dimanche 28 mai 2017

Les poèmes de Rimbaud et la guerre franco-prussienne

Tout commence par une coïncidence plutôt à l'honneur de Rimbaud. Le jeudi 2 juin 1870, les habitants de Charleville ont été conviés à un concert du sixième de ligne, place de la Gare. Au programme, il y avait une "Polka-Mazurka des fifres" de Pascal. La prestation semble devoir s'annoncer comme hebdomadaire. C'est l'occasion pour Rimbaud de croquer satiriquement la foule carolopolitaine qui s'est rendue à ce concert. Le sujet le justifie, mais Rimbaud offre alors le tableau saisissant d'une population tournée vers les prestiges de l'armée, des batailles.
Il semble dès lors tentant de croire que le poème fait allusion aux tensions entre la Prusse et la France pour la succession au trône d'Espagne. Et certains rimbaldiens ont envisagé que les traités dont il était question étaient ceux mis au centre du conflit. Mais il n'en est rien, il ne sera pas du tout question de traités avant le mois d'août, et encore à la marge. Les traités du poème sont uniquement l'affaire des "clubs d'épiciers retraités" qui "Fort sérieusement discutent les traités", car "ils prisent en argent, mieux que monsieur Prduhomme" "et reprennent : 'En somme!...' " Le cadre militaire est uniquement conditionné par l'orchestre militaire et la proximité de la ville de garnison Mézières qui aujourd'hui ne forme plus qu'une seule ville avec Charleville. D'ailleurs, destinataire de la première version connue du poème, Izambard n'a pas identifié de relation à l'actualité politique de juillet 1870 et il a même affirmé que le poème avait été composé très tôt en juin de cette année-là. Izambard avait alors fréquenté Rimbaud régulièrement et lorsqu'il témoigne le professeur peut se reporter à des poèmes remis à Demeny qui traitent explicitement de la guerre franco-prussienne : "Morts de Quatre-vingt-douze...", "Le Mal".

Pour se donner une idée de la "Valse des fifres", quelques liens pris comme ils viennent sur Youtube.

Polka de Nice, fifre en ré

Polka fifre violon Rodez 2010

Polka du fifre (Languedoc)

Plus militaires

Marche des fifres montois

Fifres et grognards des armées de Napoléon

Le Joueur de fifre

Et au passage, un rapprochement sans doute inattendu avec le "Chant de guerre circassien" coppéen réécrit en "Chant de guerre Parisien" rimbaldien.

Danse traditionnelle française : le cercle circassien

Discussion sur le sens à donner au mot "circassien"

Lorsque Rimbaud a remis une nouvelle version du poème "A la Musique" à Dermeny, la situation a changé. Non seulement l'Empire a déclaré la guerre à la Prusse, mais suite à la chute de Napoléon III à Sedan, c'est la République qui se défend désormais dans une guerre contre Bismarck et les prussiens. Rimbaud a retouché son texte pour ne pas le confondre avec l'actualité. Le patriotisme cocardier qu'il dénonçait en juin 1870 ne devait pas être confondu avec la défense patriotique de l'idéal républicain. "L'orchestre guerrier" devient plus raisonnablement "L'orchestre militaire", et ainsi de suite.
En revanche, Rimbaud s'est rendu compte de la coïncidence entre le discours du poème "A la Musique" et la situation qui s'est rapidement dégradée en juillet 1870, puisque dans une lettre à Izambard du 25 août, il réécrit le propos de son poème en l'adaptant à la situation nouvelle, explicitation qui n'aurait guère de sens si Rimbaud avait déjà envisagé une telle dénonciation de la menace de guerre dans son poème "A la Musique", explicitation que reconnaissait forcément son destinataire Izambard, ce qui confirme aussi qu'il était clair dans l'esprit de celui-ci que la lettre du 25 août n'offrait pas un commentaire du poème, mais était une reprise et une adaptation du propos à la situation d'actualité : "Ma ville natale est supérieurement idiote entre les petites villes de province. Sur cela, voyez-vous, je n'ai plus d'illusions. Parce qu'elle est à côté de Mézières, - une ville qu'on ne trouve pas, - parce qu'elle voit pérégriner dans ses rues deux ou trois cents de pioupious, cette benoîte population gesticule, prudhommesquement spadassine, bien autrement que les assiégés de Metz et de Strasbourg ! C'est effrayant, les épiciers retraités qui revêtent l'uniforme ! C'est épatant, comme ça a du chien, les notaires, les vitriers, les percepteurs, les menuisiers, et tous les Ventres, qui, chassepot au coeur, font du patrouillotisme aux portes de Mézières ; ma patrie se lève !... moi, j'aime mieux la voir assise ; ne remuez pas les bottes ! c'est mon principe."
Il faut avouer qu'à une telle lecture il est énormément tentant de penser que le poème "A la Musique" accompagnait cette lettre et non "Ce qui retient Nina" : "Je vous envoie des vers ; lisez cela un matin, au soleil, comme je les ai faits [...]".
Nous avons les "pioupious", les "épiciers retraités", les "notaires", le mot "épatant", l'idée des "Ventres", l'adverbe "prudhommesquement" qui reprend le "comme Monsieur Prudhomme" du manuscrit remis à Izambard, l'opposition du "moi" qui agit autrement et s'isole par rapport à la fièvre de la "ville" "idiote". La proximité de Mézières joue bien dans "A la Musique", puisqu'elle justifie la présence d'un orchestre militaire et de pioupious.
On pourrait très bien imaginer que Rimbaud dit en prose ce qu'il ne sait contenir, et ce qu'il aurait pourtant déjà mis en vers dans l'envoi qui accompagne cette lettre. Il semble étrange de l'imaginer réécrire son poème, sans même dire à Izambard: vous vous rappelez le poème que je vous avais remis, et bien voyez comme j'avais raison, les événements confirment ce que je pensais en juin.
Pourtant, il n'est pas aberrant de considérer que Rimbaud part du principe qu'Izambard ayant si peu de manuscrits de lui en sa possession il fera le lien entre cette lettre et le poème, il verra l'opportunité d'une réécriture de ce poème par la situation présente.
Le malheur, c'est qu'Izambard qui a débattu de la chronologie du poème et qui a affirmé qu'il était de juin et non de juillet ou d'août n'a même pas pensé à commenter le lien évident entre ce poème et cette lettre. Il n'a pas fait part de son souvenir de la confrontation de la lettre au poème.
Il n'en reste pas moins qu'il est catégorique. Le poème est de juin au plus tard. Or, c'est un fait qu'en juin, le jeudi était consacré à une telle manifestation d'un orchestre militaire. L'annonce du 10 juillet déplace le concert le mardi, et au passage notons que le 10 juillet la population est déjà consciente que la guerre couve.
Certains considéreront que c'est autant d'articles de foi que de considérer que les certitudes d'Izambard sont fiables, que la coïncidence du "jeudi soir" avec les concerts de juin est essentielle, que nous passons d'un poème qui ne traite pas clairement de l'actualité à une lettre qui parle explicitement de la levée d'hommes prêts à la guerre. C'est normal, je ressens moi-même le vertige du rapprochement entre les documents, entre le poème et l'actualité.
Ceci dit, il faut offrir aux lecteurs la connaissance de certains faits historiques. Depuis 1815, la frontière entre la France et les états allemands n'a plus été menacée lors d'une guerre. Il y a bien eu des périodes de tension (en 1840, en 1848, en 1860 et en 1866), mais jamais de guerre entre la Prusse et la France. Avec Sadowa en 1866, les choses ont pourtant changé. La Prusse a vaincu l'Autriche et les Etats allemands du sud (Bavière, Bade, Hesse, Wurtemberg) sont prêts à former une nation allemande avec la Prusse. Or, la France a des frontières communes avec la Prusse et la Bavière et une frontière badoise même. La France qui n'a pas clairement conscience que Waterloo fut une victoire plus allemande qu'anglaise a encore bien du mal à évaluer que la Prusse pourrait devenir une rivale militaire sérieuse pour le pays de Napoléon Bonaparte. Mais, après 1866, les tensions s'apaisent et il n'était nulle question de conflit avec la Prusse en juin 1870, époque des concerts épinglés par le poème de Rimbaud.
Ce qu'il faut bien mesurer, c'est que la crise a été fort courte qui a mené au conflit. Tout démarre le 2 juillet, mais l'idée de guerre ne commence à se profiler sérieusement qu'à partir du 6 juillet avec les propos du duc de Gramont. La déclaration de guerre est faite le 19 juillet. Du 2 au 6 juillet, cela se joue au niveau politique, mais la population n'est absolument pas mise sur le qui-vive et alertée des tensions au plan diplomatique. Cette brièveté de la crise m'amène à considérer que Rimbaud n'aurait pas pu écrire un poème sur la société carolopolitaine va-t'en-guerre sans s'intéresser à exprimer la surprise soudaine de l'événement. Le poème "A la Musique" est une tranche de vie, ce n'est pas un poème de fébrilité, de réveil de la nation que Rimbaud prendrait à contre-pied, sachant qu'il fut l'un des rares en ce cas, car même des opposants à l'Empire, même des Républicains soutenaient un effort de guerre contre les Prussiens, d'autant qu'on leur présentait ces derniers comme les agresseurs et offenseurs.
Je n'ai aucun moyen de prouver que le poème "A la Musique" a été composé en juin plutôt qu'en août, mais je fais ici profiter le lecteur de mes réflexions pour soutenir une vraisemblance plus favorable au témoignage catégorique d'Izambard, d'autant que, d'après l'analyse des pliures manuscrites par Steve Murphy, le poème qui accompagnait la lettre du 25 août à Izambard était "Ce qui retient Nina" et surtout ne pouvait pas être "A la Musique".

