samedi 30 avril 2016

Du Pommier au cercle du Zutisme

Extrait de notre article intitulé « A propos de l'Album zutique » paru dans le numéro spécial Rimbaud de la revue Europe en 2009 :


[…] Mais il est une autre influence de Verlaine qu’il convient maintenant de traiter. En effet, d’où est venue cette manie zutique des sonnets monosyllabiques ?
   Cas à part de l’intrusion de Nouveau A un caricaturiste au verso du feuillet 3, Léon Valade semble l’initiateur zutique de cette mode avec une série de trois sonnets Eloge de l’Ane [sic], Amour maternel et Combat naval. La distribution en deux séries étant peut-être accidentelle, Rimbaud n’a composé que trois Conneries finalement, ce qui le rapproche de la série des trois poèmes « valadifs ». Toutefois, il a varié les effets. Il a composé un sonnet d’hexasyllabes Paris et un sonnet de dissyllabes Jeune goinfre. Enfin, il a composé un sonnet monosyllabique Cocher ivre. Steve Murphy a bien vu que Jeune goinfre et L’Angelot maudit faisaient allusion à la série de poèmes de La Comédie enfantine de Louis Ratisbonne, où il est question de la gourmandise d’un petit enfant prénommé Paul. Ajoutons que l’allusion à la diligence de Lyon par Verlaine lui-même dans le corps de l’Album zutique pourrait figurer un autre écho au recueil de Ratisbonne, puisque dans le poème Le Relais le petit Paul joue cette fois à la diligence. Derrière la parodie de Ratisbonne, Paul. Verlaine est la cible des deux poèmes de Rimbaud, même si sa présence est moins évidente dans L’Angelot maudit. Notez, tout de même, outre l’usage un peu verlainien des distiques, l’écho entre « La Rue est blanche, et c’est la nuit[,] » et la clausule de L’Heure du berger dans les Poëmes saturniens : « Blanche, Vénus émerge, et c’est la nuit. » Dans Cocher ivre, titre qui fait songer à celui de Bateau ivre, la mention verbale : « clame » impose un rapprochement « sonore » avec le poème Marine des Poëmes saturniens, poème qui témoigne d’une certaine virtuosité formelle par le recours aux mètres brefs et le jeu resserré des assonances et allitérations. Toutefois, Marine n’est pas un sonnet monosyllabique et cette distinction suffit à rendre fragile le rapprochement verlainien, car Verlaine n’a peut-être jamais composé de sonnet monosyllabique, si ce n’est le poème zutique Sur un poëte moderne. Ce dernier poème vise non pas Leconte de Lisle, mais François Coppée, auteur d’un recueil de Poëmes modernes. Ceci dit, il pose un problème d’attribution et n’est donc peut-être pas de Verlaine. Ainsi, la solution de notre petite énigme n’est pas à chercher dans les poésies du Pauvre Lélian, mais ailleurs.
   Justement, Verlaine a publié le 2 novembre 1865 dans la revue L’Art un compte rendu de l’ouvrage de Barbey d’Aurevilly Les Œuvres et les hommes. Le premier temps de l’article concerne les poètes et Verlaine pourfend les jugements à l’emporte-pièce du célèbre polémiste :

              Par exemple, je ne sais à quoi attribuer l’enthousiasme de M. Barbey d’Aurevilly pour M. Pommier […] En l’honneur des colifichets dont je vous donnerai tout à l’heure un échantillon, M. Barbey d’Aurevilly tire un feu d’artifice qui éclipse tous ceux de tous les Ruggieri : « Homme étonnant qui n’a besoin que d’une syllabe pour vous enchanter, si vous avez en vous un écho de poète, – qui serait Liszt encore sur une épinette, et Tulou dans un mirliton », etc., etc.
              Or, voici l’échantillon promis :
BLAISE. – Grogne !
                   Cogne
                   Mord !
                   Être
                   Maître
                   Veux.
ROSE.    – Va, je
                   Rage.
                   Gueux ;
                   Bûche ! etc.
              Et, six pages après les louanges accordées à ces choses, M. Barbey d’Aurevilly s’indigne contre les « sornettes enragées et idiotes » des Odes funambulesques, sur lesquelles je m’empresse de déclarer ne point partager du tout son avis. […]

   La querelle ne s’arrête pas là. Barbey d’Aurevilly va encore reprocher aux parnassiens de ne pas avoir accueilli son ami Amédée Pommier dans leur volume, et, en novembre 1866, il publie ses satiriques « 37 médaillonnets du Parnasse ». Or, la colère de Barbey d’Aurevilly est relayée par une publication anonyme qui parodie le titre du Parnasse contemporain, en reprenant à peu près le suffixe du méprisant « médaillonnet » : ce sera le Parnassiculet contemporain, recueil disponible sur Gallica. La préface évoque un chinois circulant dans les rues de Paris sur le mode d’étrangeté du Croquis parisien de Verlaine, mais surtout, probablement composé par Alphonse Daudet, apparaît un remarquable spécimen de sonnet monosyllabique Le Martyre de Saint Labre.
   Le sous-titre de celui-ci est éloquent : Sonnet extrêmement rhythmique, puisqu’il cite le poème La Nuit du walpurgis classique, en présupposant que Verlaine, en tant que friand amateur des effets de virtuosité formelle, semble bien inconséquent de refuser le titre de poésies aux tentatives monosyllabiques du « métromane » Amédée Pommier. On sait que Verlaine a très mal pris cette moquerie et qu’il s’en est pris physiquement à Alphonse Daudet, lors d’une cérémonie académique récompensant le recueil Les Chimères d’Albert Mérat. L’Album zutique comporte d’autres parodies infantilisantes de la poésie effectivement frivole d’Alphonse Daudet. On trouve le Pantoum négligé de Verlaine, mais aussi Intérieur matinal de Charles Cros. En relisant le poème zutique de Cros, Germain Nouveau a ajouté tant bien que mal sur le même feuillet un sonnet monosyllabique A un Caricaturiste, en-dessous d’une caricature représentant Le petit Chose. Germain Nouveau a-t-il su le rôle joué par Daudet dans la mode zutique du sonnet monosyllabique ? Il nous est impossible de répondre, mais nous espérons que le lecteur appréciera nos arguments historiques.

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Extrait d'un article d'Alain Chevrier intitulé « Les Sonnets en vers monosyllabiques de l'Album zutique » paru dans le numéro 22 de la revue Parade sauvage en 2011 :

[...]
S'il est un sonnet que les poètes de l'album devaient très bien connaître, c'est Le Martyre de Saint Labre. Il est sous-titré « Sonnet extrêmement rythmique » :

Labre, / Saint / Glabre, / Teint // Maint / Sabre, / S' cabre, / Geint ! // Pince, / Fer / Clair ! // Grince, / Chair / Mince !

C'est un poème du Parnassiculet contemporain (1867), un pastiche féroce des poètes paraissant dans les livraisons du Parnasse contemporain depuis 1866, adeptes du sonnet et de la rime riche. Il est attribué à Alphonse Daudet.
Saint Benoît-Joseph Labre fut célèbre pour sa maigreur affreuse (d'où la forme « mince ») et pour sa vermine, mais il ne fut pas martyrisé.
Le sous-titre reprend ironiquement le vers de Verlaine dans Nuit du Walpurgis classique, dans Les Poèmes saturniens (1866) : « Un rhytmique sabbat, rhythmique, extrêmement / Rythmique. » En effet, rien n'est plus « rythmique » dans le genre qu'un poème en vers monosyllabiques. Le poète n'a pas reculé devant l'apocope pour se faciliter la tâche et se moquer de sa cible.
Les auteurs de l'album ne pouvaient pas ne pas connaître non plus Amédée Pommier, un romantique « fantaisiste » créateur de formes curieuses.
Verlaine, dans son compte[ ]rendu de Les Œuvres et les hommes de Jules Barbey d'Aurevilly, dans [L']Art en 1865, s'étonne de son enthousiasme pour Amédée Pommier, qui est « au plus un versificateur amusant », et cite l'échantillon de vers monosyllabiques extrait d'un dialogue entre Blaise et Rose. Barbey d'Aurevilly a défendu ce petit romantique méconnu et satirique, en même temps qu'il attaquait les Parnassiens dans le Nain jaune en 1866, dont Verlaine dans Les Trente-Sept Médaillonnets du Parnasse contemporain. […]

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J'ai demandé des explications à la revue Parade sauvage que je n'ai jamais reçues. Pourquoi Alain Chevrier s'est-il réapproprié ma thèse sans me citer, d'autant que de mon texte au sien il y a de la perte ?

Alain Chevrier n'est pas un universitaire, mais il a publié des ouvrages où il étudie de préférence des formes poétiques singulières : le décasyllabe de chanson aux deux hémistiches de cinq syllabes surnommé « taratantara », l'alternance des rimes masculines et féminines ou le jeu sur les mots monosyllabiques en poésie. Il avait donc en 2002 publié un livre intitulé La Syllabe et l'Echo et sous-titré Histoire de la contrainte monosyllabique. Il n'est pas question que des vers d'une seule syllabe dans cet ouvrage de presque 600 pages. Il est question de l'emploi de monosyllabes dans la poésie latine, de textes en vers ou en prose entièrement composés de monosyllabes, de rimes couronnées et de techniques d'échos entre mots qui se suivent, etc. Il est aussi question de poèmes en forme de losange sur le principe repris par Hugo dans Les Djinns. Chevrier cite un grand nombre de poèmes où les vers d'une syllabe sont mélangés à d'autres types de vers, et il s'intéresse forcément aussi aux vers de deux et trois syllabes. Des poèmes anglais, allemands, italiens ou espagnols sont également cités à l'occasion.
C'est aux pages 330-331 qu'il cite, mais sans que cela n'ait rien d'inédit, le célèbre sonnet en vers monosyllabiques de non pas Jules, mais Paul de Rességuier, il s'agit incontestablement d'un chef-d'oeuvre :

Fort
Belle,
Elle
Dort !

Sort
Frêle !
Quelle
Mort !

Rose
Close
La

Brise
L'a
Prise.

Dans la suite de ce livre La Syllabe et l'Echo comme dans son article de 2011, Chevrier insiste sur le fait que ce poème était connu et souvent cité, notamment dans les traités de versification, ce qui en fait le modèle dont tous les auteurs de sonnets monosyllabiques du dix-neuvième siècle se sont inspirés. Toutefois, à la page 272, Alain Chevrier a cité un exemple remarquable de poème en vers d'une syllabe. Il ne s'agit pas d'un sonnet, mais d'un extrait de 12 vers dont l'irrégulière organisation des rimes sera plus rapidement cernée par le regard scrutateur que par un commentaire laborieux :

De
Ce
Lieu
Dieu
Mort
Sort,
Sort
Fort
Dur,
Mais
Très
Sûr.

