mardi 28 août 2018

Des vers et des larmes dans Vigny, quel rapport avec Rimbaud ?

En ce moment, je travaille sur d'épais dossiers. Je prends des cahiers de brouillon et j'y fixe pas mal de notes. J'ai quelques cahiers de notes sur différents romans et j'en ai commencé un sur La Confession d'un enfant du siècle de Musset. Depuis très longtemps, et cela a commencé avant même que je n'écrive sur le net, j'ai cette idée qui me travaille et revient sans cesse que je dois un jour établir les liens entre La Confession d'un enfant du siècle et "Les Déserts de l'amour". Le roman de Musset n'est pas de bonne qualité. Il doit sa célébrité pour l'essentiel à son deuxième chapitre. Pour le reste, il y a beaucoup à redire et je ne suis évidemment pas le seul à penser que le roman est raté. J'ai par ailleurs plusieurs éditions de ce roman, puisqu'il a été amputé de plusieurs passages à partir de 1840 environ. Je lis les deux versions, mais je pars du principe que Rimbaud a lu la version allégée, si jamais il l'a lu, cet ouvrage. Je publierai le fruit de mes travaux plus tard. En revanche, en ce moment, je travaille aussi à une nouvelle série de cahiers de notes sur des œuvres en vers : recueils, pièces de théâtre ou autres. Je dois absolument mettre en forme toute la science historique que je possède sur l'histoire du vers. J'ai déjà publié sur ce blog une étude sur le rôle clef de Vigny. Vigny a été un relais important entre André Chénier et Victor Hugo. Le problème, c'est qu'une partie de l'analyse déborde sur le cadre métrique posé par les spécialistes de versification, et notamment par Benoît de Cornulier. Pour des raisons de rythme ou de ponctuation, l'appréciation d'une audace métrique peut très vite changer. Selon ce qui complète l'hémistiche, un rejet peut être naturel, admissible par un classique, ou franchement déviant. J'ai tout de même cerné des points bien précis : le rejet d'adjectif épithète, le rejet verbal brusque, quelques rejets de compléments d'objets sinon d'attributs.
J'ai souligné que Vigny avait osé le rejet d'épithète dès son poème Helena, pourtant retranché de "l'élite de ses œuvres" par la suite, et j'ai souligné à quel point la publication en revue du poème "Dolorida" avec son rejet de l'adjectif "horrible" avait été le déclencheur de la mode romantique du rejet d'adjectifs épithètes. Hugo, Lamartine et les autres ont emboîté le pas à partir de 1824-1825, le poème "Dolorida" ayant été publié en octobre 1823.
Tout n'est pas réglé pour autant. Certains vers ont des profils particuliers qui m'interpellent et j'ai surtout une grande enquête à mener sur l'émergence du trimètre. Vigny ne s'y est pas risqué, mais une poignée de vers soit s'en rapprochent, soit s'en démarquent.
Je ne me rappelle plus si j'ai déjà cité le vers suivant du poème "La Prison" :

Un flambeau la révèle + entière : ce n'est pas
Il s'agit d'un rejet de l'attribut de l'objet, ce qui me demande une enquête distincte du cas des adjectifs épithètes. Et je dois vérifier si ce vers a des liens avec les premières audaces hugoliennes. Il me semble que oui, mais j'y reviendrai. Le poème "La Prison" figure déjà dans le recueil publié par Vigny en mars 1822.
Un autre point important ! J'ai étudié récemment les liens entre Amédée Pommier et Victor Hugo dans le recours aux vers courts. Cela fait partie d'un ensemble de considérations inédites de mon article à paraître au sujet de l'Album zutique. Les vers de moins de quatre syllabes sont considérés comme des acrobaties non poétiques. Victor Hugo a contribué à relativiser ce jugement avec quelques "ballades" du recueil Odes et ballades, avec quelques poèmes inclus dans ses drames, avec "Les Djinns" du recueil Orientales. Mais l'étude des épigraphes aux poèmes des Odes et ballades révélaient l'importance à ce sujet de la référence aux poètes du seizième siècle et notamment à un type de sizain avec un vers de base de sept syllabes qui à deux reprises alterne avec un vers de trois syllabes. Cette strophe est employée par Ronsard, Belleau, reprise par Sainte-Beuve, ce qu'on apprend rien qu'en lisant les épigraphes des Odes et ballades. Or, Amédée Pommier a repris cette strophe elle-même dans son recueil Colifichets qui contient des poèmes en vers d'une, deux ou trois syllabes. Et il a même, dans une autre composition, inversé cette strophe avec un vers de base de trois syllabes qui alterne à deux reprises avec un vers de sept syllabes.
Conscient de cela, je relis les poèmes de Vigny et j'observe que la référence au seizième siècle s'y trouve également, quoique déployée différemment. J'avais déjà dans l'idée que les poètes du dix-neuvième siècle faisaient allusion parfois à des formes plus libres du seizième siècle, mais ici j'observe le côté référence à une époque passée précise. Cela ne concernera pas Rimbaud de la même façon. Pour Rimbaud ou Verlaine, l'idée du vers court permet surtout de s'opposer au classicisme, il n'y a pas de référence au seizième siècle. En revanche, dans le cas de Vigny, le vers court est un moyen d'indiquer un archaïsme. Par exemple, la pièce dédiée "à Monsieur Antony Deschamps" "Madame de Soubise" est sous-titrée "Poème du XVIe siècle". Les strophes n'ont pas toutes la même mesure et elles sont numérotées en chiffres romains. En fait, on a une alternance entre un huitain AABBCDCD en vers de dix syllabes littéraires (césure après la quatrième syllabe) et un neuvain de vers de cinq syllabes AABBCDDCD. Je ne vais pas entrer dans les détails, mais le vers de dix syllabes fut le grand vers héroïque de la poésie française, et le grand vers tout court même, jusqu'au milieu du seizième siècle avec l'arrivée de Ronsard et du Bellay. Ensuite, les rejets sont assez abondants, m'a-t-il semblé, dans ces vers de dix syllabes par Vigny, ce qui a deux justifications convergentes : premièrement, raison la plus importante, Vigny fait exprès d'illustrer une liberté dans les rejets antérieure à l'âge classique, deuxièmement, le premier hémistiche de quatre syllabes oblige l'auteur à choisir des expressions très courtes, ce qui doit souvent amener le débat du rejet rejeté ou non au moment de la composition.
J'observe du coup que le poème "Epitaphe" de Paul de Rességuier associe lui aussi le sonnet en vers d'une syllabe au seizième siècle, comme "Madame de Soubise" de Vigny, comme plusieurs poèmes de Pommier et Hugo avec certains vers ou certaines strophes. Chez Pommier et Hugo, l'idée d'archaïsme n'est bien sûr pas systématique. Dans le cas de Rimbaud, un glissement s'opère vers une poésie en marge, populaire, chansonnière, d'apparence naïve et dérisoire.
Pour le poème "La Frégate La Sérieuse", Vigny a fait des choix tactiques différents. Ce poème veut aller vers la chanson, une poésie populaire de marins. Vigny n'y pratique pas le décasyllabe qui est plutôt un signe d'érudition d'élite. Il ne recourt pas non plus aux vers courts de cinq syllabes. Il y a quelques passages en alexandrins, mais dans les strophes numérotées, si la première est en octosyllabes, les strophes III à XIV sont en vers de sept syllabes, glissement subreptice donc. La dernière strophe revient à l'octosyllabe. Enfin, quelques vers de six syllabes alternent avec des alexandrins.
Le premier recueil de Vigny s'est par ailleurs enrichi au fil des années, accueillant des compositions nouvelles. On peut voir, en étudiant les poèmes en fonction de leurs dates de composition, une évolution dans la versification de Vigny. Et j'ai relevé plusieurs vers qui montrent qu'il y a une méditation sur les raretés de la poésie classique comme sur les audaces contemporaines qui font concurrence, au premier chef celles d'un Lamartine ou d'un Hugo.
Vigny et Lamartine se sont précocement essayés aux rejets de deux adjectifs épithètes coordonnés, et je dois étudier où en était Hugo sur le sujet. Vigny s'y est essayé dans "La Frégate La Sérieuse", Lamartine dans les Harmonies poétiques et religieuses :

BOULOGNE, sa cité + haute et double, et CALAIS,
Les deux derniers poèmes ajoutés aux Poèmes antiques et modernes confirment pleinement l'idée que Vigny veut montrer qu'il ne se laisse pas distancer par Hugo et les autres. Les poèmes "Les Amants de Monmorency" et "Paris" ont une proportion plus élevée de césures chahutées. J'ai même relevé un "qui" à la césure qui demandera une bonne mise au point. J'ai déjà une idée de ce que je veux dégager d'important. Il y a aussi une coordination d'adjectifs épithètes à cheval entre deux vers avec "ou bleus" en rejet, et il y a un cas intéressant de rejet d'épithète suivi d'un complément du nom, procédé tout à fait admis dans la poésie classique : "Dans les enfoncements + magiques des montagnes ;" vers où "magiques" est en rejet, mais suivi d'un complément du nom qui se rapporte aussi au nom "enfoncements". Les classiques ne s'interdisaient pas de telles configurations, bien qu'il ne soit pas évident de dire en quoi le rejet d'épithète est atténué.
Enfin, quand on étude le dernier recueil posthume Les Destinées, on constate un retournement. Vigny a fini par préférer la versification classique. Il ne s'interdit pas quelques effets, mais il les pratique avec parcimonie, c'est le moins qu'on puisse dire.
Assez sur la versification : j'arrive maintenant au deuxième point important qui m'intéresse en ce qui concerne l'influence potentielle de Vigny sur Rimbaud. L'influence ne fait de versification est indirecte. Pour Rimbaud lecteur, l'influence d'Hugo, de Baudelaire, de Banville, de Verlaine et de Parnassiens suffisait. En revanche, il est question d'une "maison de berger de ma niaiserie" dans "Nocturne vulgaire", sachant que le poème "La Maison du berge" de Vigny moque déjà un "vulgaire effrayé". Il y a aussi des "herbages d'acier et d'émeraude" dans "Mystique" que certains commentateurs (Claes, Reboul, peut-être Claisse) ont rapproché d'un vers de "La Maison du Berger" en tant que notation de lumière : "Sur l'herbe d'émeraude et sur l'or du gazon," ce qui encourage là encore à voir dans "Mystique" un thème parent de "La Maison du berger". Eh bien! mon idée c'est que le poème "Larme" lui-même pourrait se rattacher au poème "La Maison du Berger" et cela serait à rapprocher de l'idée des "Bergers" qui "meurent sur les saisons" dans le poème "Bannières de mai" qui est contemporain de "Larme".
Il est question d'un éloignement volontaire, mais avec une différence nette puisque Vigny envisage un exil amoureux à deux, quand le poète se présente seul. Le train est présent et son brouillard dans "La Maison du berger", mais je ne sais pas trop encore jusqu'où mon raisonnement va aller à ce sujet. Il y a un désir de la Nature, un retrait dans la "bruyère" : "Il est sur ma montagne une épaisse bruyère..." clame Vigny. Et s'il est question de "pêcheur d'or ou de coquillages" dans "Larme", il est question de la "Poésie" comme "trésor" et "perle de la pensée" dans "La Maison du Berger". Et, vers la fin de "La Maison du berger", à l'avant-dernier vers précisément, nous rencontrons la forme participiale "Pleurant" en attaque d'alexandrin. La forme "Pleiurant" surgira en tête du dernier vers dans la version de "Larme" retenue pour le livre Une saison en enfer.
Evidemment, j'essaie d'être prudent et d'embrasser large. J'étudie aussi les pièces de Favart et les poésies de Desbordes-Valmore, puisque je n'oublie pas qu'un manuscrit des poèmes de cette époque cite un vers de la poétesse douaisienne, puisque je n'oublie pas que les "Ariettes oubliées" de Verlaine datent de la même époque et qu'au mois d'avril 1872 Rimbaud a envoyé avec sa partition musicale une pièce en vers de Favart "L'Ariette oubliée".Je songe évidemment aussi à Musset, à Banville, à d'autres encore, mais je pense que je tiens le bon bout et il me semble une bonne idée de bien envisager le cas de "La Maison du berger" face à certains poèmes rimbaldiens déroutants du printemps 1872. Pour moi, Rimbaud se positionne dans un débat romantique où l'exprès trop simple et le faux naïf des ariettes, des romances, permettent de faire entrer la perspective critique dans un jeu de cache-cache avec le lecteur.

