Le texte suivant devait être remis à la journaliste Lauren Malka pour son projet de confrontation de points de vue des rimbaldiens au sujet de l'interprétation de "Voyelles" par Cosme Olvera dont le roman Cosme de Guillaume Meurice rend compte. Comme il est question d'inviter Cosme Olvera à répondre, il m'a été demandé d'atténuer mon texte, mais ça me pèse à un point pas possible. Je n'ai lu ce livre Cosme que parce que j'y ai été invité par la journaliste. Je ne l'aurais pas lu, je n'ai jamais lu le livre d'Eddie Breuil que j'ai acheté pourtant au bout de je ne sais combien de mois. Ce que je crains, c'est qu'on fait de la publicité à un farfelu. On va bientôt citer Eddie Breuil et Cosme Olvera dans les éditions de référence des Oeuvres complètes de Rimbaud. J'ai même reçu un commentaire sur ce blog que je n'ai pas mis en ligne, car il était injurieux, où un courageux "Unknown" me traite de jaloux malhonnête qui pinaille. Ah! ce sacré "Unknown", s'il savait... Lisez ce qui suit, vous serez édifié sur plusieurs points. Puis, à la fin, si vous voulez une lecture de "Voyelles" qui dépasse de très loin tout ce que les autres peuvent écrire, eh bien lisez jusqu'au bout... Si vous ne comprenez pas que vous devez mettre en relation le "corset" et les "golfes", puis les surfaces des "tentes", des "glaciers" et des "ombelles", plus loin apprécier l'opposition du plan terrestre au plan cosmique entre les tercets, et ainsi de suite, cela veut tout simplement dire, lecteurs, que vous n'êtes pas intelligents et que vous ne le serez probablement jamais. A vous de voir dans quel camp vous voulez poser. Moi, je veux bien qu'on dise, dans une note d'une édition des œuvres de Rimbaud, que Cosme Olvera a dénombré 666 caractères sur le manuscrit autographe de "Voyelles". Mais ce n'est pas une clef de lecture, plutôt un indice supplémentaire d'un lien déjà connu avec l'Apocalypse selon saint Jean, et dans son livre, sans parler des idées qu'il reprend à d'autres discrètement, il n'y a de toute façon aucune lecture, aucune élucidation du sens d'un seul vers. Il ne lit pas le texte, même pas. Vous lisez ce livre, vous ne pouvez rien dire sur "candeurs des vapeurs et des tentes", sur "Paix des pâtis semés d'animaux", sur "rayon violet de Ses Yeux", etc., etc. Il n'y a rien dans ce livre, rien du tout !!!! Et les poèmes de Cosme Olvera, qu'en dire de gentil ? - C'est du vent. Pshhhh !
Si on édite mal le poème, il ne fait plus 666 caractères et donc, pour Cosme Olvera et Guillaume Meurice, le sonnet devient illisible ou incompréhensible. Et il y a des gens qui prennent un tel propos au sérieux. Mais vous imaginez le peuple d'abrutis qui va dire étudier le sonnet "Voyelles", qui va prendre le texte et compter les caractères pour arriver à 666 et avoir la révélation ! Non, mais... Je vais rien dire, je vais me faire censurer et on évitera de recenser mon article. Mmmh ! De toute façon, vous l'avez compris, je n'en pense pas moins.
Si on édite mal le poème, il ne fait plus 666 caractères et donc, pour Cosme Olvera et Guillaume Meurice, le sonnet devient illisible ou incompréhensible. Et il y a des gens qui prennent un tel propos au sérieux. Mais vous imaginez le peuple d'abrutis qui va dire étudier le sonnet "Voyelles", qui va prendre le texte et compter les caractères pour arriver à 666 et avoir la révélation ! Non, mais... Je vais rien dire, je vais me faire censurer et on évitera de recenser mon article. Mmmh ! De toute façon, vous l'avez compris, je n'en pense pas moins.
***
Cosme
Olvera a le droit de mépriser les autres avec orgueil et Guillaume Meurice
celui d’écrire un livre pour complaire à un ami. Néanmoins, l’alliance d’un
poète qui se dit injustement relégué à la misère sociale et d’un humoriste qui
adopte un style corrosif pour casser du sucre sur le dos de sortes de
détenteurs du savoir peut déjà poser un problème de légitimité dans le débat
intellectuel. Le livre Cosme de
Guillaume Meurice est le nom d’une revanche, plus qu’artificielle, contre
l’école, les maîtres et un « establishment » fantasmé pour l’occasion.
Les sonnets et raisonnements médiocres d’Olvera sont ici portés à bout de bras
par les effets de manche d’un humoriste qui a l’air gentil, mais qui est quand
même dans l’utilisation de la répartie au service d’une illusion de force en
société. De surcroît, il existe un écart entre les prétentions de Cosme Olvera
et la réalité très mince de son apport. Celui-ci ne fait pas une séparation
claire entre son travail et celui des universitaires. Il les moque, mais
l’essentiel de ce qu’il semble s’attribuer vient de cette masse de lectures
qu’il raille et caricature de manière biaisée. Cela va encore plus loin,
puisque Cosme Olvera confond les plans d’analyse. Il ne lit pas les vers, il cherche un code qu’il plaque sur, même
pas des expressions, mais une partie des mots du sonnet. Il appelle lecture le
fait de relier « Voyelles » au chiffre de la Bête. Il appelle jouer
avec la forme du sonnet, non pas le travail sur les quatrains et les tercets,
sur les rimes, sur les césures, sur l’enchaînement des expressions, mais le
fait de dénombrer 666 caractères ou bien le fait de croire repérer ce nombre de
différentes manières, ce qui n’est pas riche du point de vue du sens, ce qui ne
correspond pas à l’acte de lire un texte, ce qui ne suppose aucune compétence
particulière. Ce n’est plus de la poésie, c’est un jeu de patience pour gamins.
