vendredi 23 novembre 2018

Les débuts d'un grand poète

Je continue mes grandes enquêtes, mais je ne vais pas me délaisser mon blog pour autant.
Je travaille en ce moment sur les premiers poèmes de Rimbaud, et notamment "Les Etrennes des orphelins", "Soleil et Chair" et "Sensation".
Pour "Les Etrennes des orphelins", il y a une étude de Steve Murphy avec laquelle je ne suis pas du tout d'accord, et Yves Reboul ayant fait la recension à l'époque du livre Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion dans un compte rendu de la revue Littératures, je sais que je ne suis pas le seul à ne pas être du tout convaincu.
Pourtant, Murphy a bien préparé son attaque, il a problématisé les choses de façon à ce que le lecteur lui fasse aisément des concessions. Il ironise de la sorte : "Rimbaud adopte-t-il vraiment le pathétique à la Coppée, le goût du chromo le plus sucré, pour aboutir à quelque idylle de la famille nucléaire bourgeoise?" Dans cette interrogative, il n'y a que sa fin assimilant de force la famille du poème à un modèle repoussoir bourgeois qui ne passe pas. Mais on a un jeu pour nous prévenir contre une lecture mièvre du poème qui ne ferait pas honneur à Rimbaud. Murphy joue ensuite sur les oppositions suivantes : les critiques admettent une évolution du pastiche vers la parodie, l'idée d'un premier poème de décalque avant la caricature stylistique. L'idée, c'est que le poème "Les Etrennes des orphelins" semble le seul poème de toute la carrière de Rimbaud à ne pas être parodique, sinon polémique. Du coup, il y a beau jeu de dire que celui qui pense que Rimbaud a produit un unique poème mièvre n'est pas très lucide. Murphy cite bien en passant le témoignage de Verlaine qui parle d'un poème publié par la famille à des fins de réhabilitation et d'une "pièce tout à fait jeune, presque jeune fille". On peut toujours répliquer que Verlaine n'a pas été témoin de cette création et qu'il est la dupe de son ironie latente. Certes, certes !
Murphy envisage ensuite qu'il existe déjà un débat quant à l'interprétation de ce poème, lui aussi est hermétique et énigmatique donc. La première lecture serait celle d'une mise en scène de la vie enfantine de Rimbaud. La seconde serait celle d'un pastiche de littérature édifiante. Et la troisième lecture n'est représentée que par une personne, C. A. Hackett, qui se demande si le poème ne cache pas "des intentions parodiques", et Murphy va poursuivre dans cette troisième voie. En même temps, aux deux premières lectures, Murphy envoie la même pichenette. Les lecteurs concèdent qu'il y a des éléments grinçants, ce qui rendrait douteuses les deux premières lectures, et la deuxième lecture n'est envisagée que comme un procédé cynique pour être publiée : elle n'engagerait pas la sincérité de l'auteur.
Alors, dégonflons tout ça.
1) l'argument d'un poème écrit sans sincérité n'a aucun lieu d'être. Si Rimbaud ne passe pas quelque chose, il ne va pas faire semblant d'y croire pour qu'on lui dise pour la première publication de sa vie : "tiens, t'as de beaux vers, tu sais ?"
2) la première lecture n'a aucune réalité autonome et ceux qui la défendent s'exposent systématiquement à la raillerie pour les décryptages biographiques grossiers. Il n'existe qu'une seule lecture du poème, la deuxième, et c'est à la marge que Hackett et Murphy en proposent une réévaluation parodique.
3) les éléments grinçants ne sont pas du tout incompatibles avec les deux premières lectures tristounettes ou édifiantes.
Murphy revient sur son idée de classes sociales. La Revue pour tous est la revue pour tous les bourgeois. Mais, Rimbaud n'est pas dans le délire marxiste de détester une famille parce qu'elle est bourgeoise. Bien sûr qu'il va valoriser le prolétaire et dénoncer le bourgeois, mais on ne voit pas Rimbaud nous décrire un foyer où le père a disparu, s'est barré, où la mère est morte, pour dire "c'est bien fait, ces sales enfants de quatre ans qui n'ont même pas encore fini leur formatage ont assez profité de la vie et des étrennes, et ils se prennent cette catastrophe dans la figure, et je suis bien content pour eux!"