lundi 27 août 2018

Voyelles, la lumière

Il y a de quoi être sombre et amer au sujet des "Voyelles", tant le public ne veut pas comprendre.
Il faut dire que vous, gens qui me lisez, vous êtes à peu près tous fautifs, vous ne faites pas de publicité à cette lecture et si vous publiez vous taisez ce que vous savez d'important.
Pour des raisons d'amour-propre, les gens qui ont déjà publié ne diront pas que j'ai raison, et, d'un autre côté, le public va s'appuyer sur un consensus mou et accommodant selon lequel nous ne saurons jamais la vérité, puisque cela fait un siècle et demi que ça traîne, et puisqu'aucune lecture n'a su s'imposer, les rares qui ont été admirées ont fini par passer pour ridicules, les plus fouillées, c'est-à-dire les miennes, laissant les intellectuels froids et indifférents.
J'y reviens pourtant, sachant que j'ai gagné le combat depuis longtemps. Le temps joue pour moi, la mauvaise foi s'éclipsera, me privant certes au passage d'une normale reconnaissance, mais pour ce qui est de la lecture elle sera présentée comme une évidence dans moins de trente ans désormais.
C'est un peu dommage pour les lecteurs honnêtes actuels qui, presque tous apparemment, ignorent l'existence de mon travail.
Personnellement, je pense que l'intelligence c'est aussi de savoir rendre les armes avant de passer pour un con.
Donc, reprenons.

Le poème "Voyelles" a pour sujet une association de lettres et de couleurs. Les lettres renvoient à l'alphabet graphique. Il ne s'agit pas d'un alphabet phonétique, il s'agit de l'alphabet graphique de 26 lettres, mais cela n'empêche pas de considérer que les lettres supposent la réalité de phonèmes. Cette nuance permet de minimiser l'idée d'un jeu oral sur le A qui serait l'interjection "Ah!", etc.
Nous avons les cinq voyelles de l'alphabet graphique : A E I O U. Le Y est exclu pour deux raisons. D'abord, sa prononciation "I grec" ne serait pas très heureuse dans un poème ; ensuite, ce n'est qu'au vingtième siècle qu'on a pris l'habitude d'inclure systématiquement le Y parmi les voyelles. Bien sûr, le poème se termine par un mot dont l'initiale est un "y", et ce "y" est sous forme de majuscule dans la copie autographe. Rimbaud en était à l'évidence conscient, mais ce n'est vraiment pas la subtilité essentielle. Pour un lecteur de l'époque de Rimbaud, la mention des cinq voyelles a un caractère exhaustif et l'interversion du U et du O confirme ce caractère exhaustif par une autre allusion à l'idée de totalité, par une allusion à un autre alphabet graphique, puisqu'on songe à la formule de l'Apocalypse : "l'Alpha et l'Oméga".
Pour les cinq couleurs, l'ensemble a l'air aléatoire et partiel. Nous avons le couple bien construit du noir et du blanc, puis un choix de trois couleur : bleu, rouge et vert. Pour retrouver un caractère exhaustif, il suffit de se référer à la théorie des couleurs primaires en optique, théorie développée par Helmholtz quelques années avant l'écriture de ce sonnet par Rimbaud.
Maintenant, il faut passer au plan du mystère du poème.
Les cinq couleurs sont des variations de la lumière. On dira que le noir est l'absence de lumière, mais gardons à l'esprit que les mouches sont "éclatantes". Associées à des lettres de l'alphabet, les couleurs sont inévitablement un langage de lumière. En même temps, les couleurs sont une marque d'embellissement du monde. Il s'agit donc d'une célébration. Enfin, si Rimbaud ne célèbre par le Dieu de la culture chrétienne qui est la sienne, il célèbre la lumière, et cela doit nous avertir que le poème n'est pas non plus satanique. Satan n'est plus Lucifer, celui qui porte la Lumière, il est l'homme perdu dans l'ombre. Or, dans "Credo in unam", la lumière est du côté d'une antiquité païenne, du côté d'une Vénus qui s'oppose au martyre chrétien.
C'est la base. Rimbaud reprend une idée johannique de la Lumière Verbe divin, mais il la retourne contre la religion. Cette idée de Lumière Vebre divin est présente dans l'oeuvre de Victor Hugo, mais elle l'est aussi chez d'autres écrivains romantiques.

Passons à l'étude des associations autour des cinq lettres maintenant.
Le noir est lié comme prévu aux "ombres", mais il est aussi l'expression d'une lumière diffuse, contenue, mystérieuse et imperceptible. Les "mouches" sont éclatantes.
Le blanc est inévitablement lié à la puissance du soleil qui découvre les cimes terrestres et les fleurs. Et cette puissance solaire suggère encore la création de l'or, but ultime des alchimistes, puisqu'il est question d'alchimie et de "fronts studieux" au vers 11 du sonnet.
Le rouge varie en "pourpre(s)". Or, la pourpre est associée par les poètes à la gloire du soleil.
Le vert représente inévitablement l'étendue terrestre et maritime quand elle est exposée au jour.
Le bleu enfin qui varie en violet renvoie à un ciel qui peut être d'azur, mais qui peut être bleu de nuit également.
En tout cas, les plans du U vert et du O bleu sont fonction de décors précis.
Dans la tradition littéraire, nous identifions cinq sens. La vue et l'ouïe sont les deux sens les plus importants et nous nous y référons constamment.
Dans les tercets, nous avons deux mentions clefs du corps, les fronts et les yeux. Il s'agit donc bien d'un poème de recueillement et révélation. Le front et les yeux supposent inévitablement l'activité mentale et spirituelle.
Le tercet du U vert désigne clairement son objet : des "cycles" de vie apaisants pour les "mers", les "pâtis", les "animaux" sous le regard observateur de vieux sages qui y trouvent une harmonie rassurante. Il est bien question de la Nature et il s'agit bien encore de l'accepter telle qu'elle est.
Le tercet du O implique clairement un plan céleste. Il est question du Jugement dernier, d'un mystère de la mort, mais d'un mystère transcendantal avec son plan céleste. Le poème s'intitulant "Voyelles", le mot rare "strideurs" implique les striures lumineuses du ciel comme autant de signes à interpréter. La contemplation du ciel comme mystère appelle inévitablement l'idée des "silences", rappel de l'inquiétude métaphysique de l'Homme. Les anges sont eux des êtres de lumière, des êtres qui en plus chantent la gloire de la divinité suprême, voir des anges c'est entendre des chants, là encore on perçoit l'important recoupement entre voyelles et couleurs au plan métaphorique. Et, pour citer "Eloa" de Vigny, les anges tirent des mondes du chaos. Il n'est même pas besoin de lectures ésotériques spécialisées pour envisager cela. Si nous poursuivons le rapprochement avec "Eloa" de Vigny, les anges sont des êtres de lumière et il y a une sorte de déclinaison jusqu'aux moins lumineux qui eux-mêmes n'approchent de la région sombre où a chuté Satan.
Tout cela, c'est des connaissances culturelles de base pour un chrétien.
Evidemment, en érotisant le regard de la divinité, Rimbaud subvertit le cadre de mystique chrétienne de son poème.
Les tercets du U vert et du O bleu ne posent pas de difficultés réelles de lecture, à cette réserve près qu'il y a aussi une allusion aux martyrs de la Semaine sanglante. Mais, si on laisse de côté cette référence, le sens mystique est des plus clairs. Je n'aurai qu'à compléter cela de considérations sur les parallèles entre séries tout à l'heure.
Reprenons maintenant les cas du A noir, du E blanc et du I rouge.
Il est évident que la succession du A noir et du E blanc suggère un passage de l'ombre à la lumière, de la nuit au jour, sentiment renforcé à la lecture avec le rejet de quatrain à quatrain et du coup la forme très particulière du premier hémistiche du vers 5 : "Golfes d'ombre, E, candeurs...", puisque c'est un cas unique de poème où le passage d'une couleur à une autre ne s'effectue pas en fin de vers, sinon de quatrain ou tercet. La fin du "E blanc" est à la rime du vers 6, la fin du "I rouge" est à la rime du vers 8, au bout du second quatrain, la fin du U vert est au vers 11, toute fin du premier tercet, et la fin du O bleu termine le poème, donc le vers 14 et le second tercet. Le A, le I, le U, le O commencent tous au début d'un vers, sinon d'un quatrain ou d'un tercet : A début du vers 3, I, début du vers 7, U, début du premier tercet, O début du second tercet. Il y a bien une singularité à faire se terminer le A noir et commencer le E blanc au beau milieu d'un hémistiche.
Qui plus est, si nous remettons en cause l'idée traditionnelle selon laquelle "Voyelles" aurait été composé en 1871 pour lui préférer une datation plus plausible proche des "Mains de Jeanne-Marie", daté de février 1872 par Verlaine, on se rapproche du célèbre poème "L'Eternité" dont je dénonce depuis longtemps qu'il soit envisagé comme coucher de soleil, alors qu'il est à l'évidence question d'une aurore "Nul orietur [nul il naîtra, prière du matin]" "De la nuit si nulle / Et du jour en feu", etc.
Le "A noir" ne décrit pas un spectacle nocturne pour autant. En fait, les mots clefs en sont "golfes" et "corset". Si on résume les deux associations, le A noir est corset ou golfes. Il s'agit donc du noir intime de l'intériorité partiellement soustraite au regard. Le "noir corset velu" est celui malgré de "mouches éclatantes", et les "golfes d'ombre" ont leur beauté, leur mystère, offrent de toute façon un spectacle à voir.
Mais justement, j'ai déjà parlé du U vert et du O bleu, je peux d'ores et déjà comparer ces trois séries dans le présent commentaire. Or, l'éclat sur le corps noir des mouches est comparables aux strideurs mystérieuses du plan céleste du O bleu. Ces Anges qui traversent le ciel en suscitant sont l'équivalent de mystère de ces petites mouches éclatantes qui cachent la vie dans leur corset velu... Ces mouches qui se nourrissent de cadavres dans les "puanteurs cruelles" ont à voir, qu'on le veuille ou non, avec les cycles de la vie des animaux qui paissent dans les pâtis du "U vert". Et je pourrais encore rapprocher les creux des "golfes d'ombre" et des "mers virides" pour suggérer l'idée de bien des "Mondes" qui traversent notre réalité humaine quotidienne.
Face à ce A noir d'intériorisation de la vie, il y a l'éclat du E blanc. Et là, dans le poème, il est très clairement question de la lumière du jour. Le passage du noir au blanc au milieu d'un hémistiche n'est pas la seule preuve. Les vapeurs supposent aussi cette altération de la nuit au jour, mais le blanc dans les associations du poème est appliqué classiquement à des éléments de décor qui s'exposent au soleil : des sommets montagneux pour les glaciers, des fleurs et des tentes.
Ce qui empêche les lecteurs de s'y retrouver, c'est que le corset et les golfes ne renvoyaient pas nécessairement à la nuit et il en ira de même avec les associations du rouge.
Le rouge, je vais en parler plus loin, mais il y a quand même la mention "pourpre" que je vais récupérer, car c'est un terme de transition entre le E blanc et le I rouge.
Prenons la section "Livre mystique" des Poëmes antiques et modernes de Vigny. Cette section contient trois pièces : "Moïse", "Eloa" et "Le Déluge". La première est qualifiée de "Poème", les deux autres de "Mystère". Vigny a eu les honneurs à Londres d'une conférence par le réfugié communard Eugène Vermersch qui n'a pas appliqué un refus sectaire du poète légitimiste, proche du second Empire même.
Prenons les premiers vers de "Moïse":