Le poème est remarquable par les rimes sur des « e » instables « De » et « ce », mais un tel type de rime est favorisé par la contrainte des monosyllabes. Surtout, Chevrier indique que cette citation figure dans le Lycée ou Cours de littérature ancienne et moderne de Jean-François La Harpe. Celui-ci ne cite pas le poème en entier et il parle d'un « échantillon », mot qui, si nous nous reportons à notre citation plus haut, jaillit sous la plume de Verlaine quand il commente l'intérêt ridicule de Barbey d'Aurevilly pour les « colifichets » monosyllabiques d'Amédée Pommier. La Harpe écrit : « […] on a mis la Passion en vers d'une seule syllabe. Voici un échantillon de cette pièce bizarre, qui, je crois, n'a jamais été imprimée, et qui n'est connue que de quelques curieux [...] » Alain Chevrier ne citera pas le poème en entier, ni ne donnera une référence. Nous apprendrons seulement que l'auteur est probablement l'abbé de Gua à partir d'une série de recoupements. En revanche, il cite un autre ouvrage Amusements philologiques ou variétés en tous genres, paru en 1824, d'un certain Gabriel Peignot qui affirme que ce n'est pas un extrait, mais bien la pièce complète, les douze monosyllabes formant un alexandrin, l'auteur en serait un certain abbé de G... Le problème, c'est que le peigne en question cite les douze vers à la suite en ajoutant un « Etc. » malheureux. L'idée de la création d'un alexandrin est pertinente, il n'était pas difficile d'imaginer un premier jet « De ce lieu Dieu... » puis avec un travail d'application de poursuivre le couplage des mots à l'aide d'une rime. L'idée initiale aurait été de créer un vers monosyllabique à la façon de celui célèbre de Phèdre : « Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur », et un prétexte aurait été saisi au vol de rimer à l'intérieur du vers. Le « Etc. », signifierait que l'expérience s'est ensuite prolongée et confirme donc qu'il ne s'agit que d'un extrait de poème, son début vraisemblablement. Néanmoins, ce qui m'intéresse, c'est la manière d'introduction de La Harpe qui semble bel et bien imitée par le railleur Verlaine et aussi la coïncidence de certains mots à la rime entre cet extrait du dix-huitième siècle et le poème de Paul de Rességuier. Celui-ci a visiblement considéré que les rimes du poème cité par La Harpe étaient organisées n'importe comment et que la rime « De ce » n'était pas recevable. Il a décidé d'adopter la forme du sonnet et il s'est ingénié à produire une syntaxe souple et harmonieuse, mais il a repris apparemment la série centrale Mort / Sort / Sort / Fort, en éliminant l'équivoque maladroite « Sort, Sort » pour construire l'une des deux séries rimées de ses quatrains : Fort / Dort / Mort / Sort. Cette idée que le poète Paul de Rességuier s'est directement inspiré du « tour de force » de l'abbé du Gua n'est pas envisagée par Chevrier. Il ne rapproche pas les deux compositions dont il parle à pratiquement 60 pages d'intervalle (page 272 contre page 331). En revanche, à la page 335 de sa somme historique, Chevrier cite un extrait d'un roman satirique de Louis Reybaud paru en 1843 et intitulé Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale, il s'agit d'une raillerie à l'égard des romantiques qui offre un extrait de la plume d'un imaginaire « Paturot poète chevelu » :

Comme titre d'admission, je composai une pièce de vers monosyllabiques que l'on porta aux nues et qui débutait ainsi :

Quoi ! / Toi, / Belle / Telle / Que / Je / Rêve / Eve ; / Soeur, / Fleur, / Charme, / Arme, / Voix, / Choix, / Mousse, / Douce, etc/

Et ainsi de suite, pendant cent cinquante vers. Lancé de cette façon, je ne m'arrêtai plus.

Chevrier fait remarquer « qu'à la fin du fragment présenté de son poème il cède à la facilité en se contentant de mettre des mots qui riment à la queue leu leu. » J'ignore si la présentation des vers sur une seule ligne à l'aide des barres vient du texte original ou plus probablement de Chevrier lui-même, mais j'observe le « etc. » qui fait songer à la citation du poème de l'abbé de G... par Gabriel Peigné en 1824 et je relève aussi des rimes sur « e » instable « Que Je ». Enfin, l'adjectif « Belle » est une allusion évidente au poème de Rességuier qu'accompagne l'écho de « Fleur » à « Rose ».
Et nous en arrivons à la mise au point sur les vers monosyllabiques d'Amédée Pommier aux pages 336-347 du livre d'Alain Chevrier. Tout au long de ces pages, s'il est question de la reconnaissance de Barbey d'Aurevilly, il n'est jamais question de l'article de Verlaine de 1865 que j'ai cité dans la revue Europe en 2009 ! Alain Chevrier était donc bien passé à côté d'un document de première importance qui permet d'expliquer la genèse des sonnets monosyllabiques dans l'Album zutique et j'ai toute légitimité à me plaindre de ne pas avoir été cité dans l'article qu'il a ensuite publié en 2011 en reprenant cette fois la dispute entre Verlaine et Barbey d'Aurevilly, dispute que j'avais songé à mettre en avant, tout en liant étroitement le titre satirique de Barbey d'Aurevilly « médaillonnets » à celui du volume conçu par Daudet, Arène et consorts « Parnassiculet ». Le pire, c'est qu'en reprenant à son compte ma remarque, Alain Chevrier transforme l'essentiel en une considération seconde. Il gomme la part polémique importante qui a présidé à l'élaboration des sonnets monosyllabiques zutiques, il minimise la compréhension des faits du point de vue de l'histoire littéraire.
En 2002, dans le livre La Syllabe et l'Echo, Chevrier présente l'œuvre d'Amédée Pommier en insistant sur son goût pour les « rimes en écho », les « vers trisyllabiques » et les « vers d'une syllabe », comme il présente le cas d'un poème en vers de deux syllabes, mais à aucun moment il n'en fait directement le modèle des poètes zutiques. Le lien est sous-entendu, puisque l'ouvrage de Chevrier se veut une somme historique qui fixe forcément des antériorités. Mais Chevrier n'effectue aucune liaison, il traite successivement les cas qui se présentent à lui. Dans le cas d'Amédée Pommier, il cite à la page 343 le poème Sparte sous-titré « En style laconique » Etant le nombre conséquent de vers pour cette pièce, je reprends ici volontiers la présentation économe de Chevrier :

SPARTE
En style laconique.

A Victor Bétoland,
le savant traducteur d'Apulée.

Dure – Loi ; - Sûre – Foi ; – Chastes – Moeurs ; – Vastes – Coeurs ; – Mâles – Gars ; – Pâles – Arts ; – Braves – Chauds ; – Graves – Mots ; – Âmes – Blocs ; – Femmes – Rocs ; – Maîtres – Fiers ; – Piètres – Serfs ; – Princes – Gueux ; – Minces – Queux ; – Riches – Faits ; – Chiches – Mets.

Comme le précise Chevrier, le sous-titre fait allusion à la forme grêle du poème et même à sa pauvreté syntaxique (« énumération de substantifs + adjectifs (ou substantifs adjectivés), sans article, dans une phrase sans verbe. »).