Cosme confond la réussite dans la critique littéraire avec les super pouvoirs
de Superman, sauf que Superman est fondé sur des trucages de films et
l’interprétation de « Voyelles » par Cosme sur des tours de
passe-passe qui n’ont aucun intérêt littéraire. Aucune culture au monde ne
saurait se satisfaire d’une telle ruse sournoise.
Dans
le sixième et dernier chapitre intitulé « Y » du livre Cosme
de Guillaume Meurice, la personne imposée en sujet du livre, à savoir le plus grand
poète de la Terre Cosme Olvera, prend à son tour la plume pour donner une
explication du sonnet « Voyelles ». Selon une méthode déjà plusieurs
fois éprouvée à propos du même poème de Rimbaud, Olvera nargue les
interprétations anciennes et propose une solution inédite à laquelle personne
n’aurait jamais songé. L’explication s’étend sur une trentaine de pages, mais
l’analyse du sonnet cède bien souvent la place à un discours verbeux sur le
double mérite de poète et de lecteur de ce Cosme qui se présente comme le
confident privilégié de Rimbaud et son plus digne héritier littéraire :
« Cent-vingt-cinq années entre le moment où tu créais le sonnet et sa
résolution par mes soins », « Je réservais la révélation »,
« je suis enfin venu à bout de Voyelles »,
« Vingt ans à être le seul », « Des mois que ma raison m’envoie
ses strideurs pourpres pour me signaler […] », « mes parties d’échecs
mentales », « tous les moyens mis à la disposition de ma singularité
créatrice », « Mes activités à l’armée », « Tu devines bien
ce que je leur dirai ? », « Je
suis l’autre », etc., etc. En fait de révélation, la lecture du sonnet
se double d’une autre : Cosme aurait découvert qu’il avait eu la même
invention que Rimbaud dans un de ses sonnets. C’est « en voulant vérifier
sur Voyelles une de [s]es clés, après
l’avoir utilisée », qu’il aurait découvert rétrospectivement que Rimbaud
avait eu la même audace. Cette clef, objet d’une annonce dramatisée dès le
début du chapitre « A » par Guillaume Meurice, est dévoilée progressivement
dans le chapitre « Y ». Olvera nous familiarise avec certains renvois
à l’Apocalypse selon saint Jean, puis il dévoile de petits procédés mesquins
pour finir par nous dire que le sonnet comporte 666 caractères, ni plus ni
moins. Apprenez à cacher le chiffre de la Bête dans vos poèmes, c’est ça le
génie, le reste est littérature… Dans un chapitre en forme de lettre à Je et à
Tu avec Rimbaud, où, tout à la fin, le lecteur est lui-même congédié !,
bien des paragraphes sont consacrés à une quantité importante de digressions
sur le prénom « Cosme », sur ce que notre grand poète contemporain
fait de précieux de sa vie, sur sa pratique des échecs, sur la chance d’habiter
à Paris, sur l’aventure trépidante qu’a été sa quête d’un fac-similé du
manuscrit autographe de « Voyelles », sur son étonnement qu’une
personne avec une situation sociale aussi modeste que la sienne ait trouvé la
solution avant toute autre pour la pièce de quatorze vers la plus commentée de
l’histoire de la Littérature, et ainsi de suite.
Cosme
prétend avoir pris la peine de lire massivement les rimbaldiens, il concède
avoir tout de même bien appris de tous leurs errements, mais il ne les cite
guère, si ce n’est horresco referens
« Robert F. », lequel n’est ici qu’un repoussoir bien commode,
au-delà du caractère effectivement « grotesque » de la lecture
soutenue par le célèbre révisionniste. Le problème, c’est que, si Cosme prétend
englober tout ce qui a été publié sur « Voyelles » dans une masse
d’interprétations courantes qui n’ont pas convaincu, encore faut-il être en
mesure d’opposer des interprétations réellement inédites. C’est là que le bât
blesse. Pour le premier vers : « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O
bleu : voyelles, » après quelques moqueries sur le dos des
prédécesseurs, Cosme écrit ceci :
Evidemment, il s’agit des trois couleurs
dites fondamentales dans le monde des ondes où la lumière se décompose en
différentes longueurs d’icelles générant les trois couleurs de base, qui
permettent d’obtenir les autres teintes par mélange, à savoir le bleu (bleu
violet), le vert et le rouge vermillon.
Entrée de la lumière, donc.
Ce qui tendrait à valider le blanc, la
lumière blanche étant la somme de toutes les couleurs de l’infrarouge et le
noir l’absence de lumière.
Comment
Cosme, qui a forcément dû se rendre compte que les deux revues les plus connues
consacrées à Rimbaud sont Parade sauvage
et Rimbaud vivant, peut-il ignorer
que cette hypothèse de lecture a été soulevée à plusieurs reprises ces
dernières années ? En 2003 (article « Consonne » dans la revue Parade sauvage, n°19), j’ai souligné
l’importance du motif de la lumière comme verbe divin pour la compréhension du
sonnet. En 2005, dans le cinquième volume de colloque de la revue Parade sauvage, un autre de mes articles
avait précisé qu’il était question dans « Voyelles » de la trichromie
additive (rouge, vert, bleu), celle-ci étant distincte de la trichromie
soustractive, plus connue, qui est utilisée en peinture (rouge, jaune, bleu).