Le soleil prolongeait sur la cime des tentes
Ces obliques rayons, ces flammes éclatantes,
Ces larges traces d'or qu'il laisse dans les airs,
[...]
La pourpre et l'or semblaient revêtir la campagne.
[...]
Je n'ai cité que quatre des cinq premiers vers du recueil et je précise que je ne parle pas d'une source d'inspiration pour "Voyelles". Qu'est-ce que j'observe ? J'ai "tentes" et "éclatantes" à la rime, deux mots à la rime également dans "Voyelles". Au lieu de "flammes éclatantes" du soleil, on a des "mouches éclatantes". Et, pour les tentes, dans un cas elles sont éclairées par le soleil couchant, dans l'autre cas elles sont d'une blancheur qui attire l'oeil, ce qui suppose là encore un éclat du soleil. Deux fois, le mot "or" apparaît dans les cinq vers dans Vigny, Rimbaud évoquant plus discrètement cette matière noble par le recours au mot "alchimie". J'observe que l'idée de "pourpre" sert à caractériser la lumière du couchant en compagnie de l'or et qu'il est question d'une revêtement de couleurs pour la campagne.
Vous pouvez m'expliquer pourquoi je suis le seul à voir que les mots dans le poème de Vigny sont les mêmes que dans "Voyelles" parce que c'est tout simplement les mêmes images caractéristiques d'une description d'un bain de lumière ?
Rimbaud n'est même pas allé chercher midi à quatorze heures.
Et ces cinq vers sont ceux d'un poème intitulé "Moïse", grande figure de voyant dans La Bible, ce qui nous vaut le ramassé "Il voit ;" à l'attaque du vers 23. Et ce sage est bien sûr caractérisé par son front, Vigny n'ayant pas attendu Hugo pour le faire, puisque nous pouvons encore citer les vers 35-36 :

Lorsque son front perça le nuage de Dieu
Qui couronnait d'éclairs la cime du haut lieu,
sachant que cette seconde séquence du poème, se termine au vers 44 par un "hymne du Roi des Rois" avec de belles majuscules. Je ne parle pas d'une source au sonnet de Rimbaud, je parle de rencontres obligées, parce que les deux poètes jouent à élaborer une célébration de la lumière en relation avec l'idée de transcendance divine selon un patron biblique.
Le poème "Eloa", d'une certaine étendue, contient maintes allusions aux Anges en tant qu'êtres de lumière. Je l'ai dit plus haut : "Et tous les Anges purs [...]Et tout ce que le Ciel renferme d'habitants", "les purs Esprits, enfants de la lumière," etc. Mais ce n'est pas tout. Appréciez ce petit passage sur le Colibri de la Louisiane (deux diérèses dans la citation qui va suivre) :

Ainsi dans les forêts de la Louisiane,
Bercé sous les bambous et la longue liane,
Ayant rompu l'oeuf d'or par le soleil mûri,
Sort de son lit de fleurs l'éclatant Colibri;
Une verte émeraude a couronné sa tête,
Des ailes sur son dos la pourpre est déjà prête,
La cuirasse d'azur garnit son jeune coeur ;
Pour les luttes de l'air l'oiseau part en vainqueur...
Il promène en des lieux voisins de la lumière
Ses plumes de corail qui craignent la poussière ;
[...]

Après les "mouches éclatantes", "les flammes éclatantes", "l'éclatant Colibri"! On a bien un spectacle de lumière à chaque fois. Ce Colbiri n'est pas dans les "ombelles", mais dans les "fleurs". Son oeuf, l'équivalent de sa tente initiale, est "d'or mûri par le soleil", voilà pour l'éclosion au grand jour, et il ne manque même pas l'idée d'une "pourpre" que rehausse bien sûr l'éclat du jour. Le spectacle est... coloré, eh oui !
Vous permettez que je vous cite ce vers du poème "Le Déluge" au sujet de la Terre illuminée par le soleil :

La vois-tu s'embellir de toutes ses couleurs ?

L'idée morale de la candeur associée au blanc se rencontre dans plusieurs poèmes de Rimbaud, c'est aussi un lieu commun hugolien. Vigny, dans "Eloa", mais aussi dans d'autres poèmes, "La Femme adultère" en tout cas, joue lui sur la vision colorée de la pudeur. Un exemple dans "Eloa" :

Rose du Paradis ! Pudeur, d'où venez-vous ?

Là encore, pas question d'y voir une origine à l'image de Rimbaud. Ce qu'il faut admettre, c'est que "candeurs des vapeurs et des tentes", c'est une expression qui s'appuie sur un fond culturel assez facile à cerner. Les "vapeurs" sont des phénomènes atmosphériques qu'on peut traiter sous divers aspects, il y a un "lit de vapeurs" dans "Eloa", mais ces vapeurs sont celles de la naissance du jour, l'effet d'un réchauffement du sol, dans "Voyelles".
Pourquoi Rimbaud a-t-il choisi l'idée de "tentes", puisqu'à son époque on vit plutôt dans des maisons ? Le mot "tentes" a le mérite de la rime avec "éclatantes", le mérite de l'habitat antique, en sachant qu'à l'époque de Rimbaud on n'en était pas encore à remettre en cause le mythe d'une humanité dans sa jeunesse au cours de l'Antiquité, dans sa vieillesse à l'époque moderne. Aujourd'hui, nous avons des connaissances scientifiques autres. Nous concevons qu'avant d'être des humains nous avons été des primates et auparavant des espèces de lémuriens et encore bien avant des espèces de souris, et encore bien avant des reptiles mammaliens, et encore bien avant des poissons, etc., etc. Pour nous, l'idée que l'humanité était jeune dans l'Antiquité n'a plus aucun sens. C'est une absurdité qu'on accueille dans notre héritage culturel. Elle est mobilisée par Vigny dans la Note qu'il avait placée entre "Héléna" et l'ensemble du recueil tel qu'il avait été initialement publié en 1822 sous le titre Poèmes.
Mais il faut en avoir conscience de ce préjugé culturel quand on lit "Voyelles", tout simplement !
Je pourrais citer bien des vers de Victor Hugo où le jour touche la cime des montagnes, éveille les fleurs. J'ai déjà dit que la "fleur qui me dit son nom" dans "Aube" s'expliquait par le reflet de la lumière et par une référence au poème "Stella" de Victor Hugo quand l'étoile dit que l'étoile est sa soeur.
Les mêmes images se rencontrent inévitablement dans les trois poèmes du "Livre mystique" du recueil de Vigny.

Dans "Eloa" puis "Le Déluge", je relève encore les passages suivants :

Le vermisseau reluit ; son front de diamant
Répète auprès des fleurs les feux du firmament,
Le jour avait encor cette même lumière
Qui du Ciel embelli [...]
Et, je cite l'extrait suivant un peu artificiellement dans mon article, mais au moins parce qu'il a la beauté de transposition de vers hugoliens :

Quand du mont orageux ils touchèrent la cime,
La camapgne à leurs pieds s'ouvrit comme un abîme.
Voici maintenant des citations du poème "La Femme adultère" qui ne fait pas partie du "Livre mystique", mais du "Livre antique" :

Quand le soleil levant embrasa la campagne
Et les verts oliviers de la sainte montagne,
[...]
Tandis que de sa tente ouvrant la blanche toile,
Le pasteur qui de l'aube a vu pâlir l'étoile
Appelle sa famille au lever solennel,
Et salue en ses chants le jour et l'Eternel ;
[...]
En confrontant les associations du "E blanc" à de telles citations, sachant que j'en ferais de bien plus nombreuses encore en puisant dans Hugo, avez-vous toujours autant de mal à lire une référence au dévoilement des choses par la lumière du jour dans les associations du E blanc: oui, un peu, beaucoup, pathologiquement, pas du tout ?
 Je cite intégralement les vers 5 et 6 de "Voyelles", puis le début du vers 7 :