Une telle détestation marxiste du bourgeois, c'est une pathologie de petits bourgeois justement, et plutôt de fils à papas. Rimbaud n'est pas là-dedans, ce n'est pas ça, son profil politique pré-communard. Evidemment qu'il les plaint, ces enfants. Et leurs malheurs ne prouvent rien contre la bourgeoisie. En plus, entre le prolétaire et le bourgeois, il y a la petite bourgeoisie ou les classes moyennes, d'autres nuances encore. Bref !
La lecture des "Etrennes des orphelins" par Murphy est complètement arbitraire et forcée, elle intègre même un délire psychanalytique tiré d'un récit de Delahaye sur une dispute entre les parents de Rimbaud. La danse des étrennes deviendrait celle d'un objet brillant que les parents se balançaient à la figure lors de leur dispute, sauf que le poème ne parle absolument pas d'une querelle. On a une image positive des étrennes, c'est tout!
Mais, surtout, la lecture proposée ne s'alimente que d'une partie des intertextes. Il est question de Coppée et des "Pauvres gens" de Victor Hugo, avec en prime un vers du poème "Intérieur" des Contemplations. Murphy part de l'idée d'un Rimbaud qui se positionnerait systématiquement contre Hugo et de cette autre idée de la médiocrité systématique de Coppée. Or, c'est assez maladroit, car au passage en citant les sources du côté de François Coppée, Murphy montre que le poème "Enfants trouvées" appelle lui-même une lecture parfaitement grinçante. Certes, le jugement de Coppée est celui d'une bienpensance qui méprise la faute, mais c'est grinçant tout de même. Or, c'était l'occasion de montrer que ce qu'il y a de grinçant dans le poème de Rimbaud est lui aussi de l'ordre du pastiche par rapport aux maîtres dont il s'inspire Hugo et Coppée. Le préjugé selon lequel le grinçant de Coppée est celui du bourgeois censeur empêche le lecteur d'en faire l'hypothèse et nous enferme dans l'idée que Rimbaud n'a pu que s'opposer aux modèles Hugo et Coppée, analyse complètement biaisée donc! Mais ce n'est pas tout. Murphy relève quand même au passage un extrait des "Etrennes des orphelins" qui fait écho au poème à venir "Soleil et chair" et au plagiat de la traduction de Sully Prudhomme du début du De Natura rerum de Lucrèce, ça oui, mais à aucun moment, strictement aucun il ne revient sur le principal : dans les travaux scolaires qui nous sont parvenus, nous avons des vers latins à partir d'un poème en vers français "L'Ange et l'enfant" du poète boulanger nîmois Jean Reboul. Pour moi, on ne peut pas publier quinze, vingt pages d'analyse des "Etrennes des orphelins" sans consacrer six ou sept pages à cette source scolaire. C'est la base pour s'assurer des enjeux du poème "Les Etrennes des orphelins". Ce n'est pas tout. Murphy rappelle que si Rimbaud cite exprès des passages des "Pauvres gens" de Victor Hugo, c'est que ce poème a été publié dans un numéro de septembre de la Revue pour tous, et dans le même numéro de la revue, à proximité des "Pauvres gens", il y avait le poème "La Maison de ma mère" de Marceline Desbordes-Valmore. Quand on sait que c'est Rimbaud qui a obligé Verlaine à s'intéresser à la poétesse douaisienne, la moinde des choses, c'est de commenter par le menu les liens possibles entre "La Maison de ma mère" et "Les Etrennes des orphelins". Là encore, ça n'a pas été fait. Il manque enfin une analyse des "Etrennes des orphelins" en termes de composition narrative. Quels sont les moments du récit ? Comment cela s'articule-t-il ?
Le constat est clair, il n'existe à l'heure actuelle aucune étude sérieuse, aucune notice valable au sujet des "Etrennes des orphelins". Le travail n'a pas été fait.
Maintenant, je parlais d'un lien à Lucrèce dans "Les Etrennes des orphelins", celui sur la nature qui s'éveille.