Suite à une conférence « Lecture de ‘Voyelles’ » que j’ai faite au
célèbre café Le Procope le 18
décembre 2010, j’ai publié un nouvel article « Lectures intertextuelles de
‘Voyelles’ » avec une première vraie mise au point au sujet de l’allusion
à la trichromie rouge, vert, bleu dans la revue Rimbaud vivant en juin 2012, tandis qu’un autre intervenant, Victor
Gysembergh, a publié un peu après dans un article de la revue Parade sauvage (N° 23, 2012) la même
idée en l’associant au savant allemand Helmholtz. Enfin, j’ai découvert que René
Étiemble, le pourfendeur des mythes de Rimbaud mais piètre commentateur, avait
lui-même envisagé que l’anomalie du passage du dernier tercet du bleu au
« violet » pouvait s’expliquer par les travaux de Helmholtz en
optique. Cette référence est rappelée dans un ouvrage parascolaire des années
1990, le livre Douze poèmes de Rimbaud
analysés et commentés de Marie-Paule Béranger. Cosme aurait pu préciser de
telles antériorités, d’autant plus que son écrit passe rapidement sur cette
mise au point, voire en ignore toute la force de déploiement : il ne
traite même pas de l’idée de la Lumière comme Verbe divin, ce qui implique
pourtant l’Évangile selon saint Jean, saint Jean ayant longtemps été l’auteur
supposé ce cet Évangile et de L’Apocalypse.
L’auteur se fend plutôt d’une exclamation « Évidemment » qui a l’air
d’indiquer qu’il sait très bien que cette thèse de lecture a déjà été proposée.
Il ne la développe pas, bien qu’il prétende maîtriser le sens de ce sonnet
depuis 1997. Il a eu tout le temps nécessaire pour peaufiner son
interprétation, non ?
Pour
l’essentiel, la lecture de Cosme consiste à assimiler le sonnet
« Voyelles » à une menace cataclysmique nourrie de références au
texte de l’Apocalypse selon saint Jean. Là encore, la démarche est étrange.
Cosme présente comme nouveaux des éléments de lecture établis depuis fort
longtemps. Tous les rimbaldiens savent, dès la sortie du berceau, que l’ordre
des voyelles a été bouleversé pour créer une allusion à la formule de l’Apocalypse : « l’alpha et
l’oméga », et que le dernier tercet réécrit quelque peu un extrait de
« La Trompette du jugement », poème final de La Légende des siècles de Victor Hugo de 1859, seule des trois
versions du recueil (59, 77, 83) qui pouvait être connue de Rimbaud à l’époque
(premiers mois de 1872). Cette réécriture du texte hugolien implique même une inversion
de « clairon suprême » à « Suprême Clairon ». La découverte
a été faite par Jean-Bertrand Barrère qui a publié l’article suivant
« Rimbaud, l’apprenti-sorcier. En rêvant aux Voyelles (Une hypothèse investigatoire) », dans la Revue d’histoire littéraire de la France,
dans le numéro de janvier-mars 1956 (p. 50-64) : c’est une référence bien
connue.
Partant
de là, la contribution de Cosme, au plan de la lecture du texte stricto sensu, se réduit à un unique
apport hypothétique. Hypothétique pour deux raisons : d’une part, je n’ai
pas vérifié si l’idée était inédite, d’autre part, cette thèse est bancale
comme nous allons le voir maintenant. Rimbaud aurait repris l’ordre de défilement
des couleurs : noir, blanc, rouge, vert, au récit des quatre cavaliers de
l’Apocalypse qui fait se succéder un
cheval noir, un cheval blanc, un cheval rouge et un cheval vert. Cependant,
l’auteur n’étaye pas son analyse, il se contente d’affirmer qu’il s’agit d’une
première clef importante pour lire le poème à travers une petite fenêtre, la
grande clef pour ouvrir les portes de la perception viendra plus loin. En
revanche, il doit concéder que sa clef ne joue pas correctement dans la serrure
puisqu’il manque la mention du bleu. Qu’à cela ne tienne, en un tour de
passe-passe, la difficulté est vaincue : il nous suffit d’admettre que
« bleu » est la corruption du nom « Dieu » comme l’attestent
nombre de jurons : « sacrebleu », « corbleu »,
« jarnibleu », etc. Voilà pour la solidité de la clef. Au passage,
nous remarquons que cette interprétation bancale a l’étrangeté de renoncer à
celle bien plus solide d’une représentation complète de l’origine des couleurs
par l’association du couple noir/blanc à la trichromie rouge/vert/bleu. Étrange
renoncement ! Quant à la lecture proposée, elle se résume à l’idée que ces
quatorze vers annoncent une révélation satanique (je renonce à entrer dans des
nuances d’interprétation plus subtiles qu’on ne manquera pas de m’objecter) :
on n’en saura pas plus. Rimbaud a écrit quatorze vers, mais Cosme nous fait
entendre involontairement que, si Rimbaud s’était contenté du graffiti 666 sur
un mur de la Sorbonne, ç’aurait été aussi classe. D’ailleurs, si Rimbaud et
Cosme sont des génies de la poésie, c’est pour des tours de passe-passe.
Au
vers neuf, au centre du poème, Rimbaud aurait inscrit le nombre de la Bête en
chiffres romains en se servant directement de la graphie des lettres
« v » et « i » : « U, cycles, vibrements divins
des mers virides ». Sur le manuscrit, ces trois mentions espacées
« vi » sont pourtant moulées dans une écriture cursive en lettre
minuscules, ce qui ne rend pas fort visuel le procédé. Ceci n’inquiète pas un
instant l’enthousiaste Olvera. Je veux bien être jaloux de cette découverte
subliminale, mais n’étant pas né… malin,
j’aurais quand même aimé que ce qui n’est qu’un gadget soit expliqué en
fonction des mots soit du seul vers 9, soit du premier tercet. Le nombre de la
Bête serait inscrit également à l’horizontale ou à la verticale dans les
abondants recours à la lettre « d ». Cette lettre « d »
revient assez naturellement à l’initiale de prépositions ou formes contractées
en début de seconds hémistiches aux vers 3, 4, 5, ce qui ferait un 666 vertical
si nous tenons le manuscrit à l’envers. Les « d » du dernier tercet
formeraient une espèce de croix de deux 666, l’un vertical, l’autre horizontal,
sauf qu’il n’y a pas cinq « d », mais six dans ce dernier tercet.