Ce poème sera à nouveau cité par Chevrier dans son article de 2011, mais sans faire l'objet d'un rapprochement plus précis avec un quelconque sonnet en vers monosyllabiques de l'Album zutique. Pourtant, le sous-titre « En style laconique » a déjà un mérite considérable celui d'avoir servi de modèle au sous-titre du sonnet en vers monosyllabiques de Daudet Le Martyre de Saint Labre qui est sous-titré « Sonnet extrêmement rythmique » en référence à un des Poèmes saturniens de Verlaine. Ni en 2002, ni en 2011, Chevrier n'observe l'important rapprochement entre le sous-titre de Sparte d'Amédée Pommier et le sous-titre du Martyre de Saint Labre de Daudet, alors qu'il s'agit d'un élément capital de la satire du Parnassiculet contemporain, puisque comme la dénomination « Parnassiculet » appuie le jugement de Barbey d'Aurevilly dans ses « médaillonnets » tournés contre les membres du Parnasse contemporain le sous-titre de Daudet assimile l'art de Verlaine à l'art de ce même Amédée Pommier dont il reprochait l'admiration à précisément Barbey d'Aurevilly, circularité parfaite.
Mais ce n'est pas fini. J'ignore si quelqu'un a jamais relevé le rapprochement évident entre le début du poème Sparte et l'unique sonnet en vers d'une syllabe qui nous soit parvenu de Rimbaud : Cocher ivre. Le début du second quatrain « Âcre / Loi » est une démarcation de « Dure / Loi », cependant que « Chastes / Moeurs » est quelque peu inversé par « Pouacre / Boit » et, tandis que « Vastes / Cœurs » et « Mâles / Gars » sont détournés par « Nacre / Voit », le mot « Femmes » au pluriel passe au singulier dans le sonnet de Rimbaud. La rime en « -oit » est bien évidemment une reprise, mais la prédominance du son [a] passe aussi de l'un à l'autre poème, « Âcre » étant une sorte de compromis complexe, résonnance du [r] de « sûre », possible équivoque avec l'homophone « sure » pour arriver à « âcre » et reprise du [a] fort présent dans les 20 premiers des 32 vers de Sparte. Or, le modèle d'Amédée Pommier provient d'un recueil intitulé Colifichets, jeux de rimes (1860) que Verlaine moque en glissant au sens courant du mot « colifichets » dans son attaque contre Barbey d'Aurevilly : « En l'honneur des colifichets dont je vous donnerai tout à l'heure un échantillon. » Dans cette citation de Verlaine, il est aisé de remplacer le mot « colifichets » par cet autre : « conneries ». Car le titre « Conneries » de Rimbaud est une démarcation du titre « Colifichets » d'Amédée Pommier.
Malgré les publications de Chevrier, je n'ai pas remarqué dans la masse des études sur l'Album zutique de rapprochement immédiat entre « Âcre / Loi » de Rimbaud et le début de Sparte, ni entre le titre « Conneries » et celui de « Colifichets ». Il s'agit ici de considérations inédites et nous allons voir qu'il est au moins une autre source à la composition de Cocher ivre dans l'œuvre d'Amédée Pommier.
L'autre poème que Chevrier ne peut manquer de citer n'est autre que la pièce Blaise et Rose. Il s'agit selon les sous-titres d'une « églogue réaliste, en langage marotique », « dédiée à Rabelais ». Une didascalie nous avertit que « (la scène est dans un bois). » L'échange amoureux entre Blaise et Rose prend la forme d'un dialogue tout entier constitué de monosyllabes, avec, et ceci a son importance, une organisation en rimes évidemment, mais une organisation irrégulière. Si Blaise croise les rimes des quatre mots suivants qu'il énonce d'une traite : « Jure Moi Pure Foi », Rose sature par une seule rime les trois premiers de sa réponse et fait rimer le dernier avec la voix de son compagnon : « Zeste ! - Peste ! - Reste Coi. » On peut reconnaître l'efficacité comique du procédé « Reste Coi » répondant par rime à « Jure Moi Pure Foi ». L'effet aurait été moins réussi si « Peste » avait été sacrifié à une rime en « -oi ». Ceci dit, l'organisation des rimes est capricieuse tout au long du poème. La lecture n'est d'ailleurs pas évidente, tant les mots semblent juxtaposés à la va comme je te pousse. Verlaine a parfaitement raison de mépriser un tel auteur. Il n'y a aucun souci de la difficulté vaincue dans le poème Sparte, tandis que Blaise et Rose donne l'irrépressible impression d'un fatras insupportable à lire. Je renonce à la transcription d'un poème aussi long, j'observe toutefois la présence étonnante d'un passage qui semble s'inspirer du poème de « Paturot poète chevelu » : « Prendre / Dois / Tendre / Voix. / Mainte / Plainte / Feinte / J'oys. / - Douce / Mousse / Pousse / - Là ». Le Pommier, il ne grimpe pas haut, c'est un vrai fou furieux. Dans son article pour la revue Parade sauvage en 2011, Chevrier précise que les vers cités par Verlaine en 1865 pour se moquer du mauvais goût de Barbey d'Aurevilly étaient précisément un extrait de cette pièce indigeste intitulée Blaise et Rose. Chevrier ne va pas manquer d'effectuer un rapprochement plus qu'imparable avec le sonnet monosyllabique Causerie de Charles Cros dans l'Album zutique. Mais en réalité plusieurs poèmes zutiques s'inspirent directement de Blaise et Rose, et je ne citerai ici que le seul qui m'intéresse, l'unique sonnet monosyllabique connu de Rimbaud : Cocher ivre, dont on a déjà vu qu'il s'inspirait de Sparte. L'idylle tourne mal dans le dialogue poétique inventé par Pommier, les deux amants se disputent violemment, et rappelons que Verlaine a cité précisément un passage où l'échange se fait quelque peu injurieux et vulgaire : « Grogne ! - Cogne ! - Mord ! - Être – Maître – Veux. », à quoi Rose répond : « Va-je – Rage. - Gueux ! - Bûche ! » Cette fenêtre n'est pas suffisante pour apprécier la réécriture de Rimbaud, élargissons donc la citation :

BLAISE : Fâche- / Toi. / Prie ; / Crains ; / Crie ; / Geins. / Grince ! / Pince / Fort ! / Grogne ! […]

Nous venons de faire apparaître le mot « Geins » devenu le subjonctif « Geigne » absurdement employé en tant qu'impératif à la fin de Cocher ivre, à moins d'un tour optatif dans une syntaxe laconique : « Geigne » pour « Qu'elle geigne ! » En fait, le sonnet Cocher ivre parodie la forme de Rose et Blaise en épinglant le manque d'organisation des rimes par la séparation anormale des rimes « Femme » et « Clame » entre « Tombe », « Lombe » et « Saigne ». Pommier n'a pas commis une telle outrance, mais il y fait songer. Par exemple, ce début de réplique de Blaise : « Fâche- / Toi. / Prie ; / Crains ; » aligne quatre mots qui ne riment pas ensemble. Il faut un certain effort de concentration pour ne pas perdre de vue « que « Fâche- / Toi » rime avec la fin de la réplique antérieure de Rose : « Lâche- / Moi ! » Cela est aggravé par le fait que les rimes ne sont pas toujours croisées : « (Rose :) Lâche- / Moi / (Blaise:) Fâche- / Toi. / Prie ; / Crains ; / Crie ; / Geins ; / Grince ! / Pince  / Fort ! / Grogne ! / Cogne ! / Mord / Être / Maître / Veux. [...] » « Grince » et « Pince » rompent avec le modèle des rimes croisées, et on peut se demander comment analyser la suite de « Grince » à « Mord », soit comme une rime plate suivie d'une rime embrassée, soit comme un sizain AABCCB. Le mot « Veux » fait attendre une rime. Ces irrégularités montrent que le poète Amédée Pommier ne surmonte aucune difficulté formelle et ce défaut est d'autant plus gênant que la condensation des rimes rend la lecture particulièrement pénible. Le lecteur qui veut apprécier doit sans arrêt se demander si tous les mots ont bien rimé ensemble, et c'est cet état de confusion que moque Rimbaud dans la chute de son sonnet avec sa très forte irrégularité dans l'ordre des rimes et aussi sans aucun doute avec cet invraisemblable subjonctif « Geigne » qui transforme le laconisme de l'expression en incorrection pure et simple, comme pour dire que non seulement nous n'avons pas affaire à un poète mais à quelqu'un qui ne sait même pas parler correctement. Malgré l'alibi de la langue du seizième siècle (Marot et Rabelais), c'est bien l'impression laissée par les maladroites inversions dans Rose et Blaise : « L'âge sage fait », « Même vieux, j'aime mieux », « Puis, l'ange saint fange craint. », « Prendre dois tendre voix », « Haute faute cuit. Prompte honte suit. », « Reine mienne, très près toute boute-toi. », « Chaque claque m'est lait. », etc. Il 'agit d'un véritable charabia. Or, Rimbaud a encore repris d'autres éléments à ce poème. Plus haut, j'envisageais « Pouacre / Boit » comme une inversion du motif « Chastes / Mœurs », ce qui reste un lien assez lâche, mais « Pouacre / Boit » reprend directement « Maîtres / Saouls » d'une réplique de Rose qui précède directement celle où il déclare vouloir être maître et la faire geindre ! Quant au mot « Nacre », ne s'agit-il pas d'une substitution transparente au nom « Rose » lui-même ? Avec l'idée de couleur, « Nacre / Voit » est aussi une réplique à « Une / Brune / Plaît » dans la bouche de Blaise.
Blaise est tout simplement en train de chercher à forcer Rose qui n'entend pas se laisser violer et injurie copieusement son agresseur (Buffle ! Muffle! Ou « Groin ! ») en le menaçant : « Ne / Bouge / Pas / Ou je / Te / Tape. / Tiens, / Chien, / Jappe ! » Passons sur le cas du « e » qui une fois ne compte pas pour la mesure une fois compte (Ou je / Te, le cas « Va, je / Rage » étant pire encore), même si cela a dû attirer l'attention de Rimbaud, et venons-en à la réaction de Blaise. Il s'empare d'elle, puisqu'elle crie « Lâche-moi », il se dit lui excité par la difficulté de la joute. C'est le passage sadomasochiste qui survient alors et qu'a choisi de citer Verlaine en 1865. Rose continue d'insulter, à tel point qu'il faut deviner toute la laideur de la scène à partir des seuls jurons : « Gueux ! - Bûche ! - Sot ! Cruche ! Pot ! Pire Sire Qu'un Hun ! Rogue Dogue ! » Ce n'est-i pas beau ?
Voici en retour les insultes de Blaise : « Rude prude » et « Nulle mule n'a cette tête-là ! » L'injonction au viol ponctue sa réplique « Cède ». Tout cela est de fort bon goût. Rose crie à l'aide puis se dit "lasse" (le désir de viol n'est pas exclu dans cette pièce savoureusement ludique). Le cri « Aïe » de Rose consacre alors le triomphe de Blaise qui s'écrie « Fleur n'aye peur ! » Rose se demande ensuite « Qu'ai-je fait ? » et parle d'une « perte » face à un « Homme / Dur  / Comme / Mur », enfin elle se regarde vaincue et perdue : « Nue vue tue-moi ! », ce que Blaise évacue de sa pensée tout à son plaisir égoïste : « Brame, / Femme ! Pâme-toi ! » Fouette, cocher,.... Rimbaud a transposé le viol d'Amédée Pommier dans son sonnet monosyllabique en en conservant la sauvagerie sadomasochiste. Le début du sonnet, les quatrains en tout cas, adopte le style laconique du poème intitulé Sparte, les deux derniers vers au style direct sont un condensé extrêmement violent de la dispute verbale entre Rose et Blaise. L'articulation des quatrains aux tercets se fonde sur une symétrie verbale « Fiacre / Choit » et « Femme / Tombe » où les verbes sont à double sens. Il s'agit dans les deux cas d'une chute physique doublée d'une chute morale. Le mot « lombe » en relation avec lombaire annonce la douleur dans les reins qui justifie que la femme « saigne » et « geigne ».
N'oublions pas de préciser que le mot « Geins » de Pommier a été repris par Daudet dans son sonnet Le Martyre de saint Labre sous la forme « Geint » à la fin du second quatrain :

Labre, / Saint / Glabre, / Teint // Maint / Sabre, / S'cabre, / Geint ! // Pince, / Fer / Clair ! // Grince, / Chair / Mince !