Sur le déclenchement du conflit, il convient maintenant de faire la part entre la légende et la réalité. Beaucoup d'historiens continuent d'écrire que cette guerre a été voulue par Bismarck, personnage auquel on attribue un niveau de ruse exceptionnel que n'égalerait que son contemporain Adolphe Thiers. Personnellement, je ne me sens absolument pas obligé d'admirer ni Bismarck, ni Thiers. Ce sont des pétitions de principe qui imposent une drôle de lecture des événements historiques. D'ailleurs, Bismarck agissait au plan politique. La victoire dans la guerre franco-prussienne fut bien plus l'affaire de Moltke et de von Roon qui ont mis au point les opérations, encore furent-ils eux-mêmes dépassés par les événements, par des initiatives imprévues de leurs officiers. Ils n'ont même pas pu suivre la stratégie prévue et, s'ils ont triomphé dans le siège de Metz, il n'en reste pas moins qu'ils avaient voulu éviter une telle situation de siège. Mais surtout, on attribue à Bismarck un pouvoir extraordinaire dans la dépêche d'Ems, un texte officiel remanié pour dire la même chose en moins courtois (rien de plus!). Mais la dépêche d'Ems vient après une série importante de provocations françaises où les Prussiens ont systématiquement reculé. Les Français avaient obtenu le retrait ou plutôt le refus de la candidature du Prince de Hohenzollern au trône d'Espagne, et ils sont revenus agressivement à la charge pour obtenir des garanties. Ce ne serait pas Napoléon III lui-même qui aurait voulu la guerre, mais son entourage et notamment l'impératrice Eugénie qui connaissait et allait connaître encore plus un sort zutique dans l'opposition. Même une fois découverte la véritable teneur de l'authentique dépêche d'Ems, les dernières tentatives en France pour éviter la guerre ont été balayées d'un revers de main. La dépêche d'Ems n'a d'ailleurs de sens que parce que Bismarck est conscient que les dirigeants français sont nombreux à vouloir un conflit. On attribue ainsi un pouvoir déclencheur à la dépêche d'Ems que la chronologie des faits dément. La responsabilité française est d'autant plus grande que, là encore, les historiens se trompent qui disent que la France était isolée diplomatiquement. Pas du tout, la France était en situation de force diplomatiquement. Si elle s'est retrouvée seule en guerre contre la Prusse, avec certes les états allemands du sud favorables à la Prusse, c'est que ses alliés soient ne désiraient pas d'emblée entrer en guerre (Danemark, Autriche, Italie), mais surtout que les autres pays (Angleterre, etc.) étaient conscients que c'était la France qui avec son arrogance avait précipité une guerre évitable.
Moltke, en Prusse, appréhendait la rapidité de mobilisation de la France, alors que c'est justement l'incohérence de la mobilisation française qui est l'une des deux principales raisons de la défaite avec le corps de mauvais choix systématiques du alors populaire et bientôt tant honni Bazaine.
Jusqu'au 4 août, la population française fut d'une remarquable insouciance et elle se montra extrêmement sûre de la victoire. Le désordre de la mobilisation n'a alerté que peu de monde. Après de premières escarmouches, les Français ont remporté une victoire dérisoire à Sarrebruck, en territoire prussien. Non seulement les français, mais Moltke lui-même était convaincu que la guerre commencerait sur le sol allemand. Toutefois, au début d'une guerre, une victoire doit apporter un gain substantiel. Il s'agit en réalité d'une bataille assez dérisoire qui ouvre symboliquement les grandes hostilités après les "premières escarmouches" du premier août comme l'a écrit Jules Claretie
Le 2 août, voici le discours des dépêches officielles, celui qui sera relayé dans la presse les jours suivants : "Notre armée a pris l'offensive, franchi la frontière, envahi le territoire de la Prusse." En réalité, la ville de Sarrebruck n'était pas occupée par l'armée ennemie, il ne s'agissait que d'une incursion à des fins de reconnaissance. Il ne se passa pas grand-chose d'épique ce jour-là. Moltke, chef d'état-major général des armées allemandes, assimilera la prise de Sarrebruck à un "grand coup d'épée dans l'eau".
Or, Rimbaud a écrit un sonnet sur cette première supposée "grande bataille" : "L'Eclatante victoire de Sarrebruck". Il a mis un tréma sur le "ü", faute d'orthographe courante dans la presse d'époque. Je ne partage pas du tout l'avis des rimbaldiens qui y voient une malice, une subtilité échevelée pour signifier que la guerre est portée sur le territoire allemand. Pas du tout, c'est une faute d'orthographe. Le sonnet ressemble quelque peu au poème "A la Musique" dans sa façon de cadrer successivement des groupes de personnages ou des personnages types. Cela est en particulier sensible dans la succession des "bons Pioupious" et des "tambours dorés" d'un vers à l'autre. Rimbaud poursuit sur cette constante : la population jouait les gens épatants lors d'un concert au bruit guerrier, mais pour animer l'ambiance, les carolopolitains font les soldats, mais tant qu'ils ne sont pas assiégés comme à Metz, et la bataille de Sarrebruck à 25 contre 1 ne fut qu'une fanfaronnade ^par des gens qui allaient montrer n'être pas fait pour le métier des armes dans les jours qui ont suivi directement.
Le sonnet "L'Eclatante victoire de Sarrebruck" a une pointe clairement obscène, il s'agit d'une charge fortement agressive qui infantilise la famille impériale, mais aussi l'insulte : "Vive l'Empereur !!" "présentant ses derrières - : 'De quoi ? ' " Rimbaud épingle bien évidemment la propagande impériale qui avait exploité ce succès, dans la mesure où non seulement il lançait la guerre mais en plus il offrait la présence de l'empereur et de son héritier le Prince Impérial sur le champ de bataille. Cela a été déjà bien commenté, notamment par Steve Murphy dans son livre Rimbaud et la ménagerie impériale où un chapitre est consacré à ce sonnet. Ce qu'il importe encore de citer quant à ce poème, c'est le télégramme à l'Impératrice qui sera divulgué dans la presse : "Louis vient de recevoir le baptême du feu : il a été admirable de sang-froid et n'a nullement été impressionné. On aurait dit qu'il se promenait au bois de Boulogne. Il a ramassé une balle tombée près de lui. Des soldats pleuraient en le voyant si calme."
Nous reconnaissons dans le texte de ce télégramme une source au dizain de Verlaine longtemps attribué à Rimbaud : "L'Enfant qui ramassa les balles..." Mais, pour ce qui est de "L'Eclatante victoire de Sarrebruck", il suffit d'observer comment dans son sonnet Rimbaud crée une scène de guerre pour bébé où le baptême (du feu) n'a rien pour impressionner. La menace se limite à l'apparition soudaine d'un "schako" qui fait songer à un "soleil noir", ce que Steve Murphy envisage comme une apparition du Prince Impérial lui-même. Selon moi, celui-ci n'est pas mis en scène, mais il est évoqué par le tour grand-guignolesque infantilisant donné à cette description et par la fin significative du premier quatrain "Féroce comme Zeus et doux comme un papa", qui établit son père Napoléon III dans un pur jeu de représentation pour satisfaire la fonction impériale auprès du successeur prévu. La scène est vue à travers le regard d'un bébé, et paradoxalement ce jugement de bébé est le bon. Ajoutons que le général Frossard qui menait l'attaque sur Sarrebruck avait été gouverneur du Prince Impérial.
Cependant, il reste un aspect à commenter. Le titre du poème est quelque peu allongé "L'Eclatante victoire de Sarrebruck, remportée aux cris de vive l'Empereur ! Gravure belge brillamment coloriée, se vend à Charleroi, 35 centimes." Steve Murphy a eu pleinement raison de discréditer la gravure d'Epinal qui avait été longtemps rapprochée de ce poème. Cette gravure belge n'existe ou n'existait probablement pas. La mention de "Charleroi" invite à penser que la composition du poème est tardive, postérieure au passage de Rimbaud par Charleroi lors de sa fugue de la fin du mois d'août qui l'a mené en prison à Mazas, ou du moins cette version serait postérieure à la première fugue de Rimbaud. Mais, les mentions "belge" et "Charleroi" sont assez malicieuses. En effet, après le 2 août, la population française a subi de nombreuses désinformations où des défaites étaient présentées comme des victoires. Les affrontements réels n'ont commencé que le 4 août à Wissembourg, une ville française qui connaît le lancement de l'offensive allemande. Dès lors, les armées françaises enchaînent rapidement les défaites et déconvenues dans une suite de rencontres très courtes, qui n'excèdent pas une journée à chaque fois. Outre leur incapacité à déplacer les troupes de façon cohérente, les officiers français négligeaient de détruire les ponts pour ralentir la progression ennemie et ils étaient incapables d'évaluer les positions approximatives des troupes adverses. Les généraux Ducrot et Douay n'envisagèrent pas la possibilité d'une offensive imminente sur Wissembourg et ils se retrouvèrent entièrement dépassés par le nombre. Ce fut la défaite du 4 août à la bataille de Wissembourg, où le général Douay laissa la vie. Ironie du sort, si le Prince Impérial avait été le témoin dérisoire du petit affrontement de Sarrebruck, le prince royal de Prusse, adulte, commandait une armée remportant un premier triomphe décisif et il allait connaître d'autres succès.
La victoire prussienne fut implacable, ils étaient dix fois plus nombreux. La nouvelle de cette défaite n'arrivera à Paris que dans la soirée du 5 août. Mais cette triste nouvelle qui venait après l'euphorie suscitée artificiellement au sujet de Sarrebruck fut contrebalancée par une fausse nouvelle, non voulue par le gouvernement pourtant, selon laquelle Mac-Mahon avait remporté une victoire et fait prisonnier le prince royal avec son armée. Avec une telle rumeur, les illusions françaises n'allaient pas encore se dissiper. En réalité, informé de la perte de Wissembourg, Mac-Mahon pensait ne pas pouvoir engager le combat avant le 7 août. L'état-major prussien faisait le même raisonnement, mais la particularité de ce début de guerre franco-prussienne vient de ce que des officiers prussiens ont plus d'une fois pris l'initiative personnelle d'attaquer les armées françaises qu'ils rencontraient, qu'ils y fussent autorisés ou non par leurs supérieurs. C'est ainsi que la bataille reprit vivement le 6 août autour de Woerth, Froeschwiller et.... Reichshoffen. Les morts et prisonniers français furent nombreux ce jour-là. Le prince prussien est encore une fois victorieux. Les combats eurent lieu essentiellement du côté de Morsbronn, Woerth et Froeschwiller, mais la bataille est restée célèbre pour le "massacre héroïque" des cuirassiers. Ils furent envoyés inutilement en charges successives. Les tirailleurs prussiens n'eurent aucun mal à tous les abattre. Mac-Mahon est battu le six août, journée pendant laquelle les parisiens en sont encore à apprendre que la rumeur de la capture du prince royal de Prusse et de son armée par Mac-Mahon était fausse. Mais ce 6 août, l'armée française connaît une autre défaite importante à Forbach. Comme à Woerth, la bataille de Forbach fut coûteuse en vies humaines des deux côtés, mais dans chaque cas la victoire était prussienne. Les ennemis pouvaient déjà songer à traverser et l'Alsace et la Lorraine. Cette défaite de Forbach-Spicheren s'explique aussi en partie par l'absence de réaction du général Bazaine qui a tardé à envoyer du soutien au général Frossard. Ce manque de réaction de Bazaine va se poursuivre tout au long du mois d'août : très apprécié à l'époque, il semble être purement et simplement incompétent, ce qui semble avoir déjà été son cas lors de la guerre du Mexique.
Emile Ollivier a réussi à retenir pendant quelques heures les sinistres nouvelles. Aussi, il faut se représenter le déniaisement parisien le 7 août. Malgré Wissembourg, l'euphorie capitalisait la propagande de Sarrebruck et le canular selon lequel Mac-Mahon avait fait prisonnier le prince royal de Prusse et son armée, et voilà que le 7 août on apprenait que la rumeur était fausse, mais qu'en plus il y avait deux nouvelles défaites, une en Alsace et une en Lorraine, sur le sol français lui-même quand on avait toujours cru que la guerre se ferait chez l'ennemi. Cette douche froide s'est accompagnée de quelques émeutes que l'Empire a dû vite réprimer. Dès lors, informer la population parisienne des défaites militaires est devenu quelque peu diplomatique. C'est à cette aune qu'il est précieux de pouvoir consulter la presse étrangère. Car, surpris par les défaites françaises, les journalistes anglais, belges ou suisses n'ont pas le même souci de cacher la gravité de la situation à leurs lecteurs. C'est vers cette presse-là qu'il convenait de se tourner pour obtenir une information plus objective. On comprend dès lors un aspect humoristique latent du sonnet de Rimbaud. L'idée d'une gravure belge vendue à Charleroi n'offre pas tant l'exercice d'une caricature libre outrancière que l'image objective de la réalité du mythe dynastique impérial.
Dans sa lettre du 25 août 1870 à Izambard, Rimbaud se plaint de ne plus obtenir d'informations par les journaux. Depuis quelque temps, il ne semble plus avoir accès qu'au seul Courrier des Ardennes. Un dépouillement systématique de ce journal serait intéressant à mener. Mais, on comprend que Rimbaud en est encore à l'image de sa patrie qui se lève enthousiaste, on sent que Rimbaud n'a pas encore pris la pleine mesure de la situation de détresse de l'armée française. Il devait en tout cas déjà considérer que le rapport de forces n'était pas aussi déséquilibré qu'il y avait paru dans l'opinion française en juillet. A son professeur, il précise tout de même que la population de Charleville est bien légère quand on songe aux "assiégés de Metz et de Strasbourg". Il ne tient pas un discours défaitiste, mais il appréhende la guerre dans toutes ses conséquences cruelles.
Les batailles du mois d'août furent particulièrement sanglantes et nous ne devons pas oublier que l'intensité de cette guerre a beaucoup diminué pour nous qui l'oublions presque à cause des deux guerres mondiales, à cause aussi d'une Histoire qui privilégie naturellement la Révolution et les guerres du Premier Empire. Mais la rapide guerre de 1870 a marqué plusieurs générations avant de céder la place à la Première Guerre Mondiale. Les prussiens vont avoir leur équivalent des charges de cuirassiers à Reischoffen. Leurs victoires ne doivent pas cacher leurs propres erreurs et leurs propres massacres inutiles. Le sonnet "Le Mal" illustre la prise de conscience par Rimbaud de cet écroulement en masses d'hommes envoyés à la mort sur un ordre stupide parfaitement inutile. Les informations sur Reischoffen ne sont certainement pas pour rien dans la composition du sonnet "Le Mal". Rappelons enfin que "Les Cuirassiers de Reischoffen" ce sera le titre d'un poème en sizains d'octosyllabes d'Emile Bergerat, et il s'agit sans aucun doute d'un des divers modèles du "Chant de guerre Parisien". Des poèmes en quatrains d'octosyllabes du même auteur et certaines des Idylle prussiennes de Banville expliquent le choix de cette forme pour le "Chant de guerre Parisien" de Rimbaud au moment du siège de Paris par l'armée versaillaise cette fois.
Je n'ai pas parlé de tous les poèmes qui ont pour thème la guerre franco-prussienne et je vais pourtant m'arrêter ici. Je pense avoir réussi à articuler la chronologie historique et les valeurs de témoignage de quelques poèmes d'époque de Rimbaud. Je ne crois pas qu'on ait jamais serré ainsi d'aussi près les informations au jour le jour à peu près sur la grande histoire pour éclairer certains détails des poèmes qui, sans cela, passeraient inaperçus ou ne seraient pas envisagés dans toute leur portée.