Golfes d'ombre, E candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpre, [...]
Si vous n'y arrivez pas, vous pouvez arrêter de lire Rimbaud : ce n'est pas fait pour vous. Mais rassurez-vous, il y a d'autres belles choses dans la vie...
Ce qui se passe, c'est que Rimbaud, sans être forcément compliqué, ne produit pas une suite sur les apparences du jour et de la nuit. Le "A noir" avait un rapport avec la nuit, mais ce n'était pas la nuit, c'était la lumière intérieure guettée dans l'ombre, c'était la matrice du corset et des golfes. Le E blanc, lui, c'est clairement le dévoilement par la lumière du jour. Le jour apparaît et frappe les tentes, les hauts glaciers, révèle les fleurs. A la limite, vous ne serez pas convaincus que les "rois blancs" doivent se comprendre comme une apposition à "glaciers fiers", mais la série "vapeurs", "tentes", "glaciers", "ombelles" fait de toute façon pression pour que vous compreniez que ces "rois blancs" ont une royauté d'exposition à la lumière. Qu'est-ce que vous croyez ? C'est simple. Vous allez chercher l'intertexte à "rois blancs", vous ne seriez pas un peu givrés, ma parole ? Oh ouais, on va recenser toutes les mentions "rois blancs", c'est parti : tagadap tagadap tagadap tagaclop tagaclop ah non je reprends tagadap tagadap tagadap...
Et, comme le A noir était matrice, le E blanc, sur la tente ou les pétales de fleurs, ben c'est un peu l'idée du Colibri, c'est le rayon qui fait éclore l'oeuf...
Enfin, le rouge, son motif, c'est très simple. Le spectacle du ciel embrasé au couchant n'est pas que pourpre, c'est un spectacle de sang, et le sang est le mot clef des associations du "I rouge". Le mot "sang" est carrément offert, livré en pâture à l'exégèse, à la césure avec rejet du vers 7 : "sang" hop je me concentre sur ce monosyllabe et je franchis la césure "craché". Le "sang" il anime le rire comme la colère, il monte en nous avec les "ivresses" et les peines. On a beaucoup mieux que le noir de la nuit, le blanc du jour, le rouge d'éclat solaire du soleil qui continue de se lever à l'horizon, et j'ai depuis longtemps déjà remis à plat ma lecture de 2003 où je voyais "Voyelles" comme une aurore. Je vois maintenant un poème sur la lumière des couleurs, mais en l'associant à des idées fortes très précises : "matrice", "éclat du jour sur les coquilles", "sang qui jaillit dans les luttes et les joies". Comme l'opposition des tercets est d'évidence celle du sublunaire et de la transcendance céleste, ben j'ai tous les éléments premiers du système...
Et puisque je prenais pour support de mes citations quelques poèmes de Vigny, je peux faire retour sur les images du dernier tercet. Je précise toujours que je ne parle pas de sources ou d'intertextes, mais d'éléments à rapprocher à la lecture pour se dire que, merde!, "Voyelles"est un poème qui a l'air hermétique, qui est puissant et original, mais qui fait son chemin en véhiculant des tas de lieux poétiques communs. Car, à part moi, qui lit les recueils de Vigny, de Victor Hugo, de Lamartine, de Leconte de Lisle, de Banville, de Gautier, de Dierx, etc., etc., et j'ai même envie de dire de Rimbaud ou Verlaine ? Et j'ai lu quantité de fois plusieurs de leurs recueils, quantité de fois ! Il n'est que trop évident que je sais de quoi je parle quand je dis que les images de "Voyelles" ne sont pas déroutantes pour quelqu'un qui s'est familiarisé avec la poésie du dix-neuvième siècle.
Voici un passage du poème "Eloa" où il est question du "front" et surtout des "yeux" :

Son front est inquiet ; mais son regard s'abaisse,
Soit que sachant des yeux la force enchanteresse,
Il veuille ne montrer d'abord que par degrés
Leurs rayons caressants encor mal assurés,
Soit qu'il redoute aussi l'involontaire flamme
Qui dans un seul regard révèle l'âme à l'âme.
[...]

Voici d'autres citations du même poème sur le silence de la nuit, bien sûr avec un traitement qui n'a rien à voir avec celui de Rimbaud :

Je leur donne des nuits qui consolent des jours,

Je le laisse, orgueilleux des bruits du jour vermeil,
Cacher des astres d'or sous l'éclat d'un Soleil,

Moi, j'ai l'ombre muette [...]

Le silence la suit [...]
L'ombre écoute un mystère avec recueillement.

Des Anges au chaos allaient puiser des mondes.

Surtout, ne voyez pas Satan dans "Voyelles", puisque justement l'appel à la lumière s'oppose au traitement du poème de Vigny. Mais comprenez le fond métaphysique de "Voyelles", je vous citerais des tonnes de vers de Victor Hugo...
Citons ces vers-ci du poème "Le Déluge" :

Les peuples déjà vieux, les races déjà mûres,
Avaient vu jusqu'au fond des sciences obscures ;
Les mortels savaient tout, et tout les affligeait ;
[...]

Comment ai-je connu le secret des étoiles ?

La mort de l'Innocence est pour l'homme un mystère,

et je termine par cette citation de "La Femme adultère" où il est question de Djizeuss :

Son doigt mystérieux, sur l'arène légère,
Ecrivait une langue aux hommes étrangère,
En caractères saints dans le Ciel retracés...
[...]

Si, après ça, vous ne comprenez toujours pas, au moins; la visée de sens de "Voyelles", moi, je n'ai plus qu'une énigme à résoudre, c'est la suivante : Pourquoi êtes-vous si bêtes ? Pourquoi ?

vendredi 17 août 2018

Article à paraître bientôt

Voilà apparemment mon retour dans les publications d'articles sur papier. Je pense qu'à la rentrée environ sortira le volume des actes du colloque "Les Saisons d'Arthur Rimbaud" qui s'est tenu à Paris en mars 2016.
Mon article est un peu particulier. Je l'ai écrit dans un style résolument accessible à tous. J'ai aussi évité les analyses de détail d'un texte pour privilégier l'apport d'un maximum d'informations générales.
Dans un premier temps, je montre qu'on peut encore renouveler la perception d'ensemble de l'Album zutique. C'est une avalanche de considérations inédites. J'explique un peu, et cela intéresse la biographie de Rimbaud, que la relation du poète à Verlaine, Valade, aux zutistes et aux dirigeants de la revue La Renaissance littéraire et artistique a commencé lors du séjour à Paris du "25 février au 10 mars" et j'envisage même des conséquences pour la lecture des lettres "du voyant". Ce que je n'ai pas écrit dans l'article, c'est que je n'excluais même pas que Rimbaud ait lancé des compositions aujourd'hui perdues dans l'Album des Vilains Bonshommes, alors que j'envisage la chose comme plausible. J'explique que l'Album zutique n'était pas dans les mains de Charles Cros, mais de Léon Valade. Je fixe un certain décor et une certaine ambiance également, en relayant bien sûr la contribution de Daniel Courtial au sujet du repérage du local des zutistes à l'Hôtel des Etrangers en maintenant toutefois le caractère hypothétique de la localisation. Je livre les arguments et les dernières difficultés à surmonter à ce sujet. Un truc que je n'ai pas dit dans l'article, alors que j'y pense, c'est que Rimbaud a pu composer sa dernière contribution zutique "Ressouvenir" au moment même du passage de Delahaye. Je devrais étudier les dates du passage de Delahaye pour voir si ça ne peut même pas coïncider avec les compositions finales de Cabaner et Rimbaud : "Que fais-tu..." et "Les Remembrances du vieillard idiot".
Un des apports importants, c'est de montrer que l'Album zutique a un modèle précis du côté des publications récentes de Poulet-Malassis et que, du coup, la publication de l'Album zutique sous le manteau n'était en aucun cas exclue, contrairement à l'idée d'une pure littérature de l'ombre qu'on s'en fait aujourd'hui.
Dans un second temps, j'ai travaillé sur trois sujets précis. D'abord, après avoir rappelé mon antériorité et les arguments au sujet de la datation des contributions zutiques, face au livre de Teyssèdre et Lefrère qui en a ensuite fait usage, je montre les défauts de l'approche chronologique page par page de Teyssèdre. Je développe une idée qui a été d'emblée saluée comme importante lors du colloque : celle de transcriptions en séries avec des interactions entre contributeurs qui pratiquent l'émulation entre eux. Je montre que l'ordre des transcriptions n'est pas toujours celui qu'on croit, mais qu'on peut révéler ce qu'il s'est passé pour des feuillets bien précis, les premiers notamment ou bien le secteur des feuillets 19 à [23]. C'est plus de l'analyse du document que de l'analyse littéraire, mais c'est un gros révélateur pour les études à venir. Au fait, si j'ai indiqué dans mon article que le sonnet "Propos du Cercle" avait été composé après "Le Sonnet du Trou du Cul", mais reporté avant dans le corps de l'Album, et si j'ai dit que la majuscule à "Cercle" dans le titre s'expliquait par la majuscule à "Cul" d'un manuscrit support perdu, j'ai évité de le faire dans l'article, mais je le fais ici : la phrase attribuée à Antoine Cros en réponse à Mérat : "Zutisme est le vrai nom du cercle!" implique un rejet à la césure : "Zutisme est le vrai nom + du cercle ![...]" du dernier vers du premier tercet, le suivant tercet se ponctuant par la réplique "Ah ! merde !" attribuée à Rimbaud, ce qui veut dire que le cercle est une figure de l'anneau (autocensure ludique), ce qui veut bien dire que "Propos du Cercle" sert à annoncer le sonnet suivant de Verlaine et Rimbaud. Mon deuxième sujet, c'est de montrer justement que le "Sonnet du Trou du Cul" est une parodie complexe. Nous avon deux auteurs, Verlaine pour les quatrains et Rimbaud pour les tercets, une cible parodique Mérat, mais une imitation de deux recueils distincts. Et Rimbaud dans les tercets fait allusion très souvent aux mêmes poèmes que Verlaine dans les quatrains, ce qui prouve la concertation. La vérité de cette parodie à deux niveaux avait été entrevue, mais je dévoile toute la portée de la révélation.
Le dernier point, c'est celui des poèmes en vers d'une syllabe. Dans son livre sur les vers d'une syllabe, Alain Chevrier avait signalé à l'attention de bons documents, mais à aucun moment il n'établissait les liens nécessaires. Personne, après 2002, date de parution du livre d'Alain Chevrier, n'a dit que les sonnets en vers d'une syllabe des zutistes parodiaient précisément tel ou tel auteur. Désormais, outre que j'offre ma propre perspective historique sur les poèmes en vers courts, on pourra dire qui est parodié. Je dis d'ailleurs dans mon article que si je n'ai proposé aucun tableau je leur livre la méthode d'accès, il suffit de relever les emprunts, pêche miraculeuse garantie. Or, le sonnet en vers d'une syllabe a deux cibles parodiques, d'un côté un ami de Barbey d'Aurevilly, de l'autre un ennemi du Parnasse, et je donne des preuves tangibles que les deux cibles sont à prendre en considération. Je donne des arguments pour expliquer pourquoi les sonnets en vers d'une syllabe (ou de deux, trois ou six syllabes) ne sont pas signés. Il y a parfois des subtilités auxquelles personne ne pense. J'explique à quoi fait allusion le mot "Conneries" également.
Comme je n'ai pas tout dit, d'autres articles zutiques sont à venir. J'annonce d'ailleurs des enquêtes ultérieures sur Daudet ou sur l'étonnant poème en vers d'une syllabe attribué à Baudelaire au point de figurer dans les éditions de ses Oeuvres complètes. Je démontre au passage que c'est un faux dans l'article...
Voilà ce qui s'annonce dans cet article bien nourri. Il sera assez long, une quarantaine de pages.

mercredi 8 août 2018

De la farce d'une clef de lecture sans lecture de "Voyelles" dans le livre Cosme de Guillaume Meurice à une réelle approche fine du sens du poème !