Quatre de ces « d » sont l’initiale de prépositions ou formes
contractées, deux sont à l’intérieur d’un mot : « plein des
strideurs étranges », « des Mondes et des
Anges », « de Ses Yeux ». Si Rimbaud a voulu dessiner une
croix avec des « d », je n’ai qu’une chose à dire, c’est qu’il nous a
pondu un poème vraiment très mal soigné. Pire encore, même s’il n’allait pas
être publié de longtemps, sur son manuscrit, au lieu de transcrire les
« d » à la manière d’un « 6 », il transforme le jambage
supérieur, la barre verticale attendue si vous préférez, de plusieurs
« d » à l’initiale de mots en une énorme boucle sur la gauche. A-t-il
eu peur d’être démasqué qu’il a rendu ainsi ses « 6 » à l’envers
méconnaissables ? L’autre gadget, celui qui serait décisif cette fois,
c’est qu’un laborieux dénombrement révèlerait la présence du chiffre de la Bête
dans le nombre de caractères du sonnet « Voyelles » comme du
sonnet « Oraison du soir ». Olvera compte les caractères un par un,
mais aussi les espaces. Il compte les apostrophes (« l’alchimie »,
« d’ombre », « d’animaux »), les espaces devant les doubles
points (« : ») ou devant les points-virgules, mais aucun espace
devant les virgules et les points, selon une logique typographique du texte à
imprimer. De fait, en procédant de la sorte et en excluant le titre, nous avons
bien 666 caractères sur le manuscrit autographe. Dans un « post-scriptum » à son espèce de
lettre, Olvera exulte : « Pour les témoins réfractaires qui ne
verraient là qu’une simple ‘coïncidence’, je les invite à vérifier que la même
clé apparaît dans Oraison du soir
(Oraison : prière méditative centrée sur la contemplation divine !)
et à demander à leurs amis mathématiciens de calculer la probabilité pour que
la singularité de ces deux faits indiscutables soit l’œuvre du simple
hasard… » Pourtant, il ne s’agit là que d’une coïncidence. Un sonnet
d’alexandrins tend naturellement à avoir entre 600 et 700 caractères, selon ce
type de décompte, ce qui invite à penser que les poèmes de 666 caractères sont
légion et qu’il est très facile de retoucher un tel type de poème pour arriver
au nombre de la Bête par fait exprès. Mais, dans le cas de Rimbaud, il en va
différemment. Verlaine a recopié une version antérieure. La version de Verlaine
comporte 667 caractères. Pour le premier vers, la version de Verlaine implique
neuf caractères supplémentaires à cause d’une ponctuation différente.
A noir, E blanc, I rouge,
U vert, O bleu : voyelles, (manuscrit autographe)
A, noir ; E,
blanc ; I, rouge ; U, vert ; O, bleu : voyelles, (copie manuscrite de
Verlaine)
En
revanche, pour les treize autres vers, la copie de Verlaine comporte dix
caractères en moins, à cause des variantes suivantes : « Lances des
glaciers fiers » contre « Lances de glaçons
fiers », « Que l’alchimie imprime » contre « Qu’imprima
l’alchimie » (l’apostrophe comptant pour un « e », un espace en
moins d’une leçon à l’autre), « pourpres » contre
« pourpre », « plein des strideurs étranges » contre
« plein de strideurs étranges », « latentes : »
contre « latentes. » (un espace en moins), « Golfes
d’ombre ; » contre « Golfes d’ombre. » (encore un espace en
moins), « ivresses pénitentes ; » contre « ivresses
pénitentes, » « « virides ; » contre
« virides, » et « grands fronts studieux » contre
« doux fronts studieux », mais cela est compensé par deux
caractères supplémentaires : « d’animaux, » contre
« d’animaux ; » (un espace supplémentaire) et « des
Anges ; » et « des Anges… » (un espace et un signe de
ponctuation contre une suite exacte de trois points). Cosme pourrait tout aussi
bien considérer que Verlaine n’a commis qu’une faute de transcription sur un
signe de ponctuation, par exemple le point-virgule
« d’animaux ; » qui s’oppose à l’autographe
« d’animaux, » mais il préfère penser que Verlaine s’est trompé d’un
caractère parce qu’il ne connaissait pas le sens caché du poème ! Dans son
ouvrage, Olvera ne donne jamais le nombre de caractères qu’il a relevé pour la
copie de Verlaine, ce qui est déconcertant. Il déclare juste que le nombre n’y
est pas. Olvera imagine encore que Verlaine retouche librement le texte de son
ami, ce qui serait assez culotté. Olvera a manqué une occasion de présenter son
idée avec force, puisqu’il suffisait de soutenir que les 667 de la copie
Verlaine ne venait que d’une légère erreur de calcul corrigée dans la leçon
autographe. Au lieu de cela, c’est le manque de sérieux qui éclate au grand
jour.
Olvera
considère également que Verlaine se trompe dans la leçon « rais
blancs » au lieu de « rois blancs », mais sans s’expliquer
nettement sur le sujet et sans que cela ne change rien au décompte. La variante
« candeurs » / « frissons » (huit caractères à chaque fois)
n’a pas non plus à retenir notre attention ici. Fait exprès ou pas, la
coïncidence n’étant pas exclue, loin de là, les 666 caractères du manuscrit
autographe ne s’imposent pas pour autant comme une clef de lecture, même si
deux références à l’Apocalypse qui apparaissent de manière indéniable dans le
dernier tercet : « l’Oméga » et le « Suprême
Clairon », peuvent favoriser l’inclusion d’une allusion supplémentaire.