samedi 27 mai 2017

Blanqui et L'Eternité

Rimbaud a adhéré à la Commune de Paris. En Angleterre, il est aux côtés de Jules Andrieu, Lissagaray, Eugène Vermersch et quelques autres. Il est aussi proche évidemment de Verlaine, lequel a été en relation avec des communards qui n'ont pas survécu à la Semaine sanglante, ainsi en est-il de Raoul Rigault. Nous notons également que Verlaine s'intéresse aux bataillons des vengeurs de Flourens.
Politiquement, Rimbaud n'était pas marxiste, lecture anachronique et erronée souvent plaquée sur la Commune de Paris, mais il était blanquiste et hébertiste apparemment, sans doute quelque peu proudhonien. La première ligne du poème "Solde", sulfureuse, et qui fait apparemment l'objet d'un article de Steve Murphy dans le nouveau volume de Parade sauvage que je n'ai pu consulter, confirme elle aussi quelque peu la proximité avec les pensées de Flourens ou Andrieu.
Proche de Jules Andrieu et d'autres, Rimbaud avait à Londres le positionnement d'un communard de la minorité hostile au comité de salut public. Il était contre l'idée d'un mouvement politiquement autoritaire et donc assez éloigné de la dictature marxiste. Evidemment, il serait plus délicat de le situer successivement en 1871 pendant la Commune quand il est seul à Charleville, puis lors de son compagnonnage avec Verlaine, puis en présence des réfugiés londoniens. Mais, lorsqu'il est à Londres, c'est un communard de la minorité hostile au comité de salut public. C'est un blanquiste, mais pas complètement jacobin, puisqu'il prend ses distances avec la majorité blanquiste des communards.
Je ne suis pas encore spécialisé dans les discours politiques du dix-neuvième siècle, mais Blanqui, Proudhon et Hébert sont à l'évidence trois références à creuser. Le cas Andrieu est également troublant. Ses Notes pour servir à l'histoire de la Commune de Paris sont d'un orgueil et d'une mégalomanie assez déconcertants. Surtout, Andrieu est passionné par l'occultisme, par Eliphas Lévi et Swedenborg. Les bras m'en tombent. Il faut admettre qu'à Londres Rimbaud a remis un livre de Swedenborg à sa jeune soeur Vitalie qui tenait un journal, et Mercier a associé Rimbaud également à la lecture de Swedenborg. Que ça plaise ou non, il faut envisager Rimbaud lecteur assidu de ces tissus d'inepties. C'est une réalité de fait qu'il est de moins en moins possible de contourner.
Mais, du coup, il y a un livre étonnant de Blanqui qui a été publié en 1872. Il s'intitule L'Eternité par les astres, et il est plein d'une réflexion métaphysique encore une fois déconcertante.
Blanqui a été condamné en février 1872, non pas pour la Commune, puisque Thiers l'avait fait arrêter préventivement le 17 mars, mais pour les événements du 31 octobre 1870. Rimbaud a écrit en mai-juin un ensemble de poèmes intitulés "Fêtes de la patience". L'un d'eux s'intitule "L'Eternité". J'ai trouvé ça frappant comme coïncidence de date. Le poème "L'Eternité" est politique et il identifie une aurore (et non un couchant) à une expression de l'éternité comme expression de la force mêlée de la mer et du soleil qui fait lever les hommes. Il y a un petit intertexte du poème "Souvenir" de Musset avec le dégagement. Ainsi, le poème "L'Eternité" conjoint-il le politique et le métaphysique ! Je me demande si l'idée du poème et son titre ne sont pas en lien avec la publication cette année-là du livre de Blanqui, la figure de référence des communards ?

Albert Mérat, Henri Cantel et le "Sonnet du Trou du Cul"

Je suis en train de rédiger l'article de la conférence que j'ai faite en mars "Sur les contributions de Rimbaud à l'Album zutique", et inévitablement je ne peux que parler sommairement de certains textes. C'est le cas, à tout le moins, du "Sonnet du Trou du Cul" et de "Fête galante".
La lecture de référence pour cette parodie du recueil L'Idole d'Albert Mérat, c'est l'article de Steve Murphy dans son volume de 1990 : Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion, et on peut ensuite enchaîner avec les articles de Philippe Rocher, plus récents, mais qui approfondissent l'analyse de la trame établie entre les mots, qui approfondissent aussi la question de l'inscription du sonnet dans le corps de l'Album zutique. L'analyse du texte par Philippe Rocher est très stimulante, mais elle pourra gêner le lecteur par le côté intuitif et suggestif de certains rapprochements qui peuvent laisser à penser que le chercheur trouve parfois dans le texte des indices convergents qui confirment la lecture plutôt qu'une preuve irréfutable de la méthode de composition adoptée par Rimbaud, sinon Verlaine. Autrement dit, Philippe Rocher étudie le poème pour lui-même et pousse à bout une logique d'analyse stimulante, ce qui amène à une moisson de jeux sur les phonèmes, de jeux de mots, dont il est impossible de déterminer si Rimbaud les a bel et bien envisagés les uns après les autres. Les conclusions sont en tout cas très solides pour ce qui est de la signification qui émane du poème. Je n'en boude donc pas la lecture.
La lecture proposée en 1990 par Steve Murphy posait toutefois certains problèmes qui pourraient à l'heure actuelle continuer d'influer sur la réception du sonnet. À cette époque, l'idée qui s'est rapidement imposée, c'était que Mérat faisait partie des gens hostiles à l'homosexualité de Rimbaud et Verlaine. Mérat n'a pas voulu figurer sur le "Coin de table" de Fantin-Latour à côté de Rimbaud, perçu comme un homosexuel, mais aussi comme un voyou, et même un voleur. Du coup, la parodie du recueil L'Idole d'Albert Mérat, occasion d'un blason de l'anus sur un corps qui semble moins celui d'une femme que d'un homme, devait correspondre à une vengeance de Rimbaud et de Verlaine contre les insultes d'Albert Mérat.
Steve Murphy ne s'était pas senti attaché à des contraintes chronologiques fortes. Or, les poses pour le "Coin de table" n'ont eu lieu qu'en janvier 1872 et ce n'est qu'à partir de 1872 que remontèrent les propos scandalisés au sujet de Rimbaud. Or, le "Sonnet du Trou du Cul" est transcrit au tout début de l'Album zutique et il aurait été transcrit à la mi-octobre 1871 environ, puisque quelques feuillets plus loin nous avons un texte de Charles de Sivry qui dit au présent de l'indicatif "Je sors de Satory...", ce qui date son intervention pratiquement du 18 octobre, jour effectif de sa libération, et un peu plus loin nous avons une mention de date sous la plume de Valade du "22 Octobre 1871". J'ai attiré l'attention des rimbaldiens sur l'importance de ces dates pour en arriver à la conclusion que les transcriptions zutiques s'étalaient sur à peine un mois de la mi-octobre à la mi-novembre environ (Article "Rimbaud vilain bonhomme et poète zutique" dans Rimbaud vivant n°49, juin 2010, article référencé dans le livre de Bernard Teyssèdre Arthur Rimbaud et le foutoir zutique de 2011 qui s'articule entièrement autour de cette datation plus précise que j'ai établie auparavant). Rimbaud n'est arrivé à Paris qu'à la mi-septembre 1871. Selon les lettres de témoins en octobre 1871, Rimbaud terrifie quelque peu, mais il ne s'est encore aliéné personne parmi les Vilains Bonshommes, puisqu'il est le prodige qu'ont manqué les absents lors de la réunion du 30 septembre. Rimbaud sera bientôt logé par Banville et Charles Cros. Une collecte est organisée pour lui. Mieux encore, Albert Mérat fait partie de la réunion inaugurale du Zutisme, comme l'atteste le sonnet liminaire "Propos du Cercle". Sa présence silencieuse, qui explique au passage qu'il n'ait pas écrit de poème dans l'Album zutique, est moquée par un sonnet en vers d'une syllabe de Cabaner "Mérat à sa muse". Tout s'est fait laid après la guerre. Ce sonnet de Cabaner est même le plus beau de la langue française en vers d'une syllabe après celui de Paul de Rességuier. Un dessin témoigne même que Verlaine et Mérat se retrouvent ensemble aux soirées zutiques, à cause du phylactère : "Il ne faut pas que Verlaine prenne de haschisch!"
En réalité, en octobre 1871, aucune guerre n'est déclarée entre Verlaine et Rimbaud d'un côté, et Mérat de l'autre. Nous pouvons envisager de premières réactions d'humeur de la part de Mérat, mais ce ne sera qu'un article de foi. Il est plus logique de considérer que le "Sonnet du Trou du Cul" a contribué à rendre Mérat plus agressif par la suite.
Un passage éloquent en témoigne. Le 16 novembre dans Le Peuple souverain, l'ami de Verlaine, Edmond Lepelletier, signe sous le pseudonyme Gaston Valentin une chronique incendiaire pour ridiculiser la relation avec Rimbaud. Etrangement, cet entrefilet n'est jamais étudié dans sa construction perfide. Le commentaire s'en tient à constater la féminisation "une charmante jeune personne, Mlle Rimbaut". Ce qu'il faut tout de même également observer, c'est que Lepelletier qui sait quand même à l'avance la pointe qu'il va mettre dans son article organise un tableau des personnages présents. Le "çà et là" revient à deux reprises, indice flagrant d'un persiflage en cours et surtout nous avons une symétrie entre "le blond Catulle Mendès donnant le bras au flave Mérat" et "Le poète saturnien, Paul Verlaine, donnait le bras à une charmante jeune personne, Mlle Rimbaut."
L'expression verbale revient à l'identique : "donnant le bras au", "donnait le bras à". Catulle Mendès est qualifié par sa coiffure "le blond", ce qui n'est pas anodin au plan érotique. Enfin, Mérat est connu en tan qu'homme à femmes, il était celui des poètes qui ramenait toujours une nouvelle compagne au milieu d'eux. Il y a tout dans ce tableau. Or, le 17 novembre, Mérat connaît la parodie du "Sonnet du Trou du Cul". Nous sommes à l'Odéon. Il n'est qu'à prendre la rue Racine pour arriver en ligne droite à l'Hôtel des Etrangers. Mieux encore, les trois "Immondes" que les surréalistes ont rebaptisé les trois "Stupra" impliquent la parodie du "Sonnet du Trou du Cul" avec deux poèmes dont l'organisation des rimes a à voir avec ceux pétrarquistes du recueil Philoméla de Catulle Mendès. Ce Catulle Mendès qui est au bras de Mérat, par imitation sensible du couple dérangeant formé par Verlaine et Rimbaud. Ce Catulle Mendès qui identifie Rimbaud à un "mauvais poète" dans le roman de Félicien Champsaur où lui sont lues des strophes des "Chercheuses de poux", poème qui parodie un poème de Philoméla. Et "Oraison du soir" reprendra également l'organisation des rimes à la Pétrarque de Philoméla. Ce n'est pas tout ! La première période des contributions zutiques semblent s'être interrompues autour du 17 novembre. Or, nous venons de citer un entrefilet dans la presse du 16 novembre qui humiliait publiquement et nommément Rimbaud et Verlaine ! Le 17 novembre, dans le premier numéro du XIXème siècle, un entrefilet anonyme dévoilait de manière humiliante un aspect de la vie privée de Verlaine, il est vrai sans le citer nommément, mais tous les amis allaient comprendre de quoi il retournait.
Il y a fort à parier que ces deux entrefilets aient à voir avec la fin des transcriptions sur l'Album zutique.
Il reste un autre problème à traiter. Catulle Mendès a écrit les 73 journées de la Commune, il s'agit d'un auteur hostile à la Commune. Il pourrait être tentant de réinterpréter la parodie du "Sonnet du Trou du Cul" comme une charge contre Mérat, un autre anti-communard.
Il convient d'être prudent à ce sujet. Dans l'avant-propos de Lucien Descaves au livre Mes cahiers rouges, Souvenirs de la Commune de Maxime Vuillaume, Albert Mérat est considéré comme faisant partie des amis des années 1860 de Maxime Vuillaume. Dans la correspondance de Verlaine en 1871, nous pouvons observer un mépris naissant à l'égard de Mérat. Mérat est assimilé à un franc-fileur ("Franc-filons, franc-filons, il en restera toujours quelque chose!"), mais attention ! ce n'est pas un franc-fileur du 18 mars. Mérat a abandonné son poste au moment de la guerre franco-prussienne et fui Paris, il est revenu en mars où il s'est fait surprendre la Commune, il est resté à Paris, mais a alors vécu caché, ce dont Verlaine aura le récit un peu plus tard, puisqu'il y fait à nouveau allusion dans ses lettres. À aucun moment, Verlaine ne dénonce l'hostilité à la Commune de Mérat. Il dénonce un lâche, c'est très différent. Il dénonce aussi son opportunisme, puisque bien qu'ayant fui il parvient à obtenir une "sinécure" à son retour. C'est cela que moque Verlaine dans ses lettres, la lâcheté récompensée. On dira que dans sa lettre du 14 juillet 1871 à Valade Verlaine est purement ironique : "Félicitations à Mérat. Je baise sa botte de futur ministre de la guerre... près la future délégation de Bordel, et le prie d'agréer l'assurance de mon plat respect." Certes, Verlaine se moque, mais si ce n'était à lire que comme de l'ironie, comment expliquer l'enchaînement de la lettre qui passe au cas d'Armand Silvestre : "Je serai plus sobre de démonstrations à l'égard de Silvestre que vous ne complimenterz pas à l'excès pour moi de ses deux dernières publications." Sous le pseudonyme de Ludovidc Hans, Silvestre a publié deux livres hostiles aux communeux, ce en quoi il rejoint Catulle Mendès.
On constate que cette fois Verlaine ne digère pas l'opposition politique qui se dessine, à ceci près que Verlaine reste relativement conciliant et est prêt à reformer une société confondant des pro-communeux et des anti-communeux. Rimbaud ne sera sans doute pas aussi conciliant, mais en tout cas on voit bien que Mérat n'est pas mis politiquement sur le même plan que Silvestre.
Tout ceci devait être dit pour ne pas affirmer sans preuve que le "Sonnet du Trou du Cul" serait une réaction aux injures de Mérat sur l'homosexualité, ou une réaction face à un poète perçu comme hostile à la Commune. Tout au plus, peut-on envisager que Rimbaud et surtout Verlaine avaient perçu les réticences de Mérat à l'égard de l'homosexualité.
En revanche, l'ambiguïté homosexuelle du "Sonnet du Trou du Cul" fait sens entre Rimbaud et Verlaine.
Mais Steve Murphy a signalé à l'attention que, si le "Sonnet du Trou du Cul" réécrivait des passages de sonnets du recueil L'Idole, il était question aussi de réécritures d'un obscur recueil Amours et Priapées d'Henri Cantel, recueil qui est à rapprocher d'autres poèmes de Rimbaud et Verlaine, notamment des Amies.
Le "Sonnet du Trou du Cul" s'inspire du sonnet "Hermaphrodite III Ephèbe". Hélas !, dans la mesure où le prestige tend à attribuer la composition du sonnet à Rimbaud de préférence, le principe de composition souligné par Verlaine dans le recueil Hombres n'est pas suffisamment pris en considération avec toutes ses conséquences logiques dans les études détaillées du sonnet. Les quatrains sont de Verlaine et les tercets seulement sont de Rimbaud. Or, pour ses quatrains, je remarque que c'est Verlaine qui a repris un passage du sonnet de Cantel : "comme un oeillet qui s'ouvre", et il l'a pris dans les tercets. Symétriquement, Rimbaud a repris un élément des quatrains du même sonnet de Cantel, mais pour ses tercets cette fois : "Rêve de se plonger".
Ils se sont tous deux fondés sur le même sens et ont opéré un croisement remarquable.
J'ai cherché dans l'ensemble du recueil si un autre passage avait pu être réécrit. J'ai trouvé au tout début du recueil, juste après le sonnet de "Prologue", le sonnet "A l'Amour" où le second vers parle à la rime d'une "terre pâmée". Rimbaud, dans ses tercets, s'est donc visiblement inspiré une deuxième fois de ce recueil obscène qu'il avait donc lu en compagnie de Verlaine avant de composer leur parodie du recueil de Mérat.
Enfin, dans les quatrains, l'adverbe "humblement" m'a tout l'air d'une perfide allusion de Verlaine au futur recueil des Humbles de Coppée, dont certains poèmes paraissaient déjà en pré-originales dans la presse. Nous savons par la correspondance de Verlaine que celui-ci a su longtemps à l'avance le titre de la pièce de Coppée jouée à l'Odéon le 21 octobre, puisqu'il écrit à Blémont le 13 juillet : "N'importe, 'fais ce que dois' et surtout 'ne fais ce que ne dois?' !"
Un tableau de synthèse des réécritures dans le "Sonnet du Trou du Cul" fait partie de nos projets à venir, mais nous pensons avoir dit ici l'essentiel, encore que nous avons d'autres idées en réserve, de ce que nous pouvions dire de neuf sur le "Sonnet du Trou du Cul", à un point près. Nous considérons que le "Sonnet du Trou du Cul" et "Lys" sont des compositions antérieures à "Voyelles" et "L'Etoile a pleuré rose..." qui imitent cette distribution sonnet suivi d'un quatrain sur un feuillet, comme "Cocher ivre" est antérieur au "Bateau ivre". Là encore, nous avons d'autres idées en réserve, mais cette fois plus délicates à traiter.