J'en viens à "Credo in unam" Ce poème passe lui aussi pour une oeuvre inexperte de jeunesse. Il est accusé d'être un centon, un pastiche de lectures de Musset, Hugo et Leconte de Lisle. J'ai insisté sur l'importance de "L'Exil des Dieux" de Banville, le message est passé avec deux articles dont un de Dominique Combes dont je vais parler. Evidemment, le modèle de Leconte de Lisle est capital, car Leconte de Lisle avec ses Poèmes antiques et ses Poèmes barbares crée des célébrations antichrétiennes, et c'est aussi une composante importante de l'article de Dominique Combe que je viens d'évoquer.
Cet article s'intitule "Autour de 'Soleil et Chair' : Rimbaud, l'Antiquité et le poème philosophique", il a été publié dans le volume Rimbaud et les sauts d'harmonie inouïs qui correspond aux "Actes du colloqsue international de Zutrich - 24-25 février 2005". Dans cet article, Combe insiste aussi sur Quinet dont le nom revient justement dans la lettre très littéraire de Rimbaud à Andrieu qui vient d'être révélée. Il insiste sur le poète Ménard, poète mineur mais qui offre un nombre important de rapprochements potentiels avec Rimbaud. Combe dit que le poème "Soleil et Chair", "se présente comme la réécriture parodique - c'est-à-dire à la fois hommage et critique - de la poésie philosophique (ou scientifique) héritée de Lucrèce."
Le problème, c'est qu'il n'est pas une réécriture parodique et que s'il contient des éléments parodiques il va falloir préciser ce qu'il parodie. Ce poème parodie-t-il "L'Exil des Dieux" ? Non. Parodie-t-il un poème de Leconte de Lisle ? Non.
Par ailleurs, Combe tranche ainsi une certaine question de la filiation : " 'Soleil et Chair' est évidemment beaucoup plus proche de l'épicurisme de Lucrèce relayé par le panthéisme hugolien et le paganisme de Louis Ménard, que du stoïcisme hiératique de Vigny, ou du platonisme de Lamartine dans La Mort de Socrate (1823)."
La référence au platonisme existe dans "Soleil et Chair", un article récent de la revue Parade sauvage s'est penché sur les difficultés du sujet, et il faudra décidément que je publie un jour tout ce que j'ai comme références à Platon dans les oeuvres de Lamartine et Leconte de Lisle qui méritent d'être rapprochées du poème "Soleil et Chair". Au moins mon annonce est faite depuis un certain temps déjà.
Alors, certes, dans un premier temps, on se dit : Rimbaud est épicurien, ça va avec son refus des croyances, il s'oppose au dualisme platonicien et donc à la métaphysique chrétienne, etc. Mais il y a un problème avec ça. Malgré l'invocation à Vénus, Lucrèce désenchante le monde. Les atomes ne sont pas porteurs d'un amour qui les transcende. Ils n'ont pas un plan spirituel qui les dépasse. S'il y a des dieux chez Lucrèce, ils sont indifférents à notre sort et n'interfèrent pas. Il n'y a pas un amour moteur de vie entre les atomes, il n'y a pas des intentions cachées à l'oeuvre dans l'univers. Et notons, pour ceux qui voudraient trouver pertinent le modèle épicurien, qu'il y a de belles sottises dans la doctrine : a) la mathématisation des sciences physiques, de l'étude des astres, est récusée au nom du refus du plan cosmique, b) le plaisir, c'est l'absence de douleurs, c'est le repos.
Jusqu'à quel point Rimbaud maîtrisait-il les subtilités du discours lucrécien ? En tout cas, il s'en est nourri massivement. Il y a des éléments de son poème' qui ne viennent pas que du premier livre du De rerum Natura ? Rimbaud parle des "atomes" ou du fait d'aimer la Vénus courtisane. Il a donc eu un cours poussé sur le sujet. Est-ce que c'était enseigné dans sa classe à l'école ? Qu'est-ce qu'il a pu lire comme mise au point d'époque ? Il écrit ensuite deux quatrains qu'il rebaptise "Sensation". Donc il a eu sous la main tout le texte de Lucrèce, il a eu des cours, des commentaires sous la main et il a médité des mois durant cet ouvrage. Or, son plagiat de Sully Prudhomme aurait dû imposer depuis longtemps à la critique rimbaldienne une étude fouillée du volume de Sully Prudhomme qui contient une énorme préface de pas loin de cent pages et une traduction en alexandrins du premier livre du De Natura rerum. J'ai déjà insisté sur ce fait en précisant que j'entrevois une source au "Je est un autre" dans une phrase de la préface écrite par Sully Prudhomme.