Avec « Geigne », Rimbaud pratique la double allusion. Il parodie à la fois Pommier et Daudet et c'est le poème de Daudet qui explique la transposition partielle de Rose et Blaise (histoire sexuelle scabreuse, style verbal des impératifs et discours direct) dans la forme d'un sonnet. Daudet reprend lui le verbe « Pince » du poème de Pommier. Il est d'ailleurs intéressant d'observer que le cœur du poème dissyllabique de Rimbaud Jeune goinfre n'a pas que pour intertexte des vers de Louis Ratisbonne, puisque les vers « Casquette / De moire, / Quéquette / D'ivoire, // Toilette très noire, / Paul guette […] » sont une reprise et amplification du modèle d'apposition initiale « Labre, / Saint / Glabre », tandis que la fin du sonnet « Paul guette / L'armoire, / Projette / Languette / Sur poire, / S'apprête, / Baguette, / Et foire »[,] sont une reprise de l'autre partie du sonnet de Daudet : « Teint // Maint / Sabre, / S'cabre, / Geint ! // Pince, / Fer / Clair ! // Grince, // Chair / Mince ! »
Pour ce qui est de la forme « Clame », Rimbaud a pu la repérer dans le poème à vers courts Marine des Poèmes saturniens. Il s'agit d'une forme à l'impératif, ce qui coïncide avec la prédominance de ce mode verbal dans le poème Blaise et Rose. Les autres sonnets monosyllabiques de l'Album zutique ont également parodié les abondants impératifs du poème d'Amédée Pommier, signe que l'allusion du poème de Rimbaud a bien été comprise par tous (Causerie de Charles Cros, Autre Causerie et Sur Bouchor du contributeur Germain Nouveau (bien qu'il ne fût pas du cercle du zutisme), Ereintement de Gill de Valade (lequel Gill a parodié Coppée en un dizain en évoquant le plaisir d'un viol fort proche de l'esprit du poème d'Amédée Pommier), Invocation synthétique d'Henry Cros (mais sans obscénité cette fois), Sur un poëte moderne de Verlaine, Néant d'après-Soupée de Valade qui reprend en même temps la fin de Sparte : « Change / Mes / Mets ! »
Le mot « Clame » peut entrer en résonance avec bien des mots des deux poèmes monosyllabiques de référence d'Amédée Pommier, j'ai déjà parlé de la prédominance du [a] dans Sparte et le poème Blaise et Rose offre à la rime des mots tels que « Blâme », « Claque », et surtout à la toute fin du poème « Brame » ou « Pâme » : « Brame, / Femme ! / Pâme- / toi ! » « Clame » rime avec l'avant-dernière rime, d'ailleurs allongée, du poème de Pommier, et il comporte l'attaque « cl » de « claque ». Il n'est guère besoin de justifier outre mesure l'emploi sonore du mot « Clame », mais pourtant il retient notre attention pour une dernière raison singulière.
Il existe un long poème tout en vers d'une syllabe qui est parfois cité dans les anthologies, il a été publié en 1878 dans Le Figaro et il a été attribué à Baudelaire, lequel était mort des années auparavant pourtant. Ce poème s'intitule Le Pauvre diable. Chevrier ne manque pas de citer un tel poème dans son livre de 2002, mais au lieu de le citer dans sa perspective chronologique, en 1878, après les performances de l'Album zutique et des Dixains réalistes, il le cite dans la foulée des poèmes des années 1840 qu'il a étudiés, prenant en quelque sorte acte de l'attribution à Baudelaire.
Or, cette attribution à Baudelaire est hautement suspecte et avant de déplacer cette pièce dans le temps il conviendrait d'étudier de plus près ce long poème en le considérant premièrement dans son contexte, celui de 1878. Car, ce poème Le Pauvre diable n'est rien d'autre qu'un équivalent des sonnets monosyllabiques désinvoltes du cercle du zutisme. En 1878, il vient après des publications de poèmes monosyllabiques dans La Renaissance littéraire et artistique, dans la Revue du Monde nouveau, après la plaquette des Dixains réalistes et la reprise des réunions autour de Nina de Villard. En 1878, plusieurs membres du Cercle du Zutisme sont présents, publient et participent à la vie littéraire parisienne : Léon Valade et Charles Cros notamment. Car, ce à côté de quoi il ne faut pas passer, c'est que ce long poème a été composé par quelqu'un qui connaissait très bien l'Album zutique, à tel point qu'il s'est directement inspiré de Cocher ivre : « Clame, / Geint, / Brame... / Fin ! » « Geigne » est le dernier mot du sonnet rimbaldien, l'auteur du Pauvre diable n'est pas loin de conserver cette position, mais il rétablit la forme « geint » du milieu du poème de Pommier (avec le "t" du sonnet de Daudet toutefois), il reprend également la forme « Clame » de Rimbaud et la conjoint à la forme « Brame » de Pommier, en étant visiblement conscient que la forme de l'un répondait à la forme de l'autre, en quasi fin de poème. Plusieurs autres formes du poème Le Pauvre diable sont inspirées de vers zutiques : « Mouche », etc., ou bien du modèle original qu'est Blaise et Rose : « Va / Pâle / Fou », etc., etc.
Profitons-en pour rappeler que nous ignorons tout de la transmission de l'Album zutique entre 1872 et les années 1930. Personne ne soupçonnait son existence lorsqu'il est apparu dans la librairie Blaizot. Dire que Charles Cros l'a remis à Coquelin Cadet, cela n'est qu'une hypothèse que rien n'appuie. Mieux encore, deux poèmes de l'Album zutique sont dédicacés à Léon Valade, dont un par collage, ce qui indique qu'il était perçu en 1872 comme le détenteur ou propriétaire du précieux manuscrit. Le précédent Album des Vilains Bonshommes a péri dans l'incendie de l'Hôtel de Ville pendant la Commune, selon un calembour de Verlaine dans sa correspondance. Valade travaillait à l'Hôtel de Ville et par ailleurs Verlaine et Valade ont contribué et à l'Album des Vilains Bonshommes et à l'Album zutique, ce qu'atteste le sonnet à deux mains La Mort des cochons qui figurait dans le premier et qui a été recopié dans le second. Charles Cros lui n'a pas participé au premier album d'après ce que nous savons sur lui ! Les contributions de Nouveau, Richepin ou Bourget révèlent aussi que le manuscrit a pu passer de main en main, et nous pouvons envisager qu'il n'ait pas été rendu à son propriétaire. Les facéties zutiques faisaient énormément rire les anciens compagnons de Rimbaud et Verlaine, certains poèmes zutiques sont publiés dans des revues, sinon des recueils (Charles Cros). Charles Cros, son idée, c'était le groupisme, ce que Rimbaud a transformé en zutisme. Mais le projet d'album était l'affaire de Valade et Verlaine, la correspondance de Verlaine en 1871 établit clairement ce fait. Charles Cros a proposé un groupe parallèle à celui des Vilains Bonshommes, tandis que Valade et Verlaine ont apporté le projet d'album. Cros a recréé un cercle du zutisme, mais il ne semble pas avoir créé un nouvel album dans le même esprit, le cas du recueil des Dixains réalistes étant un prolongement de son expérience zutique, mais pas un nouvel album du même profil. Quant à Valade, il était fort ami avec un ennemi déclaré de Rimbaud, Albert Mérat. N'oublions pas que Champsaur, Mirbeau citeront avec malveillance des vers inédits de Rimbaud de 1880 à 1885, que certains eurent connaissance du Sonnet du trou du cul. A l'évidence, il faut complètement revoir l'histoire du long poème monosyllabique Le Pauvre diable dans la perspective post zutique. Arène, contributeur au Parnassiculet contemporain, s'est rapproché de zutistes avec la Revue du Monde nouveau. Il y a fort à parier que l'Album zutique ait été montré à des gens du profil de Paul Arène à cette époque.
Je pourrais aisément compléter cet article en commentant la présence du texte de Pommier dans d'autres parodies zutiques. En tout cas, je tiens à insister sur ce qui suit. Malgré ses travaux sur les poèmes en vers d'une syllabe, Chevrier, ni personne n'avaient repéré les réécritures d'Amédée Pommier dans les deux sonnets Cocher ivre et Jeune goinfre, ni la déformation du titre Colifichets en Conneries, ni les réécritures zutiques du Pauvre diable, ni le fait que l'Album zutique était en possession de Valade et non de Cros. Ce sont des considérations nouvelles propres à cet article. Par ailleurs, mon article de 2009 qui ne s'appuyait pas sur le livre La Syllabe et l'écho paru en 2002 formulait une thèse inédite sur la raison de cette production abondante de sonnets monosyllabiques. Il s'agissait de réponses au Parnassiculet contemporain et au sonnet Le Martyre de Saint Labre de Daudet, lequel avait « surfé » sur la dispute opposant Verlaine et Barbey d'Aurevilly au sujet des vers d'Amédée Pommier et du mépris de Barbey pour les parnassiens. Daudet était coutumier du fait, puisque dans son roman, démarqué de Charles Dickens, Le Petit Chose, il se moque des poètes contemporains par des créations excessivement gamines et en particulier de Leconte de Lisle avec un poème à faire se pâmer les amoureux du sanscrit ou quelque chose de cet ordre. J'ai lu Le Petit Chose il y a longtemps et je me rappelle d'un invraisemblable poème sur l'histoire d'une coccinelle. Le titre « Le Petit Chose » est cité par Nouveau dans un sonnet monosyllabique de l'Album zutique, preuve s'il en était encore besoin que tout cela se tient, et d'ailleurs il y a bien d'autres choses à dire à ce sujet, mais nous ne pouvons prolonger indéfiniment cette étude. Chevrier reprend l'aspect factuel de ma thèse, sans me citer, et il l'affadit. Les zutistes n'ont fait qu'hériter de la verve satirique du Parnassiculet contemporain. Non, Verlaine, initiateur important du projet de nouvel album, avait une dent contre Daudet. Peu importe que les autres zutistes copinèrent à nouveau par la suite avec Paul Arène. En 1871, autour de Verlaine, les zutistes composent des sonnets monosyllabiques et des dizains (ou dixains) qui permettent de se défouler contre Barbey, contre Daudet, contre Coppée, contre Ratisbonne, et quand on creuse attentivement cette veine on fait parler les textes et on découvre que les poèmes de Rimbaud et des autres ne sont pas gratuitement comiques et qu'ils se font écho entre eux.

Post scriptum : Notez que le célèbre sonnet de Paul de Rességuier est souvent attribué à un Jules, ce qui est amusant puisque le sonnet de Daudet fait passer Paul Verlaine pour un mauvais Paul de Rességuier dans une dispute avec un Jules, Jules Barbey d'Aurevilly. Je citerai probablement in extenso les poèmes ici traités de Pommier, ainsi que Le Pauvre diable, et pour "Fouette, cocher..." que je lance plus haut dans l'article, il s'agit du début d'une chanson paillarde.

Ah oui, j'allais oublier : les vers sur l'ange qui craint la fange dans Blaise et Rose n'annoncent-ils pas le sujet de L'Angelot maudit ?