Le texte suivant devait être remis à la journaliste Lauren Malka pour son projet de confrontation de points de vue des rimbaldiens au sujet de l'interprétation de "Voyelles" par Cosme Olvera dont le roman Cosme de Guillaume Meurice rend compte. Comme il est question d'inviter Cosme Olvera à répondre, il m'a été demandé d'atténuer mon texte, mais ça me pèse à un point pas possible. Je n'ai lu ce livre Cosme que parce que j'y ai été invité par la journaliste. Je ne l'aurais pas lu, je n'ai jamais lu le livre d'Eddie Breuil que j'ai acheté pourtant au bout de je ne sais combien de mois. Ce que je crains, c'est qu'on fait de la publicité à un farfelu. On va bientôt citer Eddie Breuil et Cosme Olvera dans les éditions de référence des Oeuvres complètes de Rimbaud. J'ai même reçu un commentaire sur ce blog que je n'ai pas mis en ligne, car il était injurieux, où un courageux "Unknown" me traite de jaloux malhonnête qui pinaille. Ah! ce sacré "Unknown", s'il savait... Lisez ce qui suit, vous serez édifié sur plusieurs points. Puis, à la fin, si vous voulez une lecture de "Voyelles" qui dépasse de très loin tout ce que les autres peuvent écrire, eh bien lisez jusqu'au bout... Si vous ne comprenez pas que vous devez mettre en relation le "corset" et les "golfes", puis les surfaces des "tentes", des "glaciers" et des "ombelles", plus loin apprécier l'opposition du plan terrestre au plan cosmique entre les tercets, et ainsi de suite, cela veut tout simplement dire, lecteurs, que vous n'êtes pas intelligents et que vous ne le serez probablement jamais. A vous de voir dans quel camp vous voulez poser. Moi, je veux bien qu'on dise, dans une note d'une édition des œuvres de Rimbaud, que Cosme Olvera a dénombré 666 caractères sur le manuscrit autographe de "Voyelles". Mais ce n'est pas une clef de lecture, plutôt un indice supplémentaire d'un lien déjà connu avec l'Apocalypse selon saint Jean, et dans son livre, sans parler des idées qu'il reprend à d'autres discrètement, il n'y a de toute façon aucune lecture, aucune élucidation du sens d'un seul vers. Il ne lit pas le texte, même pas. Vous lisez ce livre, vous ne pouvez rien dire sur "candeurs des vapeurs et des tentes", sur "Paix des pâtis semés d'animaux", sur "rayon violet de Ses Yeux", etc., etc. Il n'y a rien dans ce livre, rien du tout !!!! Et les poèmes de Cosme Olvera, qu'en dire de gentil ? - C'est du vent. Pshhhh !
Si on édite mal le poème, il ne fait plus 666 caractères et donc, pour Cosme Olvera et Guillaume Meurice, le sonnet devient illisible ou incompréhensible. Et il y a des gens qui prennent un tel propos au sérieux. Mais vous imaginez le peuple d'abrutis qui va dire étudier le sonnet "Voyelles", qui va prendre le texte et compter les caractères pour arriver à 666 et avoir la révélation ! Non, mais... Je vais rien dire, je vais me faire censurer et on évitera de recenser mon article. Mmmh ! De toute façon, vous l'avez compris, je n'en pense pas moins.


***


Cosme Olvera a le droit de mépriser les autres avec orgueil et Guillaume Meurice celui d’écrire un livre pour complaire à un ami. Néanmoins, l’alliance d’un poète qui se dit injustement relégué à la misère sociale et d’un humoriste qui adopte un style corrosif pour casser du sucre sur le dos de sortes de détenteurs du savoir peut déjà poser un problème de légitimité dans le débat intellectuel. Le livre Cosme de Guillaume Meurice est le nom d’une revanche, plus qu’artificielle, contre l’école, les maîtres et un « establishment » fantasmé pour l’occasion. Les sonnets et raisonnements médiocres d’Olvera sont ici portés à bout de bras par les effets de manche d’un humoriste qui a l’air gentil, mais qui est quand même dans l’utilisation de la répartie au service d’une illusion de force en société. De surcroît, il existe un écart entre les prétentions de Cosme Olvera et la réalité très mince de son apport. Celui-ci ne fait pas une séparation claire entre son travail et celui des universitaires. Il les moque, mais l’essentiel de ce qu’il semble s’attribuer vient de cette masse de lectures qu’il raille et caricature de manière biaisée. Cela va encore plus loin, puisque Cosme Olvera confond les plans d’analyse. Il ne lit pas les vers, il cherche un code qu’il plaque sur, même pas des expressions, mais une partie des mots du sonnet. Il appelle lecture le fait de relier « Voyelles » au chiffre de la Bête. Il appelle jouer avec la forme du sonnet, non pas le travail sur les quatrains et les tercets, sur les rimes, sur les césures, sur l’enchaînement des expressions, mais le fait de dénombrer 666 caractères ou bien le fait de croire repérer ce nombre de différentes manières, ce qui n’est pas riche du point de vue du sens, ce qui ne correspond pas à l’acte de lire un texte, ce qui ne suppose aucune compétence particulière. Ce n’est plus de la poésie, c’est un jeu de patience pour gamins. Cosme confond la réussite dans la critique littéraire avec les super pouvoirs de Superman, sauf que Superman est fondé sur des trucages de films et l’interprétation de « Voyelles » par Cosme sur des tours de passe-passe qui n’ont aucun intérêt littéraire. Aucune culture au monde ne saurait se satisfaire d’une telle ruse sournoise.
Dans le sixième et dernier chapitre intitulé « Y » du livre Cosme de Guillaume Meurice, la personne imposée en sujet du livre, à savoir le plus grand poète de la Terre Cosme Olvera, prend à son tour la plume pour donner une explication du sonnet « Voyelles ». Selon une méthode déjà plusieurs fois éprouvée à propos du même poème de Rimbaud, Olvera nargue les interprétations anciennes et propose une solution inédite à laquelle personne n’aurait jamais songé. L’explication s’étend sur une trentaine de pages, mais l’analyse du sonnet cède bien souvent la place à un discours verbeux sur le double mérite de poète et de lecteur de ce Cosme qui se présente comme le confident privilégié de Rimbaud et son plus digne héritier littéraire : « Cent-vingt-cinq années entre le moment où tu créais le sonnet et sa résolution par mes soins », « Je réservais la révélation », « je suis enfin venu à bout de Voyelles », « Vingt ans à être le seul », « Des mois que ma raison m’envoie ses strideurs pourpres pour me signaler […] », « mes parties d’échecs mentales », « tous les moyens mis à la disposition de ma singularité créatrice », « Mes activités à l’armée », « Tu devines bien ce que je leur dirai ? », « Je suis l’autre », etc., etc. En fait de révélation, la lecture du sonnet se double d’une autre : Cosme aurait découvert qu’il avait eu la même invention que Rimbaud dans un de ses sonnets. C’est « en voulant vérifier sur Voyelles une de [s]es clés, après l’avoir utilisée », qu’il aurait découvert rétrospectivement que Rimbaud avait eu la même audace. Cette clef, objet d’une annonce dramatisée dès le début du chapitre « A » par Guillaume Meurice, est dévoilée progressivement dans le chapitre « Y ». Olvera nous familiarise avec certains renvois à l’Apocalypse selon saint Jean, puis il dévoile de petits procédés mesquins pour finir par nous dire que le sonnet comporte 666 caractères, ni plus ni moins. Apprenez à cacher le chiffre de la Bête dans vos poèmes, c’est ça le génie, le reste est littérature… Dans un chapitre en forme de lettre à Je et à Tu avec Rimbaud, où, tout à la fin, le lecteur est lui-même congédié !, bien des paragraphes sont consacrés à une quantité importante de digressions sur le prénom « Cosme », sur ce que notre grand poète contemporain fait de précieux de sa vie, sur sa pratique des échecs, sur la chance d’habiter à Paris, sur l’aventure trépidante qu’a été sa quête d’un fac-similé du manuscrit autographe de « Voyelles », sur son étonnement qu’une personne avec une situation sociale aussi modeste que la sienne ait trouvé la solution avant toute autre pour la pièce de quatorze vers la plus commentée de l’histoire de la Littérature, et ainsi de suite.
Cosme prétend avoir pris la peine de lire massivement les rimbaldiens, il concède avoir tout de même bien appris de tous leurs errements, mais il ne les cite guère, si ce n’est horresco referens « Robert F. », lequel n’est ici qu’un repoussoir bien commode, au-delà du caractère effectivement « grotesque » de la lecture soutenue par le célèbre révisionniste. Le problème, c’est que, si Cosme prétend englober tout ce qui a été publié sur « Voyelles » dans une masse d’interprétations courantes qui n’ont pas convaincu, encore faut-il être en mesure d’opposer des interprétations réellement inédites. C’est là que le bât blesse. Pour le premier vers : « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, » après quelques moqueries sur le dos des prédécesseurs, Cosme écrit ceci :

Evidemment, il s’agit des trois couleurs dites fondamentales dans le monde des ondes où la lumière se décompose en différentes longueurs d’icelles générant les trois couleurs de base, qui permettent d’obtenir les autres teintes par mélange, à savoir le bleu (bleu violet), le vert et le rouge vermillon.
Entrée de la lumière, donc.
Ce qui tendrait à valider le blanc, la lumière blanche étant la somme de toutes les couleurs de l’infrarouge et le noir l’absence de lumière.