Mais tout cela ne me suffit pas encore. Le texte de Sully Prudhomme et de quelques autres d'époque, cela peut permettre de voir ce qui était dit de Lucrèce, ce qu'on en extrayait et ramenait en pensées communes partagées à une époque. Mais ce qui m'intéresse, c'est la distorsion d'Epicure par ceux qui l'utilisent. Epicure et même Lucrèce, il y a un refus du spiritualisme. Malgré l'appel à Vénus, Lucrèce ne met pas l'amour comme cause finale. Il n'y a pas la cause finale dans Lucrèce. L'épicurisme se construit aussi contre Aristote et contre le stoïcisme. Il va y avoir la poussée naturelle des êtres dans Lucrèce, mais il n'y a pas de cause cachée, de création ex nihilo, et c'est même pour ça que c'est un objet de scandale pour la religion. L'épicurisme, ça sent le soufre.
Or, des auteurs qui sentent le soufre comme Diderot et Rimbaud qui attaquent la religion chrétienne ne sont pas en phase avec le matérialisme épicurien. Dans une introduction au De la nature de Lucrère (Les Belles Lettres, 2016, traduction d'Alfred Ernout), Elisabeth de Fontenay parle vers la fin d'un Diderot disciple d'Epicure, mais un peu avant elle a mis les pieds dans le plat en évoquant ce passage où Diderot dit que les amants n'ont pas tort de s'enterrer ensemble, car ces atomes s'étant aimés il y a peut-être des affinités entre eux. Et cela est contradictoire avec le discours épicurien. Les atomes désassemblés, il n'y a aucune affinité transcendantale qui demeure. Diderot n'est pas aussi matérialiste qu'il y paraît, il n'atteint pas au scandale lucrécien. Rimbaud, dans "Soleil et Chair", c'est pareil, il y a un plan spiritualiste qui est en contradiction flagrante avec le discours latin, et à plus forte raison avec le discours grec, puisque, rappelons que du discours latin (Lucrèce) au discours grec (Epicure, Démocrite derrière encore), on passe d'une célébration poétique avec exposé scientifique à des formules assez sèches. Diderot et Rimbaud ne sont épicuriens que dans une mesure biaisée. On ne peut rien comprendre à Rimbaud si on ne s'empare du problème.
Et le plus fort, c'est que le lien à Lucrèce ne s'arrête probablement pas là.J'ai dit récemment qu'en tête de son ouvrage moins connu De l'interprétation de la Nature, Diderot avait mis une citation de Lucrèce sur la découverte de la lumière dans la nuit, ce que je rapproche de la logique de "Voyelles" entre "A noir" et "E blanc". La citation est "Quae sunt in luce tuemur E tenebris." Elle est tirée du livre IV et non du livre VI comme l'écrit erronément Diderot. Voici la traduction proposée en note après une citation en latin où les mots sont remis dans le bon ordre : "Des ténèbres nous pouvons voir ce qui est à la lumière."
Mais, dans le De Natura rerum, nous avons aussi une assimilation à plusieurs reprises des éléments premiers aux lettres de l'alphabet. Je cite ici un extrait de l'introduction de Fontenay :

Les atomes que Lucrèce nomme de multiples façons : principia, corpora prima, rerum primordia, elementa, particules élémentaires, semina rerum, semences des choses, sont comparées, par trois fois, aux lettres de l'alphabet, elementa signifiant à la fois, comme les stoicheia d'Epicure, élément et lettre.
Je le dis et répète, depuis mon article "Consonne" de 2003, il y a un lien essentiel entre la pensée développée dans "Soleil et Chair" et l'idée métaphysique du sonnet "Voyelles".
