement souligné, ce qui permet d’insister sur l’importance de cette attribution du propos initial. Mérat passe pour un pauvre grincheux à côté de ses sous. Mérat est ensuite nommé dans le poème par une apostrophe attribuée à Antoine, et cette apostrophe que nous avons citée plus haut est cette fois une mise en abîme explicite de la prétention à la sincérité de l’auteur du recueil d’éloges du corps de la femme de 1869 : « Zutisme est le vrai nom du cercle ! » est une saillie en réponse au vers de Mérat : « Mais ce siècle est menteur, bien plus que délicat : » puisque Mérat ne va pas se montrer capable de passer au-delà des mensonges de la délicatesse dans une société choisie. La raillerie n’est pas pour autant censée porter à conséquence, puisqu’elle vient pour partie de son meilleur ami Léon Valade. Selon toute vraisemblance, le bordelais Léon Valade n’a pas encore compris les ravages sur l’humeur d’Albert Mérat de la parodie rimbaldo-verlainienne, et c’est ce qui me fait dire que cette parodie n’est pas encore de l’ordre du règlement de comptes, même si elle cible déjà l’homophobie de l’auteur des Chimères, mais elle fait partie d’un tout exaspérant qui a préparé la colère à venir de Mérat.
En clair, nous savons qu’au long de l’été 1871, sans doute pour se délasser l’esprit d’une actualité politique chargée, accablante, un cercle de poètes ou d’artistes parmi lesquels Valade et Verlaine ont commencé à reprendre la création de poèmes dans la veine « gougnotto-merdo-pédérasto-lyrique » d’un ancien « Album des Vilains Bonshommes » ayant brûlé dans l’incendie communard de l’Hôtel de Ville où avaient travaillé trois poètes bientôt zutistes Mérat, Verlaine et Valade. La correspondance de Verlaine qui nous est parvenue atteste clairement tout cela. Et la correspondance de Valade laisse clairement entendre que Rimbaud a été impliqué dans une production de parodies zutiques dès son arrivée à Paris à la mi-septembre. Il y a fort à parier que quand Valade écrit à Emile Blémont le 5 octobre 1871 Rimbaud venait de composer ses tercets du « Sonnet du Trou du Cul », son quatrain « Lys » et ses deux dizains enchaînés parodiant Coppée. Ces parodies ont eu un tel prestige qu’elles ont eu les honneurs des premières pages de l’Album zutique avec un sonnet introducteur de Léon Valade et Jean Keck, mais un sonnet qui s’inspirait des poèmes qu’il introduisait et tout particulièrement du « Sonnet du Trou du Cul ». A la fin de sa série de transcriptions, Rimbaud a ajouté un monostiche attribué à Louis-Xavier de Ricard : « L’Humanité chaussait le vaste enfant Progrès. » Ce monostiche n’est pas un commentaire de la page sur laquelle il figure, puisque les parodies de Dierx et Verlaine : « Vu à Rome » et « Fête galante » ont été ajoutées ultérieurement par Rimbaud, mais il s’agit sans doute d’un contrepoint à la première série de transcriptions : « Propos du Cercle », « Sonnet du Trou du Cul », « Lys », « J’occupais un wagon… », « Je préfère sans doute… » Le « vaste enfant Progrès » serait l’esprit de facétie du Zutisme, tout simplement, en opposition au cliché de l’hypocrisie du siècle menteur que dénonce le recueil L’Idole et en phase avec l’esprit du poème « Propos du Cercle », car je ne crois pas à une satire subtile résumée en un seul vers de la pensée de Louis-Xavier de Ricard.