Comment Cosme, qui a forcément dû se rendre compte que les deux revues les plus connues consacrées à Rimbaud sont Parade sauvage et Rimbaud vivant, peut-il ignorer que cette hypothèse de lecture a été soulevée à plusieurs reprises ces dernières années ? En 2003 (article « Consonne » dans la revue Parade sauvage, n°19), j’ai souligné l’importance du motif de la lumière comme verbe divin pour la compréhension du sonnet. En 2005, dans le cinquième volume de colloque de la revue Parade sauvage, un autre de mes articles avait précisé qu’il était question dans « Voyelles » de la trichromie additive (rouge, vert, bleu), celle-ci étant distincte de la trichromie soustractive, plus connue, qui est utilisée en peinture (rouge, jaune, bleu). Suite à une conférence « Lecture de ‘Voyelles’ » que j’ai faite au célèbre café Le Procope le 18 décembre 2010, j’ai publié un nouvel article « Lectures intertextuelles de ‘Voyelles’ » avec une première vraie mise au point au sujet de l’allusion à la trichromie rouge, vert, bleu dans la revue Rimbaud vivant en juin 2012, tandis qu’un autre intervenant, Victor Gysembergh, a publié un peu après dans un article de la revue Parade sauvage (N° 23, 2012) la même idée en l’associant au savant allemand Helmholtz. Enfin, j’ai découvert que René Étiemble, le pourfendeur des mythes de Rimbaud mais piètre commentateur, avait lui-même envisagé que l’anomalie du passage du dernier tercet du bleu au « violet » pouvait s’expliquer par les travaux de Helmholtz en optique. Cette référence est rappelée dans un ouvrage parascolaire des années 1990, le livre Douze poèmes de Rimbaud analysés et commentés de Marie-Paule Béranger. Cosme aurait pu préciser de telles antériorités, d’autant plus que son écrit passe rapidement sur cette mise au point, voire en ignore toute la force de déploiement : il ne traite même pas de l’idée de la Lumière comme Verbe divin, ce qui implique pourtant l’Évangile selon saint Jean, saint Jean ayant longtemps été l’auteur supposé ce cet Évangile et de L’Apocalypse. L’auteur se fend plutôt d’une exclamation « Évidemment » qui a l’air d’indiquer qu’il sait très bien que cette thèse de lecture a déjà été proposée. Il ne la développe pas, bien qu’il prétende maîtriser le sens de ce sonnet depuis 1997. Il a eu tout le temps nécessaire pour peaufiner son interprétation, non ?
Pour l’essentiel, la lecture de Cosme consiste à assimiler le sonnet « Voyelles » à une menace cataclysmique nourrie de références au texte de l’Apocalypse selon saint Jean. Là encore, la démarche est étrange. Cosme présente comme nouveaux des éléments de lecture établis depuis fort longtemps. Tous les rimbaldiens savent, dès la sortie du berceau, que l’ordre des voyelles a été bouleversé pour créer une allusion à la formule de l’Apocalypse : « l’alpha et l’oméga », et que le dernier tercet réécrit quelque peu un extrait de « La Trompette du jugement », poème final de La Légende des siècles de Victor Hugo de 1859, seule des trois versions du recueil (59, 77, 83) qui pouvait être connue de Rimbaud à l’époque (premiers mois de 1872). Cette réécriture du texte hugolien implique même une inversion de « clairon suprême » à « Suprême Clairon ». La découverte a été faite par Jean-Bertrand Barrère qui a publié l’article suivant « Rimbaud, l’apprenti-sorcier. En rêvant aux Voyelles (Une hypothèse investigatoire) », dans la Revue d’histoire littéraire de la France, dans le numéro de janvier-mars 1956 (p. 50-64) : c’est une référence bien connue.
Partant de là, la contribution de Cosme, au plan de la lecture du texte stricto sensu, se réduit à un unique apport hypothétique. Hypothétique pour deux raisons : d’une part, je n’ai pas vérifié si l’idée était inédite, d’autre part, cette thèse est bancale comme nous allons le voir maintenant. Rimbaud aurait repris l’ordre de défilement des couleurs : noir, blanc, rouge, vert, au récit des quatre cavaliers de l’Apocalypse qui fait se succéder un cheval noir, un cheval blanc, un cheval rouge et un cheval vert. Cependant, l’auteur n’étaye pas son analyse, il se contente d’affirmer qu’il s’agit d’une première clef importante pour lire le poème à travers une petite fenêtre, la grande clef pour ouvrir les portes de la perception viendra plus loin. En revanche, il doit concéder que sa clef ne joue pas correctement dans la serrure puisqu’il manque la mention du bleu. Qu’à cela ne tienne, en un tour de passe-passe, la difficulté est vaincue : il nous suffit d’admettre que « bleu » est la corruption du nom « Dieu » comme l’attestent nombre de jurons : « sacrebleu », « corbleu », « jarnibleu », etc. Voilà pour la solidité de la clef. Au passage, nous remarquons que cette interprétation bancale a l’étrangeté de renoncer à celle bien plus solide d’une représentation complète de l’origine des couleurs par l’association du couple noir/blanc à la trichromie rouge/vert/bleu. Étrange renoncement ! Quant à la lecture proposée, elle se résume à l’idée que ces quatorze vers annoncent une révélation satanique (je renonce à entrer dans des nuances d’interprétation plus subtiles qu’on ne manquera pas de m’objecter) : on n’en saura pas plus. Rimbaud a écrit quatorze vers, mais Cosme nous fait entendre involontairement que, si Rimbaud s’était contenté du graffiti 666 sur un mur de la Sorbonne, ç’aurait été aussi classe. D’ailleurs, si Rimbaud et Cosme sont des génies de la poésie, c’est pour des tours de passe-passe.
Au vers neuf, au centre du poème, Rimbaud aurait inscrit le nombre de la Bête en chiffres romains en se servant directement de la graphie des lettres « v » et « i » : « U, cycles, vibrements divins des mers virides ». Sur le manuscrit, ces trois mentions espacées « vi » sont pourtant moulées dans une écriture cursive en lettre minuscules, ce qui ne rend pas fort visuel le procédé. Ceci n’inquiète pas un instant l’enthousiaste Olvera. Je veux bien être jaloux de cette découverte subliminale, mais n’étant pas né… malin, j’aurais quand même aimé que ce qui n’est qu’un gadget soit expliqué en fonction des mots soit du seul vers 9, soit du premier tercet. Le nombre de la Bête serait inscrit également à l’horizontale ou à la verticale dans les abondants recours à la lettre « d ». Cette lettre « d » revient assez naturellement à l’initiale de prépositions ou formes contractées en début de seconds hémistiches aux vers 3, 4, 5, ce qui ferait un 666 vertical si nous tenons le manuscrit à l’envers. Les « d » du dernier tercet formeraient une espèce de croix de deux 666, l’un vertical, l’autre horizontal, sauf qu’il n’y a pas cinq « d », mais six dans ce dernier tercet. Quatre de ces « d » sont l’initiale de prépositions ou formes contractées, deux sont à l’intérieur d’un mot : « plein des strideurs étranges », « des Mondes et des Anges », « de Ses Yeux ». Si Rimbaud a voulu dessiner une croix avec des « d », je n’ai qu’une chose à dire, c’est qu’il nous a pondu un poème vraiment très mal soigné. Pire encore, même s’il n’allait pas être publié de longtemps, sur son manuscrit, au lieu de transcrire les « d » à la manière d’un « 6 », il transforme le jambage supérieur, la barre verticale attendue si vous préférez, de plusieurs « d » à l’initiale de mots en une énorme boucle sur la gauche. A-t-il eu peur d’être démasqué qu’il a rendu ainsi ses « 6 » à l’envers méconnaissables ? L’autre gadget, celui qui serait décisif cette fois, c’est qu’un laborieux dénombrement révèlerait la présence du chiffre de la Bête dans le nombre de caractères du sonnet « Voyelles » comme du sonnet « Oraison du soir ». Olvera compte les caractères un par un, mais aussi les espaces. Il compte les apostrophes (« l’alchimie », « d’ombre », « d’animaux »), les espaces devant les doubles points (« : ») ou devant les points-virgules, mais aucun espace devant les virgules et les points, selon une logique typographique du texte à imprimer. De fait, en procédant de la sorte et en excluant le titre, nous avons bien 666 caractères sur le manuscrit autographe. Dans un « post-scriptum » à son espèce de lettre, Olvera exulte : « Pour les témoins réfractaires qui ne verraient là qu’une simple ‘coïncidence’, je les invite à vérifier que la même clé apparaît dans Oraison du soir (Oraison : prière méditative centrée sur la contemplation divine !) et à demander à leurs amis mathématiciens de calculer la probabilité pour que la singularité de ces deux faits indiscutables soit l’œuvre du simple hasard… » Pourtant, il ne s’agit là que d’une coïncidence. Un sonnet d’alexandrins tend naturellement à avoir entre 600 et 700 caractères, selon ce type de décompte, ce qui invite à penser que les poèmes de 666 caractères sont légion et qu’il est très facile de retoucher un tel type de poème pour arriver au nombre de la Bête par fait exprès. Mais, dans le cas de Rimbaud, il en va différemment. Verlaine a recopié une version antérieure. La version de Verlaine comporte 667 caractères. Pour le premier vers, la version de Verlaine implique neuf caractères supplémentaires à cause d’une ponctuation différente.

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, (manuscrit autographe)

A, noir ; E, blanc ; I, rouge ; U, vert ; O, bleu : voyelles, (copie manuscrite de Verlaine)

En revanche, pour les treize autres vers, la copie de Verlaine comporte dix caractères en moins, à cause des variantes suivantes : « Lances des glaciers fiers » contre « Lances de glaçons fiers », « Que l’alchimie imprime » contre « Qu’imprima l’alchimie » (l’apostrophe comptant pour un « e », un espace en moins d’une leçon à l’autre), « pourpres » contre « pourpre », « plein des strideurs étranges » contre « plein de strideurs étranges », « latentes : » contre « latentes. » (un espace en moins), « Golfes d’ombre ; » contre « Golfes d’ombre. » (encore un espace en moins), « ivresses pénitentes ; » contre « ivresses pénitentes, » «  « virides ; » contre « virides, » et « grands fronts studieux » contre « doux fronts studieux », mais cela est compensé par deux caractères supplémentaires : « d’animaux, » contre « d’animaux ; » (un espace supplémentaire) et « des Anges ; » et « des Anges… » (un espace et un signe de ponctuation contre une suite exacte de trois points). Cosme pourrait tout aussi bien considérer que Verlaine n’a commis qu’une faute de transcription sur un signe de ponctuation, par exemple le point-virgule « d’animaux ; » qui s’oppose à l’autographe « d’animaux, » mais il préfère penser que Verlaine s’est trompé d’un caractère parce qu’il ne connaissait pas le sens caché du poème ! Dans son ouvrage, Olvera ne donne jamais le nombre de caractères qu’il a relevé pour la copie de Verlaine, ce qui est déconcertant. Il déclare juste que le nombre n’y est pas. Olvera imagine encore que Verlaine retouche librement le texte de son ami, ce qui serait assez culotté. Olvera a manqué une occasion de présenter son idée avec force, puisqu’il suffisait de soutenir que les 667 de la copie Verlaine ne venait que d’une légère erreur de calcul corrigée dans la leçon autographe. Au lieu de cela, c’est le manque de sérieux qui éclate au grand jour.
Olvera considère également que Verlaine se trompe dans la leçon « rais blancs » au lieu de « rois blancs », mais sans s’expliquer nettement sur le sujet et sans que cela ne change rien au décompte. La variante « candeurs » / « frissons » (huit caractères à chaque fois) n’a pas non plus à retenir notre attention ici. Fait exprès ou pas, la coïncidence n’étant pas exclue, loin de là, les 666 caractères du manuscrit autographe ne s’imposent pas pour autant comme une clef de lecture, même si deux références à l’Apocalypse qui apparaissent de manière indéniable dans le dernier tercet : « l’Oméga » et le « Suprême Clairon », peuvent favoriser l’inclusion d’une allusion supplémentaire.
Là où le raisonnement devient franchement étrange, c’est qu’Olvera prétend que le poème était mal édité et ne comportait pas la mesure indispensable de 666 caractères, mesure sans laquelle, on ne sait pas pourquoi, le poème deviendrait illisible. Le poète Cosmé, qui se revendique « technicien de surfaces poétiques », travaille plutôt dans la cosmétique des lettres. En 1997, date de la prétendue révélation, la version du manuscrit autographe avait déjà la préférence sur la copie de Verlaine auprès des éditeurs. En 1999, dans l’édition des Œuvres complètes d’Arthur Rimbaud par Pierre Brunel dans la collection « La Pochothèque », au Livre de poche, les deux versions sont publiées l’une à la suite de l’autre, mais c’est la copie Verlaine qui est erronée, le onzième vers étant édité sur le modèle de l’autographe. Or, si Olvera prétend que le manuscrit autographe n’est jamais édité, ce qui est faux, ou qu’il l’est mal, il ne remet en cause l’établissement du texte du manuscrit autographe que pour le seul dernier vers. Meurice offre le texte imprimé de la leçon proposée par Olvera à la page 17 de son livre. Il y a bien une différence à la fin du vers 13 : un double point dans les éditions correctes du manuscrit autographe et un point-virgule dans la version fantasmée par Olvera, qui n’a sans doute pas l’habitude de voir un point plus gros que l’autre sur un manuscrit, mais cela ne modifie pas le nombre de caractères, et donc n’altère pas l’épouhvanhtahble nombre de la Bête. En revanche, deux différences sont à observer pour le dernier vers.