Pour la formule du second vers : "Je dirai quelque jour vos naissances latentes",  prenez cette fois l'introduction d'une autre traduction de l'oeuvre de Lucrèce. EN Garnier-Flammarion, nous avons une autre édition bilingue De la nature / De rerum natura, traduction et présentation par José Kany-Turpin. Dans son introduction, page 20, cet auteur-traducteur écrit :

Parmi tous ces poèmes philosophiques, le seul qui nous parvint en totalité fut donc celui de Lucrèce ; son témoignage est d'autant plus précieux qu'il survit au naufrage des oeuvres des penseurs "matinaux", auxquels d'une certaine manière il se rattache, non seulement par une communauté de sujet, mais aussi et surtout par une pureté d'inspiration et par le génie. Sa parole révèle le monde et l'univers ; Lucrèce souligne souvent le caractère efficace de son verbe : je te dirai, je te révélerai ; ce caractère est celui de la philosophie présocratique. La nature y accède à la présence par le logos.

La citation est anachronique et il faut rester prudent quand on affirme quelque chose sur la pensée présocratique et le logos attribué à la nature, car on risque de prêter à Rimbaud des pensées qui ne furent pas siennes, mais on a quand même un traducteur qui fait ressortir du texte de Lucrèce ces verbes de révélation au futur de l'indicatif et à la première personne du singulier, ce qui en soi est significatif.
Par ailleurs, mon inquiétude étant qu'on place l'idée d'un quant à soi créateur rimbaldien dans "Voyelles" en lui attribuant le regard violet ou en développant l'idée du rayon visuel, l'une ou l'autre des deux préfaces que j'ai citées d'éditions bilingues de l'oeuvre de Lucrèce précise bien également que Lucrèce n'adopte pas la théorie grecqsue traditionnelle du rayon visuel. L'idée, c'est que les savants grecs s'expliquaient la vue par un procédé quasi collaboratif. L'oeil émet lui-même un rayon qui va au contact de l'extérieur et qui revient après contact avec un obstacle, en gros. Je suis assez surpris que les grecs se soient enthousiasmés pour une théorie pareille, mais dans "Voyelles", on a une fin sur le rayon d'un regard, ce qui est ultra courant en poésie. On en a des tonnes dans la poésie amoureuse. Nombre de poèmes allégoriques des Fleurs du Mal se terminent sur une mention du regard ou des yeux, etc. Il va de soi que de ce rayon violet il émane quelque chose de la pensée intérieure de cet être mystérieux, mais nous sommes bien dans le cadre de compréhension optique qui est le nôtre. Le poète croise un regard, car il voit des yeux animés d'une étincelle et qui regardent eux-mêmes vers nous. Il ne faut pas non plus commencer à partir dans un délire de transposition systématique de théories antiques caduques dans les poèmes de Rimbaud.
Après, quand on me lit, on sait qu'on a la preuve qu'il y a des intentions cachées métaphysiques, puisque quoi que je fasse mon discours aussi clair soit-il sur "Voyelles" ne peut pas être reconnu, ne peut pas passer. Il y a un interdit contre une évidence, il y a bien un blocage métaphysique et il y a forcément un plan mental de la réalité qui nous est inconnu derrière les atomes, ça c'est évident, sinon ce que j'écris aurait fait depuis longtemps la une de l'actualité littéraire. Dieu qui crée l'univers, c'est une contradiction stupide, c'est une fausse explication inutile, mais la métaphysique des intentions cachées, elle est indéniable, ça je peux en témoigner.

dimanche 4 novembre 2018

A noir, E blanc, romantisme des "splendeurs invisibles" dans la ville de Paris

Le 5 août 2017, Jacques Bienvenu a mis en ligne sur son site Rimbaud ivre l'article suivant : Le sens de "splendeurs invisibles" dans le poème "Solde" (cliquer sur ce lien)
Il signalait à l'attention que l'oxymore "splendeurs invisibles" n'était pas anodin, nous aurions pu le croire courant au dix-neuvième siècle, mais il n'en est rien. Cette alliance de mots est rare et semble avoir pour unique ou principal antécédent littéraire un extrait des Misérables de Victor Hugo. Dans le roman, il y a opposition entre les "splendeurs visibles des constellations" et les "splendeurs invisibles de Dieu", ce qui permet, mais on s'en doutait, de considérer que l'expression a une connotation religieuse dans le poème de Rimbaud. Deux possibilités, ou Rimbaud récupère l'expression dans un sens spiritualiste personnel, ou bien l'expression est clairement réservée au christianisme, à la foi en Dieu, ce qui implique une lecture plus sarcastique de "Solde".