samedi 20 mai 2017

L'homme aux sideburns et Sheridan rencontrent Bismarck pas loin de la ville des fous (octobre 1870)

Vous ne perdrez rien à aller vous renseigner sur Ambrose Burnside, photo à l'appui, c'est de lui que vient l'expression "Sideburns" pour désigner un style fourni de rouflaquettes. Sideburns c'est une inversion à partir de son nom.
Maintenant, passons à la citation que Maxime du Camp lui attribue.
Une recherche Google ne renvoie comme résultats sur la phrase attribuée à Burnside par Maxime du Camp qu'au seul 'ouvrage de Maxime du Camp Les Convulsionnaires de Paris, y compris en mode texte des extraits de La Revue des Deux Mondes qui sont le texte même du livre de du Camp. Une recherche sur Gallica apporte un nouvel ouvrage "Les Folies de Madame Lutèce", avec une date de publication importante pour nous "1871". L'ouvrage est précédé d'un surtitre : "Imitated from the English". Sous le titre une épigraphe "Paris ressemble à une maison de fous habitée par des singes." qui proviendrait d'une "Lettre du général Burnside".
Ce qui est étrange, c'est que cette lettre semble avoir été connue en 1871, mais sans qu'elle ne soit pour autant recensée, citée sur internet.
Burnside a rencontré une poignée de fois Bismarck en octobre 1870 et il est reparti ce mois-là précisément, à ce que j'ai cru comprendre.
Je me préparais à lire l'ouvrage Les Folies de Madame Lutèce, quand une prolongation de ma recherche sur le site de la Bibliothèque Nationale de France m'a mis sur une autre piste. J'ai ensuite reprise la recherche Google autrement.
En réalité, la formule ne serait pas de Burnside, mais du général Sheridan, c'est ce que rapporte Lorédan Larchey dans son Mémorial illustré des deux sièges de Paris, 1870-1871. Sheridan est un général, mais attention voici une troisième attribution avec une faute d'orthographe, cette fois à "l'embassadeur des Etats-Unis" dans un ouvrage de 1889 inititulé Journal de Fidus - La Révolution de septembre - II La Capitulation - La Commune.
A la page 51, lien ici, l'auteur (Eugène Balleyguier apparemment) écrit pour le mois de décembre 1870 : "Paris, selon le mot qu'on attribue à l'embassadeur des Etats-Unis, est, en ce moment, "une maison de fous habitée par des singes" ; singes de la révolution en effet, qu'ils sont préoccupés d'imiter et de copier." Mais, comme en consultant l'ouvrage de Maxime du Camp, je me suis rendu compte de cette étonnante symétrie : Burnside aurait dit à Bismarck "Paris est une maison de fous habitée par des singes", Bismarck aurait dit à un journaliste américain : "Les Français sont des Peaux-Rouges", cette fois encore, j'ai rencontré un doublon suspect. En effet, j'ai lu attentivement la note qui accompagne ce passage du "Journal de Fidus", et là j'ai enfin la piste d'un document officiel qui pourrait à l'avenir apparaître comme le seul document légitime face à deux citations fictives.
Je cite cette note qui figure de toute façon sur notre lien ci-dessus : "Ce n'était pas une opinion isolée [NB : celle non vérifiée de l'ambassadeur américain] : dans une conférence qu'il eut, le 21 octobre, avec le maire de Versailles, M. de Bismarck lui rapporta que quatre généraux américains, MM. Sheridan, Burnside, etc., étaient allés à Paris, dans le but d'amener la paix, mais qu'ils en étaient revenus en disant : 'Il n'y a rien à faire ; ils ne veulent même pas consulter le pays. Ce ne sont pas de vrais républicains ; ce sont des tyrans ou bien des fous.' (Dieuleveut, Versailles, quartier général prussien.) - Notez que le récit de cette conférence a été rédigé par le maire de Versailles, consigné sur le registre des délibérations municipales, et que le maire, après l'avoir entendu, s'écria, lui, qui voulait faire aussi une tentative : "Je n'insiste plus pour aller à Paris !" Peu importe ce que le maire a pu s'écrier, c'est le texte de ce registre qu'il faut consulter. Tout le reste est légendes urbaines en ce qui concerne Paris ou la France asile de fous, singes et Peaux-Rouges dans l'opinion des généraux américains.
La citation attribuée à Burnside ou Sheridan n'intéresse pas l'étude de l'oeuvre de Rimbaud. Il en va différemment de l'assimilation des Français à des Peaux-Rouges attribuée à Bismarck, mais elle n'a aucun certificat d'authenticité, pour l'instant aucune attestation datée de 1870 ou 1871 (je vais continuer à chercher sur Gallica à ce sujet, je fais une pause) et il est beaucoup plus simple de considérer que l'assimilation des communards à des Peaux-Rouges était une insulte assez courante, et que Rimbaud s'inspire sans aucun doute de la rhétorique anticommunarde, celle du poème "Le Drapeau rouge" de Victor Fournel, rhétorique qu'il retourne en valeur positive.
Après, il est toujours loisible de broder sur l'idée que les Peaux-Rouges auxquels pense Bismarck mangent quelquefois les singes des généraux américains, ou qu'un Parisien avait besoin de penser à un missionnaire de la patrie de Fennimore Cooper pour se dire que "Rouges" à son époque est une forme tronquée du mot "Peaux-Rouges".

mercredi 17 mai 2017

Non pas "les Parisiens", mais "Les Français sont des Peaux-Rouges" ou bien "une maison de fous habitée par des singes"...