Voilà.

mercredi 27 avril 2016

Mémoire à la lumière de Rimbaud

[Lire quelques précisions dans la section Commentaires]

Lien Not my memory

J'ai envie d'écrire un article sur "Mémoire" et plutôt que de lire attentivement un ensemble d'articles sur ce poème avant d'offrir ma propre étude fouillée je préfère céder à l'impulsion du moment qui me donne envie de confier ce que je pense. Je reviendrai sans aucun doute sur ce que je vais écrire présentement, mais j'ai besoin d'un galop d'essai et j'ose croire que le lecteur fera tout son profit de la plus grande clarté de discours d'une approche spontanée.
Les principaux articles sur "Mémoire" sont à mon sens réunis dans le volume Parade sauvage numéro 24 paru en 2013, il s'agit de l'article de Benoît de Cornulier "Aspects du symbolisme de Rimbaud dans Mémoire" (pp.77-146) et de celui de Philippe Rocher "Formes et mouvements de la lumière et du silence" (pp. 201-242). L'article de Cornulier doit être complété par un autre qu'il a donné dans ses Cahiers du Centre d'Etudes Métriques n° 6 "De l'analyse métrique à l'interprétation de Mémoire comme élément d'un diptyque de Rimbaud" (pp. 57-98) et qui peut être consulté sous un format PDF sur la toile : Lien vers cet article
Dans son livre Stratégies de Rimbaud, Steve Murphy s'est longuement penché sur le poème "Mémoire", plus de 160 pages, il a alors réuni une étude fleuve sur le poème "La poétique dans la mélancolie dans Mémoire" à une approche philologique du manuscrit nouvellement apparu "Famille maudite" qui offre une nouvelle version du poème "Mémoire" coiffé d'un nouveau titre et d'un surtitre cette fois, l'énigmatique "D'Edgar Poe". Mais la synthèse me semble encore trop conjecturale et abstraite.
Plusieurs articles ont été publiés par ailleurs sur ce poème. J'ai possédé des articles en français et en anglais de Ross Chambers, Nathaniel Wing, Peter Collier, Marie-Paule Berranger, Henri Meschonnic, Alexandre Amprimoz, Michel Collot, Paule Lapeyre, Jean-Pierre Giusto, James Lawler, Michael Riffaterre, mais leur perte n'est sans doute pas essentielle. Beaucoup de choses inutiles ont été dites sur "Mémoire", mais après bien d'autres il faut revenir sur le faux départ de l'exégèse selon Paterne Berrichon. Celui-ci a proposé une lecture biographique qui consistait à identifier "Madame" à la mère du poète et "l'homme" à Arthur Rimbaud lui-même, au mépris des connotations conjugales "Elle, toute / Froide et noire, court ! après le départ de l'homme!" L'entité féminine du poème a perdu en réalité celui qui rassemblait les qualités d'un bon parti. Cette lecture biographique a été retouchée ensuite et "l'homme" a été identifié au père de Rimbaud. Selon certains commentateurs, une lecture à composante biographique serait tout à fait défendable. Je n'en crois rien. Cette lecture est complètement aléatoire et elle ne se fonde que sur un court extrait du poème, la troisième section qui réunit le portrait d'une dame en présence d'enfants qu'un homme abandonne. Toutefois, rien ne dit que ces "enfants" soient ceux de cette "Madame" qui certes se préparait à en avoir puisqu'il est question de "couches prêtes" et rien ne dit que le Moi de l'ultime section du poème soit un de ces enfants en train de lire dans la prairie.
Sans même rappeler que Rimbaud, s'il avait publié cette composition en 1872 ou plus tard, l'aurait livrée à un public ignorant de son histoire personnelle, il faut considérer que le poème raconte une petite histoire métaphorique cohérente tout au long des cinq sections qui le composent et que cette histoire n'invite nullement le lecteur à envisager une transposition de type biographique.
Par une sorte de mouvement de balancier, une approche opposée a consisté à lire ce poème comme une suite de libre associations d'images, selon une dynamique capricieuse de l'auteur qui s'apparenterait à l'incohérence du rêve. Cette croyance en une lecture poétique intéressante d'une suite de libres associations d'idées vient de ce que les premiers lecteurs de Rimbaud ne comprenaient rien à l'œuvre de Rimbaud, mais certains en percevaient le génie intuitivement, tandis que d'autres sentaient l'argument d'autorité d'un Verlaine, puis d'un Claudel, puis d'un Breton ou Valéry, etc., qui imposait de considérer comme génial ce qui était ressenti comme une suite assez aléatoire d'images et impressions. Cette croyance persiste encore à l'heure actuelle. Ainsi, lors d'une conférence du 06 avril 2016 dont une capture vidéo a été mise en ligne  ICI , Yoshikazu Nakaji, commentant le sonnet "Voyelles", affirme sans preuve que le sonnet est en partie raté et moins réussi que le sonnet "Les Correspondances" de Baudelaire, que les images associées aux voyelles ne relèvent d'aucun système explicatif (et l'idée d'un tableau dressé lettre par lettre ?) et qu'il aurait été loisible au poète de poursuivre indéfiniement ses séries de rapprochements fondés sur des rapports analogiques divers et gratuits. Dans le même ordre d'idées, Fabrice Luchini qui a créé un spectacle où il essaie (à mon avis bien timidement et fort paresseusement) de cerner le sens des poèmes de Rimbaud rappelle sans arrêt que personne ne comprend rien aux poèmes en prose des Illuminations et que finalement quand on lit Le Bateau ivre nous nous demandons ce que cela veut dire (lien vers une de ses interviews radiophoniques récentes). Pourtant, à la lecture du Bateau ivre, s'il est légitime de se poser la question de la référence quant aux images, nous sommes pris par un récit tout à fait cohérent où l'erreur de lecture courante consistait seulement à croire qu'à la fin du poème le bateau regrette les visions parce qu'il est revenu au port, alors que, pas du tout, il est toujours en mer, sauf qu'elle est devenue désespérément calme, comme morte.
Dans le cas de Mémoire, c'est par le récit qu'il convient de commencer et non pas par un déchiffrement laborieux image par image. Le déchiffrement commence même parfois par le premier mot du titre dans certains commentaires. Le titre "Mémoire" qui ne pose pas problème en soi est parfois envisagé comme un jeu de mots avec "mes moires", ce qui est aléatoire et ce qui est même anachronique. En effet, il faut distinguer le travail du poète et l'effort du lecteur face à un texte hermétique. Si le poète veut créer un jeu de mots entre "mémoire" et "mes moires", il doit le mettre en œuvre dans sa création, il ne peut pas envisager que d'évidence le mot "papier" va suggérer "pas pied" par exemple. Cela n'a aucun sens, sauf que depuis quelques décennies une véritable littérature du commentaire de poèmes s'est développée et qu'aucune distinction n'est faite entre l'ingéniosité de l'effort du lecteur et l'ingéniosité de l'effort du poète. Certains poèmes contemporains explorent sans doute cette idée d'équivoques phonétiques implicites, mais il s'agit d'une perversion liée à la prolifération des analyses universitaires sur la poésie. Du point de vue poétique, le principe n'est pas naturel. Les équivoques de ce genre existent, mais elles sont amenées par la composition.
Le déchiffrement s'accompagne aussi de rapprochements intertextuels fort nombreux et dans le cas de "Mémoire", quantité de poèmes sont considérés comme des modèles de départ de la pièce rimbaldienne, comme si Rimbaud avait travaillé quinze ans sur ses quarante vers, comme s'il était une encyclopédie vivante, comme si par une heureuse coïncidence il avait lu précisément un ensemble de poèmes ou d'extraits littéraires dispersés dans une masse importante de livres, volumes et recueils. Il n'est pas question de négliger l'importance de l'intertextualité, mais il faut la soumettre à un fil directeur et parfois aussi relativiser le rapport à une source. Le critique universitaire effectue un travail d'expertise qui consolide des rapprochements vécus sur un mode plus diffus par le poète.
Ici, je vais me contenter de préciser le récit du poème dont nous connaissons deux versions "Famille maudite" et "Mémoire", et je vais effectuer surtout des rapprochements avec d'autres poèmes de Rimbaud pour travailler à cerner la finesse d'évolution du poète et le sens que cela confère à sa création.