Là
où le raisonnement devient franchement étrange, c’est qu’Olvera prétend que le
poème était mal édité et ne comportait pas la mesure indispensable de 666
caractères, mesure sans laquelle, on ne sait pas pourquoi, le poème deviendrait
illisible. Le poète Cosmé, qui se revendique « technicien de surfaces
poétiques », travaille plutôt dans la cosmétique des lettres. En 1997,
date de la prétendue révélation, la version du manuscrit autographe avait déjà
la préférence sur la copie de Verlaine auprès des éditeurs. En 1999, dans
l’édition des Œuvres complètes
d’Arthur Rimbaud par Pierre Brunel dans la collection « La
Pochothèque », au Livre de poche, les deux versions sont publiées l’une à
la suite de l’autre, mais c’est la copie Verlaine qui est erronée, le onzième
vers étant édité sur le modèle de l’autographe. Or, si Olvera prétend que le
manuscrit autographe n’est jamais édité, ce qui est faux, ou qu’il l’est mal,
il ne remet en cause l’établissement du texte du manuscrit autographe que pour
le seul dernier vers. Meurice offre le texte imprimé de la leçon proposée par
Olvera à la page 17 de son livre. Il y a bien une différence à la fin du vers
13 : un double point dans les éditions correctes du manuscrit autographe
et un point-virgule dans la version fantasmée par Olvera, qui n’a sans doute
pas l’habitude de voir un point plus gros que l’autre sur un manuscrit, mais
cela ne modifie pas le nombre de caractères, et donc n’altère pas l’épouhvanhtahble nombre de la Bête. En
revanche, deux différences sont à observer pour le dernier vers.
Manuscrit
autographe : – Ô l’Oméga, rayon
violet de Ses Yeux !
Leçon
poétique de Cosme Olvera : –Ô
l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !–
Olvera
supprime un espace après le premier tiret et il ajoute un tiret directement collé
au point d’exclamation final. Il pense que le poème se termine par une
parenthèse entre deux tirets, ce qui est déjà comique. Il trahit les deux
leçons manuscrites qui toutes deux laissent un espace après le tiret
introducteur, la copie de Rimbaud comme celle de Verlaine. Il ne tient pas
compte des règles d’impression scrupuleusement suivies par les éditeurs. Il
croit transformer une tache d’encre brève et même pas horizontale en un tiret
équivalent à celui très long qui lance le vers. Il ne sait pas identifier un
tiret expressif pour démarquer la pointe que forme le dernier vers du sonnet.
Mais, surtout, dans l’opération, il enlève un caractère (un espace) et en
ajoute un seul autre (un tiret), ce qui veut dire que du manuscrit autographe à
la révélation de la version d’Olvera nous avons le même nombre de caractères.
Les deux versions : l’authentique suivie par les éditeurs, l’erronée de
Cosme Olvera, ont toutes deux 666 caractères. Or, le raisonnement d’Olvera,
c’est que la version des éditeurs ne comporte pas 666 caractères. Cherchez
l’anomalie. S’il est manifeste que la version autographe comporte 666
caractères, ceci refroidira, je l’espère, ceux qui pourraient trouver la
révélation éblouissante. Il n’est même pas besoin de compter tous les
caractères, il suffit de s’intéresser aux différences pour s’apercevoir que
1-1=0, que la version habituellement éditée compte le même nombre de caractères
que celle modifiée par Olvera.
Toutefois,
j’ai ici un fait troublant à rapporter. En 1999, chez Honoré champion, Steve
Murphy a publié le premier tome d’une édition philologique des Œuvres complètes d’Arthur Rimbaud. Ce
tome I « Poésies » porte sur l’intégralité des poèmes en vers. C’est
avec l’édition de la Pléiade l’ouvrage de référence pour l’établissement du
texte de Rimbaud, l’ouvrage à consulter en priorité. Olvera prétend que sa
découverte date de 1997, mais nous sommes en 2018 quand il publie sa solution. Or,
à la page 580, Murphy offre une transcription étonnante du dernier vers de
« Voyelles » qu’il accompagne d’une note en bas de page. Voici la
transcription de ces deux lignes importantes pour notre débat. J’y ajoute le
vers 14 tel que copié par Verlaine.
« 14 – O l’Oméga, rayon violet de ses
yeux ! »
« 14 – Ô l’Oméga, rayon violet de Ses
Yeux ! – A. Rimbaud »
« 14 On pourrait proposer un
second <–> en fin de v., mais ce trait semble plutôt être une sorte de
paraphe, compte tenu de sa position très basse sur la ligne. »
Remarquez
bien l’important espace qui sépare la fin du dernier vers du prétendu tiret
dans la transcription de Murphy. Étonné, j’ai vérifié sur un fac-similé du
manuscrit. L’éditeur du livre de Meurice en propose deux. Vous en avez un sur
le bordereau bleu qui accompagne l’ouvrage et un autre à la page 8. Le tiret
qui lance le vers 14 est très long et le poète a même dû appuyer avec la plume.
En revanche, aucun tiret après le point d’exclamation. Ce qui apparaît, c’est,
en forme de virgule à l’envers, une tache d’encre qui témoigne d’une fébrilité
du poète en fin de transcription. On pense plutôt à un remords de plume, le
poète était à deux doigts d’ajouter trois points de suspension à la suite du
point d’exclamation, tout simplement. Cette tache est bien trop brève, bien
trop légère, que pour être comparée au long tiret qui lance le vers. Et la signature
« A. Rimbaud » est bien sur la même ligne que le dernier vers.
Pourquoi alors Murphy a-t-il cru remarquer un tiret, et pourquoi l’a-t-il mis
devant le « A » de la signature et non à la suite du point
d’exclamation ? En fait, en-dessous du « A », nous avons une
barre oblique rapide qui correspond à n’en point douter à un paraphe. Nous
pouvons nous demander si Murphy a rédigé sa notice avec le manuscrit sous les
yeux ou s’il n’a pas procédé au moyen de prises de notes, car il a confondu la
petite tache d’encre avec ce trait de paraphe : « ce trait semble
plutôt être une sorte de paraphe, compte tenu de sa position très basse sur la
ligne. » Le paraphe est un trait oblique, aussi long que le tiret en tête
du dernier vers, sa position est « très basse », mais pas sur la même
ligne. La « tache d’encre » n’a pas la forme d’un tiret, mais d’une
virgule à l’envers ou d’un accent aigu pour une lettre « e ». Sa
position est « basse sur la ligne », car il est au niveau du point du
point d’exclamation, et cela parce que Rimbaud a failli écrire trois points de
suspension. Avant 2018, Olvera n’a pas pu manquer de lire cette remarque de
Murphy sur le manuscrit. Il s’est laissé séduire sans aucun recul critique, et
c’est la raison de sa théorie insoutenable sur l’ajout d’un tiret isolant le
dernier vers dans une sorte de parenthèse. Décidément, Olvera a envie de faire
rire à ses dépens.