Lors d'un colloque à Charleville-Mézières en 2004, Marc Ascione a avancé un nouvel argument pour confirmer que les Peaux-Rouges du "Bateau ivre" faisaient référence aux communards, un mot de Bismarck : "Les Parisiens sont des Peaux-Rouges." Hélas, quand la publication des actes du colloque a suivi, le très long article "Rimbaud varietur" ne contenait pas la moindre référence à un article précis dans la presse. Il était simplement affirmé que le mot de Bismarck était connu, que ce mot était : "Les Parisiens sont des Peaux-Rouges", qu'il avait été repris dans la presse d'époque, c'est-à-dire un peu avant la Commune avec l'assassinat du policier Vincenzini par la foule.
A moins de dépouillements systématiques, il n'est peut-être déjà pas évident d'avoir entendu parler du "lynchage" de Vincenzini comme l'un des principaux crimes reprochés à la Commune. A défaut des livres de Jacques Rougerie, j'ai entre les mains le livre de 1999 de Robert Tombs The Paris Commune 1871 dans sa traduction française par José Chatroussat. Cette traduction porte un titre particulier Paris, bivouac des révolutions, la Commune de 1871 et, actualisée et augmentée, sa deuxième édition chez Libertalia a été publiée en 2016. L'ouvrage est dédicacé "à Jacques Rougerie" justement et au dos de couverture on apprend que "Avec Jacques Rougerie, [Robert Tombs] est considéré comme l'un des deux éminents spécialistes de la Commune de Paris".
Je commenterai cet ouvrage ultérieurement, mais voici ce qui est dit au sujet de Vincenzini à la page 123 de l'ouvrage. L'événement se déroule donc un peu avant la Commune. Le 24 février était le jour anniversaire de la révolution de 1848. Ce fut l'occasion de festivités et manifestations patriotiques et républicaines, avec un passage obligé du côté de la colonne de Juillet. Un arbre de la Liberté fut planté. Des milliers de gardes nationaux s'y rassemblèrent et pendant trois jours des couronnes furent déposées au pied de la colonne de Juillet. Robert Tombs ne précise pas le jour exact, le 26 février en fait, mais il raconte alors le meurtre de Vincenzini : "Le jour où le 45e bataillon avait déposé sa couronne, un policier en civil, Vincenzini, fut attrapé, battu, jeté dans la Seine et poussé avec des gaffes jusqu'à ce qu'il se noie." Cela est particulièrement succinct. Et on comprend que les livres de témoignages sur la Commune n'en parlent guère plus, voire pas du tout, puisque l'événement est antérieur à la Commune. Un livre qui s'en tient aux 73 journées de la Commune, pour citer le titre de Catulle Mendès, ne rendra pas compte de l'événement.
J'avais déjà cherché la formule "Les Parisiens sont des Pëaux-Rouges" associée au nom "Bismarck" sur internet à partir d'explorateurs de recherche. C'était en 2005 environ. Aujourd'hui, l'idée m'a pris de relancer cette recherche. Considérant que la citation était peut-être inexacte, je peux même assurer que j'ai envisagé la bonne solution en pensée, j'ai mis comme mots-clefs "Parisiens", "Peaux-Rouges" et "Bismarck", j'étais prêt à lancer une seconde recherche avec le mot "Français" si celle-ci n'aboutissait pas. Et oh ! surprise, je découvre un blog Vu du mont de chroniques mosellanes (lien ICI) contenant un article "Arthur et Les Peaux-Rouges" où j'apprends qu'Ascione se serait trompé : Bismarck n'a pas parlé des "Parisiens", mais des "Français", et dans la presse ce chroniqueur a découvert d'authentiques citations qu'il propose en lien. Par exemple, dans "Le Journal du Nord", nous pouvons lire le bref paragraphe suivant : "Assassinat de Vizentini [sic], attaché sur une planche, jeté à l'eau et tué gaiement à coups de pierres, ce qui a fait dire à M. de Bismarck : "Les Français sont des Peaux-Rouges, etc., etc." Le lien du document est donné, mais comme nous arrivons directement sur la page de la citation, il manque juste la date précise de parution. En fait, il s'agit d'un article largement postérieur, puisqu'il est question d'un projet de monument anti-communard après la Semaine sanglante si on lit l'article dans son ensemble.


Un autre lien nous est proposé, il s'agit d'un ouvrage de Maxime du Camp, auteur hostile à la Commune. Le livre s'intitule Les Convulsions de Paris. Le lien nous propose une lecture sur écran du premier chapitre. Sur la deuxième colonne de la page 7, nous avons une relation de la mort de Vicenzini, puis un peu plus bas le mot de Bismarck souligné en jaune par l'auteur de cette capture du texte : "On raconte que M. de Bismarck, causant avec un journaliste américain, dit ' Les Français sont des Peaux-Rouges. ' A quoi faisait-il allusion ? A la mort des généraux Lecomte et Clément Thomas, aux incendies de Paris, au massacre des otages ou au supplice de Vincenzini ?" Une note [9] accompagne ce texte, je ne la cite pas, je vous laisse vous y reporter, je m'en tiens ici à mon sujet, la citation de Bismarck qui ne va pas de soi.
En effet, quelques anomalies sautent aux yeux. Maxime du Camp n'a pas l'air d'être en mesure de dater le mot de Bismarck et il se demande même si le mot ne pourrait pas s'appliquer à des événements postérieurs, à des événements communards allant du 18 mars (assassinat des généraux Lecomte et Clément Thomas) aux derniers jours de la Commune avec les "incendies" et le massacre des otages. Marc Ascione insistait sur l'idée que le meurtre de Vincenzini faisait partie des quatre pires crimes reprochés à la Commune. S'il ne l'a pas écrit dans son article, je me rappelle très bien qu'il l'avait signifié lors de sa conférence en 2004. Il avait donné la liste des crimes que donne ici Maxime du Camp. Or, j'avais en 2004-2005 effectué une petite recherche sur Vincenzini et j'avais constaté que ce meurtre par la foule était antérieur à la Commune, ce qui veut dire que le reproche politique n'était pas fondé en tant que tel. Que Maxime du Camp ne soit sûr de rien est assez frappant, et en même temps cette relation à Vincenzini a un faux air de précision, puisque finalement nous associons le mot de Bismarck à un fait divers sombre et triste certes, mais à un fait divers, et, en même temps, nous apprenons qu'après tout nous ne sommes même pas sûrs que le mot de Bismarck ait été à propos de cet événement précis. Mais il y a mieux. A la page 5 du document mis en lien, un peu plus haut donc dans ce premier chapitre du livre de Maxime du Camp, nous avons une information similaire troublante : "Pendant le Siège, l'Américain Burnside, qui, en nous regardant, oubliait trop volontiers la guerre de sécession, avait dit à M. de Bismarck : 'Paris est une maison de fous habitée par des singes ! ' Cette citation de Burnside, d'où vient-elle ? Est-elle authentique ? Elle n'est pas flanquée d'un évasif "On raconte que..." cette fois. Or, nous observons que la citation de Burnside parle de Paris et donc des Parisiens, quand celle attribuée à Bismarck concernerait les Parisiens selon Ascione, les Français selon les attestations retrouvées, Maxime du Camp y compris. Mieux, dans l'ouvrage de Maxime du Camp, les deux citations ne sont pas trop loin l'une de l'autre et cela pourrait expliquer la déformation de la citation par Marc Ascione. Mais il y a plus troublant encore. Dans un cas, la formule est prononcée par un Américain à l'adresse de Bismarck, dans l'autre elle est prononcée par Bismarck à l'adresse d'un Américain non identifié. A chaque fois, il s'agit de définir brutalement et dépréciativement tout ou partie de la population française. Dans un cas, il est question de "singes" dans la bouche d'un Américain dont Maxime du Camp fait observer qu'il ne se rappelle pas la guerre de sécession toute récente. Dans l'autre cas, il est question de "Peaux-Rouges", peuple d'Amérique qui aurait pu également être retourné en réplique au propos injurieux de Burnside. Cela fait beaucoup de coïncidences. A moins de retrouver la citation authentique de Bismarck, on peut commencer à penser que la phrase attribuée à Bismarck est une légende et une déformation à partir de la phrase de Burnside, sous réserve qu'elle soit elle-même authentique, je vais essayer de vérifier cela prochainement.


Passons maintenant au troisième document fourni par ce "chroniqueur mosellan". Il s'agit d'un article intitulé "Nos voisins Les Peaux-Rouges" du journal suisse L'Impartial mais du 31 octobre 1888 : "Que le lecteur se tranquillise ! Nous n'avons pas l'intention de faire une mauvaise et déloyale concurrence à Fennimore Cooper ! Les Peaux-Rouges dont nous voulons parler ce sont nos voisins d'outre-Jura, ce sont les Français de France. Il paraîtrait que M. de Bismarck aurait dit à ses familiers : ' Enlevez aux Français les cuisiniers et les coiffeurs, et il ne restera que des Peaux-Rouges. ' "
Je ne cite pas l'article en entier, mais il n'y a ici aucune allusion à la Commune. Nous retrouvons le caractère hypothétique de l'attribution d'une telle saillie à Bismarck : "il paraîtrait que..." La citation a encore varié et ceux qui liront l'article en entier verront que le journaliste envisage la saillie de Bismarck comme quelque chose de tout récent, comme une simple considération sociologique méprisante sans aucun lien avec la guerre franco-prussienne.
Je ne peux jurer de rien, mais j'ai vraiment l'impression que cette citation est une légende à partir d'une déformation du mot de Burnside. Qui plus est, les attestations dans la presse datent plus volontiers de la décennie 1880. C'est le cas des trois attestations ici présentées.
Du coup, la mention dans "Le Bateau ivre" peut provenir d'une autre source. Je rappelle que ce poème compte 100 vers et que j'ai trouvé dans la presse, mais de décembre 1871 seulement, un poème en iambes à la manière de Chénier, un poème de 200 vers précisément, où l'assimilation des communards à des peaux-rouges et des panthères se retrouve. Il s'agit du poème "Le Drapeau rouge" de Victor Fournel. Vu l'affaiblissement de la thèse d'une allusion à une phrase de Bismarck, je remets sur le tapis l'idée que les communards se sont fait traiter de plusieurs noms, dont celui de "Peaux-rouges" et que Rimbaud s'en fait l'écho dans "Le Bateau ivre" en reprenant les termes injurieux à bon compte.

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Prochainement, outre que je travaille encore sur l'Album zutique et Amédée Pommier notamment, j'envisage une étude sur Leconte de Lisle et, parmi les livres dont j'envisage de rendre compte, il y aura celui de Jules Andrieu Notes pour servir à l'histoire de la Commune de Paris. Il y a aussi Mémoires d'un communard de Da Costa, Souvenirs d'un révolutionnaire de Gustave Lefrançais, le livre de Louise Michel aussi, celui de Maxime Vuillaume dont j'ai déjà un peu traité, et puis aussi le Qu'est-ce que la propriété ? de Proudhon. Evidemment, ceci est un blog et je ne peux rien garantir quant au rythme des publications d'articles en ligne. Mais, en gros, sur tout ce que je viens d'annoncer, vous aurez de quoi lire dans les prochains mois. Soyez-en certains.
Du nouveau volume de Parade sauvage qui vient de sortir, je ne peux encore pas trop dire grand-cbose, je recommande déjà l'article de Benoît de Cornulier sur "Accroupissements" où il explique le sens du mot "frère" dans le poème. L'article ne porte pas du tout sur la versification, mais sur la signification politique et communarde du poème à partir d'une élucidation du mot "frère". Je n'en dis pas plus.

lundi 8 mai 2017

Remarques formelles à propos du sonnet "Poison perdu"

Le sonnet "Poison perdu" pose quelques problèmes d'attribution. Verlaine l'a considéré, mais sans absolue certitude, comme étant de Rimbaud, mais il ne l'a pas fait en fonction de sa connaissance personnelle du poète ardennais. Il s'agit au mieux d'une composition rimbaldienne postérieure à Une saison en enfer et, à cette aune, ce ne serait pas tellement le dernier sonnet de Rimbaud, mais peut-être le dernier poème connu de lui, ce qui pourrait servir à justifier que le style rimbaldien y soit précisément méconnaissable. Ce serait un poème négligé à contre-courant de tout ce qu'a été son ardeur à écrire de la poésie. Germain Nouveau est un autre candidat possible pour l'écriture de ce sonnet, tant les quatrains ressemblent à de nombreux poèmes, voire sonnets de la plume de Nouveau. Dans le récent Dictionnaire Rimbaud dirigé par Jean-Baptiste Baronian et publié dans la collection "Bouquins" chez Robert Laffont, Jacques Bienvenu a publié un article sur ce sonnet où il plaide pour une attribution définitive à Rimbaud.
Je vais travailler ici dans une voie personnelle à partir de la forme du poème. Pour mon propos, je fais abstraction des variantes et je vais m'en tenir à la version envoyée par Verlaine à Charles Morice dans une lettre du 9 novembre 1883.

Des nuits du blond et de la brune
Rien dans la chambre n'est resté,
Pas une dentelle d'été,
Pas une cravate commune.

Rien sur le balcon où le thé
Se prend aux heures de la lune.
Il n'est resté de trace aucune,
Aucun souvenir n'est resté.

Au bord d'un rideau bleu piquée
Luit une épingle à tête d'or
Comme un gros insecte qui dort.

Pointe d'un fin poison trempée,
Je te prends. Sois-moi préparée
Aux heures des désirs de mort.