Les deux premiers quatrains forment la première section, celle qui est numérotée I dans la version intitulée "Mémoire". Le poète y présente une "eau claire" ou "pure" (variante de "Famille maudite) qu'il compare en poète à des émotions fortes, notamment érotiques. Il est question de la volupté des larmes chez les enfants, puis de la blancheur de lait du corps des femmes, puis d'une scène étonnante d'un habit provocateur d'une faible pucelle, puis d'un quasi blasphème avec un "ébat des anges". La blancheur de la peau est célébrée comme nudité libre et la métaphore militaire "assaut" prépare l'image guerrière d'une pucelle défendant comme Jeanne d'Arc les murs d'une cité. La relation initiale est de la blancheur de lys au soleil et les motifs du "lys" et de la "pucelle" imposent l'idée d'une destinée française de cette eau pure. Dans "Famille maudite", la pertinence des rapprochements est fragilisée par le recours à la conjonction "ou" qui semble disjoindre les éléments, qui semble les mettre en concurrence et ruiner ainsi l'émotion de la vision. La version du poème "Mémoire" est autrement plus efficace et limpide. Les visions sont juxtaposées, puis balayées par un "non" au milieu du vers 5.
Au plan du second quatrain, le poète va opposer le "courant d'or en marche" à une "Eau sombre". La dissociation est déconcertante dans le cas du poème "Famille maudite", nous avons d''un côté "L'Eau" dont on sait qu'elle est un "courant d'or en marche" et de l'autre "L'Eau sombre". Le lecteur doit comprendre de lui-même que le syntagme ramassé "L'Eau" répété aux vers 1 et 6 ne désigne que l'eau pure ou claire par opposition à l'eau sombre qui entre en scène au vers 7. Autrement dt, Rimbaud avait initialement composé une opposition entre six vers sur l'eau claire et deux vers sur l'eau sombre en articulant le basculement de l'une à l'autre sur la suspension du pronom "Elle" en emploi contrastif à la rime du vers 6. Le texte était alors quelque peu ambigu et la version de "Mémoire" est nettement préférable qui élimine les ambiguïtés en évitant les reprises intempestives du mot "eau", en ménageant une remise en cause plus subtiles au moyen d'une négation qui permet aux lecteurs de s'interroger sur le premier quatrain comme suite de leurres. Dans "Mémoire", ce n'est plus l'eau qui "meut ses bras", mais "le courant d'or en marche", le lecteur distingue alors plus aisément un couple "eau claire", "courant d'or en marche" qu'il va opposer à l'eau sombre, à condition d'identifier "sombre" comme adjectif et non comme verbe, ou bien il considère que "l'eau claire" superposait un "courant d'or en marche", et donc un spectacle de lumière liquide, à la réalité d'une "eau sombre".
Dans le cas de "Mémoire", la difficulté de lecture venait essentiellement de l'interprétation de "Elle sombre", expression à cheval entre deux vers qui, dans l'absolu, peut être lue soit comme une suite sujet verbe, soit comme une suite pronom détaché du genre "Elle, regarde-la" et adjectif sombre apposé. La version de "Famille maudite" confirme la deuxième lecture. L'eau est alors passée de "claire" à "sombre" en se dissociant du "courant d'or en marche". La fin du second quatrain confirme en tout cas un refus de la lumière de la part du cours d'eau, puisque l'élément liquide préfère au ciel bleu les voiles  d'un lit à baldaquin que formerait le décor d'une colline et d'une arche. Nous sommes alors dans le mouvement de retrait.
La scène du premier quatrain a bien sûr un caractère royal. Il est question d'un lit à baldaquin ("ciel-de-lit" et "rideaux"), de "lys pur" et du symbole de Jeanne d'Arc avec la "pucelle" ce qui engage la religion. Il est question aussi d'un combat à caractère féodal pour figurer les amours mâle et femelle de l'eau désormais sombre et du courant d'or.
Sachant Rimbaud communard, nous pouvons considérer que le "lys" ou plus loin le "louis" (sous-entendu d'or) sont deux éléments négatifs, mais c'est ici qu'il est intéressant d'observer combien les articulations du récit doivent primer sur le déchiffrement des images. La lumière de l'eau claire assaillant le soleil, l'idée n'était pas négative en soi, malgré l'image du "lys pur". En revanche, le "lys" et la "pucelle" nous annoncent la vraie personnalité de cette eau vouée à trahir son élan premier. En même temps, la lecture que je propose ici reste politique mais renonce à un déchiffrement d'un assaut de la ville communarde de Paris par les versaillais royalistes, comme une approche trop près de certains détails "murs", "défense", "lys", pourraient sembler y convier. Ce que veut peindre le poète, c'est une nature défectueuse de principe femelle. L'eau est gagnée à des valeurs royalistes, à des valeurs de pudeur qui mettent rapidement un terme à l'élan érotique spontané du premier quatrain et à un embourgeoisement que la deuxième section va rendre manifeste.
La grande leçon des deux premiers quatrains, c'est le caractère choquant du retrait qui peut s'illustrer par une citation d'Une saison en enfer, quand la Vierge folle précise la critique faite aux femmes par l'Epoux infernal : "L'amour est à réinventer, on le sait. Elles ne peuvent plus vouloir qu'une position assurée. La position gagnée, cœur et  beauté sont mis de côté [...]". C'est exactement de cela qu'il est question au début de "Mémoire", Rimbaud ayant alors, si nous nous permettons un éclairage psychologique par la situation biographique, une représentation négative et de sa mère, et de la femme de Verlaine.

La deuxième section de deux quatrains nous offre alors l'image de l'intérieur bourgeois de cette "eau sombre" qui s'est retirée sous la protection de la colline et de l'arche. Le verbe "meuble" joue sur la signification étymologique "mobile" et sur l'idée d'aménagement de l'espace. L'eau a un désir de maternité et elle est qualifiée d'Epouse. La scène se déroule après le mariage, après ce qu'elle estime son mariage en tout cas. Mais, confinée dans des occupations d'intérieur, la femme bourgeoise est vouée à la jalousie pour le monde libre. Sa lumière jalouse celle du soleil. L'opposition est rendue dérisoire par l'idée d'un regard et d'une foi qui se confondent avec un "louis" d'or. L'idée de mesquinerie est fort accentuée dans cette seconde partie du poème, et pour le vers "Eh ! l'humide carreau tend ses bouillons limpides !" nous adhérons à la lecture proposée par Benoît de Cornulier. Sur cette carrière liquide comparée à un carrelage de fourneau, la soupe servie est un bouillon bien fade. Je trouve cette lecture plus naturelle que de considérer que l'eau bouillonne ou qu'il y aurait à la surface de l'eau des défauts du genre de "bouillons" dans une vitre". L'approximative rime interne "humide" - "limpides" de deux adjectifs qui plus est appuie bien l'idée de moquerie à l'égard de l'activité bourgeoise de cette "Madame", tout en créant un retour circulaire du lit forcément humide de la rivière à la boisson tout aussi liquide qu'elle sert. En mai 1872, Rimbaud a achevé une composition intitulée "Larme" (et on songe au premier vers de "Mémoire" avec le "sel des larmes d'enfance") où le poète se demandant ce qu'il pouvait bien boire dans une "jeune Oise", dans une jeune rivière, avant de considérer que cela n'était qu'une "liqueur d'or fade et qui fait suer". Au vers 9 de "Mémoire", il n'est plus question d'or, il est parti avec le courant du second quatrain, mais seulement de bouillons insipides, clairets. Leur limpidité fait leur défaut, ils ne sauraient nourrir. Et au vers 10, la qualification "d'or" est flanquée d'une restriction conséquente avec l'adjectif "pâle" dont les connotations prolongent celles de "limpides" au vers précédent. L'enfant royal naïtra dans l'or pâle. Les vers 11 et 12, en revanche, posent une petite difficulté. Normalement, nous avons compris que le texte relevait d'une construction métaphorique où l'eau d'un courant est assimilée à une femme, plus précisément à une dame bourgeoise et assez fière pour se croire une reine. Son pucelage a été pris par un principe mâle, un principe de lumière, le "courant d'or" qui sera nommé "homme" plus loin dans le poème. Pourtant, cette fois, il est question de "fillettes" dont les "robes" pourraient jouer le rôle de "saules" riverains. Nous pourrions nous dire que le poème est alambiqué à plaisir, mais en considérant que malgré tout ce sont les saules au bord de la rivière qui sont assimilés à des fillettes. Cependant, ce serait perdre la valeur de l'énoncé qui veut nous faire comprendre que cette eau-femme échoue à produire un décor chatoyant de saules sur ses bords. Le sens est plutôt le suivant, la Madame se ment en assimilant les robes des fillettes à des saules, elle refuse de voir la vérité, et s'opère alors un travestissement sexuel au plan des "oiseaux sans brides". La femme bourgeoise n'identifierait pas les pulsions et la vie délurée des fillettes. Si l'idée d'une sexualité libérée des fillettes n'a guère de sens, il me semble qu'il faille au moins considérer l'absence de honte des enfants. Ces fillettes présentent l'image de ce qu'a été l'eau claire précédemment quand elle était pucelle, une eau pleine des "larmes d'enfance" dont le corps défiait le soleil. Ici, il est question non pas de l'assaut des corps de femmes, mais de robes usées et défraîchies, proches ainsi de l'or pâle, qui n'en supposent pas moins une relation flûtée à des oiseaux sans brides. Cette dernière image est fortement connotée au plan sexuel, puisque le quatrain suivant enchaîne avec le rappel de la foi conjugale et le motif assez explicite de la frustration jalouse. Cette deuxième section du poème peut être comparée à la description de l'intérieur de la chambre d'un "Jeune Ménage" dans le poème de ce titre daté de la fin du mois de juin 1872, même si domineront les contrastes et les oppositions.

La troisième section de deux quatrains forme le centre du poème. Cette "Madame" affiche un orgueil, une fierté déplacée, et comme nous venions d'évoquer "Jeune Ménage", songeons que les fils du travail (fil au pluriel bien sûr) sont à rapprocher des "mûres" et "résilles dans les coins" de l'appartement et des "marraines mécontentes", qui "entrent", "en pans de lumière, dans les buffets". Insensible, la femme bourgeoise écrase les petites fleurs, la délicate ombelle, et sa propre séduction est liée à une ombrelle, ustensile qui sert à s'abriter du soleil, le principe mâle. Il est alors question d'enfants instruits, capables de lire, dont rien ne dit qu'ils sont ceux de cette Madame, métaphore d'une eau sombre. Il est surtout question du jeu social où la femme veut montrer sa réussite avec des enfants qui savent lire. On se rappellera "la Mère" "très satisfaite" quand l'enfant a été confronté au "livre du devoir" dans Les Poètes de sept ans, d'autant que le prodige révolté se déclare alors amoureux d'une tout autre forme de Nature que celle de la sage "prairie / Prochaine", puisqu'il rêve alors d'une "prairie amoureuse", de "pubescences d'or" et d'un "essor". Certes, le poète affectionnait alors les "choses sombres", mais pas une eau sombre aux "bouillons limpides", plutôt une atmosphère "âcrement prise d'humidité". Face aux lectures richement présentées dans du "maroquin rouge", mais sans aucun doute sélectionnées préalablement par les avis tempérés d'une morale bourgeoise, le poète créait son roman dans les replis de son âme, d'où l'image originale d'une relecture d'un "roman sans cesse médité". Tout cela nous amènerait à considérer que la lecture biographique est tout de même assez pertinente pour le milieu du poème, à ceci près que la "Madame" est en principe une rivière et que le "départ de l'homme" un principe mâle appliqué à la lumière qui se retire. Surtout, sans connaître la vie de Rimbaud, ni même la pièce Les Poètes de sept ans, nous pourrions considérer malgré tout le caractère lisible du passage en considérant que nous avons une figure générale du couple qui se sépare par incompatibilité d'humeur, avec d'un côté une femme qui affiche ses aspirations mesquinement bourgeoises sur le ménage, le mariage, la foi conjugale, la procréation, l'éducation, et en face un principe libre qui ne s'est pas exprimé, mais qui tacitement par sa fuite nous fait comprendre qu'il ne partage les mêmes valeurs, et ici nous nous garderons bien de penser un quelconque instant que cet "homme" principe de lumière soit une figuration du père de Rimbaud, puisque visiblement Arthur avait de la rancune contre lui et n'a pas cherché à le revoir, n'en a jamais fait cas. Le poème a une finalité qui tourne le dos au biographique. Ici, Rimbaud montre un couple qui contraste avec le mariage de la mer et du soleil dans une œuvre contemporaine intitulée "L'Eternité".
Ce départ fait suite aux jugements de valeur sur les excès de "Madame" : "trop debout", "trop fière pour elle". Mais, c'est ici encore une fois qu'il convient de ne pas perdre de vue la nature métaphorique du récit, puisque l'idée de séparation est l'occasion d'un trait d'esprit. L'homme est représenté en phénomène de lumière qui atteint l'horizon et disparaît même derrière la montagne. Nous songeons irrésistiblement à une image solaire qui renvoie à l'idée initiale du "courant d'or en marche" et c'est ici dans cette séparation que le titre final du poème "Mémoire" prend tout son sens, puisque cet homme donne l'image de rayons qui partent dans tous les sens avec la comparaison à des anges prenant des directions opposées à partir d'une route. Non seulement il disparaît, mais il se dissout, ce qui livre la femme à l'amertume des regrets et de la remémoration. Le titre initial "Famille maudite" préférait jouer sur l'idée d'un couple mal assorti avec l'issue tragique pour la mère et les enfants s'il y en a. Et la mémoire, ce sera le reste de lumière que l'élément eau pourra entretenir en soi.