Manuscrit autographe : – Ô l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

Leçon poétique de Cosme Olvera : –Ô l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !–

Olvera supprime un espace après le premier tiret et il ajoute un tiret directement collé au point d’exclamation final. Il pense que le poème se termine par une parenthèse entre deux tirets, ce qui est déjà comique. Il trahit les deux leçons manuscrites qui toutes deux laissent un espace après le tiret introducteur, la copie de Rimbaud comme celle de Verlaine. Il ne tient pas compte des règles d’impression scrupuleusement suivies par les éditeurs. Il croit transformer une tache d’encre brève et même pas horizontale en un tiret équivalent à celui très long qui lance le vers. Il ne sait pas identifier un tiret expressif pour démarquer la pointe que forme le dernier vers du sonnet. Mais, surtout, dans l’opération, il enlève un caractère (un espace) et en ajoute un seul autre (un tiret), ce qui veut dire que du manuscrit autographe à la révélation de la version d’Olvera nous avons le même nombre de caractères. Les deux versions : l’authentique suivie par les éditeurs, l’erronée de Cosme Olvera, ont toutes deux 666 caractères. Or, le raisonnement d’Olvera, c’est que la version des éditeurs ne comporte pas 666 caractères. Cherchez l’anomalie. S’il est manifeste que la version autographe comporte 666 caractères, ceci refroidira, je l’espère, ceux qui pourraient trouver la révélation éblouissante. Il n’est même pas besoin de compter tous les caractères, il suffit de s’intéresser aux différences pour s’apercevoir que 1-1=0, que la version habituellement éditée compte le même nombre de caractères que celle modifiée par Olvera.
Toutefois, j’ai ici un fait troublant à rapporter. En 1999, chez Honoré champion, Steve Murphy a publié le premier tome d’une édition philologique des Œuvres complètes d’Arthur Rimbaud. Ce tome I « Poésies » porte sur l’intégralité des poèmes en vers. C’est avec l’édition de la Pléiade l’ouvrage de référence pour l’établissement du texte de Rimbaud, l’ouvrage à consulter en priorité. Olvera prétend que sa découverte date de 1997, mais nous sommes en 2018 quand il publie sa solution. Or, à la page 580, Murphy offre une transcription étonnante du dernier vers de « Voyelles » qu’il accompagne d’une note en bas de page. Voici la transcription de ces deux lignes importantes pour notre débat. J’y ajoute le vers 14 tel que copié par Verlaine.

« 14 – O l’Oméga, rayon violet de ses yeux ! »

« 14 – Ô l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !            – A. Rimbaud »

« 14 On pourrait proposer un second <–> en fin de v., mais ce trait semble plutôt être une sorte de paraphe, compte tenu de sa position très basse sur la ligne. »