Le poème joue sur un premier type de répétition qui apparente le sonnet à une chanson : "Rien dans la chambre n'est resté," "Il n'est resté de trace aucune," "Aucun souvenir n'est resté"[,] "Rien dans la chambre...", "Rien sur le balcon...", "Pas une dentelle d'été, / Pas une cravate commune." Ces répétitions ne concernent que les quatrains et tout poète peut en jouer à l'occasion. En revanche, il est un second type de répétition qui n'a rien de musical. Il s'agit cette fois de répétitions qui n'ont aucun relief particulier, mais qui, si on les remarque, ont l'air d'insister sur des structures parallèles à l'oeuvre dans le texte. Je passerai un peu vite sur les "b" à l'initiale de deux mots et dans le premier vers des quatrains et dans le premier vers des tercets, avec trois mentions de couleur, "blond", "brune", "bord", "bleu", car si discret que cela puisse être c'est encore un principe de musicalité qui préside à ces échos. En revanche, le second quatrain et le second tercet se répondent par des répétitions de mots "prend(s)"' et "heures". Nous avons un parallèle entre "aux heures de la lune" et "aux heures des désirs de mort", avec le recours à la même préposition devant "heures". On sent bien que la note n'est pas musicale, mais qu'il y a une correspondance établie entre la lune et les désirs de mort. Pour la reprise "prend" et "prends", le parallèle est plus déconcertant, puisque, non seulement il n'y a aucun écho musical, mais dans un cas nous avons un emploi de la forme pronominale "se prend" et dans l'autre la forme basique "prends", ce qui donne l'idée que le mot est le même, sans que ce ne soit franchement le même verbe.
Ce type de parallélisme à partir de répétitions de mots est un trait à peu près constant de la poésie rimbaldienne qui n'a pas d'équivalent chez la plupart des poètes et en tout cas chez Germain Nouveau, l'autre grand candidat à la paternité de "Poison perdu".
Rimbaud utilise ce procédé dans nombre de ses poèmes en vers et dans la plupart des Illuminations. Une saison en enfer fait bien sûr exception.
Dans A une Raison, poème en cinq alinéas ou versets, Rimbaud a placé une répétition "commence"::"commencer" dans les premier et quatrième alinéas, et une reprise "levée" et "Elève" entre les deuxième et quatrième alinéas, tandis que l'unique adjectif du poème est la reprise de "nouveau" sous trois formes différentes.

    Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie.
    Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.
    Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne, - le nouvel amour !
    "Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps", te chantent ces enfants. "Elève n'importe où la substance de nos fortunes et de nos voeux" on t'en prie.
     Arrivée de toujours, qui t'en iras partout.

Il va de soi que la mention "en-marche" n'implique pas Macron qui fait bien entendu partie des fléaux hostiles aux aspirations rimbaldiennes.
Dans "Being Beauteous", Rimbaud a joué sur des répétitions ou si pas des répétitions des reprises par équivalence.

     Devant une neige un Être de Beauté de haute taille. Des sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s'élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré ; des blessures écarlates et noires éclatent dans les chairs superbes. Les couleurs propres de la vie se foncent, dansent et se dégagent autour de la Vision, sur le chantier. Et les frissons s'élèvent et grondent et la saveur forcenée de ces effets se chargeant avec les sifflements mortels et les rauques musiques que le monde, loin derrière nous, lance sur notre mère de beauté, - elle recule, elle se dresse. Oh ! nos os sont revêtus d'un nouveau corps amoureux.

L'analyse des répétitions pourrait nous mener à rapprocher "Being Beauteous" de "A une Raison" avec "nouveau corps amoureux" pour "nouvel amour" et "s'élèvent" qui rejoint "levée" et "Elève", mais dans l'unité de composition de "Being Beauteous", on voit bien qu'autour du couple de mots proches par l'attaque syllabique "vie", "Vision", nous avons des réponses symétriques évidentes, à quoi ajouter le rôle des prépositions contraires "devant" et "derrière" qui permettent de se représenter la distribution du "monde", du "nous" et de l'Être de Beauté les uns par rapport aux autres. Sur une ligne, nous aurions "le monde", "nous" le regard tourné vers l'Être de Beauté qui se rapproche de nous, l"Être de Beauté donc et puis la neige. Les reprises permettent de créer une forme de boucle originale au sein du poème en articulant une transformation puisque nous passons d'une corps adoré d'un Être au nouveau corps amoureux d'une mère, cette transformation étant orchestrée par l'incorporation spectaculaire des sifflements pourvoyeurs en principe de mort et des musiques sourdes ou rauques.
Dans "Antique", Rimbaud n'a pas joué sur les répétitions de mots, mais si on relève les seuls adjectifs du poème, on est surpris de constater le rangement parfait que forme leur suite immédiate : "Gracieux", "précieuses", "brunes", "blonds", "double", "seconde".
Dans "Angoisse", Rimbaud n'a pas créé de symétries des répétitions de mots pour l'ensemble du poème, mais il l'a fait pour le seul dernier paragraphe ou alinéa.

   [....]
   Rouler aux blessures, par l'air lassant et la mer ; aux supplices, par le silence des eaux et de l'air meurtriers ; aux tortures qui rient, dans leur silence atrocement houleux.

Ce mode de répétitions ou reprises se trouve à l'oeuvre dans presque tous ses poèmes en prose, y compris la série des "Villes", y compris "Mouvement", "Génie", "Après le Déluge", y compris "Vies" à ne lire du coup que comme un seul poème en trois volets. Prenons le poème en trois alinéas ou paragraphes Fleurs, Nous avons une reprise "d'or" fortement parallèle entre les deux premiers paragraphes : "D'un gradin d'or", "Des pièces d'or jaune....", puis nous avons la reprise "rose" et "roses" fortement parallèle également à la fin des deuxième et troisième strophes : "entourent la rose d'eau" contre "la foule des jeunes et fortes roses". Et comme si cela ne suffisait pas, il ne manque même pas un rapprochement entre le premier et le dernier paragraphes : "d'yeux et de chevelures" contre "Tels qu'un dieu aux énormes yeux bleus". Trois couples de répétitions qui épuisent les combinaisons de paragraphes par deux dans un poème en trois strophes !
Dans "Mystique"', le verbe "tournent" du premier alinéa et le verbe "bondissent" du second sont repris dans le troisième alinéa sous la forme d'adjectifs coordonnés : "tournante et bondissante", tandis que le dernier alinéa contient ses propres reprises, celle de "fleurie" à "fleurant", la répétition équivoque du mot "face", à quoi s'ajoute la reprise du mot "talus" au premier alinéa du poème.
Ce système de répétitions soulignant du coup des parallèles dans la composition d'un poème se retrouve dans maints poèmes en vers, je n'ai pas effectué un dépouillement complet, mais entre autres exemples les cent vers du "Bateau ivre" sont concernés, rien moins. Les répétitions peuvent être discrètes et c'est un fait qu'elles tendent à passer inaperçues. Qui pense à rapprocher "froide est la prairie" et "vents froids", "cris sévères" et "crieur du devoir" dans "Les Corbeaux" ? Dans "La Rivière de Cassis", qui remarque la reprise "roule" au premier vers du premier sizain comme au premier vers du second, tandis que "vents" et "vent" sont à la fin de chacun de ces mêmes sizains : "Quand plusieurs vents plongent" contre "Mais que salubre est le vent!"
Un relevé en ce qui concerne "Le Bateau ivre" prendrait de la place, mais il est manifeste que cette façon de jouer sur les symétries de répétitions est un trait propre à Rimbaud, un trait qui n'était pas connu de ses lecteurs pour autant, cette façon de jouer sur les répétitions concerne tout particulièrement les poèmes en prose des Illuminations et nous retrouvons ce fait dans la réponse de second quatrain à second tercet du sonnet "Poison perdu", ce qui est un fait formel remarquable dont l'oeuvre de Nouveau ne donne pas l'équivalent, à moins de confondre avec les répétitions évidentes de nature musicale.
Le sonnet "Poison perdu" n'a pas la manière de Rimbaud au plan prosodique, mais il se caractérise par un trait formel typiquement rimbaldien, certes facile à imiter, mais qui ne peut l'être que si on a su prendre conscience de sa réalité dans l'oeuvre d'un auteur.
C'est l'un des points les plus importants en faveur d'une attribution du sonnet à Rimbaud, indépendamment du travail qui reste à faire pour expliquer pourquoi celui-ci était ainsi obnubilé par les répétitions de mots.
Passons maintenant à un autre ordre de considération.
Le sonnet "Poison perdu" est en octosyllabes.
Les deux grands vers de la poésie française sont l'alexandrin et le décasyllabe avec un hémistiche de quatre syllabes et un second de six syllabes. L'alexandrin a remplacé ce profil de décasyllabe au titre de grand vers français au milieu du seizième siècle. Il y a donc eu une évolution historique à ce sujet. En revanche, pour le reste, le classement n'a pas évolué. Les vers d'une à trois syllabes sont des vers acrobatiques, indignes de la poésie littéraire à l'époque classique, pratiqués par les romantiques et les parnassiens avec une certaine délectation au dix-neuvième siècle, mais sans que leur nature acrobatique ne soit remise en cause. Les vers de quatre à sept syllabes sont les vers de chanson, ainsi que les vers de moins de douze syllabes qui contiennent une césure, à l'exception bien sûr du décasyllabe aux hémistiches de quatre et six syllabes. Les vers de plus de douze syllabes, avec leurs césures, sont rares et n'entrent dans aucun classement particulier, on ne peut même pas parler de vers de chanson. Ils ont quelque chose d'excessif qui pourrait peut-être servir de base à leur classement à part.
Mais il reste le troisième grand vers de la poésie française, l'octosyllabe, le plus long des vers sans césure.
Sachons tout de même apprécier que les traités ont essayé de préciser les registres attribuables à un tel type de vers. Dans son Art poétique français, en 1548, Thomas Sébillet écrit à propos de l'octosyllabe et du décasyllabe, "Et à vrai dire, ces deux dernières espèces, sont les premières, principales, et plus usitées : pource que l'une sert au Français de ce que sert au Latin le vers Elégiaque : et l'autre s'accommode par lui à ce que le Latin écrit en carme Héroïque." Sébillet parle ensuite du vers alexandrin, moins fréquent, mais qui "ne se peut proprement appliquer qu'à choses fort graves, comme aussi au poids de l'oreille se trouve pesante." L'identification au vers élégiaque latin est peu satisfaisante, mais l'idée d'une moindre gravité de l'octosyllabe est effectivement commode pour une compréhension utile à toutes les époques de la distance qu'il y a entre l'octosyllabe et l'alexandrin. Sébillet poursuit ainsi son discours sur les vers de sept syllabes et moins : "aussi les trouveras-tu plus souvent accommodées à écrire chansons, odes, psaumes et Cantiques, qu'à autres sortes de poèmes." De Sébillet à la fin du dix-neuvième siècle, le statut des différents vers n'a pas changé, à l'exception du statut de l'alexandrin qui s'est renforcé précisément au moment même où Sébillet écrivait son traité. Si le sonnet d'alexandrins peut correspondre à un exercice mondain, le sonnet d'octosyllabes a une note plus frivole encore, tout simplement. Il ne vise donc pas pleinement à la grande poésie.
On voit que par sa forme en octosyllabes le sonnet "Poison perdu" entre dans une catégorie littéraire précise et il suffirait ici de citer des exemples de sonnets d'octosyllabes de poètes romantiques et parnassiens pour achever de s'en assurer.
Mais, il y a un dernier point formel important, c'est la distribution des rimes dans le sonnet "Poison perdu".
Le sonnet est une forme fixe particulière dont on oublie qu'elle n'est pas régulière. Il est permis de parler de strophe pour les quatrains, ils sont deux dans le poème, mais il l'est moins pour les six derniers vers. Il n'existe pas de strophe de trois vers sur deux rimes. La première strophe possible compte au moins quatre vers. En réalité, les deux tercets du sonnet forment une seule strophe de six vers. Le dernier vers du premier tercet rime en principe avec le dernier vers du second tercet, et c'est cela qui crée la strophe. Toutefois, dans une strophe, la rime qui crée la strophe peut remonter du dernier vers à l'avant-dernier vers. C'est ce qui explique, et je me fonde ici sur des études de Benoît de Cornulier, qu'à côté des quatrains à rimes croisées ABAB nous ayons des quatrains à rimes embrassées ABBA et que dans le cas du sonnet nous ayons des tercets formant un sizain régulier AAB CCB et plus couramment cette forme étonnante : AAB CBC. Dans son traité, Banville ne traite pas du tout le sizain des sonnets comme une strophe, vu que le sizain est solitaire et vu que Banville est sans doute gêné par cette distribution AAB CBC dont les poèmes en sizains ne donnent pas l'exemple.
Le sonnet, originaire de Sicile, a d'autres organisations des rimes en italien. Un modèle est l'alternance sur deux rimes ABABAB, remise en avant par Catulle Mendès dans Philoméla et épinglée par Rimbaud dans Oraison du soir et deux "Immondes", ce qui pourrait inciter à chercher une explication relativement aux écrits de Catulle Mendès pour ce qui est des deux "Immondes".
Mais, les sonnets irréguliers ne sont pas venus de l'exemple de Baudelaire et Banville.
Il existe aussi un modèle du sonnet dans la littérature anglaise, une distribution en trois quatrains avec une rime plate finale. Cette rime plate était exclue en France où les deux formes canoniques étaient AAB CCB et AAB CBC. C'est Sainte-Beuve qui, en traduisant des sonnets anglais, a apporté dans la littérature française ces sonnets avec une rime plate finale AA, créant du coup parfois l'idée d'une forme de sizain inversé ABB ACC au lieu de AAB CCB, où bien observer l'opposition des lettres que j'ai mises en gras (*-- *-- contre --*--*). C'est à partir de là que la distribution des rimes est devenue follement libre dans la production de romantiques des années 1830, Musset et Gautier. Gautier a renoncé à ce type de fantaisie et cela peut donner l'impression que vingt ans après Banville et Baudelaire ont créé les sonnets aux rimes irrégulières dans les tercets, alors qu'il y a un épisode historique impliquant rien moins que Sainte-Beuve, Gautier et Musset.
En réalité, Baudelaire et Banville ont repris ce à quoi les romantiques avaient rapidement renoncé. Et dans la foulée les parnassiens ont pratiqué le sonnet irrégulier. Le premier volume du Parnasse contemporain est édifiant à ce sujet, et on pourra au passage observer combien Heredia était irrégulier en 1866, bien avant de publier les plus sages et plus réguliers sonnets des Trophées réunis en recueil en 1885. En 1863, deux recueils ont joué un rôle important : Philoméla de Catulle Mendès et Avril, mai, juin le recueil de Mérat et Valade publié anonymement.
Or, le fait exceptionnel, c'est que la distribution des rimes de "Poison perdu" correspond à une pointe extrême de l'exercice du sonnet aux tercets irréguliers par les rimes. Il s'agit de tercets sur deux rimes, mais pas sur le mode alterné pétrarquiste repris par Mendès ABA BAB. Il ne s'agit pas non d'un tercet sur une rime et d'un tercet sur une autre rime. Ce que laisse "Poison perdu", c'est une forme étrange "piquée", "d'or", "dort" / "trempée", "préparée", "mort", comme s'il fallait permuter certaines rimes. On observe bien une symétrie : dans un tercet, une rime en "-ée" est isolée, dans l'autre une rime en "or(t)". Mais la symétrie n'empêche pas de considérer que les tercets n'ont pas une organisation des rimes permettant d'identifier une strophe. On observe quelque chose d'aléatoire.
Il existe des distributions de rimes aussi fantaisistes que celle de Poison perdu, car au lieu du ABB AAB de "Poison perdu" on peut imaginer par exemple la forme AAB ABB. J'ai rencontré cette forme AAB ABB chez certains poètes, mais ce qui m'a frappé c'est que la forme ABB AAB était à ce point plus rare encore qu'elle ne se retrouve que dans un unique sonnet de Musset et dans quelques poèmes du recueil Avril, mai, juin de Mérat et Valade. Je ne l'ai jamais rencontrée ailleurs, et ce n'est pas faute d'avoir cherché.
Je citerai dans un article à part les poèmes concernés de Valade et Mérat. Nous avons déjà compris l'importante signification zutique, vis-à-vis de Valade en particulier, de la distribution des rimes de "Poison perdu", ce qu'aggravent les mauvaises rimes, rime en "-ée" réputée trop facile, la seule rime qui exige la consonne d'appui dans la tradition classique, réponse donc à Banville qui lui veut la voir partout, et rime à consonne finale problématique : "d'or", "dort", "mort".
Citons comme document, quelle que soit son importance ou non pour l'élaboration de "Poison perdu", le sonnet de Musset.