Mais je voudrais revenir sur ce problème de la contemplation de choses invisibles pour le commun des mortels. Dans toutes les cultures et à toutes les époques, la lumière est associée à la révélation et à la vérité, mais il ne faut pas pour autant partir de l'idée que c'est à ce point un poncif qu'il n'y a rien à tirer au-delà comme parti pour la bonne compréhension d'un texte.
Le discours de la religion chrétienne prétend posséder le discours de lumière qui s'oppose aux ténèbres, mais ce discours est aussi celui du dix-huitième siècle avec la philosophie qui porte précisément le nom des Lumières. Et, dans sa version laïque combattant la religion, cette philosophie combat une religion qui passe du coup du côté de l'obscurantisme.
Mais, vers la fin du dix-huitième siècle des poètes de la nuit commencent à proliférer sur le continent européens, on pense aux nuits d'Young, et à beaucoup d'autres. La nuit va ensuite devenir un moment clef de recueillement pour le poète romantique. L'idée, c'est que la nuit en supprimant l'agitation lumineuse du jour permet de mieux cerner les vérités cachées. La nuit favorise le repérage de lumières autres pour celui qui sait contempler, et ce lieu commun romantique il faut être précis là-dessus vient bien évidemment de la religion chrétienne et c'est à cela que fait explicitement allusion Hugo quand il parle de "splendeurs invisibles" dans son roman Les Misérables, cette idée est omniprésente et explicitée des dizaines et des dizaines, des centaines et des centaines même dans sa poésie, en particulier dans son recueil Les Contemplations dont on ne rappellera jamais assez qu'il semble un chaînon intermédiaire entre le titre Méditations poétiques de Lamartine et celui Illuminations de Rimbaud. L'idée est aussi fortement présente dans le poème "La Trompette du Jugement" qui termine la série de La Légende des siècles de 1859, seule série qu'ait connue de Rimbaud, si pas de sa vie, du moins avant de composer "Voyelles". Il est indubitable que Rimbaud s'est inspiré de ce poème et qu'il y fait allusion en retournant l'expression "clairon suprême" en "Suprême Clairon" dans son sonnet.
Dans "Voyelles", le noir et le blanc sont tour à tour célébrés, mais ils sont liés entre eux au début du second quatrain, dans la transition soudaine qui se joue dans le premier hémistiche du vers 5, quand nous passons des "Golfes d'ombre" aux images du "E blanc". Il y a deux façons de lire ce basculement. Nous pouvons considérer que l matrice des "Golfes d'ombre" est prête à l'apport d'une lumière qui vient toucher leurs surfaces, faire briller l'enveloppe des golfes, comme le corset noir des mouches est de toute façon déjà admis comme éclatant, reflétant donc la lumière, dans le premier quatrain. Il y a une deuxième lecture possible. L'être nourri au sein des "Golfes d'ombre" peut faire éclore sa propre lumière. J'ai tendance à préférer la première lecture qui me semble plus en phase avec l'idée de combinatoire du blanc et du noir et parce que le rouge me semble la forme de sève des êtres qui éclosent, pas besoin alors de l'idée redondante du blanc qui jaillit des entrailles du noir. En tout cas, il ne fait aucun doute que la succession noir / blanc suppose l'idée d'une contemplation des "splendeurs invisibles" du "corset noir" et des "golfes", avant l'admiration pour les créations du blanc. Le mot "candeurs" est évidemment à rapprocher avec le mot "splendeurs", tout comme le mot "strideurs". En effet, absent du poème, "splendeurs" est une rime facile à "candeurs" et "strideurs", et aussi avec un contraste cette fois dans les connotations à "puanteurs". Le mot "candeurs" suppose par son étymologie le blanc, tandis que le mot "splendeurs" suppose au dix-neuvième siècle le sens fort de luminosité, et pas seulement le sens appauvri actuel de beauté intense.