Remarquez bien l’important espace qui sépare la fin du dernier vers du prétendu tiret dans la transcription de Murphy. Étonné, j’ai vérifié sur un fac-similé du manuscrit. L’éditeur du livre de Meurice en propose deux. Vous en avez un sur le bordereau bleu qui accompagne l’ouvrage et un autre à la page 8. Le tiret qui lance le vers 14 est très long et le poète a même dû appuyer avec la plume. En revanche, aucun tiret après le point d’exclamation. Ce qui apparaît, c’est, en forme de virgule à l’envers, une tache d’encre qui témoigne d’une fébrilité du poète en fin de transcription. On pense plutôt à un remords de plume, le poète était à deux doigts d’ajouter trois points de suspension à la suite du point d’exclamation, tout simplement. Cette tache est bien trop brève, bien trop légère, que pour être comparée au long tiret qui lance le vers. Et la signature « A. Rimbaud » est bien sur la même ligne que le dernier vers. Pourquoi alors Murphy a-t-il cru remarquer un tiret, et pourquoi l’a-t-il mis devant le « A » de la signature et non à la suite du point d’exclamation ? En fait, en-dessous du « A », nous avons une barre oblique rapide qui correspond à n’en point douter à un paraphe. Nous pouvons nous demander si Murphy a rédigé sa notice avec le manuscrit sous les yeux ou s’il n’a pas procédé au moyen de prises de notes, car il a confondu la petite tache d’encre avec ce trait de paraphe : « ce trait semble plutôt être une sorte de paraphe, compte tenu de sa position très basse sur la ligne. » Le paraphe est un trait oblique, aussi long que le tiret en tête du dernier vers, sa position est « très basse », mais pas sur la même ligne. La « tache d’encre » n’a pas la forme d’un tiret, mais d’une virgule à l’envers ou d’un accent aigu pour une lettre « e ». Sa position est « basse sur la ligne », car il est au niveau du point du point d’exclamation, et cela parce que Rimbaud a failli écrire trois points de suspension. Avant 2018, Olvera n’a pas pu manquer de lire cette remarque de Murphy sur le manuscrit. Il s’est laissé séduire sans aucun recul critique, et c’est la raison de sa théorie insoutenable sur l’ajout d’un tiret isolant le dernier vers dans une sorte de parenthèse. Décidément, Olvera a envie de faire rire à ses dépens.
En tout cas, pour soutenir sa thèse, Cosme veut nous imposer de croire que la copie de Verlaine, avec ses 667 caractères bêtes, est fautive et qu’elle l’est parce que celui-ci ignorait le sens profond, abyssal même, du poème qu’il transcrivait. Ce qui est étrange, c’est qu’il considère que ces jeux formels, assez pauvres, assez faciles, sont ceux-là mêmes qui montrent que lui et Rimbaud sont faits pour s’entendre et s’isoler dans les sphères, infernales de préférence, de la grande poésie.
Entre la petite clé que serait l’allusion aux quatre cavaliers de l’Apocalypse et les patients repérages formels pour les heures de désœuvrement, l’auteur ajoute quelques pages assez confuses sur les mots employés dans le sonnet de Rimbaud. Mais si nous écartons les allusions évidentes, déjà acquises pour les commentateurs, du second tercet à l’Apocalypse (« Suprême Clairon », « Silences », « Mondes », « Anges », « Oméga », majuscules du divin « Ses Yeux »), nous nous rendons compte que le dossier est maigre. Olvera n’explique pas « rois blancs », mais il relève que le mot « rois » est mentionné dans l’Apocalypse !? Il remarque les thèmes de la colère, de l’ivresse, de la pénitence dans l’Apocalypse ou la Bible en général, la présence de « tentes » dans les deux Testaments. Il s’en tient très satisfait. Pour « ombelles », oh ben on va rapprocher ça du « Menora », un candélabre ou un chandelier dans même pas la Bible cette fois, mais « dans le judaïsme ». Le pluriel « pourpres », c’est pour que nous pensions au vêtement digne d’un cardinal. Les « mouches » sont rapprochées, par la vertu d’une étymologie grecque, des myiases, sortes de plaies cutanées, tandis que le « corset » est considéré comme un symbole évident de l’Ancien Régime avec les « privilèges d’une noblesse oisive, brillant de mille feux ». Bref, une belle suite d’inepties probablement écrites en peu de temps.
Notre conclusion, c’est qu’Olvera n’a rien apporté à la lecture du sonnet. La seule chose qui résiste, il est vrai, c’est sa grande clef : les 666 caractères qui exprimeraient le nombre de la Bête. Je ne vais pas dire péremptoirement que cela ne peut être qu’une coïncidence, je vais être plus nuancé. Je laisse une porte ouverte, mais foncièrement le jeu formel que prétend dévoiler Olvera n’a aucun intérêt littéraire, ne permet pas de mieux cerner le sens des expressions du poème du tout, ne demande aucun génie, ne permet pas d’accéder à une vérité occulte swedenborgienne ou autre, n’a rien de miraculeux, n’est en aucun cas l’expression d’un authentique brio artistique. Si Rimbaud a voulu ces 666 caractères, ce ne sera en tout cas pas pour cette raison que « Voyelles » est un grand poème hermétique méritant qu’on cherche la subtilité de visée de sens qu’il peut bien renfermer.
Je ne vais pas perdre mon temps à expliquer en quoi les sonnets d’Olvera sont mauvais. Il ne fait que braire avec les assonances les plus mécaniques de la langue française en « an » ou en « é ». Pire encore, dans son sonnet « Genèse » (page 43), l’assonance en « é » s’articule sur une longue liste de terminaisons d’origine participiale : « entremêlés », « cernés », « scellé », « gemmées », « pensées », « cendrés », « gréées », « Enflées », « créées », « né », « désertées ». Bientôt, il nous proposera de passionnantes rimes entre verbes à l’infinitif : « travailler », « créer », « élaborer », « rimer », « fusionner », « articuler », « élever », « inventer », etc. Tous ces verbes du premier groupe riment entre eux, je confirme ! Nous n’allons pas commenter non plus ses difficultés d’élocution dans le cadre d’une conférence qu’il a donnée avec Guillaume Meurice pour « La Maison de la Poésie » en mars 2018, à l’occasion de la parution du livre Cosme. Nous ne reviendrons pas non plus sur l’apparent contresens au sujet du second vers de « Voyelles » qui ne veut pas dire : « J’expliquerai un jour la règle suivie par mon sonnet. » En revanche, je veux dire un mot de la confusion entre le codage et l’hermétisme de la poésie rimbaldienne. Je n’irai pas jusqu’à soutenir qu’il n’y a pas à décrypter ou décoder certaines expressions dans l’œuvre de Rimbaud. Sa poésie est allusive, et il faut bien souvent avoir des connaissances un peu poussées pour comprendre de quoi il retourne dans ses poèmes. La majeure partie de son œuvre est difficile à lire, hermétique au sens large. Néanmoins, contrairement à ce qu’envisage Olvera, « Voyelles » n’est pas le poème codé distinct du reste de la production rimbaldienne. « Voyelles » et « Le Bateau ivre » posent les mêmes problèmes d’approche. La démarche ne doit pas être de débusquer un code. Une lecture, digne de ce nom, de « Voyelles » doit prendre en compte l’ordonnancement général : nous avons affaire à deux vers d’introduction et à cinq séries parallèles. Il faut essayer de comprendre, d’un côté, pourquoi les cinq voyelles sont couplées à ces cinq couleurs-là exclusivement. C’est pour cela que ma lecture en fonction de la trichromie est importante. Les cinq voyelles sont une évocation en raccourci de l’alphabet, et donc une métaphore de l’écriture du monde au moyen des couleurs. L’énumération des voyelles n’implique pas toujours le « Y » et la mention en deux syllabes « I grec » n’aurait pas été des mieux venues. Le dispositif de la lettre A à la lettre O implique l’idée d’une totalité : l’alpha et l’oméga par référence aux deux extrémités de l’alphabet grec. Le vrai problème vient des couleurs. Le noir s’oppose au blanc, mais le rouge, le vert et le bleu pourraient céder la place à d’autres couleurs, sauf s’il existe, et c’est le cas avec Helmholtz dans les années 1860, une théorie selon laquelle notre œil compose toutes les couleurs à partir d’ondes liées aux trois couleurs rouge, vert et bleu-violet. Dans de telles conditions, comme les voyelles sont l’alphabet en raccourci, les cinq couleurs mentionnées permettent de composer toutes les visions. C’est la palette du peintre ou poète qui se veut « voyant », « visionnaire », et la relation des cinq couleurs aux cinq voyelles permet de définir une métaphore de la lumière comme langage qui exprime du sens.
Passons aux cinq séries parallèles. Il faut essayer de comprendre comment chaque série se combine avec les autres, méthode transversale compatible avec la recherche d’un code à la limite, mais Olvera n’a pas travaillé cet aspect du problème. Cependant, cela ne suffit pas : il convient encore d’expliquer l’unité de chaque série avec une approche de lecteur habituelle, mais sur un mode largement plus exigeant qu’à l’ordinaire.
Prenons le cas du « A noir » ! Deux expressions ou deux idées sont juxtaposées. Il faut trouver leur lien, le facteur commun. Significativement brève, la seconde expression impose l’idée d’un recueillement, d’un cadre protégé, mais mystérieux et inquiétant : « Golfes d’ombre ». La première expression, plus longue, impose le cadre d’un charnier, mais présente comme le centre de l’attention le « corset » de « mouches » qui se nourrissent sur les cadavres. Le « corset » et les « golfes » imposent l’idée d’une matrice pour faire revenir à la vie ou pour favoriser une naissance à l’abri des agressions extérieures. Le « E blanc » va exprimer, par contraste avec le repli de la matrice, l’exposition à la lumière. Celle-ci vient frapper les surfaces vaporeuses de la planète, le haut des tentes et des pics neigeux assimilés à des « rois blancs » par apposition à « Lances des glaciers fiers », puis les pétales de fleurs. C’est l’éveil au jour qui perce les coquilles de l’être. Le « I rouge » confirme que la vie est une royauté : nous glissons de « rois blancs » à « pourpres ». Le « I rouge », c’est la couleur du sang et les images du « I rouge » montrent les êtres en acte qui rient et luttent, qui donnent de leurs personnes (« sang craché », « colère », « ivresses pénitentes »). Nous ne donnons pas une lecture émiettée où les « rois blancs » seraient des « émirs enturbannés », le « sang craché » l’indice de la tuberculose ou une logique rimbaldienne masochiste associant l’érotisme à la blessure. Tout s’articule et nous voyons bien que les visions décrivent une idée de la vie. Les trois voyelles-couleurs pour les quatrains forment un premier ensemble : matrice, révélation du jour, interactions entre soi et le monde. « Golfes d’ombre » et « noir corset », une vie intérieure se trame. Le blanc de la retombée des vapeurs sur la Terre, le blanc des tentes, le blanc des glaciers, le blanc des fleurs, c’est bien le contact du soleil sur la surface des choses. L’orifice de la bouche, communication de l’intérieur vers l’extérieur, est bien mis en avant par la concentration sur un seul vers des termes : « craché », « rire » et « lèvres », puis par les mentions « colère » et « ivresses » au vers suivant.
Les tercets permettent de changer de plan. Le tercet consacré au « U vert » caractérise explicitement un niveau terrestre, et le tercet du O bleu ou violet un niveau cosmique. Le U ramasse les figures de la vie du « A noir », du « E blanc » et du « I rouge » dans les « cycles » de la Nature, ce qui crée un sentiment d’apaisement face à la réalité. Nous n’avons pas peur des « pâtis d’animaux », alors que les « mouches » se nourrissant sur les cadavres aux « puanteurs cruelles » nous inquiétaient. L’idée d’une éternité à travers les cycles permet aux sages qui vieillissent et étudient la vie d’atteindre à une paix supérieure. Le mot « paix » est le fil conducteur du tercet du « U vert » où il est bien question des mers et des terres où vivent les animaux. Il s’agit bien d’un tercet irénique de la vie sur notre planète. Enfin, le tercet du « O » fait entendre le mystère du jugement dernier, avec une pointe finale où l’idée de « rayon violet » du regard érotise la divinité et favorise l’idée que Rimbaud ne met pas dans son poème le Dieu de la Bible, mais la Vénus dans laquelle il a dit croire avec ferveur dans le poème de ses débuts « Credo in unam… ». Rimbaud continuera de produire de telles allégories féminines dans ses poèmes en prose : à côté du « Génie », une « Aube », une « mère de beauté », une mystérieuse « Elle » du côté du « soleil des pôles », une « Raison », etc.
La lumière verbe divin n’est pas seulement un langage, elle est la vibration qui donne la vie. Dans quelle mesure la clef proposée par Cosme Olvera peut-elle se concilier avec cette lecture ? En tout cas, il n’y a de lecture du sonnet que, dans la mesure où on procède comme je le fais ici par une définition de chacune des séries, puis par une réflexion sur leur enchâssement dans une logique supérieure. Et ce procédé de lecture n’est pas foncièrement différent de celui que nous appliquons pour n’importe laquelle de nos lectures, de la plus simple à la plus compliquée.
Le problème dont souffre l’explication de « Voyelles », c’est que deux clans s’opposent. Ceux qui croient en l’occultisme et ceux qui ne veulent pas en entendre parler. Il faut un juste milieu. Les allusions à Pythagore, à la musique des sphères, à l’alchimie, à telle ou telle symbolique occulte chez Rimbaud ont des implications ludiques, il s’agit essentiellement de métaphores. Il ne s’agit pas d’adhérer à des révélations, à des thèses occultes prises au premier degré. C’est ce problème d’un traitement serein du caractère spiritualiste et métaphysique de certains poèmes de Rimbaud qui fait que la communauté rimbaldienne n’arrive pas à dominer la lecture d’un certain nombre de ses poésies à l’heure actuelle.
Enfin, ma lecture personnelle s’accompagne de l’idée d’une allusion au martyre communard. « Le Bateau ivre » et « Voyelles » ont apparemment été composés au début de l’année 1872, l’idée d’une lecture du « Bateau ivre » lors du dîner des Vilains Bonshommes de la fin septembre 1871 n’étant qu’une légende qu’aucun témoignage n’appuie, pas même celui, pourtant suspect, de Delahaye, celui-ci s’étant contenté de prétendre que Rimbaud était monté à Paris, « Le Bateau ivre » sous le bras, pour épater tout le monde. Or, il y a trois mots rares dans « Voyelles » : « bombinent », « virides » et « strideurs ». Deux de ces mots renvoient à deux poèmes explicitement communards composés également au début de l’année 1872 : « Les Mains de Jeanne-Marie » poème daté de février 1872 sur le manuscrit conservé et le poème « Paris se repeuple », pour lequel nous n’avons pas de manuscrit, mais antidaté du mois de « mai 1871 » à cause de son sujet, le retour à Paris des vainqueurs de la Commune après la Semaine sanglante. Il ne s’agit pas que de ces deux seuls mots. Dans « L’Orgie parisienne ou Paris se repeuple », nous retrouvons dans un même quatrain les mots : « suprême », « strideurs » et « clairon », pour désigner la « poésie » de la ville de Paris du temps de l’insurrection :

L’orage a sacré ta suprême poésie ;
[…]
Amasse les strideurs au cœur du clairon lourd.

S’il est question de « puanteurs cruelles », de la « colère », de « lèvres belles » et du « rayon violet de Ses Yeux » dans « Voyelles », nous remarquons que Paris est la « Cité belle » dont les « pieds ont dansé si fort dans les colères », qu’elle retient « dans [s]es prunelles claires, / Un peu de la bonté du fauve renouveau, » que son « Corps » offre l’image du charnier avec les « vers livides », les « doigts glaçants » qui rôdent et l’immense « Ulcère » « puant » offert à « la Nature verte ». Et comme pour la vision repoussante du « A noir », l’image du corps affreux est consacrée comme « Splendide », avec un jeu sur l’étymologie de lumière du mot « Splendide ». Le verbe « Bombinent » dans le poème « Les Mains de Jeanne-Marie », suite au procès au début de l’année 1872 de nombreuses femmes communardes, est étoffé d’images qui entrent en résonance avec « Voyelles » : présence cette fois de « diptères », même avant-dernière rime pour les deux poèmes « étranges » :: « anges », etc. Réprimée, la Commune fut une souffrance, une pénitence, elle fut aussi une fête, et les ennemis de la Commune parlaient d’orgie et d’ivresse pour la déconsidérer (« L’Orgie rouge », article de Paul de Saint-Victor en juin 1871). Dans de telles conditions, il semble assez clair que le « A noir », matrice dans la mort et le charnier, le « I rouge » don de soi dans des luttes saignantes, et le « O » bleu ou violet d’un jugement dernier de sublime poésie doublent l’idée d’un grand poème de la vie d’une célébration du martyre de la Semaine sanglante. Toutefois, cette lecture est encore mal acceptée, parce qu’une lecture communarde pleine et entière ne s’impose pas pour le « E blanc » et le « U vert », même si une notation martiale apparaît avec « Lances des glaciers fiers » et même si les « vibrements divins des mers virides » font songer à la classique métaphore de l’insurrection populaire interprétée comme une mer qui emporte le vieux monde. Nous considérons pourtant qu’une lecture cohérente du sonnet peut se contenter d’impliquer une allusion au martyre des communards pour trois des cinq séries seulement. Le « E blanc » et le « U vert » offrent des contrepoints au tableau des souffrances dans un poème où domine l’idée que la vie surmonte la mort. En tout cas, notre lecture se fonde sur les articulations du sonnet, sur l’enchaînement des séries et des expressions juxtaposées. Nous n’avons rien dit ici de certains jeux formels, mais nous en avons assez montré : à la lecture de ce qui précède, tout le monde peut faire la différence entre un exercice de décodage et une lecture qui tient compte de la grammaire, du sens précis d’expressions non tronquées, des juxtapositions, appositions, etc., de l’organisation d’ensemble d’un poème élaboré, sans oublier la rhétorique, la versification, les figures de style. Une lecture explore tous les détails et cherche à les articuler à l’ensemble, etc. Notre lecture est-elle juste, est-elle erronée ? Au moins, pouvons-nous dire que notre méthode illustre la seule façon de lire, il n’y en a pas d’autre…