En
tout cas, pour soutenir sa thèse, Cosme veut nous imposer de croire que la
copie de Verlaine, avec ses 667 caractères bêtes, est fautive et qu’elle l’est
parce que celui-ci ignorait le sens profond, abyssal même, du poème qu’il
transcrivait. Ce qui est étrange, c’est qu’il considère que ces jeux formels,
assez pauvres, assez faciles, sont ceux-là mêmes qui montrent que lui et
Rimbaud sont faits pour s’entendre et s’isoler dans les sphères, infernales de
préférence, de la grande poésie.
Entre
la petite clé que serait l’allusion aux quatre cavaliers de l’Apocalypse et les
patients repérages formels pour les heures de désœuvrement, l’auteur ajoute
quelques pages assez confuses sur les mots employés dans le sonnet de Rimbaud.
Mais si nous écartons les allusions évidentes, déjà acquises pour les
commentateurs, du second tercet à l’Apocalypse (« Suprême Clairon »,
« Silences », « Mondes », « Anges »,
« Oméga », majuscules du divin « Ses Yeux »), nous nous
rendons compte que le dossier est maigre. Olvera n’explique pas « rois
blancs », mais il relève que le mot « rois » est mentionné dans
l’Apocalypse !? Il remarque les thèmes de la colère, de l’ivresse, de la
pénitence dans l’Apocalypse ou la Bible en général, la présence de
« tentes » dans les deux Testaments. Il s’en tient très satisfait.
Pour « ombelles », oh ben on va rapprocher ça du « Menora », un candélabre ou un
chandelier dans même pas la Bible cette fois, mais « dans le
judaïsme ». Le pluriel « pourpres », c’est pour que nous
pensions au vêtement digne d’un cardinal. Les « mouches » sont
rapprochées, par la vertu d’une étymologie grecque, des myiases, sortes de
plaies cutanées, tandis que le « corset » est considéré comme un
symbole évident de l’Ancien Régime avec les « privilèges d’une noblesse
oisive, brillant de mille feux ». Bref, une belle suite d’inepties
probablement écrites en peu de temps.
Notre
conclusion, c’est qu’Olvera n’a rien apporté à la lecture du sonnet. La seule
chose qui résiste, il est vrai, c’est sa grande clef : les 666 caractères
qui exprimeraient le nombre de la Bête. Je ne vais pas dire péremptoirement que
cela ne peut être qu’une coïncidence, je vais être plus nuancé. Je laisse une
porte ouverte, mais foncièrement le jeu formel que prétend dévoiler Olvera n’a
aucun intérêt littéraire, ne permet pas de mieux cerner le sens des expressions
du poème du tout, ne demande aucun génie, ne permet pas d’accéder à une vérité
occulte swedenborgienne ou autre, n’a rien de miraculeux, n’est en aucun cas
l’expression d’un authentique brio artistique. Si Rimbaud a voulu ces 666
caractères, ce ne sera en tout cas pas pour cette raison que
« Voyelles » est un grand poème hermétique méritant qu’on cherche la
subtilité de visée de sens qu’il peut bien renfermer.
Je
ne vais pas perdre mon temps à expliquer en quoi les sonnets d’Olvera sont
mauvais. Il ne fait que braire avec les assonances les plus mécaniques de la
langue française en « an » ou en « é ». Pire encore, dans
son sonnet « Genèse » (page 43), l’assonance en « é »
s’articule sur une longue liste de terminaisons d’origine participiale :
« entremêlés », « cernés », « scellé »,
« gemmées », « pensées », « cendrés »,
« gréées », « Enflées », « créées »,
« né », « désertées ». Bientôt, il nous proposera de
passionnantes rimes entre verbes à l’infinitif : « travailler »,
« créer », « élaborer », « rimer »,
« fusionner », « articuler », « élever »,
« inventer », etc. Tous ces verbes du premier groupe riment entre
eux, je confirme ! Nous n’allons pas commenter non plus ses difficultés
d’élocution dans le cadre d’une conférence qu’il a donnée avec Guillaume
Meurice pour « La Maison de la Poésie » en mars 2018, à l’occasion de
la parution du livre Cosme. Nous ne reviendrons
pas non plus sur l’apparent contresens au sujet du second vers de
« Voyelles » qui ne veut pas dire : « J’expliquerai un jour
la règle suivie par mon sonnet. » En revanche, je veux dire un mot de la
confusion entre le codage et l’hermétisme de la poésie rimbaldienne. Je n’irai
pas jusqu’à soutenir qu’il n’y a pas à décrypter ou décoder certaines
expressions dans l’œuvre de Rimbaud. Sa poésie est allusive, et il faut bien
souvent avoir des connaissances un peu poussées pour comprendre de quoi il
retourne dans ses poèmes. La majeure partie de son œuvre est difficile à lire,
hermétique au sens large. Néanmoins, contrairement à ce qu’envisage Olvera,
« Voyelles » n’est pas le poème codé distinct du reste de la
production rimbaldienne. « Voyelles » et « Le Bateau ivre »
posent les mêmes problèmes d’approche. La démarche ne doit pas être de
débusquer un code. Une lecture, digne de ce nom, de « Voyelles » doit
prendre en compte l’ordonnancement général : nous avons affaire à deux
vers d’introduction et à cinq séries parallèles. Il faut essayer de comprendre,
d’un côté, pourquoi les cinq voyelles sont couplées à ces cinq couleurs-là
exclusivement. C’est pour cela que ma lecture en fonction de la trichromie est
importante. Les cinq voyelles sont une évocation en raccourci de l’alphabet, et
donc une métaphore de l’écriture du monde au moyen des couleurs. L’énumération
des voyelles n’implique pas toujours le « Y » et la mention en deux
syllabes « I grec » n’aurait pas été des mieux venues. Le dispositif
de la lettre A à la lettre O implique l’idée d’une totalité : l’alpha et
l’oméga par référence aux deux extrémités de l’alphabet grec. Le vrai problème
vient des couleurs. Le noir s’oppose au blanc, mais le rouge, le vert et le bleu
pourraient céder la place à d’autres couleurs, sauf s’il existe, et c’est le
cas avec Helmholtz dans les années 1860, une théorie selon laquelle notre œil
compose toutes les couleurs à partir d’ondes liées aux trois couleurs rouge,
vert et bleu-violet. Dans de telles conditions, comme les voyelles sont
l’alphabet en raccourci, les cinq couleurs mentionnées permettent de composer
toutes les visions. C’est la palette
du peintre ou poète qui se veut « voyant »,
« visionnaire », et la relation des cinq couleurs aux cinq voyelles
permet de définir une métaphore de la
lumière comme langage qui exprime du sens.