                                    A M. Régnier
          De la comédie française, après la mort de sa fille

Quel est donc ce chagrin auquel je m'intéresse ?
Nous nous étions connus par l'esprit seulement ;
Nous n'avions fait que rire et causé qu'un moment,
Quand sa vivacité coudoya sa paresse.

Puis j'allais par hasard au théâtre, en fumant,
Lorsque du maître à tous la vieille hardiesse,
De sa verve caustique aiguisant la finesse,
En Pancrace ou Scapin le transformait gaîment.

Pourquoi donc, de quel droit, le connaissant à peine,
Est-ce que je m'arrête, et ne puis faire un pas,
Apprenant que sa fille est morte dans ses bras ?

Je ne sais. - Dieu le sait ! Dans la pauvre âme humaine,
La meilleure pensée est toujours incertaine,
Mais une larme coule et ne se trompe pas.


Je ne vois pas de lien entre ce poème de Musset et le poème de Rimbaud, à ceci près que la distribution des rimes dans les tercets est identique. Vous pouvez chercher dans les sonnets de Sainte-Beuve, Musset, Gautier, Nerval, Baudelaire, Banville, Verlaine, Mallarmé, de tant et tant de parnassiens, vous aurez du mérite si vous trouvez un autre sonnet avec la même distribution ABB AAB. Seul le recueil Avril, mai, juin m'a permis d'en rassembler quelques-uns.

A suivre...

Pré-originales à chercher

Je l'ai déjà dit. Le poème "Ressouvenir" reprend une rime rare "redingote"::"gargote" du dizain "Croquis de banlieue" de Coppée, sauf qu'en l'état actuel de nos connaissances le dizain "Croquis de banlieue" n'a été publié que dans le "Cahier rouge" des années après, en 1874 ou 1876, je ne me rappelle plus l'année exacte à l'instant même.
J'ai aussi insisté sur la nécessité de rechercher des pré-originales d'Eugène Manuel dans la presse, car là encore la date de publication du recueil de 1871 ne suffit pas.
Pour ce qui concerne Léon Dierx, j'ai toujours travaillé à partir de l'édition originale des Lèvres closes, j'ai laissé de côté la version enrichie de nouveaux poèmes parue en 1872, puisque les contributions zutiques rimbaldiennes datent d'octobre-novembre 1871. Mais, c'est dans cette version augmentée qu'on trouve le poème "L'Odeur sacrée" avec la dédicace à Armand Silvestre. Du coup, il est à nouveau souhaitable de dénicher dans la presse les pré-originales des poèmes de Léon Dierx ajoutés en 1872 à son plus célèbre recueil. En plus, cela permettra de lire les articles avoisinants et d'éventuellement cerner les actualités dont les zutistes s'inspiraient directement.
Pour "Vu à Rome..." et "Je préfère sans doute...", nous avons le rapprochement entre "schismatique" et la rime "jacinthe"::"hyacinthe". Le mot "hyacinthe" à la rime n'est sans doute pas là pour faire allusion à un fragment poétique de Sappho, il y a allusion aux réunions schismatiques munichoises où se trouve le père Hyacinthe. Là encore, la presse devrait faire remonter des informations intéressantes. Or, j'ai un texte en vers de Coppée qui me laisse quelque peu songeur sur les miracles, la mention du "diacre", le mot "jacinthe" à la rime, ainsi qu'une mention de date à la façon "en l'an dix-sept cent vingt", mais c'est un poème tardif du recueil Récits et Elégies, et ce n'est pas facilement exploitable. Autre chose, j'ai un récit en prose de 1901 intitulé "L'Accident" où Coppée parle de Saint-Médard et des convulsionnaires, sachant donc que le "diacre" du dizain parodique rimbaldien est le François de Pâris lié à Saint-Médard et à l'origine de cette histoire de convulsionnaires. "Défense à Dieu de faire des miracles en ce lieu" (citation de mémoire de la conclusion de cet épisode historique). Coppée avait-il déjà parlé de Saint-Médard et de son diacre janséniste à Verlaine avant 1871 ? Y a-t-il un écrit intertextuel en prose à débusquer ? Je me pose un peu la question.

mardi 2 mai 2017

Confession d'un enfant du siècle / Déserts de l'amour / Chasse spirituelle / Une saison en enfer