Le tercet du O véhicule de manière évidente l'idée de "splendeurs invisibles" dont le "voyant" doit rendre compte au monde, avec des allusions évidentes au substrat chrétien. Remarquez que dans la récente collecte de réactions au sujet de "Voyelles" par la journaliste Lauren Malka plusieurs rimbaldiens précisent que les liens de "Voyelles" à l'Apocalypse selon saint Jean ont été cernés depuis longtemps. Mais, hormis notre propre réaction, tout se passe comme si la remarque était neutre et ne portait pas à conséquence. Tout se passe comme s'il n'y avait pas de plus-value du sens, de gain immédiat pour la compréhension du poème. Pour avoir fait le lien avec l'Apocalypse, les rimbaldiens pourront-ils dire que tout ce que je viens de dire va de soi et qu'ils l'anticipent clairement dans leurs propres lectures respectives du poème ? Alors pourquoi cette fin de non-recevoir au sujet de la problématique d'un passage de la nuit au jour au début du second quatrain ? Nous avons tous les éléments en mains pour dire avec assurance que le blanc, le noir et le bleu dans "Voyelles" sont liés à la contemplation religieuse des "splendeurs invisibles". C'est une conséquence nécessaire de l'acceptation du poème "La Trompette du jugement" comme source au poème "Voyelles". Partant de là, pourquoi encore des lectures érotiques ou en fonction d'abécédaires, puisque la référence à l'Apocalypse a été vue bien avant quantité de lectures de "Voyelles" qui ont fleuri dans la seconde moitié du vingtième siècle ?
L'idée peut d'ailleurs être prolongée. Diderot a écrit un livre de réflexions sur l'interprétation de la Nature qui s'ouvre par une épigraphe de Lucrèce où il est justement question de la faveur de l'obscurité pour révéler certaines lumières. Je n'ai pas cet ouvrage sous la main, mais on sait que Lucrèce compte beaucoup dans la pensée poétique de Rimbaud. Récemment, à Toulouse, dans la libraire "Ombres blanches", je suis tombé sur un ouvrage dont je ne me rappelle ni le titre ni l'auteur qui devait être américain, sinon anglais, mais cet ouvrage prétendait d'après le quatrième de couverture que toute la Renaissance, quelques siècles avant Rimbaud, serait sortie de la lecture du De Natura rerum de Lucrèce. Et si Lucrèce n'est pas un philosophe important en lui-même, il faut bien comprendre que c'est l'exposé littéraire de rien moins que de la philosophie épicurienne, elle-même héritière de la philosophie de Démocrite, à tel point que, parfois, des notions et citations étaient attribués dès l'Antiquité grecque, tantôt à Démocrite, tantôt à Epicure. Il faut bien comprendre la portée de l'ouvrage et de la combinaison. A côté des géants Socrate, Platon et Aristote, il n'y a pas eu plusieurs philosophes ayant leur système parmi lesquels, mais au milieu d'autres, se rencontrent Démocrite et Epicure. Ce n'est pas du tout ça. Epicure est étroitement tributaire de la pensée de Démocrite, et le couple formé par Démocrite et Epicure constitue le principal courant philosophique opposable à la philosophie socratique défendue par Platon et à la philosophie aristotélicienne. Or, outre que Démocrite et Epicure s'opposent à la culture élitiste, aristocratique d'un Platon ou d'un Aristote, il y a des oppositions fortes à la pensée platonicienne, à la pensée aristotélicienne, et forcément à une pensée chrétienne, incompatible par nature avec Démocrite et Epicure, mais qui plus est une pensée chrétienne nourrie de' Platon et d'Aristote, mais pas vraiment de Démocrite et d'Epicure. Il ne s'agit pas de dire que Rimbaud est lucrécien, il ne s'agit pas non plus de résumer grossièrement la Renaissance à une découverte de la synthèse de Lucrèce, ce qui est absurde. Toutefois, même encore de nos jours, Démocrite et Epicure sont des écrits qui entrent en conflit avec le formatage scolaire, universitaire, etc. Il s'agit encore à l'heure présente de discours chahuteurs forts. Au dix-neuvième siècle, leur valeur subversive était bien sensible, et Rimbaud en était évidemment conscient.