Passons
aux cinq séries parallèles. Il faut essayer de comprendre comment chaque série
se combine avec les autres, méthode transversale compatible avec la recherche d’un
code à la limite, mais Olvera n’a pas travaillé cet aspect du problème.
Cependant, cela ne suffit pas : il convient encore d’expliquer l’unité de
chaque série avec une approche de lecteur habituelle, mais sur un mode
largement plus exigeant qu’à l’ordinaire.
Prenons
le cas du « A noir » ! Deux expressions ou deux idées sont
juxtaposées. Il faut trouver leur lien, le facteur commun. Significativement
brève, la seconde expression impose l’idée d’un recueillement, d’un cadre
protégé, mais mystérieux et inquiétant : « Golfes d’ombre ». La
première expression, plus longue, impose le cadre d’un charnier, mais présente
comme le centre de l’attention le « corset » de « mouches »
qui se nourrissent sur les cadavres. Le « corset » et les
« golfes » imposent l’idée d’une matrice pour faire revenir à la vie
ou pour favoriser une naissance à l’abri des agressions extérieures. Le
« E blanc » va exprimer, par contraste avec le repli de la matrice,
l’exposition à la lumière. Celle-ci vient frapper les surfaces vaporeuses de la
planète, le haut des tentes et des pics neigeux assimilés à des « rois
blancs » par apposition à « Lances des glaciers fiers », puis
les pétales de fleurs. C’est l’éveil au jour qui perce les coquilles de l’être.
Le « I rouge » confirme que la vie est une royauté : nous
glissons de « rois blancs » à « pourpres ». Le « I
rouge », c’est la couleur du sang et les images du « I rouge »
montrent les êtres en acte qui rient et luttent, qui donnent de leurs personnes
(« sang craché », « colère », « ivresses
pénitentes »). Nous ne donnons pas une lecture émiettée où les « rois
blancs » seraient des « émirs enturbannés », le « sang
craché » l’indice de la tuberculose ou une logique rimbaldienne masochiste
associant l’érotisme à la blessure. Tout s’articule et nous voyons bien que les
visions décrivent une idée de la vie. Les trois voyelles-couleurs pour les
quatrains forment un premier ensemble : matrice, révélation du jour,
interactions entre soi et le monde. « Golfes d’ombre » et « noir
corset », une vie intérieure se trame. Le blanc de la retombée des vapeurs
sur la Terre, le blanc des tentes, le blanc des glaciers, le blanc des fleurs,
c’est bien le contact du soleil sur la surface des choses. L’orifice de la
bouche, communication de l’intérieur vers l’extérieur, est bien mis en avant
par la concentration sur un seul vers des termes : « craché »,
« rire » et « lèvres », puis par les mentions
« colère » et « ivresses » au vers suivant.
Les
tercets permettent de changer de plan. Le tercet consacré au « U
vert » caractérise explicitement un niveau terrestre, et le tercet du O
bleu ou violet un niveau cosmique. Le U ramasse les figures de la vie du
« A noir », du « E blanc » et du « I rouge » dans
les « cycles » de la Nature, ce qui crée un sentiment d’apaisement
face à la réalité. Nous n’avons pas peur des « pâtis d’animaux »,
alors que les « mouches » se nourrissant sur les cadavres aux
« puanteurs cruelles » nous inquiétaient. L’idée d’une éternité à
travers les cycles permet aux sages qui vieillissent et étudient la vie
d’atteindre à une paix supérieure. Le mot « paix » est le fil
conducteur du tercet du « U vert » où il est bien question des mers
et des terres où vivent les animaux. Il s’agit bien d’un tercet irénique de la
vie sur notre planète. Enfin, le tercet du « O » fait entendre le
mystère du jugement dernier, avec une pointe finale où l’idée de « rayon
violet » du regard érotise la divinité et favorise l’idée que Rimbaud ne
met pas dans son poème le Dieu de la Bible, mais la Vénus dans laquelle il a
dit croire avec ferveur dans le poème de ses débuts « Credo in unam… ». Rimbaud continuera de produire de telles
allégories féminines dans ses poèmes en prose : à côté du
« Génie », une « Aube », une « mère de beauté »,
une mystérieuse « Elle » du côté du « soleil des pôles »,
une « Raison », etc.