Au début de l'année 1836, Alfred de Musset qui n'a que 25 ans publie un roman intitulé La Confession d'un enfant du siècle. Ce roman serait en partie la transposition d'une expérience vécue avec la romancière George Sand, mais à la mesure d'un fort travestissement artistique. Malgré sa célébrité, ce roman est un échec littéraire complet à l'exception du deuxième chapitre de la première partie, chapitre historique qui peut se détacher aisément de l'ensemble. Pour le reste, le roman charrie les clichés et se traîne dans une analyse psychologique sur laquelle nous n'avons aucune prise, tant l'intrigue est insignifiante et peu étoffée. Même la plume de Musset ne brille d'aucun talent particulier, sinon à de rares intervalles, ce qui ressort plus nettement encore de la comparaison avec le morceau de bravoure qu'est le chapitre que nous avons distingué.
Pourtant, dans ce roman, Musset a affiché des ambitions. Le titre est éloquent : La Confession d'un enfant du siècle. Le mot "confession" au singulier est conforme au genre, mais il rappelle les titres au pluriel de Rousseau et Saint-Augustin : Les Confessions. L'idée d'un "enfant du siècle" rejoint des préoccupations romantiques claires dans les années 1830, quand sous la monarchie de Juillet on se rappelle la récente Révolution française et l'épopée napoléonienne, car Musset s'inscrit pleinement dans les discussions de son époque. Ce chapitre II qui seul sauve le roman est moins une pensée personnelle qu'un rendu stylisé d'une certaine opinion de son temps. Ce chapitre II contient des métaphores politiques partagées par un poète tel que Victor Hugo : l'aurore énigmatique sur ce siècle nouveau, le bateau menacé de naufrage, métaphores qui se retrouvent dans l'oeuvre rimbaldienne. Mais la prétention de Musset est de définir un mal du siècle nommé désenchantement. A s'en tenir toujours au second chapitre de la première partie, ce discours sur le désenchantement a bien l'air d'un très bon témoignage d'époque, mais soudainement, à partir du chapitre trois, Musset nous impose un rétrécissement du point de vue demeuré célèbre : le mal du siècle ne va plus guère concerner que la désillusion amoureuse qui entraîne à la débauche et à la jalousie morbide. Dès lors, on ne comprend plus en quoi il peut être question d'un "mal du siècle", nous n'avons que l'histoire d'un vice qui échoue à rendre hommage à la vertu. Libertin et corrompu, le narrateur fait commencer son récit par l'histoire d'une trahison... non pas d'une femme, ni d'une future épouse, mais d'une maîtresse ! Avec cette sorte d'excuse en poche, l'amant trompé joue la grande scène de coeur en mal d'amour absolu, mais se livre à la débauche. Nous avons droit, comme c'est souvent le cas avec Musset, à un regret de la charité, de la belle morale chrétienne, mais pour s'avouer ne plus y croire, et pire encore pour passer son temps à blasphémer. Sainte-Beuve n'a pas tort quand il fait remarquer que Musset blasphème sans retenue en assimilant la débauche triste à des métaphores christiques. L'hypocrisie saute aux yeux, et cette hypocrisie concerne bien l'auteur par-delà la figure du narrateur. Musset n'en a en réalité que faire de l'attitude pieuse, mais il n'assume pas cette laideur de son âme. On ne peut mieux résumer ainsi la pensée de Musset : le vice qui échoue à rendre hommage à la vertu. Ce n'est que dans le dernier tiers du roman que se dessine une nouvelle histoire d'amour pour une femme plus âgée, charitable, Brigitte, et que se met en scène le drame réel auquel voulait en venir le roman : blessé dans son désir d'absolu, Octave est un libertin, corrompu, qui aspire à l'image de l'amour pur, mais cela ne passe pas par une façon de régler sa vie, mais par l'exaspération d'une jalousie maladive. Certes, le discours du narrateur ne va pas sans l'exposition d'idées assez fines sur la psychologie humaine, mais la finesse est plus en surface qu'en profondeur, puisque tout cela sonne faux et arrangé. En plus de cela, il nous faut faire semblant de croire que Brigitte, sinon la première maîtresse ayant trompé Octave, sont des figurations indirectes de George Sand. Cela est d'autant plus suspect que la note de ce roman reprend des discours tenus par Musset dans ses oeuvres avant la rupture avec Sand, avant même leur liaison. Il y a des comparaisons évidentes à faire avec Lorenzaccio, Rolla et bien d'autres textes, ce qui fragilise l'idée d'une personnalité octavienne correspondant à la souffrance nouvelle de Musset après la tromperie de George Sand à Venise. Rien de tout cela ne tient vraiment la route. Nous sommes face à un mauvais effort d'exploration du réel par la fiction romanesque. Evidemment, jaloux, Octave impose son libertinage à celle qu'il aime.
Si on y prête attention, le récit de Musset contient peu d'actions, elles sont parsemées comme à titre indicatif et ce qui domine c'est les raisonnements d'Octave l'alter ego de Musset, raisonnements sur lesquels nécessairement nous n'avons que peu de prise. Les poncifs s'enfilent comme sur un collier de perles. Nous sommes loin de la qualité des oeuvres qui, moralement aussi hypocrites ou non, font la gloire de Musset.
Le texte des "Déserts de l'amour" est très différent. L'action domine et si les récits sentent la débauche il n'est pas question de la jalousie. Les deux formes de confession ne correspondent pas vraiment. Il n'en reste pas moins que l'ensemble en prose de Rimbaud fait fortement songer au roman de Musset, et en tout cas à un modèle d'écrit romantique qui demande une enquête du côté du René de Chateaubriand, peut-être même du côté de l'Adolphe de Benjamin Constant, etc.
Les Déserts de l'amour sont précédés d'un "Avertissement" qui n'invite pas tant à cerner le modèle des poèmes en prose sur le rêve que le modèle des récits romantiques propices à une analyse psychologique de soi valant généralisation pour toute une génération, sinon pour tout un siècle, toute une époque : "comme furent déjà plusieurs pitoyables jeunes hommes". Il s'agit à l'évidence d'une oeuvre dans l'esprit du René de Chateaubriand.
En attendant de relancer une enquête sur les oeuvres qui de loin en loin auraient favorisé l'émergence du projet rimbaldien des Déserts de l'amour, je relève tout de même le passage suivant : "ému jusqu'à la mort par le murmure du lait du matin et de la nuit du siècle dernier." Ce "ému jusqu'à la mort" renvoie selon moi assez nettement au "triste jusqu'à la mort" de plusieurs poèmes de Lamartine, donty le Jocelyn est nettement présent en filigrane dans la nouvelle Un coeur sous une soutane, et nous retrouvons la métaphore du basculement d'époque avec l'idée du "matin" opposable à la "nuit du siècle dernier". Nous trouvons un écho possible avec le titre du roman de Musset ponctué par le mot "siècle", mais citons ici les fins des chapitres III et V de la première partie du roman de Musset : "[...] je n'osai le rappeler une seconde fois ; et, mettant mes deux mains sur mon visage, je demeurai enseveli dans le plus profond désespoir"[,] et "Ainsi parlait Desgenais, d'une voix mordante, au milieu du silence de la nuit." Ces deux passages font suite à une intervention du conseiller immoral qu'est Desgenais. Le premier récit de l'ensemble rimbaldien se termine ainsi : "- Puis, ô désespoir, la cloison devint vaguement l'ombre des arbres, et je me suis abîmé sous la tristesse amoureuse de la nuit." Le second où il est question de laisser "finir toutes les larmes de mon corps avec cette nuit", se termine sur une formule qui rappelle et la fin du "Bateau ivre" et les pleurs d'Octave : "Vrai, cette fois, j'ai pleuré plus que tous les enfants du monde."
Je n'affirmerai pas qu'il y a ainsi de discrètes réécritures de Musset, Rimbaud s'inspire peut-être d'autres oeuvres similaires. Ce qu'on peut affirmer en revanche, c'est que Les Déserts de l'amour s'inscrivent nettement dans une tradition romantique du roman d'introspection qu'accompagne le désenchantement. Il me semble qu'analyser ces récits comme des rêves, c'est passer à côté de l'essentiel.
Maintenant, il me reste à apprécier un autre point important.
Dans cet "Avertissement" qui précède les deux récits, le "jeune homme" est présenté comme libre de toute attache : "sans mère, sans pays, insoucieux de tout ce qu'on connaît", et comme un rebelle à la société qui se veut ordre et beauté : "fuyant toute force morale". Enfin, cet ennui et ce trouble ont amené le héros à l'idée du suicide : "il ne fit que s'amener à la mort comme à une pudeur terrible et fatale"'. Il est déjà question, je pense à la saison, des "erreurs" du personnage et d'une "Âme" à sauver de l'égarement. En clair, nous avons plusieurs points qui permettent de retrouver la rébellion de la prose liminaire du livre Une saison en enfer. Le malheur, c'est que nous ne possédons probablement pas un récit complet, mais une partie seulement de ce que devait être Les Déserts de l'amour. Les comparaisons avec Une saison en enfer ne sauraient être infinies. Rimbaud en avait-il écrit plus ? Le texte des Déserts de l'amour nous est parvenu dans un ensemble Forain-Millanvoye qui contient un recopiage paginé de plusieurs poèmes de Rimbaud première manière et quelques poèmes en vers datés de mai 1872. Selon toute vraisemblance, il s'agit d'un récit composé dans les cinq premiers mois de l'année 1872. Nous aurions pu avoir une première forme de "saison en enfer". Rimbaud était-il allé plus loin ? Rien n'interdit de le penser. Rimbaud et Verlaine ne sont partis pour la Belgique que le 7 juillet 1872, et quand Verlaine réalisera que les lettres de Rimbaud ont été lues par certains de ses amis il prétendra pour donner le change qu'il s'agissait d'un texte en prose du type des Déserts de l'amour, sauf que le titre en était La Chasse spirituelle. Il accusera sa femme d'avoir détruit une oeuvre importante de Rimbaud et nous n'avons pas lieu d'en douter. Mathilde a toujours démenti, mais un aveu inquiétant a percé quand même, puisqu'elle admet avoir détruit des manuscrits de poèmes en vers finalement publiés tels que "Voyelles". Il me semble fort court de penser que Verlaine se trompait et qu'il avait oublié que le dossier des manuscrits était chez Forain à leur départ et non chez Mathilde. Il est beaucoup plus judicieux de penser qu'il y avait tout un ensemble de poèmes détenus par Mathilde, en partie équivalent à ce que détenait Forain. Une preuve aisée à établir selon laquelle il y avait des doublons des dossiers de poèmes de Rimbaud, c'est que les manuscrits remis à Forain sont la plupart du temps de la main de Verlaine. Verlaine avait dû recevoir des manuscrits autographes. Autre fait important, ce n'est qu'après la mort de Verlaine que les manuscrits de Forain et Millanvoye ont refait surface publiquement, et donc le texte ainsi intitulé Les Déserts de l'amour. Or, dans Les Poètes maudits, Verlaine parle de la perte irréparable d'une oeuvre en prose. Il s'agit bien évidemment de parler de cette Chasse spirituelle, puisque dans sa vie publique c'est ce texte-là que Verlaine reproche à la famille Mauté d'avoir utilisé pour lui nuire. Si Jacques Bienvenu défend une thèse selon laquelle Verlaine a inventé l'existence de cette Chasse spirituelle, nous ne comprenons pas pourquoi il suppose que, dans Les Poètes maudits, Verlaine parle des "Déserts de l'amour" et non de La Chasse spirituelle, il parle nécessairement de La Chasse spirituelle à cet endroit, et alors soit il ment sur l'existence de ce texte, soit ce texte a existé et selon toute vraisemblance il doit s'agir d'une version des "Déserts de l'amour", éventuellement plus fournie dans l'hypothèse d'un texte dont l'écriture pourrait s'être prolongée de mai à juillet 1872, puisque le dossier Forain-Millanvoye ressemble fort à un dossier remis à Forain au mois de mai lui-même, vu son contenu. En effet, cette coïncidence d'un manuscrit des "Déserts de l'amour" retrouvé sur le tard à la suite d'une production n'excédant pas le mois de mai 1872 flatte très clairement l'idée, déjà soutenue dans le passé par Bouillane de Lacoste, que Les Déserts de l'amour soient une version, antérieure ajouterions-nous, du texte de La Chasse spirituelle.
On pourrait répliquer qu'en 1883 Verlaine ne fréquente plus Rimbaud et qu'il peut ignorer la transmission des manuscrits du côté de Forain. Il est vrai qu'il ignorait soit la transmission à Forain, soit la survie des manuscrits du côté de Forain et Millanvoye. Forain lui a-t-il fait croire qu'il n'avait plus rien ? En tout cas, c'est un fait : les manuscrits remis à Forain ont échappé à ses enquêtes pour retrouver des créations de Rimbaud. En revanche, malgré les belles phrases de Mathilde selon laquelle Verlaine eût été mieux avisé de demander à ses amis des manuscrits, Verlaine ne pouvait pas ignorer qu'il avait laissé chez lui des lettres et des poèmes de Rimbaud, car là on ne lui demande pas de se souvenir de ce qu'a fait Rimbaud, de ce qu'a vu Rimbaud, mais de ce qu'il a fait et vu, lui ! Ensuite, il n'est pas question de la mémoire de Verlaine plus de dix ans après les faits, puisque Verlaine a dû réagir sur le sujet dès la fin de l'année 1872. A la fin de l'année 1872, Verlaine sait pertinemment qu'il a laissé des écrits de Rimbaud, poèmes et lettres, chez sa belle-famille, et Rimbaud, tout aussi concerné, était à ses côtés qui ne l'a pas démenti.
Maintenant, il reste plein de mystères avec les héritiers de Paul Verlaine et de Mathilde Mauté de Fleurville, héritiers qui se trouvent devoir être en partie les mêmes à cause du fils de leur union. Verlaine a été capable d'exploiter une version du Sonnet du Trou du Cul dans le recueil Hombres, mais aussi une version du "Pantoum négligé" dans Jadis et naguère, il avait visiblement des dossiers de ses propres manuscrits, puisqu'il publiait des poèmes plus anciens dans ses recueils des années 1880. Quand Verlaine est décédé, bien des documents rimbaldiens ont pu repasser entre les mains de la famille Mauté. Il y a un truc invraisemblable, c'est qu'en toute bonne logique il y a dû y avoir un héritage maximal des manuscrits qui étaient toujours détenus par Verlaine en 1896. En gros, on ne peut pas exclure que des manuscrits rimbaldiens réapparaissent de ce côté-là, ainsi que quantité de manuscrits verlainiens, et pour les manuscrits rimbaldiens il pourrait même ne pas être exclusivement antérieurs au départ pour la Belgique du 7 juillet 1872, puisque nous ne pouvons pas manquer d'envisager, fût-ce à titre d'hypothèse, que Verlaine ait détenu quelques manuscrits dans les années 1880. Pourquoi pas, par exemple, "Paris se repeuple", "Dévotion", "Démocratie" ? Telle est l'épaisseur du mystère.
En tout cas, malgré les incertitudes et les avis divergents entre critiques, je tiens à plaider pour un rapprochement saisissant entre les "aperçus psychologiques" des Déserts de l'amour, alias La Chasse spirituelle selon moi, et la "prodigieuse espèce d'autobiographie psychologique" qu'est Une saison en enfer, car c'est capital à la démarche de tout lecteur des oeuvres de Rimbaud. Nous avons la même question d'une révolte morale conduisant à la mort et le même conflit avec l'idée d'une mort soeur de charité, cette expression "soeur de charité" étant un lieu commun de la littérature du dix-neuvième siècle : elles apparaissent dans l'oeuvre de Balzac, l'expression revient à plusieurs reprises, au moins deux, dans le roman de Musset et plusieurs poèmes de second ordre portent ce titre et étaient publiés dans les revues d'époque, tant la poésie n'était pas qu'une occupation de grands écrivains voués à la postérité.