L'enchaînement causal pour ce qui est de la quatrième partie du poème ne pose pas de difficulté particulière : "Regret", "Qu'elle pleure à présent sous les remparts !" La note d'humour vient de ce que les remparts l'ont protégée elle l'ancienne pucelle derrière "les murs", elle l'eau sombre qui se faisait un lit derrière des voiles avec l'arche et la colline.
Le souvenir de la sainteté perdue s'oppose à l'activité ravageuse des pourritures estivales. C'est le printemps qui est marial. La mélancolie romantique s'installe, mais ironiquement à la façon d'un Musset ou d'un romancier réaliste ironique : "l'haleine / Des peupliers d'en haut est pour la seule brise".
Et, confirmant clairement notre refus de la lecture biographique, ce n'est qu'à la toute fin de la quatrième section que le poète s'introduit dans son récit, mais sous la forme non biographique d'un "vieux". Le "dragueur" suggère quelque peu l'idée d'un chercheur d'or sur un cours d'eau qu'il croit aurifère, motif lancinant de la "liqueur d'or" du poème "Larme" que nous retrouvons partout dans "Mémoire". La nappe, sans source et donc sans mouvement, rappelle aussi la fin du "Bateau ivre", quand la mer cesse de s'agiter provoquant des pleurs comparables à ceux de Madame ("Mais vrai j'ai trop pleuré!"), fin de "Bateau ivre" où, à défaut de mieux, le bateau poète se souhaite le sort d'un jouet agité dans une stupide flaque, mais agité au moins par la main d'un enfant. Ici, tout s'inverse, le poète s'identifie à un vieux dans une barque immobile sur une eau morte "couleur de cendre". Et cette immobilité qui crée la peine s'impose en image contraire à la vie.

Les deux derniers quatrains forment une sorte de conclusion au poème, une conclusion non pas en marge du récit, mais une conclusion détachée de l'histoire de l'eau elle-même pour s'intéresser cette fois à un autre personnage, le vieux qui figure la détresse du Moi du poète.
Cette composition qui distingue nettement le récit d'un mariage entre l'eau et la lumiète d'un retour sur soi du poète confirme que la lecture doit être de type allégorique et non pas biographique. La lecture littérale à quelques détails près n'est pas résolument compliquée. Par ailleurs, outre que de nombreux éléments du poème sont à rapprocher d'images similaires dans d'autres poèmes de Rimbaud, contemporains ou parfois non, la toute fin du poème est nettement parallèle au "Bateau ivre" avec une reprise contrastée très nette de motifs, celui de l'embarcation luttant contre l'immobilité, autre forme de l'impassible.
Les fleurs admirées dans "Le Bateau ivre" cède la place à des fleurs inaccessibles plus humbles pourtant.
Et le motif de l'essor revient en boucle des "oiseaux sans brides" à la "poudre des saules qu'une aile secoue", avec la même mention d'arbre qui l'accompagne
La quête de l'or se finit dans la boue, désastreux échec d'alchimiste.
La syntaxe d'un vers pose problème : "Les roses des roseaux dès longtemps dévorées !" Une lecture spontanée peut considérer que les roseaux portaient des roses qui ont été depuis longtemps dévorées, mais il semble s'y rencontrer une inversion classique, le paysage des roses a été dévoré par l'invasion des roseaux. C'est le moment de connaître un peu sa botanique pour trancher quant à la lecture de ce vers.
Voilà pour une lecture du poème qui demeure en grande partie littérale, mais qui dégage les enjeux, délimite les métaphores et l'horizon de l'interprétation symbolique, allégorique devrais-je dire pour éviter le rapprochement déplorable habituel avec un ensemble désespérant de poètes symbolistes auxquels on a voulu annexer Rimbaud.

Mais, je voudrais encore compléter ma lecture par des considérations sur la chronologie des compositions et pour cela je vais revenir sur la forme métrique de "Mémoire".

Dans son article "Aspects du symbolisme de Rimbaud dans Mémoire", Benoît de Cornulier me cite dans une note de bas de page (note 2, page 85) : "Sur la persistance du mètre classique, spécialement 6-6, dans les derniers 12v de Rimbaud, voir les remarques éclairantes de David Ducoffre (2008 et 2010 : 165-169)." Il renvoie à un article sur "Les Assis" où une note de bas de page précise ma lecture du poème "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,...." et à un article sur Une saison en enfer où, en relation avec "Alchimie du verbe", j'expose mes idées sur la versification de Rimbaud dans les poèmes de 1872. L'article "Assiégeons Les Assis!" est paru en 2008 dans le numéro d'hommage à Steve Murphy de la revue Parade sauvage et l'article "Trouver son sens au livre Une saison en enfer" a été publié dans un volume collectif de 2010 dirigé par Yann Frémy "Je m'évade ! Je m'explique". Résistances d'Une saison en enfer (Classiques Garnier, Paris).

Dans son article "Formes et mouvements de la lumière et du silence. Mémoire", Philippe Rocher développe un chapitre sur la métrique intitulé "Les vers et les rimes / 'Para-métrique' et statut de l'alexandrin" qui fait état d'un débat sur la versification rimbaldienne qui oppose trois approches : une approche indifférente à la césure, une approche qui tendrait à considérer que le poème admet en général et un certain nombre de procédés de substitution, les fameux ternaires et prétendus semi-ternaires, et enfin une approche qui considère qu'il faut forcer une lecture métrique exclusive supposant une même césure pour l'ensemble des alexandrins d'un poème. Or, cette position, c'est la nouveauté que j'apporte dans les études sur la versification et c'est précisément les "remarques éclairantes" auxquelles renvoie Cornulier dans sa note.
Et cette nouveauté reçoit donc l'aval de deux métriciens, Cornulier ("remarques éclairantes") et Rocher (qui écrit "car il se pourrait bien que l'intégration radicale des discordances de l'hypothèse "régulariste forte" soit plus "révolutionnaire" que la thèse "anti-régulariste", qui se débarrasse par ailleurs peut-être trop hâtivement du problème de l'alexandrin...") En clair, jusque-là, les métriciens renonçaient à l'idée d'une lecture forcée des hémistiches et ils hésitaient entre une lecture avec des régularités approximatives et une lecture où la césure ne compte plus. Le retour en force de l'idée d'une lecture forcée des hémistiches correspondrait désormais à l'idée que les métriciens privilégient plutôt une lecture privilégiant l'observation de régularités approximatives qui ne forcent pas la lecture, mais ils seraient désormais plus frappés par le potentiel de la lecture forcée des hémistiches (et donc la richesse d'effets de sens des rejets) que par une lecture indifférente à la césure qui n'a aucun intérêt esthétique, puisqu'elle ne fait que rapprocher le vers de la prose.

Sur ce blog même, j'ai exposé qu'il fallait lire tous les vers de dix syllabes de Rimbaud avec une césure. J'ai justifié cela dans le cas de Juillet, Jeune Ménage et Tête de faune. Par exemple, je ne considère pas que tantôt un vers de Tête de faune a une césure après la quatrième syllabe, tantôt après la cinquième syllabe, tantôt après la sixième, mais que tous les vers ont une césure après la quatrième syllabe et que même dans ce cas la lecture est moins forcée et flottante que celle qui consiste à changer de mètre quatrain par quatrain (quatrième syllabe au premier, cinquième syllabe au second, sixième au dernier quatrain).
J'ai défendu l'idée d'une lecture forcée de "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,..." sur ce blog et dans l'article cité par Cornulier qui semble l'appuyer puisqu'il renvoie également à mon interprétation métaphorique d'un océan déluge recouvrant la terre dans le poème sans titre "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,...."
Les textes difficiles sont actuellement les poèmes en vers de onze syllabes, même si je prétends soupçonner les indices d'une césure après la quatrième syllabe et dans une certaine mesure la "Conclusion" de "Comédie de la Soif".
Mais, revenons à "Mémoire". Ma preuve procède d'un raisonnement qui me paraît imparable.
Tout au long du dix-neuvième siècle, les poètes ont chahuté la césure à l'aide de configurations grammaticales précises qui n'empêchaient pas de considérer que nous avions affaire à des alexandrins. Dans le cas des poèmes de 1872, c'est leur surabondance qui pose problème. En revanche, il existe deux configurations qui étaient demeurées relativement inédites ou rares.
Dans le cas de "Mémoire", au lieu d'embrasser tous les critères à la fois, j'ai considéré qu'un seul critère me permettrait de prouver si oui ou non Rimbaud a renoncé à la césure : celui de l'enjambement de mot pur et simple. Seuls cinq vers offrent l'exemple d'un enjambement de mot dans le cas d'une lecture forcée des hémistiches, ce qui est déjà faible et favorise donc la lecture classique en deux hémistiches.
Mais trois de ces enjambements se fondent sur l'articulation d'un "e" de fin de mot, ce qui nous rapproche d'un fait complètement normal dans la poésie de langue étrangère en général, italien, anglais, etc., et nous observons que sur ces trois vers nous avons la répétition d'un même mot "saules" et la présence d'un troisième qui d'une part reconduit le "l" de "saules" et d'autre part est l'occasion d'un jeu de ressemblance avec un autre mot : "ombelle", "ombrelle", tout comme c'est le cas entre "saules" et "sautent".

Font les saules, d'où sautent les oiseaux sans brides.

                                                                        [...] l'ombrelle
Aux doigts, foulant l'ombelle, trop fière pour elle,

Ah ! la poudre des saules qu'une aile secoue !