La
lumière verbe divin n’est pas seulement un langage, elle est la vibration qui
donne la vie. Dans quelle mesure la clef proposée par Cosme Olvera peut-elle se
concilier avec cette lecture ? En tout cas, il n’y a de lecture du sonnet
que, dans la mesure où on procède comme je le fais ici par une définition de
chacune des séries, puis par une réflexion sur leur enchâssement dans une
logique supérieure. Et ce procédé de lecture n’est pas foncièrement différent
de celui que nous appliquons pour n’importe laquelle de nos lectures, de la
plus simple à la plus compliquée.
Le
problème dont souffre l’explication de « Voyelles », c’est que deux
clans s’opposent. Ceux qui croient en l’occultisme et ceux qui ne veulent pas
en entendre parler. Il faut un juste milieu. Les allusions à Pythagore, à la
musique des sphères, à l’alchimie, à telle ou telle symbolique occulte chez
Rimbaud ont des implications ludiques, il s’agit essentiellement de métaphores.
Il ne s’agit pas d’adhérer à des révélations, à des thèses occultes prises au
premier degré. C’est ce problème d’un traitement serein du caractère
spiritualiste et métaphysique de certains poèmes de Rimbaud qui fait que la
communauté rimbaldienne n’arrive pas à dominer la lecture d’un certain nombre
de ses poésies à l’heure actuelle.
Enfin,
ma lecture personnelle s’accompagne de l’idée d’une allusion au martyre
communard. « Le Bateau ivre » et « Voyelles » ont
apparemment été composés au début de l’année 1872, l’idée d’une lecture du
« Bateau ivre » lors du dîner des Vilains Bonshommes de la fin septembre
1871 n’étant qu’une légende qu’aucun témoignage n’appuie, pas même celui,
pourtant suspect, de Delahaye, celui-ci s’étant contenté de prétendre que
Rimbaud était monté à Paris, « Le Bateau ivre » sous le bras, pour
épater tout le monde. Or, il y a trois mots rares dans
« Voyelles » : « bombinent », « virides » et
« strideurs ». Deux de ces mots renvoient à deux poèmes explicitement
communards composés également au début de l’année 1872 : « Les Mains
de Jeanne-Marie » poème daté de février 1872 sur le manuscrit conservé et
le poème « Paris se repeuple », pour lequel nous n’avons pas de
manuscrit, mais antidaté du mois de « mai 1871 » à cause de son
sujet, le retour à Paris des vainqueurs de la Commune après la Semaine
sanglante. Il ne s’agit pas que de ces deux seuls mots. Dans « L’Orgie
parisienne ou Paris se repeuple », nous retrouvons dans un même quatrain
les mots : « suprême », « strideurs » et
« clairon », pour désigner la « poésie » de la ville de Paris
du temps de l’insurrection :
L’orage a sacré ta
suprême poésie ;
[…]
Amasse les strideurs au
cœur du clairon lourd.
S’il
est question de « puanteurs cruelles », de la « colère »,
de « lèvres belles » et du « rayon violet de Ses Yeux »
dans « Voyelles », nous remarquons que Paris est la « Cité
belle » dont les « pieds ont dansé si fort dans les colères »,
qu’elle retient « dans [s]es prunelles claires, / Un peu de la bonté du
fauve renouveau, » que son « Corps » offre l’image du charnier
avec les « vers livides », les « doigts glaçants » qui
rôdent et l’immense « Ulcère » « puant » offert à « la
Nature verte ». Et comme pour la vision repoussante du « A
noir », l’image du corps affreux est consacrée comme
« Splendide », avec un jeu sur l’étymologie de lumière du mot
« Splendide ». Le verbe « Bombinent » dans le poème
« Les Mains de Jeanne-Marie », suite au procès au début de l’année
1872 de nombreuses femmes communardes, est étoffé d’images qui entrent en
résonance avec « Voyelles » : présence cette fois de
« diptères », même avant-dernière rime pour les deux poèmes
« étranges » :: « anges », etc. Réprimée, la Commune
fut une souffrance, une pénitence, elle fut aussi une fête, et les ennemis de
la Commune parlaient d’orgie et d’ivresse pour la déconsidérer (« L’Orgie
rouge », article de Paul de Saint-Victor en juin 1871). Dans de telles
conditions, il semble assez clair que le « A noir », matrice dans la
mort et le charnier, le « I rouge » don de soi dans des luttes
saignantes, et le « O » bleu ou violet d’un jugement dernier de
sublime poésie doublent l’idée d’un grand poème de la vie d’une célébration du
martyre de la Semaine sanglante. Toutefois, cette lecture est encore mal
acceptée, parce qu’une lecture communarde pleine et entière ne s’impose pas
pour le « E blanc » et le « U vert », même si une notation
martiale apparaît avec « Lances des glaciers fiers » et même si les
« vibrements divins des mers virides » font songer à la classique
métaphore de l’insurrection populaire interprétée comme une mer qui emporte le
vieux monde. Nous considérons pourtant qu’une lecture cohérente du sonnet peut
se contenter d’impliquer une allusion au martyre des communards pour trois des
cinq séries seulement. Le « E blanc » et le « U vert »
offrent des contrepoints au tableau des souffrances dans un poème où domine
l’idée que la vie surmonte la mort. En tout cas, notre lecture se fonde sur les
articulations du sonnet, sur l’enchaînement des séries et des expressions
juxtaposées. Nous n’avons rien dit ici de certains jeux formels, mais nous en
avons assez montré : à la lecture de ce qui précède, tout le monde peut
faire la différence entre un exercice de décodage et une lecture qui tient
compte de la grammaire, du sens précis d’expressions non tronquées, des
juxtapositions, appositions, etc., de l’organisation d’ensemble d’un poème
élaboré, sans oublier la rhétorique, la versification, les figures de style.
Une lecture explore tous les détails et cherche à les articuler à l’ensemble,
etc. Notre lecture est-elle juste, est-elle erronée ? Au moins,
pouvons-nous dire que notre méthode illustre la seule façon de lire, il n’y en
a pas d’autre…
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