Quant à cet Album, je ne crois pas non plus qu’il ait été à l’origine la possession de Charles Cros. Pourquoi ? D’abord, cet album nous a été transmis par une parente de Coquelin Cadet, sans que nous n’ayons nulle part la moindre attestation d’un don de Charles Cros. Coquelin Cadet ayant récité des pièces de Charles Cros, ce n’est que par hypothèse que nous avons prétendu que cet album avait été la propriété de Charles Cros. Le deuxième argument en faveur de Charles Cros vient de ce que celui-ci a créé un nouveau Cercle du Zutisme dans les années 1880, concurremment aux Hydropathes, au Chat Noir, etc. Il est vrai que les trois frères Cros ont fait partie du Cercle du Zutisme, que le sonnet « Propos du Cercle » fait affirmer par Antoine Cros que le nom de « Zutisme » est bien celui du cercle et fait prononcer à Charles Cros une revendication d’autorité : « En vérité, / L’aurorité, c’est moi ! C’est moi, l’autorité… » Antoine Cros et Charles Cros ont-ils mis les fonds dans la location du local zutique ? Il n’en reste pas moins qu’il n’est nulle part dit clairement que Charles Cros est le créateur du premier Cercle du Zutisme. Il n’y est sans doute pas étranger, mais il ne faut pas perdre de vue que la création a pu être collective. Ce cercle est sans doute né d’échanges d’idées et d’apports financiers ou matériels non prévus lointainement à l’avance. La formule attribuée à Charles Cros relève d’ailleurs clairement de l’autodérision avec la formule christique suspendue à la fin du premier tercet « En vérité, » et le chiasme comique du vers douze : « L’autorité, c’est moi ! C’est moi, l’autorité… » Dans tous les cas, une personne peut très bien être à l’initiative pour la création du Cercle et une autre pour la tenue d’un Album de transcriptions poétiques. Or, Cros n’était pas concerné par l’Album des Vilains Bonshommes qui a précédé, à la différence de Verlaine et Valade. La correspondance de Verlaine et Valade durant l’été 1871 fait clairement comprendre que ce sont eux qui caressent l’espoir de recommencer un album. A partir de là, les indices s’accumulent rapidement pour montrer que l’album a appartenu à Léon Valade. Epluchons-les. L’Album des Vilains Bonshommes a brûlé dans l’incendie de l’Hôtel de Ville où avaient travaillé Verlaine, Valade et Mérat. L’absence de contributions zutiques de Mérat invite à penser qu’il n’était pas le dépositaire de ce genre de volume collectif. Valade est autant que Verlaine un excellent candidat à la détention d’un tel album. Or, cerise sur le gâteau, nous savons qu’un des poèmes zutiques « La Mort des cochons » a été composé par Verlaine et Valade et a figuré initialement dans l’Album des Vilains Bonshommes. Le « Sonnet du Trou du Cul » est précisément un sonnet à deux mains, et c’est le cas également du sonnet « Propos du Cercle ». Verlaine et Valade font partie de ces paires de parodistes. Et la première transcription zutique implique Léon Valade en tant qu’auteur. Il a apposé sa signature à la suite du premier poème. Dans deux lettres du début du mois d’octobre 1871, Valade fait part à Jules Claretie et Emile Blémont de l’impression profonde que lui a laissé la poésie pleine de « corruptions inouïes » d’un « effrayant poète » ayant nom Arthur Rimbaud. Les indices ne s’arrêtent pas là : Léon Valade est avec Rimbaud le principal contributeur à l’Album zutique. De surcroît, deux parodies zutiques lui sont dédiées « A Léon Valade », l’une de ces deux dédicaces figure sur la dernière page du fac-similé de l’Album zutique. Enfin, Léon Valade a publié au moins un poème tiré de l’Album zutique dans La Renaissance littéraire et artistique : le « Pantoum négligé » imaginé par Verlaine pour tourner en dérision Alphonse Daudet, le premier vers « ma chemise brûle » étant, j’en profite pour le signaler à l’attention, une allusion au récit « L’Arlésienne », car c’est dans ce récit qu’il en est question. Voilà, à s’en tenir aux indices les plus immédiats, qui invite à penser que l’Album zutique fut en possession de Léon Valade un assez long temps avant de passer entre les mains de Coquelin Cadet, éventuellement par l’intermédiaire de Charles Cros.