Remarquons que le tercet du U est celui des cycles, cycles des mers influencées par la Lune, cycles de la Nature avec ses pâtis et ses animaux, cycles de la vie où les sages acceptent la fatalité des rides. Le "U vert" confirme que nous devons raccorder l'idée des "splendeurs invisibles" du noir, du blanc et du bleu à une perspective antique plus proche de la pensée d'un Lucrèce.
J'ai déjà insisté sur les liens de mots rares entre "Voyelles", "Les Mains de Jeanne-Marie" et "Paris se repeuple", mais le mot "virides" fait lui aussi retour dans un poème du printemps ou de l'été 1872 : "Entends comme brame..." où il est question de la "rame viride du pois". Dire que "Voyelles" a été composé sans doute dans les premiers mois de 1872, à peu près à la même époque que "Les Mains de Jeanne-Marie" et "Entends comme brame...", ce que suggère le réemploi des mots rares "bombinent" et "viride(s)", c'est favoriser aussi l'idée que "Voyelles" n'est pas loin d'être contemporain du poème "L'Eternité" et plaider le rapprochement du premier hémistiche du second quatrain de "Voyelles" avec l'idée de la "nuit si nulle" le cédant au "jour en feu" du nouveau matin.
Enfin, si la nuit est si importante pour les romantiques, il y a un domaine de la nuit particulier qui est celui de la vie parisienne gagnée sur les heures consacrées au sommeil. Paris, c'est comme on dit la Ville-Lumière, mais, cette ville où l'éclairage progresse avec les becs de gaz, chers à Verlaine, qui ont largement précédé la fée électricité, elle a sa part d'ombre. On pense à la littérature d'Eugène Sue avec Les Mystères de Paris, à nouveau au roman Les Misérables d'Hugo. L'éclairage la nuit permet de sécuriser la ville, d'apprivoiser sa force sauvage, mais au dix-neuvième siècle le peuple parisien n'est pas seulement l'ombre sauvage de Paris, le revers de sa lumière, il est aussi le peuple de la Révolution française. Il y a toute une dynamique paradoxale avec d'un côté la lumière qui représente le progrès au sens positiviste, le progrès technique, etc., et de l'autre une transformation progressive en lumière des coins obscurs de la ville, une transformation en lumière du peuple lui-même, et tout autant un emploi de la lumière pour se protéger non de l'Ancien Régime, non de la religion, mais du peuple lui-même qui fait les révolutions. Cette idée de nuit et lumière dans Paris n'est pas prise en charge dans "Voyelles", même s'il est inévitable de songer au martyre de la semaine sanglante avec le charnier du "A noir" et le jugement dernier du "O bleu", mais cette nuit elle est partout et de manière explicite dans "Paris se repeuple", cet autre poème où figure le même "clairon" rempli de "strideurs", cette nuit est aussi dans d'autres oeuvres, parfois plus anodines comme "L'Angelot maudit" qui évoque bien Päris la nuit. Amusez-vous à compter la proportion de titres de poèmes en prose des Illuminations qui désignent la lumière ou son manque, puis la proportion de titres qui lancent le thème de la ville... Cela doit suffire à se convaincre de ce qui était essentiel à la pensée symbolique et métaphorique du poète Arthur Rimbaud, cela en parfaite continuité avec les préoccupations des romantiques, en parfaite conformité avec les caractéristiques les plus marquantes du contexte culturel d'époque.
J'espère un jour que tout ce que je dis là sera enfin mis en avant auprès du public pour asseoir une meilleure compréhension intuitive des enjeux de ces quatorze vers. Ce sonnet ne doit pas devenir ou demeurer une matière inerte sur laquelle n'importe quel lecteur impose la patte de son imagination personnelle ! Ce n'est pas ça, ce ne sera jamais ça la poésie !