Les jeux entre "saules" et "sautent" ou entre "ombrelle", "ombelle" et "elle" sont plus qu'évidents, et à cette aune nous pouvons penser qu'il existe un autre parallèle, puisque "une aile secoue" reprend l'image à allusion sexuelle "oiseaux sans brides", ce qui suggère la présence d'un "lui" à mettre en relation avec le pronom "elle" inscrit dans la série "ombrelle", "ombelle", "elle".
Mis à part cette dernière remarque, la comparaison de ces trois vers est bien connue, sauf que la série "sautent", "ombelle", "saules" sert à considérer qu'il y a effacement voulu de la césure. Je ne partage pas cet avis, puisque constater cette série c'est considérer qu'il y a un fait exprès de la part du poète et avoir la preuve d'un réglage en fonction de la césure traditionnelle. Ceci dit, comme les métriciens l'ont fait, on peut considérer que ce réglage va dans le sens d'un brouillage et d'une perte des repères, même si je ne suis pas d'accord.
En revanche, mon idée originale, c'est qu'une fois qu'on a écarté ces trois enjambements de mots qui n'ont rien de violents, que reste-t-il comme enjambement de mot pur et simple dans ce poème de quarante vers ? Il n'en reste que deux, l'un sur "maroquin", l'autre sur la préposition "après". La proportion demeure faible, mais ce qui m'est apparu de résolument exceptionnel, c'est que les deux enjambements de mots se rencontrent dans le même quatrain, et pas n'importe lequel, puisqu'il s'agit du second quatrain de la troisième partie du poème, autrement dit le quatrain qui suit le milieu du poème, le quatrain des vers 21 à 24 dans un poème de 40 vers. Le premier enjambement de mot pur et simple se trouve au vers 21, ce qui confirme l'idée d'un réglage en fonction du milieu du poème.

[...]
Leur livre de maroquin rouge ! Hélas, Lui, comme
Mille anges blancs qui se séparent sur la route,
S'éloigne par-delà la montagne ! Elle, toute
Froide, et noire, court ! après le départ de l'homme !

Nous pouvons remarquer que les audaces concernent aussi les passages de vers à vers avec le mot "comme", avec à nouveau un jeu sur le pronom "Elle" contrastif, sans oublier que le début du quatrain est lié par un rejet au quatrain précédent. Les deux vers à l'intérieur du quatrain offrent l'exemple d'un calembour métrique dans le cas d'une lecture forcée : "se + séparent", "par-delà + la montagne". L'enjambement de mot sur "maro+quin" (ou "maroqu-in") souligne ironiquement l'idée d'un pays du soleil, dans un poème où Madame meurt d'avoir trop voulu s'en protéger. Mieux, la césure sur "maroquin" précède le "Hélas" de la séparation solaire. Quant à la prépostion "après", telle qu'elle est brisée, rappelons qu'en 1870, les premiers essais d'audace métrique de Rimbaud s'attaquèrent à l'idée de suspension avec la préposition "à" : "Le notaire pend à + ses breloques à chiffres". La césure sur "après" se rencontrerait dans un poème en alexandrins parfaitement réguliers pour le reste, son interprétation ne poserait pas plus de difficulté, ne passerait pas pour plus abstraite que pour ce qui concerne ce vers du poème A la Musique. C'est surtout sont caractère brutal qui marquerait les esprits. Le jeu métrique accentue l'ironie de la formule "après le départ de l'homme", elle court en vain ou elle court après lui, mais il n'est déjà plus là. Telle est l'impression produite par la lecture métrique forcée.
Pour ceux qui ne seraient pas convaincus, rappelons encore que dans ma lecture du poème en vers de dix syllabes Juillet, poème de 28 vers, j'ai indiqué que le seul enjambement de mot pur et simple se trouvait au vers 14, ce qui veut dire qu'il est à nouveau question du milieu du poème : "Charmante sta+tion du chemin de fer". Si nous lisons ce poème Juillet avec une césure traditionnelle après la quatrième syllabe, seul le mot "station" au vers 14 enjambe la césure dans les mêmes conditions que "maroquin" ou "après" dans "Mémoire".
Ne m'arrêtant pas là, en considérant un cas assez connu qui permet de rapprocher la fin de Juillet avec son "Boulevart sans mouvement" du poème en vers libres Mouvement, j'ai encore pu considérer une autre coïncidence peu anodine. En physique, le contraire du mouvement, c'est le "repos". Or, si le poème "Mouvement" débute par la mention du mot "mouvement" au début du premier vers, le mot "Repos" entame le vers 14 d'un poème qui en compte 26, vers 14 de cinq syllabes qui coordonne deux noms "Repos et vertige", tout comme le vers 26 de cinq syllabes lui aussi coordonne deux verbes "Et chante et se poste", le nom "Repos" et le verbe "se poste" pouvant être rapprochés au plan phonétique.
De là, ma conviction est faite que le poème en vers libres "Mouvement" date de 1872, probablement du mois de septembre de la traversée de la Manche par Rimbaud et Verlaine. La question du vers libre ne pouvait plus guère tarder après l'expérimentation de "Bonne pensée du matin" datée de mai 1872.
Je ne serais pas surpris également que les poèmes en prose "Enfance II" et "Aube" datent eux aussi de 1872.
Dans "Enfance II", un pronom "le" rompt la continuité du poème en introduisant l'idée d'un personnage qui ne nous a pas été présenté. Les thèmes de "Enfance II" sont très proches de "Mémoire". Quant au poème "Aube", il offre un exemple de jeu symbolique sur la lumière et la nuit dont nous ne voyons que trop qu'il était déjà fort éprouvé dans les poèmes en vers de Rimbaud de 1872. "Aube" est très proche du poème "L'Eternité", où il est question d'une "aube" puisqu'annulation de la nuit par le jour en feu il y a et puisqu'il est question d'un refus de l'orietur religieux matinal. Et justement, "Aube" joue là encore sur un glissement étonnant du "je" à "'l'enfant", ce qui ne manque pas de correspondre au traitement particulier de "Mémoire", où sans parler des statuts flottants entre elle, lui, l'eau et le courant d'or, nous avons le glissement du "vieux" au "je" du poète.
Mais, il est un cas moins controversé qui reste à traiter.
De quand datent le poèmes "Mémoire" et "Qu'est-ce pour nous..." ? Pour ce qui est du repérage de la césure, les poèmes "Mouvement" et "Qu'est-ce..." sont moins difficiles à traiter que les poèmes en vers de dix syllabes et onze syllabes. Il y a deux raisons à cela. Premièrement, la construction de l'alexandrin en deux hémistiches est la seule qu'on va véritablement tenter de retrouver. Deuxièmement, les enjambements de mots ne sont pas fort nombreux et on observe rapidement une organisation à effets de sens de quelques enjambements de mots. Le cas est plus délicat avec les poèmes en vers de dix syllabes qui peuvent relever de deux types de conception, soit une césure après la quatrième syllabe, soit une après la cinquième syllabe. La composition des vers de dix syllabes rimbaldiens est effectivement un peu plus retorse. Toutefois, des symétries patentes permettent de cerner les astuces de Rimbaud et de confirmer la présence d'une césure à partir de laquelle supposer des effets de sens. En revanche, le cas des vers de onze syllabes est plus délicat, même si en principe en 1872 c'était la césure après la cinquième syllabe qui était attendue, celle d'une Desbordes-Valmore ou d'un Ronsard. Verlaine a composé Crimen Amoris peu après avec des vers de onze syllabes dont la césure est placée après la quatrième syllabe, ce qui m'invite à considérer qu'il s'agit d'un procédé rimbaldien et effectivement l'idée tient la route pour certains verbes, notamment un enjambement sur l'adverbe "lentement" dans "Michel et Christine".
Le premier vers de "Larme" témoigne aussi de manière intéressante de l'originalité métrique de Rimbaud en 1872. Ce premier vers a un découpage ternaire que je trouve génial car on peut hésiter à l'assimiler à un alexandrin en tant que trimètre, ou bien même à un décasyllabe, la construction ternaire du décasyllabe (433) n'étant pas rare, notamment au seizième siècle quand ce vers était courant. "Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises", c'est la partie centrale qui faute d'une syllabe nous prive d'alexandrin, c'est la partie finale "des villageoises" qui nous prive de décasyllabe par l'excès d'une syllabe.
Bref, le cas des vers de onze syllabes est le plus compliqué, mais le réflexe peut consister à considérer que le dérèglement a été progressif, d'abord les alexandrins, ensuite en même temps les vers de dix et onze syllabes.
Mais, les rapprochements entre "Mémoire", "Jeune Ménage", "Juillet" et "Mouvement", puis ceux de Cornulier entre "Qu'est-ce..." et "Mémoire" m'invitent à penser que "Qu'est-ce" et "Mémoire" pourraient dater de juin 1872, ce qui justifierait aisément leur absence dans le dossier de poèmes remis à Forain lors du retour de Rimbaud à Paris, ce qui appuierait aussi l'idée que les techniques en jeu dans "Mémoire" concernent des poèmes immédiatement contemporains "Jeune Ménage", "Juillet" et donc "Mouvement". L'ouverture que suggère "Mouvement" pour la datation des Illuminations me fait alors envisager encore un rapprochement par les thèmes et d'autres procédés de "Mémoire" avec des poèmes en prose tels que "Aube" et "Enfance II". "Aube" a été au moins à une reprise de cette époque par Verlaine, en compagnie d'un poème "Veillées I" comme par hasard très proche encore de l'esprit de la versification.
S'il faut se faire tirer l'oreille pour ce qui est de songer à comparer "Jeune Ménage", "Mémoire", "Enfance II", à quoi bon alors lire Rimbaud ?
La transmission du manuscrit de "Famille maudite" ne permet pas d'affirmer qu'il a été nécessairement laissé dans la famille Mauté avant le 7 juillet 1872. En revanche, ce manuscrit a réduit à néant les spéculations esthétiques sur la présentation du poème "Mémoire" avec des minuscules à l'initiale des vers et une absence désinvolte de ponctuation, puisque "Famille maudite" prouve que ces modifications n'ont aucun rapport avec le travail de composition, ce qui veut dire encore que ces présentations typographiques ne sauraient être qu'accessoires au plan poétique, simple problème de bon sens. Mais, il me semble que l'état d'imperfection de la version intitulée "Famille maudite" plaide pourtant bien pour l'idée que le manuscrit date bien de la période de composition. Penser que le poème est peut-être du mois de juin, contemporain de "Jeune Ménage", voilà une hypothèse qui n'a sans doute rien de sot pour l'exploration du sens. Ce poème témoignerait d'enjeux existentiels forts ! Eh bien, je pencherais moi pour le mois de juin 1872. Je n'ai aucun moyen encore d'étayer cela, de le prouver, mais du moins j'ai donné des arguments en ce sens, j'ai engagé la comparaison avec deux poèmes dont la datation ne fait plus débat "Jeune Ménage" et "Juillet", et tout cela accroche la pensée en tirant.