Maintenant, après la première série de transcriptions, les zutistes ont continué de reporter divers poèmes dans l’Album. En général, les transcriptions ont suivi l’ordre des feuillets, mais cela n’a pas toujours été le cas. Or, le « Sonnet du Trou du Cul » avait fait une impression tellement forte qu’il n’a pas qu’inspiré le sonnet liminaire « Propos du Cercle ». Dans la marge gauche initiale laissée par Rimbaud sur la page des transcriptions du « Sonnet du Trou du Cul » et du quatrain « Lys », Camille Pelletan a ajouté une parodie de Charles Cros fort obscène, parodie où le vers final « Les langues des Cabaners » a inspiré ultérieurement un « Sonnet de la langue » à Germain Nouveau, tandis que Léon Valade a repris le principe du sonnet « Propos du Cercle » sous la forme d’un quatrain « Autres propos du cercle ». Evidemment, la complicité entre Valade et Mérat doit être réaménagée au sein de cette activité parodique dangereuse pour les susceptibilités. Mais ce qu'écrit Valade résonne étrangement aux oreilles: "L'âpre Mérat / Répond : 'Merde'"! Cela a un petit parfum de réplique authentique. Camille Pelletan et Léon Valade ont agi collectivement et ont créé un vis-à-vis aux transcriptions de Rimbaud en créant un même succession sonnet et quatrain. La preuve de cet ordre de transcription est donnée par le premier vers du quatrain de Valade dont l’écriture est tassée et infléchie pour éviter de rentrer dans la transcription du dernier vers du quatrain « Lys » de Rimbaud. Le renoncement à tout émargement a invité Rimbaud à lui-même profiter de la marge gauche du feuillet suivant pour ajouter deux nouvelles œuvres parodiques siennes : « Vu à Rome » et « Fête galante ». Le poème « Vu à Rome » est à l’évidence postérieur à la création du « Sonnet du Trou du Cul », puisqu’il s’en inspire quelque peu avec la mention du mot « nez » et qu’il reprend l’idée d’une succession titre de recueil et titre de poème. Le singulier « Fête galante » invite en revanche à penser qu’il s’agit cette fois d’un simple titre de poème, mais un titre qui fait allusion à un titre de recueil. Ceci doit nous inviter à ne pas nous laisser illusionner par l’ordre de publication des poèmes de l’Album zutique dans diverses éditions. Les poèmes « Avril, où le ciel est pur…. » et « Autres propos du cercle » n’ont pas précédé le « Sonnet du Trou du Cul » et « Lys », ils ont été transcrits après et s’en sont inspirés. Dans son livre Rimbaud et le foutoir zutique, Bernard Teyssèdre essaie de considérer le monostiche « L’Humanité chaussait le vaste enfant Progrès » comme un commentaire d’ensemble de la page sur laquelle il figure, sauf que les transcriptions de « Vu à Rome » et « Fête galante » sont postérieures. Nous avons plaidé plus haut pour une analyse du monostiche comme commentaire de la seule première série de transcriptions, ce qui n’a pas les mêmes implications.
Nous allons poursuivre sur la présence feutrée d’Albert Mérat au sein du Cercle du Zutisme, mais pour clore sur cette première partie, nous voudrions insister sur deux faits remarquables passés inaperçus. Selon le témoignage de Verlaine, Rimbaud s’est rendu chez le photographe Carjat à l’époque même de ses contributions zutiques d’octobre-novembre 1871. La relative identité de costume permet de considérer que Verlaine venait de conseiller Rimbaud pour l’achat d’un costume, d’une veste à tout le moins, et que les deux photographies de Rimbaud et celle de Verlaine dans l’atelier Carjat datent du même jour. Quand nous apprécions ces portraits de poètes, à ce moment-là les créations zutiques occupent une bonne part de leur temps, la création du « Sonnet du Trou du Cul » est encore toute fraîche et les amuse beaucoup. Ce n’est pourtant pas à ces poèmes-là que nous pensons d’emblée en regardant ces photographies.
Il est un autre détail troublant. Le rythme des productions zutiques s’est rapidement ralenti, mais Rimbaud semble avoir cessé de contribuer à l’Album zutique à la mi-novembre 1871, au moment même où Edmond Lepelletier publie dans la presse un entrefilet assassin sur le couple de Verlaine et de « mademoiselle Rimbault », et perfide jusqu’au bout Lepelletier a d’abord présenté un couple formé par Catulle Mendès et Albert Mérat, deux poètes qui sont connus pour avoir détesté Rimbaud, même si nous en savons assez peu en ce qui concerne l’animosité de Catulle Mendès. Drôle de coïncidence, Mérat semble ouvrir et refermer l’histoire des contributions zutiques de Rimbaud, tandis que des poèmes para-zutiques ou peu s’en faut font explicitement allusion à l’œuvre de Catulle Mendès : « Oraison du soir », les deux « Immondes » accompagnant le « Sonnet du Trou du Cul » et « Les Chercheuses de poux ». C’est assez remarquable que pour être signalé à l’attention. L'humeur de tout le groupe a commencé d'être atteinte à ce moment-là. Un poids devait commencer à se faire sentir et Léon Valade n'avait plus l'idée de courir les nouvelles facéties zutiques imaginées par Rimbaud, si ce n'est pas Rimbaud qui a pu commencer à se méfier.